Chapitre II. La poésie tragique
p. 53-84
Texte intégral
Le partage des morts, Eschyle
1Il y a une puissance des morts (nécroi) eux-mêmes. Sans eux les conflits entre les vivants ne seraient pas tragiques, mais seulement dramatiques. Ce conflit n’est-il pas entre la puissance des morts (qui est en même temps impuissance, dénuement, absence et présence à la fois, d’où leur évocation nécromancienne) et celle des vivants ? Or celle des vivants est, elle aussi, impuissance. D’où Oreste fuyant devant les Euménides représentant la puissance de sa mère morte. Cette puissance est aussi la diké nécrôn contre le droit des vivants.
2Cela ferait fusionner, à ce stade archaïque de la tragédie, l'agon inter-hégémonique1 avec la tragédie nécrique. Dans l’œuvre d’Eschyle le tragos-nécros se confond rigoureusement avec la lutte et le meurtre pour le pouvoir, la rivalité interhégémonique. Même pour Prométhée le non-tragos-nécros, rivalité de Zeus et des Titans. Dans Les Perses lutte mortelle pour le pouvoir en Grèce et les nécroi des Perses, dont on apprend le sort du nécros de Darius qui doit ainsi subir, mort, ce qu’il n’a point vécu : une immense défaite. Les sept contre Thèbes, la lutte pour le pouvoir à Thèbes. Dans l’Orestie la rivalité des Atrides et des Thyestides, l’imprécation de Thyeste contre Atrée, qui lui avait fait manger les nécroi de ses enfants (identification des deux choses ; le crime absolu pour la religion grecque implicite, ce qui relie le destin hégémonique à la vie, la survie de ses enfants).
3La démesure, l’hybris explique ainsi son importance. Car comment expliquer, ou plutôt expliciter, le lien antagonique du pouvoir des morts à celui des vivants sinon par l’appel à la notion (assez confuse au reste) que qui outrepasserait son droit attirerait sur lui-même des maux ? Or, quand, dans quelle société a-t-on vu qu’outrepasser son pouvoir attire des maux s’il n’y a pas un pouvoir antagoniste suscité par là qui les cause ? L’hybris est donc, dans la tragédie (et la pensée grecque implicite), une notion non pas confuse mais mystérieuse. L’hybris définit exactement le rapport tragique entre le pouvoir des vivants (ou des sur-vivants) et celui des morts, ou défunts, des anciens vivants, le conflit de ceux qui ne sont pas encore morts (tués) avec ceux qui ne sont plus vivants, qui ont été tués. Le drame social est donc, dans ce type de tragédie, non pas distinct (tragédie euripidéenne) ou sur un autre plan (tragédie sophocléenne) mais identique au tragos-nécros.
4Ainsi l’hybris, dans la tragédie eschyléenne, représente exactement le mystère du rapport entre le pouvoir (le partage) des vivants et le pouvoir (le partage ou plutôt le non-partage) des morts. Car où y aurait-il tragédie à outrepasser son pouvoir en empiétant sur les droits d'autrui ? Simple drame interhégémonique et rien d’autre.
5Le monde chtonien se reflète aussi dans celui des dieux d’en haut. A ce moment la tragédie consiste à devoir souffrir sens pouvoir mourir : Prométhée aura pour réplique l’Œdipe sophocléen. L’un ne pouvait pas mourir, l’éternel blessé (et non pas le malade incurable), l’autre mort en sursis, le mortvivant. Dans Les Perses, il y a correspondance entre le nécros de Darius et le pouvoir des Athéniens, tragédie de la déploration.
6L’ombre de Darius paraît promise à une manière d’indéfini nécrique, plus jamais vivant et, en quelque manière, jamais vraiment mort (au sens de disparu) —toujours à portée des supplications tantriques des survivants.
Supplication et lamentation
7Charles Péguy a admirablement décrit la supplication et son importance dans la tragédie grecque mais il n’a vu en quelque manière que son univocité, au lieu qu’elle forme avec la lamentation une unité contradictoire. La supplication est contradictoire en elle-même, car tantôt elle s'adresse aux vivants et tantôt aux morts. Dans Les Choéphores par exemple elle a le sens de l’appel au meurtre, mais la lamentation aussi (dans Les Perses) peut s’adresser au mort et elle a en ce moment un sens dialectiquement opposé à la supplication au mort ; Darius apaise les vivants, il leur conseille de ne pas se venger, d’accepter. La lamentation a donc le sens d’une chose définitive, acceptée par les vivants.
8Tantôt une tragédie d’Eschyle est fondée sur la supplication de ne pas périr : Les Suppliantes, tantôt sur la lamentation sur les morts : Les Perses, tantôt sur un mélange de l’une et de l’autre : Les Choéphores où Clytemnestre supplie son mari, tué par elle, de ne pas la faire périr mais sa supplication est, dès le début de l’action dramatique, transformée en supplication inverse par la lamentation même d’Electre sur la mort de son père. Aussi bien Electre que son frère supplient moins leur père qu'ils ne se lamentent sur son sort.
9Comme les Les Suppliantes, Les Euménides est la tragédie de la supplication, l'une aux hommes (Les Suppliantes), l’autre aux déesses, les chiennes, qui sont les mânes nécriques (et transfigurées par le nécros) de sa mère tuée. Toute la tragédie a le sens d’un passage de Clytemnestre à l’apaisement (que Nietzsche eût nommé apollonien) de thanatos. Dans Les Euménides, à Delphes, Apollon dit :
Je lui ai dit de venir me supplier dans ma demeure.
10A Athènes il prononce :
Je veux témoigner car, selon la loi, cet homme est mon suppliant et l'hôte de mon foyer et moi je suis le purificateur de ce meurtre2.
11Le Prométhée enchaîné est la tragédie du refus de se lamen ter et d’implorer, et qui prouve que l’une comme l’autre — lamentation et supplication— s’expliquent par la condition mortelle (le « connais-toi toi-même » a pour les Grecs le sens de connaître sa faiblesse de mortel). Prométhée peut échapper — sans outrer sa condition, sans perdre le sens de son « partage » — à la plainte ou à la supplication (à Zeus) parce qu'il est immortel.
12La supplication est, chez le mortel, la marque d’une connaissance, ou d'une reconnaissance, celle de sa faiblesse, qu’il est sans défense devant la mort. Le mortel à qui cette supplication s’adresse, quand elle s’adresse à un mortel, a une position fausse, Péguy l’a vu sans en comprendre la raison ; à travers lui c’est à d’autres, aux immortels, que la supplication s’adresse, car devant la mort il est lui-même suppliant.
13La position du suppliant est donc celle qui convient aux mortels (suppliant pour soi) ; la lamentation vise la mort d’autrui. Le meurtre inter-hégémonique, la lutte pour le pouvoir, sont vus essentiellement par Eschyle à travers l’une et l’autre position d’homme brisé ou d’homme triomphant, mais le sens de la tragédie est que le triomphe ne peut être que passager, puisque la mort (le meurtre, le passage à nécros, même si c’est un meurtre par la nature) nécessairement l’achève. La plainte sur ceux qui sont morts ou la supplication de ne pas mourir, au-delà du meurtre lui-même qu'elle se propose dans l’immédiat de détourner, a la beauté d’une contemplation de la paix thanatienne, de la condition universelle de la mort que « les vivants et les morts » (nécroi) tôt ou tard rejoindront. D’où l’importance des chœurs, ou du chœur, puisqu'a travers leur diversité il y a comme une unité lyrique de tous les chœurs d’Eschyle. Si dans son œuvre non point l’action même, le drame (qui tue ou évite la mort), est ce qui compte davantage mais la lamentation sur les morts et la supplication de ne pas mourir, la part, non pas véritablement active, (ce serait sans sens, le prétendre) mais vraiment tragique, est dévolue au chœur.
14Dans Agamemnon l'imprécation de Clytemnestre est toute entière présente dans le tapis qu’à la mode orientale elle invite son époux à fouler aux pieds, et à ne pas marcher sur le sol (la terre nourricière), à placer entre sa terre et lui ce quelque chose qui fait que le sol natal lui devienne extérieur (étranger) et par là même hostile.
15La supplication est toujours présente. Thyeste était venu en suppliant chez son frère Atrée. Egisthe : « revenu suppliant au foyer, le pauvre Thyeste ». Les libations (des Choéphores) ont un but de supplication et d’apaisement des morts.
16Ainsi la tragédie eschyléenne était-elle la cérémonie religieuse par excellence, qui relie entre elles autour de l’autel sacrificiel du meurtre pour le pouvoir en une danse funèbre et un thème funéraire, les quatre composantes du deuil : supplication, lamentation, imprécation, purification.
17La tragédie eschyléenne dans la clarté de la civilisation grecque qui va toucher à son apogée, est rite tantrique, perpétuel lien des vivants aux nécroi. La tragédie, après Eschyle, se délie en quelque manière de sa figure trop littéralement religieuse, tout tendant davantage encore à rejoindre son fond implicite de lien du vivant avec son mort.
18Le génie grec est de transformer en logoi ce qui n’était que rite, et ces logoi représentent des contradictions que, philosophiquement, il faudrait nommer dialectiques, puisque chacune tente de retourner l'autre ; la supplication retourne l’imprécation, la lamentation est à la fois le même et l’autre de la purification. La lamentation regarde vers la mort, le tué ; la purification concerne le tueur. Si le tueur (Oreste) est fait pur de son meurtre, la lamentation ne porte plus à l’imprécation, elle unit (comme plus tard dans l'Antigone de Sophocle) le meurtrier et le mort (chacun réciproquement le tueur et la victime de l’autre, Polynice et Etéocle dans Les Sept) dans une même lamentation qui, pour cela même, les rend purs de leur meurtre fraternel.
19On a tenté de voir dans les Erinyes (ou les Euménides) le remords d’Oreste. C’est faux, le remords est personnel et s’il faut expulser, expurger ces monstres avant l'entrée en scène de la tragédie classique c’est qu’ils sont indistincts, qu’ils personnifient en quelque manière l’impersonnalité du destin. Aussi peut-on aussi bien le nommer l’Erinys comme fait Eschyle dans Les Sept où il parle de l’Erinys d'Œdipe, que « Les Erinyes » (de Clytemnestre) dans ce texte ultime.
20Or l’indistinction, l’impersonnel caractérise (là encore si l’on peut le dire de ce qui a le caractère opposé à tout caractère de vivant) thanatos, aussi la pièce postume de Sophocle retrouve-t-elle ce même décor pour la tombe impersonnelle d'Œdipe et le lieu imprécisé de son destin ; les Euménides le « reçoivent », comme les Erinyes poursuivaient Oreste. Il faut donc, pour que thanatos (l’universalité de la mort) apparaisse, qu’Œdipe s’engloutisse afin qu'à une tragédie, qui consistait peut-être dans le lien de la vie avec elle-même (ce qui est bien la figure philosophique de l’instinct), succède la tragédie du lien de la vie à autre que soi, avec un au-delà de la vie qui la pose dans un rapport effaçant tout rapport avec les morts eux-mêmes dans leur distinction. Aussi ne peut-il y avoir de tragos-thanatos nettement distinct du tragos-nécros dans la tragédie archaïque (ou post-archaïque, ou baroque-archaïque, ou archaïque, poétique et rituelle à la fois, d’Eschyle) parce qu’il y a des monstres et des dieux, ou des êtres qui ne peuvent pas mourir. Non pas au sens où l’Œdipe de Sophocle passera directement en thanatos, et jamais en nécros, mais littéralement un vivant qui ne connaîtra jamais de tragos-nécros pas plus que de tragos-thanatos. Des vivants monstrueux par là-même, parce qu'en-deçà de l’humain comme le nécros est au-delà et qui, à cause de cela, posent non pas l’absence du tragique mais l’autre (et naturellement, comme on est en Grèce, le « même »), le même et l’autre du tragique des vivants, le tragos divin ou prométhéen. Des Erinyes à Prométhée il n’y a peut-être pas tant de distance. Les unes s’acharnent à tuer, et leur tragique (non pas celui d'Oreste mais le leur) est de ne pouvoir le faire, qu’Oreste leur échappe, et Prométhée ne peut que souffrir ce que le Zeus d’Eschyle (qu’on compare à Dieu le Père des Chrétiens, ce qui l’éclaire d’une lumière singulière) s’acharne à lui faire souffrir — comme les Erinyes de Clytemnestre Oreste — et ne pourra pas tuer. Il n’y aura pas de nécros, pas plus que de thanatos, de Prométhée.
L’appel du mort et le meurtre dans le drame sophocléen
21Le rapport du conflit des vivants au tragique nécrique dans la tragédie sophocléenne est tout-à-fait différent de celui de la tragédie d’Euripide. Chez Euripide il y a, à l’intérieur de la tragédie, passage de l’un à l’autre. Ce pourquoi Euripide est bien, comme l'a dit Aristote, le plus tragique des poètes. Sophocle en est, pour l’Antiquité, le plus dramatique. Il conduit l’action, les rapports des personnages avec une maîtrise et une variété égales à celles de Shakespeare chez les modernes. Le chœur même est, dans ses pièces, une manière de personnage, car il parle selon son âge (les « maximes » de vieillards d'Antigone, l’aspect presque de radotage de leurs propos).
22Aussi chez Sophocle les rapports du drame social et de la tragédie nécrique n’ont-ils pas à être cherchés dans une péripétie tragique mais dans le déroulement de l’action elle-même par une présence de ou des morts parmi les acteurs du drame que ceux-ci ne font que représenter dans l’ambiguïté du caractère même du protagoniste, vivant et mort, tel Oreste pour Electre, mort-vivant tel Philoctète pour lui-même, vivant-mort comme Antigone ; enfin mort en sursis, vivant qui ne peut pas périr (Œdipe d’Œdipe-roi) et qui prévoit son passage à l’état nécrique (Œdipe d'Œdipe à Colone).
23Chez Sophocle l’action dramatique est commandée par, elle est construite à partir d’un appel (ou d’une vengeance) d’un mort (nécros) qui cause la mort (le meurtre) qui est sa fin (son but). Mot remarquable du chœur (au moment où Clytemnestre est tuée) :
Les imprécations s’accomplissent. Ils vivent, les morts ceux qu'on a tués jadis se paient maintenant avec le sang de leurs assassins.
24Toute action dramatique sophocléenne est commandée par une cause (ou une fin) qui lui est comme intérieure — qui la dédouble dramatiquement plus encore que tragiquement, ce qui fait toute la différence entre l’art des deux tragiques contemporains.
Ajax
25L’origine est l’héritage des armes d’Achille, le héros grec par excellence. Pour elles le héros en second, Ajax, tente de tuer les chefs grecs — les Atrides et Ulysse. Echouant, par son suicide, sûr qu'ils ne célèbrent pas ses rites funéraires — sûr de sa vengeance nécrique — il tente sa revanche, dont Ulysse émousse la flèche, et c’est la ruse, la ruse par excellence, celle qui déjoue le projet (posthume) d’un mort.
26Le fils né de lui ne devient pas esclave, son épouse Tecmesse reste libre grâce à son fils, à Teucros, et à Ulysse. Le sujet de cette pièce est donc bien le malheur (ayax) d’Ajax, puisqu’il échoue deux fois dans sa lutte contre les Atrides (il échoue vivant, il échoue mort).
27Ajax est la tragédie de la folie (autre image de la mort, de l’aliénation de soi — on devient étranger à soi-même, comme mort à soi-même) comme Philoctète celle de la maladie. De la folie au suicide. Il rend responsable de sa mort son épée, qui lui vient d’Hector mort, qui par là l’appelle, comme le Centaure tué par Héraclès l’appelle mais qu’à cet appel Déjanire répond. Ici, à cet appel c'est Ajax lui-même qui répond, d’abord par la folie, qui agit par l'épée d'Hector, puis par le suicide.
Puis j’irai...
enfouir l’arme la plus odieuse, mon épée
......
pour que la nuit et l’Hadès la gardent là-dessous ;
car du jour où je la reçus d’Hector,
où j’eus en main ce don de mon pire ennemi,
28Le mal lui vient apparemment (à la superficie du drame) des Atrides et d’Ulysse3, plus profondément d'Hector mort et de son épée. Or ces mots : que l’Hadès garde cette épée, font écho à l’anti-strophe précédente :
Mieux vaut pour le dément se cacher dans l’Hadès
puisque lui qui était le plus brave
de tous les Achéens à la peine
n’est plus dans son âme native,
mais emporté loin d’elle.
29Aliénation donc (ce qui n’est pas une pensée originale) mais pour cet aliéné mieux vaut « se cacher dans l’Hadès » (comme son épée et par son épée). On voit toute la différence avec la conclusion de l’Héraclès mainomenos d’Euripide à qui Thésée ôte l’idée (si jamais il l’avait eu vraiment) du suicide. Sa mort :
C’est la dernière parole que vous crie Ajax.
Je dirai le reste dans l’Hadès à ceux d’en bas.
30Tecmesse : « Apprends une souffrance qui vaut une mort ». Cette souffrance est celle de l'humiliation de soi par la folie. Sa folie nie sa vie. Il est le vivant nié, dès le début du drame.
31Ulysse accepte l’enterrement d'Ajax, il oblige les Atrides à le faire, à s’associer (au moins virtuellement) aux rites funéraires de Teucros et du fils qu’Ajax a eu de Tecmesse (« Tiens-le tendrement sous les flancs », dit Teucros) ; par là la vengeance nécrique d’Ajax ne s’exerce pas. Teucros, double d’Ajax mort, est comme son ombre occupée à l’enterrer.
32Ulysse prononce à son propos les mêmes termes ou peu s'en faut par lesquels Philoctète se désigne comme mort vivant :
Je vois que nous, les vivants,
nous ne sommes que phantasme et vaine ombre.
33Apparemment, le drame, comme toujours chez Sophocle, se meut par l’erreur. Erreur d’Ajax de tuer les bœufs au lieu d’hommes, persévérance d’Œdipe dans l’erreur, erreur de Déjanire. Aussi ce qui fait la force d’un homme le perd (même contradiction dialectique sur le plan physique au lieu du plan mental) : Ajax, le héros fier de son épée, Œdipe de sa lucidité (et voyance des choses lointaines). Cela est prononcé à la fin d’Œdipe-roi, la tragédie par excellence selon Aristote. Créon :
Tu veux toujours triompher
mais tes triomphes ne t’ont pourtant guère réussi.
On est toujours vulnérable par son fort.
34Ajax avait été, dans l’Antiquité, une des tragédies de Sophocle les plus admirées.
Les Trachiniennes (ou la mort d'Héraclès)
35Dominée par la prédiction faite à Héraclès que la mort lui viendrait d’au-delà de la mort ou d’un mort, mais il passe à la mort, brûlé encore vivant sur un bûcher. Ainsi est aboli le cycle nécrique vie-mort.
36La mort (thanatos) lui viendra d’un mort (nécros), parfaite fusion du tragos-nécros (la cause), l'antagonisme des vivants subsistant chez le mort dont il revêt la tunique. Par delà ou, en quelque manière, représentée par elle c'est la vengeance de tous les nécroi faits par Héraclès. Il prononce :
Mon père m’avait jadis prophétisé
que je ne périrais pas par un vivant
mais par un mort, habitant des enfers.
37Le héros Héraclès qu’aucun vivant n’a vaincu, est vaincu par un mort à cause de sa supériorité même, de ses victoires sur lui (par le centaure — bête — le mort revient), il est vaincu par la bête morte (le vital), par le poison qu’il a pris à l’hydre et dont il enduit ses flèches.
38Quant au couple que forment la silencieuse Iole et Déjanire, Iole ne serait-elle pas comme l'ombre de Déjanire ? Au lieu de l’amour d’Héraclès pour Iole le chœur évoque celui que jadis Heraclès ressentit pour Déjanire, la lutte avec le fleuve (le sens symbolique du fleuve : la vie) ; ce n’est pas par pudeur et discrétion seulement mais parce que Déjanire se revoit en Iole, qu’elle veut fixer (d’où le rapport avec Médée Héraclès dans son passé, leur passé, empêcher là aussi le fleuve, la vie (le fleuve héraclitéen, négateur de tout ce qui est stable) de s’écouler ; elle refuse la contradiction : l’âge, et c'est peut-être la seule tragédie où l’âge est la source de l’antagonisme meurtrier. La forme psychologique de l’âge est la jalousie — et le regret— ce mélange que le texte nomme désir de la couche (désir sous la forme de larmes et de passion).
Antigone
39La « cause » (apparente) de la mort d’Antigone est Créon. C’est lui le « coupable ». Or Antigone précise, dans son phrène ;
Ioh, les malheureuses noces
que tu obtins, mon frère !
Et, mort, tu me fais mourir moi qui vivais encore.
40Plus loin, après avoir précisé qu’elle se « rend »4 :
... auprès des miens, ces morts sans ombre
que Perséphone a reçus chez les défunts,
....
Maintenant il m’a prise, il m’emmène
sans que j’aie eu de mari ni de noces,
sans que j’aie été épouse ni mère.
41Apparemment celui qui l’a prise et l’emmène est Créon mais, avec une prodigieuse dextérité, Sophocle, dans les vers qui précèdent, unit les deux, le vivant et le mort :
Voilà pour quelle loi je t’ai de préférence honoré
ô mon frère, bien qu’à Créon ce semble
une faute et une terrible audace
42C’est donc cette loi qui l’emporte dans la mort, qui lui fait rejoindre ses morts. Elle est la loi des morts (diké nekrôn), Hegel a eu raison d’insister sur elle, sur son importance dans cette pièce, mais il s’est trompé en voyant un conflit entre cette loi et celle de l’Etat (la loi des vivants, exprimée par Créon). Apparemment elles s’opposent. La loi des morts oblige, certes, Antigone à rendre les honneurs funèbres à son frère, à en faire un nécros selon la tradition, mais, plus profondément, elle appelle à la mort Antigone. Pour les morts c’est là leur fin. La fin des vivants est aussi la fin (au sens de but) de ces morts sans nombre, et du dernier qui les incarnait tous, tous ses (elle le précise) morts, le dernier mort qui n’a pas été enterré.
43Au quatrième épisode : le commentaire de l’édition de la Pléiade à propos du cortège d’Antigone conduite vivante à son sépulcre : « le cortège est à la fois funèbre et nuptial » cite les vers :
... sans que j’aie eu de noces,
sans que personne ait chanté pour moi
le chant de l’épousée,
et je n’épouserai que l’Achéron
44Il indique :
La sépulture des jeunes gens morts avant le mariage évoquait cette cérémonie faute de laquelle ils étaient privés dans l’au-delà des bonheurs réservés aux initiés (le mariage, rite de passage, est une initiation).
45Initiation à quoi, à procréer, à inaugurer, à l’intérieur de la genos, de la famille, le cycle des vivants qui honoreront le nécros de celui qui se marie ? Le mariage est donc déjà nécri-que ; le mariage terrestre est par là le premier temps dont le deuxième est représenté (mythiquement) par les noces avec la Sphinx. A moins que ce ne soit le premier mariage (terrestre) qui, par ses rites, ne soit le mythe, la figure implicite de l’autre (qu'il explicite comme cycle). De toutes manières, à l’appel nécrique de son frère, lui-même dernier maillon de la longue chaîne des morts qui aboutissait à lui, dernier mâle disparu, se surajoute dans cette pièce l’autre appel, celui d’une enterrée-vivante, un vivant par ses noces (qui n'auront lieu que dans la mort) avec le fils de Créon — cette réconciliation dans la mort avec la lignée de Créon, puisqu’enterrés vivants ils sont des « nécroi » en quelque sorte par excellence. Ni vivants ni morts, telle est en apparence leur condition ; ils échappent ainsi à la souillure des morts pour les vivants, ce que précise Créon. A Rome même telle était la raison de l’enterrement, vivantes, des vestales condamnées.
46A propos de la contradiction entre les deux lois — celle terrestre, de Créon, et celle d’Hadès, représentée par Polynice — il est étonnant que Hegel n’ait pas vu qu'il ne s’agissait pas d’une opposition simple mais d’une contradiction dialectique ; la loi terrestre (le meurtre) accomplit la loi d'Hadès, la mort, parce qu'elle s’y oppose (ou : tout en s’y opposant). Sans quoi quelle différence y aurait-il entre les deux lois (le rapport de l'éternel et du monde temporel, celui de l’absolu et de l'histoire) ?
47La Grèce de la tragédie classique, bien que contemporaine de Thucydide, ne distingue pas entre l’histoire et le mythe ; le mythe, le tragos, explique le déroulement de l'histoire —qui est drame, suite de meurtres inter-hégémoniques pour le pouvoir. Créon condamne Antigone à mort parce qu’il ne peut accepter que son pouvoir soit bafoué. Outre cela c'est Polynice, parce qu’il n’est pas enterré selon les rites, et Etéocle, parce qu'il l’a été et pour que la balance soit égale entre les deux frères (« Ils sont mes frères tous les deux », répond simplement Antigone à une question de Créon), ce sont les deux frères (nécroi) qui appellent la mort d’Antigone, et sa mort (son nécros) qui appelle son fiancé dans la mort et finalement l'épouse de Créon et Créon au deuil. La tragédie grecque est donc bien pièce du deuil, appelés les uns par les autres, la mort par les morts.
48Pour que le drame sophocléen prenne un caractère tragique (car il reste essentiellement drame, comme la tragédie euripidéenne, même quand elle est dramatique, reste essentiellement tragédie) il faut que le principal antagoniste soit à la fois, par quelque côté, mort et vivant, mort-vivant, vivant dans la mort. Comme l’a vu Hölderlin, Antigone est peut-être le chef-d’œuvre du drame à dimension tragique de type sophocléen dans l’évocation de ceux et celles dont la condition restera indistincte (Danaé...), les enterrés vivants.
Œdipe roi
49Pour Œdipe la prédiction —il tuera son père (il nie la Sphinx) et il épousera sa mère, la Sphinx toujours, avec qui il s’identifie (le double sens d'anti-théos) — est aussi essentielle (liée à sa mort) que pour Héraclès la prédiction qu’on trouve dans Les Trachiniennes (et non pas du tout du type des prédictions de sorcières shakespeariennes de Macbeth : quand la forêt marchera...).
50L’appel est moins celui de son père tué, de sa mère-épouse qui se tue, que l’appel de la Sphinx (dont il est l’anti-théos et le semblable, l'autre et le même de la Sphinx) à le rejoindre dans la mort, sans pouvoir être nécros. C’est, par là-même, l'appel thanatien à l’état pur qui s’accomplira dans Œdipe à Colorie.
Électre
51Électre est la pièce du double reflet : Pylade est le double (muet ou presque) d’Oreste, mais Oreste est le double (vivant) d'Agamemnon. Ou plutôt Pylade —Pylae Hadou— se tient entre lui vivant et Agamemnon mort, aux portes de l’Hadès.
O demeure d’Hadès et de Perséphone, dit Electre au début de la pièce.
Hermès sous terre, puissante Imprécation
et vous, Erinyes, terribles filles des dieux,
vous qui regardez ceux qui sont morts injustement.
52Ce qui domine la tragédie d’Electre est l’ambiguïté de la nature d’Oreste. Electre dit :
Je ne peux plus
ne pas pleurer de joie. Est-ce que je le pourrais
quand je t’ai vu arriver à la fois mort et vivant ?
Tu m'as fait éprouver l’imprévisible au point
que si mon père revenait vivant, je ne croirais pas
à un prodige, je serais sûre de le voir.
53Oreste revenant d’une mort fictive est comme Agamenon revenant d’une mort réelle5 :
Puisque tu nous es venu par un pareil chemin
(le nécros — même simulé — est sacré, puisque c’est l’état de leur père) dirige-nous à ta guise.
54Le précepteur ensuite insiste, en disant à Oreste :
Sache que tu es pour eux un habitant de l'Hadès.
55Le songe de Clytemnestre : Agamemnon qui retourne et reprend vie en un surgeon —qui s’exprime en drame inter-hégémonique par la victoire des Atrides sur les Thyestides, dont elle a pris le parti en tuant Agamemnon et en épousant Egisthe— exprime aussi que la descendance, tant qu’un fils demeure et prend la suite, est la survie du père et de la race hégémonique toute entière. Pour Clytemnestre, comme pour Héraclès, la mort vient de l’Hadès, mais pour Clytemnestre c’est du mort lui-même (son fils reproduisant son mari). Voici le songe de Clytemnestre, redit par Chrysothémis :
On dit qu’elle a vu notre père
revenir à la lumière, saisir et planter
dans l’être ce sceptre qu’il portait autrefois
et qui est maintenant à Egisthe.
Alors un rameau bourgeonnant
en serait sorti et se serait mis
à ombrager tout le pays mycénien.
56Ce rameau est Oreste, mais d’abord son père revient à la lumière. Oreste est donc à la fois lui-même, vivant, et son père, vivant par lui, de retour à la lumière par lui. Or son père est mort, mais lui — cycliquement — prend sa place ; il est donc, lui vivant, à la place de son père mort. C'est ce mort qui apparaît en rêve à Clytemnestre au début de la pièce, déclenchant le sacrifice de Chrysothémis, la découverte par elle des cheveux d’Oreste (vivant) sur la tombe d’Agamemnon (mort).
57Dans la conception dramatique, nécrique et inter-hégémonique à la fois de Sophocle c’est Agamemnon lui-même qui, par son fils, revient (malgré le maschalisme, la mutilation rituelle négative de son nécros) et réclame son dû — le meurtre de son épouse et de son complice. Le « retour » d’Oreste anéantit le maschalisme. On avait coupé les bras et les jambes du cadavre d’Agamemnon6 pour empêcher son nécros de revenir. Or son nécros revient, par personne d’Oreste, aidé d’Electre, interposée. Le fils d’Agamemnon n’était pas là. Il revient. Mais celui qui revient —mythiquement— c’est Agamemnon lui-même, le roi des rois, lui qui « n’oublie pas ». « Non ton père, roi des Grecs, n’oublie pas... », prononce le chœur des jeunes Mycéniennes.
58Electre appelle la tombe de son père un « lit » au début de son dialogue avec Chrysothémis :
« Jette-les au vent » (les offrandes de Clytemnestre)
que rien jamais n’en atteigne le lit de notre père.
59A un autre moment Electre dit :
Si tu me conseilles d’espérer...
60Ainsi Oreste est le mort-vivant. Vivant il reprend le pouvoir, mais il exerce la vengeance des morts, son meurtre est rituel, et dans la mort de Clytemnestre appelée par son époux mort — peut-être pour qu’il rejoigne son lit de mort — n’y a-t-il pas là une implicite reconnaissance du double sens de ce lit, lit conjugal de nécros et lit de noces (thanatiennes) avec la Sphinx ?
61C'est peut-être le chef-d’œuvre de la conception sophocléenne de la tragédie, l’union parfaite du drame visible et de sa finalité nécrique parce qu’à l’appel du mort (Agamemnon) répond le vivant, le sur-vivant, Oreste.
O voix enfin venue, dit Electre
Ne me cherche plus ailleurs, répond Oreste.
Les jeux et les enjeux de la mort et de la maladie : Philoctète
62Pholoctète est la tragédie de la maladie comme Les Trachiniennes de la vieillesse (la double vieillesse d'Héraclès et Déjanire) et Ajax celle de la folie. Outre Sophocle, Eschyle et Euripide en avaient traité le thème. Pour que ce ne soit pas la maladie « en général »7, cette maladie incurable et qu’il sait telle est liée au cycle de lutte inter-hégémonique de la guerre de Troie. L’enjeu n’est pas un mort mais un malade et tout le thème (comme lorsqu’il s’agit du nécros, dans Œdipe à Colone par exemple, la lutte pour la tombe, à venir et qui ne vint jamais, d'Œdipe), la contradiction dialectique de l'agon de Philoctète est entre son abandon par les Grecs — comme malade incurable — et la lutte pour le faire revenir parce qu’il possède l’arc dont dépend la prise de Troie.
63En conséquence, il ne peut apparemment y avoir de tragos-nécros dans cette tragédie de la maladie. Y a-t-il un tragos nosos, quel est-il, est-il lié au tragos de la mort, ou du mort, et en quel sens ?
64Epicure, interprétant certainement par là la pensée des Grecs, écrivit que la crainte de la maladie est surtout due à ce qu’on la sait porteuse de mort. Le recul devant la maladie (et les malades) est recul devant la mort. Il y a un abandon des morts par les vivants (qui, à cause de cela, ne peuvent pas devenir nécroi) ; de même il y a un abandon par eux des malades (des incurables, car une petite maladie intéresse) ; les malades sont rejetés par là à une solitude qu’illustre Philoctète. Or Philoctète veut y demeurer et c’est là sa vengeance. Pourtant l’enjeu de la tragédie de Philoctète n’est pas un malade seulement mais son arc, don posthume d’Héraclès, et ici se retrouve toute l’ambiguïté des luttes terrestres comme legs ultime des mourants. Philoctète délaissé, sur une manière de lit (ou de caricature de lit) de mort, de couche funéraire, est le mourant qui détient le legs d'un mort par qui les Troyens doivent périr. Philoctète dit à Néoptolème :
Il se saisit de moi comme d’un homme valide
et m’emmène de force, sans s’apercevoir
qu’il tue un mort, l’ombre d’une fumée,
une vaine apparence...
65Le malade est au nécros ce que le vivant bien-portant est au malade. Ceci pour le drame qui se joue, la lutte inter-hégémonique pour la prise de Troie et la suprématie des Atrides et d’Ulysse. Mais ce n'est pas par hasard, et plus ou moins inexactes comparaisons, que, chaque fois qu’il est poussé dans ses derniers retranchements, Philoctète (qui dans d’autres passages menace de se donner la mort) argue qu’il est déjà mort. « L’ombre d’une fumée, une vaine apparence », dit-il de lui-même, c’est la définition même des nécroi dans l’Hadès. Ils n’ont plus ni vigueur ni richesse. Malade il n'a plus rien non plus (les esclaves gardent leur vigueur). C’est à la suite de ce discours que Néoptolème prononce :
J’éprouve une profonde compassion pour cet homme,
non à l’instant, mais depuis longtemps déjà.
66Depuis longtemps, mais c’est maintenent qu’il le dit. Ainsi la péripétie passe par la revendication par ce malade du statut réel de mort, de la condition nécrique. A Ulysse même Philoctète répond :
.... tu penses
m’emmener de ce rivage où tu m’avais jeté
sans amis, sans patrie, seul comme un mort vivant.
67(exactement le même terme, ou peu s’en faut, par lequel Electre définit son frère Oreste « à la fois mort et vivant).
68On donne en général trop d’importance au personnage de Néoptolème. Dramatiquement il est plus « intéressant » que Philoctète, mais son drame est de surface, tandis que Philoctète commande l’action à la manière des morts dont il a l’inflexibilité. Ce pourquoi on a remarqué qu’il incarnait le destin mais il ne peut le faire qu’à cause de son caractère nécrique (on ne tue pas un mort). Philoctète, bien plus qu’Héraclès, modèle des philosophes stoïciens, a un caractère, non pas au sens psychologique mais de façon plus essentielle une nature, stoïque, parce que sa maladie l’a posé au-delà de la mort. Il a choisi de ne pas y résister ; ce qui explique aussi qu'il ne se tue pas (pour les mêmes raisons pour lesquelles, de manière dramatique, le suicide stoïcien est sans sens ; il se situe outre le drame). Ce pourquoi il ne peut pas en être question dans une tragédie sophoclénne8.
Œdipe à Colone
69La première tragédie sophocléenne conservée, Ajax, est une lutte contre l’enterrement du mort. La dernière, Œdipe à Colorie, est une lutte pour sa tombe, « taphos », source de bénédiction.
70Le suicide d’Ajax, le moment de ce suicide est la péripétie de la tragédie. Il se suicide parce que sa mort sera une vengeance contre ses ennemis. Pourquoi, en quoi, il ne le dit pas mais a posteriori par Œdipe à Colone on peut le comprendre. Œdipe sera bénédiction par sa tombe, ou par l’acceptation de sa tombe — qui du reste s’évanouit dans le mystère et l’indistinct, l'indéfini. Ajax sera malédiction parce qu’il prévoit que ses ennemis lui refuseront sa tombe. Par cet acte impie ils retourneront la volonté des dieux, les Moires, contre eux. Tout cela reste implicite.
71Pour Œdipe il s’agit non d’une bénédiction nécrique, il n’y en a pas (le nécros est l’ombre du vivant, et toute ombre est maléfice, toute ombre est sortilège) mais d’une bénédiction thanatienne. Très distinctement l’ultime chœur d'Œdipe à Colone, avant l’entrée du messager, appelle à l’aide Thanatos, le fils de la terre et du Tartare, qui est aussi la Sphinx, selon d’autres versions, ou du moins qui est par delà la Sphinx qu’Œdipe a niée. La pièce parvint en spectacle aux Athéniens par delà la mort du poète ; ce pourquoi il est oiseux de se demander si elle fut la dernière de Sophocle. Elle est au-delà de la dernière jouée pendant sa vie — un écrit posthume, chose courante chez les modernes, à peu près unique chez les païens, surtout pour une pièce de théâtre. Sophocle peut très bien l'avoir réservée pour après sa mort, ou l’avoir écrite la dernière pour cela même— parce qu’il la sentait par delà la vie.
72La pièce est nettement divisée en quatre temps, d’où les quatre stasima, et sa longueur. Le premier correspondant au quatrième.
73Premier temps : Œdipe reconnaît le lieu de sa mort (de sa disparition thanatienne) par la prédiction, le téménos sacré des Erinyes, néfastes aux autres mais, pour lui, de par le meurtre de la Sphinx, toutes valeurs sont inversées, tous les signes changent. Il mourra donc là (hic).
74Deuxième temps : Créon, par la force, cherche à le réclamer comme corps, soma, à s’emparer de son nécros à venir. Premier moment de la lutte pour sa tombe.
75Troisième temps : son fils Polynice, en suppliant. Supplication adressée (chose unique) à un autre suppliant, son père, puisque, dans le premier temps de la tragédie, Œdipe avait supplié Thésée et le chœur des vieillards de Colone. En suppliant Polynice réclame le corps d'Œdipe pour Thèbes. Or Thèbes est la ville de la Sphinx, c’est à ses portes — à la limite du territoire où on voudrait l’enterrer— qu’il a résolu l'énigme, nié la Sphinx. Il ne peut donc y être enterré. Il refuse et annonce que ses fils mourront l'un par l'autre.
76Quatrième temps : Œdipe reconnaît le temps de sa disparition (nunc) et l’annonce à Thésée.
77Le problème du changement de signe (la présence Œdipe devrait être faste puisqu’il a nié la Sphinx, maudite en apparence, or elle ne l'est pas) se résoud. Néfaste, signe « moins » comme vivant (puisqu’il à nié le passage à la mort que la Sphinx incarne) Œdipe est bénédiction après la mort.
78Ceci explique le renversement de la tragédie grecque, plus nette encore que dans Œdipe-roi Selon Hölderlin dans Œdipe-roi Œdipe est l’homme moderne, sa tragédie étant subjective et comme intérieure, contradiction consciente et non antagonisme objectif. Or Œdipe-roi s’explique par Œdipe à Colone. La lutte contre l’enterrement (Ajax, Antigone), pour empêcher le nécros, est transformée dans Œdipe à Colone en lutte pour le permettre, la bénédiction étant substituée à la malédiction, à cause de l’antagonisme avec la Sphinx en arrière plan. A cause de cet antagonisme il est donc dans la vie, lui et sa descendance, vaincu. « Vous êtes », dit le chœur à Antigone, « sur un océan de malheurs ». A cause de cet antagonisme où il a triomphé, son passage à l’état de nécros prend un caractère mystérieux que n’a pas celui des autres vivants. Il s'engloutit tout seul dans sa tombe, (car il a vaincu la Sphinx et il ne peut plus y avoir de médiation).
79Nécros, chez Sophocle, représente plutôt la difficulté du passage, le non-recours à la médiation normale de la mort, qui est d’être tué — une sorte de rappel pour les vivants d’un mort prométhéen. Ainsi Antigone sera-t-elle enterrée vivante et Œdipe disparaîtra, bien qu’on lui reconnaisse une tombe, mais abstraite, et que les vivants, sauf Thésée, ignorent.
80Le tragos-nécros diffère chez lui du drame social pour le pouvoir par une manière de coefficient de mystère dont est affecté le départ pour la mort de certains individus privilégiés et en même temps marqués du destin.
81La différence du sort du mort œdipéen avec celui des autres morts est qu’on ne sait pas où il est, ni quel il est mais que la malédiction nécrique est remplacée par la bénédiction que sa tombe (dont on ne sait rien, ni même si elle est) ou le lieu de sa disparition (dont on ne voit rien sinon qu’on sait qu'il n’apparaît plus ni n’apparaîtra plus) accorde mystérieusement.
82Or, et là est la contradiction, nécros est aussi bien la fin (au sens de passage dans l’ombre, Ombres de l’Hadès) du sujet que de l’objet. Ceci livre la clef de la question posée par Hölderlin. La tragédie œdipéenne n’est pas plus subjective qu’objective. Si elle en a l'air, en présente les stigmates, c’est que la tragédie était pour les Grecs lutte et victoire ou défaite réelle, alors que la mort sans le meurtre de l'agon inter-hégémonique prend nécessairement pour nous un aspect subjectif.
83Œdipe à Colone est aussi une tragédie sans péripétie et cela pour la même raison : la péripétie est le passage du drame inter-hégémonique à la tragédie nécrique. Or ici le drame inter-hégémonique n’est qu’apparent ; c’est toujours contre la Sphinx que lutte Œdipe, ce qui est en même temps lutter pour elle. Œdipe est l’anti-théos de la Sphinx, au sens de semblable à elle, abolissant la médiation à cause de sa nature nécrique elle-même, le « mort en sursis » d’Hölderlin. Il voit au-delà des signes, c’est pourquoi il interprête de plus en plus mal (voir Œdipe-roi) ce qui est proche et pris dans le texte empirique de la vie ou dans l'ombre même —nécrique— de ce texte. Apparemment donc il y aurait deux péripéties, le passage du premier temps au deuxième temps, arrivée de Créon qui rappelle une manière d’antagonisme (mais ce n’est pas Créon qui a chassé Œdipe de Thèbes ni qui l’a aveuglé) mais évoque encore plus la ville de la Sphinx — et le passage du troisième temps (départ de Polynice) au quatrième, le passage mystérieux d’Œdipe à l’état nécrique. En fait il n’y a pas, dans cette tragédie si longue, de péripétie et justement pour cela il faut qu'elle s’étale — ce que j’ai mis longtemps à comprendre, pensant que Sophocle rabachait (ce qu’il fait aussi, du reste).
84Reprenant les formules de Sophocle :
85Philoclète : Mort-vivant ; Oreste : mort et vivant ; Antigone : vivante-morte (puisqu’enfermée vivante dans un tombeau). Restent Ajax, Les Trachiniennes, Œdipe-roi Dans Œdipe-roi Œdipe est déjà le mort en sursis qui ne le sera définitivement que dans Œdipe à Colone. Ce qui est remarquable dans Œdipe à Colone est que l’appel de la Sphinx est uniquement implicite, et que la nature même, traditionnaliste, de Sophocle se refusait à rendre manifeste.
86Le nécros d'Œdipe est source de bénédiction pour Athènes mais on ne sait où il est au juste. Aucun humain n’a vu son passage à l’état de cadavre. Cette pièce de Sophocle est l’équivalent de l'Iphigénie en Tauride d’Euripide, pièce nécrique à l’état presque pur et par là-même chargée d’une sorte d’aura tantrique elle aussi (le terme tibétain me vient à l'esprit).
Le plus tragique des poètes
87Loin d’être à mes yeux le « méprisable Euripide » de Charles Péguy, ou celui qui détourna la tragédie de son sens comme le pensait Nietzsche, il m’« apparaît » au contraire tel que le définissait Aristote, comme « le plus tragique des poètes » (« ... tragikôtatos ge ton poietôn phainétai », écrivait-il).
88Héraclès sort des enfers, qu'il a vaincus, mais cette victoire est-elle aussi ambiguë ; il en sort vivant, mais il en rapporte la mort aux siens. Il a aidé Thésée à en revenir (qu’un désir amoureux y avait conduit, là encore le lien entre Cypris et Hadès). La folie d’Héraclès est importante. A partir du retour d’Héraclès, qui marque le dénouement heureux d’un drame (j’aime ce mot ici) social (puisque le meurtre de Mégara et de ses enfants aurait eu un sens rationnel, historiquement rationnel, c’est-à-dire de lutte pour le pouvoir) qui cède sa place à la tragédie proprement dite, c’est la mort elle-même qui tue. Le tragos-nécros a comme arrière-plan un tragique plus primordial encore, le tragos-thanatos.
89Dans La folie d’Héraclès, le tragique est moins caractérisé par les morts, ceux qui meurent (même si dans La folie d'Héraclès il y a la femme d’Héraclès, Mégara) que par une sorte d’officiant de la mort, ici Héraclès.
90Les hommes font passer comme rite religieux (Iphigénie à Aulis, Les Troyennes) ce qui n’est que meurtre hégémonique. A l’inverse peuvent sembler aller contre la volonté des dieux les meurtres que l’homme ne commande pas, qu'il ne dirige pas (La folie d’Héraclès). Là encore la clef est dans Iphigénie en Tauride, quand le poète se demande par la bouche de l’officiante quel peut être le sens d’une purification rituelle de la souillure alors que le rite lui-même commande la souillure du meurtre : il s’agit de la purification du meurtre hégémonique par le tragos-nécros, qui apparaît ainsi la revanche rationnelle du dionysianique sur l’irrationnel de l'apollonien. Car c’est à cause d'Apollon qu’Oreste tue, dans la nécro-tragédie d’Electre, et sous l’influence des forces obscures —puisqu’il devient l’instrument de leurs tueries nécriques (sans sens hégémonique immédiat)— qu’il est purifié (dans Oresté) et, encore plus nettement, dans Iphigénie en Tauride, par l’officiante Artémis-thanatienne, Iphigénie-la-tauridienne, elle qui donne la mort, en face d’Achille dans son île et stade.
91Le Pont-Euxin, pays-limite de l’Hadès. Ce n’est donc pas tant que l’éloignement soit la litote de la mort (la région tauridienne ou l’Egypte pour Hélène) mais qu’il marque la limite (qui est le passage à la mort, qui est le mystère), et c’est finalement le sens tragique que de porter — sur la scène — la figure de cette limite douteuse (qui n’existe pas dans les simples drames pour lesquels il y a la vie ou la mort).
92Rhésos, proclame sa mère, continuera à vivre mais on ne pourra le voir ; Oreste ne peut pas toucher sa sœur Iphigénie ; Oreste et Pylade passent devant le roi comme couverts d’un suaire (comme le drap qui couvre les marins condamnés dans le « Cuirassé Potemkine ») ; dans La folie d'Héraclès ses fils, sa femme sont perpétuellement dans le temple ou la maison, cette maison-temple, condamnés avant le retour de leur père et exécutés à cause de (ou malgré) ce retour, proches de la mort pendant presque toute la pièce.
93La mort, bannie de la tragédie comme nécessité naturelle, réapparaît comme nécessité d’une société hégémonique, celle des rapports de meutre pour le pouvoir. Dans Les Troyennes, d’un côté les femmes esclaves, de l’autre les Troyens morts ; l’esclavage aussi est comme un « limes » de la mort, comme l’éloignement.
94La lutte pour le pouvoir s’accomplissant par le meurtre (la lutte endo-hégémonique) devient tragique parce que ce meurtre prend un caractère sacré. Or ce caractère sacré (et c’est ce qui en fait la contradiction pour nous, formés à l'idée chrétienne du sacré) n’élève ce meurtre au-dessus de la société que pour lui faire prendre son aspect naturel — de mort naturelle en quelque manière et par quelque côté — tout en accentuant le rapport de la puissance du vainqueur à l'impuissance du vaincu par l’intervention du dieu, ou de l’officiant de la mort, ou du devin. Le meurtre est donc transmuté en nécros mais en un nécros sacré parce que la puissance du meurtre est divinisée, sacralisée, en intervention surhumaine.
95La tragédie commence donc véritablement quand le drame est transmuté en une action mystérieuse par l’intervention des dieux. A ce moment le drame social subsiste, certes, mais il s’accomplit d’une manière obscure — qui peut à cause de cela donner l’apparence de l’irrationnel qui commande l'agon et les meurtres des puissants. Au lieu d’être tué par son adversaire, ce qui est conforme à la raison hégémonique, l’hégémone est l'instrument et comme l’officiant de sa propre perte ou de celle de ses descendants.
96Par exemple dans Les Héraclides Eurystée est le rival en hégémonie des enfants d’Héraclès. Si c’était lui qui les mît à mort, en restant le plus fort comme il l'avait été jusque là, il y aurait drame nécrique mais non pas tragédie thanatienne. La tragédie commence avec la prédiction des devins et l’offre de mourir de Macarie qui devient ainsi l’officiante de sa propre mort, donc accomplit sur elle-même la volonté d’Eurysthée, et cette mort permet le retournement des forces inter-hégémoniques en faveur des Héraclides contre Eurysthée. Mais comme la mort d’Eurysthée lui-même n’est pas dûe à un simple rapport de forces hégémoniques, mais à ce rapport transmuté par l’intervention des dieux (prédiction des divins et mort de Macarie) en un destin tragique, elle prend un caractère sacré qui dépasse par là le simple résultat meurtrier (nécrique) de la lutte inter-hégémonique pour le pouvoir entre Héraclès (et ses descendants) et lui. D’où le fait que son tombeau puisse être la source de bénédictions pour Athènes, qui est pourtant responsable de sa mort.
97Dans La folie d'Héraclès il y a d’abord drame « apokteinien » simple quand le roi de Thèbes veut mettre à mort Mégara et ses enfants pour que les fils d’Héraclès ne revendiquent pas un jour le pouvoir contre lui et sa descendance. Tout est alors clair, hégémoniquement clair, c'est-à-dire rationnel puisque la raison exprime toujours une logique de classe, ici une logique féodale. Ce qui fait la tragédie est que l’apparition d’Héraclès et sa victoire sur son ennemi le roi de Thèbes ne changent rien au cours de l’action mais qu'Héraclès devient alors l'officiant de la mort de Mégara et de ses propres enfants, c’est-à-dire qu’il exécute pour des raisons mystérieuses la volonté même de son adversaire, le roi de Thèbes. La folie d’Héraclès est pour cela l’exemple le plus pur du schéma de la transformation d’un drame social en une tragédie nécrique, le drame hégémonique restant le même. C’est cette transformation qui caractérise par excellence « la péripétéia » euripidienne.
98C'est aussi la clef d’Iphigénie en Tauride. Le roi d’une terre barbare s’oppose aux Grecs car il craint leurs usurpations. Il les met à mort s’ils débarquent dans son Etat. Jusqu’ici agon et apokteinein hégémoniques simples. Le mystère qui transforme ce conflit et ces meurtres en tragédie, en sacrifice (l’idée de sacrifice étant celle d’un meurtre porté sur le plan divin, et re-devenu une manière de mort naturelle par ce caractère sacré)9, est rendu possible par le fait que l’officiante de ces tueries de Grecs est elle-même une Grecque, Iphigénie, dont le sacrifice avait permis la destruction d’une Cité barbare, Troie. Bien qu’avec douleur Iphigénie semble accepter ce destin comme une revanche obscure contre sa propre mort due aux ambitions de sa famille, les Atrides. Mais la tragédie se noue avec le débarquement de son frère, au moment où elle devra mettre à mort non seulement un Grec mais un Atride. Or à ce moment la solidarité, la raison hégémonique l’emportent (ce pourquoi on s’étonne à tort de voir chez elle si peu de sentiment). Si elle tuait son frère elle serait l’officiante inconsciente (tant qu’elle ne sait pas qu’il l’est) ou consciente (dès lors qu'elle le sait) de la victoire définitive des Thyestides sur les Atrides, et de la fin de sa propre race. Le caractère mystérieux, nécrique presque à l’état pur, de ce moment tragique a été bien compris par Goethe qui place alors un monolo gue d’Oreste qui se croit mort et qui évoque sa rencontre aux Enfers avec les Thyestides et les Atrides défunts.
99Iphigénie en Tauride est donc une pièce chtonienne par excellence où le drame familial prend un caractère sacré, se joue en quelque manière dans l’arbre généalogique mythologique et presque chez les morts. A l’inverse de la composition de La folie d’Héraclès où le drame cède de plus en plus la place au tragique à partir du moment où Héraclès tue les siens, dans Iphigénie en Tauride la tragédie cesse peu à peu et la pièce devient simple drame endo-hégémonique à partir du moment où Iphigénie refuse d'être l’exécutante de la mort de son frère, où on sait que de toute manière, quelle que soit l’issue de la pièce, elle ne le sera pas.
100Le cas d'Iphigénie en Tauride est complexe. Elle n’apparaît comme l’effleurement à la surface du nécrique à l'état pur que parce que cette pièce est au point d’interception de la double plainte.
Sur la condition de moitié sauvée, symboliquement vivante mais morte en quelque manière, Iphigénie, résultat d’un premier drame inter-hégémonique (Iphigénie à Aulis).
Sur la condition d'Oreste en proie à la malédiction, comme résultat du meurtre du Thyestide Egisthe et de sa propre mère (Oreste). Il n’est donc qu’un maillon.
101Ainsi l’une des seules pièces conservées d’Euripide à ne pas être vraiment une tragédie puisqu’il n’y a pas de consommation de sacrifice, serait, chose curieuse, la plus nécrique, Iphigénie en Tauride, puisqu’Iphigénie refuse d’accomplir le sacrifice de sa race. C’est pourquoi Goethe, qui a vu la difficulté, a fait du monologue d’Oreste auquel j’ai fait alllusion, d’Oreste qui se croit mort (sorte de mort virtuelle, substitution de la mort par l'angoisse de la mort), le centre de sa tragédie, qui est éminemment tragédie au sens moderne, intériorisé, du terme, celle non pas du meurtre mais de l'angoisse et du contexte spirituel de la mort (d’irrationnel nécrique comme, aux yeux de Nietzsche, les Bacchantes représentaient l’irrationnel des forces agonistiques).10
102Tous les dieux de la Grèce sont ambigus —vie et mort— et c’est cette ambivalence que montre la tragédie. Ce qui nous empêche de voir cela est notre christianisme qui, à la suite de la religion des Hébreux, oppose la vie à la mort — Dieu est le dieu des vivants— alors que le paganisme, aussi bien indien que grec, toutes les formes de la pensée païenne, les prennent comme les deux faces d’un même corps. Tous les dieux sont des dieux de la mort, comme tous sont des dieux de la vie. Perséphone même, l'épouse d'Hadès, n’est-elle pas la fille de Déméter nourricière. Hermès, le lien entre les êtres, n’a-t-il pas sa face tantrique, qui apparaîtra surtout dans son développement tardif, de connaisseur et de révélateur du mystère de la mort. Apollon lui-même a pour officiant Oreste. Cela apparaît surtout dans Adromaque, mais Oreste a toujours tué comme mandé par Loxiax.
103Il est remarquable aussi que ce ne soit pas lorsqu’Oreste est en proie au délire érynien qu’il tue (il peut tuer aussi à ce moment, mais dans un don quichottisme absurde, dans Iphigénie en Tauride, les bœufs et les moutons des bergers qu’il a pris pour des ennemis) mais quand il se réveille et retombe sous l’influence de Loxias il dit : « Dégainons, Pylade », et il tue. Dans Oreste surtout, c’est lorsque la mollesse et la vilénie de Ménélas rendent à Oreste le sens de son isolement, qu’avec Pylade et Electre —véritable trinité officiante de meurtres— il se déchaîne, et leur force à tous les trois a bien quelque chose de divin, c’est celle de Loxias qui menace une ville, qui tue Hélène, qui menace Hermione. Il faut l’intervention d’Apollon lui-même pour mettre fin à leur office de meurtre, qu’il avait pourtant ordonné.
104De même pour le rapport de Dionysos et de la mort. Comment se manifestait sa nature ?
105Exodos
Le garde : Penthée, le fils d’Echion, est mort.
Le chœur : O Seigneur Bromios, tu te révèles dieu, vrai dieu !
106Tout dieu est officiant de la mort. Le dionysiaque tragique est un « Blutbad », un bain de sang, une tuerie ; les Bacchantes fonctionnent comme tueuses, comme l'apollonnien (sous l'influence d’Apollon) Oreste.
107La tombe de Protée dans Hélène éclaire aussi le drame qui est à la base des Bacchantes. Sa présence s’explique par l’idée de métamorphose (de Protée), de jeux des apparences et du réel — on ne sait plus quelle est la véritable Hélène — comme celle de Sémélé montre que Dionysos est le fils d’une hégémone de Thèbes, à cause de quoi il peut prétendre au pouvoir dans la cité.
108La tombe de Sémélé forme la partie principale du décor des Bacchantes. Pourquoi cette tombe de Sémélé ? Le décor de chaque tragédie pourrait être fait de tombes, car elles sont toutes nécriques dans leur action et par leur chœur. Mais le décor est avant tout celui de l'action, et celle des Bacchantes pourrait apparaître comme un conflit — démésuré et, dans ce cas, contraire au « nomos » de la tragédie comme de la vie — entre un dieu, Dionysos, et son cousin Penthée, un homme. L’humanité, la simple humanité de Dionysos est rappelée par cette tombe de sa mère. Dionysos, fils de Zeus et de Sémélé. « Humain, trop humain », eût dû dire ici Nietzsche, mais il ne l’a justement pas dit et n’a pas compris la signification sociale de ce simple drame pour le pouvoir entre le fils d’Agavé et celui de sa sœur Sémélé, drame nécrique qui prend son aspect tragique par le fait que le meurtre n’est pas exercé par son ennemi familial et ses ménades venues d’Asie, mais par sa propre mère Agavé et ses compagnes thébaines (dans un aveuglement qui rappelle « Héraclès mainoménos », ici la transformation d’Agavé en ménade, la même racine verbale qui signifie folie).
Médée. L'échec des désirs
Speudei teleutan (spoudaios, c’est le zèle).
Elle se hâte vers la mort.
Médée : J’appelle la mort, mes amies... sinon la mort est préférable.
Hélas, que ne puis-je mourir.
109Le lien entre la sensualité et la mort (le tragos dionysique, le bouc compagnon du dieu et de sa victime) est ici patent, évident. Officiante de Cypris (qui devient, ici, aussi ambivalente que Létho, Artémis) telle est Médée. Il est vrai que Cypris est ici contrariée (mais elle ne l’était pas pour Médée quand elle a tué son frère, quitté son père, etc.). La liaison entre Cypris satisfaite (la vie, la naissance de ses fils) et Cypris contrariée (la trahison de son époux, la mort de ses fils) est visible. Epictète a vu que Médée était la tragédie du désir (et de son insatisfaction nécessaire, j’insiste sur nécessaire) donc de la mort, qui en est la conclusion : liée à lui comme son ombre. C’est le triomphe de Cypris qui a causé la guerre de Troie (Cypris promet Hélêne à Paris) : les Grecs comme les Troyens apparaissent donc comme les officiants de Cypris.
110Le point de vue de philologue que la perte de ses enfants, pour Jason, ne peut être une vengeance suffisante à justifier le meurtre de Médée est absurde car ils se placent du point de vue de l’amour naturel d'un père pour ses enfants, ce n’est pas de cela qu'il s’agit. La clef est que Médée, pour se venger, entend priver Jason de descendance : « Attends la vieillesse pour pleurer, pour sentir ta perte », dit-elle dans leur dialogue final. Ceci rend complémentaires les deux actes : la mort de sa jeune femme (il n’aura pas d’enfants d’elle), la mort des fils qu'il a eus de Médée. Ce n’est d’ailleurs que la réplique au raisonnement de Jason (je me re-marie pour assurer à mes fils des frères), à sa vision idéale de ces deux groupes de descendants mâles s’appuyant l’un sur l’autre, qui n’est pas de sa part hypocrisie. Mourir sans thanatos par excellence (et aussi bien le nécros parce que plus d’hégémonie, plus de pouvoir dans la Cité par sa descendance).
111Aussi la double explication qui se croise — la vengeance (qui fera de cette tragédie un drame nécrique) et l’explication d’Epictète : la fin des désirs, l’échec du désir —est-elle unie11. Non pas (autre explication des philologues) que Médée se punisse elle-même, se venge de Jason sur elle-même. Il n’y a pas un atome de masochisme, d’« héautontimoroumenos » chez elle ; ce que le dialogue final montre superbement. Elle se venge sur Jason, car Jason croit à la réussite de ses désirs (celui de l’immortalité par ses fils, une immortalité dans une lignée royale à laquelle s'associera son autre lignée née de la royale elle-même, mais déchue, Médée). D’autre part elle constate l’échec de ses désirs ; si ses enfants survivent ce ne serait en tout cas par sa survivance (la survivance du couple qui leur a donné naissance, celui qu’ils formaient, Jason et elle) mais par appui — et en quelque manière confusion — avec le nouveau couple, qui fait du sien rétrospectivement (rétroactivement comme on dit en droit) un « couple menteur». Elle n’a donc pas d’espoir de survivre par ses enfants, même s’ils survivent (ou plutôt surtout s’ils survivent).
112Médée peut être aussi considérée comme la tragédie de substitution du suicide afin que le meurtrier reste comme spectateur de son suicide. Il y a cela aussi dans la tragédie d'Electre, car mettre fin aux jours de sa mère — à la source de ses jours — c’est pour Oreste une sorte de suicide. Le suicide dans la tragédie grecque apparaît comme le crime par excellence (dans La folie d’Héraclès, ce que dit Thésée à Héraclès qui veut mourir). Ce pourquoi la philosophie stoïcienne sera l’anti-tragique par excellence : accepter l’idée de suicide c’est refuser le destin, c’est aller plus loin que le nécros, jusqu’à atteindre thanatos lui-même.
113C’est au niveau du drame (qui est le niveau psychologique comme le niveau du tragos-thanatos est le niveau métaphysique) que son amour même pour ses enfants l'oblige à les tuer pour les conserver, pour qu’ils restent à elle. D’où la comparaison avec la lionne qui revient sans cesse dans la bouche de Jason, et qui n’est pas uniquement négative mais ambiguë ; aussi Médée la reprend-elle triomphalement à son compte et c’est un des passages les plus beaux de la pièce — qui fait frissonner comme le rapport du plan d’un relief du Ve siècle ou celui de la statue avec l’espace au IVe. Elle est une lionne, elle ne peut garder ses fils (fils qui restent ceux de leur couple) que dans la mort car s'ils survivaient, ou bien ils seraient bafoués et mis à mort par d’autres (elle donne cette explication) ou bien (explication qu’elle ne donne pas elle-même mais qu'elle reprend à son compte en répétant — et ce n'est pas par ironie mais comme une douloureuse, une amère constation — le raisonnement central de Jason) ils seront associés à la dignité de leurs frères, c’est-à-dire « alliés » au nouveau couple, centrés sur lui, et cette pensée lui est sans doute encore plus intolérable. Ils survivront — et se survivront — comme témoins de la trahison de Jason. Or cela, son amour maternel ne le supportait pas, puisque cela niait et refusait, trahissait cet amour.
114Elle n’a pas d’amour détaché d’elle-même pour ses enfants, pas plus qu'elle n'en a pour Jason, certes, mais cela ne signifie pas du tout que sa vengeance aille contre son amour maternel, car elle va, au contraire, dans son sens. Si elle hésite à tuer ses fils c’est en se leurrant qu'elle pourrait les garder à elle, les emmener avec elle. Mais ce ne sont pas plus « ses » enfants que les enfants de Jason, ce sont les enfants du couple, les fils de leur lit, et elle revient au bon sens, au sens des réalités. Ses fils (ce sont les fils qui sont faits pour immortaliser leurs parents dans la descendance hégémonique du couple) suivront le destin de leur père et non pas le sien (un divorce avec enfants devenus l’objet d’un destin matriarcal est inconcevable à la pensée grecque).
115On pourrait donc penser que tout se meut au niveau psychologique, à celui du drame pour le pouvoir (enchaînement des actes : trahison du couple par Jason, nécessité de la vengeance, vengeance qui ne contredit pas son sentiment maternel). C’est vrai à condition de ne pas voir que cette immortalité niée du couple (qui est la tragédie de Médée dans son fond) domine Jason parce que précisément il ne conçoit pas de métaphysique du couple, contre la mort et par là même immortel, Médée elle-même (officiante de la mort dans son désir du couple, son désir du lit selon le terme consacré) et les enfants. Donc Epictète a vu le fond de la chose, à condition de concevoir que le désir du couple est aussi celui d’échapper à la mort et que c’est en cela que la trahison de Jason — son second mariage, préludant à une deuxième descendance à laquelle celle du premier couple survivrait associée — fait que le fond nécrique, la tragédie, apparaît12.
116Comme Médée, toute tragédie est à la fois drame social et tragédie nécrique. Il n’est pas possible de faire se mouvoir les personnages sans apparence de raison psychologique de leurs actes (et c’est le drame).
117On a observé que seule Iphigénie en Tauride ne présentait pas de dialogue avec opposition nette, antagonisme des points de vue (chacun défendant sa cause et son droit). C’est qu'Iphigénie en Tauride est la seule tragédie d’Euripide où nécros occupe tout l’horizon et où le drame (la raison du meurtre) reste à l’arrière plan. Il n’y a que des officiants de la mort (qui n'en sont pas moins des complices). Cette ambiguïté drame-tragédie n’empêche pas que ces pièces forment entre elles des couples antithétiques (comme une frise englobant des métopes différentes) selon que, pour un même sujet ou sur un même thème, le drame ou la tragédie nécrique l’emportent en importance apparente ; car le fond est toujours nécrique, le drame n’est qu’en surface, selon la façon dont la mort se présente dans une société hégémonique, comme conflit pour le pouvoir, comme motif social de donner la mort ou de la recevoir.
118On comprendra d’autant mieux le sentiment héllénique à l’égard de la situation des enfants dont les parents ne forment pas un couple, en se référant aux Héraclides. Les enfants d'Héraclès, nés de tant de mères, ne sont pas rattachés à elles. Du fait que leur père ne formait pas un couple avec leur mère ils ne sont pas sans père mais sans mère... et leur seule attache les uns aux autres est le rapport à leur père. La trahison du père sépare donc les enfants de leur mère (tout comme à l’inverse dans notre civilisation les enfants sont généralement confiés à leur mère même quand elle a eu tort). Leurs parents n’ont pas su former un couple, donc ils n’ont pas de mère, donc ils n’ont qu’un père — ou le souvenir d'un père, son « eidolon », sa vaine idée ; ils sont comme des ombres tournoyantes et pourchassées de ville en ville, que seule unit l’idée d’un père commun. Dans le cas de Médée les fils existeront par rapport au nouveau couple de Jason, car Jason entend former un couple créateur d’une lignée royale par son nouveau mariage.
Alceste et Thanatos
119Qu’était la pensée courante des Grecs sur la mort, leur « aura » de réflexion et d’impuissance devant elle ? Elle est rendue magnifiquement par l'Alceste d'Euripide.
120Apollo :
... car c’est aujourd'hui que le destin veut qu’elle meure et quitte cette vie. Et moi, pour ne pas contracter la souillure dans le palais, j’abandonne le cher abri de cette demeure.
121On explique en général ainsi : le contact des morts est une souillure pour les dieux. Mais peut-être le contact de celui qui meurt est-il une plus grande souillure, car c’est cela la grande souillure, ce qui souille toute la vie de l’homme, non pas l’être mort — alors c’est une nouvelle condition, ou plutôt l’absence de condition, thanatos — mais de mourir (de devenir nécros).
122La première tragédie d’Euripide qui ait été conservée, Alceste, est la seule qui mette en scène Thanatos. La mort est personnifiée et vient elle-même prendre son dû. Par là même Alceste est la moins thanatienne des pièces d’Euripide et peut-être la moins tragique, la mort étant ce qui ne peut pas être personnifié, l’ennemi qui n'est pas en dehors de nous (cela c’est le plan sociologique et psychologique).
123Revoir ce que dit Hegel de la tragédie d’Alceste. Si selon lui la mort et la maladie ne sont pas tragiques elles-mêmes, c’est qu'il ne considère pas le drame social qui masque le tragos nécrique dans les pièces, de même que, dans la société, la lutte hégémonique a pris la place ou plutôt qu'elle rend active la mort comme phénomène vital et naturel.
124Le tragique est, par nature, historique et lié à la société grecque ; ce qui le distingue de la tristesse. En ce sens il n’y a rien de plus différent du sens d’une pierre tombale, d’un relief funéraire de la mort, qu'une tragédie. Si Alceste n’est pas une tragédie c’est précisément parce que l’élément de lutte sociale y fait défaut. Aussi ne pouvait-il être que drame satyrique, comme si le mort (nécros) ne pouvait être pris au sérieux que comme un résultat historique d’une lutte pour le pouvoir.
125On peut considérer que l’apparition même de Thanatos comme personnage vicie (et presque caricature) nécessairement son être en acteur — ou en actes — alors que la mort n’est pas une action13, un peu comme l’apparition personnifiée du dionysiaque en Dionysos dans Les Bacchantes a un aspect qui frise la farce et qui perd le sens de l’irrationnel dio-nysien ; ce pourquoi la tragédie des Bacchantes apparaît (au niveau d’un rationnel extérieur à l’élément dionysiaque tel que le comprend Nietzsche) comme une lutte de Dionysos contre ses Bacchantes, qui ne sont Bacchantes que malgré elles. Alors qu’on ne peut pas plus être irrationnel malgré soi, que mourir (en tant que nécros-tragos), contre autre que soi. Puisque l’agonie est l’essence même du nécros, mais un « agon » interne, de même que l’élément dionysiaque est fait non d’irrationnel pur mais plutôt de ce qui est nécessaire qu'il existe d’irrationnel pour que le rationnel puisse être.
Notes de bas de page
1 Le mot est mal formé. Il faudrait « endo-hégémonique ». Je le conserve néanmoins. La notion de rivalité inter-hégémonique et de lutte pour le pouvoir dans leur rapport avec la nécessité naturelle de la mort, sera explicitée à propos de la tragédie d’Euripide.
2 La traduction française d’Eschyle, comme celles de Sophocle et d’Euripide, est celle de l’édition de la Pléiade.
3 Ajax — pièce du suicide — anticipe sur cette notion reconnue du psychiatre qu’on se suicide (sauf cas d'extrême malheur, maladie) par vengeance contre ceux qui ne vous ont pas « reconnu ». Exactement le cas d’Ajax.
4 En français même les deux sens de « se rendre » : aller et s’avouer vaincu.
5 Dans le livre (et le film) « Le troisième homme », le héros se fait passer pour mort ; l’auteur estime qu'il n'avait pas le droit de jouer ainsi avec sa mort. La mort est ce qu’on ne stimule pas sans blasphème. C’est aussi le sujet (sous sa convention comico-dramatique) de la pièce de Ben Johnson « Volpone » (dans le film Jouvet faisait le rôle du meneur de jeu). Le Sénat de Venise, pour cette raison même, parce qu’il s’est donné pour mort par jeu, le tient civilement mort.
« L’Oreste de Sophocle hésite à se faire passer pour mort. La simulation entraîne la réalité » écrit Jean Bayet (La causalité primitive p. 67) et il ajoute « le mot même de mort est souvent exclu du langage ».
6 Et de Cassandre.
7 Hegel a écrit, à propos de la tragédie, qu’on ne peut s’intéresser à la mort, ni à la maladie en général. Dans ce texte il mettait sur le même plan, comme sujet de la tragédie, à condition que ce ne soit pas « en général », la mort et la maladie.
8 Sauf Ajax qui est le drame de la folie et qui montre par là-même que le suicide est sans sens pour les vivants, puisque seule l’absence de « sens » l’explique.
9 Le sacrifice (thûma) est bien ainsi la limite de la tragédie nécrique et du meurtre pour le pouvoir (apokteinein).
10 L’Hélène d’Euripide n’est pas sans analogie, par l'irréalité du personnage central et l’absence d’un sacrifice réel, avec Iphigénie en Tauride.
11 Après avoir parlé de l'échec des désirs Epictète dit : « C’est pour n'avoir pu le supporter que Médée en vint à tuer ses enfants. Et en cela du moins son acte ne manque pas de grandeur : car elle eut une représentation exacte de ce qu’est pour quelqu'un l’échec de ses désirs ». (Epictète, Entretiens, Diatribai II, 17, 19).
12 Néophron, auteur tragique grec, a écrit une Médée dont il reste une partie importante, qu'on peut comparer à la Médée d’Euripide. Quant à la Médée de Sénèque le tragique, elle trahit le but de la tragédie antique en outrant les moyens de l’horreur et non en cherchant à atteindre le point-limite entre le sens nécrique et le sens (ou plutôt l’absence de sens) thanatologique de la mort.
13 C’est tout-à-fait différent de l’apparition de sorcières qui annoncent des malheurs particuliers, ou des revenants qui, dans les drames de Shakespeare, incarnent ou réincarnent les forces inter-hégémoniques antagoniques qu’ils ont été dans la vie. Mais ni la vie elle-même ni la mort ne peuvent s’incarner sans perdre l’essentiel de leur signification. En outre la mort elle-même n'est pas une force antagonique aux vivants, comme être positif, mais le non-être de leur être.
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