Chapitre premier. Le spectacle tragique
p. 35-52
Texte intégral
Tragédie antique et tragédie moderne
1En quoi consiste le tragique ou plutôt la tragédie ? Car quand on dit tragique on suppose qu’il puisse y avoir un substantif en dehors de cet adjectif et que l’idée de « tragique » qualifie — mais ce qui est tragique c'est la tragédie elle-même.
2La tragédie pour les Anciens grecs est extérieure. L'élément tragique est un élément objectivement tragique, le sacrifice, le conflit inter-hégémonique qui prend son caractère mystérieux par rapport au cours rationnel — hégémoniquement rationnel — de ce conflit ; le meurtre inter-hégémonique qui se mue en tragédie nécrique.
3Les tragédies qui nous sont les plus proches sont celles où le tragique est davantage ressenti subjectivement, se joue dans la conscience et non sur l’autel. Or elles sont peut-être les moins nettement tragiques du point de vue grec. Il n’y a rien de moins grec, de plus étranger aux possibilités de la Grèce, que l’idée d’un sentiment tragique ; le sentiment tragique de la vie, le tragique à la Chestov, n’a avec une tragédie grecque que le nom en commun. Il y a les sacrifices non-consommés mais dont la menace, la possibilité (dans Hélène, dans Iphigénie en Tauride) peut dans certains cas suffire. C’est peut-être dans ces tragédies qu’Euripide montre le plus un baroque du classicisme (correspondant à l’art classique de la période postérieure à l’apogée, vers 415, période de la construction de l’Erechtéion, à la sculpture de la Niobide)1.
4Aussi bien Hélène qu’Iphigénie sont virtuellement mortes, ou virtuellement vivantes, car on ne saura jamais qui était la vraie, l'Hélène amenée par Pâris ou celle ravie en Egypte, l’Iphigénie sacrifiée à Aulis ou celle préservée en Tauride. Il semble donc que leur sacrifice, si elles l’accomplissaient (si Hélène tuait Ménélas ou Iphigénie Oreste) aurait quelque chose d’irréel mais que le refus de l’accomplir peut avoir un caractère sacré de la part de ces prêtresses.
5Etant ambiguë la tragédie nécrique ne peut jamais être complètement séparée et du drame endo-hégémonique pour le pouvoir et d’autre part de la nécessité naturelle de la mort, de son existence qui consiste à n’en pas avoir.
6Même décédé vainqueur, le nécros est nécessairement vaincu puisqu’il est mort. Sa défaite est à tout le moins nécrique (par la mort) même quand elle n’a pas été causée par ses ennemis (par le meurtre). D’un côté donc la tragédie nécrique recouvre l'agon (la lutte pour le pouvoir) qui, à lui seul, ne serait que drame et pas encore tragédie. De l’autre elle plonge dans l'indistinction et le caractère naturel de la mort, abolissant tout ce qui fait l’intérêt social de la vie pour le vivant, retournant ses efforts et ses victoires elles-mêmes contre lui, et ainsi présente, intérieurement en quelque sorte au drame inter-hégémonique, un fond de mystère et d'inanité physique. A travers le prisme nécrique on dirait que thanatos dans sa vacuité, ce « rien », transparaisse.
7Ainsi peut-on dire, comme j’ai été tenté de le faire, qu’il y a un tragique nécrique et un tragique social, ou au contraire que tout l’effort de la tragédie (sa difficulté mais aussi sa possibilité d’être un art) est qu’il n'y a pas de tragédie nécrique puisqu’à elle seule elle n’est que le prolongement du drame inter-hégémonique des vivants (transposé en lutte avec les morts, des morts contre les vivants et, à la limite, d’« agon » entre les morts eux-mêmes) et qu'il n’y a pas non plus de tragédie de la lutte entre les puissances terrestres puisque (je me sers ici du mot d’Epicure sur la mort en le transposant) tant qu'on en reste aux vivants la tragédie n’est pas encore là et que, quand on passe aux morts, la tragédie n’est plus là. La preuve en est (a contrario) que les tragédies grecques qui se passaient aux enfers, avec des « nécroi » comme uniques protagonistes, ne nous ont pas été conservées, sans doute comme insatisfaisantes, et que les drames purement psychologiques et sociaux du quatrième siècle ne l’ont pas été non plus.
8Si conceptuellement la nécessité générale de mourir et encore plus de l’être-mort n’est pas un spectacle tragique, artistiquement pourtant les circonstances nécriques de la mort ne touchent le spectateur que parce quelles sont indissolubles de l’idée même de sa nécessité naturelle, dont la maladie est annonciatrice.
9La tragédie est donc bien partie du thanatos animal, et tragique par là même, pour y retourner, ou plutôt elle ne s’en éloigne jamais complètement dans le spectacle le plus « dramatique » (« agon » nécrique et meurtre) entre les deux puis les trois protagonistes.
10Les « robes blanches » (comme Claudel nommait Apollon, Athéna, etc.) sont aussi meurtrières que les autres divinités mais elles représentent davantage (ce sont des nuances) la communauté entre hégémones2. Elles sont plus neuves, de plus « jeunes divinités » parce qu’elles sont plus liées au drame (historiquement explicable) et les autres au mythe nécrique (le passage de l’état vivant à l'état de mort) par quoi les Grecs se représentaient confusément le passage de l’état de vie au non-état de mort — thanatos. Cette conception d’un état de vie qui n’en est plus que l’ombre offusquait presque complètement l’idée thanatienne de la mort.
Le héros tragique et l’épopée
11Au moment où le héros du drame se voit mort, le drame inter-hégémonique passe au tragos-nécros. Le modèle même de cet « agon » débouchant dans le « tragos-nécros » est donné par les passages de l’Iliade dans lesquels le héros vaincu implore de ne pas être tué. Le chant où Achille, pour venger Patrocle, refuse d’épargner des guerriers troyens, est une suite tragique, suite de nécroi-tragoi. Or dans un tel texte le tragos-thanatos n’apparaît pas, ou, alors même qu'il apparaît, c’est comme anti-thèse au nécros.
12C'est pourquoi la réponse d’Achille au fils de Priam qui l'implore a un tout autre sens que l’a pensé Pyrrhon, qui aimait à la citer : « Patrocle aussi est mort, qui était bien meilleur que toi » (donc tu mourras aussi), elle n’est pas un syllogisme thanatien mais la constatation désespérée d’un homme qui a perdu son ami. Elle ne dépasse donc pas le sens d’un passage du drame endo-hégémonique au tragique nécrique, mais s’y enferme toute entière. J’ai vu le « nécros » de Patrocle, j’ai pour tâche de l’apaiser par des nécroi-adverses ; c’est là tout son sens, non pas celui de la nécessité de la mort mais l’affirmation de la puissance devant ce dernier refuge que le corps du vivant lui offre en vain.
13Patrocle a vu dans les yeux d'Hector l'image de son propre fantôme, en quoi il allait le transformer, et tu le liras bien aussi dans mes yeux. C’est le contraire d’une nécessité naturelle, c’est un choix, celui de la victoire et de l’hégémonie par le meurtre. A travers lui, au-delà, Achille entrevoit sa propre nécessité de mourir qui ne peut, dans l'épopée, que se profiler comme une limite incertaine, mais qui, dans la tragédie postérieure, est liée à celle du tragos-nécros jusqu’à ne plus pouvoir en être dissociée.
14Patrocle est mort, et moi, Achille, j’entrerai dans la mort, et la guerre de Troie n’en sera que l’occasion, alors que pour Patrocle elle en fut véritablement la cause ou (comme nous sommes à l’âge du mythe) son antécédence immédiate.
15Aussi le héros grec accepte son destin, parce qu’en lui il entrevoit autre chose, irrémédiable, la nécessité même de la mort. C’est pourquoi ce qu’il venge n’est pas lui-même, mort encore futur (puisque ce qu’il sait de cette mort est trop général, et en quelque manière naturel pas agonistique sinon dans des traits à peine distincts) ; Achille venge Patrocle parce que chronologiquement son passage à nécros a été dû à son combat (malheureux), son « agon » tragique avec Hector, le moment où, encore vivant, il vit qu’il n’y avait plus d'issue, plus « d'angle » où il puisse se dissimuler.
16Les Grecs, surtout à l'époque archaïque (le VIe siècle) et au début du Ve, n’ayant pas assimilé (idéologiquement) complètement l'esclavage comme séparation de l’animalité humaine de sa partie idéale, l’angoisse de la mort n’était chez eux que tristesse, indignation, douleur. D’où, ce qui n’est pas contradictoire (ou n'est contradictoire qu'en apparence), le fait que les pleureuses s’apaisent (ou plutôt qu’elles semblent s’apaiser), que les inscriptions douloureuses semblent cesser et la douleur elle-même s’amortir à l’époque classique. A l'époque classique la tristesse de mourir s’est muée en angoisse thanatienne. Parce que, devant la rupture de l’animal-homme et de l’esprit-homme, l’angoisse emplit tout le champ de la conscience et qu'elle cesse de s’adresser au nécros (au regret ou à la douleur de mourir) pour se fonder directement sur le sentiment invicible de la séparation d’avec le moi, sur celui de la perte éternelle de notre personne. Il n’y a plus alors d’image du mort comme personne, au sens propre plus de kouros particularisé.
17Aussi l’âge classique amène-t-il avec lui à la fois l’apogée de la représentation du nécros (dans les adieux aux morts des stèles sculptées attiques après 440) avec une beauté humaine comme idéalisée à l’extrême, et l’affirmation, ou plutôt une manière de « transparence », de son sens comme liaison à thanatos ; le nécros fait alors plus que représenter, incarner comme apparence, le vivant : il représente son message à la mort, et c’est aussi l’âge de la tragédie.
Orchestra et danse du chœur
18Une tragédie grecque dans son spectacle apparaît formée de ces éléments :
Le fond inter-hégémonique du drame, indiqué par l’arrière-scène (palais ou temple).
Les protagonistes devant le décor de la scène (autel, tombeau ou tout ce qui indique le sacrifice et le deuil).
Le nécros matérialisé par la situation des protagonistes et par la danse du chœur autour de la thymélée.
19On peut aussi ramener le spectacle d’une tragédie à ces trois composantes :
L’orchestre (sépulcral) et l’autel de la thymélée.
Le décor (nécrique) des tragédies.
L’édifice théâtral ouvert sur la nature et fermé sur un tombeau.
20Les spectateurs libres sur les gradins du théâtre3 et les acteurs devant la scène sont dans le décor de la nature et de la cité. Le chœur seul en est exclu par une parenthèse tragique l’incluant au tombeau primordial dont la tragédie est issue et dont il ne peut sortir. Il demeurait comme enfermé dans un mouvement circulaire (cyclique) autour de la pierre de la thymélée.
21Selon l’archéologie et la philologie actuelles en effet l'origine de la tragédie se situerait dans un double mouvement de danse très lente autour de la thymélée, monument funéraire conduisant — par un labyrinthe parcouru par ce double mouvement des danseurs — au sépulcre. L’origine nécrique de la tragédie, ou plutôt sa nature nécrique, est donc confirmée (en particulier par les découvertes relatives à la thymélée d’Epidaure).
22L’orchestra, lieu de la danse du chœur, avait la forme de tholos. Il manque seulement la couverture. Or la tholos originelle est le sépulcre. Thymélée et tholos sont une seule et même chose, ont un seul et même but hégémonique et sacré. A l'origine le vaincu (l’esclave) sacrifié sur l'autel de la thymélée l’était dans son propre sépulcre autour duquel le chœur « rampait »4. L’idée de ramper est indiquée par le terme même d’orchestra et celui de chœur, qui ont la même racine et qui évoquent l’escargot et son mouvement.
23Seuls les protagonistes marchent droit car la posture droite convient aux hégémones. La démarche même du chœur — qui tournoie plutôt qu’il n’avance, qui ne combat pas— n’a pu prendre son sens « antagoniste » à la leur que lorsqu’il a eu un ou plusieurs protagonistes qui s’en sont détachés.
24Sur un autre plan, qui est l’essentiel, cette attitude est « intermédiaire » entre la posture des vivants —des vivants dans leur force —et celle des morts, qui sont étendus immobiles dans leur tombe, et elle figure ainsi dans l’ordre du spectacle le passage du nécros au thanatos, en quoi consiste le rôle du chœur. D’où la signification chtonienne de la danse du chœur, simulant le rampement des enfants nouveaux-nés et les mouvements des mourants dans leur lit d’agonie. Si le chœur rampait effectivement sur la terre il figurerait les morts, s’il avançait debout il mimerait les vivants ; en dansant à demi-debout, à demi-courbés vers la terre — tout en mimant des mouvements rampant vers le haut, dans l’impuissance d’en sortir— ses membres ont la posture ambiguë qui convient, outre qu'elle évoque celle, animale, du « comos » dionysiaque dans lequel elle figurait la condition — sensuelle et orgiastique — des humains.
25Le chœur donne ce sentiment au lecteur : « il se répète, il n'avance pas ». Or il ne peut avancer dans l’action puisque l’action se déroule en dehors de lui et que ses chants successifs représentent des pauses de cette action ; d'où le mot même de stasimon (stasis, arrêt) qui les désignent. Aussi l’exodos forme-t-il le dénouement des épisodes, tandis que le chœur par définition ne peut avoir de dénouement, pas plus qu’il n’a de prologue ou d’épisode.
26Or s’il n’avance pas dans l'action, il avance vers quelque chose d’autre, aucun stasimon malgré sa forme n'est statique ; il ne l’est que par rapport à l'action mais dynamique au contraire par rapport à la mort, à la Sphinx, et à ce passage de la mort comme événement (et moment de l'agon, mort pressentie et annoncée par lui) en mort consommée — celui de chaque acte de meurtre à la mort comme nécessité naturelle. Aussi peut-on comprendre que l’exodos (ou sortie du chant tragique) joué par les acteurs au proscénion ne trouve son accomplissement que dans un mot final du coryphée prononcé au voisinage de la thymélée5.
27Le chœur bouge et il bouge poétiquement ; seulement sa poésie ne se relie pas à la même source que celle des épisodes. Si au point de vue formel la tragédie est un mixte de poésie épique et de poésie lyrique, les deux sont liées, car le lyrisme des protagonistes est tout entier dans leur section même (on le voit bien avec Médée, Macarie, tant de héros et d'héroïnes, et c’est même la signification de ce mot, le « héros » de la tragédie) tandis que le caractère épique des parties chantées par le chœur consiste dans cette passion qui le fait réagir au sens funèbre à la Sphynx, le tragos nécrique du drame.
Chœur et protagonistes
28Aristote estimait que la tragédie consiste dans l’action. Or l’action des personnages se situe au point limite du drame inter-hégémonique (social) qu'elle incarne et de la passion du chœur — le tragos-nécros — qu'elle incarne aussi.
29Superficiellement —en allant vers le monde, qui est aussi aller vers la vie et de la raison politique des actes— l’action dramatique est la représentation de l’agon et du meurtre pour le pouvoir et celle de la lutte de classe dans le monde féodal, puis mercantile-esclavagiste de la cité grecque. Profondément, en allant vers la mort et en s'éloignant du monde social, le drame, l’action des trois protagonistes —le tragos-nécros — est l’apparence de la passion que représente de façon obscure le chœur, condamné et souffrant de ce que les autres agissent — et dont en quelque manière ils miment les actions.
30Pourquoi en effet un double chœur (strophe-antistrophe) sinon pour offrir rituellement et passivement une manière de réplique lyrique — comme une sorte d’agon d'Hadès — à l'agon plus réel des acteurs des épisodes qui précèdent ou qui suivent. A ce double chœur il faut un coryphée qui règle le conflit ou plutôt le passage d’un chœur à l’autre, pour qu’il n’ait plus rien d'un conflit mais soit devenu complainte, non pas action et lutte meurtrière même apparente mais plainte commune et réciproque.
31Aristote (et la critique en général chez les Grecs déjà) insistait sur l’importance de l’action dans une tragédie pour l’opposer aux caractères des personnages, à ce qu’on a nommé depuis leur psychologie, et non point pour opposer l'action de ces personnages ou ces personnages eux-mêmes au chœur. Car le chœur est indéterminé et comme action (elle est nulle) et comme personnages, ils sont anonymes, généraux : des femmes (de Chalcis), des femmes esclaves (de Troie), des vieillards (de Thèbes), c'est là le maximum de détermination auquel on arrive, et c'est à cause de leur caractère général, indéterminé, qu’ils ne sont pas des protagonistes.
32Que le chœur n’agisse pas et ne soit pas déterminé psychologiquement et que les deux soient indissolubles — car qui n’agit pas n’est pas un particulier, pas un personnage, il n’est pas même un masque — montre a contrario que qui agit est déterminé comme caractère, comme masque, comme hégémone tragique tout comme les autres sont laissés dans la fosse commune de leur humanité de vaincus de l’hégémonie. Ce pourquoi la solution aristotélicienne me semble aussi oiseuse que celle à laquelle il s'oppose, l’action détermine-t-elle le personnage plus que le personnage l’action, puisqu’il ne peut être déterminé comme masque que si l’action elle-même porte un masque, une empreinte personnelle qui est celle d’une nécrologie caractérisée et qu’inversement, qui n’agit pas ne peut avoir de psychologie de personnage, puisqu’il n’est pas un personnage mais son ombre6.
33Il y a des acteurs dont le rôle peut sembler ambigu, plus passif apparemment ou plutôt plus muet que discourant et qui, à cause de cela, apparaissent comme des membres du chœur en quelque manière égarés parmi les acteurs tragiques. Tel est Pylade, le compagnon et l’homme lige d’Oreste mais cette interprétation de son caractère vient d’une confusion entre la quantité des paroles et le poids des actes. Si le rôle des acteurs est non seulement d’agir mais aussi de figurer l’action, celui-ci se mesure à leurs dialogues antagonistes mais il se mesure surtout à ce qu’on appelait dans nos manuels le « moteur de l’action ». Pylade ne dit rien ou presque mais ce « presque » déclenche à chaque coup l’action.
34Or comme les interventions de Pylade étonnent, venant de cet homme muet, il arrive qu’on les oublie et qu’on considère presque qu'il n'a pas parlé, ou qu’il est sorti de son rôle de choreute figuratif en le faisant, ou qu’on pense que c'est Oreste lui-même, par une manière de spectre interposé. Spectre peut-être, mais double, agissant et rappelant à l’action et qui est donc à l'opposé du chœur (qui n’évoque pas les porte de la mort mais dont les plaintes figurent en quelque manière l'Hadès lui-même), rôle antinomique à celui d’un choreute, et en général au chœur considéré comme un ensemble7.
35On revient donc au point de départ de la tragédie qui nous fait saisir que les plus agissant tragiquement sont peut-être ceux qui « ont l’air de pâtir », les choreutes et leur triple coryphée, car l’idée même d’agissant tragiquement a quelque chose de contradictoire. Tant qu’on agit (et c'est le lien avec le drame, l’action inter-hégémonique réelle, les meurtres pour le pouvoir et les conflits en général des sociétés de classe où ils sont déterminants) il n’y a rien là encore de tragique, c’est le drame inter-hégémonique simple ou plutôt la figure de ce drame.
36Non pas l’action seule, mais le couple (par lui-même antinomique) action (des acteurs) et passion (contemplation) du chœur constitue la tragédie, mais comme ce couple est celui de l’action tragique elle-même et qu’en dehors de lui elle ne serait qu'un simulacre d’action —fiction et non pas action, pour ce qui est des progagonistes, poésie lyrique et dithyrambe pour ce qui est du chœur — Aristote avait raison (peut-être en un autre sens qu’il ne pensait lui-même en réduisant l'action à sa composante dramatique) de faire de ces deux termes, tragédie et « action tragique », un seul car la tragédie est l’action tragique formée de la dyade indissoluble de ceux qui agissent le meurtre et pâtissent la mort, ces derniers étant eux-mêmes le reflet des vaincus réels dans la cité grecque, figurée au proscénium par les protagonistes.
37Si dans l’œuvre il y a une partie « drame » et une partie « tragique » ou plus encore si la pièce exalte à l’excès l'un, les circonstances, et que le nécros s’efface, c’est qu’elle est manquée.
38Chaque élément se renvoie à lui-même et aux autres, en même temps que chaque élément pourrait suffire à constituer en quelque manière la tragédie toute entière. Mais il ne peut le faire (comme tel morceau de modelé qui suffit à faire saisir la beauté d’une sculpture) que parce que les autres éléments sont là. Ainsi en va-t-il de cet élément essentiel qu'Aristote a nommé la péripétie et où on peut voir se mêler le tragos au cours de l’action dramatique elle-même. Il n’y a pas là contradiction avec cette autre idée que l’élément nécrique existe principalement dans le chœur et par le chœur, par ce point zéro au centre de l’édifice tragique qu’est la pierre ronde de la thymélée, correspondant au point zéro du relief d’une pierre funéraire du cinquième siècle dont j’ai parlé comme formant sa limite8.
39L’art grec demande un accord du vide et des pleins qui à eux deux forment la limite. Le tragos nécros est la limite du drame (et son vide) mais, pour ce qui est de la réussite poétique de la tragédie, elle consiste essentiellement à faire des stasima comme une limite — un silence en tous cas — de l’action que les protagonistes jouent au cours des épisodes qui précèdent ou qui suivent. D’où le mot même de stasima qui désigne en grec les chants du chœur.
Le spectacle et la limite
40Le théâtre, comme monument grec, limite la nature en l’incluant à lui, bien qu'apparemment cela puisse apparaître le contraire (la nature qui enferme le monument). Le spectacle est donc, en tant que l’action dramatique se déroule dans l’édifice, la limite de la nature. A travers ce spectacle (action tragique) et par sa médiation c’est le tombeau figuré par la danse et les imprécations du chœur autour de l’ancienne thymélée qui forme l'ultime limite du monument.
41On a donc l’union intime de l’architecture et du spectacle tragique lui-même :
Nature |
↓ |
Edifice (théâtre, scène et orchestra) |
↓ |
Pierre de la thymélée (limite sépulcrale de l’édifice). |
42Comme spectacle le rapport du drame social au tragos nécrique est donné par celui du tombeau de la thymélée (et de l’autel rond en son centre) aux autels, lits d’agonie, tombes et nuit sur la scène, tandis que, pour ce qui est de la tragédie comme poème du mourir, le nécros et le destin arbitraire des meurtres sociaux fusionnent l’un dans l'autre, le drame inter-hégémonique se fond dans la tragédie nécrique et inversement ; ce qui donne à chaque message, à chaque moment de l’action tragique ou de la complainte du chœur leur caractère de perfection, d’achèvement.
43La péripétie proprement dite, dans cette interprétation de la tragédie, ne serait que le passage comme élément de composition de ce qui est le fond même de l’action tragique dans toute sa durée.
44On a donc le double tableau et les correspondances :
Nature | Société |
Théâtre : message de la nature au | Drame inter-hégémonique action et meurtre des protagonistes |
↓ | ↓ |
Sépulcre. Autel de la thymélée, limite de la nature et du monument. | Sacrifice. Transformation du drame inter-hégémonique en nécros tragique. |
45La notion aristotélicienne de « péripétie » renferme toute l'explication de la tragédie.
46La tragédie tend vers un centre, et ce centre est en même temps passage. Passage qui se concrétise — ou plus exactement s’explicite— dans un moment du drame, comme Hölderlin l’a vu dans Antigone et le chant du chœur sur les enterrées vivantes. Mais ce moment du drame, qu’il soit chant du chœur ou épisode, n’est lui-même qu’une manière d’image, ou plutôt de passage à la limite, de ce à quoi tend toujours la tragédie comme à son centre.
47Sans le sacrifice la péripétie ne s'expliquerait pas. Le mot « péripétéia » donne l'idée de concentration, de centre de l’action. Comment concilier cela avec le fait que, si elle est bien le centre de l’action, cette action consiste dans son retournement même, comme le pose Aristote qui, d’autre part, précise qu’un personnage n’est tragique que s’il y a en lui unité de caractère, unité de but ? Il faut qu’intervienne alors le retournement de cette volonté qui agit contre elle-même ou contre les siens ; c’est cette transformation du drame endo-hégémonique simple en tragos-nécros qui définit le sacrifice.
48Comment peut-on le figurer ? Par les deux autels, celui de Dionysos ou de tout autre dieu, autour duquel jouent les deux, puis les trois acteurs — l’auteur du proscénium (qui parfois s’efface devant un autre décor : temple, baraque, palais, tombeau) et l’autel autour duquel tournent en sens inverse les deux demi-chœurs et leur triple coryphée : l'autel bas et rond de la pierre de la thymélée.
49On peut ainsi représenter le rapport de nécros et du meurtre à la périphérie, comme un passage au cours de l’action et des chants du chœur, ou encore comme une perpétuelle tension vers le centre qui est la véritable pulsion tragique, pulsion nécrique à leur limite de rupture — vers le double autel, celui des dieux et celui plus mystérieux (et naturel à la fois) de la pierre de la thymélée.
50Comme chaque métope de temple a son propre rythme qui la ferme sur elle-même, tout en étant plus largement tributaire d'un rythme qui surplombe l’ensemble des métopes d’un même temple, de même il y a passage périphérique du drame au nécros et un mouvement centripète vers leur double centre dans la constitution de chaque tragédie, qu’on retrouve aussi dans chaque cycle tragique.
Limite de la tragédie et dithyrambe
51Le dithyrambe, dont est sortie la tragédie comme art, donne l’idée de quelque chose de double. Double porte, double issue. Or à chaque pas on retrouve cette double limite au lieu que pour les autres arts il n’y en a qu’une seule. L’art du dithyrambe est en effet double dès qu’il apparaît : comme cérémonial et dans un tombeau dont le spectacle de la tragédie est issue, comme lamentation funèbre ou chant victorieux autour de l’esclave sacrifié dont la poésie tragique est sortie.
52Dei inveniunt viam. Les dieux trouvent la voie ; la vie — la voie — est plus riche et plus inattendue que nos prévisions, et pourtant, dualité et contradiction, cet imprévu, cette issue du destin a toujours quelque chose de funèbre, même lorsque la voie vers le salut passe par le sacrifice des autres (ainsi Oreste sacrifiant Clytemnestre dans Electre) ou le pseudo-sacrifice de soi-même (Oreste s’offrant à la mort et n’étant pas sacrifié, dans Iphigénie en Tauride) ou la simple menace de meurtre (Oreste tenant le couteau au-dessus d'Hermione dans Oreste).
53Toujours des meurtres et le salut, quand l’issue s’en découvre, par des meurtres (au moins virtuels).
54Les défaites qui atteignent les hégémones eux-mêmes deviennent destin sacré, expression d’un conflit dont la source est plus haute, l'agon entre les dieux eux-mêmes. Rien ne l’exprime mieux que le double autel —autel d'Artémis, autel de Cypris— figurant l’un à droite l’autre à gauche du palais de Phèdre à Trézène, sur la scène d’Hippolyte.
55Autre aspect, l’aspect légaliste de la raison hégémonique qui veut que les vaincus, les exclus et tous les sacrifiés sur l’autel du pouvoir (humain-divin) aient tort ; c’est en fait une purification de l’acte hégémonique lui-même, autre nom de la rationalisation des rapports de production esclavagistes ou féodaux qui impliquent le meurtre, et la transformation de cette loi de la jungle en « nomos » de la cité.
56Ce pourquoi l’autel se trouve placé devant le palais lui-même ou le temple des dieux. Car si le meurtre restait meurtre de jungle il vaudrait mieux qu’il se passe de façon obscure, loin des regards, comme dans cet antre du Cyclope, décor non d’une tragédie mais de sa caricature, son drame satyrique. Cet antre du Cyclope signifiait au fond, l’origine nue, non sacralisée, du meurtre non encore transformé en sacrifice hégémonique, mais simple orgie dionysiaque dans laquelle la nécessité naturelle et celle de la puissance se confondaient encore, cette confusion dont la raison (le logos féodal-esclavagiste de l’époque pré-classique, puis mercantile-esclavagiste de l’époque classique) se rira comme d’une dérision.
57L’antre du Cyclope est une véritable thymélée souterraine des sacrifices sans art ni simulation, sans cérémonie religieuse ni chant noble (odos) d'aucune sorte, c’est ce qui reste du temple et du palais de la tragédie classique quand « satyriquement » le poète les met à nu, les dévoile de leur anoblissement, de leur sacralisation divine et humaine, qui seule permet leur célébration poétique, le tragos comme chant rituel et mimique poétique de l’acceptation de l’ordre social fait des luttes et des meurtres esclavagistes qui fondent la cité. Ainsi ne convient-il pas que l’autel ne soit qu’instrument des meurtres et non pas aussi moyen de leur expiation. Un meurtre, sans signification expiatoire et « purificatrice » du vaincu, ne libérerait pas non plus le vainqueur. A l’état pur, à son autre confin, historique celui-là, le meurtre de gladiateurs (pourvu qu’ils acceptent de s’entretuer, qu’ils soient donc volontaires en apparence et par là « purifiant » et les vainqueurs romains sur les gradins et leurs victimes) ces meurtres des gladiateurs enfermés dans la piste du cirque évoquent sinistrement cette orchestra close comme la baraque primordiale ou la tombe-thymélée ; c'est la même chose (mais à son antipode chronologique) que les cavernes de l’âge néolithique qu’évoque le décor du Cyclope, c’est la destruction sauvage de l’hégémone dont la raison de tueur s’est désacralisée et dont l’expression sans fard et sans discours a tué la poésie même du tragos-nécrique pour n’en garder que le spectacle brutal.
58De ce point de vue et pour reprendre la comparaison entre le nécros inter-hégémonique dans la tragédie grecque et le nécros des arènes romaines, avec naturellement un sens bafouant presque l’autre jusqu'à l’ignominie, le spectacle des arènes pourrait être considéré comme une tragédie sans poésie, visible seulement et n'incluant pas la nature extérieure dans son cercle, fermé (comme l’orchestra sur sa thymélée) sur la seule mort des esclaves dans l’arène. La cavea d’ailleurs est une demi-arène et l’orchestra une arène toute entière.
Théâtre grec et arène romaine
59Si l'on s’étonne de ce que les Grecs pouvaient rivaliser par leur théâtre avec le spectacle des arènes romaines, une distraction aussi raffinée, presque un passe-temps de dilettantes en face de jeux aussi grossiers mais puissants (des hommes qui s’entretuaient et mouraient sous les yeux du public) la réponse en est que le théâtre grec, pas plus que le spectacle des arènes romaines, ne constituait une distraction mais une concentration de l’esprit.
60La différence en est (philosophiquement) que l’élément nécrique, le meurtre hégémonique, se joue dans le cirque entre deux protagonistes apparents mais que le véritable drame — le drame social — est entre ces deux (ou multiples) adversaires et leurs ennemis véritables assis sur les gradins, ceux qui les ont vaincus et à qui leur mort donne l’assurance sensuelle, cruelle, de leur puissance à eux, public d’hommes libres, regardant leurs esclaves s’entretuant pour leur plaisir à eux, les vainqueurs.
61L’élément nécrique y est donc si entièrement et visiblement au service du peuple vainqueur qu'il semble disparaître comme tel ; le jeu du cirque c’est ce qui reste quand le nécros reste seul, sans la transmutation artistique de la tragédie. L’arène escamote la tragédie nécrique devant l’évidence de la puissance symbolisée par le droit d’abaisser le pouce.
62Parlant de la « décadence » de la tragédie (due selon lui à Euripide et à Socrate) Nietzsche écrivait :
On cherchera par conséquent une solution terrestre à la dissonance tragique. Le héros, une fois suffisamment maltraité par le sort, récolte une récompense bien méritée sous la forme d’un brillant mariage ou d’un témoignage de la faveur divine. Le héros s’était mué en un gladiateur qui, après s’être couvert de gloire et de plaies, recevait occasionellement la liberté. Le deus ex machina remplaça la consolation métaphysique9
63Nietzsche avait donc pressenti le lien des deux choses : entre le meurtre inter-hégémonique de la tragédie grecque et les jeux du cirque, la mort du gladiateur, qui est aussi la fin du tragique grec. Mais il avait conçu ce rapport absurdement et faussement, ce qui montre encore mieux l’intuition d’une vérité dans son expression fausse.
La triade intime d’Égypte et la Chine antique
64Dans la Chine antique, mais dont les témoignages qu'on en a ne remontent guère qu’à la fin du deuxième millénaire avant notre ère, on trouve une distinction qui ressemble singulièrement à la triade intime d’Egypte pour deux de ses termes, le sommeil profond et le ka, mais où manque le troisième, l’être de veille. Comme si les Chinois, plus réalistes, se préoccupant seulement de ce que sera notre sort après la mort, n’eussent pas jugé utile de faire intervenir l’image de l’être de veille puisque celui-ci avait disparu dans la mort. « Les Chinois croyaient que l’homme a plusieurs âmes qui, réunies chez le vivant, se séparaient à la mort pour suivre des destinées différentes »10. Je ferai les mêmes réserves qu’à propos de l’Egypte sur ce commentaire strictement occidental qu’il s’agissait là « d’âmes » dont les Chinois d'alors n’avaient certainement pas davantage l’idée (si tant est que c'en soit une) que les Egyptiens. Ils pensaient vraisemblement comme eux à différents êtres, que la vie terrestre réunissait. Le terme de Maspéro est ici excellent. Il pensait : « ... c’était ce qu’ils appelaient le jouei et le chen, de façon plus précise le p’o et houen... Durant la vie le houen quittait parfois le corps pour aller se promener ». Et il précise : « c’était le rêve pendant le sommeil ». le ka donc, tel que je l'ai défini. « Après la mort le houen et le p’o menaient chacun une existence séparée, le p’o restant avec le cadavre » (l’équivalent de la momie en quelque sorte) « tandis que le houen s’en séparait aussitôt. Le houen » (l'être de rêve) « montait au ciel, dans le domaine du Seigneur d’En Haut ». On voit ici apparaître la distinction égyptienne des deux mondes, le monde d’en haut et celui d’en bas. Maspéro cite un texte classique chinois : « un prince héritier de Tcheou, prévoyant sa mort, dit : « dans trois ans je monterai être l’hôte du Seigneur d'En Haut ». Par ce « je » ce prince s’indentifiait avec le ka, l’être de rêve, sans doute parce que ramenant à deux la triade intime, la distinction entre l’être de veille et celui de rêve disparaissait plus ou moins pour eux et subsistait seulement dans sa clarté celle de cet être et de son substrat physique, le « p'o » qui venait le premier au moment de la conception ». Par là le matérialisme chinois était sans doute plus accentué encore que celui des Egyptiens. « Le p’o habitait avec le cadavre dans le tombeau et se nourrissait des offrandes ». On pourrait penser à une pensée commune à la proto-histoire mais la distinction du p’o et du houen en fait quelque chose de tout-à-fait différent et témoignant, comme la triade intime d’Egypte, d’une pensée subtile très élaborée. « ...on aidait le houen à trouver son chemin en lui donnant un guide dans son voyage jusqu’à l'autre monde ; pour le p’o on tâchait d’assurer une longue durée au cadavre ». Ces quelques lignes pourraient s’appliquer mot pour mot à l’itinéraire égyptien et aux pratiques rituelles et médicales de momification. « On plaçait près de lui de la nourriture dans le tombeau, on lui donnait des vêtements, un miroir » (le mot égyptien si important, angk) « pour lui fournir de la lumière ». Le mot « longue durée » (on tâchait d’assurer une longue durée au cadavre) est d’autant plus adapté que, comme c’était le cas de la pensée égyptienne, la pensée chinoise d’alors sans doute n’admettait pas l’idée d’éternité mais celle de durée courte, longue, très longue...
65Il nous est aussi difficile, plus encore peut-être, de nous représenter la conception chinoise antique que celle des Egyptiens, car toute l'explication, loin d'être une transcription ou une traduction, ne peut-être qu’un commentaire moulé dans notre langage et façonné par notre système de pensée depuis l’hebraïsme, la Grèce, le christianisme et le positivisme. Henri Maspéro s’en rendait compte, « le monde céleste des houen, le monde souterrain des p’o, les kouei qui continuent à vivre dans le tombeau et d’autres idées encore, cela faisait dans l’esprit des Chinois un mélange assez confus ». Confus pour un historien moderne certes mais l’auteur prend soin d’ajouter « que toute description fausse en le précisant ».
66On pourrait expliquer par un malentendu de notre système d’explication l’absence du troisième être, le principal, celui de veille. Nous ne faisons aucune place dans la pensée chinoise des êtres qui nous composent, de la présence dans les tombes chinoises ou auprès d’elles, de statues des vivants, comme s’il s’agissait de symboles, de mythes figuratifs ou de représentations artistiques et non de quelque chose de plus essentiel et comme si l’art ne comptait pas pour comprendre la pensée antique et la nôtre.
Notes de bas de page
1 Iphigénie en Tauride est de 414, Hélène serait de 412.
2 Ainsi peut-on concevoir ce problème si bizarrement entremêlé du culte des « immortels » (des dieux d’en-haut) qui apparaît tardivement (dont on fait coïncider la genèse historique en gros avec le VIIIe siècle, l'époque de la composition des grandes épopées) et celui des divinités chtoniennes qui les précèdent et des héros qui les suivent.
3 Dans la rigueur de sa définition première le théatron ne désignait que les seuls gradins en cercle des spectateurs, regardant « de part et d’autre » le spectacle.
4 Cette idée de la plus sinistre des morts — du meurtre qui prend immédiatement son caractère nécrique parce qu’il s'accomplit dans le sépulcre lui-même — est rendu, au niveau de l’action dramatique de la tragédie, par l’ordre de Créon d’enterrer vivante Antigone, parce que sa désobéissance a mis son pouvoir en question. Etant hégémonique il faut que son sacrifice garde quelque chose de volontaire. Elle est enterrée (le destin, la nécessité) mais elle se pend, même si c’est dans son propre sépulcre — auto-sacrifice qui l’assimile à celui de Macarie, d’Iphigénie (qui consent à sa mort).
5 Exceptionnellement dans Les Troyennes le mot final est prononcé par le chœur.
6 Ce que j’avais pressenti, lorsque dans mon écrit de jeunesse (écrit au cap Sounion en Février 1939 et intitulé Epidauros) j’écrivis cet épisode bizarre dans lequel les acteurs, les protagonistes des actions tragiques, Electre, Oreste, Agamemnon se confondaient et se disputaient sur leur identité et que le coryphée (qui prenait alors en revanche, en quelque manière personnelle, sur un anonymat séculaire) s’écriait : « parce que leurs meurtres et leurs tristesses ne s’accordent pas il faut qu'ils soient vraiment morts, mes petits acteurs tragiques ». Perdant leur personnalité, ou ne se la rappelant plus, ils sont incapables aussi d’action et rentrent dans l’anonymat de la mort ; ils deviennent eux-mêmes des nécroi, des ombres, davantage même que le chœur, puisqu’il ne subsiste plus d’action en dehors d’eux, au niveau du drame inter-hégémonique, dont ils puissent être l’écho.
7 Baudelaire dans « Le voyage » avait évoqué le lien de Pylade avec la mort : « A l’accent familier nous devinons le spectre ;/ Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous... » S'il avait ainsi génialement saisi le lien de Pylade avec Hadès, il n’avait pas vu que chaque fois que Pylade tend le bras vers Oreste en le poussant à l’action meurtrière, à l’agon pour le pouvoir (qui de passif devient offensif et salvateur et qu’il fait rentrer ainsi le destin, le moïra, dans le drame inter-hégémonique) c’est pour le repousser loin des portes de la mort, l'en écarter.
8 Il y a comme un rappel de cette distinction dans l’architecture chrétienne : l’autel est rectangulaire (comme celui des temples grecs) tandis que le baptistère est rond, comme la pierre de la thymélée et les tholos archaïques.
9 « La naissance de la tragédie », p. 115.
10 Henri Maspéro, « La Chine antique », chapitre « la religion ancienne », paragraphe 2 « les ancêtres », pp. 146 et ss.
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