Introduction
p. 11-31
Texte intégral
Je résumerai...
1Je résumerai ce que j’ai proposé dans ce livre, et qui est en réalité fort simple. Nécros (Antiquité), faux mort ou fausse morte (Moyen-Age), mort imparfaite (Encyclopédie), mort clinique ou mort relative maintenant, montrent deux choses1. La première c’est qu’on peut se tromper sur les apparences de la mort. La deuxième c'est que ce mort apparent est vivant et non pas mort, car il n’y a pas de vie du mort au sens empirique du terme, quoique la mort puisse être ou n'être pas au sens métaphysique.
2Or, ce qui complique et obscurcit tout, est la confusion ancestrale de ces survies sous l’apparence de mort, de cette manière de quatrième état de vie, (une anesthésie naturelle en quelque sorte) avec une vie du mort, c’est-à-dire cette idée qu’il y a un « état de mort » comme il y a un état de vie (ou plutôt trois états de vie : veille, rêve et sommeil profond). Et que cet état de mort, que les Grecs désignaient par necros, les superstitions médiévales par fantôme, revenant, est intermédiaire entre la vie et la négation complète et totale de la vie qu'est thanatos pour les Grecs ou, pour les chrétiens et les religions en général, la résurrection ou vie future.
3J’ai tenté de voir ce qu’il y a de positif dans des analyses dont l'apparence est négative, idéologiquement fausse et irrationnelle.
4L’art littéraire par excellence de la Crète, la tragédie, prolonge le drame entre les vivants par l’appel au meurtre qui provient des « nécroi ». Chez les modernes ou plutôt à la jonction du Moyen-Age et de la Renaissance, le chef-d’œuvre de la littérature italienne, la Divine Comédie de Dante, se passe chez les morts qui survivent dans les souffrances de l'enfer, du purgatoire et bien rarement atteignent la vie bienheureuse du paradis ; le drame shakespearien est rempli de fantômes, d’apparitions des morts dans les plus célèbres pièces, même Macbeth, Hamlet, des morts qui marquent par là qu’ils survivent à leur mise en bière et se lamentent.
5Serait-il possible que tout cela ait lieu pour rien, à la suite de rien, que la survie des morts soit purement imaginaire et fantastique ou est-ce seulement la forme idéologique (païenne, chrétienne ou, comme chez Shakespeare, une manière de mixte des deux) qui soit fantastique et qu’elle ne soit l’indication d’une réalité incontestable ?
6Elle est celle-ci. Les hommes, depuis qu’ils ont mis leur conscience à différer de l’animal et à se diviniser en quelque manière, se sont forgé un destin outre-tombe, y prolongeant les maux qu’ils s’infligent les uns aux autres durant leur vie. Cette contradiction fait tout l’objet et la vérité de ces trois grands poèmes, la tragédie grecque, la Divine Comédie et le drame élizabéthain. Les rapports sociaux de production font à l’espèce humaine des conditions de vie extra-animale. Il semble naturel aux hommes que ces conditions particulières de vie lui créent aussi des conditions particulières de vie après sa mort, ou plutôt dans la mort. Or « dans la mort » n’existe pas puisque la mort n’est un état pour aucun corps composé qui s'est décomposé (boudhisme), aucune sensibilité de vivant devenu insensible (épicurisme). Ils s’efforcent donc de parer à cela en imaginant dans l'univers tout entier des existences semblables à la leur et se survivant à elles-mêmes (la notion de karma, de réincarnation, qui est le fond culturel de l’Inde et de nombreuses cultures depuis la proto-histoire). L’homme s’efforce donc à ce moment d’assurer son retour aux autres éléments de la nature comme une garantie de survie ; d’où les morts atroces des veuves de l’Inde, poursuivant jusque dans l’au-delà le destin patriarcal et inhumain de leur vie. Ou bien il se sépare en idée des autres espèces vivantes (promouvant seulement, comme chez les Egyptiens, dans nos cimetières actuels de chiens, chats, etc., certains animaux domestiques privilégiés, à une sorte d'humanité d'honneur, commes les hitlériens créèrent des Ariens d’honneur), et il s’efforce d’assurer des conditions temporaires de la survie — tombe, embaumement des corps — qui créent seulement des conditions de mort, ou plutôt des conditions de survivants dans la mort qui rendent notre privilège d'hommes plus atroce, comme le font dans la vie de société et jusqu’au meurtre inclus la prison, les tortures et la peine de mort. Cette peine de mort-vivant ou plutôt de mort-survivant et forcé de mourir dans sa tombe à cause du privilège extraordinaire d’être un homme se traduit pourtant non pas à la conscience, car ce n’est pas possible dans sa rationalité, mais en quelque manière à notre inconscience idéologique sous la forme de religion et de conflits religieux autour du sort des morts, en Grèce de conflits pour les rites funéraires. A Athènes un général vainqueur fut condamné à mort pour n’avoir pas réussi à enterrer ses morts. Les idéologies et surtout leur importance ne s’édifient pas sur un vide mais sur une réalité, celle de notre inconscience d’être un animal, nous rendant sous forme illogique les conditions de notre vie et de notre mort.
7Plus irrationnel encore serait le refus de voir qu’il y a derrière ces idéologies de fantôme, zombie2, etc., et jusqu’au spiritisme laïque quelque chose de réel. Car le nier tout à fait, tout en conservant l’enterrement dans un cercueil et les autres formes de rites funéraires que cette inconscience avait inspirés, est la plus illogique et irrationnelle de toutes les idéologies, et c’est la nôtre.
8Pendant longtemps on a considéré que veille égale vie et que les états de rêve et de sommeil profond n’étaient pas tout à la fait la vie, qu’ils étaient des états d’une vie amoindrie, donc pouvaient constituer des intermédiaires entre la vie et la mort.
9D’où cette idée, qui revient si souvent dans les cultures antérieures, que les vivants avaient contact avec les morts dans leur sommeil, soit en rêve soit dans leur sommeil profond et que dans ces états ils pouvaient, par communication des nécroi, connaître l’avenir (le rêve de la femme de César, etc.). Mais le sommeil n’a rien à voir avec la mort, c'est un état de vie et l’état de sommeil profond est même un état de vie privilégié, l’état de réconciliation psycho-somatique, celui où le corps se recrée (d’où le proverbe : qui dort dîne) et où les problèmes intellectuels eux-mêmes peuvent être résolus à partir des forces qu’il nous donne, avec lucidité.
10La vie nécrique est aussi différente de celle de veille. Car la veille est l’état d’action. Or le mort « clinique » ne commande pas à ses membres, il est coupé de la relation motrice de son corps (et pour le reste, il continue à penser, à voir et à entendre). Elle est aussi différente du rêve puisque le « mort-clinique » rapporte des choses qu'il a vues, entendues ou senties (mais sans apparence de voir, d’entendre ou de sentir) et non qu'il a rêvées. Et elle l’est aussi de l’état de sommeil profond puisqu’il ne respire pas (ici aussi, au moins en apparence). Cet état ne peut donc être ramené à aucun des trois autres, ni au rêve ni au sommeil profond (bien qu’on ne puisse écarter que dans cet état le vivant traverse des périodes de rêve et d'autres de sommeil profond) ni à la veille.
11Il serait erroné d’imaginer à cause de cela une manière d’état hybride, ni vie ni mort ou plutôt de mi-vie mi-mort. Il n’y a ni communication ni réveil ni réanimation à cette non-vie qu’est la mort. Cette transition est une transition à rien. La mort est pour la vie l’équivalent du vide pour la matière. De même qu’il y a un vide en physique, de même il y a la mort pour le vivant. La mort est le passage au vide, au non-état, ce n'est pas le passage à une autre vie.
12De façon simplifiée la vie nécrique recouvre ces quatre cas :
Le moribond dont les médecins font durer l’état comateux.
Celui, soit en apparence de vie soit en apparence de mort, qui a conservé la conscience du cervelet c’est-à-dire la pleine conscience interne, mais qui est disjoint de ses fonctions motrices.
Le survivant pleinement sensible et conscient au fond de son cercueil.
Le condamné à mort.
13Ce que je propose n’est pas du tout une solution. Plutôt une manière de représentation. L’état de sommeil profond est une conscience de rêve et de veille latente. Mais on peut en dire autant de deux autres. Tout état de vie représente toujours une conscience latente par rapport aux deux autres. Pendant sa durée les deux autres états de vie sont suspendus. De même pour cet état que j’appelle, pour simplifier les choses, la vie nécrique (qui est traditionnellement considéré comme un état de vie intermédiaire avec une autre vie terrestre ou avec la dissolution thanatienne du vivant) les trois états de vie sont suspendus.
14On objectera que l’hypnose, le somnambulisme, la folie sont des états à part entière eux-aussi. Non, ce sont des modifications soit de l’état de rêve (somnambulisme, cauchemar) soit de l’idée de veille (dépression pathologique, démence ou fureur) tandis que l’état nécrique (nécros, fausse morte, mort imparfaite, mort clinique ou mort relative selon que les cultures se le représentent) n’est reconductible à aucun des trois autres.
15Il est, dira-t-on, en rapport avec la mort. Mais ce rapport c’est nous, en considérant les trois états de vie habituels, qui l’établissons. Il n’est pas plus par soi en rapport avec la mort que ne le sont les trois autres états. Par contre il est strictement en rapport avec le mort-vivant, l'enterré-vivant ou le brûlé encore vif et cela à cause de l’apparence de mort que le vivant présente dans cet état. Ce pourquoi on peut le nommer un état nécrique de vie, parce que dans cet état, le vivant sentant bien qu’il l'est, il ne lui est plus possible de se défendre, d’agir ; ce n’est plus qu’un état de passion de vie et non d'action de vie. Il est donc l’envers de l'état de veille, tout en étant un état de sensation lucide et dont la lucidité peut même être exaspérée par le sentiment, ou plus exactement la sensation d’impuissance dûe à la rupture avec les possibilités d’action.
16L'état de mourant, l’état d’agonisant sur son lit de mort, dans sa cellule de la mort, ou le plus terrible sans doute enfermé dans sa tombe est un état de veille sans doute mais c’est aussi un état de cauchemar. Il est donc bien irréductible aux autres.
17S’il n’y a pas d’état de mort il n'y a pas non plus d’état du mort. Le mort qui a un état est un vivant cru mort, un organisme qui ne s'est pas encore disloqué. Tous les composés doivent périr, a dit le Bouddha, mais un composé qui ne s’est pas encore décomposé est encore vivant. Tout le problème est donc de ne considérer comme mort qu’un organisme décomposé (bouddhisme), qu’un organisme insensible (épicurisme). Le nécros n’est que le vivant rejeté hors du monde des vivants, à cause précisément de leur angoisse de la mort. L’angoisse de la mort (thanatos) crée le nécros (le mort). Or le mort n’existe pas, le mort n’est pas et toute l’ambiguïté, la difficulté du problème tient à une contradiction idéologique. Ceux qui ont reconnu la réalité de ces nécroi (morts-vivants) l’ont fait à l’intérieur d’une idéologie, celle d’un état de mort, qui est une idéologie fausse. Ceux au contraire (médecins ou savants), qui en nient la possibilité le font à l’intérieur d’une idéologie vraie (il y a la mort, nécros), malheureusement cette conception vraie les empêche de voir qu’il y a des gens qu’on enterre et qu’on brûle trop tôt. Toute la question de l’angoisse de la mort est donc celle d’un transfert. Nous avons peur de devenir des nécroi, des pseudo-morts enterrés, brûlés ou embaumés vivants. Nous transférons (le subconscient collectif l’a fait pour nous et l’appel des vivants dans leur tombe le confirme physiquement à chaque minute que nous vivons) la peur d'être rejetés vivants dans la mort en angoisse de l’être-mort et en angoisse de ne plus sentir l’appréhension du sentiment le plus atroce.
18En quelque manière l’idéologie du nécros empêchait de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un mort mais d’un vivant et en second lieu de comprendre la mort.
19La notion de nécros, son idéologie, s’est, pendant des siècles et peut-être des millénaires, interposée entre la réalité de l'appel des enterrés vivants, celui des survivants dans leur tombe et notre sens de la vie. Il suffit de penser que le soi-disant mort, qui au Moyen-Age et même plus tard tentait de se faire reconnaître « comme vivant » en frappant à son cercueil ou en appelant de sa fosse (il était enterré beaucoup plus près du sol que maintenant et son cercueil n’était pas capitonné, ce qui explique qu’il pouvait le faire alors que l’industrie moderne l'a rendu impossible) était considéré comme une créature infernale, habitée du diable et témoin de sa puissance et qui devait en conséquence être « fait mort » grâce à la puissance conjuguée de l’Eglise et de l'Etat, celle du temporel et du spirituel. Le temporel ouvrait la tombe et tranchait la tête de ce nécros infernal et le spirituel donnait sa bénédiction, l’évêque présidait aux cérémonies expiatoires non d’avoir enterré un vivant mais qu’il ait fait connaître qu’il l’était.
20Même plus tard, implicitement au moins, c'est toujours le vivant qui revient, après avoir été cru mort, qui a tort.
21On devrait parler de l’être-cru-mort comme on parle de l’être-mort.
22Etre cru mort n’était pas considéré comme une culpabilité des vivants mais de celui qui avait survécu. Il avait enfreint notre loi religieuse de la souillure. Maintenant il enfreint la déontologie scientifique de la non-erreur médicale.
23Au début du XIXe siècle à Londres de jeunes étudiants en chirurgie déterrèrent un vivant cru mort qu’ils réanimèrent sous le scalpel. Conclusion des autorités : des précautions pour éviter qu’on enterre des vivants prématurément ? Non pas, ce serait mal connaître le respect dû à la science médicale qui les a déclaré morts ; on prit des précautions au contraire pour qu'on ne les déterre plus en plaçant davantage de gardiens auprès des tombes.
24Tout se passe comme si ce qu’on appelle respecter les tombes, respecter les morts c’était en réalité par crainte de la mort et en conséquence ignorance de sa différence avec la vie qu’on le fasse.
25Tout tourne toujours autour du rapport entre la crainte de ne pas être mort, de ne jamais arriver à l’être et d’autre part l’angoisse de la mort (thanatos), celle de ne plus être vivant. Epicure comme le Bouddha ont eu le mérite de s'attaquer à la crainte d’être un mort-vivant (nécros) pour Epicure, un mort-qui-revit (un nécros aussi d’une certaine manière) le Bouddha. Au contraire des religions chrétienne et musulmane : c’est à l’angoisse du thanatos, semble-t-il, quelles s’attaquent. Mais en fait, c’est bien l’angoisse du nécros, poursuivre une vie malheureuse, en termes vulgaires damnée, qui est renforcée par l'idéologie chrétienne.
Dans un journal de voyage
26Dans un journal de voyage en Inde, écrit à la fin du siècle passé, on trouve le récit suivant :
Une ou plusieurs heures après la mort du Parsi, on porte le corps à la tour du silence ; ses parents et ses amis l’accompagnent. A l’approche de la tour le corps est remis entre les mains des hommes qu’on pourrait appeler chez nous des fossoyeurs. Ces hommes prennent le corps, le dépouillent de ses vêtements et l’introduisent par une petite porte dans une des cases. En moins d’une heure, il est dévoré par les vautours, qui, sachant qu’on leur apporte leur nourriture, ne quittent jamais le jardin... Comme je demandais ce qui arriverait si l’on introduisait dans la tour une personne qui ne serait pas morte, on me répondit que cela ne s'était jamais vu.
27(toujours la sempiternelle réponse, comme si « Non humanus est errare »).
Cependant voici une histoire qui m’a été racontée à Bombay même. Il paraîtrait qu’à Kourratchi, ville commerçante située à l’embouchure de l’Indus, un Parsi avait été introduit dans la tour du silence en état de léthargie. Les vautours, qui ne se trompent jamais en dépit même des docteurs, m’a assuré le médecin du bord, ne touchèrent pas au corps. Le soir, cet homme se réveilla et après mille difficultés pour arriver à sortir de ces murs très élevés, parvint à s’échapper la nuit de ce terrible lieu. Mais il a dû s’enfuir de Kourratchi et se cacher, dans la crainte d’être reconnu, et, dit-on, tué par les Parsis qui le recherchent à Bombay où l’on sait qu’il s’est réfugié, car celui qui est une fois entré dans la tour du Silence n’en doit plus sortir. Ce qui prouve qu’en certains cas il vaut mieux rencontrer un vautour qu’un concitoyen3.
28On pourrait aussi citer les Indiens du Nouveau-Monde, hommes de l'âge de pierre, qui plaçaient leurs morts au sommet des arbres ou sur des échafaudages de bois ; ayant cette connaissance qu’ils ne seraient dévorés par les oiseaux de proie qu’une fois morts et non pas vivants4. Les missionnaires se plaignaient que ce soit sur ce point qu’ils étaient le plus difficiles à amener à la « civilisation ».
29Ces peuples avaient un sens de l’animalité qui préservait ainsi l’homme de périr plus atrocement que les autres animaux (qui vont se mettre à l’abri et à l’écart pour le faire) à cause de notre « supériorité » sur eux et notre inconscience de notre lien à la nature.
30Il y eut une singulière histoire, que les historiens racontent. Au début du XIXe siècle comme à la fin du XVIIIe, par peur d'être enterré vivant, les mesures pour tenter de l'éviter, furent l’allongement du délai d’inhumation. Ils rapportent ce qui a été fait alors en Allemagne et en France dans certaines villes au début du XIXe siècle pour éviter les enterrements prématurés — longue exposition des défunts dans des lieux réservés pour eux, avec une sonnette à portée de leur main, alors qu’on tient ces précautions pour désormais inutiles et fastidieuses.
31Car à la fin du XIXe et jusqu’à nos jours, on se rassure, des médecins prétendent que si le cardinal Donnet avait failli être enterré vivant dans sa jeunesse c’est simplement qu’on avait omis de lui prendre le pouls. A notre époque de science, ces choses-là ne peuvent plus arriver ! Cependant elles arrivent ! Jamais autant d’incurie, d'indifférence... le docteur entre cinquante consultations dans la journée dresse son certificat de décès comme une formalité insignifiante.
32Toute l’industrie actuelle de nos cimetières, de nos tombes, les bénéfices des pompes funèbres, les énormes et coûteuses pierres des marbriers, etc. font qu’il faut des circonstances tout-à-fait exceptionnelles, comme pour les soldats mis en bière au Viet-Nam dont les cercueils furent réouverts à leur arrivée aux Etats-Unis, pour qu’on s’aperçoive que la proportion des survivants dans leur bière était restée la même qu’au temps des enterrements religieux au cimetière parisien des Innocents, quatre pour cent pour le moins. Statistiquement il est donc probable que sur cinquante millions de Français actuellement vivants quatre millions soient enterrés, embaumés ou réduits en cendres alors qu’ils vivront encore. Dans les pays comme l’Espagne ou l’Italie où le délai d’inhumation n’est que de vingt-quatre heures la proportion doit être beaucoup plus grande.
33Dès qu’un vivant paraît mort (c’est le « phainetai » grec qui s'impose) nous l’évacuons de notre attention.
34Comment expliquer cet état d’affolement pour chasser le mort ou plutôt l’enfermer au plus vite5 dans sa bière et sa tombe et lui ôter ainsi toutes ses chances de survivre parmi nous alors que la science actuelle offre tant de moyens d’éviter des enterrements prématurés sans risque d’infection ni de contagion, sinon parce que nous sommes sûrs, au fond de nous-mêmes, d'un état de mort et que c’est cet état de mort, qui n’est au vrai que celui de survivants dans leur linceul et leur tombe, à qui nous voulons laisser toutes ses chances6. C'est elle qui nous aveugle sur notre supériorité humaine sur l’animal, qu'on pourrait appeler l’humanisme anti-humain, l’antihédonisme du privilège de l’homme sur l’animal. L’hédonisme ne peut être que matérialiste, la conscience humaine ne peut être que celle d’être un animal, lié à la nature et non pas coupé d’elle.
35Nécros c’est l'aliénation traditionnelle, l’aliénation idéaliste, mais derrière il y a le problème de la mort de l'homme, de ce en quoi consiste sa sensibilité devant la mort et au moment de sa mort, que ce soit une agonie naturelle, la mort par maladie, une agonie sociale, la condamnation à mort, une agonie que ni la nature ni la société ne causent directement mais qu’elles déterminent ensemble par un malentendu tragique, la mort du survivant dans la tombe. La lyse c’est la reconnaissance de la décomposition organique du cadavre. Croire que l’homme passe sans problèmes de sensibilité de l’état de vie à celui de cadavre et croire à une solution purement objective du problème de la mort, le corps et la conscience considérés comme des objets, cela a l’avantage de ne pas poser la question du nécros mais cela ne fait que l’escamoter. Thanatos, et c’est bien ainsi que le vit Epicure, est comme un point d'interrogation de notre sensibilité de vivant à l’égard de la mort qui n'est rien pour nous et où le terme subjectif grossit d’autant plus que le terme objectif disparaît, une contradiction entre la subjectivité du vivant et le rien de la mort.
36Or il n’y a pas persistance d’une représentation idéologique controuvée sans qu’on puisse atteindre à son fond réel.
37Quelle était l'erreur fondamentale de la notion de nécros ? C'était de se substituer à celle de thanatos et d’occuper tout son champ. Le nécros est le mort qui survit, et qui survit immortellement. Cela exclut pour les hommes la possibilité animale et végétale de se dissocier, de se décomposer, de ne plus sentir et donc que la mort ne soit rien pour nous. Mais la nature de nécros est indicatrice d'une réalité dans sa contradiction même. Car le nécros est, dans la représentation primitive, païenne surtout mais aussi chrétienne, non pas le survivant définitif mais le survivant qui en quelque sorte cherche à l’être et n’arrive pas à le faire.
38Il suffit de remplacer le mort qui cherche à devenir vraiment mort par le vivant qui cherche désespérément soit à rester vivant soit à mourir en abrégeant son supplice dans sa tombe, le vivant qui nous appelle et à qui nous ne répondons pas, pour comprendre ce que la notion de nécros signifie véritablement.
Épicurisme et paganisme
39Les Grecs avaient presque compris dans la tragédie la situation de redevenants vivants, celle du pseudo-mort qu’est le nécros et, dans la philosophie matérialiste d’Epicure, ils ont nié le nécros en ne reconnaissant que le vivant. Toute sensation concerne la vie et non la mort. Toute angoisse de ne pas sentir ne peut être que le transfert d’un sentir qu’on prévoit et devant lequel on recule.
40Ce qui m'apparut si longtemps énigme ne l’est plus. C’est au contraire la clé de tout l'épicurisme. L’épicurisme est la science, le logos, qui remplace l’opinion. Or la science est la considération objective des phénomènes et nul ne l’a portée plus loin, plus lucidement qu'Epicure.
41Nécros signifie « je meurs », c’est la subjectivité qui, déjà indue lorsqu’elle est excessive durant la vie, se transpose et se prolonge dans l’idée que nous nous faisons de la mort comme d’un nous-même mort, non comme d’un moi qui périt, ce qui est juste, mais comme d'un moi qui subsiste dans la mort.
42L’angoisse de la mort est le sentiment d’une contradiction à la fois inextricable et inéluctable entre thanatos, la mort extérieure à nous, anonyme et universelle, et le sujet de cette mort. Or il n'y pas de sujet de la mort ; il n’y a pas de phénomène subjectif de l'après-vie, de nécros, mais seulement un phénomène objectif : la mort, thanatos, qui nous est extérieure, non en ce sens qu’il y a une extériorité du sujet par rapport à elle (car ce complexe, cette confusion font toute l’angoisse de la mort ; comment survivre par rapport à elle, où survivrais-je, comment ?) mais en ce sens qu’il n’y a pas de subjectivité de la mort.
43Ce qui constitue la vie est la double face objective et subjective des phénomènes ; je sens, je désire, je pense. Ce qui fait la liaison de cette subjectivité à l’objet (la nature, objet de toute sensation, de tout désir, de toute pensée) c’est le besoin.
44Une pensée comme celle d'Epicure qui fait du besoin le nœud même de notre vie subjective-objective voit dans la mort l’absence de besoins. Nous ne mangerons plus, etc... Il en résulte que nous ne serons pas sujets de cette mort. La mort (thanatos) n’est rien pour nous. Il n’y a pas de nécros de la mort, de sujet de cette mort.
45Tout le « problème » de la mort résidait pour les Grecs dans le moment ou terme nécrique de la mort. Ceci jusqu’à Epicure dont toute la philosophie consiste précisément à nier le terme nécrique de la mort. Après quoi il ne reste rien, nul rapport avec la mort, une fois le nécros aboli.
46Pour le Grec le nécros, dit-on, était comme l'ombre des vivants, leur double irréel et fantomatique. Mais ce n’est qu’une illusion, une fable, ce que les Grecs considéraient comme nécros était en réalité l’ombre subjective projetée de thanatos, la subjectivité même du phénomène objectif de la mort. Qui existe parfaitement de ce point de vue, qui est réel comme tel, objectivement, mais irréel comme subjectivité de la mort.
47Or une telle pensée, quelque confuse qu'elle soit, ou plutôt parce qu'elle l’est et ne peut pas ne pas l'être, est nécessairement angoissante.
48L’angoisse de la mort ? Pourquoi, semble dire Epicure ? Elle n’est rien pour nous. C’est l’angoisse devant la subjectivité de la mort. Que si on pense (et c’est là le point de vue dont je n’arrive pas à me dégager scientifiquement, objectivement) que ce n’est pas à ma subjectivité de mort que je pense mais à ma subjectivité de vivant devant la mort, est-ce bien cela ou plutôt le mixte de cette subjectivité de vivant— qui est moi comme besoin sensible, affectif, intelligible— de cette subjectivité de vie que je prolonge, sous la forme confuse du nécros ou de l’âme, etc..., dans la mort.
49Il n’y a donc pas d'angoisse de la mort ni même devant la mort ; mais dans la vie une angoisse de ce qui sera le sujet de la mort, que par définition la mort, comme phénomène objectif, supprime.
50A l’inverse de la religion populaire grecque avec sa conception des enfers où les morts passent leur vie de survivants, leur vie nécrique, ne voyait pas thanatos, le rapport avec la perte de la sensibilité, et la lyse, le fait de la dissolution, et les spirites modernes ne le voient pas non plus, pour qui les morts sont des manières de survivants invisibles qui rôdent autour de nous et à qui il ne manque que les moyens de communiquer, qu’ils s'efforcent de leur procurer.
51La religion grecque n'a pas de moment plus fondamental que les rites funéraires de l’enterrement, elle est constituée implicitement pour une part essentielle de la crainte que la mort (nécros) ne parvienne pas à la mort (thanatos). Leur crainte de la mort, à l’inverse de la nôtre, et c'est ce qui a trompé Hegel lorsqu’il a posé qu’il n’y avait pas chez le Grec d’angoisse de la mort à proprement parler — leur crainte de la mort (comme perte de la vie, comme « être tué ») s’accompagne d’une angoisse de ne pas devenir mort, du non-passage de ce nécros au thanatos, de rester comme le « cul entre deux chaises » qui est l’état proprement dit du nécros.
52Ce fait est essentiel puisque la nécessité de ces rites funéraires pouvait même imposer des guerres et que deux des thèmes fondamentaux du cycle thébain portent sur des infractions à des rites funéraires permettant aux nécroi de passer à autre chose que la vie et de quitter cette autre vie qui les rend seulement antagonistes aux vivants. L’antagonisme vivants-nécroi domine la pensée grecque (et non pas comme pour nous l’opposition entre l’état de vie et le passage à la mort).
53Le nécros est le côté néfaste et maléficié de ce dont le kouros incarne la beauté. Le kouros s’attribue tout ce que l’hégémone vivant possédait l’idéal (qui pour la Grèce est identique à la forme : le kalonkagathon : l’unité du beau et du bon), le nécros est ce que cette puissance avait de néfaste, de dur et d'agressif pour les autres, ceux qu’il a vaincus. Il conserve un pouvoir sur les vivants s’il n’est pas enterré selon les rites, devenu « rien » non seulement pour lui-même mais pour ceux qui restent, ce pouvoir étant comme l’ombre de celui qu’il eut sur la terre.
54Toute la religion grecque et en conséquence sa tragédie et ses arts figuratifs tournent autour de ces deux pôles : conserver le kouros, fonction des arts figuratifs, exclure le nécros, fonction de la tragédie. Exclure le nécros, la tragédie grecque est l’annonce des bannières tantriques tibétaines où Yama, dieu de la mort, est combattu et exorcisé par Yamantaka, des jugements derniers des tympans chrétiens dans lesquels le Pantocrator, à l’appel de la trompette, expulse les nécroi au fond de l’enfer tandis que les Kouroi (spirituels) montent vers Dieu.
55Le moment nécrique ce sont les funérailles7. La religion craignait les morts qui n'étaient pas ensevelis selon les rites. N’étant plus vivants ils ne sont pas encore tout-à-fait morts. Sacrifiés comme vivants ils ne sont pas purifiés ou transmutés en morts. Ils sont nécroi hors de thanatos. Le rite funéraire est accompli par des vivants mais une sorte de deuxième rite, post-funéraire celui-là, est accompli par la Sphinx qui représente ainsi un troisième terme entre nécros et thanatos. Le nécros est le terme idéal (non-réel) de la vie et le terme réel (mais non unifié aux autres morts, non pacifié en eux) du meurtre ou du décès. Il s’agit de passer de l’idéalité de la vie — de son terme nécrologique, le kalos-nécros — à la mort comme unissant aux autres morts, de passer de ce qui n’est plus vie mais pas encore définitivement la mort, à la non-vie (et qui en cela n’est pas contradiction). Le terme contradictoire et nécessaire entre les deux, ce terme féminin (le féminin est le moment artistique et éthique de la contradiction) est la Sphinx. La Sphinx est le terme par excellence, ce qui permet le passage sans elle impensable, de l’être qui n’est plus vivant à celui qui est mort.
56L’extirper par des rites de sa nature nécrique telle était donc la fonction du sacrifice aux époques proto-historiques tribales. Ils entendaient l’extirper de son nécros pour son bien à lui et pour le livrer à la Sphinx, aux noces avec la Sphinx, en même temps mère divine des morts, dont la mère terrestre est comme le double. Dans cette perspective primordiale la mort est tellement présente, tellement évidente que notre vie humaine en constitue le double idéal et presque fantomatique bien plus que le contraire, et le nécros est à mi-chemin entre les ombres que sont les vivants et les bienheureux qui sont dans la mort.
57Ce qu’on a appelé plus tard la nécromancie, l’évocation du mort est ainsi nettement indiqué ; je pense pourtant qu’aux époques de religion implicite ou de transition à l’explicitation historique de l'art grec le nécros n’avait pas besoin d’être « évoqué ». Sa présence étant donnée, pourquoi l’aurait-on évoqué ? Pour prédire l’avenir comme on fait tourner les tables ? Cette idée a-religieuse, religieuse maléficiée ne peut venir qu’à des époques scripturales : elle est celle d'un antagonisme humain qui se poursuit post-mortem, traduction elle-même des antagonismes et des luttes inter-hégémoniques des vivants. Il se peut pourtant qu’aux époques homérique, mycénienne et proto-historique le culte des morts, identique au sacrifice du vaincu aux mânes du mort hégémonique, ait été lié à une nécromancie mais c’est peu probable.
58Tous les nécroi étaient bons, ou plutôt ambigus, à la fois bons et mauvais : bons s’ils passaient à thanatos, mauvais s’ils demeuraient nécriques. Les cérémonies rituelles avaient donc le même but que plus tard les kouroi funéraires, les honorer comme nécroi et à la fois les expulser de leur nécros. Leur nécros était chose classée, présente : les nécroi en ce sens étaient encore vivants ou au moins plus semblables à des vivants (leurs ombres) qu’entrer dans l’indistinction thanatienne (l’île des bienheureux)8.
59C’est en tant qu’ils restent attachés à la vie que les nécroi sont des ombres (les ombres de l’Hadès, plus tard) et non parce qu’ils sont morts ; c’est parce qu’ils diffèrent et ne sont pas encore confondus en thanatos qu'ils sont malheureux, à cause de leur état hybride entre les vivants proto-historiques dont la vie animale était si précaire (la nôtre l’est tout autant pour d’autres raisons, parce que nous avons perdu le sens animal et matériel, physique au sens large, de notre vie) et l’indistinction de la mort.
60Cela explique pourquoi les romans, films policiers, d’espionnage sont vus et lus avec avidité. Ils nous rassurent par le caractère instantané de la mort. Jamais plus que dans ces romans ou ces films le vivant n’est « expédié » dans la mort, transformé en mort aussi brutalement et aussi vite.
61Il y a rupture immédiate entre vie et mort. On tombe comme un guignol. De même que les coups ou blessures ne font pas mal, qu’on en renaît en pleine vigueur instantanément de même on tombe en pleine mort instantanément.
62Or cette représentaiton si naïve est bien celle de notre vue idéologique du monde, à nous modernes, celle de notre science et de notre religion. On meurt instantanément et le mort est évacué de la vie des survivants aussi vite que celui qui est tué l’est de l'action de nos romans policiers.
63Au lieu que chez les Grecs le mort était le protagoniste par excellence de la tragédie, les morts en sont éliminés. Comme si c’était une superstition religieuse que d’y croire, alors que c’est au contraire de ne pas croire que la vie peut être lente à disparaître et de ne pas respecter le vivant jusqu’au bout, de ne pas épuiser toutes les possibilités de le reconnaître comme vivant qui est une survivance religieuse. Au lieu que la pensée humaine, qui nous est transmise à travers elle et en quelque sorte malgré elle, est celle du respect des vivants dans toute l’incertitude de leur vie et celle même de leur mort9.
Survie et résurrection
64Le développement de l’idéologie s’explique par le rapport entre les conditions de la vie humaine et celles de notre mort, qui sont celles de tout organisme vivant, et le développement de la culture, qui est en contradiction avec ces conditions naturelles de notre vie et surtout de notre mort.
65Ce que la civilisation peut faire pour les membres des classes supérieures pendant leur vie, elle peut aussi, de nécessité, continuer à le faire dans leur mort, en leur ménageant des conditions de vie supérieure ou plutôt extérieures à leur simple condition naturelle : il semble que la condition culturelle de la vie prolonge en quelque sorte ses pouvoirs dans la mort pour l’élite sociale humaine — pouvoirs élargis par après « en droit » à l’humanité tout entière.
66En Egypte la survie de l'état de veille, du moins sa possibilité, était mesurée et garantie par les soins qu’on mettait à construire le sépulcre (ceci depuis le temps des pyramides) et à y accumuler les biens de l’ancien vivant qui devaient le rappeler (plutôt que le ramener) à une vie éternelle.
67En Grèce c’était moins la quantité que la qualité, la beauté (d’où le mot qui se répète sur les vases funéraires comme une incantation, kalos) des œuvres, stèles ou vases qui, par cet accompagnement de culture, devait le faire survivre à ce à quoi la nature le condamnait. Mais ceci même était fort rare et fort difficile (kalepa ta kala), ce qu’il y a de plus difficile dans la culture c’est la beauté et elle seule débouche et fait déboucher dans l’éternité hors de la nature semble-t-il (comme s’il y avait une équation beauté-immortalité).
68Sous le christianisme enfin le voisinage du corps mort et des reliques des martyrs et des saints était proportionné à la richesse et à la puissance du vivant. C’est donc dans tous les cas la situation hiérarchique seule qui donne ou ôte ses chances au prolongement d’une vie dans la mort (le nécros) afin de lui rendre sa plénitude culturelle et tous les moyens physiques du vivant, mais dans le bonheur et l'immortalité. Par quoi et où on retrouve la nature. Car la culture ne s’en éloigne jamais complètement ; elle ne s'en éloigne qu’en apparence. L’idéal du mort est d'être à nouveau le vivant à l’état de veille, qui mange, respire, boit, fait l'amour, et non plus le rêve perpétuel du Ka et le sommeil sans réveil de la momie. En Grèce l’image même du kouros kalos montre à quelle plénitude matérielle, biologique et physique, on abjure la nature du mort de revenir et de recouvrer. Et l’immortalité chrétienne — après le jugement dernier— sera « dans une âme et un corps », loin de la seule vie psychique de l’au-delà des tombes et des corps qui n’en sont plus, des nécroi, des revenants.
69Lorsque l’apôtre Paul dit à l’assemblée des Juifs qui le mettaient en jugement ; « C’est à cause de mon espérance en la résurrection des morts que je suis mis en jugement »10 sa réponse était quelque peu ambiguë, car il mit les pharisiens de son côté alors qu’il s’agissait de tout autre chose que de leur croyance à eux. Les chrétiens en effet se placèrent d’emblée sur le même terrain que les sadducéens et dans la tradition hébraïque de la plus haute antiquité —celle de la différence de nature, pourrait-on dire, entre la mort et la vie, un hiatus absolu entre-elles.
70Ceci nul, dans les temps modernes, ne l’a saisi mieux que Biaise Pascal. La vie est un don de Dieu. Depuis la chute, c’est-à-dire depuis que l’homme est déchu du pouvoir divin de l’immortalité, il meurt. Il meurt, c’est-à-dire qu’il n’y a pas pour lui de nécros mais le seul thanatos, au sens négatif de non-vie, quelque chose de semblable à ce qu’il fut avant d’être né.
71Alors que pour les pharisiens, dans la logique égyptienne et celle des rites de l’ensevelissement (pour conserver quelque chose de la vie matérielle, sinon vides de sens) qu’ils leur empruntèrent au moins en partie, le mort continuait sa vie mais une vie mutilée à laquelle l’art des hommes ou le don de Dieu ne pouvait que lui rendre la plénitude de sa vie terrestre (même si cette autre terre était le monde physique du Paradis), pour les chrétiens le mort est vraiment mort et il ne peut que revivre « en Dieu », c’est-à-dire dans une « autre vie » et à ce moment l’idéal devient l’anti-animal et l’anti-terrestre.
72Le nécros est donc dans cette vue aussi irrémédiablement condamné ou plutôt nié que par la pensée rationnelle du matérialisme grec, pour lequel son problème ne se pose pas. Ce qui n’est rien, dit Epicure, et cela si on veut bien voir est étrange, ce n’est pas le nécros, qu’il ne nomme même pas mais le thanatos qui est mais dont la nature consiste à n’être rien. Le thanatos est mais il n'est rien, ouden estin, tandis que le nécros serait bien quelque chose mais qu'il n’existe pas, qu’il n’y en a pas. Pour le nécros le phantasme c’est de le penser, pour le thanatos l'erreur n’est pas de le penser puisqu’il n’y a rien de plus réel et de plus certain que la mort, mais de le penser comme étant quelque chose. De même pour la pensée chrétienne le nécros est continuation de la vie et la résurrection une autre vie et non continuation sur un mode mineur de cette-vie. La vie mutilée par manque de chair, de matérialité, de rapports sociaux et la vie idéale par plénitude spirituelle, d’identification à Dieu ou au cosmos ne se confondent pas et elles s’opposent même complètement. On comprend donc que la résurrection se fasse en deux temps, le premier signifiant ou impliquant que la mort n'est pas la continuation de la vie — qu’il n’y a pas de nécros — le deuxième, le jugement dernier, qu’il y a résurrection, qui est davantage une rupture avec la mort (la victoire sur elle) qu’avec la vie qui la précéda et en quelque sorte engendra la mort mais a complètement disparu en elle.
73Or la conception chrétienne était née et s'est développée non pas tant dans un milieu philosophique matérialiste pour lequel il n’y a pas de nécros que dans un milieu moyen oriental et grec populaire pour lequel la conception nécrique était la seule admettant une vie après la mort ou plutôt, comme je l’ai dit, dans la mort — conception qu’il s’agissait de nier. Le christianisme le fit d’abord, un peu comme le judaïsme avait commencé par le faire du polythéisme11 ; il fut un antinécrisme pratique et non pas théorique. Il s’opposa au nécros comme étant le mal (et non pas l’erreur), comme constituant une conception non pas tant anti-religieuse que religieuse maléficiée, religieuse démoniaque. D'où l’exorcisme et la terreur des revenants, qui représentaient comme l’image charnelle (ou plutôt son ombre) du retour des idéologies religieuses pré-chrétiennes et que le christianisme croyait avoir rejetées dans le néant ou plutôt dans l’enfer du passé d’avant la révélation.
74Pourtant dès une époque très ancienne, et le symbole de Nicée en porte la marque, il y eut intrication de l’idée nécrique d’une survivance après la mort, celle d’une survie, avec la conception de la résurrection, celle d’une autre vie, les deux subsistant côte à côte. « Il » (le Christ) est mort, il est descendu aux enfers » (il a été nécros) « le troisième jour il est ressuscité... monté au ciel, de là il reviendra pour juger les vivants et les morts »12.
75Il en résulta que toute la civilisation chrétienne, plus encore que le paganisme grec, fut à la fois terrorisée par le nécros qu’elle n’arrivait pas à nier et non plus à expulser complètement, et envoûtée par lui. On tenta donc de l’exorciser et tout ceci peut parfaitement expliquer les soins qu’on mit depuis lors et de nos jours encore à préserver le nécros (tout en faisant mine de croire qu’il n’existe pas) par la précipitation non scientifique à enterrer les morts sans s’assurer de toutes les manières possibles qu’ils le sont. Parce qu’il faut beaucoup de foi pour croire en la résurrection comme autre vie, comme autre absolu de la continuation de la vie dans la mort et que pour le sens commun le fait que les morts, ceux qu’en enterre ou qu’on brûle, ne soient pas tout-à-fait morts les rassurent et même, d’une certaine manière, leur donne l’assurance qu'ils ressusciteront.
76Ce pourquoi les chrétiens s’opposèrent avec plus de virulence à l'affirmation du thanatos qu’à celle du nécros dont la croyance pouvait subsister à côté de celle de la résurrection (l’homme continue à vivre, nécriquement, et puis il ressuscite) mais celle du thanatos pas. Ce qui est bizarre puisque sans thanatos pas de résurrection —comme grâce divine, en quelque manière re-création individuelle ex nihilo.
77Tout se passe comme si, pour le christianisme, c’est la résurrection qui permet de concevoir le thanatos, la mort comme rupture avec la sensibilité et la vie et de rompre avec la croyance nécrique avant d’être à nouveau envahi par elle. Tandis que pour le matérialisme grec ce fut l’idée de l’irrationalité de confondre vie et mort, l’être qui sent avec une manière insensible. La conception matérialiste grecque partait donc d’une évidence anti-nécrique qui permettait de poser thanatos dans toute sa rigueur —comme n'étant rien pour nous — alors que la notion chrétienne de thanatos était posée par la résurrection. Aussi les tenants du seul thanatos —la mort sans résurrection— étaient-ils brûlés vifs et leur langue arrachée, tandis que les nécroi —les enterrés vivants qui réapparaissaient « après leur mort », ou plutôt comme morts-vivants, avaient la tête coupée et qu’on les exorcisait.
78Il est possible que la croyance au nécros, cette représentation persistante et qui submergea toute la pensée chrétienne soit à la racine de la croyance de l’enfer. L’enfer ce sont les nécroi, ceux qui ne sont pas vraiment morts et qui à cause de cela sont néfastes comme les morts païens, ceux d'avant la résurrection du Christ et de la bonne nouvelle du salut ; ils continuent à mener une vie misérable, la suite maléficiée de leur vie terrestre, à cause de quoi ils sont maléfiques pour les vivants. Seuls ceux qui échappent au nécros peuvent ressusciter, mais le nécros est pourtant la garantie, « existentielle » en quelque manière, qu’ils pourront le faire.
79Dans cette contradiction réside toute la question des enterrés vivants et l'angoisse des modernes eux-mêmes devant la mort et, sur un plan plus général, pourquoi ils vont au pire à travers la volonté du mieux. Car l’idéologie nécrique non seulement subsiste mais même elle s’accentue dans la débâcle de la pensée chrétienne qui caractérise notre époque puisque tout affaiblissement de la croyance à la résurrection —dès lors qu'elle n’est pas remplacée par le matérialisme, par la conscience et la connaissance des conditions de notre vie animale mais au contraire par un idéalisme de plus en plus irrationnel — ne peut qu’amener non seulement la résurgence mais l’amplification de toutes les stratifications mentales qui confondirent depuis des millénaires le destin des morts avec leur survie nécrique. Le mort-vivant est donc à ce moment une nécessité logique contre quoi ni notre moralité ni notre affectivité ni notre science ne peuvent prévaloir. Autour de sa possibilité comme devant être préservée s’organisent non seulement nos rapports avec le monde, avec nos proches mais aussi avec nous-mêmes, puisque laisser ouverte la probabilité d’être enterré ou brûlé vif pour les autres c'est bien évidemment le rendre probable aussi pour nous13.
Notes de bas de page
1 On comprend d’entrée de jeu pourquoi j’utilise (voire j’invente) des mots compliqués — nécros, thanatos et leurs composés, nécrique et thanatien. Le souci de la forme et d’une compréhension immédiate porterait à les ôter mais les termes usuels, tels la mort ou le mort, ou même philosophiques comme la distinction du « mourir » et de l’« être mort » ne recouvrent pas les mêmes évidences et auraient rendu plus confuses mes analyses au lieu de les simplifier.
2 L'originalité du zombie (Haïti) est qu’il s’agit d’un nécros fabriqué artificiellement en quelque sorte, par des herbes, des drogues. C’est une manière de peine de mort-vivant. D’ailleurs toute peine de mort a un caractère nécrique.
3 Voyage d’une Parisienne dans l'Himalaya Occidental. Par Madame de Ujfalvy-Bourdon (1887).
4 Compréhension que les Parsis de Bombay avaient perdue, ne comprenant plus eux-mêmes la raison de leur tradition.
5 Ce mot « vite », « enterrer son mort au plus vite » est de La Fontaine qui, dans le plus épicuréen de ses poèmes « le Curé et le Mort », avait bien vu cette précipitation des vivants à enterrer leurs morts.
« Un mort s’en allait tristement
s’emparer de son dernier gîte » Ce mort est triste, sa tombe sera son dernier gîte, car c’est là qu’il mourra. Je ne dis pas que La Fontaine ait pensé cela, il l'a en tout cas écrit et les deux vers qui suivent deviennent alors poignants :
« Un curé s’en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite ».
6 On a noté le nombre de tombes et cercueils, qu’on a ouverts et dont le « mort » avait mangé son linceul qu’il avait même digéré en partie.
7 Voir les vases géométriques du IXe siècle surtout ou, encore, le loutrophore du Maître de Bologne vers 480, au musée d’Athènes.
8 Cf., à l’idéologie chrétienne des « âmes en peine » (le nécros que son ange n’a pas conduit encore à « la mort », au thanatos).
9 La tragédie grecque c’est l’insistance sur le terme nécrique, son importance pour l’action et comme moteur de cette action. Le roman policier c’est l’inexistence de tout hiatus saisissable entre l’action criminelle ou policière et la mort. Aussi le mot de Malraux, que le roman de Faulkner est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier, est-il séduisant mais faux, car cette intrusion serait à tout le moins celle du nécros, le fait qu’entre l’action de la vie et l’inaction de la mort il y a la passion du mourant, son existence et son importance pour les vivants.
10 « Paul, sachant qu’une partie d'entre-eux étaient sadducéens et les autres pharisiens, s’écria devant le Sanhédrin : « Mes frères, je suis pharisien, fils de pharisien. C’est à cause de mon espérance en la résurrection des morts que je suis mis en jugement ». Quand il eut parlé ainsi une discussion s'éleva entre les pharisiens et les sadducéens et l’assemblée fut divisée. En effet les sadducéens disent qu’il n'y a pas de résurrection et qu’il n’existe ni ange ni esprit tandis que les pharisiens professent ces croyances ». Actes des Apôtres — 23n 6, 7, 8. Société biblique de France, version synodale 1934.
11 Les Hébreux ne niaient pas l'existence d’autres dieux mais ils voulaient n'en adorer qu’un seul.
12 D'ou aussi le fait que la théologie subséquente bâtit un rapport de cause à effet entre la vie d’avant la mort et la résurrection au jugement dernier, la résurrection après elle ? Je dis vie après la mort, car, au sens rigoureux, dans la conception nécrique de la mort il y a moins de vie après la mort que continuation d’une vie (mutilée) dans la mort, en son sein. En ce sens il n'y a pas, dans une conception nécrique, logique avec elle-même, de thanatos.
13 Il en va ici de ce qui en est de la peine de mort, puisqu’il est évident qu'en conserver « légalement » la possibilité, c'est la conserver aussi pour nous.
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