IV. Kant secret ?
p. 197-245
Texte intégral
1. Censure, autocensure, dissimulation
1En 1766, Kant écrivait à Mendelssohn : « Sans doute je pense avec la conviction la plus claire, et pour ma plus grande satisfaction, beaucoup de choses que je n’aurai jamais le courage de dire, mais jamais cependant je ne dirai quelque chose que je ne pense point » (L, X, 69)1. Kant n’est pas seul à penser cela. Plusieurs années plus tard, la règle qu’il vaut mieux s’abstenir d’exprimer à voix haute « une vérité... qui peut facilement être mal utilisée » et que « le sage ne peut pas dire ce qu’il vaut mieux taire », cette règle de conduite est rappelée par l’un des deux protagonistes des Dialogues maçonniques de Lessing, l’auteur dont l’athéisme ou le panthéisme présumé, dissimulé jusqu’au bout, fera justement l’objet d'une polémique qui se déchainera après sa mort2. Taire sa pensée ou ne la révéler que partiellement était donc une règle répandue, imposée par les circonstances. Mieux, cela fait en quelque sorte partie des bonnes manières. Un traité de savoir-vivre, publié en 1788 et devenu rapidement un best-seller, contenait notamment deux courts chapitres aux titres significatifs de « Ne pas être trop franc » (offenherzig) et « Ne communiquer aucune nouvelle à ses voisins »3.
2Chez Goethe, nous voyons Faust répondre en ces termes à l'éloge du savoir que fait son disciple : « Oui, ce qu’on appelle connaitre. Qui osera nommer l’enfant de son nom véritable ? Le peu d’hommes qui ont su quelque chose, et qui ont été assez fous pour ne point garder leur secret dans leur propre cœur, ceux qui ont découvert au peuple leurs sentiments et leurs vues, ont été de tout temps crucifiés et brûlés »4. C’est un thème qui revient sans cesse dans la correspondance du poète, lequel se définit justement comme un ehrner Schweiger, un taciturne bien trempé. La règle du « silence vis-à-vis du monde entier » est certes un conseil déjà prodigué par « les sages de l'antiquité », mais c’est aussi une règle qui revêt une actualité particulière en une situation où l'on voit les pouvoirs en place manifester une profonde défiance « à l’égard de leurs intellectuels » (Schriftsteller). C’est à partir de cette situation que l’on peut comprendre des phrases de ce genre : « Si je dois être sincère, alors il me faut confesser... » (Soll ich aufrichtig sein, so muss ich bekennen). Ou encore : « Malheureusement, on est contraint, la plupart du temps, de rester muet... »5.
3Dans cette dernière lettre, — nous sommes durant l’été 1794 — Coethe éprouve le besoin d’ajouter l’assurance que ses « opinions » et ses « intentions » sont en tout point exemptes de ce « dont un brave allemand pourrait avoir honte ». La Révolution française avait éclaté, et l’intervention armée des puissances féodales était en cours, dans le cadre d’une guerre où les Allemands étaient engagés en première ligne. L’assurance donnée par Goethe ne pouvait mieux tomber. Entre-temps la situation des intellectuels en Allemagne a nettement empiré. Ce qui se produit à Paris démontre aux cours allemandes quel danger il peut y avoir à laisser se diffuser librement une culture subversive, ou du moins peu respectueuse du trône et de l'autel. Dès lors les intellectuels allemands aux idées les plus avancées doivent exercer leur activité dans une situation bien différente de celle que connaissent les partisans français des lumières ; non seulement parce qu’ils ne peuvent s'appuyer sur aucune base sociale assez large, sur aucun groupe social qui dispose d’une importance ou d’une force suffisante, mais aussi parce que, pour les classes dominantes allemandes, les événements d’Outre-Rhin ont sonné l’alarme, et quelle alarme ! C’est à cette époque que Kant constate amèrement que, au moins pour ce qui est de certains arguments tabous, il est impossible de « penser à haute voix » (L, XI, 327 ; la lettre est datée du 24/II/1792)6, et il confesse qu’il poursuit sa réflexion en vue de clarifier pour lui-même ce qu’il pense, mais tout en se gardant bien de la moindre « communication extérieure » (Mitteilung ausser mir) (L, XII, 37 ; la lettre est datée du 14/VIII/1795)7.
4« Penser à haute voix » (laut denken) : la même préoccupation et la même expression que celle que nous avons repérée chez Kant se retrouvent, toujours en 1792, chez Wieland8, lequel ajoute : « les intellectuels cosmopolites » (kosmopolitische Schriftsteller) — il s’agit en fait des intellectuels qui suivaient avec sympathie le processus révolutionnaire en cours Outre-Rhin — « doivent avoir eux aussi leurs secrets comme en ont toujours eu, pour leur part, les gouvernements et les cabinets »9.
5Revenons à Kant. Après l’intervention pressante des autorités prussiennes (1er octobre 1794) qui l’avertissaient de ne pas poursuivre plus avant son « œuvre de déformation et de dénigrement de maints dogmes capitaux et fondamentaux des Saintes Ecritures et du Christianisme », le philosophe tirait la conclusion que voici : « Se rétracter et renier sa conviction intime, cela est de la lâcheté ; mais se taire en un cas comme celui-ci est le devoir d’un sujet, et si tout ce que l’on dit doit être vrai, ce n’est cependant pas un devoir que d’exprimer publiquement toute vérité » (XII, 380)10. Alors même que s’amoncelaient au-dessus de sa tête les nuages qui annoncent la tempête, Kant avait écrit que l’éventualité de voir les autorités lui interdire de « faire connaître entièrement ses principes », ne l’inquiétait en rien : c’est — déclarait-il — « ce que j'ai fait jusqu’à présent (ce que je ne regrette nullement) » (L, XI, 501 ; Lettre à Biester du 18/V/1794)11. Moins de dix ans avant sa mort, le philosophe avoue qu’il n’a pas encore pu exprimer sa pensée. Même le théoricien de l'impératif catégorique, d'une loi morale dont la pureté et le caractère inconditionné devraient, à en croire les interprétations courantes, détourner de toute considération ou de tout compromis de nature empirique, se voyait contraint, par une censure aussi vigilante qu’obtuse, à user d’une sorte de dissimulation.
6Il est significatif que, même lorsqu’il réaffirme le caractère inconditionné du devoir de véracité, Kant se ménage, en quelque sorte, une issue. Certes, aucune circonstance ne peut justifier le recours au mensonge, mais il ne sera obligatoire de dire une vérité qui risque d’être dangereuse que lorsqu’on ne peut « éviter l'aveu » et uniquement lorsqu’il s’agit de « déclarations » auxquelles on ne peut se soustraire : même un principe absolu, lorsqu’on en vient à la question de son application aux situations concrètes, donne naissance à un problème « politique »12. La rigueur morale n’exclut pas l'adresse politique. Le précepte de la morale « soyez simples comme des colombes » peut très bien s’accorder avec le précepte de la politique « soyez prudents comme des serpents » (PP, VIII, 370). C’est précisément la raison pour laquelle Kant déclare que le recours au serment, son usage comme d’un « moyen pour obtenir de force la véracité » (Erpressungsmittel der Wahrhaftigkeit) est une forme de tortura spiritualis13.
7Quoi de plus significatif à cet égard que les mots placés par Nicolai dans la bouche d’un kantien auquel Wolff réssuscité demande, lors d’une controverse imaginaire, quelles sont les raisons véritables pour lesquelles Kant rejettait le recours au serment : « Avec vos sempiternelles questions sur des raisons, à propos desquelles rien ne vaut le silence, vous voulez introduire une contrainte spirituelle (tortura spiritualis), à laquelle de nos jours aucun philosophe n’acceptera de se soumettre, surtout s’il occupe de religion et de politique (Staatsrecht)14. Pour la conscience de l’époque, c’était presque devenu un lieu commun que cette attitude de fuite, face à l’inquisition et aux harcèlements du pouvoir, naturellement, adoptée par les intellectuels, surtout lorsqu'ils étaient adeptes de la philosophie critique.
8Revenons à Kant. Le sentiment profond du caractère sacré de la morale n’exige donc pas que l’on courre à sa ruine, sans tenir compte des rapports de force réellement existants, et il n'interdit en rien de développer des techniques permettant de jouer au plus fin avec la censure et de continuer à critiquer le pouvoir sans avoir à en subir les foudres. On trouvait même un certain nombre de disciples pour se sentir moralement autorisés à une souplesse de comportement qui n’excluait pas la « duplicité » à l’égard du pouvoir. C’est le cas de Kiesewetter. Bien introduit à la cour, du fait de l’enseignement qu’il dispensait aux princes et aux princesses, celui-ci en profitait pour informer le maître, non seulement des dangers qui le menaçaient, mais aussi de ce qui se tramait en coulisse, en révélant des détails confidentiels et indiscrets.
9Mais la « duplicité » de Kiesewetter ne s’arrêtait pas là. Il s’était aperçu, grâce aux informations secrètes dont il disposait, qu'un espion avait été mis à ses trousses par l’implacable Wöllner pour le surveiller pendant ses leçons ; aussi commença-t-il à souligner le parfait accord entre la doctrine morale kantienne et le christianisme, allant jusqu'à insister avec force sur cet accord dans un essai publié dans les règles et qui était même dédié au roi ! En même temps, voici comment il se justifiait aux yeux du maître : « Je ne peux ni ne veux feindre des apparences dévotes, mais je veux faire tout ce que je peux pour la bonne cause » (L, XI, 137 ; lettre du 3/III/1790)15.
10Il ne semble pas que Kant ait critiqué le comportement de Kiesewetter ; à en juger par la lettre citée ci-dessus, il semblerait même que, prévenu de ce que s'apprêtait à faire son disciple, il n’ait pas cherché à l’en dissuader. « Peut-être vous souviendrez-vous » — écrit Kiesewetter — de ce que je vous disais lors de mon séjour à Königsberg ; je redoutais d'être obligé de publier quelque chose ; il s’est réellement produit ce que je redoutais. Il convient d’ajouter que des assurances d’orthodoxie données en public, en un moment aussi délicat, étaient utiles à l’un autant qu’à l’autre ; et aussi que les problèmes de conscience auxquels étaient confrontés le maître et son disciple étaient à peu près du même ordre, sans que pour autant il leur soit apporté un type de réponse identique. « Très cher Professeur » — écrivait encore Kiesewetter — « je vous assure que je me suis parfois trouvé dans de telles situations, que j’avais besoin de toute l’attention possible pour, d'une part ne rien sacrifier à la vérité, ni d’autre part révèler mes sentiments et me nuire à moi-même » (Ibid., 136-7)16. Quoiqu’il en soit, entre Kant et Kiesewetter, une étroite collaboration continue à exister. Le disciple faisait part au maître du fait que « le Seigneur Jésus est déjà apparu plusieurs fois au roi » (L, XI, 265, lettre du 14/VI/1791)17 et, un peu plus tard, la Religion dans les limites de la simple raison expliquait que « vouloir percevoir (wahrnehmen) en soi des influences célestes est une forme d’illusion » (R, VI, 174).
11D’autre part, à la même époque, les publicistes contrerévolutionnaires s’empressent d’accuser les intellectuels, non seulement à cause du caractère subversif de leur spéculation, mais aussi à cause de la duplicité dont ils font preuve dans leur tentative de saper l’idéologie et le système politique dominants. Dès qu'une institution laisse apparaître quelque défaut, les intellectuels, enfermés dans leurs cabinets, songent sur le champ à la détruire ; il faut avouer que « les écrivains s’occupent surtout de la perfection qu’exige la raison ». Ils sont non seulement vaniteux, d’où la haine dont ils accablent la noblesse ; mais ils ne supportent pas l’anonymat et ils aspirent à un rôle beaucoup plus actif et beaucoup plus voyant au sein de « constitutions républicaines » ; et puis ils sont « partiaux », « impatients », « mus par la passion ».
12Mais ces mêmes intellectuels, si distraits et si dépourvus de sens pratique, sont accusés en même temps d’avoir un comportement politique qui n’est que trop rusé : ce sont eux le nerf des « sociétés secrètes », au sein desquelles ils cherchent à discréditer la « religion positive » et les « institutions en vigueur », souvent en usant de feintes destinées à ne pas provoquer un rejet immédiat chez les plus naïfs, en recourant à une propagande sournoise qui s’insinue peu à peu dans les esprits. L’auteur de ce violent réquisitoire, en 1792, n’est autre que E. Brandes, qui indique aussitôt le remède : il convient que les intellectuels « se gardent de toutes les ingérences auxquelles leur profession ne les autorise pas ». C’est là un objectif d’autant moins difficile à atteindre que « dans la plupart des Etats, ceux qui détiennent le pouvoir ont à présent ouvert les yeux sur l'importance des écrits relatifs à la politique »18. Il s’agit d’inviter le pouvoir à aiguiser son regard, en scrutant à contrejour des textes et des déclarations en apparence dénués de toute portée politique. En effet, quelques années plus tard, à Weimar, où régnait pourtant un « libéralisme » et une tolérance relatifs, un conseiller secret pouvait écrire : « Dans les cabinets, on s’occupe des intellectuels (Schriftsteller) plus qu’on ne se l'imagine au-dehors »19.
13Mais le regard aiguisé du pouvoir et de la censure poussait les intellectuels, à leur tour, à mettre au point des techniques d’autocensure et de dissimulation de plus en plus subtiles. C’est un fait qu'il ne faut surtout pas perdre de vue ; malheureusement, les clichés20 auxquels on demeure attaché nuisent, aujourd'hui encore, à la compréhension de la pensée de Kant. Pour justifier son refus d’ajouter foi au témoignage de Varnhagen, dont nous avons parlé plus haut, décrivant l’enthousiasme du philosophe qui venait d’être informé de la proclamation de la république en France, voici ce qu’écrit un interprète pourtant aussi perspicace que Vorländer : « un geste si théâtral ne correspond guère à la ferme objectivité de Kant ». Ou encore, à propos de l’attitude du philosophe vis-à-vis de la censure et, en particulier, de sa réponse à l’injonction de cesser de diffamer le christianisme, le même interprète écrit qu’il est absolument impossible de parler d'un « manque de sincérité (Unlauterkeit) personnelle » chez Kant, et ce, notamment du fait, une fois encore, de son caractère »21. Et voilà le cercle refermé. Comment un philosophe qui, déjà de lui-même, était étranger à toute forme d’enthousiasme irréfléchi, aurait-il pu avoir besoin de recourir au mensonge face à la censure ?
14Le cercle se referme, mais c'est de manière vicieuse. Car si l’on cesse de considérer comme suspects, au nom de purs préjugés et sans aucun motif valable, les nombreux témoignages en cause, autrement dit si l'on adopte comme point de départ le présupposé d’une absolue impossibilité de concilier la pensée de Kant et l’idéologie dominante, alors le vrai problème n’est pas de procéder à une enquête psychologisante sur la sincérité du philosophe, pour pouvoir aussitôt rejetter tout soupçon à cet égard parce que cela ne cadrerait pas avec le « caractère » de Kant, c’est-à-dire en réalité parce que cela serait désobligeant à l’égard de l'image courante de Kant ; le vrai problème est plutôt de comprendre à l'aide de quelles techniques un philosophe qui ne voulait pas être condamné au silence et qui, fidèle en cela à la meilleure tradition des Lumières, n’acceptait pas de renoncer à « l’usage public » de la raison, même si cela pouvait servir la cause du progrès, s’efforçait de tromper la vigilance de la censure. Les problèmes de conscience de Kant se situent au second plan, et ils sont surtout là pour confirmer combien lui semblaient fragiles et incertaines sur le plan objectif, et difficiles à respecter sur le plan subjectif, les frontières qui séparent la réserve de la « duplicité ».
15Certes, de la « réserve » (Zurückhaltung) entendue comme « manque de franchise » (Offenherzigkeit), est distingué le « manque de sincérité » (Aufrichtigkeit) qui comporte la « fausseté » (Unwahrhaftigkeit) proprement dite dans la communication de sa pensée, mais la suite de la lettre que nous sommes en train d’examiner semble effacer la netteté de cette distinction : Kant déclare en effet que le manque de « franchise » (Offenherzigkeit) plonge ses racines dans cette « déloyauté » (Unlauterkeit) inhérente à la nature de l’homme (L, XI, 332)22. D'autre part, à en juger par la lettre à Mendelssohn que nous avons déjà citée, le philosophe, tout en déclarant que sa réserve ne va jamais jusqu’à l’absence de sincérité, admet que sa sincérité s’exprime, ou peut s’exprimer, de manière « équivoque» (zweideutig), ce qui revient à reconnaître le caractère fondé de la remarque que Mendelssohn avait faite à ce propos (L, X, 69)23.
16L’« équivocité » dont il est ici question fait immédiatement penser à l'« obscurité » dont parle Fichte. La sincérité, comme elle n’exclut pas l'« équivocité », n’exclut pas non plus l’« impénétrabilité ». Que l’on se reporte simplement sur ce point aux suggestions de Kant à propos de la nécessité d’apprendre aux enfants la Weltklugheit, la prudence, l’habileté dans le comportement : un enfant doit « dissimuler et se rendre impénétrable » (sich verhehlen und undurchdringlich machen) ; autrement dit « la dissimulation » (das Dissimulieren) est une nécessité.
17Les conseils donnés aux enfants permettent de mieux comprendre le comportement auquel le philosophe était contraint, et ce dernier nous fournit la clé la plus adéquate pour lire ses textes. Un enfant, tout en cherchant à se rendre impénétrable, doit aussi chercher à « pénétrer » (durchforschen) les autres, habitués eux aussi, bien entendu, à la dissimulation. Le terme utilisé ici suggère la nécessité d’une lecture entre les lignes, qui permet au regard de percer le voile d’« équivocité » et d'« impénétrabilité » dont les circonstances objectives contraignent chacun à s’entourer. « Pénétrer (durchforschen) les autres est difficile, mais on doit de toute nécessité entendre cet art » si l'on ne veut pas s’en tenir aux apparences.
18Dissoudre l’« équivocité », être capable de voir au-delà de l’« impénétrabilité », tel est le vrai problème de l’interprète, qui n’est pas de s’interroger sur le degré de sincérité subjective du philosophe pour s’empresser de rejeter dédaigneusement l’ombre du péché contre le devoir de véracité que ce dernier a lui-même formulé. D’autant plus que c’est Kant lui-même qui déclare que « le déguisement », ce « moyen désolant », la dissimulation... touche de très près à la déloyauté (Unlauterkeit)24.
19Au demeurant, Kant était moins ingénu que ne le dépeignent certains de ses interprètes. Nous en trouvons un exemple éclatant, révélé par le philosophe lui-même, dans la Préface du Conflit des facultés : après avoir rappelé la réponse qu’il fit à l’admonestation sévère des autorités prussiennes, où, devant le roi, il s’engageait comme le plus fidèle sujet de votre Majesté à ne plus s’occuper de religion, Kant révèle dans une note que cette expression a été choisie avec circonspection, de façon que l'engagement ne soit valable qu’aussi longtemps que Frédéric Guillaume II serait en vie (CF, VII, 10). Parmi les nombreuses « questions casuistiques » auxquelles est consacrée une bonne part de la seconde partie de la Métaphysique des mœurs, on trouve débattue la question suivante : « Peut-on tenir pour mensonge (Lüge) une contre-vérité (Unwahrheit) émise par simple politesse (par exemple le : je suis votre très obéissant serviteur) à la fin d’une lettre ? ». La réponse est négative : « Personne n’est trompé par là ». Dans une certaine mesure, les assurances de fidélité et de loyauté vis-à-vis du pouvoir pourraient entrer dans ce cadre ; et n’est-ce pas Kant lui-même qui, à l’occasion d'une autre de ses « questions casuistiques », nous met en garde contre le danger de « purisme (une pédanterie relative à l’observance des devoirs, en ce qu’ils ont de large)25 ?
20Si vraiment l’on est si soucieux de rappeler l’entière sincérité subjective du philosophe, et d'éloigner du théoricien de l’impératif catégorique tout soupçon de duplicité, c’est à une autre considération qu’il faut faire appel. Du point de vue de Kant, l’absence de sincérité tient d’abord au fait de vouloir simuler, en matière de religion, des convictions que l’on n'a pas, en allant jusqu’à se cacher à soi-même ses propres doutes, et en exigeant des autres qu’eux aussi ils simulent la conviction. C’est la raison pour laquelle Kant oppose à cette hypocrisie l’attitude de Job, qui ne cache ses doutes ni à soi-même ni à Dieu, et qui au contraire « tient pour sacrilège » le fait d'adorer Dieu par des proclamations de foi auxquelles ne correspond pas une conviction intérieure réelle et complète26.
21Le rôle de pendant27 polémique à la figure de Job, semble être dévolu à Pascal, dont le nom n’est pas explicitement cité, mais dont le « pari » fait l'objet d’une allusion indirecte. Adopter ce que Kant défini comme « la maxime de sûreté dans les affaires de la foi », en partant de l’argument que, de toute manière, il n'y a rien à perdre, proclamer solennellement sa foi pour ne pas compromettre les avantages supraterrestres, et surtout terrestres, que l’on en escompte, cela signifie « élever le manque de sincérité (Unredlichkeit) à la hauteur d’un principe» (R, VI, 188). En arrachant de force l'expression publique de la foi, le pouvoir politique et religieux entend contraindre au manque de sincérité ; dès lors, la lutte pour échapper à ce genre de contrainte, passerait-elle par l'autocensure et la dissimulation, est en dernière analyse une lutte pour la défense de sa propre sincérité, une lutte qui entend rappeler l’existence d'un droit de douter et empêcher que l’on ait à simuler une conviction que l’on n’a pas et qui, en réalité, fait tout autant défaut à ceux qui l’exigent de façon si impérieuse.
22En tout cas, c’est un grand sentiment de douleur que Kant a du éprouver face au problème de la conciliation entre le devoir de véracité et les règles de prudence imposées par une situation politique complexe et périlleuse. De ce conflit intérieur, ses textes témoignent amplement. Quoi de plus significatif, à cet égard, que la tristesse de l’invocation introduite dans la seconde édition de la Religion, alors que s’amoncelaient les nuages annonciateurs de la confrontation avec la censure : « O sincérité ! O Astrée, qui de la terre s’en est enfuie au ciel, comment peut-on te ramener de là-haut (toi, le fondement de la conscience et donc de toute religion intérieure) ? Je veux bien admettre, mais la chose est tout à fait regrettable, qu’on ne rencontre pas dans la nature humaine la franchise (qui consiste à dire toute la vérité que l’on sait). Mais l’on doit pouvoir exiger de tout homme la sincérité (qui consiste à dire avec véracité tout ce que l’on dit) et même s’il n’y avait à cela aucune disposition dans notre nature, dont la culture serait seulement négligée, alors, à ses propres yeux, la race humaine devrait être un objet du plus profond mépris ».
23Dire la vérité, ne serait-ce qu’à demi, voilà donc la condition minimale indispensable pour continuer à avoir confiance en l’homme. Mais, est-ce vraiment possible ? Comme on l’a vu, Kant semble nourrir lui-même quelques doutes à cet égard. Si, toutefois, cela est possible, c'est seulement au prix d’une lutte intérieure pénible, et d’une vigilance toujours en éveil. Car la véracité, « cette qualité de l’âme qu’on réclame est exposée à beaucoup de tentations et coûte de nombreux sacrifices ; aussi fait-elle appel à la force morale, c’est-à-dire à la vertu (qui doit être acquise) et l’on doit la surveiller et la cultiver plus tôt qu'une autre, quelle qu'elle soit, parce que le penchant opposé, si jamais on l’a laissé s’enraciner, est extrêmement difficile à extirper » (R, VI, 190).
24Il convient dès lors de s’interroger sur les accents d'un pessimisme aussi cru qu’inhabituel qui se font jour dans la Religion ; ne sont-ils pas déterminés, ou du moins conditionnés en grande partie par une situation objective où, d’un côté, sur le plan international, on voyait la Prusse s’engager en première ligne dans la croisade contre-révolutionnaire tandis que de l'autre, sur le plan intérieur, du fait précisément des bouleversements d’Outre-Rhin, le dispositif de censure se renforçait, au point de rendre impossible cet « usage public de la raison » sans lequel il ne saurait y avoir de pensée ? Il est certain que, lorsqu’il démontre la présence en l’homme d’un mal radical, Kant parait surtout invoquer deux exemples. En premier lieu, le caractère apparemment inextinguible de ce « fléau du genre humain », la guerre, qui, à l’époque, était une menace pour la France révolutionnaire, et, indirectement, pour la lutte de tout peuple désireux de se libérer du despotisme. Quant à l’autre exemple, il s’agit du mensonge qui ne cesse de se répandre dans les rapports sociaux : « notre méthode éducative, plus particulièrement sur les points de religion, ou mieux, les dogmes relatifs à la foi », en réalité la contrainte à laquelle le pouvoir a recours dans ce domaine, tout cela « produit de purs hypocrites en leur intérieur même » (R, VI, 190).
25Dans les Réflexions, il est explicitement fait mention du « manque de sincérité des hommes » comme du « mal radical » (XIX, 646). Kant remarque « la fausseté secrète même dans l’amitié la plus intime, de telle sorte que mesurer sa confiance dans les confidences réciproques, même s’agissant des meilleurs amis, compte parmi les maximes universelles de la prudence » (R, VI, 33). La véracité demeure un devoir moral, mais la société, avec son système de coercition, impose une hypocrisie de fait. D’autre part, c’est Kant lui-même qui fait nettement le lien entre le fléau de la guerre et celui que représente une censure hypocrite et oppressive, lorsqu’il espère que la conclusion de la paix entre la France et la Prusse se traduira également par une plus grande marge de liberté28.
26Dans le Conflit des Facultés, à un moment donc où le nouveau pouvoir républicain, désormais solidement établi, a réussi à arracher la paix de Bâle à la Prusse, où la pression de la censure et de la réaction a diminué, la sympathie que suscite la Révolution française constitue la preuve du progrès de l’humanité ; dans la Religion, en revanche, la grave incertitude qui entoure l'issue de la lutte, l’apparente fragilité du nouveau pouvoir républicain, en proie à de déchirantes contradictions internes, encerclé par une formidable coalition de pays qui, déjà à l’intérieur de leurs frontières, étouffent toute manifestation de sympathie pour les transformations radicales dont la France est le théâtre, tout cela ne peut que projeter une ombre sur les perspectives de progrès de l'ensemble de l’humanité.
27C'est pourquoi il est nécessaire de bien évaluer la situation réelle, ainsi que les rapports de force existants, et de se montrer prêt à dissimuler ce qu’il y a de dangereux dans la vérité, sans recourir pour autant au mensonge. Une pénible recherche de compromis, telle est la contrainte qui s’exerce non seulement sur Kant, mais, durant toute une époque, sur les intellectuels en général et surtout sur ceux dont les positions sont les plus progressistes.
28Il convient de prendre en compte les problèmes de conscience qui, indéniablement, tourmentaient Kant, pour parvenir à une interprétation plus fine du texte. Pour ne prendre qu’un exemple, lorsque la Préface du Conflit des Facultés évoque la personnalité de Frédéric Guillaume H, entre temps décédé, qu'elle qualifie d’« excellente — indépendamment de certaines particularités de tempérament — » (CF, VII, 5), cette dernière précision n'est pas sans immédiatement évoquer la technique de la réserve dont Kant fait la théorie comme d’un instrument pour se soustraire à la censure sans pour autant sacrifier le devoir de véracité ; mais, du point de vue de l’interprète actuel, il importe de songer à tout ce que cache cet « indépendamment », sans doute ironique : un élément essentiel, voire l’élément majeur du jugement de Kant sur Frédéric-Guillaume H, lequel passait aux yeux du philosophe pour responsable, ou du moins fortement co-responsable des mesures liberticides de l'époque de ledit de Wöllner, et qui, de plus, était sujet à cette Schwärmerei que Kant ne cesse de dénoncer sans la moindre complaisance.
29La technique de la réserve, dont Kant fait explicitement la théorie, finit inévitablement par poser des problèmes d'interprétation complexes, y compris lorsqu’il s’agit de la partie de la véracité que l’on consent à énoncer. Un exemple éclatant nous est fourni à cet égard par Erhard, un disciple de Kant. Pour éviter les persécutions, et détourner les soupçons, celui-ci nie avoir jamais fait la théorie du droit à la révolution et, d’une certaine façon, il dit vrai, puisque, dans le texte cité, l’examen de ce thème s'achevait ainsi : « Le droit de faire la révolution ne peut donc exister en tant que droit positif... »29. Reste un détail que, dans son plaidoyer, le jacobin allemand se garde bien d’ajouter (recours à la technique de la réserve qui est bien typique d’un disciple de Kant) : dans le livre en question, après avoir nié l’existence d’un droit positif à la révolution, il reconnaissait au peuple un droit moral à cette même révolution. La déclaration que nous venons de citer se poursuivait en effet ainsi : « ... et le problème est exclusivement moral : un problème qui ne concerne pas la loi, mais la légitimité »30.
30Erhard pouvait, bien entendu, emboîter le pas de son maître en se donnant à soi-même et aux autres l’assurance qu’il disait toujours la vérité : tout le problème est de savoir la saisir ; ou plutôt, pour celui qui énonçait cette vérité, le problème était d’en fournir une expression suffisamment compréhensible pour les lecteurs les plus attentifs auxquels le message était destiné, tout en réussissant à échapper à la surveillance de la censure et du pouvoir. C’est seulement de cette manière que devient compréhensible la curieuse Prémisse qui inaugure le texte en question, et qui, malgré sa brièveté, présente un enchevêtrement inextricable de distinguo et de restrictions mentales. « Ce que j'ai affirmé, je le tiens pour vrai » : c’est l’assurance de respecter le devoir de véracité que nous connaissons déjà chez Kant. Mais Erhard ajoute aussitôt : « ... mais rien de plus ni de moins que ce qui ressort des termes que j’ai employés ». Autrement dit, il y a une clé de lecture, le texte écrit n’est pas immédiatement transparent, car l’obligation de véracité n’exclut pas le recours à la réserve. Faut-il comprendre alors que le livre entend introduire clandestinement des contenus mystérieux et subversifs ? En aucun cas — assure tout aussitôt Erhard qui, pour écarter un soupçon qui pourrait s’avérer dangereux, n'hésite pas à se comparer à une écolière ingénue, non sans une pointe d’ironie moqueuse : « Si l’on s’avisait de découvrir dans le texte des allusions ou des pensées cachées, il conviendrait de ne s’en prendre qu’à sa propre imagination ou à l'impropriété des termes que j’utilise, et j’aurais la même impression qu'une petite fille rougissant devant les doubles sens que tout esprit malicieux peut toujours attribuer à de chastes paroles ». Mais si des doubles sens peuvent surgir, et s’il faut veiller attentivement à ne lire dans le texte rien de plus, mais aussi rien de moins, que ce qui y est effectivement contenu, ne faut-il pas comprendre que la formulation de ses écrits est obscure et incompréhensible ? Pour répondre à cette objection imaginaire, Erhard conclut, goguenard : « J’espère simplement que ceux qui les trouveront incompréhensibles ne chercheront pas à les réfuter et que ceux qui les réfuteront seront incapables de les comprendre » !31.
31Nous pouvons compléter ces considérations à partir d’une lettre de Fichte à son épouse : « Dans la lettre que tu as reçue par la poste, je ne t’ai parlé que de choses que tout le monde peut savoir, parce que je sais de façon certaine qu'elle sera ouverte. Je t’écrirai donc souvent par la poste, à ton adresse, et je te prie de me répondre de la même manière, par la poste, s’il s’agit, naturellement, de choses que tout le monde peut savoir ; fais-moi parvenir par la même voie tout le courrier sans importance... Je te donne plus bas une adresse secrète »32. Arrêtons-nous là, même si la lettre en question contient d’autres indications intéressantes sur les précautions de Fichte pour échapper à la censure et à la répression du pouvoir dominant. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Fichte n’expédie pas sa lettre et ses conseils compromettants par la poste, mais par l’intermédiaire d’une tierce personne (il s’agit, en l’occurence, de L. Tieck).
32Kant lui-même semble avoir eu recours à un système de ce genre, à en juger par une lettre qui lui a été adressée : son interlocuteur, tout juste de retour de Paris où il est allé à « l'époque la plus importante de son histoire », autrement dit celle qui a débuté le 14 juillet 1789, exprime sa déception de n’avoir reçu en France aucune lettre de Kant (s’étaient-elles égarées, ou est-ce le philosophe qui n’était pas parvenu à les faire expédier par l’intermédiaire de « ses (c’est-à-dire ceux de Kant) amis en Allemagne » ?) puis il demande à nouveau au philosophe de lui écrire, toujours par l’intermédiaire de « ses amis à Berlin » (L, XI, 216 et 227). Il semble donc que Kant préférait lui aussi que certaines lettres ne soient pas expédiées par la poste, mais par l'intermédiaire de personnes de confiance. Et ce n’est peut-être pas un hasard que ce soit justement l'un de ses disciples qui revendique, même si son langage est empreint de beaucoup de prudence, « le droit au secret de la correspondance »33. Si la correspondance privée était si surveillée et soumise à une auto-censure aussi vigilante, n’était-ce pas pire encore pour les œuvres destinées à la publication ?
33Revenons un moment à Wieland ; celui-ci affirme que les « intellectuels cosmopolites » ont droit à leur jardin secret, puis il accepte de « déballer quelque chose » (etwas... ausschwatzen) de ce qu'il sait et de ce qu'il pense de la Révolution française34. Nous savons qu’il a pris ses distances avec le tournant radical qui est intervenu à Paris. Mais le tableau de ses opinions politiques, tel qu’il ressort de sa correspondance privée, présente, du moins à cette époque, bon nombre de divergences avec les textes publiés. En 1794 encore, Wieland se déclare « totalement conquis » par Fichte, il s’agit — bien entendu — de l’auteur des Contributions, qu’il vante comme « l’un des plus grands hommes actuellement vivants » et « l’un des esprits les plus aigus et les plus lucides de notre temps ». Wieland note également, apparemment sans en être scandalisé, qu’un « esprit révolutionnaire universel » se diffuse parmi la jeunesse estudiantine, là encore grâce à Fichte. Mieux, il attend de cette diffusion une plus grande incitation à la « révolution en cours », limitée bien entendu « aux cerveaux de nos contemporains »35.
34Vivant à Weimar, entouré de beaucoup de prestige, Wieland n’a pas à subir une surveillance de sa correspondance privée comparable à celle qui s’exerce sur Kant ou sur Fichte. Mais l’autocensure n’est pas pour autant absente des textes destinés à la publication. Ce n’est pas pour rien que, lors d’une polémique visant le directeur du « Teutscher Merkur » à cause de sa condamnation du jacobisme, un interlocuteur36 déplore que la censure allemande rende difficile le débat idéologique. L’interlocuteur en question écrit de Kiel, dans le Schleswig-Holstein qui, sous administration danoise à l'époque, connaissait une situation de liberté ou du moins de tolérance inconnue en Allemagne37 ; aussi semble-t-il avoir conscience de l’ambiguïté qu’une situation objective difficile fait inévitablement peser sur les déclarations de Wieland. La distance prise par celui-ci à l’égard du tournant jacobin de la révolution est un fait indéniable ; cependant, pour pouvoir en évaluer la portée réelle, il faut tenir compte du fait que, de son propre aveu, Wieland, tout comme Kant, ne dit pas tout ce qu’il pense, mais n’accepte de « déballer » en public qu’une partie de sa pensée. L’interprète actuel ne peut ignorer le fait objectif de l’autocensure. Et cela, quelle que soit la différence des positions politiques et philosophiques, vaut pour Kant, pour Wieland, comme pour tous leurs contemporains.
2. Trois types de compromis avec la censure et le pouvoir
35Après l’intervention peu amène des autorités prussiennes, l’argument principal de Kant pour se justifier consiste à dire que son enseignement est incompréhensible au grand public, puisqu’il est exclusivement destiné aux Fakultätsgelehrte et qu'il est écrit dans un langage qu’eux seuls sont à même de comprendre ; il fallait donc bien autoriser dans les facultés universitaires cette liberté de recherche qui était certes inadmissible « dans les écoles, les chaires et dans les écrits populaires »38. Sans doute s'agit-il d’une considération qui se place dans la lignée de la distinction entre « usage public » et « usage privé » de la raison, mais, par là-même, il s’agit aussi de suggérer une sorte de compromis par lequel, en échange de la liberté de recherche, les intellectuels acceptent d’exercer un auto-contrôle sur leurs œuvres, en utilisant un langage moins transparent qui restreint leur influence. C'est dans le cadre d'un tel compromis que se situe le cas d’un écrivain et journaliste qui, nourrissant des sympathies pour la France révolutionnaire et les jacobins, va jusqu’à écrire en latin, dans le but avoué de tenir éloigné du débat sur ces questions ce qu’il définit lui-même comme le profanum vulgus, étant donné que ce dernier risque de tout « comprendre de travers »39, (ou plus exactement de ne comprendre que trop bien et d’avoir la tentation d’imiter en Allemagne ce qui avait déjà eu lieu en France !).
36Il semble parfois que le compromis en question soit proche de l’écroulement. Un instant, le jeune Schelling, dans une œuvre toute entière remplie du pathos de la liberté paraît vouloir refuser les règles du jeu : « A l’avenir le sage n'aura plus jamais à se réfugier dans les mystères pour céler, aux yeux du profane, ses principes. C’est un crime contre l'humanité que de cacher des principes qui sont universellement communicables ». Voici, toutefois, la suite de ce passage des Lettres philosophiques : « Mais la nature a elle-même posé des bornes à cette communicabilité : elle a pour ceux qui s’en montrent dignes, préservé une philosophie qui devient par soi-même ésotérique, parce qu’elle ne peut pas être apprise ni récitée machinalement... par des ennemis secrets et des espions » (geheime Feinde und Ausspäher), pour qui elle est destinée à demeurer une « éternelle énigme »40. Ici, l’ésotérisme est explicitement théorisé comme un instrument pour échapper à la vigilance du pouvoir ; mais, il était inévitable que le discours philosophique finisse également par paraître incompréhensible au grand public, et c’était là un point rassurant pour le pouvoir lui-même.
37Lorsque Fichte, accusé d’athéisme, s’adresse directement dans son Appellation au grand public, il remet en question, du moins en apparence, les bases du compromis entre les intellectuels et le pouvoir, et il se voit contraint d’en payer le prix. C’est justement ce langage de militant politique qui, en l’occurence, fait grincer les dents de Goethe, lequel reprochera à Fichte de s’être trop éloigné, dans l’exposition de sa pensée des « expressions traditionnelles », du « langage traditionnel » (gewöhnlicher Sprachgebrauch)41. Quelques années auparavant, le poète avait revendiqué dans sa correspondance un « paganisme résolu » et il avait critiqué la théorie kantienne du mal radical comme une concession maladroite à l'idéologie dominante42 ; à présent il invite à la modération, et d’une certaine manière, à l’autocensure ; pourtant il n’est pas en contradiction avec lui-même : certaines vérités ne peuvent se révéler qu’« aux sages » et non à la « masse », incapable de les comprendre et de les apprrécier43. Heine notera par la suite que Goethe « au fond, ne blâma pas Fichte d’avoir dit ce qu’il pensait, mais de l’avoir dit sans le déguisement des locutions d’usage. Ce n’est pas la pensée qu’il censure, c’est la parole »44.
38C’est le langage militant qui fait grincer des dents qui sont pourtant bien loin de toute orthodoxie zélée. Ainsi Schiller, qui invite Fichte à user d'un langage plus mesuré en ajoutant qu'il a du mal à croire qu'en Allemagne « une opinion théorétique exposée à des savants dans une œuvre savante » puisse faire l’objet d'une persécution45 Auparavant, Wieland, malgré l’admiration dont nous avons parlé pour l’auteur des Contributions avait exprimé de sérieux doutes quant au langage caractéristique de l’ouvrage : « Les puissants et les privilégiés » ne peuvent souffrir qu'on leur jette à la face la vérité aussi crûment. Un langage aussi violent ne risque-t-il pas, à la longue, de « gâcher le jeu » des autres intellectuels46 ?
39Les limites de la liberté de recherche sont donc déterminées avec beaucoup de précision, mais ce sont justement de telles limites que le déclenchement de la Révolution française poussait Fichte à franchir. Se borner à écrire des « œuvres savantes » ? Mais, en 1793, Fichte n'ironise-t-il pas justement sur ces « doctes messieurs » qui, pour peu qu’ils soient en présence d'un écrit un peu vif... le rejettent simplement en se contentant de lui accoler l’épithète de « déclamation » ? Se limiter à l’avance à ne se faire entendre que des « savants » ? Mais Fichte n’avait-il pas déclaré, la même année, qu’il entendait « destiner avec une certaine chaleur » ses idées « au public le moins cultivé »47 ? Il ne lui suffit pas qu’« un petit nombre d'élus sachent ce qui mérite d'être su et que dans ce petit nombre un plus petit nombre encore agisse en conséquence » ; tant que l'on se bornera à parler de certains sujets « avec des gens de métier et suivant la forme prescrite », on n’aura fait aucun progrès ; aussi faut-il impliquer dans le débat politique « la mère éprouvée par les douleurs de l'enfantement et accoutumée à l’éducation des enfants, le guerrier blanchi au milieu des dangers, le digne campagnard »48.
40Lorsqu'éclate la polémique sur l’athéisme, Fichte exprime une conscience lucide de l’enjeu véritable : la persécution dont il était la victime ne tenait pas à la défense de l’orthodoxie religieuse, mais à la nécessité de réduire au silence « un libre penseur qui commence à devenir compréhensible (la chance de Kant, c’était d'être obscur) »49. En échange d’un minimum de liberté, académique et scientifique, le prix à payer exigé par le pouvoir, c’est l’obscurité, et quand cela ne suffit pas, il faut payer un prix plus élevé encore : le silence sur tous les sujets susceptibles de troubler d’une façon ou d’une autre l’ordre public : « Aussi — poursuit Fichte avec toujours autant de lucidité — dans les écrits destinés au public je devrais garder un silence complet sur ce genre de sujets, pour qu’ils me laissent la paix »50.
41A cette époque, le philosophe, qui considère que sa mission première est d’agir en vue de transformer la réalité, semble remettre en cause le compromis auquel étaient contraints les intellectuels de son temps, y compris ceux dont les idées étaient les plus avancées. Mais il ne s’agit là que d’un épisode passager, car c'est le même Fichte qui déclare que « à toute époque, la masse est ignorante, aveugle, imperméable aux idées neuves ». Ce qui revient à fournir au pouvoir dominant la garantie que la philosophie ne sortira pas des cercles académiques.
42Ou plutôt, le texte qui porte pourtant le titre militant et inouï d'Appel au public finit par reproposer explicitement le compromis de l’obscurité dont la présence chez Kant avait pourtant fait l’objet d’une critique. S’adressant aux « hommes d'Etat » qui, à l’évidence, « ne s’intéressent ni à la religion, ni à la science, mais uniquement au maintien de la paix et de l’ordre public », Fichte leur tient un discours que l'on peut résumer ainsi : vous redoutez les dangers de la philosophie nouvelle ; soit, laissons de côté toute discussion sur le contenu ; quel danger réel peut-il y avoir en une philosophie qui, pour l’instant du moins, n’est pas en mesure d’influencer « la manière de penser de la masse » et dont les propositions « incompréhensibles » (unverständlich), même pour ceux qui les mettent en accusation, ne peuvent « ni venir en aide ni être nuisibles » à qui que ce soit ?51.
43On le voit, la défense de Fichte dans ce texte ne diffère guère de celle adoptée par Kant après avoir reçu le sévère rappel à l’ordre de Frédéric-Guillaume II et de son ministre. Fichte finissait, lui aussi, par limiter l’influence de son enseignement au cadre des Fakultätsgelehrte ; après avoir désigné l’« obscurité» de Kant comme ce qui le protégeait des foudres du pouvoir dominant, il brandissait à son tour le caractère « incompréhensible » de la philosophie nouvelle comme la garantie dont le pouvoir dominant finirait bien par se contenter.
44Cette garantie est aussi un instrument de défense : le philosophe ne s’adresse pas à la masse, et c’est aussi la raison pour laquelle il n’a pas à être jugé par ceux qui ne sont pas du métier. L’accuse-t-on d’athéisme ? Bien entendu, ceux qui formulent ce genre d’accusation n’ont aucune familiarité avec le « langage » (Sprachgebrauch) philosophique. Il semblerait que l’on soit quasiment en présence d’une polémique avec Goethe, lequel avait accusé Fichte, dans une lettre à Humboldt dont nous avons parlé, de s’être éloigné du « langage traditionnel ». L’affirmation « tenez-vous en au langage traditionnel » (gewöhnlicher Sprachgebrauch) — déclare Fichte — équivaut en substance à « restez-en à la façon de penser traditionnelle, et n’introduisez aucune innovation »52.
45Mais cet épisode polémique mis à part, le philosophe aux accents jacobins montre qu’il a bien assimilé la leçon du poète et de l’homme du monde : lorsqu’il fait la théorie d’un langage philosophique étroitement spécialisé, ou mieux, essentiellement ésotérique, il rétablit, au plan du langage lui-même, la barrière entre les intellectuels et la masse, dont le respect étayait le compromis entre les intellectuels et le pouvoir et répondait justement aux vœux de Goethe et de Schiller.
46En revenant au respect de la règle de l’obscurité, Fichte a recours à une autre méthode chère à Kant, celle de la réserve. Revenons un instant à l'Appel au public et au discours que Fichte adresse aux « hommes d’Etat » : vous dressez un sombre tableau de notre époque et vous imputez à la philosophie la responsabilité d’une telle situation. Avant de rejeter une telle accusation avec l’argument que nous avons évoqué, selon lequel on ne saurait attribuer une conséquence d’une telle portée à une philosophie « incompréhensible » pour tout le monde ou presque, Fichte pose cette prémisse éminemment significative : pour ce qui est du jugement que vous formulez sur notre époque, « je ne veux ni y souscrire, ni le repousser »53. Un sec no comment ! Et pourtant, il était très difficile, voire impossible pour un pareil jugement, qui, avec ses litanies sur la décadence et la corruption des mœurs, entendait condamner en bloc le monde issu de la Révolution française, de recueillir l’approbation d'un philosophe qui, quelques années plus tôt, faisait coïncider, on l’a vu, la fin du « vieil obscurantisme » avec la révolution, et même avec l’avènement de la république.
47En pareil cas, la réserve, explicite, est plus naïve, elle n’a pas atteint ce niveau de raffinement auquel Kant l’avait élevée, après des dizaines et des dizaines d’années de familiarité avec les problèmes et les précautions qu'elle comportait. Pourtant Fichte devait avoir, lui aussi, une certaine familiarité avec la technique de la réserve, lui qui en 1793 s’adressait aux princes en déclarant : inutile de vous fatiguer à traquer par tous les moyens notre conscience, car « nous nous garderons bien de trahir notre incrédulité »54.
48Reste, on l'a vu, que celui-là même qui dénonce le compromis de l’obscurité est contraint, par la suite, d’en respecter les règles. Ainsi Fichte est-il victime d’un singulier destin. Après avoir espéré l’aide décisive de la France pour modifier en profondeur la situation en Allemagne et introduire une véritable liberté d’expression55, c’est justement durant l’occupation napoléonienne qu'il se voit contraint d’améliorer encore la technique du discours obscur et allusif, la technique qui permet de se soustraire à la surveillance de la censure, ainsi que le démontrent les Discours à la nation allemande où, pour dénoncer l’oppression de la nation allemande par les Français, il invoque les Romains et les légions de Varus ! Précaution de langage certainement nécessaire mais dont le philosophe lui-même redoutait qu'elle ne se montre insuffisante...56.
49Longtemps les intellectuels allemands oscilleront entre dissimulation et autocensure. On retrouve le problème chez Herder qui, pas vraiment par hasard, préfère éviter de prendre une position trop engagée sur la Révolution française et se contente de rapporter, avec une neutralité apparente, les différentes prises de position des différents interlocuteurs dont le dialogue anime les pages des Lettres pour servir à l’avancement de l’humanité : l’éditeur, souligne la Préface, ne répond de l'opinion d’aucun de ses amis57.
50Et sans doute la préface fut-elle finalement abandonnée parce que les précautions explicites qu’elle prenait étaient plus de nature à attirer les soupçons qu’à les éloigner, et à révéler la signification politique de toute l’opération qu'à la camoufler. Quoiqu’il en soit, une lettre, à peu près contemporaine, ne laisse aucun doute sur cette signification : Herder y explique clairement en privé, ce qu’en public il avait préféré survoler rapidement : la forme épistolaire qu’il avait choisie pour intervenir lui permettait de n’être tenu pour « réellement responsable d’aucune des opinions exprimées ». Par la suite, le problème est formulé sous une forme plus générale dans une lettre de la même année : « Quels temps étranges ! On ne sait ce qu’il est licite d’écrire, et une personne honnête aura bien du mal à écrire ce qu'elle doit écrire sans mâcher ses mots »58.
51Sur la lancée de la Révolution française, le jeune F. Schlegel se pose, lui aussi, le problème : en janvier 1796, voici ce qu’il écrit à son frère A. Wilhelm : « Dieu merci, parler de la politique grecque ne comporte aucun danger... L'obscurité de la métaphysique abstraite me protégera ; quand on écrit pour des philosophes on peut faire preuve d’une audace incroyable avant qu’il n’y ait quelqu’un de la police pour remarquer, où même simplement comprendre une telle audace »59. Et voilà comment la célébration de la Grèce classique ne fait que cacher celle de la France issue de la Révolution.
52Nous pouvons à présent conclure sur un point : le premier type de compromis entre les intellectuels et le pouvoir dominant est l’obscurité ; le pouvoir dominant garantit un minimum d’« usage public » de la raison, et les intellectuels, au moyen d'une autocensure attentive qui rend leur discours contourné et difficile à comprendre, ce soustraient à la vigilance du pouvoir tout en lui faisant une réelle concession, au sens où, d’avance, ils acceptent de limiter de façon drastique la zone d’influence de leurs théories. C’est un compromis qui, du point de vue de Kant (et de Fichte), n’entraîne pas de dommage pour l’impératif de la sincérité, lequel, on l’a vu, interdit le mensonge mais n'oblige nullement à révéler le tout de sa pensée. C’est un type de compromis qui relève de la pratique, plus que d’une convention réglée, même s’il arrive parfois, on l’a dit, qu’il fasse l’objet d’une théorisation relativement explicite.
53Reste que demeure sans cesse l’ambiguïté fondamentale d'un tel compromis : parfois il s’agit surtout de restreindre le cadre du débat, d'autres fois de se soustraire à la surveillance du pouvoir, et ce, en fonction d’une sorte de diffusion par la bande d’idées subversives et dangereuses. Si nous arrivons à jouir d’une certaine liberté d’expression — déclare Fichte sur un ton de défi en 1793, en s’adressant aux cours allemandes — c’est uniquement « que ni vous, ni vos gardiens ne le remarquez »60.
54Un édit prussien de 1788 menaçait de sanctions les écrivains qui seraient parvenus à se procurer à l’aide de manigances (erschleichen) le nihil obstat à la publication61. Un article paru en 1798 dans le « Philosophisches Journal » — la revue que dirigeait Fichte ! — soutenait qu’il fallait abolir la censure, en avançant notamment l’argument qu’elle était trop inefficace puisque justement elle se faisait posséder par la « contrebande » (Schleichhandel), par toute une série de techniques habiles permettant d’échapper à la vigilance des « douaniers des idées » (Ideenvisitatoren). C’est dans cette « politique de contrebande » (Schleichpolitik)62 suivie par les intellectuels allemands qu’entre également l’« obscurité » de Kant et de la philosophie classique allemande. Pour reprendre le mot de Mehring : « Dans une comédie historique universelle, le bâton du caporal prussien entraîne la philosophie allemande vers des hauteurs de plus en plus élevées, jusqu’au moment où ce qui était un nuage lourd de tempête finit par se changer en une souris ou en un innocent chameau »63.
55D’autres fois, la recherche du compromis prend la forme de l'adaptation. C’est à propos de la diffusion de la doctrine du Christ, qu'il présente cependant comme le modèle du comportement moral, que Kant fait observer ce qui suit : « Et même pour gagner des adeptes de la première à la nouvelle révolution, on l’explique comme étant le modèle d’autrefois maintenant réalisé et qui était la fin ultime de la Providence » (R, VI, 84). Autrement dit, l’affirmation de la continuité entre l'Ancien et le Nouveau Testament est surtout une affaire de précaution tactique.
56Il faut dès lors se demander si le comportement attribué au Christ n’est pas celui qu’adopte Kant. C’est ce que peut laisser croire un autre passage de la Religion où, à propos du recours indispensable à l'interprétation morale de la Bible, on peut lire : « Par rapport au texte (de la révélation) cette lecture peut nous paraître forcée et aussi, souvent, l’être en réalité. Cependant, si elle est simplement possible, et si le texte l’admet, il faut la préférer à une interprétation littérale... » (R, VI, 10) ; c’est nous qui soulignons)64. Ici l’autocensure consiste à éviter la clarté, à maintenir dans l’obscurité le caractère de rupture, ou du moins de nouveauté radicale, de la nouvelle conception religieuse par rapport à la conception traditionnelle et dominante. Là aussi il s'agirait seulement, du point de vue de Kant, d’un silence moralement licite ; reste que l’autocensure signifie, là aussi, une véritable concession au pouvoir dominant, puisqu’elle revient à renoncer à contester l'idéologie dominante, et même à l’égratigner, auprès du grand public tout au moins.
57Aussi, quand la Religion affirme encore que, par rapport au judaïsme, le christianisme « apporte une entière révolution » et ajoute : « la peine que se donnent les docteurs du christianisme, ou qu’ils ont pu se donner tout au début, pour rattacher ces deux religions par un fil conducteur, tandis qu’ils voulaient que la nouvelle foi ne fût qu’un prolongement de l’ancienne, qui en aurait contenu tous les faits, mais préfigurés, montre bien assez que pour eux il ne s’agissait que des moyens les plus appropriés pour introduire une pure religion morale à la place d’un culte ancien, auquel le peuple était par trop habitué, sans pourtant heurter de front ses préjugés » (R, VI, 127), comment ne pas penser que l’on a affaire à une description des méthodes par lesquelles Kant tente de substituer son interprétation morale de la Bible à la lecture traditionnelle, sans trop heurter le peuple, bien sûr, mais surtout sans trop heurter le pouvoir dominant ?
58Voilà qui évoque immédiatement la réponse du philosophe au sévère avertissement des autorités prussiennes. La religion dans les limites de la simple raison, une dépréciation du christianisme et de la « religion d’Etat » (öffentliche Landesreligion) ? Au contraire, car « le livre en question », en démontrant l’accord du christianisme avec « la plus pure foi morale rationnelle », « contient son meilleur et son plus durable éloge » (CF, VII, 8-9). Mais de même qu’était dissimulée — d’après l’analyse de Kant — l’opposition du christianisme et du judaïsme, grâce à l'opération consistant à faire de celui-ci la « préfiguration » du contenu central de celui-là, de même l’opposition entre « foi morale rationnelle » et religion dominante est ici dissimulée, grâce à l’interprétation morale qui introduit les contenus de la « foi morale rationnelle » dans le christianisme invoqué par les gardiens de l’orthodoxie officielle.
59A ce propos, une lettre échangée entre Fichte et Kant présente le plus grand intérêt. Le premier informe le second qu'il est tombé dans les mailles de la censure pour avoir nié la possibilité de fonder rationnellement la foi religieuse sur des miracles, en tant que tels indémontrables ; tout au plus le miracle peut-il servir d’instrument auxiliaire pour amener à la foi des sujets qui présentent quelque faiblesse, étant entendu que celle-ci ne peut être tenue pour valide qu’à la condition de se fonder sur la raison. La considération que voici, précise Fichte, je l'ai ajoutée dans une note et c’est la seule « atténuation » (Milderung) que j’ai consenti à apporter aux « thèses » (Satz) exposées ci-dessus. Il est important de réfléchir sur le sens de cette distinction-opposition : il semble y avoir, d’un côté une proposition proprement théorique (la raison comme seul criterium veritatis) et de l’autre une concession de nature fondamentalement pratique (la valeur que peut prendre le miracle d’un point de vue subjectif) destinée à calmer ou à amadouer la censure, laquelle toutefois n’est nullement satisfaite : peut-on faire quelque chose — demande Fichte à son interlocuteur qui est aussi son maître — pour la ramener à de meilleurs sentiments ? La réponse est fournie avec une rapidité inhabituelle. Que le critère de vérité soit la raison, et qu’en conséquence « la religion ne puisse contenir d’autre article de foi que ceux qui le sont aussi pour la raison pure », voilà une affirmation « parfaitement innocente » (ganz unschuldig). Kant déclare partager la « thèse principale » (Hauptsatz) que contient la lettre qu’il a reçue. Il convient ici de s’arrêter un instant : comme Fichte qui distinguait entre une « thèse » et une « atténuation », Kant ne songe nullement à mettre sur le même plan les deux points dont se compose l’argumentation de son disciple, et distingue au contraire une thèse principale, bien entendu par rapport à l’autre qu’il faut tenir pour secondaire et qui n’est dictée, répétons-le, que par la visée éminemment pratique d'amadouer la censure ou d’y échapper.
60Reste que celle-ci persiste à se montrer intraitable et à exiger la « reconnaissance de la vérité objective », historique, des miracles rapportés dans le texte sacré, en insistant sur l’interprétation « littérale » (nach dem Buchstaben), autrement dit non morale, des passages en questions. Que faire dans ces conditions ? « Il nous reste néanmoins une voie » — écrit Kant à Fichte — « pour mettre notre écrit en accord avec les idées du censeur (qui ne sont pas cependant complétement connues) ». Et Kant de suggérer explicitement une « atténuation » dans l'atténuation, une concession dans la concession, toujours dans le but d’échapper à la censure : ce n’est pas pour rien que Kant recommande de ne pas nommer son nom, ni ouvertement, ni « de manière voilée, en usant d'allusions ».
61On ne peut pas ne pas remarquer le ton circonspect, prudent, voire mystérieux qui entoure tout ce texte. Quoiqu'il en soit, voilà en quoi consiste la « voie » que suggère Kant on pourrait distinguer entre « une croyance dogmatique », s’élevant au-dessus de tout doute (expression — ajouterons-nous — qui aux yeux de la censure devrait apparaître rassurante et positive, mais dont l’ironie cachée pouvait difficilement échapper aux lecteurs les plus attentifs) et une croyance « simplement morale ». Cette dernière ne fait aucune difficulté pour accepter les récits de miracles contenus dans le texte sacré, et tout ce qui peut servir à « l’amélioration intérieure », et elle serait même désireuse de se convaincre de la véracité de son contenu historique, pour autant du moins « que ce dernier peut pareillement contribuer « à l’amélioration intérieure, si elle pouvait y parvenir... Peut-être le censeur pourra-t-il se contenter de tout cela, car la « non-croyance non préméditée », ou le fait de ne pas parvenir à croire (unvorsätzlicher Nichtglaube), ne peut être tenue pour l'équivalent d’une « incrédulité prémépréméditée» (vorsätzlicher Unglaube)65.
62On le voit, pour pouvoir faire passer entre les mailles de la censure une « thèse fondamentale » (ici la mise en doute de la valeur historique des récits bibliques relatifs aux miracles), on procédait à des « atténuations », non seulement linguistiques, mais également théoriques (il est difficile de distinguer entre celles qui ne sont qu’un simple moyen et celles qui en viennent, d’une certaine manière, à faire partie de la pensée même du philosophe) ; quoiqu’il en soit, tout cela contribue à ôter les aspérités, la charge subversive potentielle de certaines propositions, ce qui, en soi, constitue déjà une concession importante au pouvoir dominant.
63Dans cette même lettre, Kant résume en une formule ce qu’est l’attitude à prendre face à une censure nullement disposée à laisser passer une interprétation du christianisme qui met en doute, ou pire, qui conteste la réalité historique des miracles. Voici la formule : « Je crois, Seigneur ! (c’est-à-dire j’admets la chose bien volontiers, bien que je ne puisse la démontrer de manière suffisante ni à moi-même ni aux autres) ; viens en aide à mon incrédulité ! ». C’est la même exclamation que l’on retrouve un peu plus tard dans un texte publié qui n’est autre que la Religion. La formule est reprise à la lettre : Ich glaube, lieber Herr, hilf meinem Unglauben ! (R, VI, 190). Seule à disparu la parenthèse qui, à l’évidence, possédait une valeur explicative et, avec une sorte de réserve mentale, limitait de façon drastique le sens de la croyance ainsi affirmée ; il est manifeste que, dans un texte destiné à la publication, une telle parenthèse ne pouvait qu’être supprimée. Mais, en contrepartie, apparaît un point nouveau : juste à la fin de l’exclamation que nous venons de citer, Kant renvoie à une note que nous connaissons déjà et qui, dans un langage empreint de tristesse, déplore la fuite d’Astrée, de la sincérité, de la terre vers le ciel ! N’y a-t-il pas là quelque chose qui devrait pousser les interprètes actuels à fouiller davantage dans cet écheveau inextricable de silences, de demi-aveux et de compromis qu’est et que ne peut pas ne pas être la Religion dans les limites de la simple raison ?
64Ce n’est là qu’un exemple : lorsqu’il adresse à Fichte les suggestions que nous venons de voir, Kant ajoute qu’il s’agit « d’idées qu’il couche sur le papier à la hâte, mais non sans réflexion ». A l’évidence, il s’agissait d’une époque où la réflexion sur les méthodes permettant d’échapper à la censure faisait partie intégrante du « métier » de philosophe.
65Mais chez Fichte également, on n’a aucun mal à trouver des exemples de ce que nous avons défini comme le compromis de l’adaptation. Revenons au passage de l'Appel au public, où le philosophe, accusé d’athéisme, déclare, en adoptant une attitude de réticence, qu’il n’entend ni accepter, ni refuser le jugement qui condamne les temps nouveaux. En s’adressant toujours aux cours allemandes, Fichte poursuit son raisonnement : vous accusez la philosophie nouvelle de tous les maux et vous voyez en telle une menace potentielle pour votre trône ; mais qui, sinon vous, a prêché la doctrine du bonheur ? Ne soyez pas surpris, dès lors, que cela ait eu pour conséquence l'égoïsme et une grossière recherche de plaisir. En revanche, — continue Fichte — « la pensée fondamentale du christianisme » qui est aussi celle « de ma philosophie » est que « ce monde n’est pas ma patrie, et que rien de ce qui peut m’être accordé ne peut me satisfaire ; mon être véritable ne dépend pas du rôle que je joue au sein des apparences, mais de la manière dont je le joue. Que je sois là, telle est la volonté de Dieu, et c'est avec joie et courage que je mène à bien ce qui m’est dévolu [...]. Mener une enquête afin de savoir si les autres, à leur place, font aussi ce qui leur est dévolu, ce n'est pas mon affaire... », car Dieu veille sur tous et « nul ne peut douter que le temps venu, il dissoudra tous les désordres dus à une telle situation en la plus belle des harmonies ». Eh bien, — conclut Fichte en s’adressant toujours aux princes — en diffusant cette pensée fondamentale du christianisme, et de ma philosophie, avec la « paix indicible » (unaussprechliche Ruhe) qu'elle répand dans la vie quotidienne, vous auriez transformé chaque homme en « citoyen utile et paisible » (nützlicher und ruhiger Bürger)66.
66C'était le même philosophe qui, quelques années auparavant, avait tonné contre les puissants d'Europe en ces termes : « Vous avez encore l'habitude de nous renvoyer sans cesse à un autre monde, que vous avez plutôt tendance à considérer comme une récompense pour les vertus passives de l’homme, pour la passivité de la soumission et de la résignation »67. C’était encore lui qui, dans une lettre à Reinhold, voyait dans les idées démocratiques qu’il professait la cause des persécutions dont il était l’objet, et qui, après avoir dressé un sombre tableau de la situation existant en Allemagne, allait jusqu'à souhaiter, comme le laisse apparaître avec évidence tout le contexte, un « changement » (Veränderung) radical, « au moins dans une part considérable de l'Allemagne » changement qui devait d’ailleurs venir... des troupes françaises68 ; c’était bien Fichte, lui qui dans l'Appel au public, présentait sa philosophie comme le meilleur garant de l’ordre établi, et qui réduisait le christianisme (ainsi que sa philosophie) à cette idéologie de l'évasion à laquelle, à en croire ses accusations antérieures, les princes européens réduisaient la religion en tant que telle !
67La lettre à Reinhold et l'Appel sont contemporains. Est-ce à dire que nous sommes en présence d’un cas de « duplicité » ? Cet aspect n’est pas absent — nous sommes au beau milieu de la tempête provoquée par l'Atheismusstreit — ; pourtant comment ne pas remarquer la présence de thèmes qui sont chers au Fichte jacobin, tels la polémique contre la revendication du « bonheur » (Glückseligkeit) dénoncée — nous l'avons déjà vu — comme un instrument idéologique visant à faire oublier les droits de l’homme et du citoyen fondés sur la raison, et donc à renforcer le despotisme. Mais la polémique semble à présent totalement inoffensive : le compromis de l’adaptation en a dissimulé et émoussé à la fois la charge subversive...
68Le compromis, ou la recherche du compromis, peut encore prendre une autre forme : la validité de ce qui est affirmé en théorie est niée dans la pratique et dans l’immédiat lorsqu’il s’agit de l’Allemagne. Revenons à Kant. On le sait, pour le philosophe, la participation qui a accompagné la Révolution française, participation faite de sympathie et d’enthousiasme, même lorsque l’expression de ces sentiments « comportait un danger », prouve la présence en l’homme d’une « disposition morale » ; et cependant — s’empresse d’ajouter Kant — il s’agit d’une participation qui « voyait les choses de l’extérieur, sans la moindre intention de prêter son concours ».
69Ou encore : « Seule est en soi juridiquement et moralement bonne la constitution qui, par sa nature, est telle qu'elle peut écarter par des principes une guerre offensive (ce qui ne peut être que la constitution républicaine, du moins selon son Idée) ». On croirait avoir affaire à la formulation d’un principe de caractère absolument général, sans aucune place pour les exceptions et les négociations, un principe dont, logiquement, devrait découler l’engagement, on dirait même l’impératif catégorique, de transformer, même si c'est en usant de moyens pacifiques, la réalité politique allemande. Mais — s’empresse d’ajouter une note — « On n’entend pas cependant par là qu’un peuple qui a une constitution monarchique s’attribue, pour cela, le droit, ni simplement nourrisse en lui, en secret, le souhait de la voir transformée... ».
70Et enfin : un peuple ne doit pas « être empêché par d’autres puissances de se donner une constitution politique telle qu'elle lui semble être bonne », aussi comprend-on les « murmures des sujets » à l’égard du gouvernement, à cause de « son comportement à l’égard des pays étrangers, si par exemple il faisait obstacle à leurs aspirations républicaines... ». La condamnation de l’intervention contre-révolutionnaire en France est sans équivoque ; mais, là aussi, la suite souligne le caractère inoffensif de ces « murmures » et attaque durement ceux qui voudraient faire croire le contraire : « De médisants sycophantes, pour se donner de l’importance, ont cherché à présenter ces innocents propos de politicien en chambre, comme une aspiration à des innovations, comme du jacobisme, et des pratiques factieuses constituant une menace pour l’Etat, alors qu’il n’existait même pas le moindre fondement pour une telle allégation, notamment dans un pays qui était éloigné de plus de cent lieues du théâtre de la Révolution ».
71A chaque fois, ce qui est affirmé en théorie (et, en ce cas, la théorie coïncide avec la France), est aussitôt nié en pratique (et la pratique coïncide avec la Prusse et l’Allemagne) : attitude pour le moins singulière pour l’auteur d’un essai qui dénonce les théoriciens d’une telle duplicité. Mais il y a encore d’autres raisons d’être surpris, quand on lit les justifications que Kant allègue à l’appui de ses précisions et de ses distinguo. Critiquer les pays qui mènent une guerre d’agression contre la France ne signifie nullement par soi-même que l’on veuille modifier leur constitution. Sans doute : mais n’est-ce pas Kant lui-même qui a mis en lumière, un peu auparavant, le rapport entre volonté de paix et constitution républicaine, et donc, implicitement, entre guerre d'agression et constitution monarchique ?
72Et ce rapport, qui semble un instant perdu de vue, est réaffirmé par Kant, aussitôt après, lorsqu’il s’efforce de démontrer le caractère inoffensif de ces « murmures » : condamner l’intervention contre-révolutionnaire Outre-Rhin, cela signifie travailler au renforcement de la sécurité de la Prusse et de l'Allemagne, parce que la consolidation du régime républicain en France permettrait de dissiper toute menace d’agression venue de ce côté : mais alors, ne serait-il pas logique de souhaiter également un changement constitutionnel en Prusse et en Allemagne, pour garantir la sécurité d'un peuple qui est clairement l'objet de la sympathie du « public » ?
73Enfin : il se pourrait que le maintien de la monarchie soit souhaitable pour un Etat dont « la situation très étendue en Europe peut lui recommander cette constitution comme la seule grâce à laquelle il peut se maintenir parmi des voisins puissants », des voisins — faut-il supposer — qui pour la plupart sont encore des monarchies : mais n'est-ce pas Kant lui-même, dans le même texte, qui souligne le fait que c'est son enthousiasme qui permet à la France républicaine de l’emporter sur les puissances coalisées de l’Europe monarchique ? (CF, VII, 85-7).
74Manque de rigueur logique ? La question n’est pas là, pour peu que l’on prête attention aux contradictions de la situation objective. En tout cas, dans ce manque de rigueur apparent, Kant n’est pas isolé. Novembre 1792 : dans une lettre à Jacobi, Caroline Herder parle avec enthousiasme de la « grande et puissante tournure qu’ont pris les choses » ; « le soleil de la liberté se lève, voilà une certitude, et ce n’est pas seulement l’affaire des Français, mais celle de notre temps » : « en Allemagne, nous allons encore vivre quelque temps dans les ténèbres, mais déjà ici ou là se fait entendre le frisson du vent du matin ». Or voici que son mari ajoute un post-scriptum à la lettre de Caroline. Il ne s’agit pas de marquer une distance vis-à-vis de l'enthousiasme pour la Révolution française, mais d’une précision de nature tout à fait pratique. Herder prie Jacobi de ne pas se méprendre sur le sens du texte : les événements auxquels on assiste sont indéniablement fascinants, pourtant Caroline « ne souffre pas du vertige de la liberté (Freiheitsschwindel), mais c’est une bonne allemande in terra oboedientiae »69. Le contraste dont nous avons parlé se présente de nouveau, ici, sous une forme plus drastique encore : enthousiasme pour la Révolution en France, impuissance et « obéissance » en Allemagne.
75C’est en des termes analogues que s’exprime le jeune Schleiermacher ; après avoir déclaré qu’« chérissait » la Révolution française considérée dans son ensemble — ce n’est pas pour rien qu’à cette époque il subit fortement l’influence de Kant — il s'empresse aussitôt d’ajouter qu’est bien éloignée de lui la « funeste frénésie » (unseliger Schwindel) de vouloir procéder à une « imitation » (Nachahmung) de la révolution en Allemagne70.
76Mais, dans ce contexte, c’est l’attitude de Wieland qui présente un intérêt tout à fait particulier : lorsqu’il prend position sur la Révolution française, d’ailleurs à un moment où le tournant radical n’a pas encore eu lieu, il se sert de formules qui font immédiatement penser à celles que nous avons rencontrées dans le Conflit des Facultés : « Autant est faible l'intérêt politique de notre patrie à l'égard des événements qui marquent actuellement la vie nationale de notre voisin de l’Ouest, autant est grand l’intérêt moral que nous éprouvons, en tant qu’hommes exclusivement, en tant que spectateurs désintéressés d’un drame qui se joue devant nos yeux et avec lequel aucun autre événement mondial ne peut être comparé en grandeur et en importance ». Ici aussi, la distinction a un caractère pragmatique : en tentant de rassurer le pouvoir, Wieland va jusqu’à affirmer que les seules conséquences qui pourraient résulter en Allemagne de la révolution d’Outre-Rhin, à supposer, bien entendu, « qu'elle parvienne heureusement au port », et qu'elle réussisse à donner à la France plus de bienêtre, ainsi qu’à accroître l’efficacité et l’autorité de ses institutions, ce seraient la diminution des importations et de la contrebande en provenance d’Allemagne71. Reste à voir jusqu’où va la sincérité de la déclaration qui diminue de façon caricaturale l’importance internationale de la Révolution française ; mais, à n’en pas douter, l’engagement de ne pas souhaiter son imitation en Allemagne procède d’une conviction sincère.
77Il y a là un hiatus que même Fichte, avec son éloquence passionnée de style jacobin, ne réussit pas à dépasser. Certes, pendant un moment, l’enthousiasme à l’égard de la Révolution, ce « saut violent » et ce « coup d’audace » que la situation objective rendait inévitable, paraît ne pas devoir s’arrêter au Rhin, et Fichte va jusqu’à dénoncer sans pitié la situation politique allemande. Un pays dont les sujets sont contraints d’envoyer leurs enfants « se battre, pour s’entre-égorger en une bataille sauvage avec des hommes qui ne leur ont jamais rien fait, ou encore être victimes de la peste ou la ramener comme butin » ; contraints en outre d’arracher « le dernier quignon de pain » de la bouche de leurs enfants affamés pour le donner « aux chiens du courtisan ». Un pays gouverné par des princes épuisés, rendus gâteux par le poids de la débauche et du discours édifiant de la religion, soumis comme ils le sont à des « plaisirs prématurés », ou, quand ils n’ont pas « les dispositions requises » pour ces plaisirs, à « des superstitions attardées » ; des princes qui prétendent conduire leurs peuples au bonheur, mais qui, en réalité, passent « la corde au cou de l’humanité » en criant « Du calme, du calme ! Ce n’est que pour ton bien ».
78Et pourtant, malgré ce terrible réquisitoire et cette description si sombre de la situation allemande, qui justifierait bien plus qu’une révolution, Fichte ajoute une précision qui tient de l’incroyable : « l’auteur de ces pages est certain de n’offenser, ni par ses affirmations, ni par le ton de son propos, aucun des princes de la terre, mais il croit plutôt leur rendre service à tous » ! C’est d’ailleurs un « service » pour lequel Fichte n'attend aucune gratitude particulière, puisqu’il préfère que son texte demeure anonyme, même si, déclare-t-il, cela n’est pas dû à des raisons de « nature politique », mais à des raisons littéraires qu'ils ne précise pas davantage72.
79L’enthousiasme pour les idées et les événements d’Outre-Rhin a conduit à dénoncer sans pitié la situation en-deçà du Rhin, mais sur le plan des propositions politiques concrètes, il n’y a pas eu de grand pas en avant. Ou plutôt, Fichte met en garde son lecteur contre des conclusions fausses et précipitées : « Où il se tromperait le plus grossièrement, ce serait s'il voulait se hâter d’appliquer ces principes », les principes qui en France avaient permis d’abattre le système féodal, « à sa conduite envers les Etats actuellement existants » ; que personne, donc, ne fasse dire au philosophe « plus que... ce qu'il dit réellement ». Fichte ajoute : « Que la constitution de la plupart de ces Etats ne soit pas seulement extrêmement défectueuse, mais encore extrêmement injuste, et qu'elle porte atteinte à des droits inaliénables dont l’homme ne doit pas se laisser dépouiller, c’est sans doute ce dont je suis intimement convaincu, et ce dont j’ai travaillé et travaillerai à convaincre également le lecteur » ; oui, tout cela est vrai, et pourtant, « pour le moment », il n’y a rien d’autre à faire que d’accepter ou de subir cette situation. Il n'y a rien d’autre à faire qu’à acquérir ou à renforcer dans sa conscience le sens de la justice : « Soyez justes, ô peuples ! et vos princes ne pourront pas persévérer tous seuls dans l’injustice ». Après avoir stigmatisé dans un discours enflammé ceux qui prétendent « faire des leçons sur la justice à de farouches esclaves », Fichte en est réduit, en dernière analyse, à adresser, lui aussi, un sermon moralisant aux « esclaves » allemands, lesquels ne sont du reste nullement « farouches », mais apparemment disposés à supporter patiemment leur joug73.
80L’importance de la concession faite par les Contributions au pouvoir dominant n’a pas échappé à un lecteur, situé dans l’autre camp, mais qui, par là même, est d’autant plus sensibilisé au problème de la défense de l’ordre établi : ce n’est nullement un hasard si Friedrich Gentz, dans le cadre pourtant d’un jugement pour le moins dénué de tendresse, juge « excellentes» les indications « sur l'usage du livre » que contient la Préface et qui mettent en garde contre les imitations hâtives de ce qui était en train de se produire Outre-Rhin !74.
81Remarquons qu’il ne s’agit pas d’une concession à usage externe. Même en privé, Fichte se dit préoccupé par le fait que ses Contributions puissent « causer des désordres » en Allemagne, et il va jusqu’à adopter une position « centriste », en rejettant l’attitude « de parti-pris », tant des « adeptes timorés de l'ancien » que de ceux qui « en sont des ennemis enflammés qui le rejettent simplement parce que c’est de l’ancien »75 (En une autre occasion, Fichte met aussi en garde contre la tentation de croire que « nos constitutions devraient être améliorées d’un seul coup », alors qu'il est clair, au contraire, que « la chose doit se faire progressivement »76. La pensée de Fichte n'est pas fondamentalement différente de celle de Kant : en France, on célèbre la révolution, mais en Allemagne, la seule voie praticable, ce sont les réformes par en haut ; dans un cas comme dans l’autre, la recherche du compromis ne caractérise pas seulement le comportement pratique, mais elle traverse en profondeur l’élaboration théorique elle-même.
82Ce troisième type de compromis est extrêmement répandu chez les éléments les plus avancés de la culture allemande. Campe, qui célébre sans réserves la Révolution française, prévient en même temps qu’il ne faut pas l’imiter « de façon hâtive » ; il faut d’abord se demander si l'Allemagne est réellement prête à un « bouleversement total de sa constitution »77. Le jacobin Forster lui-même écrit dans une lettre : « Je demeure convaincu que l’Allemagne n’est mûre pour aucune révolution et qu’il serait, au contraire, terrifiant et horrible d'en précipiter la venue... »78. Au contraire, des tentatives précipitées de « transplanter en terre allemande les principes français du gouvernement par le peuple » peuvent avoir l’effet inverse et, finalement, ralentir la marche du progrès au lieu de l’accélérer79. Le compromis en question revêt des formulations qui font beaucoup penser à celles de Kant.
83Remarquons-le : si Forster met en garde contre la « précipitation des réformateurs » (Übereilung der Reformatoren), l’essai Vers la paix perpétuelle met en garde, on l’a vu, contre la tentation d'une « réforme précipitée » (übereilte Reform). Mais c’est aussi Kant qu’évoque le cas de Rebmann : après avoir déclaré qu’il était nécessaire de rapprocher tout gouvernement de « la forme républicaine ou représentative », celui-ci ajoute, avec une allusion évidente à l'Allemagne : « Cela est possible même quand la constitution est monarchique ; et parfois, quand le peuple n’est pas encore assez éclairé, il peut même être nécessaire de conserver la forme monarchique »80. Kant ne déclare-t-il pas également, en faisant lui aussi allusion à l'Allemagne, qu’il suffit que « l’esprit du républicanisme » pénètre à l'intérieur des institutions monarchiques et que la république se réalise sinon en tant que « forme de l’Etat » (Staatsform), du moins en tant que « modalité du gouvernement » (Regierungsart) ? (C.F., VII, 86 note et 87).
84La distance qui sépare Kant (pour ne pas parler de Fichte) des courants politiques allemands les plus radicaux est moins grande qu’on ne l’a imaginé jusque-là. Par ailleurs, définir avec précision les caractéristiques du « jacobinisme » allemand est tout sauf aisé : si, comme on l’a fait, on érige en élément discriminant par rapport au courant libéral l’action concrète « pour une révolution bourgeoise » en Allemagne même81, on risque alors de replaçer dans ce dernier courant des gens que, jusqu’à présent, on a toujours considérés comme les plus représentatifs du jacobinisme allemand, et qui semblent exclure la possibilité, voire l’utilité d’une révolution en Allemagne, tout au moins si par Allemagne on entend la partie de territoire non occupée par les troupes françaises.
85Mais l’un des phénomènes les plus symptomatiques à cet égard est l'« incident » dont est victime un livre, par ailleurs très bien informé : pour décrire l’évolution de Forster, celui-ci cite la lettre dont nous avons déjà parlé contenant la déclaration selon laquelle le peuple allemand n'est pas mûr pour la révolution, puis, pour démontrer que se produit chez Forster un processus de maturation et de radicalisation, l’auteur cite la note de la Description de la révolution à Mayence, qui ne fait que reproduire — mais la chose échappe à l’auteur du livre en question — une note de la Religion de Kant !82.
86Si, en revanche, comme on l’a affirmé avec raison, le critère principal pour caractériser ceux qui sont les plus avancés politiquement en Allemagne réside, non dans l’affirmation de la nécessité de la révolution et dans sa préparation (dans un pays où les rapports de force ne laissent aucune place à une action réelle et n’autorisent guère que d’aventureuses fuites en avant), mais dans la compréhension de « l'importance historico-mondiale des événements français »83, alors Kant occupe indéniablement une position de tout premier plan parmi ceux-ci.
3. Les intellectuels, le pouvoir et l'« accommodement »
87L’importance du rôle joué par la nécessité d’amadouer la censure ou de s'y soustraire, et donc, par la recherche du compromis avec le pouvoir dominant, sous une forme ou sous une autre, dans la philosophie classique allemande est confirmée par la large diffusion qu’y connait la catégorie de l’« accommodement ». Un piétiste fervent affirme que, sur la base de l'Accommodation, but poursuivi par les « intellectuels » (Gelehrte) et surtout par les théologiens de son temps, le Christ et Belzebuth devaient « conclure la paix : il suffisait que chacun cède sur un point : le Christ renonçait aux dogmes de la doctrine de la foi, et Belzebuth interdisait les vices grossiers, en sorte que tous deux n’avaient rien d’autre à reconnaître que la morale comme loi fondamentale de la religion »84. Mais l’accommodement dénoncé ici entre deux principes hétérogènes et inconciliables dépend d’un accommodement subjectif de l’intellectuel non conformiste avec le pouvoir dominant, accommodement justifié par des motifs pragmatiques et non dénués de réserves, et, dans une certaine mesure tout au moins, de duplicité. C'est surtout en ce second sens qu'est utilisé le terme (ou la catégorie) en question, et ce, non seulement par des auteurs mineurs, mais aussi par les principaux protagonistes de la philosophie et de la poésie classique allemande.
88Fichte explique le désaccord de Kant à propos de ses Contributions par « la vieillesse et l'inquiétude »85, dûe pour l’essentiel aux exigences d'accommodement — c'est là le sens du texte, même si le terme technique est absent — du philosophe de Königsberg, dont l’état d’anxiété est aussi motivé, outre la situation objective d'une Prusse tout juste sortie de la chape de plomb de la période de Wöllner, par le grand âge. Probablement Fichte songeait-il aux suggestions pour échapper à la censure ainsi qu’aux pressantes recommandations à ne pas en trahir l’auteur que contenaient la lettre de Kant que nous avons citée plus haut. Fichte, à son tour, est soupçonné d’« accommodement » (Akkommodation) par le jeune Schelling86, à cause de sa Critique de toute révélation, pas entièrement à tort, si l’on songe à l’« atténuation » que Fichte se soucie d’apporter à l’une des « thèses » centrales de son ouvrage, comme nous l’avons vu en faire l’aveu explicite dans sa lettre à Kant.
89Mais c’est encore plus lourdement que ce dernier est accusé, lorsqu’il prend ses distances avec Fichte, sur lequel s'est abattue entre temps la tempête de l’accusation d’athéisme : que pouvait-on attendre d’autre de la part d’un philosophe qui, pour éviter des désagréments en tout genre, n’avait pas hésité à se déclarer, avec duplicité, « fidèle sujet de Sa Majesté » ? (le Conflit des Facultés venait de paraître avec la révélation dont nous avons parlé, celle de la réserve mentale à laquelle son auteur avait eu recours quelques années auparavant). Celui qui s’exprime de cette manière n'est autre, une fois encore, que le jeune Schelling pour qui Kant n’avait pas attendu sans raison le déclenchement de la polémique sur l’athéisme pour prendre ses distances avec Fichte ; exclusivement préoccupé comme il l’est, de maintenir « sa tranquillité », Kant adopte un « masque méprisable » ; il est probable que le pouvoir lui a adressé des menaces de Berlin, et le vieux philosophe ne veut pas courir le risque d’être mis dans « la même catégorie » qu’un philosophe accusé d’athéisme, et privé de sa chaire universitaire. C’est très explicitement de « duplicité » (Duplicität) que parle Schelling à propos de Kant dans sa lettre suivante, adressée elle aussi à Fichte. Ce dernier, à son tour, lui cherche des circonstances atténuantes ; c’est vrai, « le vieux est plutôt craintif et sophistique », mais ses craintes sont en partie justifiées, vu « le sombre tableau qui a été fait de lui au roi »87.
90Lorsqu’il publie l’essai sur le mal radical, Kant est accusé ou soupçonné de faiblesse, ou d’accommodement vis-à-vis du pouvoir et de l’idéologie dominante par Goethe, Schiller et Herder88. Il s’agissait pour une part d’une équivoque, car, y compris dans le premier des essais qui constituent la Religion, celui que publia la « Berlinische Monatsschrift », Kant rejette, même si c’est avec un langage prudent et allusif, le mythe du péché originel, défini comme « la plus inadéquate » de « toutes les représentations » (alle Vorstellungsarten) — remarquons la terminologie qui exclut qu’il puisse s’agir d’une connaissance rationnelle —. De plus, il note, ou mieux il laisse deviner le lien qui unit la réaction politique et le mythe du péché originel, en attirant l’attention sur le zèle avec lequel on s'empresse d’expliquer et de démontrer pareil mythe, du côté des trois facultés supérieures (R, VI, 40 et note), celles-là mêmes — mais c’est un point que le philosophe n'osera éclaircir qu’après la fin de l’ère Wöllner — qui seront présentées comme étant à la solde du pouvoir dominant : « des ecclésiastiques, des magistrats et des médecins » considérés comme « instruments du gouvernement » (CF, VII, 18).
91Il est cependant indéniable que l’insistance sur le mal radical était une concession à l’idéologie dominante : à la même époque, Hegel notait que, dans la mesure où l’humanité est représentée comme digne d’estime en elle-même, « le nimbe qui entoure les têtes des oppresseurs et des dieux de la terre disparaît», et que dans la mesure où la religion et la philosophie enseignent « le mépris de l’espèce humaine », elles enseignent « ce que veut le despotisme »89. En insistant sur le mal radical, le philosophe des Lumières et du progrès ne se mettait-il donc pas, lui aussi, à diffuser une idéologie qui était au service de la réaction ? Comment expliquer tout cela, sinon à partir d’une volonté d’« accommodement » ? Dans une certaine mesure, il s'agissait bien, en effet, d’accommodement, mais dans le cadre d’une opération qui visait à tourner les dispositions de la censure. L’insistance sur le mal radical est bien une concession à l’idéologie dominante90, et Kant va même jusqu’à citer, sans polémique apparente, les « mélancoliques litanies » sur la corruption morale de l’époque — thème cher à la réaction — mais, pour démontrer l’existence du mal radical et le retour de l’humanité à la barbarie, deux exemples sont avancés, l’insécurité et la guerre, qui tous deux visaient justement la réaction : l’insécurité se répandait à la suite des mesures du pouvoir contre la liberté, et la guerre, c’était surtout la guerre contre la France (R, VI, 32-4 et note).
92Mais l’opération était si embrouillée, et le langage tellement allusif et en demi-teinte, que l’on comprend la navrante impression d’accommodement ressentie par les contemporains ; en fait, l’essai sur le mal radical est le compromis le moins poussé de Kant avec le pouvoir dominant : il est probable qu’avec cet essai qui devait apparaître — et apparût effectivement — innocent à la censure, le philosophe espérait avoir ensuite les mains libres pour publier, dans la « Berlinische Monatsschrift » des essais moins innocents, ce en quoi en revanche il se leurrait. Il est certain, toutefois, que, dans les chapitres suivants de la Religion, sans doute pour dissiper les équivoques accumulées sur son compte, Kant use déjà d’un langage bien plus explicite. Contre la thèse de la décadence de l’humanité, thèse étroitement liée au mythe du péché originel, le philosophe déclare : « Si l’on demande : Quelle époque dans l’histoire de l'Eglise jusqu’ici connue est la meilleure, je dis sans réserves : c’est l'époque actuelle » qui laisse partout se répandre l’esprit de liberté (R, VI, 131). On peut percevoir un langage encore plus rude à propos de ce thème, dans un essai publié dans la revue berlinoise : la tentative qui, à partir de l’idée de « la corruption de l’espèce humaine », consiste à « représenter la terre, le séjour des hommes sous un jour odieux », à n'y voir, par exemple qu’un « lieu de châtiment et de purification pour les esprits déchus, chassés du ciel », cette tentative est condamnée dans les termes les plus durs, comme quelque chose d’« abject » et de « révoltant »91.
93Après la fin de l’ère Wöllner, le langage devient encore plus explicite sur le plan politique : il semble qu’il y ait disparition du thème du mal radical et retour de la foi au progrès ; insister sur la culpabilité de l’homme et parler de décadence, ce n’est que « du terrorisme moral » (CF, VII, 81). Dans des conditions objectivement plus favorables, le compromis antérieur, dont les bases sont désormais caduques, est remis en question : Kant n’a plus besoin d'adapter ou d’accommoder — pour reprendre l’expression de Schiller — la pensée philosophique à la « raison infantile » (Kindervernunft) comme il avait été contraint de le faire dans l’essai sur le mal radical92.
94Peu de temps après, ce sera le même Schiller qui fera l’éloge de la philosophie critique, à cause de sa « rigueur » qui interdit tout « accommodement » (Akkommodation) avec elle93. Nicolai dénonce à son tour les « accommodements » (Akkommodationen)\ de Kant et va même jusqu’à mettre dans la bouche d’un kantien une théorie qui affirme que, en telle ou telle circonstance, la « méthode de l'accommodement » (Akkommodationsmethode) est légitime94.
95A l’occasion de l'Atheismusstreit, le conseiller secret Vogt se déclarait inquiet de l’auto-plaidoyer que Fichte était en train de rédiger : « Il est difficile de penser que sa philosophie se serait abaissée jusqu’à l’accommodement (Akkommodation) »95. L’homme qui exprimait une telle inquiétude n’était autre que celui qui avait favorisé la nomination du philosophe à Iéna : il s’était d’abord informé de la question de savoir si celui-ci était « assez prudent (klug) pour modérer son imagination (ou ses fantasmes) démocratique ». Puis il lui avait adressé, de façon indirecte, le conseil de laisser de côté « la politique, cette spéculation ingrate »96. Le conseiller secret n’avait pas tort : on l’a vu, avec son Appellation directement adressée au public, Fichte remet en question un instant le compromis qui avait servi de base à sa nomination.
96C’était aussi l’expérience déjà accumulée qui suggérait ses inquiétudes au conseiller secret : c’est en vain qu’il avait adressé au philosophe — par le biais d’intermédiaires influents — le conseil de renoncer à la seconde édition des Contributions, une fois le nom de leur auteur tombé dans le domaine public97. Et Fichte n’avait pas non plus renoncé à cette occupation « ingrate » qu’était indéniablement, tout au moins en Allemagne, la « politique ». Encore est-il néanmoins possible de remarquer un changement chez le philosophe, dont la production, à partir de la période d’Iéna, devient pendant un moment spéculativement plus restreinte, plus allusive, moins liée, du moins en apparence, aux problèmes concrets du moment. Par devers soi, et dans sa correspondance privée, le philosophe continue bien à mettre en relation la Doctrine de la science (la délivrance du sujet « des liens des choses ») et la Révolution française (la délivrance de l’homme des « chaînes extérieures »)98. Mais ce lien ne peut être décelé que par les plus sagaces d’entre les lecteurs ; le style militant, ou mieux la capacité d’influer sur un public plus large, s’est perdue et ne revient, pour un instant, qu’en cas de crise aiguë. Sur ce point, malgré toute son expérience, le conseiller secret avait tort : l'Akkommodation a déjà eu lieu, dans une certaine mesure tout au moins.
97Du reste, Voigt continue bien à regarder Fichte avec défiance, à le considérer comme une sorte de « démagogue », même s’il est obligé d’admettre qu’il s’agit seulement d’une « démagogie métaphysique » !99. De la « politique » comme « spéculation ingrate » à la « démagogie » surtout «métaphysique » : n’est-ce pas aussi cela le chemin de l’Akkommodation ?
98La catégorie de l’accommodement est présente jusque chez Hegel, et, de façon significative, avec une allusion aux Lumières allemandes et donc à Kant : « Les Lumières passèrent de France en Allemagne et il y apparut un monde nouveau d’idées. Ses principes y furent interprétés plus à fond : simplement ces nouvelles connaissances ne furent pas opposées si souvent sous une forme publique à l’élément dogmatique, mais on préféra se mettre à la torture et se contorsionner pour conserver à la religion sa valeur apparente, chose qui, du reste, se pratique encore de nos jours »100. Selon l’interprétation de Hegel, le langage respectueux de la tradition religieuse était donc une concession que les Lumières allemandes faisaient, ou étaient obligés de faire, au pouvoir dominant. Par la suite la catégorie de l’accommodement va devenir proprement centrale dans l’interprétation et la critique que la gauche hégélienne fait de son maître et de la philosophie classique allemande en général101.
99Le jeune Marx, il est vrai, soumet la catégorie en question à une critique sévère. Encore faut-il en préciser le sens plus qu'on ne l’a fait en général jusque-là : ce qu’il rejette, c’est la thèse qui réduit l’accommodement à une forme de comportement pratique, en restant aveugle au fait que la recherche du compromis traverse en profondeur l’élaboration théorique elle-même ; c’est aussi la thèse qui voudrait aller au-delà des limites de Hegel, ou du moins de ce qui apparaît désormais, à la lumière d’une situation radicalement nouvelle, comme ses limites fondamentales, sans régler ses comptes avec sa pensée, en se contentant simplement d’en appeler à l’« engagement » et à l’intransigeance. Ce que Marx rejette, c’est donc un usage « moralisant » de la catégorie d’accommodement, qui prétend expliquer les limites de la théorie par la timidité de la praxis du philosophe. Marx critique la gauche hégélienne parce qu'elle ne voit pas que « ce qui apparaît comme un progrès de la conscience morale, devient en même temps un progrès du savoir »102.
100D’un autre côté, c’est Marx lui-même qui insiste sur le poids négatif que fait peser la « misère allemande » (et donc également la condition d’isolement des intellectuels, privés de l’appui d’une bourgeoisie solide, vis-à-vis d’un pouvoir vigilant et répressif) pour expliquer la recherche du compromis, la tendance à l’« accommodement » qui, à tous les niveaux (c'est-à-dire pas seulement sur le plan du comportement pratique, mais aussi sur celui de l’élaboration théorique) caractérise la philosophie classique allemande, une philosophie qui, pourtant, toujours selon le même Marx, se présente comme extraordinairement riche en inspirations révolutionnaires. Pour ce qui est du présent travail, son intention n’était nullement de découvrir quelque Kant « secret », mais seulement d’exprimer l’exigence d’une perspective historique plus exacte, ce qui inclut aussi indéniablement une compréhension de la situation de l'époque (y compris les dispositifs de censure et la nécessité de l’autocensure) ainsi que des règles plus ou moins établies et des techniques d’expression linguistiques. Mais, surtout, ce qui importe le plus est que la catégorie en question se retrouve chez Kant lui-même, lorsqu’il interprète le recours au miracle, dans le texte des évangiles, comme une forme d’« accommodement» (Akkommodation) à la mentalité dominante103, comme une manière pour Jésus de « s’adapter (sich bequemen) aux préjugés » de son temps (R, VI, 163). Or — nous l’avons déjà noté auparavant — la clé de lecture de l’enseignement de Jésus suggérée par Kant n’est-elle pas également une clé de lecture pour le texte kantien lui-même ?
101De nombreuses années plus tard, dans des conditions nettement plus favorables, Heine pouvait encore écrire : « J’ai souvent été obligé de pavoiser le frêle esquif de ma pensée avec des oriflammes dont les emblèmes ne correspondaient pas vraiment à la véritable expression de mes idées politiques et sociales. Mais le journaliste-pirate ne se souciait guère de la couleur du chiffon suspendu au mât de son navire avec lequel les vents jouaient leurs jeux volubiles : je ne pensais qu’à la bonne cargaison que j'avais à bord et que je désirais amener jusqu’au port de l'opinion publique. Je peux me vanter d’avoir très souvent réussi dans ces entreprises, et l’on ne doit pas me reprocher les moyens dont j’ai parfois usé pour atteindre le but104.
102Tout aussi significatif est le témoignage du jeune Marx qui, après l’interdiction de la « Rheinische Zeitung », pousse paradoxalement un soupir de soulagement, parce qu’il est désormais libéré de la pénible obligation de rechercher le compromis : « Il est mauvais — s’exclame le jeune révolutionnaire — d’assumer des tâches serviles, fût-ce pour la liberté, et de se battre à coups d’épingles, et non à coups de massue ». Dénonçant l’hypocrisie et l’autoritarisme stupide de la censure et du pouvoir, Marx décrit en même temps, avec beaucoup de précision, le comportement qu’il était obligé d’avoir dans l’espoir, qui devait se révéler vain, de garantir la survie du journal qu’il dirigeait, un comportement qui, par la force des choses, était rien moins que rectiligne et dont, désormais, il était las : « S’adapter (Schmiegen), être souple (Biegen), jouer à cachecache (Rückendrehen), couper les mots en quatre (Wortklauberei) »105. Le premier terme utilisé ici, en particulier, n’évoque-t-il pas cette Akkommodation à laquelle, on l’a vu, étaient contraints en Allemagne tous les intellectuels progressistes ? Une fois clos le chapitre de la « Gazette Rhénane », s’ouvrait celui des « Annales franco-allemandes », sans les tracas et les entraves imposées par la censure ; enfin ! Mais à Paris ! Quelques années plus tard, Bruno Bauer s’amusera à faire méchamment la liste des signes d’allégeance à la Prusse contenus dans le journal que Marx dirigeait, mais en gardant soigneusement le silence sur le fait qu’il s’agissait-là de précautions pour échapper à la vigilance de la censure106.
103Le comportement décrit par Heine et par Marx n’est-il pas aussi, et à plus forte raison, celui que suit Kant ? Il faut alors se demander dans quelle mesure on a songé à ce fait dans le travail d’exégèse et d’interprétation : peut-être, malgré l’immense bibliographie existante tout n'a-t-il pas été écrit sur le philosophe qui avait une conception très haute de la véracité mais qui, en même temps, de son propre aveu, était contraint de taire et de dissimuler une partie de ce qu’il pensait et d’exprimer de façon « équivoque » et « impénétrable » ce qu’il estimait pouvoir et devoir révéler de sa pensée. Si l’on connait suffisamment les rapports difficiles du philosophe et de la censure, on n’a pas encore étudié de façon systématique la connexion dont le texte garde la trace entre « persécution et art d'écrire »107. Peut-être une étude de ce genre serait-elle féconde en vue d’une compréhension plus profonde non seulement de Kant, mais de l’ensemble de la philosophie classique allemande.
Notes de bas de page
1 Cf. Cor., p. 53 (N.d.T.).
2 Ernst und Falk. Gesprache für Freimauer, in G.-E. Lessing, Gesammelte Werke, vol. IX, Leipzig, 1856, pp. 345-356 (trad. fr. P. Grappin, Ernst et Falk, Dialogues maçonniques, Paris, 1946, pp. 51-53). Sur la polémique en question et les accusations de dissimulation et même de simulation dirigées contre Lessing, voir V. Verra, F.-H. Jacobi.., ed. cit., pp. 69-101.
3 A.-V. Knigge, Ueber den Umgang mit Menschen, Hannover 1788 (réimpression München, s.d.) pp. 9-46-47-50. Après le déclenchement de la Révolution française, Knigge se rallie à des positions démocratiques et devient l'une des cibles favorites des publicistes contrerévolutionnaires, cf. N. Merker, Alle origini, ed. cit., p. 144 et sq.
4 Nous citons Faust (v. 588-593) dans la traduction de G. de Nerval (N.d.T.). Le passage se trouve déjà dans l'Urfaust.
5 Lettres à J.-C. Lavater (fin décembre 1783), à J.-Ch. Kestner (28/IX/1777), et à H.-Ch. Gagern (Août-septembre 1794) in Briefe, ed. cit., vol. I, pp. 433-238 et vol. II, p. 184. Mais le thème en question semble présent un peu partout dans la correspondance de Goethe.
6 Cf. Cor., p. 509 (N.d.T.).
7 Ibid., p. 636 (N.d.T.).
8 Sendschreiben..., ed. cit., p. 149.
9 Zusatz Wieland's..., ed. cit., pp. 190-191.
10 Sur tout cet épisode, voir K. Vorländer, Immanuel Kants Leben, Leipzig, 1911, p. 183 et sq. On trouvera une traduction française du texte de l’ordre royal in I.-K., Œuvres philosophiques, ed. cit., III, p. 806, ainsi que dans Cor., p. 615 (N.d T)
11 Cf. Cor., p, 604 (N.d.T.).
12 Ueber ein vermeintes Recht aus Menschenliebe zu lügen, 1797 (VIII, 428). Trad. fr. Sur un prétendu droit de mentir par humanité, in Œuvres philosophiques, ed. cit., III, p. 439.
13 Ueber das Misslingen aller philosophischen Versuche in der Theodicee, 1791 (VIII, 268, note). Trad. fr. Sur l'insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de Théodicée, in Œuvres philosophiques, ed. cit., II, p. 1410.
14 Neuen Gespräche..., ed. cit., p. 123.
15 Sur ce point, cf. K. Vorländer, Immanuel Kants Leben, ed. cit., pp. 159-160 ; (Cf. Cor., p. 402 (N.d.T.)).
16 Cf. Cor., p. 402 (N.d.T.).
17 Ibid (N.d.T.).
18 Cf. E. Brandes, Die Entstehung republikanisch-demokratischer Literaturströmungen in Deutschland, 1792 in J. Garber, Kritik der Revolution..., ed. cit., pp. 1-27, passim.
19 Voir la lettre de C.-G. Voigt à G. Hufeland (20/X/1794) in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. I, p. 158.
20 En français dans le texte (N.d.T.).
21 Immanuel Kant. Der Mann..., ed. cit., vol. II, pp. 220-202.
22 Cf. Cor., trad. modifiée, p. 514 (N.d.T.).
23 Ibid., trad. modifiée, p. 53 (N.d.T.).
24 Ueber Pädagogik, IX, 486-7, (trad. fr., ed. cit., III, p. 1191).
25 Metaphysik der Sitten, VI, 431 et 426 ; (trad. fr., ed. cit., pp. 718-711).
26 Ueber das Misslingen..., ed. cit., pp. 267-271, (trad. fr., ed. cit., II, pp. 1407-13) ; cf. aussi L, X, 176 (Cor., p. 126 sq.). Sur l’interprétation de la figure de Job chez Kant, voir L. Sichirollo, Fede e sapere. Giobbe e gli amici Riflessioni in tema di filosofia, religione e filosofia della religione in Kant e in Hegel, in Hegel interprete di Kant, ed. par V. Verra, Napoli, 1981, pp. 219-266.
27 En français dans le texte (N.d.T.).
28 L, XI, 533-4 ; lettre du 4/XII/1794 ; (cf. Cor., p. 622).
29 Ueber das Recht..., ed. cit., p. 73.
30 Ibidem ; que ce fût-là le point central, voilà qui n'avait pas échappé au recenseur du livre de Erhard dans le « Philosophisches Journal » : 1795, no I, 4, p.379. Sur le plaidoyer d'Erhard et la réserve qui le caractérise, voir l'Introduction déjà citée de H.-G. Haasis.
31 Ueber das Recht..., ed. cit., p. 40.
32 Lettre du 6/VII/1799 in Briefwechsel, ed. cit., vol. II, p. 132.
33 J.-B. Erhard, Ueber das Recht..., ed. cit., p. 54 ; on trouve aussi une allusion à ce problème dans la correspondance entre Hegel et Schelling ; voir la lettre du premier au second du 24/XII/1794, in Briefe, ed. cit., vol. I, p. 13 ; (trad. fr. in Hegel, Correspondance, ed. cit., I, pp. 17-18).
34 Zusalz Wieland's..., ed. cit., p. 191.
35 Lettres de Wieland à Reinhold du 19/V et du 27/VI/1794 in Fichte im Gespràch, ed. cit., vol. I, pp. 98-126. La distance vis-à-vis de Fichte n’intervient qu’ensuite et, à partir de la « mystique égoïste et éthérée » qui présiderait à la construction de la Doctrine de la Science, voir la lettre de Wieland à Reinhold du 5/6 avril 1798, in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. I, pp. 497-8.
36 Il s’agit de Ehlers (ou Eggers, comme le dit l'édition des Werke que nous avons utilisée). Nous nous sommes déjà intéressés aux prises de position de Wieland lors de sa polémique avec le professeur de Kiel ; il est néanmoins significatif que Wieland accepte de publier dans la revue qu'il dirige la lettre polémique de Ehlers : voir E. Rambaldi, La crisi dell'illuminismo tedesco di CM. Wieland di fronte alla Rivoluzione francese, in « Acme », 1966, p. 315.
37 Sur la situation libérale dans le Schleswig-Holstein (où Rebmann et d’autres jacobins avaient publié leurs oeuvres), jusqu'à ledit réactionnaire de 1799, cf. Geschichte der deutschen Literatur, sous la dir. de H.-G. Thalheim, vol. VII, Berlin 1978, p. 51.
38 Cette lettre fut republiée par Kant quatre ans après dans la Préface du Conflit des Facultés (CF, VII, 8).
39 Il s’agit de E.-L. Posselt, directeur des « Europäische Annalen », et auteur d’un Bellum populi gallici, dans lequel il condamnait la guerre d'agression des puissances féodales ; cf. P. Hocks et P. Schmidt, Literarische und politische Zeitschriften 1789-1805, ed. cit., p. 66.
40 Philosophische Briefe..., ed. cit., p. 341 (trad. fr. cit. p. 213).
41 Voir la note dans le journal et la lettre à W.v. Humboldt du 16/IX/1799, in Fichte un Gesprach, ed. cit., II, pp. 156-229 (trad. fr. A. Fanta in Lettres choisies, Paris, 1912, p. 120).
42 Voir la lettre à F.-H. Jacobi (7/VII/1793) et aux époux Herder (7/VI/1793) in Briefe, ed. cit., vol. II, p. 170 et p. 166.
43 Sagt es memand, nur den Weisert,/ weil die Menge gleich verhöhnt : c'est le début de Selige Sehnsucht dans le West-östlicher Divan ; (cf. trad. fr., H. Lichtenberger, Paris, 1950, p.43. Ne le dites à personne, sinon au sage/ car la foule est prompte à railler).
44 Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland in H.H., Sämtliche Schriften, sous la dir. de K. Briegleb, München, 1971-6, vol. III, p. 617 ; (cf. De l’Allemagne ed cit., I, p. 150). '
45 Lettre de Schiller à Fichte (Iéna, 26/I/1799) in J.-G. Fichte, Briefwechsel, ed. cit vol II p.2.
46 Lettre de Wieland à Reinhold du 25/I/1794, in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. I p 82
47 Zurückforderung..., ed. cit., p. 3.
48 Beiträge..., ed. cit., p. 40 (trad. fr. pp. 79-80).
49 J.-G. Fichte, Briefwechsel, ed. cit., vol. n, p. 105 ; souligné dans le texte.
50 Appelation an das Publikum, 1799, in Fichtes Werke, ed. cit., vol. V, p. 200.
51 Ibid., p. 197 et p. 226.
52 Aus einem Privatschreiben (im Jänner 1800), in Fichtes Werke, ed. cit., vol. V, pp. 381-5. Du reste, au beau milieu de la polémique sur l'athéisme, la revue que Fichte dirigeait avec Niethammer publiait un article qui justifiait ainsi la revendication de la liberté d’expression pour les intellectuels : « L’intellectuel, comme les dieux, est en suspension dans une région supérieure, ses pieds ne touchent pas de manière active (thätig) le sol de la vie politique et ecclésiastique (den Boden des Bürgerthums und Kirchenthums) : cf. Ueber Bücher-Censur, dans le « Philosophisches Journal », 1800, X, p. 183.
53 Appelation..., ed. cit., p. 276.
54 Beiträge..., ed. cit., p. 404 (trad. fr. p. 246).
55 Voir la lettre à Reinhold du 22/V/1799 in Briefwechsel, ed. cit., vol. Il p. 104.
56 Dans une lettre à K.-F. v. Beyme, du 2/I/1808, Fichte écrit : « Je sais très bien ce que je risque, je sais que les balles peuvent me frapper, moi aussi... » (Briefwechsel, ed. cit., vol. II, p. 500).
57 J.-G. Herder, Sämmtliche Werke, ed. cit., vol. XVIII, p. 305.
58 Lettres de Herder à Heyne du 7 août et du mois de mars 1793, citées par R. Haym, Herder, Halle, 1885 ; nous citons d'après l'édition de W. Harish, Berlin, 1954, vol. II, p. 519. Sur l’autocensure de Herder, voir aussi les pp. 508-9 ainsi que V. Verra, Herders Revolutionsbegriff, in Deutsche Klassik und Revolution, ed. cit., pp. 117-120. Wieland a recours, lui aussi, à un expédient analogue à celui de Herder, dans la revue qu'il dirige, où il n’hésite pas, on l'a vu, à publier des interventions qui constituent une défense inconditionnelle de la Révolution française, puis à les faire suivre d'un commentaire ou d'une réponse exprimant une prise de distance.
59 In W. Weiland, Der junge Friedrich Schlegel oder die Revolution in der Frühroniantik, Stuttgart 1968, p. 20.
60 Beiträge..., ed. cit., p. 100 (trad. fr. p. 124).
61 Cf. W. Dilthey, Der Streit Kants..., ed. cit., p. 290.
62 Ueber Bücher-Censur, dans le « Philosophisches Journal » 1798, vol. X, 1, p. 4.
63 F. Mehring, Die Lessing-Legende, trad. it. de E Cetrangolo, La leggenda di Lessing, Roma, 1975, p. 343.
64 Pour traduire le texte italien de D. Losurdo, nous avons dû modifier la version française d'A. Philonenko, pour ce qui est du membre de phrase souligné (N.d.T.).
65 Lettre de Fichte à Kant du 23/I/1792 et de Kant à Fichte du 2/II/1792 in J.-G. Fichte, Briefwechsel, ed. cit., vol. I, pp. 217-220 (la lettre de Kant est traduite par J. Rivelaygue in Œuvres philosophiques, ed. cit., III, pp. 245-247. Cf. aussi Cor., pp. 501-503-505 (N.d.T.).
66 Appellation..., cd. cit., pp. 227-8.
67 Zurückforderung..., ed. cit., p. 29.
68 Voir la lettre à Reinhold déjà citée du 22/V/1799 in Briefwechsel, ed. cit., vol. II, pp. 104-5.
69 Texte cité par R. Haym, Herder, ed. cit., vol. II, p. 518.
70 Voir la lettre à son père du 14/11/1793, in Ans Schleiermachers Leben in Briefen, sous la dir. de L. Jonas et W. Dilthey, Berlin, 1860-3, vol. I, pp. 107-8. Sur l’influence de Kant, voir la lettre à K.-G. v. Brinkmann du 3/II/1790, où le jeune Schleiermacher déclare que sa « foi » en la philosophie kantienne croît chaque jour davantage (Ibid., vol. V, p. 45).
71 Ausführliche Darstellung der in der französischen Nationalversammlung am 26 u. 27 Novbr. 1790 vorgefallenen Debatte, 1791, in Wieland's Werke, ed. cit., vol. XXXIV, pp. 113-4.
72 Zurückforderung..., ed. cit., pp. 4-9, passim.
73 Beiträge..., pp. 39-46, passim (trad. fr. pp. 80-84, passim).
74 La recension de Gentz, publiée à l'origine dans l'« Allgemeine Literaturzeitung » du 7/V/1794 est reprise en appendice de l’édition des Beiträge, déjà citée, de R. Schottky (la citation se trouve p. 324). Gentz fut critiqué pour la sévérité de sa recension par Théodor von Schön, alors étudiant, et plus tard en Prusse, homme politique de tendances libérales (voir la note du journal de novembre 1795 du même Schön in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. I, p. 311) ; en privé, le jugement de Gentz sur le Fichte des Contributions est encore plus sévère ; celui-ci est qualifié de « misérable » (voir la lettre du 18/XI/1793 à CG. v. Brinkmann, in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. I, p. 62).
75 Lettre à Kant du 20/IX/1793, in Briefwechsel, ed. cit., vol. I, p. 299 (cf. Cor., p. 587).
76 Lettre à Reinhold du 4/VII/1797 in Briefwechsel, ed. cit., vol. I, p. 565.
77 Briefe aus Paris, ed. cit., p. 35, note.
78 Lettre à Voss du 21/XII/1792 in Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 809.
79 Darstellung der Revolution in Mainz, ed. cit., p. 685.
80 Cité par N. Merker, Alle origini.., ed. cit., p. 355.
81 H.-G. Haasis, Introduction à J.-B. Erhard, Ueber das Recht..., ed. cit., p. 10.
82 1. Stephan, Literarischer Jacobinismus in Deutschland (1789-1806), Stuttgart 1976, p. 82 ; G. Steiner et N. Merker, éditeurs des Werke in vier Bänden d’une part, et de l’anthologie de Forster de l’autre, ne mentionnent pas non plus l’importante citation de la lettre du texte de Kant faite par le jacobin allemand ; on peut présumer que la chose avait également échappé aux précédents éditeurs de Forster ; celui-ci fait aussi référence à la « belle déclaration » de Kant dans une lettre à sa femme, Thérèse (10/IX/1793) cf. Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 903.
83 Geschichte der deutschen Literatur, sous la dir. de H.-G. Thalheim, vol. VII, Berlin 1978, p. 44. Les auteurs ajoutent un autre critère : la juste compréhension du « rapport histoire mondiale — histoire nationale », autrement dit, en fait, la capacité à accepter l’aide française, celle-ci serait-elle rien moins que désintéressée et comporterait-elle le sacrifice des intérêts nationaux allemands. Ce critère est pour le moins discutable, formulé comme il l’est avec — nous semble-t-il — une allusion à la situation complexe et difficile de la R.D.A. de l’époque (où le livre avait été publié). Quoiqu’il en soit, pour ce qui est de l’auteur dont nous nous occupons, le problème s’évanouit : vu sa formation typique d'homme du dix-huitième siècle, Kant ne semble pas préoccupé par l’intégrité nationale de l’Allemagne (on l’a vu, il condamne les « francs-tireurs » anti-français) ; et puis en Prusse, la possibilité d’une « importation de la révolution » à partir de Paris n’a jamais existé !
84 J.-F. Jung-Stilling, Lebensgeschichte, ed. cit., p. 480.
85 Lettre à Th. von Schön de septembre 1795, in Briefwechsel, ed. cit., vol. I, p. 505.
86 Lettre à Hegel du 4/XII/1795 in Aus Schellings Leben in Briefen, ed. par G.-L. Plitt, Leipzig, 1869-70, vol. I, pp. 16-17 (trad. fr. in Hegel, Correspondance, ed. cit., I, p. 26).
87 Lettres à Fichte du 12/IX et du 16/IX/1799. Réponse de Fichte du 20/IX/1799 in J.-G. Fichte, Briefwechsel, ed. cit., vol. II, pp. 160-166-168 (trad. fr. M. Bienenstock, Fichtes-Chelling Correspondance 1794-1802, Paris, 1991, pp. 54-59-60).
88 Cf. E. Cassirer, Vita e dottrina di Kant, trad. it. de G.-A. de Toni, présentation de M. Dal Pra, Firenze, 1977, pp. 464-5 et M.M. Olivetti, Introduzione, ed. cit., pp. XI-XII.
89 Lettre à Schelling du 16/4/1795 in Briefe, ed. cit., vol. I, p. 24 (trad. fr. in Hegel, Correspondance, I, pp. 28-29).
90 E. Troeltsch a déjà attiré l’attention sur ce point in Das Historische in Kants Religionsphilosophie. Zugleich ein Beitrag zu den Untersuchungen über Kants Philosophie der Geschichte, in « Kant-Studien » 1904, vol. IX, pp. 21-154 (voir notamment les pp. 60-61). E. Weil (op. cit., p. 149 et sq.) insiste sur la continuité dans l’élaboration kantienne du thème du mal radical, en admettant toutefois que par rapport au texte publié dans la « Berlinische Monatsschrift » les sections suivantes de la Religion contiennent des « contrepoids ».
91 Das Ende aller Dirige, 1794 (VIII, 331) (trad. fr. H. Wismann, La fin de toutes choses, in Œuvres philosophiques, ed. cit., DI, p. 314 sq.).
92 Le jugement de Schiller est cité par E. Cassirer, op. cit., p. 465.
93 Voir la lettre de Schiller à Goethe du 28/X/1794, in Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe, ed. cit., p. 61 (trad. fr. in Correspondance entre Schiller et Goethe, ed. cit., p. 33 ; nous avons modifié le texte de L. Herr. (N.d.T.).
94 Neuen Gespräche..., ed. cit., pp. 182-187.
95 Lettre à Goethe du 25/XII/1798 in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. H, p. 29.
96 Voir les lettres de C.-G. Voigt à G. Hufeland (du 20/XII/1793 et du 18/V/1794) in Fichte im Gespràch, ed. cit., vol. I, pp. 77-97.
97 Voir les lettres de C.-G. Voigt à G. Hufeland (10 et 25/X/1794) in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. I, pp. 156-157-159.
98 Voir la lettre à Baggesen d’Avril 1795 in Briefwechsel, ed. cit., vol. I, p. 449.
99 Voir la lettre à Goethe du 10/IV/1795 in Fichte im Gespràch, ed. cit., vol. I, p. 264.
100 Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, pp. 916-7.
101 A ce propos l'essai de Ruge, Ueber das Verhältnis von Philosophie, Politik und Religion (Kants und Hegels Akkommodation), 1841, in A.-R. Samtliche Werke, Mannheim 1847-8, vol. IV, pp. 254-297, est particulièrement intéressant.
102 Au sujet de cette critique voir Différence de la philosophie naturelle chez Democrite et chez Epicure. Avec un appendice, trad. fr. M. Rubel, in Œuvres, III, ed. cit., Paris, 1982, pp. 84 et sq. (Marx-Engels, Werke, ed. cit., I, Ergänzungsbd p. 325 et sq.).
103 Voir la lettre, déjà citée, de Kant à Fichte de lévrier 1792, in J.-G. F. Briefwechsel, ed. cit., vol. I, p. 219. Cf. Œuvres philosophiques, ed. cit., III, p. 245 et Cor., p. 503.
104 Cité par F. Mehring, Heine-Biographie, 1911, in G.S., ed. cit., vol. X, p. 438 ; le texte est également cité dans l’appendice de l’anthologie de F. Mende, H. Heine, La scienza della libertà, Roma 1972, version que nous avons reprise ici (p. 265).
105 Lettre à A. Ruge du 25/I/1843 in Marx-Engels, Werke, ed. cit., vol. XXVII, p.415 (nous avons modifié la trad. fr. de la Correspondance de Marx et Engels I, Nov. 1845-Dec. 1848, Paris, 1971, p. 280, sous la dir. de G. Badia (N.d.T.).
106 Cf. B. Bauer, Vollständige Geschichte der Parteikämpfe in Deutschland während der Jahre 1842-1846, Charlottenburg 1847 (réimpression Aalen 1964), vol. I, pp. 52-96. Voir à ce propos C. Cesa, Studi sulla sinistra hegeliana, Urbino, 1972, p. 337.
107 Sur le plan méthodologique — mais l’objet de la recherche est Spinoza ainsi que d’autres auteurs — le travail de L. Strauss, Persecution and the art of writing, Glencoe, Illinois, 1952, est exemplaire (trad. fr. O. Berrichon-Sedeyn, La persécution et l'art d'écrire, Paris, 1989) ; Y. Yovel, Kant and the philosophy of history, Princeton, New Jersey, 1980, p. 215 a déjà souligné la nécessité d’appliquer cette méthode à l’étude de la pensée de Kant.
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