III. Révolution, censure et cryptographie
p. 133-196
Texte intégral
1. Caractère allusif du discours kantien
1On peut relever un étrange désaccord au sujet de la Révolution française, peut-être pas dans le jugement, mais au moins dans le ton, entre le texte de Kant et les témoignages des contemporains. Selon l’un de ceux-ci, le philosophe, en apprenant la nouvelle de la proclamation de la république en France, se serait exclamé : « Seigneur, laisse à présent ton serviteur mourir en paix, puisque j’ai vu le salut du monde ! »1. Même si l’on met en doute la validité de ce témoignage, comme on l’a fait souvent, mais sans pouvoir avancer de raisons très persuasives, il en existe d’autres qui vont tous dans le même sens, et qui font référence à une attitude d’enthousiasme sans réserves à l’égard de la Révolution française envisagée, non dans l’une de ses phases, mais dans l’ensemble de son évolution. Kant aimait « la cause des français » de tout son cœur sans se laisser fourvoyer dans son jugement par les « explosions d’immoralité » et il maintenait que les conséquences de la révolution seraient « grandes, infiniment grandes et bénéfiques »2.
2C’est surtout à partir de la Révolution française qu’éclate la passion du philosophe pour les « journaux » qu’il attend et dévore avec impatience ; sa conversation devient monotone, elle se centre sur ce seul et unique point et devient même intolérante à l’égard d’opinions trop opposées à la sienne3. Même la Terreur ne semble pas avoir entraîné de revirement comme chez beaucoup de ses contemporains : Kant aurait au contraire continué à s’exprimer en « démocrate radical » (völtiger Demokrat), en donnant même raison aux jacobins sur le fait que les deuils et les douleurs qu’ils provoquaient étaient peu de chose au regard de ceux qu’aurait inévitablement entraînés la victoire du despotisme4. Enfin, dans la gigantesque confrontation entre la France et l’Angleterre, c’est celle-ci — nous l’avons déjà dit — qui est considérée comme le bastion de « l’esclavage et de la barbarie »5.
3On peut essayer de relativiser ces témoignages, mais il est difficile de les contester en bloc, étant donné leur multiplicité et leur convergence. Il en ressort indéniablement une image du philosophe bien plus « radicale » que celle qui ressort de ses textes. La raison de ce désaccord réside peut-être dans ces mots que l’on a toujours attribués à Kant : « Qui professe librement ses idées sur la Révolution française est immédiatement taxé de jacobinisme »6, une carte de visite pour le moins dangereuse au moment où se déchaînent la réaction et la censure. Il s’agit dès lors de voir si, et dans quelle mesure, le poids de la situation objective a pu influer sur les formulations que contient le texte écrit.
4Il est intéressant de remarquer que, dans ses œuvres, Kant évite de prendre directement position sur la Révolution française en lui consacrant un article dont elle constituerait le thème explicite ; il procède toujours de manière indirecte, en tirant parti d’arguments lointains et apparemment inoffensifs, de la façon la plus discrète possible, en reléguant souvent ses prises de positions dans des notes qui, écrites comme elles le sont, dans un langage allusif et contourné, risquent d’échapper au lecteur peu attentif. L’expression même de « Révolution française » ne se rencontre pas dans le texte kantien.
5La première prise de position se trouve dans une note, pour le moins prudente, de la Critique du jugement. L’occasion en est fournie par l’analyse de « l’être organisé » dans la nature, qui ne peut être une « simple machine », disposant exclusivement d’une force motrice, mais qui présuppose un autre type de rapport entre les parties du tout, dont aucune n’est bornée à un rôle purement passif. Si cela est vrai — ajoute alors la note — « lors de la transformation intégrale récemment entreprise d’un grand peuple en un Etat, on a utilisé très fréquemment le mot d’organisation de façon très appropriée pour l’institution des magistratures, etc... et même du corps entier de l’Etat. Car chaque membre ne doit pas seulement, dans un tel tout, être moyen mais aussi en même temps fin et, en participant à la possibilité du tout, il doit à son tour, selon sa place et sa fonction, être déterminé par l’Idée du tout »7.
6Quelques mois seulement après le grand événement qui changeait la face de la France et de l’Europe, Kant soulignait l’accord entre la Révolution française et sa philosophie pratique, qui pouvait ainsi voir dans la « transformation intégrale » (gänzliche Umbildung) — le terme révolution est absent — en cours Outre-Rhin, la réalisation des principes qu’elle avait énoncés : par la suppression des privilèges féodaux et la réalisation d’une communauté politique fondée sur la liberté et l’égalité juridique, l’homme était désormais reconnu concrétement comme fin en soi ; l’homme comme Selbstzweck prenait corps dans le citoyen8. A présent — déclare plus tard la Métaphysique des mœurs — l’homme est reconnu comme une fin en soi, et non plus seulement comme moyen, dans la mesure où, en sa qualité de citoyen il est considéré « dans l’Etat comme membre colégislateur » (MM, VI, 345). La réalisation morale de l’homme présupposait donc un changement radical des rapports sociaux et politiques existants, et une éthique apparemment si formelle finissait par se reconnaître dans les contenus issus de la Révolution française.
7Il est significatif que dans les années qui séparent la publication de la Critique du jugement de celle de la Métaphysique des mœurs, un jacobin, ou plutôt l’une des personnalités les plus responsables qu’ait produites le jacobinisme allemand, puisse formuler son credo politique en un langage explicitement kantien : « Je crois que l’homme ne doit jamais être un moyen mais toujours une fin, alors que dans l’organisation actuelle de nos Etats, plus de deux tiers des habitants sont utilisés comme moyens au service des buts immoraux (Mittel zu unmoralischen Zwecken) du tiers restant qui est, justement, la partie la plus méprisable, celle de rang noble »9.
8La Critique du Jugement s’exprime avec prudence, mais on sait, grâce aux Réflexions privées, quelle signification prégnante Kant attribue au terme « organisation » : c’est « le gouvernement despotique » qui transforme l’« organisme » de l’Etat en un « mécanisme toujours dépendant d’une main étrangère » (XIX, 491). Une remarque ultérieure, qui suit cette fois le déclenchement de la Révolution française, précise qu’on ne peut parler réellement d’« organisation » que dans une « constitution patriotique » (patriotische Verfassung) (XIX, 595)10. Nous aurons l’occasion de revenir sur le sens de cette dernière expression, mais il est clair dès à présent que l’« organisation » dont parle la note de 1790 n’est pas un fait technique, mais quelque chose d’éminement politique qui présuppose une rupture radicale avec l’ordre institué, la rupture radicale qui était justement en train de se produire en France.
9Quelques années plus tard, Hölderlin, à l’époque lecteur attentif et enthousiaste de Kant, écrira : « La condition première de toute vie et de toute organisation (Organisation) est qu’il n’y ait aucune forme monarchique au ciel, ni sur terre »11. U est significatif que l’une des rubriques du journal révolutionnaire cité plus haut, « Das rothe Blatt », se soit intitulée, en référence aux développements de la situation politique française « Cours de la nouvelle organisation » (Gang der neuen Organisation).
10La seconde prise de position de Kant sur la Révolution française est plus délicate. Elle survient à un moment politique nettement plus difficile : l’apparence d’accord unanime entre Louis XVI et l’Assemblée Nationale, entre la Couronne et le Peuple, l’apparence d’une réforme dirigée d’en haut s’est désormais définitivement évanouie ; sur le plan international, l’intervention contre-révolutionnaire s’est déjà mise en branle, avec le Manifeste de Pillnitz, suivi de la formation de la première coalition antifrançaise à laquelle est partie prenante la Prusse de Frédéric IL Et surtout, passé le premier moment de surprise et de désarroi, la réaction s’est réorganisée ; elle est passée à la contre-attaque idéologique, en tirant partie de la violente explosion des contradictions en France pour dénoncer l’échec d’une tentative qui avait eu la prétention de libérer des chaînes du despotisme un peuple (et l’humanité en général) encore bien loin d’être mûrs pour la liberté.
11C’est là que s’insère l’intervention de Kant, qui, sans prendre explicitement position pour la Révolution française, prend ses distances, prudemment, mais très clairement, avec l’un des thèmes favoris des publicistes réactionnaires. « J’avoue » — déclare une note de la Religion dans les limites de la simple raison — « que je ne m’accomode pas bien de l’expression dont se servent des hommes pourtant très avisés : tel peuple (que l’on conçoit en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté, les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté, et ainsi de même : les hommes en général ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croire. Mais suivant une telle hypothèse, la liberté ne surgira jamais. Car on ne peut pas mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été préalablement mis en liberté (on doit être libre pour se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premières tentatives seront sans doute grossières et généralement liées à un état plus pénible et plus périlleux que si l’on se trouvait sous les ordres, mais aussi sous la prérogative d’autrui ; seulement on ne mûrit jamais pour la raison autrement que par ses propres tentatives (qu’on doit être libre d’entreprendre) ».
12Bien que Kant ait pris soin de ne prendre position que de façon indirecte, la réfutation de l’argumentation des publicistes contre-révolutionnaires rendait le message suffisamment clair, trop clair même, si l’on songe à la revendication, contenue ou suggérée dans la dernière parenthèse, du droit du peuple français à suivre sa propre route, hors de toute intervention étrangère. Cette défense de la Révolution française pouvait-elle être interprétée comme une instigation à la désobéissance et à la subversion en Allemagne et en Prusse ? Le risque était d’autant plus sérieux que Frédéric-Guillaume II avait pris soin de publier le 5 mars 1792, un nouvel édit de censure qui menaçait de peines sévères quiconque aurait émis des critiques injustes et inopportunes contre les institutions et l’ordre constitutionnel de la nation.
13Et ce que Kant ajoute à sa déclaration de principe tend à donner l’impression qu’il entend prendre toutes les précautions et récuser à l’avance l’accusation éventuelle de subversion. « Je ne suis pas opposé à ce que ceux qui détiennent le pouvoir entre leurs mains, contraints par les circonstances historiques, renvoient loin et même très loin l’affranchissement de ces trois chaînes. Mais ériger en principe que la liberté en général ne vaut rien pour ceux qui se sont trouvés soumis à eux, et que l’on soit autorisé de les en écarter pour toujours, c’est là une atteinte aux droits régaliens de la Divinité elle-même, qui a créé l’homme pour la liberté. Evidemment, il est plus commode de gouverner dans l’Etat, la famille et l’Eglise, quand on peut faire aboutir un pareil principe. Mais est-ce plus juste ? » (R, VI, 188, note).
14Kant n’entend donc nullement étendre automatiquement à l’Allemagne les institutions de liberté qui se sont imposées en France : il n’est pas subversif ; le pouvoir n’a rien à craindre. Mais qu’au moins on laisse le philosophe énoncer une théorie de la liberté, même si le pays où il vit doit se résigner à une situation bien différente. Mais quelles sont les « circonstances historiques » (Zeitumastände) qui, en Prusse ou en Allemagne, pourraient obliger les gouvernants à maintenir le despotisme, le servage, la censure religieuse ? Peut-il s’agir d’une absence de maturité particulière aux habitants de ces Etats ?
15En ce cas, le plaidoyer par anticipation de Kant court le risque d’utiliser l’argument même qu’il a réfuté et rejeté chez les critiques de la Révolution française. Certes, ce sont deux choses bien différentes de considérer cette prétendue «immaturité » comme un fait momentané et de la considérer comme l’une des caractéristique immuables et permanentes de l’homme ; mais une telle différence semble s’évanouir quand on songe que l’invocation de « circonstances historiques » particulières fournit un prétexte pour renvoyer « loin, et même très loin », en fait aux calendes grecques, le début des réformes indispensables. Kant est conscient de ce risque, et son plaidoyer, qui avait débuté par une déclaration de loyalisme absolu, se charge chemin faisant d’ironie, pour déboucher sur un point d’interrogation qui projette à nouveau l’ombre du doute et de la suspicion sur le comportement des cours allemandes. L’engagement de ne pas troubler l’ordre public, de ne pas transformer la défense des principes de la Révolution française en propagande révolutionnaire ou en un activisme antiféodal en terre allemande, tout cela subsiste, mais davantage à partir du constat de ce que sont les rapports de force réels que de la reconnaissance de la sagesse des gouvernants allemands12.
16Cependant, l’importance de cette prise de position n’a pas échappé à Forster. Dans un texte destiné à expliquer les raisons de la lutte qui s’était déroulée à Mayence, entre temps réoccupée par l’armée prussienne, il avait repris l’intégralité de la note de Kant en signalant à la « sympathie » des lecteurs « les pertinentes observations du penseur allemand » et en commentant : « les puissances de la dialectique sophistique peuvent s’acharner tant qu’elles le veulent contre ce raisonnement ! Il n’en résultera que la honte de ceux qui, à l’aide d’arguments empruntés à la raison osent polémiquer contre la raison elle-même »13.
17De ce que nous venons d’exposer et que nous aurons encore l’occasion d’exposer, il résulte que les positions de Kant et de Forster ne sont pas aussi radicalement différentes que l’on aurait pu s’y attendre de prime abord. Au contraire, leurs élaborations théoriques semblent reliées par un certain nombre de fils. Nous avons déjà vu le révolutionnaire rapporter et commenter avec approbation la prise de position de la Religion dans les limites de la simple raison. Toujours à ce propos, voici ce qu’écrit Forster : « Les premières tentatives de l’homme qui, tout juste libéré des chaînes de l’esclavage commence à parcourir seul son chemin peuvent sembler aussi incertaines et maladroites que l’on voudra, elles suscitent cependant dans lame des amis de l’humanité un espoir qui leur interdit de désespérer de la sagesse de la main qui dirige les destinées du genre humain et de sa causalité morale »14. Nous avons tenté de diviser en deux parties, dans la typographie même, la déclaration de Forster, afin d’attirer l’attention sur un fait : la première partie, en caractères normaux, évoque clairement la note de la Religion de Kant (« les premières tentatives seront sans doute grossières... ») ; mais la seconde partie, en italiques, n’apparaît-elle pas comme une anticipation de la déclaration que fera Kant, selon laquelle la Révolution française et le sentiment d’enthousiasme et de participation qu’elle a suscité démontrent la « disposition morale de l’espèce humaine » et sa tendance au progrès ? (CF, VII, 85).
18On trouve une confirmation des relations de Kant et de Forster dans une lettre adressée au philosophe : l’auteur rapporte qu’à Mayence, il a été l’hôte de Forster et que celui-ci possède dans sa bibliothèque toutes les œuvres de Kant, qu’il assure de toute sa « vénération » (L, XI, 220)15.
19Il faut ajouter que, ces années-là, la philosophie de Kant était devenue le porte-drapeau de tous ceux qui regardaient avec enthousiasme et sympathie la Révolution française. C’est le cas de Hölderlin. Le poète, qui célébrait les Français comme « les défenseurs des droits de l’homme » et pour qui les nobles émigrés Outre-Rhin étaient « les monstres qui souillent encore notre sol », écrivait en même temps, en 1794, que son unique lecture était Kant, « cet esprit merveilleux »16. La correspondance de jeunesse entre Hegel et Schelling ne cesse de lier à l’affirmation de la nécessité de lutter contre le « despotisme » la célébration de la « révolution » qu’a opérée la philosophie de Kant (et de Fichte)17. Et ce dernier, à son tour, pour défendre et célébrer la Révolution française, avait fait allusion à la philosophie kantienne, en la qualifiant d’« autre révolution incomparablement plus importante »18.
20Plus significatif encore que les prises de position de telle ou telle personnalité, fût-elle d’exception, il y a un témoignage relatif à ce que l’on peut appeler le « mouvement étudiant », politisé et très radical, qui s’était développé à la suite de la Révolution française, et qui, lui aussi, trouvait son bien dans la philosophie de Kant19.
21Il suffit d’ailleurs de consulter les archives de la police autrichienne : elles nous apprennent que, lors des réunions clandestines d’un cercle jacobin, auxquelles participait Erhard, le disciple de Kant, ainsi que d’autres conjurés, le thème principal consistait à exalter la « démocratie » et, en même temps les « principes de la doctrine kantienne ». Il est tout particulièrement intéressant de mentionner la description d’une de ces réunions, faite par l’un des conjurés dont les aveux ont probablement été arrachés sous la torture : « finalement, on en arriva à la philosophie, en particulier aux principes de la doctrine kantienne de la raison pure. Erhard, révélant ainsi la profondeur de notre pensée, trouva-là l’occasion d’exposer toute l’ampleur de ses connaissances, qui lui venaient de Kant en personne s’exprimant de vive voix »20.
22Ces témoignages et ces prises de position, qui surviennent en un laps de temps compris entre 1793 et le printemps 1795, sont antérieurs à l’Essai Vers la paix perpétuelle (publié à l’automne 1795) et plus encore au Conflit des Facultés, ce recueil d’articles dans lequel Kant, après la mort de Frédéric-Guillaume II et la fin de l’ère Wöllner, exprime ouvertement sa sympathie pour la Révolution française, tenue pour la preuve de la tendance de l’humanité au progrès. Le Kant politique que l’on connaissait alors était le philosophe qui avait nié de la manière la plus nette le droit de résistance. Voilà pourtant qui n’empêchait nullement ses contemporains de voir en l’auteur de l’essai Sur le lieu commun, le combattant de la lutte contre le despotisme et le défenseur de la Révolution française.
2. La défense de la « Révolution chrétienne » comme défense de la Révolution française
23Revenons à la Religion dans les limites de la simple raison. Les références à la Révolution française ne se bornent pas à la note que nous venons d’analyser. Pour les apercevoir, il faut songer que nous sommes au temps où la confrontation avec le pouvoir politique est la plus rude ; aussi le langage de Kant se fait-il encore plus prudent et plus allusif qu’à l’ordinaire. La polémique contre le responsable de la censure, Wöllner, en fournit un exemple : dans ledit du 9 juillet 1798, celui-ci intimait l’ordre qu’on en finisse avec les « erreurs » diffusées avec « beaucoup d’audace et d’impudence sous le nom dont on abuse tout particulièrement de « lumières » ; Kant lui répond, en partant de très loin, d’une analyse du terme « vertu », « un terme magnifique, et auquel ne saurait nuire ni le fait qu’on en mésuse souvent, par ostentation, ni le fait que l’on s’en moque (comme récemment du mot qui désigne les lumières) »21 (R, VI, 57). Le mot lumières était un mot magnifique, malgré l’opinion contraire de la censure, qui avait refusé l’essai contenant justement cette déclaration inaugurale, lequel de ce fait ne pouvait plus paraître dans les colonnes d’une revue berlinoise, et dût être inséré comme chapitre II dans un livre publié à l’étranger, l’étranger en l’occurence étant simplement Iéna.
24En republiant, dans la seconde édition de la Religion, l’essai qui, à l’origine, était paru dans la « Berlinische Monatsschrift », Kant ajoute une note qui prend position, sinon sur la Révolution française, du moins sur la guerre en cours qui vise à l’étouffer : c’est bien le recours à la guerre qui est condamné, la loi de la jungle qui domine les rapports internationaux, mais également « la ligue des nations, dont le but serait de ne laisser disparaître le despotisme en aucun Etat » (R, VI, 34, note). U s’agit très clairement d’une condamnation de la première coalition antifrançaise.
25En réalité, si l’on songe au moment où est publiée la Religion, on s’aperçoit que les références à la Révolution française, et surtout à ses échos objectifs sont bien plus nombreuses. On l’a déjà vu, en parlant du droit de résistance et de la condamnation de la révolte de Vendée exprimée dans l’ouvrage ; mais encore faut-il ajouter que ce n’est nullement un hasard si, au moment où la lutte de la réaction vendéenne et internationale redouble de fureur au nom de la défense de l’ordre établi et du christianisme, la Religion répète avec insistance sa définition du christianisme comme révolution, ou plutôt comme « nouvelle révolution » (neue Revolution) (R, VI, 84, note)22. Peut-on voir l’effet d’un simple hasard dans le fait que la définition kantienne du christianisme comme « entière révolution » (gänzliche Revolution) (R, VI, 127), survient au même moment que la condamnation par Gentz de la Révolution française comme Totalrevolution que nous avons déjà évoquée ?
26Sur un plan plus objectif, c’est juste au moment où un monarque allemand déclare que la meilleure façon de renforcer l’autorité des cours et d’éloigner tout risque de sédition, est de rétablir la foi dans les miracles23 que Kant procède justement à la démolition d’une telle foi.
27C’est d’ailleurs toute la théorie d’une religion fondée sur la raison et non sur la révélation qui survient au moment où, en France, le nouveau pouvoir révolutionnaire, contraint de faire plier la sédition cléricale, finit par engager la lutte contre le catholicisme sur le plan proprement dogmatique. S’agit-il d’une simple coïncidence, ou bien sommes-nous en présence d’une prise de position consciente ? Kant polémique contre la prétention d’obliger à reconnaître « l’instauration d’un jour fixé pour la réalisation périodique publique de la piété, comme une instauration qui est un moment essentiel de la religion immédiatement ordonné par Dieu » (R, VI, 187). Comment ne pas associer cette déclaration à la réforme du calendrier en France qui instituait des décades et abolissait le dimanche, le « jour fixe » (gewisser Tag) consacré au Seigneur ?
28Il est vrai qu’au moment où Kant écrivait cela, on n’avait pas encore décidé la réforme du calendrier ; mais il faut se souvenir que cette réforme avait été précédée d’un débat long et passionné. Débat dont on connaissait manifestement l’existence en Allemagne, puisque Campe, dès 1790, pouvait dater le voyage en France qu’il avait entrepris juste après le déclenchement de la révolution en utilisant le mot Heumonat, autrement dit « Messidor »24. Et sans doute est-ce à l’introduction du calendrier républicain que Fichte fait allusion, lorsqu’il publie sa Revendication de la liberté de penser, en notant sur le frontispice « Heliopolis, la dernière année de l’antique obscurantisme » ; nous sommes en 1793, l’an I de la République française, mais aussi l’année de la publication de la Religion kantienne.
29Revenons à ce texte, pour noter un autre indice : ce passage de la Religion ne précède que de quelques lignes le passage que nous avions évoqué, relatif au manque de maturité d’un peuple pour la liberté, passage qui contient une référence bien plus explicite à la Révolution française.
30C’est en réalité la page entière qui constitue un commentaire des bouleversements en cours Outre-Rhin. Kant poursuit en écrivant : « des hommes qui n’en sont qu’au tout début de la liberté de penser, puisqu’ils se trouvaient sous le joug esclavagiste de la foi (par exemple les protestants), se tiennent pour ainsi dire ennoblis, dans la mesure où il leur est moins nécessaire de croire (des choses positives et relevant des prescriptions ecclésiastiques) » (Ibid, 188). Kant cite donc la Réforme, mais il ne s’agit, selon la déclaration explicite du philosophe, que d’un exemple, et d’un exemple qui en laisse clairement apparaître un autre, sous-entendu, celui de la Révolution française auquel en réalité le texte fait surtout référence. C’est si vrai que juste après avoir prononcé les mots « liberté de penser», Kant renvoie immédiatement à la note que nous avons citée, où, avec toutes les précautions de langage qu’exigent les circonstances, il se félicite des efforts de « tel peuple que l’on conçoit en train d’élaborer sa liberté légale » (gesetzliche Freiheit) autrement dit une liberté qui ne se limite pas à la seule intériorité de la conscience que visait Luther, mais dont des normes et des institutions objectives garantissent également l’expression extérieure.
31De plus, une observation de Kant vient apporter la confirmation définitive que toute son attention est tournée vers la Révolution française ; il parle d’un phénomène contraire à celui qu’il a décrit plus haut — la diminution du contenu dogmatique et positif de la religion qui suit la conquête de la liberté par un peuple — qui se produit « chez ceux qui n’ont pu ou voulu faire une tentative de ce genre » ; ces derniers continuent à penser qu’« il est sage de croire plutôt trop que pas assez », ce qui est de la « folie » (Wahn) (ibidem). La peur causée par la révolution en France n’avait-elle pas conduit en Allemagne à un renforcement des mesures de censure, à un contrôle de plus en plus poussé et de plus en plus tâtillon de la conformité de tous les écrits à l’orthodoxie dogmatique et positive ? Kant en avait lui-même fait l’expérience, lorsque la censure prussienne lui avait refusé son visa pour la seconde partie de la Religion qui, on le sait, devait initialement être publiée dans la « Berlinische Monatsschrift ».
32Une chose est donc sûre : Kant met explicitement en relation la révolution politique — la conquête de la « liberté juridique » — et la révolution religieuse — le fait d’épurer la religion de son aspect proprement dogmatique et positif. Que les yeux se tournent vers la France, c’est ce que confirme également une analyse du débat qui se déroule à ce propos au même moment : l’« Allgemeine Deutsche Bibliothek » dirigée par Nicolai avait publié un compte-rendu peu favorable d’un livre qui prophétisait qu’Outre-Rhin une « révolution totale » en théologie allait emboîter le pas aux bouleversements politiques25.
33L’auteur du livre en question n’était autre que Campe, dont nous avons déjà vu qu’il n’était pas un inconnu pour Kant et qui, dès 1790, annonçait de Paris l’arrivée d’une Réforme plus radicale encore que celle de Luther : en même temps que ses chaînes politiques, c’étaient ses « chaînes spirituelles », et « les entraves en matière de foi et de conscience » en général que le peuple français était en train de déposer. La « hiérarchie », mieux, le pouvoir hiérarchique du clergé touchait à sa fin ; quant au contenu théorique de la « révolution » en cours dans la « théologie française », on assistait à la diffusion de « la libre pensée » et de la « foi rationnelle » (Vernunftglauben) et l’on voyait peu à peu disparaître les habitudes superstitieuses de la prière et la peur de l’enfer26.
34Ce sont pour l’essentiel les thèmes qui inspirent la Religion dans les limites de la simple raison. Et lorsque Kant qualifie Dieu d’« Etre suprême » (höchstes Wesen) (R, VI, 177 et ailleurs), certainement s’appuie-t-il sur sa lecture de Rousseau, mais d’un Rousseau qui était devenu entre temps l’un des porte-drapeaux du mouvement révolutionnaire en France. Au moment où Kant définit Dieu comme l’« Etre suprême », Campe avait déjà rapporté depuis la France que, dans la foulée de la révolution, le nombre des « déistes » ne cessait d’augmenter27.
35D’autre part, on ne peut pas exclure non plus que Kant ait eu une influence directe sur certains révolutionnaires allemands. Tel est, probablement, le cas de Forster, lecteur, on l’a dit, de la Religion dans les limites de la simple raison, qui, peu après, écrivait dans une lettre de Paris : « Ce que jusqu’à présent la Réforme n’est pas parvenue à réaliser en Allemagne, le christianisme du cœur et de l’esprit, simple, sincère, sans cérémonies ni prétention à la domination, sans dogmes ni moulins à prières, sans légendes ni saints, sans fanatisme ni intolérance, voilà qui va commencer à germer comme une philosophie morale pratique (praktische Moralphilosophie)... »28.
36Sans doute le thème de la religion rationnelle, chez Kant et dans la culture allemande, remonte-t-il à une époque bien antérieure à la Révolution française ; mais il faut néanmoins considérer que les bouleversements d’Outre-Rhin confèrent à ce thème non seulement une actualité, mais surtout un nouveau poids politique. L’extension de la révolte vendéenne et du phénomène des prêtres réfractaires incitait le nouveau pouvoir révolutionnaire à une réinterprétation du christianisme et du fait religieux, afin d’encourager la collaboration que le clergé loyaliste lui apportait, malgré les ordres de Rome, et de maintenir les bases d’un consensus dans les masses catholiques. En Allemagne aussi les échos de cette réinterprétation, qui tendait bien évidemment à réduire l’importance de l’élément hiérarchique, et donc historique, au profit de l’élément rationnel et naturel, se faisaient largement entendre.
37On trouve sans peine chez des auteurs d’inspiration révolutionnaire l’affirmation que, dans le domaine religieux, « une vérité historique est une offense à la liberté naturelle de penser», et que la vérité religieuse authentique ne doit pas être « revêtue des vieux habits d’une histoire que peu de gens connaissent »29. Comment ne pas songer à la polémique de Kant contre « la religion savante » (gelehrte Religion) (R, VI, 163-7) ? Et l’on pourrait multiplier les citations de publicistes révolutionnaires de l’époque, qui toutes se révéleraient en analogie et en consonance avec les thèmes kantiens dont nous avons parlé. Il faut certes prendre en compte l’histoire philosophique dont ces thèmes sont porteurs, mais il importe d’abord de tenir compte de l’histoire politique au sein de laquelle ils viennent s’insérer.
38Comment ne pas remarquer, aussi, en ce qui concerne l’évolution de Kant proprement dite, le ton nouveau et militant que prennent un certain nombre de thèmes qui, chez lui, sont pourtant habituels. Par exemple, celui selon lequel « la foi dans une religion cultuelle est une foi servile et mercenaire (fides mercenaria, servilis) » (R, VI, 115). Le despotisme ecclésiastique peut atteindre un tel degré que le pire des despotismes politiques semble bien pâle ; ce dernier peut certes empêcher l’expression de la pensée, mais pas la pensée elle-même : « mais ce que l’autorité temporelle suprême ne peut, l’autorité spirituelle le peut quand même : c’est-à-dire interdire la pensée et l’enchaîner effectivement ». Et ce n’est pas seulement l’exercice de la pensée que le fanatisme ecclésiastique réussit à enchaîner, c’est aussi celui de la volonté (Ibid., 133, note). Les prêtres sont comparés à des gens qui donnent « de l’opium à la conscience » (Opium fürs Gewissen) (Ibid, 78, note). On a noté avec raison le « tour jacobin » que prend ici la polémique antiecclésiastique30, mais il faut ajouter que c’est l’ensemble de la dénonciation de la « foi d’Eglise » (Pfaffenthum) (Ibid, 175 et sq.) où ne cesse de résonner l’indignation devant l’« esclavage ecclésiastique », qui rapproche la Religion de Kant des publicistes révolutionnaires de l’époque31.
39Il suffit du reste de réfléchir sur le fait que ces thèmes kantiens trouvent un écho immédiat chez le Fichte jacobin. Pour l’instant vous n’avez pas encore réussi à nous ôter la liberté de penser, mais seulement celle de s’exprimer — déclare la Revendication, à l’intention des « princes européens » — et voilà, à présent, que, grâce au « confesseur », c’est la pensée elle-même, le « premier principe de la spontanéité » que vous cherchez à réprimer32. Il s’agit bien du thème que nous venons d’évoquer en parlant de la Religion.
40La campagne anticléricale que les publicistes révolutionnaires allemands, emboîtant le pas à leurs confrères français, avaient déchaînée, s’explique par le large écho que rencontrait à l’époque l’agitation des prêtres réfractaires et la révolte de Vendée. Si l’on relit la polémique kantienne contre le « régime clérical », on pourra s’apercevoir qu’il s’agit d’une prise de position qui ne perd jamais de vue la dimension politique du problème. Le despotisme clérical réussit à enchaîner non seulement la pensée des simples fidèles, mais aussi celle des « dominants » (Obern), des puissants de la terre (R, VI, 133, note) ; il réussit à dominer et à châtier « les rois ainsi que des enfants » (Ibid, 131). Alors que le christianisme avilit la «religion savante », le clergé impose son pouvoir aux laïcs, entre lesquels « on compte les princes de ce monde » (Ibid, 164).
41Est-ce le fait du hasard que Kant insiste sur ce point ? Ou pense-t-il plutôt au rôle joué par la condamnation que le Saint-Siège avait prononcée contre la Révolution française et ses principes, et pas seulement contre la Constitution civile du clergé, condamnation qui, en jetant un trouble profond dans la conscience catholique de Louis XVI, l’avait poussé à s’opposer à la politique religieuse de l’Assemblée législative et à faire le pas fatal, celui d’opposer son veto au décret sur la déportation des prêtres réfractaires ? Bien sûr, aussitôt après avoir dénoncé le fait que le despotisme clérical réussit à régenter les rois ainsi que des enfants, Kant ajoute qu’il pousse à la révolte « les sujets contre l’autorité » (ihre Obrigkeit). C’était là, sans nul doute, la situation qui s’était créée en France à l’époque du texte de Kant : Louis XVI, manipulé par le Saint-Siège, et la Vendée en révolte au nom de la Sainte Foi. Dans ce contexte, la référence à « la haine sanglante » déchaînée par la religion statutaire ainsi que la citation de Lucrèce (Tantum religio potuit suadere malorum) apparaissent comme autant d’aspects d’une réflexion dramatiquement (Ibid, 131) en prise sur l’actualité.
42Il en ressort une prise de position précise. D’une part, Kant soutient la Constitution civile du clergé : « Il n’y a pas de raison, quand il s’agit de la fondation et de la forme d’une Eglise, d’en regarder justement les lois statutaires comme divines ; ce serait bien plutôt de la démesure pour s’ôter la peine de continuer à en améliorer la forme de les donner pour telles, quand ce ne serait pas usurper une autorité d’ordre supérieur, afin d’imposer un joug à la foule par des réglements ecclésiastiques, en faisant appel à une autorité divine » (Ibid, 105). A l’époque, c’était l’Eglise catholique qui considérait sa forme comme sacrée et intangible, qui frappait de « sanctions ecclésiastiques (Kirchensatzungen) le clergé loyaliste, qui incitait à la révolte contre le pouvoir politique, en se rendant ainsi coupable d’« usurpation ».
43D’autre part, Kant semble aussi mettre en garde contre toutes les tentatives de déchristianisation qui se faisaient jour à l’époque, ou contre toute sous-estimation de la force du catholicisme et la tentation, ou l’illusion, qui en découlait, celle de pouvoir tout résoudre en recourant à la force : « l’histoire prouve qu’aucune foi fondée sur l’Ecriture n’a pu être anéantie, même par des révolutions d’Etat les plus dévastatrices » (vurwüstendsten Staatsrevolutionen). Il ne s’agit nullement d’un jugement de valeur, car Kant note avec ironie : « un livre saint acquiert habituellement chez ceux qui ne le lisent pas (et surtout chez ceux-ci) la plus grande vénération ».
44Et puis il y a un fait : « tandis que la foi qui se fondait sur la tradition et les anciennes observances publiques trouvait son abîme dans l’anéantissement de l’Etat », comme cela avait été le cas — ajouterons-nous — du paganisme, le catholicisme, en invoquant le texte saint, réussit à exercer sur les consciences une influence suffisante pour résister à l’assaut de la révolution. « Quel bonheur ! — cette fois, l’ajout et la conclusion sont de la main de Kant — » quand pareil livre, venu aux mains des hommes, contient, à côté de ses statuts comme lois de la foi, en même temps la doctrine religieuse la plus pure dans sa totalité, qui peut être harmonisée le mieux du monde avec ces statuts (comme véhicules de son introduction) (R, VI, 107).
45En pratique, Kant suggérait au nouveau pouvoir révolutionnaire de renoncer à la tentation de la lutte de front, et de pactiser avec le christianisme et le catholicisme. Il est vrai qu’une « religion savante », qui confère à la hiérarchie ecclésiastique tant de pouvoir sur les consciences peut représenter un péril mortel pour les nouvelles institutions, mais, en ce cas, il s’agissait d’une « religion savante » se réclamant de l’enseignement de Jésus et des Evangiles, un enseignement et un texte que l’on pouvait réinterpréter sur un mode rationnel et moral, en faisant de l’élément statutaire et historique le simple moyen de l’introduction d’une foi morale rationnelle. D’un côté la Religion dans les limites de la simple raison se montrait réceptive aux incitations à réinterpréter le christianisme objectivement issues de la Révolution française et de sa politique religieuse, et de l’autre, elle mettait en forme sur le plan théorique le programme qu’elle suggérait au nouveau pouvoir révolutionnaire en vue d’un compromis avec la conscience religieuse et catholique. C’était aussi pour Kant une façon de prendre ses distances à l’égard des courants les plus radicaux, qui existaient aussi en Allemagne ou chez les émigrés allemands en France ; à partir du présupposé que « la seule vraie religion est la religion naturelle », ceux-ci en arrivaient à la conclusion que « tout effort dans le sens d’une amélioration de l’humanité » passait par la destruction, ou du moins par la guerre totale contre la religion fondée sur des préjugés »33 ; en France et, à plus forte raison, bien entendu, en Allemagne, la Religion estime qu’une sorte de compromis est nécessaire.
46D’autre part, c’est encore Kant qui clarifie le rapport qui, après le déclenchement de la Révolution française, s’instaure entre réflexion politique et réflexion religieuse. Une note préparatoire à la Religion précise en ces termes le programme du philosophe — « unifier les principes de l’organisation du peuple éthique de Dieu avec les principes de sa constitution. Les premiers sont seulement le moyen de réaliser les seconds et ont une valeur empirique (XIII, 119). La religion doit servir à consolider la nouvelle organisation constitutionnelle, seule capable de garantir la liberté.
47Le rapport entre réflexion religieuse et réflexion politique est si étroit que Kant définit les attributs de Dieu à partir de l’ordre constitutionnel issu de la Révolution française. Dieu unifie en lui-même le pouvoir législatif — il est le « saint législateur » (heiliger Gesetzgeber) —, le pouvoir exécutif — il est le « bienveillant Souverain (gütiger Regierer) — le pouvoir judiciaire — il est le « juge intègre (gerechter Richter). Une religion de ce genre ne contient aucun mystère, parce qu’elle découle de la vision même d’une communauté politique bien organisée. « Elle se trouve dans le concept d’un peuple comme communauté, où il faut toujours penser à une puissance supérieure en sa triplicité (pouvoir) »34. Si quelque doute subsistait encore, l’utilisation du terme français suffit à montrer de façon claire et définitive que la pensée de Kant est tournée vers l’organisation politique de la France révolutionnaire ; il faut seulement — ajoute Kant — avoir en tête une « précaution », « la triple qualité du chef suprême du genre humain peut être pensée comme réunie dans un seul et même Etre, alors que dans un Etat juridique et civil, elle devrait nécessairement se diviser entre trois sujets différents » (R, VI, 139-140).
48L’analogie va encore plus loin : comme le législateur humain, qui n’est pas en même temps l’« auteur » (Urheber) de la loi (il y a des droits naturels qui préexistent à toute législation positive), le législateur divin n’est pas en même temps l’« auteur » de la loi morale, qui doit bien plutôt être considérée comme éternelle et objective35.
49En ce sens, la religion se ramène bien à la morale, mais il ne s’agit nullement de la morale de l’homme privé ; il s’agit de celle du citoyen36 : il est vrai que « la religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs en tant que commandements divins », mais il s’agit des devoirs « éthiques et civiques » (ethisch-bürgerlich), ceux « des hommes envers les hommes » ; en dehors de ceux-ci, il n y a pas de « devoirs particuliers immédiatement rapportés à Dieu ». La religion se ramène si bien à la consécration de la communauté politique et des devoirs (ainsi que des droits) du citoyen37, quelle n’exige « aucune connaissance assertorique (même pas celle de l’existence de Dieu) » (R, VI, 153-4 et note).
50Kant en vient à proposer l’introduction dans les écoles d’un « catéchisme du droit » qui enseigne dès l’enfance « à connaître le droit des hommes, cette prunelle de l’œil divin sur terre, et à le prendre à cœur ». Le catéchisme dont l’introduction est proposée est politique plus encore que moral, et il a pour centre l’illustration des droits de l’homme et du citoyen38. Kant donne un exemple significatif : un enfant riche, et vraisemblablement noble, rencontre sur son chemin un enfant pauvre et, avec arrogance et méchanceté, il l’oblige à s’écarter, en allant peut-être même jusqu’à le frapper. Quel discours, alors, tenir à ce rejeton arrogant de riche et noble famille ? Faut-il en appeler à son sentiment de pitié ou à quelque chose de semblable ? Pas le moins du monde : il faut lui « marquer la même arrogance», parce que « son comportement est contraire au droit de l’humanité » (Recht der Menschheit)39. La religion et le catéchisme doivent donc enseigner et consacrer l’égalité de droits des citoyens40, indépendamment de la différence de classe.
51Cette conception kantienne de la religion n’est-elle pas aussi celle de Robespierre ? Ce dernier, en se référant lui aussi à Rousseau, appelle la religion à imprimer en l’homme « plus de respect pour ses semblables et pour lui-même, plus de dévouement pour la patrie, plus d’audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort ou pour la volupté »41. Bien entendu, le citoyen42 que la religion doit consacrer pour Kant, n’est pas aussi militant que celui qu’elle est appelée à consacrer pour le dirigeant jacobin ; mais dans un cas comme dans l’autre, la religion est appelée à conférer une valeur divine à la morale politique. Pour qu’une « constitution civile » (bürgerliche Verfassung) soit solide — déclare l’Anthropologie — il faut aussi « une discipline venue de la religion », afin que chaque citoyen tienne ses devoirs pour sacrés ; mais seule une religion issue de la morale peut constituer la « discipline » adéquate à un peuple ; autrement, la religion devient un instrument entre les mains de despotes (A, VI, 332-3, note). Le sens de cette déclaration est explicite : la religion morale et rationnelle dont Kant fait la théorie doit servir à consolider le nouvel ordre politique issu de la Révolution française.
3. Liberté, Egalité... et « indépendance » !
52Il faut également lire entre les lignes l’essai Sur le lieu commun. Le texte en question fut publié en septembre 1793 dans la « Berlinische Monatsschrift » dont Kant se servait, pressé en cela par l’éditeur Biester, pour prendre position de temps à autre sur des problèmes d’actualité. La censure avait interdit la publication de la seconde partie de la Religion dans les limites de la simple raison43. Il était devenu impossible de prendre position sur la Révolution française dans les colonnes de la revue, par le biais de la publication de cet ouvrage ; mais Kant trouve quand même le moyen de contourner l’obstacle avec un essai plus innocent en apparence mais qui contient une prise de position dénuée d’ambiguïté.
53Il s’agit d’une défense énergique du droit de la théorie à informer la vie politique, une défense de cette théorie qui avait été accusée, non seulement par Burke, mais par tous les publicistes contre-révolutionnaires d’avoir causé, par son « abstraction » et sa rigueur « abstraite », la mise en question violente de l’ordre établi et ce qui en avait résulté : l’abandon de la France à des expériences révolutionnaires sans le moindre respect pour les faits historiques et pour la « pratique » politique et constitutionnelle en vigueur jusque-là.
54Que tel soit bien l’objectif de l’essai, les notes préparatoires l’attestent clairement : à la « métaphysique », autrement dit à la théorie, on adresse le « grief inouï » d’être « la cause des révolutions politiques », mais Kant ne semble pas se détourner avec effroi devant la gravité de l’accusation ; il se demande au contraire s’il s’agit d’une « méchante calomnie » ou d’une « marque d’honneur imméritée » (XXIII, 127). Certes, les notes préparatoires à l’essai Vers la paix perpétuelle, en feront l’aveu par la suite, les « métaphysiciens », vu leur « espérance sanguine d’améliorer le monde » sont prêts à faire « l’impossible » ; et c’est bien ce qui suscite raillerie et haine chez tous les praticiens à la petite semaine attachés à l’expérience, autrement dit à ce qui existe (XXIII, 155). Or, le tempérament sanguin se caractérise, en plus de la cordialité dans les rapports humains, par « l’espérance de la réussite ». Les espérances sanguines des métaphysiciens sont les prémices de la réalisation pratique de celles-ci. Surtout si l’on réfléchit sur le fait que le tempérament sanguin est, sur le plan du sentiment, ce que le tempérament colérique est sur celui de l’activité : ce dernier est « fougueux », tendu vers l’action, au contraire du tempérament flegmatique qui, habituellement, se condamne à la passivité (A, VII, 288-289). La déclaration selon laquelle « les colériques font une révolution et les flegmatiques une réforme, en religion, en politique et dans les sciences » (XV, 510) vise les Français d’une part, et les Allemands de l’autre.
55La typologie kantienne des deux peuples ne semble guère différente de celle de Forster, pour qui « dans une tête française, tout s’assemble, puis fermente et mousse bien autrement que dans une tête allemande »44. Ou encore « Les habitants de la France ont fourni la preuve d’un activisme qui va totalement au-delà du cours habituel des choses... »45. Quant à la sympathie du philosophe, elle semble davantage dirigée vers les peuples colériques que vers les flegmatiques, puisqu’il est dit des Allemands flegmatiques qu’ils tendent à la servilité et à la subordination du principe de l’égalité à la défense pédantesque du rang et de la hiérarchie (A, VIII, 319).
56A réfléchir sur tous ces points, on en vient à la conclusion que Kant ne semble pas particulièrement soucieux, du moins dans ses notes privées, de repousser l’accusation adressée à la philosophie d’avoir préparé et provoqué la révolution. Revenons maintenant à l’essai Sur le lieu commun. Sur un point au moins, la polémique avec Burke semble explicite ; en repoussant avec mépris la prétention de la « subtilité métaphysique » à s’appliquer dans le monde politique, celui-ci avait déclaré : « Qu’ils s’en amusent dans leurs écoles : Illa se jactat in aula — Aeolus, et clauso ventorum carcere regnet. Mais ne souffrons pas qu’ils s’en échappent pour se déchaîner sur la terre avec toute la furie du Levantin, balayant tout sur leur passage ; ni qu’ils rompent les vannes du grand abime pour soulever les flots qui nous submergeront »46. L’essai de Kant se veut une réponse à ceux qui « en s’en prenant à l’homme d’école », à celui qui élabore les théories, « voudraient le renvoyer à son école (« illa se jactet in aula ! ») comme un pédant qui, perdu pour la pratique, ne peut qu’entraver leur sagesse d’expérience» (LC, VIII, 277). Si pour Burke la « théorie abstraite » avait démontré son caractère ruineux par les destructions qu’elle avait provoquées en France, chez Kant, défendre la théorie, c’est défendre la révolution.
57Du reste, c’est le philosophe lui-même qui nous fournit la clé de lecture de son essai, pas immédiatement — le danger aurait été trop grand et la censure n’aurait eu aucune peine à déchiffrer le message codé que Kant avait l’intention d’envoyer — mais quelques années plus tard, en profitant de l’un de ces moments où la pression du pouvoir politique semble s’être un peu relâchée. C’est la « Convention », le « corps législatif » — déclare le Conflit des facultés en 1798 — qui représente la « raison », donc la théorie, qui met la théorie à la disposition du pouvoir exécutif, du Directoire, qui s’occupe ensuite de l’application pratique (il est significatif que Kant parle encore de Konvent, malgré le fait qu’à la suite de Thermidor, les Chambres aient pris la place de la Convention) (C, VII, 97). N’était-ce pas l’Assemblée Nationale, puis la Convention qui avaient constitué la cible favorite des publicistes contrerévolutionnaires, accusant d « abstraction » totale le pouvoir législatif issu de la révolution, parce qu’il avait sacrifié la « pratique» de la monarchie, d’institutions et de coutumes millénaires, à des théories générales vides et aux conséquences fanatiques ? C’était bien le pouvoir législatif issu de la révolution qui avait supprimé tous les droits féodaux, c’était lui aussi qui avait pris le chemin de la république ; c’était lui, enfin, qui avait proclamé les droits de l’homme et du citoyen.
58C’est justement lors de sa polémique contre l’essai de Kant que Rehberg dénonce « la manie des théories » dont souffre l’Assemblée Nationale française47. L’Assemblée Nationale, puis la Convention étaient l’incarnation même de l’« abstraction » et du « fanatisme » de la théorie révolutionnaire. Au lieu de se situer sur un plan théorique, et d’opposer des principes généraux à d’autres principes généraux — sur ce terrain le désavantage de la réaction était certain, étant donné la richesse de la tradition de pensée sur laquelle s’appuyaient les révolutionnaires — les attaques des publicistes contrerévolutionnaires contestaient plutôt la possibilité et l’utilité même de réaliser en pratique des principes généraux « abstraits », autrement dit elles brandissaient « le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point ».
59C’est contre cet énoncé qu’est dirigée la polémique de Kant. C’est un « grand scandale » pour la philosophie d’entendre affirmer — et il s’agit d’une affirmation très répandue — que « ce qui en elle peut être juste est cependant sans valeur pour la pratique » ; « qui plus est, avec un ton hautain et dédaigneux, tout pénétré de la prétention à vouloir réformer par l’expérience la raison elle-même en ce dans quoi elle place son plus haut titre de gloire, ainsi qu’à voir plus loin et plus sûrement dans une pseudo-sagesse et avec des yeux de taupe rivés à l’expérience, qu’avec les yeux échus en partage à un être qui était fait pour se tenir débout et contempler le ciel ». L’âpreté de la polémique le montre, nous avons affaire à autre chose qu’à un simple débat philosophique.
60Même si les exemples que Kant cite au début concernent la mécanique et la balistique, l’expérience dont il est question ici est celle du monde historique et politique, et ce sont bien les théoriciens de la réaction qui voudraient contraindre l’homme à renoncer aux lumières de la raison, à avancer à tâtons dans l’obscurité comme une taupe, en subissant l’obscurantisme culturel et en s’inclinant devant « l’expérience qu’on a eue jusqu’ici », c’est-à-dire devant les institutions juridiques et les rapports sociaux existant en fait. Il n’est pas vrai que la théorie, au contact du monde, se révèle être un ensemble d’« idéaux vides et de rêves philosophiques » (LC, VIII, 276-7).
61Au contraire, la théorie est capable, par elle-même, d’informer le réel et de transformer le monde : c’est ce qu’était en train de démontrer le pouvoir issu de la Révolution française ; aussi est-ce bien contre lui que s’élevaient les théoriciens contre-révolutionnaires lorsqu’ils dénonçaient la prétendue « abstraction » de la théorie. La Constitution de 1791 proclame : « l’Assemblée Nationale, voulant établir la Constitution Française sur les principes qu’elle vient de reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits »48. La suppression radicale des liens, des privilèges et des particularismes féodaux est vue ici comme la conséquence directe et inéluctable des « principes » de la raison, et l’on comprend mieux l’âpreté du débat autour de la théorie, une théorie qui semblait avoir pris corps dans le pouvoir législatif issu de la révolution.
62Du reste, les « principes a priori » sur lesquels, selon Kant, devait se fonder l’Etat ne sont autres que « les droits de l’homme et du citoyen » dont se réclamait l’Assemblée Nationale. « Les hommes » — proclamait la Déclaration de 1791 — « naissent et demeurent libres » ; et Kant, à son tour, revendique « la liberté de chaque membre de la société en tant qu’homme » (ce sont les droits de l’homme), « l’égalité de celui-ci avec tout autre en tant que sujet » et « l’indépendance » de tout membre d’une communauté en tant que citoyen » (Ibid, 290). Ce sont les mots d’ordre révolutionnaires, Liberté, Egalité, Fraternité49 que Kant défend et célèbre ici, et le fait que le dernier terme de la trilogie soit traduit, non sans un regard du côté de la censure, par Selbständigkeit, « indépendance », ne peut tromper le lecteur attentif50.
63Les notes préparatoires à l’essai que nous évoquons diffusaient d’une façon nettement plus explicite les mots d’ordre « liberté, égalité et unité cosmopolitique (fraternité) », cette dernière présupposant de façon intime l’« indépendance » (XXIII, 139). Dans le texte publié de l’essai, Selbständigkeit remplace donc Verbrüderung. Mieux : selon les notes préparatoires, « liberté, égalité et unité (unio) sont les catégories dynamiques de la politique », et par « unité », il faut comprendre « la communauté de la volonté de tous à l’intérieur de l’Etat » (XXIII, 143).
64Le texte publié de l’essai souligne, lui, les concepts « de liberté externe, d’égalité et d’unité de la volonté de tous », celle-ci présupposant l’« indépendance » de chaque membre de la société. Pour qu’existe le sens de l’appartenance à une même communauté, laquelle concerne d’abord son propre pays, mais prend aussi, de façon médiate, une dimension cosmopolitique, il faut que soit reconnue à chaque homme la qualité de citoyen — c’est Kant lui-même qui utilise le mot français — capable de participer par le « vote » (Stimmgebung) à la formation de la volonté générale (LC, VIII, 295). Pour qu’il y ait « fraternité », il faut l’« indépendance ». Même si, dans la lignée de la Constitution de 1791, le droit de vote est limité sur une base censitaire, il n’en demeure pas moins que Kant intervient résolument en faveur du mot d’ordre Liberté, Egalité, Fraternité51.
65Mais l’écho dans le texte kantien des évènements révolutionnaires d’Outre-Rhin se fait entendre bien davantage encore. Les droits proclamés par la Déclaration de 1791 sont «naturels » antérieurs à toute législation, car c’est justement « le but de toute association politique » que « la conservation » de tels droits. Or Kant déclare de son côté : « Ces principes ne sont pas tant des lois que donne l’Etat déjà institué, que celles qui seules rendent possible l’institution d’un Etat conformément aux purs principes de la raison du droit humain externe en général » (Ibid, 290).
66Dans l’essai que nous sommes en train d’examiner, l’expression « droits de l’homme et du citoyen » n’est jamais utilisée ; mais, si cela pouvait tromper la censure dont le regard aigu n’allait pas cependant jusqu’à pénétrer le langage philosophique, cela ne trompait nullement les plus attentifs des lecteurs contemporains. En tout cas, cela ne trompait pas Gentz, qui observait : les trois principes que Kant énonce, dont nous venons de parler, « contiennent la théorie la plus complète des droits de l’homme, si souvent célébrés et si peu compris, dont ces fanfarons que sont les législateurs français ont truffé quelques-unes de leurs déclarations tonitruantes et insensées — dupant ainsi, avec le rêve de la guérison, l’humanité souffrante et se rendant responsables d’un redoublement du malheur — et qui, sans bruit et sans ostentation, mais sous une forme absolument complète, sont sortis tout droit du raisonnement silencieux et modeste du philosophe allemand »52.
67Dans cette opposition entre la grandiloquence enflammée des révolutionnaires français et l’argumentation paisible de Kant, il y a certes un hommage au philosophe dont Gentz, à l’époque, se considère encore comme le disciple53, mais il y a aussi la conscience que, sans tapage, en catimini en quelque sorte, Kant était parvenu à célébrer en terre allemande la Déclaration des droits issue d’une révolution qui remplissait d’un même sentiment d’horreur les publicistes contrerévolutionnaires et les cours.
68C’est en revanche, un autre ton, celui de la délation, qui caractérise la recension de Rehberg : après avoir mis implicitement en relation la « manie de la théorie » dont souffrait l’Assemblée Nationale française avec la défense passionnée de la théorie due à Kant, il observe que ce dernier est en accord total avec Rousseau : il suffit, pour s’en rendre compte « d’insérer aux endroits adéquats la terminologie du Contrat social »54. Le sens du discours, peut-être vaudrait-il mieux dire de la dénonciation, apparaît clairement : dans son essai, Kant a voulu éviter une terminologie trop apparente et trop dangereuse, pourtant, malgré cette tentative de dissimulation, sa théorie n’est rien d’autre que la traduction allemande de la théorie qui a inspiré le fanatisme révolutionnaire de l’Assemblée Nationale.
69Effectivement, la Déclaration des droits semble trouver un répondant, sur tous ses points fondamentaux, dans l’essai de Kant. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » — proclamait l’Assemblée Nationale en 1791, et Kant, après avoir stigmatisé comme « le plus grand despotisme concevable » le « gouvernement paternel », dans lequel les sujets, au lieu de faire confiance à l’objectivité de la loi, sont invités à faire appel au bon vouloir du prince, se prononce en faveur d’un « gouvernement patriotique ». « La façon de penser est en effet patriotique quand chacun dans l’Etat (y compris son chef) considère la communauté comme le sein maternel ou le pays comme le sol paternel dont et où lui-même est né, et qu’il doit aussi transmettre comme un gage précieux » (LC, VIII, 291).
70Il s’agit, en un mot, du gouvernement pour les enfants de la patrie55, qui ne sont pas des sujets en relation filiale avec leur prince, mais tous les citoyens, y compris le souverain, en relation filiale avec leur pays et leur patrie. Il faut d’ailleurs songer, pour bien comprendre la revendication de Kant, qu’à l’époque, « patriotique » est en gros synonyme de révolutionnaire, ou du moins d’ami et de sympathisant des idées et des institutions issues de la Révolution française.
71C’est l’opposition des patriotes et des despotes, thème récurrent de la propagande révolutionnaire qui est ici reprise et théorisée. La Déclaration des droits de 1791 proclamait que tous les citoyens étaient également « admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Et Kant que : « tout membre de la communauté doit pouvoir atteindre tout niveau de situation (pouvant revenir à un sujet) auquel son talent, son activité et sa chance peuvent le conduire ». Comme « la naissance n’est pas un acte de celui qui est mis au monde », « il ne lui vient par là aucune inégalité dans la condition juridique » (LC, VIII, 292-3). C’est la contestation radicale de la noblesse héréditaire qui en France n’avait été abolie qu’avec la révolution. Là aussi, Kant suit la « nouvelle théorie française » : la calomnie vient une fois encore de Rehberg, pour qui l’affirmation de l’égalité juridique devait entraîner, non la suppression des privilèges héréditaires, mais un même engagement de la part de l’Etat à défendre comme « sacrés » les droits particuliers et différents des sujets et des corporations56.
72La présence de la Déclaration des droits et des textes constitutionnels français résulte encore d’autres détails. La Constitution de 1791, qui semble particulièrement inspirer l’essai, prévoit qu’« une contribution commune... doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » et Kant évoque, lui aussi, un impôt « proportionnel » (Ibid, 297 note). La Constitution de 1791 déclare que « la loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels, ou à la Constitution » ; Kant revendique le droit pour le législateur de modifier, au nom du progrès, « une loi qui instituerait comme définitive, une fois qu’elle aurait été organisée, une organisation ecclésiastique » (Ibid., 304-5). L’exaltation même de la liberté d’écrire comme « unique palladium des droits du peuple », tout en se situant dans la lignée de l’élaboration des textes antérieurs, reçoit un nouvel élan de la révolution. C’est aussi la Constitution de 1791 qui parait inspirer la limitation du droit de vote aux détenteurs « d’une quelconque propriété (on peut y inclure toute technique, tout métier ou tout art ou science) qui lui permette de vivre » (Ibid, 295).
73C’est aussi en un sens politique qu’il faut entendre la polémique que Kant, justement dans l’essai Sur le lieu commun, développe contre ceux qui, par rapport à la théorie, entendent privilégier, non plus la pratique, mais l’exigence du bonheur. C’est une catégorie qui, vu son caractère empirique, et parce qu’elle est susceptible de recouvrir les contenus les plus différents et les plus opposés, ne peut constituer « aucun principe universellement valable que l’on puisse donner pour loi » (LC, VIII, 298).
74Mais, au-delà de sa signification philosophique, il est important d’examiner la signification politique du débat : à l’invocation du bonheur, Kant oppose les « principes a priori » de Freiheit, Gleichheit, Selbständigkeit (LC, VIII, 290) qui, on l’a vu, ne font que traduire, avec les précautions imposées par la censure, Liberté, Egalité, Fraternité57. Ou encore, à l’invocation du bonheur, Kant oppose l’organisation de l’Etat « d’après les lois de la liberté », c’est-à-dire d’après la « constitution » qui « s’accorde le mieux avec les principes du droit ». Tendre vers celle-ci, c’est un « impératif catégorique » dicté par la « raison » et devant lequel il est nul et non avenu d’invoquer un besoin de bonheur sur la base duquel on peut tout aussi bien justifier, ou tout au moins supporter un « régime despotique » (MM, VI, 318). La recherche du bonheur peut aussi suggérer l’idée d’un accommodement avec un ordre politique injuste et oppressif, au-delà duquel la raison ordonne au contraire d’aller. Or c’est la raison qui doit avoir le dernier mot.
75Même si c’est avec un langage très « moralisant » et tout imprégné du pathos d’une raison qui présente comme principes métahistoriques ce qui constituait les exigences « universelles » de ce moment historique déterminé, Kant met à jour ce que cache l’appel à « la pratique » ou au « bonheur » : un appel au maintien du status quo, envisagé dans le premier cas comme un ensemble d’institutions dont l’expérience historique a confirmé la validité (et qui requièrent tout au plus quelques retouches de détail, mais certainement pas une transformation radicale), et dans le second comme une situation qui procure une impression de paix et de sécurité, et qui de toute façon vaut mieux que les déséquilibres et le « malheur » inévitablement liés à tout processus révolutionnaire. Dans les deux cas, le refus de la théorie est le refus de tout projet de transformation radicale jugé, ici, vide et abstrait parce qu’il va au-delà de l’ordre socio-politique existant, et là, ruineux et funeste du fait de sa prétention à réaliser concrètement, serait-ce au moyen de durs combats, un nouvel ordre socio-politique.
76Fichte ne s’exprime guère autrement : après avoir rejeté la prétention des princes à s’ériger en « esprits tutélaires de l’humanité, destinés à la rendre heureuse », bien entendu en la tenant à l’écart de tout bouleversement et des théories susceptibles de troubler l’ordre public, il déclare que le « pur moralisme» (reiner Moralismus) est indissolublement lié au «système de l’idéalisme transcendantal »58. Ce sont des formulations analogues que l’on trouve chez d’autres parmi les disciples occasionnels de Kant. Ainsi chez Schelling : « le bonheur suprême est un état caractérisé par la passivité ; plus nous sommes bienheureux, et plus nous nous comportons passivement, vis-à-vis du monde objectif. Plus nous devenons libres, plus nous nous rapprochons de ce qui est conforme à la raison, et moins nous avons besoin du bonheur... »59. Ou chez Hölderlin : « Etre heureux, dans le langage des valets, c’est dormir. Etre heureux ! Quand vous parlez ainsi, il me semble n’avoir sur la langue que bouillie et lavasse ! »60. Justement parce que c’est « seulement dans la souffrance que croît » ce qui rend l’« humanité » réellement digne d’être aimée, le poète — mais c’est là, semble-t-il le destin de tous les révolutionnaires — ne peut que souhaiter assister au triomphe du nouveau et y prendre part, « mais avec bien peu de bonheur » (bei kargem Glücke) à titre individuel61.
77La polémique kantienne contre le principe du bonheur se rencontre également chez Forster, même si le langage est plus explicitement politique et le ton plus militant : on identifie en effet « le concept du bonheur du peuple... avec le fait que le peuple lui-même se tienne tranquille. Aucun motif de changement, affirme-t-on, ne serait assez fort pour compenser les avantages qui découlent du fait de goûter une satisfaction physique sans trouble. Etant donné le risque de troubler l’homme dans son mode de vie uniforme, il ne serait pas permis de le transporter dans une situation nouvelle qui, du simple fait de sa nouveauté, lui serait odieuse »62. C’est la raison pour laquelle actuellement, c’est-à-dire dans la situation concrète due au déclenchement de la Révolution française, « nos souverains» brandissent avec fureur les mots d’ordre « bonheur, vérité, vertu ». « Autrement, le droit du plus fort deviendrait bien vite une assise trop branlante pour leur pouvoir. La possession et la jouissance tranquille, tels sont aussi les buts ultimes des bandits »63.
78Il est significatif que la fonction idéologique de ces mots d’ordre soit démasquée au moyen d’un langage où l’on perçoit clairement l’écho de la lecture de Kant. Le despotisme qui voudrait traiter les peuples comme d’éternels enfants, nomme « bonheur » ce qui est en réalité la « nullité morale du genre humain » ; le despotisme a pour seul but « le bonheur de l’esclave paisible »64. Or Kant ne s’exprime pas autrement : « un gouvernement paternel » qui traite ses sujets comme « des enfants mineurs » et s’arroge le droit de juger « la façon dont ils doivent être heureux » est en réalité « le plus grand despotisme concevable » (LC, VIH, 290-1). Pour toutes ces raisons — déclare Forster — « il semble que l’on en soit finalement au point... où l’image mensongère du bonheur, qui pendant si longtemps a constitué le but de l’odyssée humaine, doit être renversée et remplacée par le vrai critère de la vie, par la dignité de l’homme »65. La dignité de l’homme, ce n’est autre en langage kantien que le respect des principes universels du droit, c’est-à-dire des droits de l’homme indiqués par la raison, autrement dit par la « théorie » contre laquelle s’acharnait la propagande réactionnaire. Par conséquent — conclut Forster — « ma thèse demeure valide, selon laquelle il convient d’apprécier la révolution, non par rapport au bonheur et au malheur de l’humanité, mais comme l’un des instruments majeurs dont use le destin pour produire des changements dans le genre humain »66.
79N’est-ce pas là également le point de vue de Kant, lorsqu’il se refuse, on l’a vu, à juger et à condamner la Révolution française en tirant argument du poids en souffrances qu’a comporté le renversement de l’ancien ordre féodal. La signification de cette polémique est encore plus nette quand on songe à tous ceux qui au début avaient considéré d’un œil sympathique la Révolution, pour finalement en venir à opposer à la douleur et aux deuils inévitablement liés aux bouleversements politiques violents, ou tout au moins radicaux, le « bonheur domestique » (häusliche Glückseligkeit) ; ils alléguaient le fait qu’un peuple peut conquérir le « bonheur » indépendamment de sa « constitution » politique, que celle-ci soit « monarchique » ou « démocratique »67. C’est un thème qui se retrouve également chez Humboldt, lorsqu’il rejette toute intervention de l’Etat comme une entrave à « l’activité autonome » de l’individu, et déclare que le « bonheur » (Glück) de l’individu ne dépend que de sa force68, avec un trait polémique probablement dirigé contre le despotisme monarchique, mais aussi, peut-être surtout, contre la prétention révolutionnaire de réaliser le progrès et le bonheur à partir du changement politique.
80Le point de vue de Kant, au contraire, coïncide pour l’essentiel, on l’a vu, avec celui de Forster ; mais il faut ajouter que, sur ce point, il y a aussi une continuité fondamentale qui va jusqu’à Hegel. Forster, après avoir souligné tout le poids de ce débordement d’activités que les Français avaient récolté de la révolution, ajoute : « sommes-nous devenus plus heureux, au sens courant du mot, seul peut se le demander qui n’a jamais réfléchi sur les vicissitudes de l’existence humaine et n’en a pas la moindre expérience. La nature ou le destin n’ont cure de ce type particulier de bonheur... »69. La « nature » ou le « destin » dont il est question ici, cela devient chez Hegel la Weltgeschichte : « L’histoire universelle n’est pas le lieu de bonheur. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches... »70. Il y a, bien entendu, le problème de la satisfaction des individus, mais il est illusoire de chercher cette satisfaction, du moins en ce qui concerne les peuples, au-delà ou en-deçà des changements ou des bouleversements qui accompagnent nécessairement le cours de l’histoire.
4. Vers la paix perpétuelle : utopie et propagande révolutionnaire
81Essayons à présent de relire, à l’aide des critères méthodologiques que nous avons indiqués, un essai qui, en général, est lu et interprété comme résultant de l’abandon à une vision idéale, qui, aussi noble qu’elle soit, n’en demeure pas moins utopique et rêveuse. En réalité, tout l’essai Vers la paix perpétuelle est une prise de position en faveur de la France révolutionnaire. Alors que la guerre en Europe reprenait de plus belle après chaque armistice avec une violence accrue, alors que chez les publicistes la lutte battait son plein pour attribuer à l’un ou à l’autre des deux camps la responsabilité d’une telle situation, la prise de position de Kant ne laisse place à aucune équivoque. Comme l’on sait, le « premier article définitif en vue de la paix perpétuelle » claironne : « la constitution civique de chaque Etat doit être républicaine ». Malgré toutes les atténuations qui suivent cette affirmation, il ne faut pas perdre de vue le fait qu’à l’époque le principal pays où l’ordre républicain était en vigueur n’était autre que la France. Celle-ci, portée par la vague des espoirs et de l’enthousiasme suscités par la victoire de la révolution se présentait comme la garante de la paix : « la Nation française » — déclare la Constitution de 1791 — « renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes, et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple »71.
82Toute la propagande révolutionnaire accusait le régime féodal désigné en tant que tel, d’être la racine de ce fléau qu’est la guerre : l’expérience des guerres de cabinet avait révélé le poids que pesaient les ambitions dynastiques dans le déclenchement incessant de conflits armés entre les différents Etats. C’est l’élément sur lequel jouaient les illusions sincères, puis la propagande, rien moins que désintéressée, de la France nouvelle. C’est un thème dont on peut aussi trouver la trace chez Kant : « dans une constitution où le sujet n’est pas citoyen, qui, par conséquent n’est pas républicaine, la guerre est la chose la plus aisée du monde, parce que le chef n’est pas un associé dans l’Etat, mais le propriétaire de l’Etat, que la guerre n’inflige pas la moindre perte à ses banquets, chasses, châteaux de plaisance, fêtes de cour, etc., qu’il peut donc décider de la guerre pour des raisons insignifiantes comme une sorte de partie de plaisir... ».
83La cause de la guerre, c’est la conception paternelle (féodale) de l’Etat. Le dur réquisitoire que Kant prononce contre les responsables de la guerre vise explicitement les cours féodales, dont il décrit et dénonce, avec précision et minutie, le mode de vie corrompu et décadent. C’est la conception pour laquelle l’Etat est comparable à un patrimonium quelconque qui encourage l’ambition de l’élargir sans cesse, par exemple au moyen des « alliances familiales » (Familienbündnisse). Cela est clair, la réquisitoire ne vise pas la France révolutionnaire, mais uniquement les puissances féodales qui souhaitaient ou revendiquaient l’annexion de tel ou tel territoire, en arrangeant opportunément tel ou tel mariage.
84Les autres conditions que Kant indique comme celles d’une paix véritable sont, elles aussi, moins générales qu’il ne peut le sembler à première vue. Prenons par exemple la condamnation des « armées permanentes ». Sur ce point, souligne Kant, « il en va tout autrement de l’exercice en armes pratiqué périodiquement et volontairement par les citoyens en vue d’assurer leur sécurité et celle de leur patrie contre des attaques extérieures ». Les causes des guerres, ce sont les armées permanentes et les armées de métier, non la nation en armes : là encore, l’opposition entre puissances féodales et France révolutionnaire est évidente ; les innovations introduites par la révolution sur le plan militaire sont elles aussi accueillies favorablement, même si le texte n’est pas dépourvu de toute tendance à l’accentuation et à la sublimation idéalistes.
85Et aussi : « Aucun Etat ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre Etat ». Le cinquième « article préliminaire » de l’essai de Kant reproduit pour l’essentiel un article de la Constitution de 1793, qui affirmait : le peuple français « ne s’immisce point dans le gouvernement des autres nations. Il ne souffre pas que les autres nations s’immiscent dans le sien »72. Qu’il s’agisse bien, dans l’essai Vers la paix perpétuelle, de défendre le droit de la France aux transformations révolutionnaires qu’elle a entreprises, voilà qui résulte clairement de la suite du texte. Sous quel prétexte pourrait-on essayer de justifier une politique d’intervention dans les affaires intérieures d’un autre pays ? « Peut-être le scandale qu’il constitue pour les sujets d’un autre Etat ? ». Le scandale dont il est ici question est celui que dénoncent les publicistes contre-révolutionnaires : les continuelles humiliations infligées au roi par le peuple français jusqu’à l’emprisonnement puis l’exécution, le fait que soient foulées au pied toutes les normes les plus sacrées de la vie civilisée et de la moralité.
86Dans un article légèrement antérieur à l’essai de Kant, on voit Wieland s’engager lui aussi dans la réfutation de l’argument selon lequel « l’exemple abominable » que la « faction jacobine » a donné aux « autres peuples » ne pouvait demeurer « impuni »73. Quelques années plus tard, Gentz fera le point sur un débat qui avait lieu depuis un certain temps déjà, et il écrira qu’il n’est pas licite d’absolutiser « le principe selon lequel aucun Etat n’a le droit de s’immiscer dans les affaires d’un autre Etat ». La Révolution française était un épisode dont l’intérêt allait au-delà des frontières du pays où elle avait eu lieu, c’était un épisode qui donnait à tous les pays le droit de « demander des comptes » au sujet de ce qui s’était produit. L’obligation de respecter l’indépendance d’un pays cesse « dès que dans un Etat on érige en principe le renversement de tous les rapports juridiques » ; oserait-on exiger la passivité des autres Etats face à une législation qui va jusqu’à déclarer licite l’« assassinat » et le « vol à main armée » ?74. En dernière analyse, le comportement de la France, ou mieux, du parti révolutionnaire était trop scandaleux pour ne pas susciter la réaction qui convenait sur le plan international.
87On peut dès lors mieux comprendre la réponse de Kant à ce type d’argumentation. D’abord, « le mauvais exemple qu’une personne libre donne à l’autre (comme scandalum acceptum) ne lèse pas cette dernière », et n’est donc pas susceptible de justifier des représailles ou une intervention armée. Ensuite, — ajoute avec ironie le philosophe — « l’exemple du grand mal qu’un peuple s’est attiré par son absence de loi peut servir d’avertissement ». Les publicistes réactionnaires ne dépeignaient-ils pas avec insistance le sombre tableau des désastres et des châtiments divins que le peuple français était censé s’être inévitablement attiré par son comportement rebelle et blasphématoire ? Sans doute, mais à la condition de préciser qu’il ne s’agissait nullement d’un spectacle scandaleux, mais d’un spectacle des plus instructifs et des plus édifiants que les puissances féodales et les monarques n’avaient nul intérêt à étouffer, mais plutôt à laisser se poursuivre tranquillement pour qu’il puisse servir d’avertissement à leurs braves sujets.
88La seconde partie du cinquième « article préliminaire » est, elle aussi, du plus haut intérêt : « En fait, il n’y aurait pas à aller jusque-là, dans le cas où un Etat, à la suite d’une désunion intérieure, se séparerait en deux parties dont chacune représente pour soi-même un Etat particulier mais qui a des prétentions sur le tout ; dans ce cas, qu’un Etat extérieur prête assistance à l’une des deux parties ne doit pas être considéré comme une ingérence dans la constitution de l’autre Etat (car il y a alors anarchie) ». A quel événement et à quel exemple concret Kant pense-t-il ? Pour les raisons que nous avons évoquées, sûrement pas à la France : malgré la révolte de Vendée, il y avait un pouvoir unique représenté par le corps législatif. Le philosophe en est si convaincu qu’il décrit parfois la Révolution française comme un procès ordonné de réformes par en haut.
89D’ailleurs, il aurait été absurde que Kant, après avoir courageusement condamné l’intervention contre-révolutionnaire en France au beau milieu de son déroulement, l’ait justifiée une fois la Prusse contrainte de se retirer et de signer la paix de Bâle avec la République d’Outre-Rhin, une paix accueillie avec enthousiasme, non seulement par l’auteur de l’essai Vers la paix perpétuelle, mais également par une large partie de l’opinion publique, ainsi que le démontre notamment l’« hymne » publié pour l’occasion dans la « Berlinische Monatsschrift » (bm, 1795, XXV, 377-9).
90Le texte fait plutôt allusion à l’intervention française en Belgique. C’est ce que confirme le parallélisme avec un passage du Fondement du droit naturel, publié juste l’année suivante. Dans cet ouvrage, Fichte, après avoir énoncé le principe de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un autre pays, formule une exception significative : c’est le cas d’un pays, ou mieux d’un territoire, en proie, non seulement à la guerre civile, mais à une véritable anarchie, sans qu’il y ait la moindre autorité capable d’exercer effectivement le pouvoir. En pareil cas, l’Etat voisin a le droit d’intervenir pour contraindre ce pays, ou ce territoire à se doter d’une constitution : « la raison en est que celui qui ne peut pas fournir à l’autre de garantie pour la sécurité de ses droits, ne jouit lui-même d’aucune garantie ». Là non plus il n’est pas fait mention explicitement de la Belgique, mais, pour éviter toute équivoque, Fichte ajoute immédiatement que l’exception qu’il vient d’énoncer ne peut certainement pas s’appliquer au cas de l’intervention des puissances féodales contre la France révolutionnaire, où existait manifestement une autorité exerçant le pouvoir, ainsi qu’ont eu l’occasion de s’en rendre compte, à leurs dépens, les armées de l’envahisseur75. Si l’on songe, comme nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, que le Fondement du droit naturel se réfère dès l’Introduction à l’essai Vers la paix perpétuelle, il faut en conclure que nous sommes face à une prise de position identique des deux philosophes, autrement dit du maître et de son disciple. Nous avons déjà vu Kant condamner la révolte qui s’était développée quelques années auparavant en Belgique, à cause des mots d’ordre réactionnaires dont elle se réclamait ; nous avons également évoqué, toujours dans l’essai Sur le lieu commun, l’écho des réglements de compte entre factions rivales. Il faut ajouter que le parti démocratique, après sa défaite, plaçait tous ses espoirs dans l’aide de la Grande Nation ; et cela a constitué le point de départ, et la justification, de l’annexion de la Belgique par la France. On peut ici rappeler la Constitution de 1793, qui se déclarait bien opposée à toute ingérence dans les affaires intérieures d’un autre pays, mais qui proclamait également, dans l’article immédiatement antérieur : « le Peuple français est l’ami et l’allié naturel des peuples libres »76. L’essai Vers la paix perpétuelle semble épouser pleinement la propagande révolutionnaire française.
91Il ne nous reste plus qu’à examiner, à titre de confirmation ultime, le quatrième « article préliminaire », qui cette fois, ne vise plus les puissances féodales, mais l’Angleterre, afin de compléter la condamnation des coalitions anti-françaises. « On ne doit pas faire de dettes touchant les querelles extérieures de l’Etat ». La cible de la polémique est clairement identifiable : Kant accuse « l’invention judicieuse d’un peuple commerçant (handelstreibend) de ce siècle ». L’Anthropologie nous apprend que le peuple qui se caractérise par excellence par son « esprit commercial » (Handelsgeist) est le peuple anglais. C’est ce peuple qui, en recourant à la dette publique — il s’agissait à l’époque d’un nouveau système inventé justement en Angleterre — « se dote d’une dangereuse puissance d’argent, à savoir un trésor de guerre qui dépasse les trésors de tous les autres Etats pris ensemble... ». C’est l’Angleterre — semble vouloir dire Kant — qui est le pays le plus avancé dans la voie de la subordination de l’économie et du budget national aux exigences militaires, dans la création de ce que l’on définirait aujourd’hui comme une économie de guerre. C’est un système qui ménera son inventeur à « la banqueroute finalement inévitable ». Sur ce point également, l’essai se fait l’écho de la propagande française et révolutionnaire ; on pense, par exemple, à Görres, pour qui « l’Angleterre croule sous le poids de sa dette publique »77. Mais, entre temps, grâce aux énormes ressources financières qu’il a accumulées, ce peuple « commerçant » peut recruter armée sur armée, et financer sans interruption les coalitions anti-françaises.
92Du reste, le réquisitoire contre l’Angleterre ne s’arrête pas là. L’essai de Kant trouve des mots incendiaires pour dénoncer « la conduite inhospitalière des Etats civilisés et particulièrement des Etats commerçants (handebtreibend) de notre partie du monde ; l’injustice dont ils font preuve quand ils visitent des pays et des peuples étrangers (visite qui pour eux signifie la même chose que la conquête) va jusqu’à l’horreur ». La dénonciation du colonialisme, au-delà de sa portée générale, vise tout particulièrement l’Angleterre, à qui la conclusion victorieuse de son duel avec la France et l’Espagne, en 1763, venait de rapporter un colossal butin colonial. Du reste, la condamnation de l’esclavage dans les colonies — « les îles à sucre » sont qualifiées de « siège de l’esclavage le plus cruel » qui se puisse jamais imaginer — n’est-elle pas en même temps une célébration indirecte de la France qui avait aboli l’esclavage par un décret de la Convention, tout juste deux ans avant la publication de l’essai Vers la paix perpétuelle ? La dénonciation à ce propos de l’Angleterre qui s’était refusée à abolir l’esclavage dans les colonies était l’un des thèmes favoris de la propagande révolutionnaire78.
93C’est dans ce cadre qu’il faut également placer l’attitude de Kant, qui conclut son réquisitoire en s’écriant : « Et tout cela sert aux puissances qui font grand cas de la piété » ! Ce n’est certes pas là un grief que l’on pouvait adresser à la France, qui venait à peine d’en terminer avec la Terreur jacobine et la campagne de déchristianisation, campagne qui, malgré Thermidor, laissait encore des traces voyantes dans la vie politique et culturelle, à commencer par le calendrier républicain... Non, il s’agit bien de l’Angleterre, de ses alliés et de ses complices. Et ceux-ci — ajoute Kant sans pitié — « alors qu’il s’abreuvent de l’injustice, veulent se savoir pris pour des élus en matière d’orthodoxie ».
94Ceux qui provoquent les guerres, et qui sont toujours à la recherche de nouvelles conquêtes, en Europe et dans les colonies, ce sont les Etats soumis au despotisme : on l’a vu, Kant assimile au fond l’Angleterre à une monarchie absolue, du fait précisément que le pouvoir de déclarer la guerre ne revient pas au peuple, au corps législatif, comme en France, mais exclusivement au roi. Quel intérêt, en revanche, un Etat authentiquement républicain, où ce sont les citoyens qui décident, aurait-il à déclencher une guerre ? Quel intérêt les citoyens auraient-ils à attirer sur eux tous les fléaux de la guerre, tels que « combattre soi-même, prendre sur son propre bien pour couvrir les frais de la guerre ; réparer péniblement les dévastations qu’elle laisse derrière elle, prendre en charge un endettement qui rend la paix elle-même amère... »79. Le phénomène de la guerre est indissolublement lié à un ordre politique où un seul peut en décider sans risque, tandis que c’est toute la population qui en supporte les conséquences, autrement dit à un ordre dont la Révolution française était en train de sonner le glas.
95Les thèmes caractéristiques de l’essai de Kant sont en réalité omniprésents chez les publicistes révolutionnaires de l’époque. Voici ce que dit le jacobin de Mayence Wedekind : « La déesse de la paix aime par dessus tout les Etats démocratiques. Vous comprendrez facilement pourquoi. La guerre est toujours par elle-même un grand mal, dont le poids pèse sur le soldat, le bourgeois et le paysan, alors que le souverain et la noblesse n’en subissent aucun dommage [...]. Ceux qui commencent la majorité des guerres, ce sont en effet les souverains, par orgueil et parce que cette sorte de gens croit qu’elle tirera de la gloire du fait de remporter de nombreuses batailles et d’agrandir son pays »80.
96A son tour Campe — qui, on l’a vu, entretenait une correspondance avec Kant — rapporte avec enthousiasme, depuis la France, que la « toute puissance des militaires » a désormais pris fin, et que, depuis la révolution, le « soldat » écoute avec obéissance « la voix du citoyen »81. Et le jacobin Cotta de surenchérir : en France, l’armée sert à la défense du pays, et elle n’est pas organisée dans un but agressif. « Le recrutement est volontaire, et une fois achevé son service, le soldat doit être libéré sans frais » et il peut retourner à ses occupations normales82. Dans la nouvelle société, il semblait donc qu’il n’y ait plus de place pour une armée formant un corps séparé et permanent — l’une des causes principales des guerres, selon l’analyse de l’essai Vers la paix perpétuelle. C’est encore Campe qui, saluant avec enthousiasme le monde nouveau qui est en train de s’édifier en France, rappelle l’avertissement de Voltaire : pour mettre fin à ces boucheries périodiques entre les êtres humains, il faudrait punir « ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes et qui, ensuite en font remercier Dieu solennellement »83.
97L’accusation vise les guerres de cabinet, indissolublement liées au régime féodal, et qui, en Allemagne, avaient pris une forme particulièrement odieuse, du fait des petites cours qui finançaient leur vie dissolue en vendant à telle ou telle des puissances engagées dans une guerre un lot plus ou moins important de soldats enrôlés de force. Déjà à l’époque de la Révolution américaine, alors que de nombreux allemands étaient contraints de combattre aux côtés des troupes anglaises, Schiller avait mis en scène un duc payant les bijoux qu’il avait offert à sa belle par l’envoi de sept mille hommes en Amérique84. La dénonciation de cet infâme commerce dû à des guerres qui n’étaient même pas décidées lors d’une réunion de cabinet, mais dans l’alcôve de quelque favorite ou de quelque maîtresse (Mätresse) avait trouvé une large diffusion chez les publicistes révolutionnaires85.
98Dans l’enthousiasme provoqué par la Révolution française, on cédait à l’illusion qu’avec la disparition des guerres de cabinet ou de celles qui avaient mûri dans les alcôves, bref la disparition des guerres qui étaient des « parties de plaisir » (Lustpartie), pour reprendre l’expression de Kant citée plus haut, disparaîtrait aussi le phénomène de la guerre tout court. Laissons de côté un moment les auteurs de langue allemande et écoutons Paine : « Tous les gouvernements monarchiques sont militaires. La guerre est leur métier ; le pillage et les impôts leur objet. Tant qu’il existera de pareils gouvernements, on ne saurait compter sur un seul jour de paix. Qu’est-ce que l’histoire des gouvernements monarchiques, sinon un tableau dégoûtant de la misère humaine, et un répit accidentel de quelques années de tranquillité ? Epuisés de guerres et de massacres, ils se reposent quelques instants et les appellent paix »86. Quant à un jacobin allemand — disciple de Kant ou du moins fortement influencé par sa philosophie ! — il appelle de ses vœux le déclenchement de la révolution en Allemagne, notamment « à cause du fait que les horreurs et les massacres des guerres les plus insensées n’auront jamais de fin tant qu’il y aura des aristocrates pour trouver des hommes prêts à aller se battre pour eux... »87.
99D’ailleurs, comme il partage avec les publicistes révolutionnaires la dénonciation des responsabilités du régime féodal dans le déclenchement des guerres de cabinet, Kant partage aussi avec eux l’illusion que la Révolution française a ouvert à l’humanité une perspective concrète d’abolition de la guerre. Trois ans après Vers la paix perpétuelle, Görres, alors révolutionnaire, publie La paix universelle, un idéal L’essai qui, avec ses « articles définitifs », imite la structure de l’ouvrage de Kant dont il se réclame explicitement, porte cette dédicace significative : « A la nation française, un républicain allemand ». Ecrivant à Coblence, territoire annexé par la France, l’auteur n’a nul besoin d’avoir recours à des précautions de langage : la « gloire » d’instaurer la paix pour toujours, ou d’en aplanir le chemin revient à la « Grande Nation »88.
100Mais ce sont surtout trois autres interventions suscitées par l’ouvrage de Kant qui sont significatives. Aussitôt après la publication de l’essai, Ehrard écrit à son maître : « Votre Paix perpétuelle m’a causé une joie infinie quand je l’ai lue, mais beaucoup de douleur lorsque j’ai entendu d’autres la juger : il y avait des gens qui l’assimilaient au projet de paix de l’abbé de St Pierre... » (L, XII, 51).
101Tel est également le point de vue d’un autre disciple de Kant. Ce serait une grave erreur d’interpréter Vers la paix perpétuelle comme l’expression d’un « vœu pieux » ou d’un « beau rêve » ; il ne s’agit pas d’une œuvre — déclare Fichte avec une allusion critique transparente à la tradition utopique antérieure du type Abbé de Saint-Pierre — destinée à « alimenter quelques instants l’agréable conversation d’esprits philanthropiques ». Certes, on n’a que faire pour l’instant d’une idée exigeant sa « réalisation ». Mais, entre temps, il est possible de passer du plan de l’utopie à celui des programmes politiques concrets, compte tenu du changement des conditions historiques objectivement existantes. « Toute constitution contraire au droit » (rechtswidrig) produit une « insécurité générale » ; mais aujourd’hui, il est devenu possible de réaliser « une constitution civile conforme au droit » (rechtmässige Staatsverfassung), une « bonne constitution civile » (gute Staatsverfassung). Dès que cet objectif est atteint, la « paix perpétuelle » en découle d’elle-même. En effet, « un Etat qui à l’intérieur n’est pas conforme au droit, doit nécessairement en venir à piller ses voisins » ; en revanche, s’il existe une constitution républicaine, il est impensable — souligne Fichte en paraphrasant Kant — que « les citoyens décident de s’imposer à eux-mêmes les tourments de la guerre qu’un monarque peut facilement décider pour eux sans lui-même y perdre quoi que ce soit ».
102Voilà pourquoi, « il est insensé de penser que le second but sera atteint tant que le premier ne le sera pas » ; autrement dit avant que ne soit instituée une constitution républicaine, parler de paix perpétuelle n’est qu’une utopie. L’essai de Kant va au-delà de toute utopie parce qu’il souligne le rôle central et préalable de la transformation politique ; au contraire, précisément parce qu’elle ne se situe pas sur un plan politique, la littérature utopique traditionnelle a la forme d’une littérature d’évasion. Dès lors la conclusion de Fichte est claire : Vers la paix perpétuelle renferme « les résultats de la philosophie kantienne du droit »89.
103Le jeune F. Schlegel, alors républicain, ne s’exprime pas d’une manière très différente : Kant a illustré brillamment la « tendance pacifique » qui est propre aux Etats républicains ; à présent, on peut voir clairement quel est le chemin qui mène à l’instauration de la paix perpétuelle, il passe par la diffusion universelle du « républicanisme » et la « fraternité de tous les républicains ». Il ne s’agit pas d’une « chimère de visionnaires rêveurs », mais d’un objectif que l’on peut poursuivre concrètement90.
104En effet, Vers la paix perpétuelle intervient à un moment particulier de l’histoire de l’humanité, et aussi de l’histoire de la guerre : « Jamais une guerre — écrit Wieland à la même époque — n’a suscité un intérêt si général, jamais une guerre n’est devenue autant la cause de chacun, la cause universelle de l’humanité, que la guerre actuelle ». Et ce, parce que l’on reconnaît clairement, même si c’est à partir de points de vue opposés, l’identité des deux « partis principaux » en lutte91. Pour la première fois dans l’histoire, on se trouvait face à une guerre idéologique qui, au cours d’une confrontation âpre et longue, dont les caractéristiques différaient du tout au tout de celles du ballet militaro-diplomatique des traditionnelles guerres de cabinet, mettait en cause un ordre politique qu’il fallait défendre ou détruire, cet ordre républicain, dont le maintien et l’extension étaient aux yeux de Kant la garantie principale de l’instauration de la paix perpétuelle.
105On comprend ainsi l’ironie de Gentz, cinq ans après l’essai de Kant, quand le caractère expansionniste de la politique étrangère française est devenu évident, quand, avec l’avènement de Napoléon et l’émergence irrésistible des ambitions économiques de la bourgeoisie française, la « paix perpétuelle » promise est en train de se transformer en une « guerre de conquêtes sans fin »92. « L’autorité d’un grand homme » — déclare Gentz en faisant clairement référence à Kant — avait contribué à la diffusion considérable en Allemagne de la croyance selon laquelle « la guerre prendrait fin, une fois que tous les Etats seraient en possession d’une constitution ». « Je m’étais proposé de discuter ce système », mais — ajoute triomphalement le brillant publiciste de la réaction — « en y réfléchissant plus longuement, je me suis convaincu que cela aurait été de la fatigue pour rien... ». Les faits parlaient d’eux-mêmes93.
106On comprend tout autant l’enthousiasme que manifeste le « Moniteur », immédiatement après la publication de l’essai Vers la paix perpétuelle, en voyant « à six cent lieues de Paris un philosophe professer généreusement le républicanisme, non de la France, mais du monde entier »94. Sans doute était-ce une lecture intéressée, mais nullement incorrecte. C’était aussi, d’ailleurs, en gros celle de Wilhelm von Humboldt, défavorablement impressionné, ou plutôt nettement irrité, malgré sa sympathie antérieure pour la philosophie critique, par le « démocratisme » qui inspirait l’essai95. C’est aussi une déclaration significative sous un autre rapport. On le sait, Kant distingue soigneusement dans son texte « république » et « démocratie ». Mais Humboldt semble ne prêter aucun crédit ou n’attacher aucune importance particulière à cette distinction : l’adhésion aux idées venues de France sur la question de la paix et de la guerre est déjà synonyme de « démocratisme », un démocratisme qui « transparaît (durchblickt) même parfois de façon trop violente » et qui donc — semble vouloir dire son critique — rend vains les efforts de Kant pour le camoufler.
5. Le procès des régicides : Kant procureur ou avocat de la défense ?
107Peut-être toutefois l’exemple le plus éclatant de cryptographie kantienne est-il le jugement formulé sur l’exécution de Louis XVI. La condamnation déborde d’indignation morale ; pourtant elle n’est pas sans comporter des brêches, qui autorisent à se frayer un chemin, sinon vers la justification de l’acte lui-même, du moins vers la juste compréhension de ses circonstances atténuantes. Quand on relit le texte plus attentivement, les raisons invoquées pour condamner le « meurtre » (MM, VI, 320-4 et 341-2)96 semblent plus aptes à justifier un appel à faire preuve de compréhension à l’égard des responsables du crime qu’à servir d’attendus à une sentence définitive et sans appel, sur le plan du droit comme sur ceux de la morale et de l’histoire. Par ailleurs il est question « de l’exécution en bonne et due forme d’un monarque par son peuple ». C’est Kant qui souligne, et ce n’est pas sans importance. Guillotiner Louis XVI n’a pas été le fait d’une bande d’assassins assoiffés de sang et privés de toute représentativité — comme le soutenait la propagande contre-révolutionnaire et comme le croyaient vraiment les puissances féodales victimes de l’illusion qu’une simple démonstration de force suffirait à abattre un régime qui ne pouvait compter sur aucun consensus véritable — mais celui du peuple français.
108Etait-ce un pouvoir illégal qu’exerçait là le peuple français ? Vu la fermeté et la netteté de l’affirmation selon laquelle toute forme de rébellion et de violence dirigée contre le pouvoir en place est moralement et juridiquement illicite, le responsable d’un tel crime fût-il un peuple entier, on s’attendrait manifestement à une réponse affirmative. Or voilà que, soudain, apparaissent dans les attendus du jugement des arguments et des interrogations qui semblent s’accorder davantage avec la plaidoirie de l’avocat. Est-il réellement certain que le peuple français ait conquis le pouvoir par la violence ? Et si, au contraire, la passation de pouvoir entre le roi et l’Assemblée Nationale avait été parfaitement légale ? Une question paradoxale et qui pourrait apparaitre comme une provocation, étant donné qu’elle avance l’hypothèse d’une révolution, ou plutôt d’une réforme constitutionnelle pacifique, réalisée avec l’accord du monarque qui devait ensuite en être la victime.
109Pourtant Kant va plus loin : « le détrônement d’un monarque peut bien aussi être conçu comme abdication volontaire de la couronne et renonciation à son pouvoir avec restitution de celui-ci au peuple, ou encore, sans qu’il soit fait violence à la personne suprême, comme abandon obligé de son pouvoir, ce par quoi elle recouvrerait l’état privé » ; en ce dernier cas, le pouvoir a été conquis par la force, et il s’agit d’un crime, mais le responsable, pour se justifier, peut invoquer « le prétexte du droit de nécessité (casus necessitatis) ».
110Lequel de ces deux cas s’applique à la Révolution française ? Si dans la note de la Métaphysique des mœurs que nous sommes en train d’examiner, il semble que le doute soit encore permis, une réponse beaucoup plus claire nous est proposée quelques pages plus loin. « Dès qu’un chef d’Etat se fait lui-même représenter en personne (que ce soit le roi, la noblesse, ou le peuple entier, l’union démocratique), alors le peuple rassemblé ne fait pas que représenter le souverain, il est lui-même le souverain, ou c’est en lui (le peuple) que se trouve originairement le pouvoir suprême duquel il faut dériver tous les droits des particuliers en tant que simples sujets (tout au plus en tant que fonctionnaires de l’Etat), et la république désormais établie n’a plus besoin d’abandonner les rênes du gouvernement et de les remettre à ceux qui les avaient tenues auparavant et qui pourraient, en usant de leur arbitre absolu, faire retourner au néant toutes les institutions nouvelles ».
111Une fois le peuple rassemblé en la personne de ses représentants, la république est déjà instituée, et c’est à elle que revient la tâche de protéger les institutions nouvelles qui en sont venues ainsi à être créées contre les attaques des ex-gouvernants ; une fois le peuple rassemblé, c’est lui qui incarne la nouvelle légalité républicaine, tandis que la subversion ou le danger de la subversion, du soulèvement contre le pouvoir légitime est incarné par le monarque, ou plutôt l’ex-monarque. Les choses sont claires : « Ce fut donc, de la part d’un puissant souverain de notre temps, une grave erreur de jugement que d’avoir, pour le tirer de l’embarras provoqué par de grosses dettes publiques, dévolu au peuple le soin de supporter et de partager lui-même ce fardeau suivant son bon vouloir ; car ainsi tombe naturellement entre les mains du peuple le pouvoir législatif, non seulement en ce qui touche l’imposition des sujets, mais aussi en ce qui touche le gouvernement, c’est-à-dire qu’il eut le pouvoir d’empêcher que le gouvernement ne fît de nouvelles dettes par ses prodigalités ou par la guerre. Par conséquent, le pouvoir souverain du monarque disparaît entièrement (il ne fut pas simplement suspendu) et passa au peuple, à la volonté législative duquel fut dès lors soumis le mien et le tien de chaque sujet ».
112L’institution de la république en France est bien antérieure à l’exécution de Louis Capet qui, à l’époque du procès et de la condamnation qui en résulta, était un simple citoyen (Il faut se souvenir que, pour Kant, un roi devient une « simple personne privée » même lorsqu’il a été destitué par la force : à plus forte raison, donc, lorsque cette destitution revêt la forme d’un quasi consensus). Par conséquent, ce n’est pas seulement le peuple qui a émis et exécuté la sentence de mort ; c’est un peuple qui, à l’époque, disposait de la souveraineté pleine et entière, en toute légalité.
113Où réside l’illégalité ? Dans la prétention de juger « le souverain à cause de son administration passée », ce qui est absurde, car « tout ce qu’il a fait précédemment en qualité de souverain doit être regardé de l’extérieur comme ayant été légalement effectué, et lui-même, considéré comme source des lois, ne saurait être injuste ». Indépendamment de tout jugement politique sur la valeur de l’activité de Louis XVI, la prétention de soumettre à la justice son activité en tant que souverain est une illégalité criante et manifeste. Mais, là aussi, la condamnation apparemment si indignée et si sévère des jacobins et du peuple français se transforme brusquement, ici ou là, en plaidoirie : indépendamment des déclarations publiques et solennelles des révolutionnaires français eux-mêmes, demandons-nous qui est monté sur l’échafaud, Louis XVI ou Louis Capet ? Un roi jugé pour les crimes « présumés » qu’il a commis dans l’exercice de ses fonctions, ou un monarque destitué, autrement dit un simple citoyen, jugé pour avoir participé à une conspiration contre la république naissante ?
114Ce n’est pas un problème que nous posons, nous, mais bien un problème que pose Kant lui-même, ou plutôt dont il suggère l’existence, entre les lignes d’un discours suffisamment contourné pour échapper à la surveillance de la censure, mais pas au point de ne pas laisser subsister quelque doute chez le lecteur attentif. Après avoir affirmé la nécessité de reconnaître l’ordre établi, même s’il est issu d’une révolution illégale, la Métaphysique des mœurs ajoute : « Le monarque détrôné (qui survit à ce bouleversement) ne saurait être poursuivi en raison de sa gestion passée des affaires de l’Etat, et moins encore puni lorsque, revenu au rang de simple citoyen, il préfère son repos et celui de l’Etat à l’entreprise téméraire de quitter le pays pour courir, en tant que prétendant, l’aventure de sa reconquête, que ce soit par une contre-révolution secrètement fomentée, ou grâce à l’assistance d’autres puissances ». Il s’agit certes d’énoncer une règle de caractère général, mais l’allusion à ce qui s’était réellement produit en France est transparente : la fuite et sa conclusion à Varennes, les complots de la couronne, le déchaînement de la guerre civile, l’intervention contre-révolutionnaire : décidément, Louis XVI ne s’était pas résigné à une existence de simple citoyen...
115Est-ce à dire que le procès était justifié ? Dans la mesure où la passation du pouvoir s’est déroulée pacifiquement, il faudrait répondre oui ; mais dans la mesure, au contraire, où il a été conquis au moyen d’une révolution violente, et donc illégale (et c’est là l’interprétation des événements que Kant paraît soutenir), le roi avait le droit de tenter de reprendre le pouvoir. En ce cas, il faudrait donc considérer le procès comme illégal ? La réponse n’est pas si simple. Nous nous trouvons en effet dans la situation complexe d’un double pouvoir : d’un côté, un pouvoir légitime, mais dans les faits déjà déposé, et de l’autre un pouvoir issu d’une initiative illégale, mais qui, comme pouvoir effectif, a droit à l’obéissance de la part des citoyens. Comment apprécier l’activité subversive et contrerévolutionnaire entreprise par le pouvoir légitime contre le pouvoir réel ? La difficulté de répondre ne peut que confirmer Kant dans sa thèse sur le caractère inacceptable de toute révolution qui, en usant de violence contre le pouvoir en place, finit par créer une situation d’incertitude légale, dans laquelle il devient malaisé de désigner jusqu’à la source du droit, autrement dit une situation d’anarchie.
116Reste à analyser la solennité particulière que l’on a voulu conférer à l’exécution publique de Louis XVI : c’est quelque chose de monstrueux, parce que cela revient à proclamer hautement le droit du peuple à juger le souverain, autrement dit le droit du peuple à commettre ce crime qu’est la révolution. Sur ce point, la condamnation de Kant semble être, et est probablement, plus nette. Toutefois, même en ce cas, le philosophe soulève des questions qui peuvent conduire, sinon à remettre en cause, du moins à entamer la certitude absolue du début : peut-être les choses ont-elles suivi un autre cours ; peut-être l’exécution a-t-elle été dictée par « la peur de la vengeance que l’Etat, susceptible de renaître un jour, exercerait sur le peuple » et, en ce cas, « la solennité de l’exécution » n’aurait servi qu’à « donner à cet acte une apparence de châtiment, par conséquent de procédure juridique » plutôt que de meurtre étranger à toute légalité. Ou plutôt, c’est là plus qu’une hypothèse ; si « l’on a raison d’admettre » que c’est là que réside le motif de « l’adhésion à de telles exécutions », il s’agirait alors, non d’un « acte de justice pénale », mais « de simple auto-conservation ».
117A partir de là, c’est à notre tour, désormais, de poser une question : si l’on fait abstraction des nombreuses expressions sans cesse répétées d’indignation morale, une telle appréciation n’a-t-elle pas quelque chose de commun avec celle que Robespierre a portée sur le procès, lorsqu’il soutient devant la Convention qu’il faut condamner et exécuter Louis XVI, en déclarant : « Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer » ?97. L’« autoconservation », la Selbsterhaltung dont parle le philosophe apparaît presque comme la traduction du salut public et de la providence nationale98 dont parle le révolutionnaire jacobin99.
118Revenons à la pensée de Kant. Avec l’exécution de Louis XVI, ne se trouve-t-on pas en présence d’un droit de nécessité ? Dans la note de la Métaphysique des mœurs que nous sommes en train d’examiner, Kant semble répondre par la négative, puisqu’il parle de « prétexte ». Mais si l’on relit l’essai, de quelques années antérieur, sur le rapport de la théorie et de la pratique, on trouve, pour expliquer le droit de nécessité caractérisé par un « conflit de devoirs, dont l’un est inconditionné et l’autre reste (si important soit-il) conditionné », un exemple, relégué ici dans une note, qui éveille l’attention du lecteur : comment doit se comporter un fils face à un père qui trahit la patrie ? Ici Kant ne paraît pas éprouver le moindre doute : la dénonciation à l’autorité, pour déplaisante qu’elle puisse être, est néanmoins imposée par une nécessité morale, parce que la sollicitude d’un fils envers son père est bien un devoir, et un devoir important, mais qui demeure seulement « conditionné » (il ne vaut en effet que dans la mesure où l’homme en question ne s’est pas rendu coupable d’un crime envers l’Etat) (LC, VIII, 300). Est-ce seulement un exemple abstrait, ou y a-t-il une allusion à quelque chose de plus concret ? Si l’on songe que celui qui se rebelle contre l’autorité suprême de l’Etat et qui, « sous prétexte d’abus de pouvoir » va jusqu’à attenter à sa personne, voire à sa vie, est comparé à « un traître... qui cherche à assassiner sa patrie », et donc, en ce sens, à un parricide, on ne peut alors se défendre du soupçon que le père traitre à son pays n’est autre que Louis XVI.
119Du reste, lorsqu’il affirme que le roi déposé violemment et illégalement a le droit de tenter de reconquérir le pouvoir, Kant se demande aussi s’il est licite pour des Etats étrangers de l’aider dans son entreprise : la réponse est remise au « droit des gens », mais nous savons que, pour Kant, elle ne peut être que négative, étant donné que tout peuple a le droit de choisir librement l’ordre constitutionnel qui lui convient. Nous nous trouvons donc tout à fait en présence du conflit de devoirs qui caractérise le droit de nécessité : d’un côté, l’obligation d’être loyal vis-à-vis d’un souverain qui cependant est déjà démissionnaire ou déjà déposé, de l’autre, l’obligation de défendre l’indépendance de son pays, ou mieux, l’obligation de faire respecter le droit des gens.
120Que reste-t-il dès lors de l’indignation morale dont ces pages sont pourtant débordantes ? Sans doute la condamnation du droit du peuple à résister au pouvoir souverain, que certains des textes constitutionnels français reconnaissaient et qui résultait, objectivement, de la solennité même avec laquelle on avait procédé à l’exécution de Louis XVI, est-elle nette et sans ambiguïté. Peut-être cette solennité a-t-elle eu pour but de revêtir d’une parure juridique un acte de simple autoconservation, mais, objectivement, elle a permis d’éviter que l’on soit confronté à une situation singulière et déterminée relevant du droit de nécessité, en finissant par énoncer « un principe qui est censé rendre impossible jusqu’au rétablissement d’un Etat renversé » : le droit de résistance, une fois proclamé, est une entrave à la consolidation du pouvoir révolutionnaire lui-même, parce qu’il fait dépendre l’obéissance aux lois de l’appréciation subjective des citoyens et, par là, ouvre en fait les portes à l’anarchie. C’est « un suicide de l’Etat » : la condamnation de l’exécution publique semble ici prononcée dans l’intérêt même du nouveau pouvoir politique. Mais, ce résultat mis à part, aucune autre certitude ne semble émerger de la réflexion de Kant.
121Il faut encore noter qu’il n’y a même pas adéquation pleine et entière avec les paroles d’exécration dont l’usage est pourtant abondant ; parfois le philosophe paraît vouloir se limiter au récit et à la recherche d’explications. A propos de la vague d’indignation soulevée par l’exécution de Louis XVI (ou de Louis Capet), Kant déclare qu’il se propose de « rechercher l’explication de ce phénomène dans l’âme humaine », comme s’il s’agissait simplement d’étudier de l’extérieur une forte émotion collective. Ou encore : le crime qui a coûté la vie à Louis XVI « est considéré (wird... angesehen) comme un crime qui demeurera éternellement et ne pourra jamais être expié (crimen immortale, inexpiabile) et semble (scheint) pareil à ce péché que les théologiens définissent (nennen) comme ce qui ne peut être remis en ce monde, ni en l’autre ». En soulignant tel ou tel terme, nous voulons attirer l’attention sur l’accumulation d’expressions qui marquent plus une prise de distance qu’une adéquation avec le jugement courant. Et s’il y avait un soupçon d’ironie dans la référence aux théologiens ?
122A l’occasion de l’exécution de Louis XVI, la « Berlinische Monatsschrift » avait publié de larges extraits de la prédication prononcée par un pasteur, toute entière parcourue, à l’en croire, par un « frisson d’horreur » (Schaudern) devant le crime qui venait d’être perpétré (bm, 1793, XXI, 203). C’est de «frisson d’horreur » (Schaudern) que parle également la note de la Métaphysique des mœurs, mais pour s’interroger immédiatement après sur l’origine de ce « sentiment » provoqué par un crime considéré comme inexpliable par les théologiens. La prédication publiée par la « Berlinische Monatsschrift » se poursuivait par l’évocation de l’image d’un « Dieu juge qui pourra garder le silence quelque temps sur l’impiété du criminel (Frevel des Ruchlosen), mais qui immanquablement, par la suite, le dédommagera comme il le mérite ». Est-ce à ce théologien que Kant fait allusion ? Si tel était le cas, le philosophe ne pouvait certainement pas partager l’analyse d’un pasteur qui attribuait la responsabilité de toute l’affaire à « un petit nombre de criminels » (bm, 1793, XXI, 202-3).
123Il faut ajouter que c’est encore la revue berlinoise, comme nous l’avons souligné au début de notre travail, qui avait publié deux interventions dirigées contre la thèse, également soutenue dans un discours qui n’était attribué à rien moins qu’à Pie VI, selon laquelle il y avait un fil reliant de façon continue la Réforme et l’exécution de Louis XVI. En réalité — observait la « Berlinische Monatsschrift » — la papauté et l’Eglise catholique profitaient des tragiques événements français pour attiser à nouveau la haine et l’intolérance contre les protestants, puisque, toujours du point de vue de la papauté et de l’Eglise catholique, « l’hérésie, autrement dit le non-catholicisme, est l’unique péché qui ne se peut pardonner » (die einzige nicht zu vergebende Sünde) (bm, 1794, XXIII, 597). Voilà encore une expression qui éveille l’attention du lecteur, puisqu’elle évoque immédiatement la note de la Métaphysique des mœurs. Il est difficile de penser que l’opinion de Kant puisse coïncider, sinon avec celle de Pie VI, du moins avec celle des cléricaux extrémistes. Il est difficile de penser que l’auteur de la Religion dans les limites de la simple raison puisse totalement s’identifier avec des « théologiens » dont le seul but était de « démoniser », parfois au sens littéral du mot, les protagonistes de la Révolution française.
124Il est de fait que, en ce qui concerne ce monde et ce qui était en son pouvoir, pour le crime en question, Kant avait déjà fait preuve d’une large mansuétude, puisqu’il se refusait à remettre en question le nouveau pouvoir révolutionnaire et qu’il condamnait au contraire vigoureusement l’agitation séditieuse des émigrés et des aristocrates, et, à plus forte raison, l’intervention contre-révolutionnaire des puissances féodales.
125Une dernière remarque : l’exécution de Louis XVI est rapprochée de celle de Charles 1er ; est-ce un détail sans signification particulière, ou est-ce plutôt une allusion malicieuse au fait que le pays qui était à la tête des coalitions anti-françaises, celui dont les théoriciens de la réaction invoquaient l’histoire et la constitution, était lui aussi entaché de ce crime que les « théologiens », ou plutôt les cours et l’ensemble du monde féodal, s’obstinaient à tenir pour « inexpiable », uniquement lorsqu’il s’agissait de la France ? C’est un fait en tout cas que Kant a recours à un argument des plus répandus dans la propagande révolutionnaire : « A l’époque de Charles 1er d’Angleterre » — écrit Forster au printemps 1792, donc bien avant l’exécution de Louis XVI — « un grand nombre de monarques ont été tués ou victimes d’attentat..., et pourtant, les misérables sycophantes persistent à diriger leurs cris contre le peuple » français et les révolutionnaires en général100. En outre, à propos de Charles 1er, Kant n’est-il pas l’admirateur de Milton, lequel, on l’a vu, avait non seulement célébré la révolution anglaise, mais s’était aussi employé à une justification sourcilleuse de l’exécution de ce même Charles 1er ?101.
126Il est peut-être utile ici de lire la prise de position d’un démocrate allemand, afin de la confronter avec celle de Kant. Voici les principaux points de l’argumentation de F. Ch. Laukhard au sujet du procès et de la condamnation de Louis XVI. l) « La Convention Nationale représentait effectivement toute la nation, et avait donc le droit de légiférer sans consulter personne, pas même le roi. La loi selon laquelle le peuple, représenté par l’Assemblée Nationale, pouvait modifier la forme du gouvernement, avait été reconnue et approuvée par le roi lui-même. Dès lors la souveraineté du roi avait pris fin ». En soulignant ce membre de phrase, nous voulons souligner l’accord complet avec la position prise par Kant sur ce point. 2) « En recrutant les émigrés rebelles, comme on l’en accusait, à l’aide des deniers de l’Etat, ou en étant en intelligence avec des ennemis de la nation », Louis XVI a été le premier à violer le pacte national, ce qui le conduisait automatiquement à être déchu des prérogatives que ce pacte lui reconnaissait et à répondre de ses actions illégales devant la nation, comme le dernier des parjures et des coupables de haute trahison. Il en résulte clairement que Louis XVI devait être déféré au tribunal de l’Assemblée Nationale... ». Qu’il était tout à fait légitime d’appeler à répondre de ses actes un citoyen privé comme l’était désormais Louis Capet, telle est aussi l’opinion de Kant. 3) « La question de savoir si en général un peuple peut juger son souverain ne paraît pas avoir été un problème, même du temps où les empereurs romains exerçaient leur despotisme [...]. Somme toute, tant l’histoire que le bon sens enseignent qu’en tout gouvernement humain guidé par la justice et les lois, les gouvernants doivent demeurer responsables de leurs actes devant les sujets »102. C’est le seul point de réelle divergence avec Kant, pour qui, on l’a vu, c’était une chose que de juger et de condamner Louis Capet pour les crimes qu’il avait commis en tant que citoyen privé, et une autre de juger et de condamner Louis XVI ou tout autre souverain, pour des erreurs ou des crimes commis lors de l’exercice d’un pouvoir qui, jusqu’à ce que soit instauré un nouvel ordre, continue à être légitime.
6. Réforme par en haut et responsabilité du pouvoir
127Parvenus à ce point de notre enquête, on peut et on doit dissiper une autre équivoque qui pèse sur la compréhension du philosophe qui fait l’objet de notre recherche. « Dans quel ordre... peut-on s’attendre au progrès vers le mieux ? » se demande Kant. Et « la réponse est la suivante : non pas de bas en haut, mais de haut en bas » (CF, VII, 92).
128L’aspect que l’on souligne généralement dans cette réponse est celui de la prise de distance vis-à-vis de toute perspective révolutionnaire en Allemagne. Mais, en réalité, elle vise surtout à démasquer l’idéologie, chère à la réaction féodale, qui faisait dépendre tout changement de la situation objective du changement de la conscience de l’individu, ou qui minimisait l’importance de la transformation des institutions politiques.
129Chez Kant, l’opposition « du haut » et « du bas » ne correspond pas de façon mécanique à l’opposition entre « réforme » et « révolution ». Nous avons déjà évoqué l’interprétation de la Révolution française comme réforme par en haut ; l’essai Vers la paix perpétuelle déclare qu’il vaut mieux tolérer pendant quelque temps une constitution défectueuse et injuste plutôt que de se précipiter dans l’anarchie qui résulterait d’une « réforme précipitée » (PP, VIII, 373 note), terme qui ici a manifestement le sens de « révolution ». En tout cas, par réforme, Kant n’entend nullement un réaménagement superficiel d’institutions tombées en décrépitude, mais bien un changement radical et profond. On a affaire au contraire à une polémique précise contre le « réformisme » à bon marché : « Réformer à l’aide de principes n’est pas rapiécer l’Etat » (XXIII, 162).
130Pour mieux comprendre le sens de la position de Kant, il est utile de la confronter à celle des théoriciens de la réaction : « Le bien des peuples » — déclare Gentz — « n’est lié exclusivement à aucune forme de gouvernement », à aucune « constitution politique »103. Contre le « fanatisme politique, cette terrible maladie des peuples », qui, en dernière analyse est due à l’absolutisation de la sphère politique, Gentz recommande un remède, l’indifférence (Indifferentismus) de la raison vis-à-vis de la politique104. Kant déclare explicitement au contraire que « Ce qui importe n’est pas un bon gouvernement, mais un bon mode de gouverner » (XV, 630)105. Une note de l’essai Vers la paix perpétuelle dirigée explicitement contre les théoriciens de la réaction, contre Mallet du Pan en particulier, éclaire le sens de cette déclaration : il convient d’être attentif, souligne Kant, non à la qualité des individus qui gouvernent — l’histoire démontre que même d’excellents monarques ont pour successeurs des tyrans sanguinaires — mais à « la manière de gouverner », à la « constitution politique » (Staatsverfassung) (PP, VIII, 353 note). Le problème est politique et met en jeu les institutions, il ne concerne pas au premier chef les individus et leur moralité privée. Si Gentz recommandait l’« indifférence », Kant soulignait, lui, la nécessité d’une participation consciente et active au débat politique.
131Même des gens qui au départ avaient considéré avec sympathie la Révolution française, après avoir reculé d’effroi devant ses « excès », finissent par exprimer, eux aussi, une idéologie psychologisante. Ainsi, selon Wieland, il faut cesser d’attribuer « autant d’importance » à la « constitution d’un Etat », car « la condition du bonheur est en notre pouvoir » et réside dans l’amélioration intellectuelle et morale de l’individu : « Ce qui compte, ce n’est pas la constitution, la forme monarchique ou populaire du gouvernement, mais l’état de la tête et du cœur, la façon de penser, les sentiments et les coutumes des habitants d’un Etat ». Par conséquent, si l’on veut vraiment faire progresser l’humanité, « la réforme doit commencer, non par la forme du gouvernement et de la constitution, mais par les hommes individuels »106. Etant donné une telle prémisse, toute amélioration du sort de la collectivité, et à plus forte raison de l’individu singulier, ne peut qu’être confiée, en dernière analyse, à l’individu lui-même.
132Contre ce type d’idéologie, Kant a recours à une polémique explicite : « le bien dans le monde (le bien cosmopolitique) doit-il commencer par l’éducation du sujet, autrement dit du peuple, ou par celle du gouvernement qui doit avant tout s’améliorer lui-même ? ». La réponse est claire : il faut commencer par en haut (XXIII, 140). A ce propos est dénoncée l’impuissance de la morale : à l’aide de la morale, « on n’arrive à rien de bon » (XXIII, 135). Contre ceux qui considéraient l’homme comme trop mauvais pour pouvoir s’habituer à une constitution fondée sur la liberté, Kant écrit « le problème de la constitution d’un Etat peut être résolu, — que l’on me pardonne ce qu’il y a de choquant dans l’expression — même par un peuple de démons, pourvu qu’ils soient doués d’entendement ». Le problème en question ne se confond pas, en tout cas, avec celui de « l’amélioration morale des hommes » (PP, VIII, 366).
133Le perfectionnement moral intérieur est si peu le présupposé des institutions politiques, que c’est, au contraire, ce dernier qui en est la condition et la présupposition : « il ne faut pas attendre de la moralité (intérieure) la bonne constitution de l’Etat, mais à l’inverse de cette dernière d’abord, la bonne formation d’un peuple » (PP, VIII, 366). « Il faut au préalable supprimer l’injustice, pour pouvoir être vertueux », et « toute vertu est impossible sans cette décision » (XX, 151).
134Quelques années auparavant, Kant avait déjà déclaré : « Il est vain d’attendre quelque salut du genre humain d’une amélioration progressive des écoles (allmähliche Schulverbesserung). Il faut qu’elles soient refaites (umgeschafft) pour qu’il puisse en sortir quelque chose de bon ; en effet, elles sont déficientes dans leur organisation initiale, et les maîtres eux-mêmes doivent recevoir une nouvelle fonction. Et cela ne peut résulter d’une réforme lente (Reform), mais d’une révolution rapide (Revolution) »107. Il faut souligner à ce propos deux points dont l’importance est notable. Il faut remarquer en premier lieu que le rigorisme moral de Kant n’a rien de la célébration d’une vertu privée abstraite, et qu’il ne s’agit nullement d’une affaire qui se réduirait à une dimension purement intérieure. En second lieu, l’insistance sur la nécessité de procéder par en haut pour transformer les institutions politiques, conduit, du moins dans certains passages, à célébrer les mérites, non de l’amélioration progressive, mais de la révolution. Dire qu’il faut procéder par en haut, cela signifie donc privilégier le moment politique par rapport au moment moral, l’objectivité des institutions par rapport à l’intimité de la conscience privée.
135C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer la polémique avec Schiller. Ce dernier, du fait justement de l’horreur qu’il éprouve pour « l’ochlocratie sauvage » et le « despotisme brutal des classes inférieures » qu’il voit se déchaîner en France, en vient à ne plus attendre la libération de l’homme de la transformation des institutions politiques, mais de l’art, de l’éducation esthétique ; aussi commence-t-il à critiquer Kant à qui il va reprocher de déprécier de façon inadmissible la sensibilité et, par voie de conséquence, le moment esthétique au profit de la raison.
136Sur les motifs politiques de cette célébration de l’art, qui remonte à l’essai Ueber Anmut und Würde, une lettre de l’époque est tout à fait éclairante : la tentative d’instituer une « monarchie de la raison » et de « confier la législation politique à la raison » s’est révélée être un échec ; il n’est pas possible de s’attendre à une « régénération dans le domaine politique » (Regeneration im Politischen), et c’est pourquoi il faut consacrer une attention toute nouvelle aux « Muses » ; puisque l’espérance de réaliser la « liberté politique » (bürgerliche Freiheit) par la transformation de la vie sociale a fait naufrage dans une horrible expérience, il faut penser à la liberté « humaine » ; aussi faut-il réaliser que « toute réforme qui prétend à quelque solidité doit partir de la façon de penser », et que la chose essentielle n’est pas la forme extérieure de la « constitution », mais la façon dont les hommes pensent et sentent108.
137Plus que sur la transformation des institutions politiques au moyen de terribles bouleversements, il faut miser sur la transformation pacifique de l’homme au moyen de l’art. C’est contre cette argumentation qu’il faut comprendre qu’est dirigée la déclaration de Kant — il s’agit justement d’une polémique avec Schiller — selon laquelle « la vertu » est en réalité « plus bienfaisante que tout ce que la nature ou l’art peuvent accomplir en ce monde ». La vertu dont il est question n’a pas, de toute évidence, une simple dimension privée : c’est la raison qui, en suivant des principes universels, s’efforce d’informer la réalité, le monde politique ; il ne faut pas oublier qu’à l’époque, en France, la « vertu » était un mot d’ordre révolutionnaire qui accompagnait et encourageait la lutte contre la corruption de l’ancien régime109 et la molesse de la haute bourgeoisie portée au compromis avec les anciennes classes dominantes.
138Que Kant n’ait pas en vue la moralité privée, c’est aussi ce que prouve la célébration, qui vient immédiatement après, de « la magnifique image de l’humanité représentée sous la forme de la vertu... ». A la même époque, Hölderlin, dans l’Hymne à la liberté, sur le front de la lutte contre les tyrans et leurs suppôts, voulait « agiter les fiers drapeaux sans nombre de la vertu » (Tugend) et il espérait savourer « le plaisir de la victoire de la vertu » (Tugend)110.
139Si, à la désolation et aux ruines qu’il voit émerger de la révolution politique, Schiller oppose l’œuvre de régénération authentique de l’art, Kant fait observer, lui, qu’« Hercule ne devint Musagète qu’après avoir dompté les monstres », tandis que « devant ces travaux pénibles, ces bonnes sœurs » que sont les Grâces — notons l’ironie du passage — « reculent d’effroi»111. La célébration de la beauté et de l’art, à laquelle Schiller avait recours, n’était qu’une façon de s’évader du travail, certes dénué de tout charme sur le plan esthétique mais seul réellement productif, qui consistait à transformer la réalité politique. A la même époque, le jacobin allemand Forster, qui selon toute vraisemblance avait déjà lu le texte de Schiller, mais ignorait encore la réponse de Kant, écrivait qu’il était nécessaire de posséder une force de caractère suffisante pour ne jamais perdre de vue tout ce que le cours de la révolution était en train de produire de bon du point de vue du progrès de l’humanité, et cela, même si « le fleuve imprévisible de la révolution » repoussait loin de lui « la grâce et la beauté » (das Liebliche, Schöne)112. Si, face à la Terreur, Schiller remettait en cause le primat de la politique qui avait constitué la tendance dominante chez les intellectuels allemands au moment où l’enthousiasme ardent suscité par la Révolution française avait atteint son point culminant, ce n’est pas seulement un jacobin tel que Forster, mais aussi Kant qui se refuse à le suivre dans cette voie.
140Nous pouvons à présent revenir au Conflit des facultés pour apercevoir qu’en insistant sur la nécessité de procéder par en haut à la rénovation des institutions politiques, il ne s’agit pas seulement de polémiquer contre l’idéologie de la réaction féodale, mais aussi d’émettre d’expresses réserves sur la capacité des cours allemandes à engager un programme de réformes. On soutient que la rénovation doit commencer par « l’éducation de la jeunesse », d’abord au sein de la famille, puis à l’école. Mais si on laisse de côté les difficultés liées à la diffusion de l’instruction à grande échelle, étant donné que les dépenses de guerre (dues de surcroît à une guerre injuste) grèvent le budget de l’Etat, il faudrait pour le moins « un plan réfléchi du pouvoir politique suprême ». Autrement dit, le premier à avoir besoin d’une éducation adéquate n’est autre que le souverain. Ce qui immédiatement soulève un problème : qui éduquera les éducateurs ? Problème d’autant plus dramatique que pèse sur les éducateurs, comme sur tout être humain, « la faiblesse de la nature humaine ». Il ne reste plus, alors, qu’à « situer l’espérance du progrès dans une sagesse venant d’en haut (laquelle se nomme Providence quand elle nous est invisible) ». Dès lors, la révolution est exclue, du moins en ce qui concerne l’Allemagne, mais la possibilité d’un progrès fondé sur une évolution pacifique, autrement dit sur des réformes entreprises par en haut, est confiée en dernière analyse à... la Providence (Cf, VII, 92-3).
141Le même thème se retrouve dans la Pédagogie et, là encore, non sans une certaine ambiguïté : « D’où viendra l’amélioration de la situation du monde ? Des princes ou des sujets ? De ce que ceux-ci commencent par s’amender eux-mêmes et accomplissent, à la rencontre d’un bon gouvernement, la moitié du chemin ? ». La réponse, manifestement, est non : cette responsabilité incombe aux détenteurs du pouvoir politique, et il est insensé de vouloir s’en décharger, fût-ce partiellement, sur ceux qui ne font que supporter le poids de cette situation. La réforme doit donc se faire par en haut ; mais c’est ici que commencent les difficultés (et l’ambiguïté de Kant). Il faut commencer par l’éducation de ceux qui, par la suite, occuperont le trône, mais pour avoir quelque chance de réussir, il faut en finir avec la pratique qui consiste à n’opposer aucune résistance (widerstehen) aux princes, dès leur enfance. Les princes doivent être éduqués, mais par un de leurs sujets et non par « un personnage de leur rang ». Cette déclaration se borne-t-elle à formuler l’exigence que le précepteur ne soit pas d’extraction nobiliaire ? En tout cas, compte tenu des conditions existantes, même un tel objectif apparaît difficile à réaliser. On ne peut compter sur la « coopération » (Zutun) des princes, qui ne sont pas intéressés à « l’amélioration du monde » (Weltbeste) ; au contraire, « plus d’un grand (mancher Grosse), çà et là, ne tient-il pas son peuple en quelque sorte pour simple partie de son patrimoine (Naturreich) et ne vise-t-il pas aussi de la sorte à sa seule reproduction ? Tout au plus, recherche-t-on de surcroît l’habileté, mais dans le seul propos de pouvoir d’autant mieux user des sujets comme d’instruments de desseins personnels ».
142Alors ? Il reste la possibilité de chercher à atteindre l’objectif en question en faisant appel aux efforts de « personnes privées ». Mais Kant doit nourrir de sérieux doutes quant au caractère praticable d’un tel chemin puisqu’il déclare « nous ne sommes en droit d’attendre le bien venu d’en haut que dans le cas où l’éducation y est la meilleure ! ». Le passage que nous sommes en train d’analyser paraît entouré d’un halo d’ambiguïté et de réticence. Que signifie dès lors l’affirmation qu’il faut préparer « le plan d’éducation » sur un mode kosmopolitisch ?113. Cela ne peut-il signifier qu’il faut regarder hors de l’Allemagne, vers la France et sa révolution ?
143Pour conclure sur ce point, peut-être est-il intéressant de voir comment un disciple de Kant interprète le processus de « réforme par en haut » : indépendamment de la forme institutionnelle de l’Etat existant, le souverain fait valoir « le principe du républicanisme », ce qui se produit lorsque « les lois ne sont rien d’autre que les possibles décisions de la volonté universelle du peuple ». A ce moment, la république est en fait réalisée, sinon « selon la lettre », du moins « selon l’esprit ». Pourtant le processus n’est pas encore parvenu à son terme car, une fois le mécanisme de la « réforme » mis en branle, « les anciennes formes empiriques et statutaires » se dissolvent « peu à peu » dans la constitution « originairement rationnelle », « la seule constitution complétement légale » (einzig — vollkommen — rechtliche Verfassung)114. Le processus de « réforme par en haut » ainsi célébré n’est-il pas en réalité le processus révolutionnaire qui s’est développé en France, tel du moins que Kant en avait perçu le déroulement ? Louis XVI convoque les Etats-généraux : à partir de ce moment, c’est le corps législatif qui exerce le pouvoir, et ce, de façon irréversible ; la république est déjà réalisée « selon l’esprit », mais bientôt — le processus réformateur ne s’arrête pas — elle le sera également « selon la lettre ». Le tout le plus légalement du monde.
144On a certes ôté dans ce tableau les mouvements de foule, l’élément « démocratique » que Kant condamne, tout comme son disciple. Pourtant, il est clair que « la réforme par en haut » à laquelle on aspire ici est quelque chose de bien plus radical que ne le laissent supposer les précautions dont on s’entoure pour en parler.
Notes de bas de page
1 Varnhagen von Ense fait référence à ce témoignage dans ses Tagebücher, en déclarant qu’il vient de Stàgemann, cf., K. Vorländer, Immanuel Kant. Der Mann und das Werk, Hamburg 1977, vol. II, p. 220.
2 J.-F. Abegg, op. cit., p. 147 et p. 249.
3 Immanuel Kant...., ed. cit., pp. 76-179-180 et p. 59.
4 Cf. K. Vorländer, Immanuel Kant. Der Mann..., ed. cit., vol. II, p. 221.
5 Cf. supra, p. 88.
6 J.-F. Abegg, op. cit, p. 179.
7 Kritik der Urteilskraft, note du § 65 (V, 375) (trad. fr. de J.-R. Ladmiral, M.-B. de Launay et J.-M. Vaysse, in OEuvres philosophiques, ed. cit., II, Paris, 1985).
8 En français dans le texte (N.d.T.).
9 J.-A.-F. Rebmann, Vollständige Geschichte meiner Verfolgungen und meiner Leiden. Ein Beitrag zur Geschichte des deutschen Aristokratism, nebst Thatsachen zur Regierung der jezzigen Churfürsten von Maynz, und politische Wahrheiten, Amsterdam, 1796 (trad. it. in N. Merker, op. cit., p. 352).
10 Cf., Av... p. 280 (N.d.T.).
11 Lettre à Isaak von Sinclair du 24/XII/1798 in F. Hoderlin, Samtliche Werke und Briefe, ed. cit., vol. II, p. 793 (trad. fr. in Œuvres, Paris, 1967, sous la dir. de Ph. Jacottet, p. 686).
12 On a déjà remarqué le caractère « pragmatique » et apologétique de la déclaration kantienne, ainsi que son allure ironique. Cf. I. Fetscher, Immanuel Kant und die französische Revolution, 1974, à présent in Materialen zu Kants Rechtsphilosophie, ed. cit., p. 273.
13 Darstellung der Revolution in Mainz, ed. cit., p. 690, note.
14 Ibid, p. 689.
15 Un certain nombre d’indices mineurs confirment aussi ces relations avec Forster : nous le verrons par la suite, c’est la déesse Astrée, qui symbolise la sincérité et qui a fui la terre pour le ciel, que Kant invoque dans la Religion-, or, Forster parle lui aussi de la déesse Astrée, même si le contexte est différent. Cf., Ueber die Beziehung der Staatskunst auf das Glück der Menschheit, in Werke in..., ed. cit., vol. III, p. 718.
16 Lettre à sa sœur du 19 ou 20/VI/1792 ; à son frère du 6/VIII/1796 et du 21/V/1794 in Sämtliche Werke und Briefe, ed. cit., vol. II, p. 554, 703 et 601 (trad. fr. citée pp. 83, 392 et 308).
17 Voir la lettre de Hegel à Schelling du 16/IV/1795, in Briefe, sous la dir. de J. Hoffmeister et F. Nicolin, Hamburg, 1969-81 vol. I, pp. 23-5 (trad. fr. in Hegel, Correspondance, Paris, 1962, p. 27 sq).
18 Beitràge..., ed. cit., p. 41 (trad. fr. p. 80).
19 J.-H. Jung-Stilling, Lebensgeschichte, ed. par C.-A. Benrath, Darmstadt, 1976, pp. 496-7. L’auteur fait référence à la situation au sein de l’Université de Marburg en 1794.
20 Ces procès-verbaux ont été publiés en appendice à J.-B. Erhard, Ueber das Recht..., trad. it. cit., pp. 176-178.
21 Pour ledit de la censure, voir l’Introduzione di M.-M. Olivetti à ledition italienne, p. VII. Dans les deux citations, c’est nous qui soulignons.
22 L’insistance sur le mot « révolution » en référence au christianisme a été mise en évidence par E. Weil, Problèmes kantiens, Paris, 1970, p. 170, note 32.
23 Déclaration publiée en 1792, dans le « Neuer Teutscher Merkur » et reprise par W. Weick, Deutschland vor hundert Jahren, Leipzig, 1887-1890, vol. II, p. 182.
24 Briefe von einer Reise von Braunschweig in Heumonat 1789.
25 Le compte-rendu opportunément paru en 1790, a été republié en appendice de la réédition des Briefe aus Paris..., ed. cit„ pp. 42-45 de la partie consacrée aux documents.
26 Briefe ans Paris..., ed. cit., pp. 222-5, passim.
27 Ibid, p. 273, note.
28 Parisische Umrisse, ed. cit., pp. 744-5.
29 C.-W. Frölich, Ueber den Menschen und seine Verhaltnisse, Berlin, 1792, in N. Merker, Alle origini.., ed. cit., pp. 318-9.
30 I. Mancini, Kant e la teologia, Assisi, 1975, p. 12.
31 C’est ainsi par exemple que s’exprime un jacobin allemand, M. Metternich ; nous renvoyons encore une fois à l’excellente anthologie réunie par Merker, Alle origini.., ed. cit., p. 258 note.
32 Zurückforderung..., ed. cit., pp. 15-22.
33 Ainsi s’exprime, par exemple, J.-A.-F. Rebmann : nous renvoyons encore une fois à l’anthologie Alle origini..., ed. cit., p. 153.
34 En français dans le texte (N.d.T.).
35 Ueber Pädagogik. DC, pp. 494-5 (trad. fr., ed. cit., p. 1199).
36 En français dans le texte (N.d.T.).
37 En français dans le texte (N.d.T.).
38 En français dans le texte (N.d.T.).
39 Ueber Pàdagogik, IX, pp. 489-90 (trad. fr. ed. cit., p. 1194).
40 En français dans le texte (N.d.T.).
41 Discours du 7/V/1794, ed. cit., X, p. 452.
42 En français dans le texte (N.d.T.).
43 Sur le contexte dans lequel se situe la publication de l’essai Sur le lieu commun, cf. D. Henrich, Einleitung, ed. cit., pp. 10-11.
44 Lettre à Heyne (Mainz, 5/VI/1792) in Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 721.
45 Lettre à Thérèse (Paris, H/V/1793) Ibid., p. 855.
46 Reflections..., ed. cit., p. 120 (trad. fr. p. 74). Le vers de Virgile, Enéide, I, 140, est légèrement modifié par Burke.
47 A.-W. Rehberg, Ueber das Verhältnis der Theorie zur Praxis, ed. cit., p. 126.
48 Cf. J. Godechot, Les Constitutions..., p. 35.
49 En français dans le texte (N.d.T.).
50 K. Vorländer, Immanuel Kant. Der Mann..., ed. cit., vol. II, p. 225 note a déjà attiré l’attention sur ce point.
51 En français dans le texte (N.d.T.).
52 F. Gentz, Nachtrag zu dem Räsonnement..., ed. cit., pp. 100-101 (c’est nous qui soulignons la fin de la citation).
53 Cf., R. Haym, Gentz, notice publiée dans la Ersch-und Gruber-schen Enzyklopädie, Sect. I, vol. 58, p. 331.
54 A.-W. Rehberg, Über das Verhältnis..., ed. cit., p. 127.
55 En français dans le texte (N.d.T.).
56 A.-W. Rehberg, Über das Verhältnis..., ed. cit., p. 124.
57 En français dans le texte (N.d.T.).
58 Zurückforderung..., ed. cit., p. 29 et Rückerinnerung, Antworten, Fragen, 1799, in Fichtes Werke, ed. cit., vol. V, p. 337.
59 Philosophische Briefe über Dogmatismus und Kritizismus, in F.-W.-J. Schelling, Sämtliche Werke, Stuttgart-Augsburg 1856-61, vol. I, p. 322 (trad. fr. J.-F. Courtine in Schelling, Premiers écrits 1794-1795, Paris, 1987, p. 194).
60 Hyperion, in Sàmtliche Schriften und Briefe, ed. cit., vol. I, p. 604 (trad. fr. Ph. Jaccotet, Paris, 1965, p. 39).
61 Voir le poème Das Schicksal, Ibid, pp. 167-9.
62 Ansichten vom Niederrhein..., ed. cit., p. 575.
63 Über die Beziehung der Staatskunst..., ed. cit., p. 698.
64 Ibid, pp. 700-1 et 705.
65 Ibid, pp. 724-5.
66 Lettre à sa femme Thérèse (Paris, 5/IV/1793), in Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 841.
67 Cf., M. Wieland, Ueber die Robespierrische Constitution von 1793 und über Constitutionen überhaupt. Fragment aus Briefen, in Wieland’s Werke, ed. cit., vol. XXXIV, pp. 347-8.
68 Ideen zu einem Versuch, die Gränzen der Wirksamkeit des Stoats zu bestimmen, in Gesammelte Schriften (ed. de l’Académie prussienne des sciences) Berlin, 1903-36, vol. I, p. 117 (trad. fr. H. Chrétien, Essai sur les limites de l’action de l’Etat, Paris, 1867.
69 Lettre à sa femme, Thérèse (Paris, 11/V/1793) in Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 855. A la base de cette réflexion, il y avait aussi une douloureuse expérience personnelle. Son choix révolutionnaire conséquent avait fini par isoler Forster de son ancien cercle de connaissances et d’amis et par lui créer une foule de problèmes, y compris familiaux : son beau-père lui reprochait d’avoir renoncé au « bonheur » que sa position et sa carrière devaient lui assurer, et ce, simplement pour poursuivre des rêves insensés de régénération de l’humanité ; mais Forster déclarait qu’il ne voulait pas entendre parler d’un « bonheur » qui n’était qu’« amour d’une vie mécanique » et indifférence à l’égard de tout ce qu’il y a de noble et de bon en l’homme (lettre à Thérèse du 28/1/1793. Ibid., pp. 822-3). La déclaration selon laquelle « c’est une infinie bêtise que de croire que l’homme soit destiné au bonheur » (Lettre à Thérèse du 30/IX/1793, Ibid, p.913) a le goût d’une confession amère. Il est significatif que ce soit la morale kantienne qui procure sa force au révolutionnaire contraint d’aller à contre-courant de son milieu : « Il me semble que je deviens plus vieux, sans pour autant devenir plus heureux, si ce n’est au sens de la définition de Kant, du bonheur comme dignité intérieure » (lettre à Jacobi du 9/VIII/1791, Ibid, p. 672) ; le bonheur n’est alors que la conscience d’avoir agi selon les impératifs de sa conscience, de la moralité (lettre à Ch. F. Voss du 8/XI/1793, Ibid, p. 925).
70 Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, ed. G. Lasson, Leipzig, 1919-20, p. 71 (trad. fr. J. Gibelin modifiée, Paris, 1967, p. 33).
71 Cf. J. Godechot, Les Constitutions..., ed. cit., p. 65.
72 Ibid, p. 91.
73 Ueber Krieg und Frieden, in Wieland’s Werke, ed. cit., vol. XXXIV, p. 360.
74 Ueber den Ursprung..., ed. cit., pp. 195-8.
75 Grundlage des Naturrechts, ed. cit., p. 370 (trad. fr. p. 383).
76 Cf. J. Godechot, Les Constitutions..., ed. cit., p. 91.
77 Cf. Historische Uebersichl der neuesten politischen Ereignisse, in « Das Rothe Blatt », Floréal 1798, à présent in J.-G., Gesammelle Schriften, ed. cit., vol. I, p. 157.
78 Sur l’attitude de la Convention, de Napoléon (qui fait machine arrière) et de l’Angleterre sur la question de l’esclavage et de la traite des noirs, cf. C. Robertazzi-Amodio, La Tratta dei negri e la schiavitù moderna. Aspetti della storiografia contemporanea, in Schiavitù antica e moderna, a cura di L. Sichorollo, Napoli, 1979, p.280 et E.-V. Tarle, Napoleon, trad. fr. J. Champenois, Moscou, s.d., pp. 173-174.
79 Les citations de l’essai Vers la paix perpétuelle utilisées dans ce chapitre proviennent des « articles préliminaires » 2, 3, 4 et 5 et du premier ainsi que du troisième « article définitif ».
80 G. Ch. Wedekind, Ueber die Regierungsverfassungen. Eine Volksrede in der Gesellschaft der Freunde der Freiheit und der Gleichheit, gehalten zu Mainz am. 5 November im ersten Jahre der Republik, Mainz, 1792 (trad. it. in Alle origini.., ed. cit., p. 221).
81 Briefe aus Paris, ed. cit., p. 13.
82 Von der Staatsverfassung in Frankreich, 1792, in N. Merker, Alle origini.., ed. cit., pp. 265-6.
83 Briefe aus Paris, ed. cit., p. 147 ; pour la citation de Voltaire, voir Micromégas, 1748 in Voltaire, Romans et contes, Paris, 1960, p. 110.
84 Kabale und Liebe, Acte II, scène 2 (trad. fr. R d’Harcourt, Intrigue et amour, Paris, 1953).
85 Voir notamment W.-F.-V. Schmettau, Patriotische Gedanken eines Dänen über stehende Heere, politisches Gleichgewicht und Staatsrevolutionen, in Von deutscher Republik : 1775-1795. Texte radikaler Demokraten, ed. par J. Hermand, Frankfurt a.M., 1975, p. 169.
86 Les Droits de l’homme, II, in Th. Paine, Les droits de l’homme, ed. cit., p. 180.
87 A. Riedel, Aufruf an alle Deutschen zu einem antiaristokratischen Gleichheitshund, 1792, in Von der standischen..., ed. cit., p. 395.
88 Der allgemeine Frieden, ein Ideal, Koblenz im VI Jahre der fraenk. Republik (1798) in J.-G., Gesammelte Schriften, ed. cit., vol. I, p. 45. Tout à fait opportunément, on a inséré cet essai avec Vers la paix perpétuelle et les deux recensions qu’en firent Fichte et F. Schlegel dans une anthologie (Friedensutopien, Kant, Fichte, Schlegel, Görres, sous la dir. de Z. Batscha et R. Saage, Frankfurt a.M. 1979), qui rassemble en fait, non les utopies de la paix perpétuelle en tant que telles, mais celles qui se sont développées en Allemagne, dans la foulée de la Révolution française. Que la diffusion universelle du républicanisme (donc la victoire des idées et des institutions issues de la Révolution française) forme chez Kant le présupposé nécessaire à l’instauration de la paix perpétuelle, c’est ce qu’a souligné avec justesse J. Jaurès, De primis socialismi germanici lineamentis apud Lutherum, Kant, Fichte et Hegel, Toulouse 1891, p. 34 (trad. fr. A. Veber, Les origines du socialisme allemand, Paris, 1927, p. 45).
89 Recension de I. Kant, Zum ewigert Frieden in Fichtes Werke, ed. cit., vol. VIII, pp. 427-436, passim (trad. fr. L. Ferry, in Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807, Paris, 1981, pp. 185-193).
90 Versuch über den Begriff des Republikanismus veranlasst durch die Kantische Schrift zum ewigen Frieden, 1796 in J. Baxa, Gesellschaft und Staat im Spiegel deutscher Romantik, Iena, 1924, p.44. Ce n’est nullement un hasard que l’essai ait d’abord été publié dans la revue « Deutschland », interdite ensuite par la censure ; cf. P. Hocks et P. Schmidt, Literarische undpolitische Zeitschriften, 1789-1805, Stuttgart 1975, p. 91.
91 Ueber Krieg und Frieden, ed. cit., p. 354.
92 C’est ainsi que Engels caractérise l’avènement de l’ère napoléonienne : cf. Herrn Eugen Dührings Umwälzung der Wissenschaft, in Marx-Engels Werke, ed. cit., vol. XX, p. 239 (trad. fr. E. Bottigelli, Anti-Dühring (Monsieur E. Dühring bouleverse la science). Pans, 1971, p. 293.
93 Ueber den ewigen Frieden, 1800, publié à l’origine dans l’« Historisches Journal », cité dans l’anthologie éditée par K. v. Raumer, Ewiger Friede. Friedensrufe und Friedenspläne seit der Renaissance, München 1953, à partir de laquelle nous citons (p. 495 note).
94 Le texte du « Moniteur » du 3/I/1796 est cité par A. Philonenko, L’oeuvre de Kant, ed. cit., vol. II, pp. 264-5, qui se réfère également à la diffusion de Kant en France, à partir justement de l’essai Vers la paix perpétuelle.
95 Lettre de Humboldt à Schiller du 30/X/1795 citée par K. Vorländer, Einleitung a I.K., Kleinere Schriften zur Geschichtsphilosophie, Ethik und Politik, Hamburg, 1959, p. XL Probablement est-ce pour des raisons analogues que Goethe juge la typologie des nations contenue dans l’Anthropologie (où est célébré, on l’a vu, « le contagieux esprit de liberté » des Français et critiqué « l’esprit commercial » et « l’insociabilité » des Anglais) « superficielle » et peu « libérale » : voir la lettre de Goethe à C.-G. Voigt (Weimar, 19/XH/1798) in J.-W. v. Goethe, Briefe, sous la dir. de K-R. Mandelkow, Hamburg, 1968, vol. II, p.363. Des préoccupations politiques analogues, même si elles sont exprimées moins clairement, semblent inspirer les perplexités d’interprètes plus récents, tels F. Medicus, qui parle du Kant auteur de l’essai Vers la paix perpétuelle comme d’un homme « vieux, très vieux » • cf. sur ce point, A. Philonenko, L’œuvre de Kant, ed. cit., vol. II, p.267 et, du même auteur, Kant et le problème de la paix, à présent in A. Philonenko, Essais sur la philosophie de la guerre, Paris, 1976, p. 31.
96 Sauf indication contraire, c’est à ces pages que font référence toutes les citations contenues dans cette partie.
97 Discours du 3/XII/1792, ed. cit., IX, p. 121.
98 En français dans le texte (N.d.T.).
99 Une expression analogue chez Forster qui parle de « mesure de sécurité » (Sicherheitsmassregel) : voir la lettre à Thérèse (Mainz, 28/I/1793) in Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 828.
100 Lettre à Heyne (Mainz, 14/IV/I792) in Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 702.
101 Cf. M. Praz, Storia della letterutura inglese, Firenze, 1960, pp. 275-6.
102 Magister F. Ch. Laukhards Leben und Schicksale. Von ihm Selbst beschrieben, 1797, trad. it. in N. Merker, Alle origini..., ed. cit., p. 184.
103 Voir l’Einleitung à la traduction allemande des Reflections on the Revolution in France de Burke in F. v. Gentz, Ausgewählte Schriften., ed. cit., vol. I, p. 9.
104 Ueber die politische Freiheit, in A. W., ed. cit., vol. II, pp. 27-9.
105 Cf. Av..., p. 251, trad. modifiée (N.d.T.).
106 Ueber die Robespierrische Constitution..., ed. cit., p. 348-351, passim
107 Aufsätze das Philantropin betreffend, 1776-1777 (II, 449). On a remarqué avec raison que Kant est le théoricien du « primat de la politique ». Cf. P. Salvucci, L’uomo di Kant, Urbino, 1975, pp. 495-6.
108 Ueber Anmut und Würde, 1793, in Schillers Werke, vollständige Ausgabe in fünfzehn Teilen, sous la dir. de A. Kutscher, Berlin-Leipzig s.d., vol. XII, pp. 410-1. Ainsi que la lettre au duc F. Ch. Augustenburg du 13/VII/1793 in Die deutsche Literatur. Texte und Zeugnisse, vol. V, 2, sous la dir. de H.-E. Hass, München, 1966, pp. 1539-41 ; on le sait, ces thèmes seront développés ensuite dans la présentation de la revue « Die Horen », où Schiller déplore que « les Muses et les Grâces » soient chassées par le « démon implacable de la critique des institutions politiques » (allverfolgender Dämon der Staatskritik), par « la lutte des opinions et des intérêts politiques », par « l’esprit de parti » (cf. « Die Horen », Tübingen, 1795, réimpression Darmstadt 1959, vol. I, pp. III, IV) ; puis, plus largement dans les Lettres sur leducation esthétique de l’homme, où, avec une clarté plus grande encore, Schiller conteste que, « le grand destin de l’humanité » se joue sur « la scène politique » (voir la seconde lettre), (trad. fr. R. Leroux, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, 1943, p. 73). C’est la présence de ce thème qui explique l’enthousiasme soudain de Gentz, auquel fait référence la lettre que lui a adressée Goethe le 16/IX/1795 in Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe, ed. cit., vol. I, p. 139 (trad. fr. L. Herr, Correspondance entre Schiller et Goethe, 1794-1805, Paris, 1923, I, pp. 85-86).
109 En français dans le texte (N.d.T.).
110 Hymne an die Freiheit et Das Schicksal in Sàmtliche Werke und Briefe, ed. cit., vol. I, pp. 145-169.
111 On le sait, la polémique avec Schiller se trouve dans une note ajoutée dans la seconde édition de la Religion (cf. R, VI, 23-23, note).
112 Voir la lettre à L.-F. Huber du 15/XI/1793, in Werke in..., ed. cit., vol. IV, p. 933.
113 Ueber Pädagogik, IX, 447-9, passim (trad. fr., ed. cit., pp. 1155-7).
114 J.-H. Tieftrunk, Philosophische Untersuchungen über das privat und öffentliche Recht zur Erlaüterung und Beurteilung der metaphysischen Anfangsgründe der Rechtslehre vom Herrn Prof. Immanuel Kant, Halle 1798, in Von der ständischen..., ed. cit., pp. 371-3.
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