II. Bouleversements naturels, casuistique et justification de la révolution
p. 119-131
Texte intégral
1. Inondations, tremblements de terre et révolutions
1Pour Robespierre, l’insurrection constitue, à l’évidence, un droit naturel du peuple contre la tyrannie, mais elle comporte cependant un retour à l’état de nature, du moins en ce qui concerne les rapports entre le peuple lui-même et le souverain. Ce n’est pas un conflit susceptible de se résoudre à l’aide de « tribunaux » et de « procédures judiciaires ». « C’est une contradiction grossière de supposer que la Constitution puisse présider à ce nouvel ordre de choses : ce serait supposer qu’elle survît à elle-même »1 Cette idée de l’insurrection comme rechute dans « l’état de guerre », et donc comme un fait impossible à régler ou à légitimer à l’aide de normes constitutionnelles, évoque singulièrement les thèses de Kant, même si la pensée commune de la signification la plus profonde de la résistance à l’égard du souverain engendre une différence et une opposition entre le politique jacobin et le philosophe idéaliste sur le plan de leurs attitudes pratiques.
2Quoiqu’il en soit, il est certain que la révolution est un fait, et non un droit. C’est la « nature » elle-même qui, pour Kant, provoque les révolutions ; et la sagesse politique consiste à écouter ce « cri de la nature » (Ruf der Natur), et donc à entreprendre les réformes fondamentales qui s’imposent. Par conséquent, non seulement la révolution n’est pas un droit, mais elle ne pourra jamais être effectivement reconnue comme un droit ; en tant que bouleversement violent de l’ordre existant, elle est toujours illégale. On ne peut parler de « droit » (Recht) qu’à propos de « ce qui est conforme à une règle » (XIX, 231), et ce qui caractérise justement la révolution, c’est qu’elle est la réponse à une situation exceptionnelle ; elle est donc, par définition, illégale. Mais en même temps, c’est un fait ; dans le pays où il s’est produit, il faut le reconnaître comme tel, sans que subsiste la moindre intention d’en revenir à la situation antérieure ; dans les autres pays, il ne faut pas sauter sur l’occasion pour « maquiller une oppression encore plus grande », il faut plutôt réaliser « une constitution légale fondée sur des principes de liberté », non plus par la violence, mais par une « réforme fondamentale » : en l’état actuel des choses, l’authentique « sagesse de l’Etat » (Staatsweisheit) se fera un devoir de réaliser des réformes conformes à l’idéal du droit public (PP, VIII, 373, note).
3Ce « cri de la nature » qu’est la révolution, non seulement ne peut ni ne doit être étouffé par la force armée — ce qu’avaient tenté de faire les coalitions contre-révolutionnaires — mais il faut l’écouter, y compris dans ces pays que le bouleversement violent a épargnés. Il faut songer que l’analogie du bouleversement naturel, destinée à justifier la Révolution française, était l’un des lieux communs des publicistes progressistes de l’époque. Il faut faire remarquer — écrivait Wieland — à ceux qui s’interrogent sur la légitimité de la Révolution française, que les révolutions politiques sont « des effets de causes naturelles qui, dans la plupart des cas, se produisent d’après une loi naturelle si nécessaire qu’un connaisseur et observateur attentif des choses humaines pourrait prévoir avec une quasi certitude, où et quand quelque chose de tel doit s’accomplir ». Il suffit d’étudier les conditions de la France d’avant 1789 pour apercevoir que le bouleversement qui s’est produit n’est que l’effet irrésistible de causes antécédentes ; par conséquent, s’interroger sur la légalité de ce fait revient à se demander si « un tremblement de terre en Calabre ou un ouragan en Jamaïque » est conforme au droit2.
4Avant la Révolution française — mais il y avait eu les expériences révolutionnaires anglaise et américaine — Herder avait écrit que « le mécanisme des révolutions... est aussi nécessaire à notre espèce que le sont au fleuve ses vagues, afin de l’empêcher de devenir un marais stagnant ». Aussi est-il erroné de « ne voir dans les révolutions de la terre que ruines sur ruines, d’éternels commencements sans fin, des revirements du destin dépourvus d’intention durable »3. L’assimilation de la révolution politique à un bouleversement naturel est encore plus répandue à la suite des événements d’Outre-Rhin. Voici ce que dit Einsiedel — un auteur que Herder n’appréciait pas sans raisons : « les choses politiques ont un cours analogue à celui des choses physiques. Pendant un certain temps, on peut stopper le cours de la nature et l’arrêter à l’aide de moyens qui le ralentissent ; mais à la fin, si l’on est incapable d’éliminer les causes du mal, la maladie éclate. Il en va de même dans les révolutions religieuses et politiques »4.
5C’est un thème que l’on retrouve, à quelques variantes près, chez Fichte : « Quand on entrave le progrès de l’esprit », il est très probable qu’un bouleversement se produise. Cela se passe comme « lorsque le cours de la nature que l’on cherche à retarder, jaillit avec violence pour détruire tout ce qui se trouve sur son chemin ; alors l’humanité se venge de ses oppresseurs de la façon la plus impitoyable et les révolutions deviennent nécessaires ». D’autre part, il ne faut pas voir, en ces catastrophes naturelles un simple fait négatif, autrement dit le seul élément de destruction ; il y a un ordre providentiel qui « reconstruit de nouveaux mondes sur les ruines de la dévastation, et qui fait surgir de nouveaux corps vivants des pourritures de la décomposition ; qui fait prospérer des vignes florissantes sur les ruines des anciens volcans, qui fait en sorte que les hommes puissent habiter, vivre et s’épanouir au-dessus des tombes »5. Ce thème est aussi largement présent chez Forster, où l’on retrouve l’image de la maladie chère à Einsiedel. « Un Etat ébranlé par les révolutions ressemble à un malade fiévreux : une robuste force vitale combat l’élément étranger qu’il doit expulser ou auquel il doit succomber ; crises salutaires et furieux paroxysmes se succèdent, jusqu’à ce que la force de la nature prenne le dessus ou que l’organisme désagrégé devienne la proie de la mort et de la décomposition »6. Ou encore « la révolution présente tous les symptômes d’une violente maladie, par laquelle la nature libère le corps d’une matière étrangère ou putréfiée qui, lorsque ses sécrétions sont trop abondantes, donne d’abord naissance à un marasme général, puis à une dissolution tout aussi générale. C’est là bien plus qu’une simple comparaison : une véritable similitude, une affinité, une correspondance de la nature matérielle et de la nature morale, de l’homme individuel et de la société »7. On retrouve-là l’image de l’inondation, chère à Fichte : oui, « la révolution a rompu toutes les digues », mais il faut aussi tenir compte du fait qu’« un phénomène naturel qui survient trop rarement pour que l’on en connaisse les lois spécifiques ne se laisse pas limiter et déterminer par les règles de la raison, mais doit posséder son libre cours »8. On retrouve enfin l’image du « volcan » et du « tremblement de terre » que nous avons déjà rencontrée chez Wieland9. Pour toutes ces raisons, on ne peut condamner la révolution ; il faut au contraire « la considérer comme une œuvre de la justice naturelle »10.
6D’autres fois, enfin, la révolution est comparée au bouleversement qui a lieu dans un organisme malade, et la « fièvre révolutionnaire » à la « variole » ; c’est le cas, par exemple, chez le démocrate radical qu’était alors Görres11.
7Assimiler la révolution à un bouleversement naturel permettait de rejetter les accusations selon lesquelles la Révolution française résultait d’une infâme machination, ou de la dépravation morale ; cela permettait de justifier la Révolution française, d’un point de vue objectif, sans que cette justification comportât une implication personnelle ou puisse être interprétée comme l’élaboration d’un programme politique pour l’Allemagne.
8Mais si elle pouvait servir, dans certains cas, à rassurer les cours allemandes, cette assimilation des événements d’Outre-Rhin à un bouleversement naturel n’abusait pas les théoriciens réactionnaires qui en saisissaient le vrai sens politique ; ce sont « les défenseurs » de la Révolution française qui la considèrent comme un événement « qui découle de la nature des choses et d’une nécessité indomptable », en passant totalement sous silence l’aspect de la responsabilité subjective de ses instigateurs12. Et Rehberg — contre lequel Fichte polémique — exprime aussi son opposition au fait que « l’on compare les révolution à des phénomènes naturels »13.
9Le caractère apologétique de l’assimilation dont nous parlons était transparent ; parfois il apparaissait explicitement : « les mouvements d’un peuple acculé au désespoir sont, par nature, tempétueux et leurs conséquences sont à imputer à celui ou à ceux qui, par des mesures déraisonnables et tyranniques, ont acculé ce peuple au désespoir ». C’est Wieland qui s’exprime avec tant de franchise et de clarté, en un Weimar paisible et endormi, moins exposé que Berlin aux foudres de la censure et de la réaction ; mais ce n’est pas pour rien que Wieland, au lieu de faire directement cette déclaration, préfère la mettre dans la bouche de l’un des protagonistes d’un débat imaginaire, qui ajustement pour thème la Révolution française14.
10Pour la situation allemande, il découlait en général du constat du bouleversement politico-naturel qui avait eu lieu Outre-Rhin, un appel, non à la révolution, mais à la réforme ; un appel à ne pas entraver le cours de la nature, mais à l’aider, car c’était là la seule façon de le canaliser et d’éviter de le voir se frayer un chemin avec une violence inouïe, comme cela était arrivé en France. C’est ce qui ressort de l’intervention de Fichte : il est temps, finalement, d’« ouvrir les digues (qu’ailleurs l’on croit encore opposer, malgré le spectacle que l’on a sous les yeux, au chemin de l’esprit humain), si l’on ne veut pas que celui-ci les emporte avec violence et ne sème une terrible dévastation dans la campagne environnante »15. Ou encore, comme s’exprime Forster, « le volcan français pourrait bien sauver l’Allemagne du tremblement de terre »16. Justifier la Révolution française comme un fait naturel objectif, faire appel aux cours allemandes pour qu’à l’aide d’un courageux programme de réformes, elles évitent de provoquer une nouvelle catastrophe en Allemagne même, n’est-ce pas également le but de Kant lorsqu’il définit la Révolution française comme un « cri de la nature » ?
2. Kant, la casuistique et la révolution
11Parler de casuistique à propos de Kant ne doit pas surprendre, ou pire, scandaliser. Pour le philosophe, le terme n’a aucune connotation négative : il s’agit d’« un exercice qui enseigne comment on doit (solle) chercher la vérité » ; mieux, la casuistique fait pleinement partie de l’architectonique de « la doctrine de la vertu ». De plus, la Métaphysique des Mœurs n’est pas seule à accorder beaucoup de place aux « questions casuistiques ». A l’origine, le Conflit des facultés prévoyait, lui aussi, une section consacrée aux « questions casuistiques » dans le domaine de l’éxégèse biblique, et le titre de cette section ne fut modifié qu’au dernier moment, par une lettre envoyée à l’éditeur17.
12A partir de là, on peut se demander si, chez Kant, la négation du droit de résistance et de révolte contre le pouvoir établi est vraiment totale. En réalité, cette règle générale connaît de nombreuses exceptions, motivées en chaque cas par des raisons différentes. La Révolution française est défendue avec énergie, mais avec des moyens paradoxaux, dans la mesure où Kant en nie le caractère révolutionnaire pour l’assimiler à une réforme par en haut. Ne s’agit-il pas là d’une fiction peu crédible ? Le comble est que c’est Kant lui-même qui met à jour une fiction du même genre dans le Bill of rights, lequel explique la fin de la dynastie des Stuart par l’« abdication de l’ex-roi Jacques II », qui avait laissé « le trône vacant »18 : en réalité, les chefs de la « Glorieuse Révolution », pour masquer leur rebellion contre le pouvoir en place « ont préféré prêter (angedichtet) au monarque qu’ils avaient fait partir en l’effrayant (weggeschreckt), une abdication volontaire plutôt que de s’arroger le droit de le destituer, en quoi ils avaient mis la constitution dans une évidente contradiction avec elle-même » (LC, VIH, 303).
13Voilà qui démontre l’impossibilité pour une constitution de codifier et d’admettre le droit de résistance. Mais la fiction ainsi débusquée chez les auteurs du Bill of Rights, fiction motivée par le souci d’éviter la contradiction qu’engendrerait le fait de fonder un ordre juridique, même nouveau, sur la proclamation de la légitimité de la désobéissance, n’est-elle pas celle-là même à laquelle Kant a recours pour concilier défense de la Révolution française et négation du droit de résistance, un droit qu’il était difficile d’énoncer ou même seulement de penser dans la situation concrète où se trouvait l’Allemagne ?
14Il ne s’agit pas seulement de la Révolution française. Si l’on en croit le témoignage, autorisé, de l’un de ses biographes, Kant a soutenu avec enthousiasme la Révolution américaine devant un anglais inconnu, et avec un tel enthousiasme que celui-ci aurait voulu le provoquer en duel19. Ce témoignage ne dit pas quelles étaient les raisons avancées par le philosophe ; mais, étant donné que la Révolution américaine pouvait être caractérisée comme une guerre menée par un pays en lutte pour son indépendance contre le pays oppresseur, il est probable que Kant n’a pas eu grand mal à justifier sa position.
15La révolte irlandaise contre l’Angleterre fut, elle aussi, saluée avec sympathie par le philosophe, qui se souciait même qu’elle ne demeure pas isolée et souhaitait que les Ecossais, à leur tour20, s’insurgent eux aussi, en sorte que l’ennemi mortel de la France révolutionnaire finisse par céder. Souhaiter que la révolte écossaise s’unisse à la révolte irlandaise pour que soit garantie la victoire définitive d’une troisième révolution, plus importante, il faut avouer qu’il y a là une attitude bien singulière de la part du théoricien de la négation du droit de résistance, une attitude totalement incompatible avec l’image du philosophe défenseur de l’obéissance inconditionnée au pouvoir en place !
16Il est plus important encore de noter qu’il ne s’agit pas-là de quelque rêverie de songe creux, mais de l’écho d’événements et de projets réels, puisqu’en 1796-97 ainsi qu’en 98, donc l’année des propos de Kant, on a assisté en Irlande à la préparation d’une « insurrection ; elle devait concorder avec un débarquement français et avec des soulèvements fomentés en Angleterre et en Ecosse par des associations révolutionnaires organisées sur le modèle des irlandais : Anglais-Unis et Ecossais-Unis »21. Certes, l’issue ne fut pas celle que Kant avait prévue, et les dirigeants du mouvement révolutionnaire irlandais finiront pendus ; mais il n’en reste pas moins que, là aussi, le philosophe qui niait le droit de résistance n’était pas, à l’évidence, du côté du pouvoir en place.
17On a observé avec raison que Kant, tout en tenant pour insoutenable le droit de résistance, vu sa contradiction interne, adopte cependant « une attitude casuistique »22 face aux événements qui présentent un « caractère authentiquement révolutionnaire ». D’autre part, la condamnation de l’Angleterre, à propos de la question irlandaise, est publique et explicite : « la religion (dans le phénomène) [...] laquelle peut être aussi une monarchie (papale) ne saurait être imposée ni enlevée au peuple par aucun pouvoir civil, et l’on ne peut pas non plus (comme cela se pratique en Grande-Bretagne à l’égard de la nation irlandaise) exclure un citoyen des services de l’Etat et des avantages afférents, pour la raison qu’il est d’une religion différente de celle de la cour » (MM, VI, 368).
18Ce n’est certes pas un hasard que ces prises de position soient contemporaines du développement de l’agitation révolutionnaire en Irlande. Et il est encore plus significatif que Kant fasse entrer les rapports de l’Irlande et de l’Angleterre dans le cadre du discours sur la guerre, et qu’il caractérise la première comme une nation vaincue et asservie. Le rapport des deux nations est celui d’une colonie et de sa métropole (Mutterstaat) : « Une colonie ou province (au sens latin du terme) est un peuple qui a certes sa propre constitution, sa législation, son sol, où les ressortissants d’un autre Etat ne sont que des étrangers, mais sur lequel pourtant cet autre Etat détient le pouvoir exécutif. Ce dernier s’appelle la métropole. L’Etat sous tutelle (Tochterstaat) est dominé par la métropole, mais pourtant il se gouverne lui-même (civitas hybrida) — à travers son propre parlement, au besoin sous la présidence d’un vice-roi. Tel fut le statut d’Athènes par rapport à différentes îles, et tel est aujourd’hui celui de la Grande-Bretagne par rapport à l’Irlande » (MM, VI, 348).
19Le sens de cette prise de position est clair : malgré l’obtention en 1782, à la suite d’une autre vague révolutionnaire, de l’autonomie législative, malgré d’autres concessions en 1793, l’Irlande continuait à être une colonie : les termes qu’utilise Kant, « Etat-fille » (Tochterstaat) et « Etat-Mère » (Mutterstaat) soulignent la dureté de la condamnation de l’Angleterre à propos de la question irlandaise. Kant ne déclare-t-il pas que le « gouvernement paternel » qui traite ses sujets en « enfants mineurs » constitue « le plus grand despotisme concevable » ? (LC, VIH, 290-1). En ce cas, c’est toute une nation, et une nation européenne, qui est privée de ses droits. Un acte absolument dénué de justification. Même à la suite d’une défaite militaire, « l’Etat vaincu ou ses sujets ne perdent point leur liberté civile du fait de la conquête de leur pays, au sens où celui-ci serait ravalé au rang de colonie et eux au rang de serfs... » (MM, VI, 348). Pourtant, l’Irlande, vaincue et soumise par l’Angleterre, est tombée au rang de colonie.
20Si la Révolution française était justifiée... à titre de simple réforme par en haut, la révolution irlandaise l’était, elle, comme guerre de libération nationale. Et cela devait s’appliquer aussi à la révolution écossaise, une révolution que Kant ne se contente pas de justifier post-factum, mais qu’il appelle de ses vœux avant qu’elle ait eu lieu, ou plutôt sans qu’elle ait eu lieu. Et dans le cas de l’Irlande, il se pourrait qu’il y ait encore un autre motif de justification : la défense de la liberté religieuse.
21En effet, la casuistique kantienne comporte de nombreuses exceptions à la négation du droit de résistance. La résistance et la rebellion contre le pouvoir en place sont toujours illégitimes, sauf dans les cas « qui ne peuvent en aucune façon relever de l’unio civilis, par exemple la violation de la liberté religieuse (Religionszwang), l’obligation de commettre des péchés contre nature : le vil assassinat (Meuchelmord), etc., etc. » (XIX, 534). Même sans cet « etc. etc. », qui paraît ouvrir un champ illimité aux exceptions à une règle qui continue cependant sur le plan formel à être tenue pour absolument valide, il reste le fait que les cas explicitement cités par Kant permettent de subsumer, non sous la règle, mais sous l’exception, en faisant jouer la clause légitimant la résistance, la plupart des guerres d’agression et bon nombre de comportements et d’actes concrets des souverains et des gouvernants de son temps (et pas seulement du sien).
22Il faut donc se demander si dans les exceptions que Kant énonce explicitement, il n’y a pas quelque écho ou quelque allusion à un événement tragique auquel il assistait en spectateur : la proclamation du duc de Brunswick, qui menaçait le peuple français engagé dans la construction d’un nouvel Etat, non seulement d’une intervention absolument contraire au droit international, mais aussi de la destruction de Paris et du passage par les armes des gardes nationaux pris les armes à la main, ne relevait-elle pas de ce Meuchelmord, qui faisait automatiquement jouer la clause de suspension de l’obéissance ? Fichte fait référence dans les Contributions aux menaces d’« extermination » énoncées contre « les parisiens » par le duc de Brunswick : Kant pouvait difficilement tout ignorer d’un manifeste qui avait suscité tant d’écho et tant d’indignation dans l’opinion publique allemande23.
23D’autre part, dans la Religion, il est affirmé explicitement que, au cas où les autorités ordonneraient quelque chose d’« immédiatement contraire à la loi morale, on ne peut, ni ne doit leur obéir ». Et c’est là, du reste, le seul cas où la désobéissance est licite, contrairement à ce que prétend la propagande réactionnaire qui, sous le prétexte qu’« il faut davantage obéir à Dieu qu’aux hommes », mine l’autorité civile au profit des visées cléricales. C’est contre ces visées que Kant rappelle l’obligation qui incombe à tout citoyen, sauf cas exceptionnels, de respecter la loi : « si à une loi politique et civile, en elle-même non immorale, on oppose une loi statutaire tenue pour divine, il y a des raisons pour regarder cette dernière comme controuvée, parce qu’elle contredit un devoir évident et que de plus on ne trouvera jamais d’indices empiriques suffisants pour attester que ce soit effectivement un ordre divin autorisant à transgresser un devoir par ailleurs établi » (R, VI, 99 note). Voilà un texte du plus haut intérêt : la négation du droit de résistance est atténuée par des exceptions explicites et de grande importance, et elle n’est rappelée que pour être dirigée avec force contre la propagande cléricale, contre la contestation vendéenne du pouvoir révolutionnaire en France.
24Sur ce point, la défense du christianisme comme « révolution » et ce, en un sens non métaphorique, présente une importance toute particulière. Du point de vue de Kant, Jésus a réellement subverti l’ordre politique existant ; aussi « ne peut-on dire que le Sanhédrin ait commis une illégalité sur le plan juridique, car la constitution juridique était légale (bürgerlich) et c’était bien une révolte (Aufruhr) que le Christ fomentait » (XXIII, 435). Mais ce n’est pas là une raison pour condamner le christianisme sur le plan moral. Au contraire, ce dernier est interprété et défendu comme une authentique révolution politique, une « révolution publique de la foi » — le soulignement est de Kant : il ne s’agit pas d’un processus in interiore homine ! — qui vise « le renversement (Stürzung) de la foi cérémoniale (qui anéantit toute disposition morale) et du prestige de ses prêtres ». C’était-là l’objectif auquel s ordonnait le « recrutement des disciples ». Mais, malheureusement, aujourd’hui encore, il faut déplorer que cela se soit soldé par un « échec » et que, depuis la mort du Christ, le christianisme « ne soit plus qu’une révolution qui agit en silence et qui ne s’étend que progressivement et au milieu de souffrances nombreuses » (XXIII, 105). La progressivité se montre ici comme une caractéristique négative, le résultat d’un échec et d’un déclin.
25Mais, une fois admis que le recours à la résistance est, dans tous les cas, illégal, qui doit être tenu pour responsable du déclenchement de la révolution ? Le peuple qui se soulève, ou le pouvoir qui, par son despotisme, a provoqué et rendu pratiquement irréversible ce soulèvement ? La question est parfaitement légitime, à en juger par le sévère requisitoire de Kant contre les praticiens à la petite semaine qui méprisent la théorie et qui sont les premiers à toujours justifier le pouvoir en passant allégrement sur les scrupules et les considérations de caractère moral. Il décrit ainsi l’un des principes qui inspirent leur conduite : « Si fecisti nega. Les méfaits que tu as commis, comme par exemple amener ton peuple à désespérer et par la suite à se révolter, nie en être responsable ; au contraire, affirme que la responsabilité en incombe à la désobéissance des sujets... » (PP, VIII, 374). C’est d’ailleurs une question que se posaient les disciples de Kant. Ainsi Jakob, après avoir nié que son maître eut fait la théorie de l’obéissance à tout prix, observait à propos du déclenchement des révolutions : « il ne faut pas oublier que seule une longue suite d’oppressions généralisées et de cruautés stupides peut amener le peuple à s’unir dans le désespoir, de sorte qu’en dernière analyse se pose le problème de savoir si le responsable des cruautés et des actes inhumains commis par le peuple lors des tumultes n’est pas le tyran lui-même, qui a commencé par acculer le peuple au désespoir et à la colère »24.
26Il faut encore noter un autre fait singulier. Nous l’avons vu, c’est un fervent disciple de Kant, Johann Benjamin Erhard, qui publie un texte, dont le titre même indique qu’il ne s’agit pas précisément de faire la théorie de la négation du droit de résistance. Quelle est l’attitude du maître face à une prise de position qui semble si opposée à ses thèses, qui est l’œuvre d’un auteur connu pour être l’un de ses disciples, et qui risque donc de l’impliquer et de le compromettre ? On aurait pu s’attendre à un désaveu public, instrument auquel Kant a eu recours en d’autres occasions. Or, rien de tout cela. Comme le montre la correspondance, les rapports avec Erhard continuent à être excellents, et celui-ci estime être resté dans la lignée du maître, y compris en ce qui touche la philosophie politique (L, XII, 144). Et Kant, à son tour, cite publiquement et avec approbation son disciple, à l’appui de la thèse de la nécessité de progresser vers la constitution républicaine, non pas grâce à une « révolution », mais grâce à une « évolution », et plus précisément une évolution du type de celle qui a eu lieu en France avec... la Grande Révolution ! (CF, VII, 87-8)25.
27A ce propos Nicolai note, en se référant tout particulièrement à Erhard et en formulant implicitement le soupçon de duplicité : « On sait que nombreux sont les partisans de la philosophie critique qui, à travers le recours à de purs principes, défendent le recours à la révolution (das Revolutionieren)26.
Notes de bas de page
1 Discours prononcé à la Convention le 3/XII/1792, ed. cit., IX, p. 123.
2 Ch. M. Wieland, Sendschreiben..., ed. cit., vol. XXXIV, pp. 150-1.
3 Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, IX, 1 (Sämmtliche Werke, ed. cit., vol. XIII, pp. 352-3) (trad.fr.M. Rouché modifiée, Paris, 1962, p. 149).
4 In N. Merker, Alle origini dell’ideologia tedesca, ed. cit., p. 195. On le sait, les Idee de Einsiedel nous sont connues par les extraits qu’en a recueillis Herder.
5 Zurückforderung der Denkfreiheit von den Fürsten Europas die sie bisher unterdrückten in Fichtes Werke, ed. cit., vol. VI, p. 6 et p. 27.
6 Darstellung der Revolution in Mainz, 1793, in Werke in vier Bänden, ed. rit., vol. III, pp. 658-9.
7 Parisische Umrisse, ed. cit., p. 744, note.
8 Ibid., p. 730-1.
9 Lettre à Voss du 21/XII/1792 in Werke in..., ed. rit., vol. IV, p. 809.
10 Geschichte der englischen Literatur vom Jahre 1790, 1791, in Werke in..., ed. cit., vol. III, p. 326. Sur la révolution comme phénomène naturel chez Forster, cf. K. Griewank, Il concetto di rivoluzione nell’età moderna (trad. it. di G.-A. De Toni, presentazione di C. Cesa, Firenze, 1979, pp. 178-9).
11 Voir son article, Die Blattern und das Revolutionsfieber, eine medizinisch-politische Parallele, in « Das rothe Blatt » 1798, 1er trimestre, no 7-10. Le journal a été par la suite reproduit dans le cadre de l’édition des Gesammelte Schriften de J. Gorres, dirigée par W. Schellberg, édition que nous citons, vol. I, Köln, 1928. p. 164.
12 Versuch einer Widerlegung..., ed. cit., pp. 128-129.
13 Zurückforderung..., ed. cit., p. 27, note.
14 Eine Unterredung über die Rechtmassigkeit des Gebrauchs, den die französische Nation dermalen von ihrer Aufklärung und Stärke macht, in Wieland’s Werke, ed. cit., vol. XXXIV, p. 14.
15 Zurückforderung..., éd. cit., p. 6.
16 Lettre à Voss (Mainz, 21/XII/1792) in Werke in..., ed. cit., vol. IV, pp. 809-10.
17 Pour la Metaphysik der Sitten, voir VI, 411, 413 et sq. Pour le Streit der Fakultäten, voir VII, 68-9, et la lettre à Nicolovius du 8/V/1798 in L, XII, 244 (cf. Cor p. 699).
18 Cf. Documenti storici, Antologia, a cura di R. Romeo et G. Talamo, vol. II, Torino, 1979, p. 175.
19 Cf. Immanuel Kant..., ed. cit., p. 153-4.
20 Cf. J.-F. Abegg, op. cit., p. 248.
21 J. Godechot, La Grande Nation, ed. cit., p. 147.
22 D. Henrich, Einleitung de Kant-Gentz-Rehberg, op. cit., p. 32.
23 Cf. Beiträge..., ed. cit., p. 56 (trad. fr. p. 92) ; pour la polémique démocratique et jacobine contre le manifeste en question, voir aussi N. Merker, Alle origini.., ed. cit., pp. 165-9.
24 L.-H. Jakob, Antimachiavel oder über die Grenzen des bürgerlichen Gehorsams. Auf Veranlassung zweyer Aufsätze in der Berliner Monatsschrift (Sept. und Dec. 1793) von den Herren Kant und Gentz, 2. Aufl. Halle, 1796, cité par A. Gurwitsch, Immanuel Kant und die Aufklärung, 1935 in Materialen zu Kants Rechtsphilosophie, ed. cit. p. 340.
25 Erhard publie en outre dans le « Philosophisches Journal » une Apologie des Teufels (sur laquelle on peut consulter la note d’introduction de B. Croce à la traduction italienne, Bari, 1943) et la recension déjà citée des Beiträge de Fichte ; Erhard déclare qu’il désire connaitre l’opinion de Kant sur cette recension (lettre à Kant du 15/XI/1795, vol. XI, p.52)......
26 J. Ch. F. Nicolai, Neuen Gesprâche zwischen Christian Wolff und einem Kantianer über Kants metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre und der Tugendlehre, Berlin und Stettin 1798 (Réimpression Bruxelles 1968), p. 46.
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