I. « Duplicité » de la négation kantienne du droit de résistance
p. 35-118
Texte intégral
1. Droit de résistance et révolte vendéenne
1Pour saisir l’ambiguïté — une ambiguïté faite aussi de silences calculés et d’auto-censure — qui traverse en profondeur la pensée politique de Kant, commençons par poser une question qui, à première vue, peut paraître paradoxale : la négation du droit de résistance ne doit-elle s’entendre que dans un sens conservateur ? A condition de bien avoir en tête ce qu’était la situation historico-politique concrète dans laquelle surgit une telle négation, on aperçoit clairement que son but était double : il s’agissait, tout en rassurant les cours allemandes, d’affirmer en même temps l’irréversibilité de la Révolution française et, ainsi, de condamner toute tentative de restauration. La révolte vendéenne en cours contre le pouvoir révolutionnaire en France n’avait aucun titre à la légitimité, pas plus qu’un improbable soulèvement révolutionnaire contre le pouvoir monarchique et féodal en Allemagne ; et l’autorité des Hohenzollern en Prusse n’était pas plus sacrée que celle de Robespierre et des autres jacobins, que la propagande réactionnaire s’évertuait à peindre sous les traits les plus noirs. Même en professant légalisme et obéissance, Kant finissait par exprimer une attaque qui, au regard de l’idéologie dominante, apparaissait objectivement comme une provocation. Ce n’est pas pour rien que les milieux conservateurs et réactionnaires, nous le verrons mieux par la suite, conservèrent défiance et hostilité vis-à-vis d’une théorie, la négation du droit de résistance, qui, à première vue, aurait dû susciter chez eux satisfaction et sérénité.
2C’est un fait, lorsqu’il évoque la négation du droit de résistance, Kant souligne avec force, et de façon répétée, la nécessité de reconnaître le nouveau pouvoir révolutionnaire : « Quand même une révolution violente, rendue nécessaire par les défauts du gouvernement, aurait amené par des voies injustes un meilleur ordre des choses, il ne serait plus permis de faire rétrograder le peuple vers son ancienne constitution, quoique chacun de ceux qui, pendant la durée de cette révolution, y ont participé, ouvertement ou en secret, ait encouru le juste châtiment de la rebellion » (PP, VIII, 372-3)1. Ou encore « une fois qu’une révolution a réussi et qu’une nouvelle constitution est fondée, l’illégalité de ses débuts et de son établissement ne saurait dispenser les sujets de l’obligation de se plier, en bons citoyens, au nouvel ordre de choses, et ils ne peuvent se refuser à obéir légalement à l’autorité qui est maintenant au pouvoir ». (MM, VI, 322-3).
3Cette problématique tient pour une large part à la nécessité de combattre la contre-révolution en France ; une confirmation nous en est fournie par une remarque où Kant, après avoir rappelé la négation du droit de résistance, écrit : « Exemples de l’illégalité que commettent contre la république ceux qui s’autorisent une sécession vis-à-vis du pouvoir central » (Abfall gegen die Landesherrschaft) (XXIII, 128). L’allusion à la rébellion et à la sécession de provinces entières (on pense à la Vendée), qui était en train de se produire au même moment en France, est évidente ; et la remarque est d’autant plus significative qu’elle se trouve dans les Vorarbeiten de l’essai Sur le lieu commun ; autrement dit l’essai où la négation du droit de résistance revêt une importance centrale. Auparavant, Burke avait écrit que les nouvelles autorités révolutionnaires « ont détruit tous les principes en vertu desquels leurs municipalités pourront être maintenues dans l’obéissance ou même empêchées en conscience de se séparer de l’ensemble, de proclamer leur indépendance, ou de s’associer à quelque autre Etat »2.
4C’est encore un fait, à l’époque, plus que la révolution en Allemagne, c’était la contre-révolution en France qui était à l’ordre du jour ; et la négation du droit de résistance servait plus le nouveau pouvoir révolutionnaire que l’ancien pouvoir féodal : de la sanglante insurrection de Vendée à la résistance dans les territoires germano-rhénans contre la république de Mayence, en passant par la révolte des bandes du Cardinal Ruffo contre la république de Naples, c’est toujours le même problème qui, à l’époque, occupe le devant de la scène : comment assurer la loyauté de la population à l’égard des nouvelles institutions, alors que la diffusion de « la révolution » ne tient qu’à une « exportation », due à l’avancée des troupes françaises, et que les nouvelles autorités, faute d’un soutien de masse suffisant, se trouvent confrontées chaque jour davantage à la même difficulté : comment obtenir, sinon l’adhésion, du moins la non-résistance des populations ?
5Voilà pour le cadre historique objectif. Mais c’est Kant lui-même qui nous donne des exemples significatifs d’utilisation réactionnaire du droit de résistance. En France, la constitution de 1791 avait proclamé qu’il était désormais impossible de reconnaître les « vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels, ou à la Constitution », institutionnalisant ainsi la suppression, déjà réalisée, des ordres religieux. Le pouvoir politique avait-il le droit d’intervenir dans un domaine si délicat qui semblait relever de la compétence exclusive de l’Eglise ? Face à la dissolution des congrégations fondées sur des vœux perpétuels, l’évêque de Clermont avait déclaré, le 13 février 1790 : « Ce que je ne crois pas légitime dans l’usage de cette autorité, c’est qu’elle rompe seule les barrières qu’elle n’a pas placées ; c’est que, sans le concours de l’Eglise, elle accorde la liberté à des hommes qui se sont librement engagés »3.
6C’était devenu un thème largement présent dans la propagande cléricale et réactionnaire que d’invoquer les limites du pouvoir. Le problème était d’importance : il faut se souvenir que c’était précisément la politique religieuse de la Révolution et la résistance forcenée que lui avaient opposée le Pape et le clergé réactionnaire qui avaient été l’un des éléments déterminants du déclenchement de la guerre civile. Une réflexion de Kant aborde ce problème de manière assez explicite : « Les vœux monastiques semblent eux aussi nuls et non avenus, car l’homme ne renonce pas à la liberté de parvenir au bonheur au gré des fluctuations de son point de vue » (XIX, 547). De toute évidence, il s’agit d’une reprise ou d’un écho des arguments invoqués par l’Assemblée Nationale pour supprimer les ordres religieux, mettant fin ainsi à une situation considérée comme attentatoire à la dignité et à la liberté humaines, du fait qu’elle livrait, pieds et poings liés, et pour toujours, des individus au pouvoir despotique des hiérarchies écclésiastiques.
7Ce thème se retrouve dans les écrits destinés à la publication, mais comme on pouvait s’y attendre, avec un langage plus prudent et plus allusif. Peut-on considérer comme une réelle expression de la volonté collective « une loi qui instituerait comme définitive, une fois qu’elle aurait été organisée, une organisation écclésiastique ? ». Se pourrait-il que le peuple renonce à la possibilité même du progrès, en se liant à l’avance, et pour l’éternité, « à certains articles de foi et à certaines formes de la religion extérieure ? ». Aurait-il été conclu qu’un contrat de ce genre serait en lui-même « nul et non avenu ». On retrouve le null und nichtig déjà prononcé dans les Réflexions à propos des vœux religieux. C’est bien de ce problème, du jugement à porter sur la politique religieuse de la Révolution, qu’il est question ici. Kant poursuit : « Par suite, une loi ainsi produite ne doit pas être considérée comme la volonté propre du monarque, à qui, donc, des objections peuvent être faites ». En décidant de ne plus reconnaître les vœux perpétuels et de supprimer les ordres religieux, l’Assemblée Nationale ne s’était pas abandonnée à l’arbitraire de sa volonté, elle n’avait fait qu’exprimer l’authentique volonté collective. De toute manière — tranche Kant — face à la nouvelle situation législative qui en est venue à se créer — « on peut sans doute porter à son sujet des jugements généraux et publics, mais jamais faire appel contre elle à une résistance verbale ou physique (LC, VIII, 304-305). Langage particulièrement dur, qui va presque jusqu’à une remise en cause de la liberté d’expression. La polémique vise la révolte vendéenne : « l’usage public de la raison » subsiste bien, même si, en l’espèce, il est au service d’une cause obscurantiste et réactionnaire, mais pour le reste, il convient de condamner la résistance, et même le simple appel à la résistance de la part du clergé réactionnaire.
8Voilà donc un exemple très clair d’utilisation réactionnaire du droit de résistance. L’adhésion de Kant à la politique religieuse de la Révolution ressort également des interventions suivantes. L’Eglise catholique possède « des terres et des sujets qui y sont attachés », un grand patrimoine qui ne cesse de s’accroître, grâce aux donations des fidèles qui, de cette façon, croient gagner le royaume des cieux ; c’est une sorte d’« Etat particulier », qui d’ailleurs ne cesse de grandir. Le pouvoir politique a-t-il le droit d’intervenir dans cette situation ? Selon « les incroyants de la République française, la toute puissance de l’Etat temporel » possède un tel droit ; et, en cela, Kant s’accorde parfaitement avec les « incroyants » (est-ce un terme destiné à marquer une distance vis-à-vis des révolutionnaires afin de rassurer davantage les autorités nationale ?). L’Etat peut indéniablement « déposer ce fardeau que l’Eglise lui a imposé » ; ou plutôt, à s’abstenir de le faire, il ne serait plus que le simple « vassal » de l’Eglise ; ou, plus clairement encore, l’Etat « s’empare de plein droit de la propriété qu’usurpait l’Eglise à savoir celle du sol, à elle légué par testament ». A une seule condition : « les feudataires de l’institution jusque-là en vigueur sont dans leur droit en exigeant d’être indemnisés à vie ». N’était-ce pas également la ligne adoptée par l’Assemblée Nationale ?
9Du reste, Kant en vient à considérer de façon plus générale les rapports de l’Eglise et de l’Etat : il est clair que, pour ce qui est des affaires terrestres, la première — déclare Kant, non sans ironie — doit « se soumettre aux souffrances du siècle, sous la puissance souveraine des hommes de ce monde ». Bref, il n’y a de place que pour la « Constitution civile » (MM, VI, 368-369) ; mais cette bürgerliche Verfassung n’est autre que la Constitution civile du clergé promulguée par l’Assemblée Nationale française afin de régler les rapports de l’Etat et de l’Eglise, de soustraire celle-ci au contrôle du Pape et de l’aristocratie féodale, et de la contraindre au respect des nouvelles institutions et du nouveau pouvoir révolutionnaire.
10Kant prend ainsi position sur un débat qui s’était développé au niveau européen et qui avait eu de larges échos en Allemagne. Pie VI n’avait pas été le seul à s’en prendre à la Constitution civile du clergé qui renversait « les dogmes les plus sacrés et la discipline la plus solennelle »4. Hors du monde catholique, Burke avait dénoncé, lui aussi, la « foi aveugle » des révolutionnaires français, selon laquelle « le pillage » de l’Eglise « suffirait à tout », et leur abandon au « sacrilège » systématique5. Certes, dans l’Allemagne protestante, les prises de positions favorables à la Constitution civile du clergé n’avaient pas manqué. Ainsi Herder avait-il écrit dans un passage des Lettres pour servir à l’avancement de l’humanité qu’il avait cependant jugé plus prudent de ne pas publier « Nous autres protestants, nous n’avons pas l’intention de mener une croisade pour la défense des autels laissés à l’abandon et des couvents sécularisés : les prêtres réfractaires, le pape et le haut-clergé français se moqueraient de nous si nous voulions venger ce que nous-mêmes avons fait et continuons à maintenir en place. Notre intention est plutôt d’examiner cette réforme et de la comparer à celle d’il y a deux cents ans, pour prendre note, s’il y a lieu, du progrès accompli »6.
11Naturellement, la politique religieuse de la Révolution jouissait du soutien inconditionnel des « jacobins » et des révolutionnaires allemands, qui invitaient leurs concitoyens à ne pas participer à la croisade contre-révolutionnaire — destinée uniquement à défendre « de gras prélats qui se prétendent les représentants de la divinité, et donc les maîtres de l’Etat et des gouvernants », mais qui, « en refusant de prêter le serment civil, ont proclamé publiquement, avec un orgueil éhonté, qu’ils n’étaient pas citoyens et sujets de l’Etat qui les paye et qui les protège » ; à ne pas verser leur sang pour défendre des « nonnes et des moines oisifs », qui « font passer pour culte divin oisiveté et mendicité, et paralysent les bras industrieux ». Mais ce n’est pas pour rien que cet appel invitant les Allemands à ne pas confondre leur cause avec celle « de la panse des prélats français » avait été publié à Kehl, en Alsace, et n’était entré en Allemagne qu’illégalement, alors que son auteur avait quitté Berlin pour Strasbourg et Mayence7. Une prise de position explicite n’était certes pas chose facile, surtout dans un Berlin étouffé par ledit de Wöllner, au moment où la Prusse était engagée dans la guerre contre la France, donc du côté des émigrés et du clergé réfractaire ; et en tenant compte de ce qui a été dit auparavant, on peut remarquer, en effet, la grande prudence qui caractérise l’article de 1793, Sur le lieu commun, par rapport à la Métaphysique des mœurs.
12Quoiqu’il en soit, les échos de la révolte vendéenne, déchaînée au nom de la religion, sont nombreux dans l’œuvre de Kant : le principe de la supériorité du divin sur le mondain, des lois divines sur les lois humaines, pousse à voir dans l’Eglise, l’origine des « ordres positifs de Dieu » ; dès lors « ce principe pourrait facilement devenir le cri de guerre maintes fois entendu de la prêtraille excitant au soulèvement contre l’autorité civile ». Contre un tel danger, il faut répéter que le devoir véritable est celui qui découle du respect de l’ordre juridique de l’Etat, et non celui qui est censé dériver de prétendus commandements divins (R, VI, 154, note) ; pour prévenir ce danger, l’Etat, tout en se gardant d’entrer positivement dans la question de la valeur des doctrines écclésiastiques, a le « droit négatif » d’écarter l’activité des prêtres qui portent atteinte à la « tranquillité publique » et à la « concorde civile » (MM, VI, 327).
13Le thème de la négation du droit de résistance se retrouve, même si le terme technique est absent, dans la défense du droit du pouvoir politique à supprimer la noblesse héréditaire et les majorats. On ne peut soutenir en pareil cas que le souverain « enlève à son sujet (noble) ce qui, par héritage, lui revient comme sien ». C’est un point sur lequel Kant insiste, parce qu’il s’agit précisément de démasquer l’usage que, face aux réformes par en haut, l’aristocratie féodale faisait du droit de résistance ; bien au contraire, face à ces réformes, « celui qui, à cette occasion, perd son titre et sa distinction de rang ne peut pas dire qu’on lui a pris ce qui est sien » (MM, VI, 369-370) ; de même, il n’y a pas prévarication dans l’expropriation, avec indemnisation, des biens de l’Eglise ou d’autres corporations, dans l’imposition de la propriété foncière, ou encore dans l’incorporation forcée en vue de la formation de l’armée. Contre ces charges — tel est le sens de la déclaration de la Métaphysique des mœurs — et ce, d’autant plus quelles ont été décidées avec l’accord d’une représentation populaire, on ne saurait opposer un prétendu droit de résistance, qui ne serait que l’expression de la défense des intérêts d’un individu ou d’une corporation singulière. Une fois décidées « par le corps des députés », même des mesures exceptionnelles sont licites, et l’emprunt « forcé (c’est-à-dire qui s’écarte de la loi jusque-là en vigueur), lancé au nom du droit régalien dans une circonstance où l’Etat se trouve en danger d’être détruit, est également permis » (MM, VI, 324-5).
14Ce dernier exemple fait clairement référence à la situation que la France a connue au cours de la révolution. Les mesures fiscales de l’Assemblée Nationale, en proie dès le début à de graves difficultés financières, constituaient l’une des cibles préférées des publicistes contre-révolutionnaires, et Burke ne trouve pas de mots assez incendiaires pour stigmatiser le recours, après l’échec des emprunts, à une contribution exceptionnelle du quart des revenus, contribution volontaire d’abord, puis, en réalité, rendue obligatoire : après avoir fait appel à « la bienfaisance spontanée », les révolutionnaires français ont cherché « sans grand succès à arracher par la force ce qu’ils demandaient naguère à l’esprit de bienfaisance »8. Mais dans les autres domaines que Kant revendique pour l’intervention du pouvoir politique, il semble qu’on puisse également trouver des allusions et des références à telle ou telle mesure prise en France par le pouvoir révolutionnaire : que l’on songe non seulement à la confiscation des biens de l’Eglise dont nous avons déjà parlé, mais aussi à la mobilisation générale et à la formation d’une armée, fondée non plus sur l’utilisation de mercenaires, mais sur « des prestations de service » (Dienstleistungen) obligatoires, que la propagande réactionnaire dénonçait violemment, elles aussi, mais que la Métaphysique des mœurs tient pour pleinement légitimes.
15Plus généralement, il faut noter que la cupidité du fisc et la conscription obligatoire étaient deux des thèmes favoris de la propagande contre-révolutionnaire. L’extension de l’appareil administratif et étatique, et les nécessités de la guerre menée comme guerre de la nation en armes, avaient porté l’imposition fiscale et le recrutement militaires à un niveau inconnu jusque-là, surtout dans les petites cours allemandes, endormies dans leur vie provinciale. C’est là que venait s’insinuer la propagande contre-révolutionnaire, pour noircir la « rapacité » jacobine et déchaîner la sédition. Quelques années plus tard, lorsqu’il prononce son réquisitoire contre la Révolution française, Gentz voit dans la « conscription militaire l’une des mesures les plus cruelles » du gouvernement révolutionnaire, au même titre que le recours systématique aux « emprunts forcés, aux taxes révolutionnaires » etc...9.
16Il s’agissait d’arguments qui, parfois, réussissaient à provoquer des difficultés dans le camp révolutionnaire. On peut en percevoir l’écho dans l’appel que Cotta, un jacobin partisan de l’annexion de la Rhénanie à la France, adresse à la population de Mayence, pour l’inviter à prêter serment de fidélité au nouveau pouvoir : tout en cherchant à démonter ou à affaiblir les attaques de la réaction, Cotta souligne que la crainte d’impôts plus lourds, pour infondée qu’elle soit, ne « dispense pas pour autant du devoir de soumission », tandis que, sur le second point, il est clair « que la République française a parfaitement le droit d’enrôler au service de ses armées des gens qui ne comptent pas parmi ses partisans », (étant entendu qu’elle se gardera de confier des armes à ceux qui refusent le serment de fidélité)10.
17Le thème se retrouve chez Forster qui, écrivant en pleine Terreur, transformait de manière polémique les chefs d’accusation de la propagande réactionnaire en autant de raisons de célébrer la vertu républicaine : oui, on avait imposé « un emprunt forcé », du reste à la charge des riches, on contraignait « le riche fermier et le paysan dont les greniers étaient pleins à craquer à remettre le superflu aux magasins des villes », on contraignait « les jeunes appelés de tout le pays à quitter le foyer domestique pour protéger les frontières », mais tout cela constituait un gigantesque processus pédagogique, par le truchement duquel on enseignait « une sorte d’indifférence à l’égard de l’argent, des biens et des propriétés en tout genre »11. On perçoit même un écho de ce débat chez le jeune Hegel, qui fait remarquer que, dans le canton de Berne, l’argument invoqué contre les critiques de l’oligarchie féodale était le suivant : « les sujets ne payaient pratiquement pas d’impôts, aussi fallait-il les tenir pour heureux et dignes d’envie, argument qui démontrait seulement combien était répandue l’opinion selon laquelle il est beaucoup plus important d’avoir en poche deux ou trois thalers de plus, que d’être privé de tout droit politique »12.
18On voit plus clairement, à présent, ce que signifie l’intervention de Kant pour soutenir le droit du pouvoir politique à intervenir activement dans les domaines de l’impôt et du recrutement militaire. C’est aux partisans et aux théoriciens de la contre-révolution que répond Kant, lorsqu’il affirme que même si le pouvoir « en ce qui touche les impôts, les recrutements, etc. va contre la loi de l’égalité dans la répartition des charges publiques, le sujet peut bien déposer des plaintes (gravamina), mais contre cette injustice, il ne saurait opposer aucune résistance» (MM, VI, 319). A supposer même que la sécularisation des biens écclésiastiques et l’attaque contre la propriété féodale en général constituent une brimade injuste contre le clergé et la féodalité, à supposer encore que la conscription obligatoire constitue une charge intolérable ou ressentie comme telle, voilà cependant qui ne suffirait pas à justifier l’appel à la contre-révolution.
19Pour illustrer le caractère désastreux que peut avoir la résistance à un pouvoir tenu pour injuste et oppressif, Kant prend l’exemple de la révolte armée qui s’est déclenchée dans le Brabant en 1790 ; autrement dit d’une révolte qui, non seulement aux yeux du philosophe, mais aussi pour nombre de ses contemporains, se présentait à de nombreux égards comme une réaction de type vendéen. Les années précédentes, même si c’est à l’aide de méthodes brutales et autoritaires, Joseph II avait introduit dans les Pays-Bas autrichiens la liberté du culte, il avait procédé à la suppression de nombreux couvents et de bon nombre des privilèges dont jouissait le clergé. Contre ce programme, réformateur et autoritaire à la fois, s’était déclenchée une révolte, en Belgique, mais aussi en Hongrie où le mouvement était manifestement sous l’hégémonie des forces féodales : plus généralement, il s’était développé un large mouvement d’opposition, d’orientation réactionnaire. Ce sont des événements que Kant suit avec attention : les réformes décidées par Joseph II, il les juge « justes » (gerecht), mais non « prudentes » (Klug), insuffisamment réfléchies, dans la mesure où elles ne tiennent aucun compte de la susceptibilité et du « sens de l’honneur » des classes quelles touchent (XVII, 551 et 556).
20A partir des bouleversements provoqués par la Révolution française, la condamnation de la révolte des Pays-Bas autrichiens se fait plus dure et plus explicite. Quelle est la situation en Belgique au moment où Kant, rédigeant l’article Sur le lieu commun, affirme que la révolte a en réalité consacré le pouvoir tyrannique « du clergé et de l’aristocratie » ? La défaite autrichienne avait entraîné une vacance du pouvoir et de violents réglements de compte entre les groupes opposés qui avaient participé au soulèvement : le contrôle du pays avait été pris par la réaction cléricale qui répondait aux protestations des démocrates en favorisant le déchaînement de « bandes de jeunes gens » et en imposant à Bruxelles « une véritable terreur blanche ». Terreur qui, cependant, ne fut pas en mesure d’empêcher le retour des troupes autrichiennes13.
21Le succès du parti conservateur et clérical, telle est la situation que décrit l’article Sur le lieu commun, en niant le droit de résistance qui en était l’origine. C’est une situation dont la noirceur contraste avec le bonheur de la « Gaule libérée » ; telle est du moins la description qu’en donne un admirateur enthousiaste de la Révolution française, J.-H. Campe, qui devait plus tard être fait citoyen d’honneur français ; parti assister sur place aux « funérailles du despotisme », il traverse la Belgique, un « pays béni de la nature », mais pour l’heure « en deuil et en pleurs à cause de la perte de ses droits et de sa liberté », et qui gémit sous la botte de fer d’une dictature militaire. Dans un livre aussitôt couronné de succès, et rapidement recensé dans de nombreuses revues (à Berlin dans l’« Allgemeine deutsche Bibliothek » de Nicolaï), l’auteur évoquait la terrible répression en cours, décrivant les patrouilles militaires qui, l’arme au poing, parcouraient les places et les rues, et surtout les potences dressées un peu partout, avec échelles et cordes prêtes pour une exécution éventuelle14. Pour l’opinion publique allemande de l’époque, la révolte belge était synonyme d’obscurantisme. Recommandant Wilhelm von Humboldt et Georg Forster à un membre de l’Académie française, Jacobi écrivait : « Ces messieurs reviennent d’un voyage aux Pays-Bas et dans une partie de l’Angleterre. Ils vous raconteront qu’ils ont entendu crier dans les rues et dans les maisons de Bruxelles, Gand et Anvers : « Non, nous ne voulons pas être libres ; ce que nous voulons, c’est notre ancienne constitution »15.
22Face aux événements de Belgique, Kant adoptait une attitude semblable, non seulement à celle de Campe, mais aussi à celle d’un jacobin comme Forster, lequel écrivait en 1792 : « En Hongrie et dans le Brabant, l’outrecuidance de puissants vassaux et la soif de pouvoir de prêtres fanatiques s’opposaient aux effets bénéfiques du pouvoir absolu du souverain »16. Comme cela ressort du titre de l’essai de Forster, la révolte du Brabant est à inclure dans les « contre-révolutions », et c’est une contre-révolution de ce genre que Kant condamne, en condamnant le droit de résistance. Et lorsqu’en une autre occasion Kant réitère sa condamnation de la révolte des Pays-Bas autrichiens, non parce qu’elle représente un acte d’injustice envers l’empereur, mais parce qu’elle précipite tout le monde, les promoteurs de la révolte comme les autres citoyens, « dans un statum naturalem, où personne ne peut plus compter que ses droits soient publiquement garantis » (XVII, 592), derrière l’état de nature dont parle Kant, on entrevoit facilement les réglements de compte suivis de la « terreur blanche » qui faisaient rage à Bruxelles.
2. Monarchie absolue, réaction féodale et droit de résistance
23Au moins pour ce qui est de l’Allemagne, le renforcement des pouvoirs de la monarchie et de l’appareil d’Etat joue un rôle progressiste, dans la mesure où il vise à rabaisser une féodalité toute puissante et allergique à toute réforme. Pensons simplement au décret par lequel Frédéric II en Prusse abolissait le servage de la glèbe : celui-ci fut condamné à l’échec du fait de la réaction des Junker et de la noblesse. Selon Kant, pour l’instant, c’était Frédéric II qui pouvait garantir une relative liberté d’expression, l’« usage public » de la raison, dans la mesure où il disposait « pour garantir la paix publique d’une armée nombreuse et bien disciplinée » : « un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux pour la liberté de l’esprit du peuple, mais il lui oppose des barrières infranchissables. Un degré moindre de liberté civile, en revanche, procure à l’esprit l’espace où s’épanouir selon toutes ses capacités ». Tout cela semble paradoxal, mais c’est le paradoxe du despotisme éclairé qui, en rabaissant l’aristocratie féodale, crée les conditions pour faire éclore, « sous une dure enveloppe, le germe de la liberté » (W, VIII, 41).
24C’est dans ce contexte que sera lue la dure déclaration selon laquelle l’homme « est un animal qui, lorsqu’il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître », qui, d’un côté veut « une loi qui mette des bornes à la liberté de tous » mais, d’un autre côté, prétend s’en excepter lui-même et vivre dans une situation de privilège. L’égoïsme animal ici dénoncé comme une donnée anthropologique, c’est surtout la prétention des classes féodales à se murer dans d’impénétrables juridictions particulières qui annulent la souveraineté et l’universalité de la loi. C’est pour cette raison qu’il nous faut un maître issu de l’espèce humaine elle-même, et non un monarque de droit divin.
25Il s’agit-là cependant d’une solution dont on ne peut cacher l’ambiguïté et le caractère problématique : car qui est appelé à dompter l’animal ? Ce n’est pas l’oint du Seigneur, mais un homme, exposé comme tous les autres à la tentation de l’animalité (I, VIII, 23). Pour le dire avec Hobbes, dont il n’est pas difficile de discerner ici la présence, celui qui est appelé à faire respecter la loi et donc à briser l’animalité naturelle est un monarque chez lequel « la volonté civile et la naturelle sont une même chose »17. Cet absolutisme laïque et « éclairé » n’était pas, aux yeux de Kant, même avant le déclenchement de la Révolution française, une solution définitive ; c’était seulement une étape vers la constitution politique vraiment adéquate à la raison, au sein d’un processus qui ne peut qu’être long et se prolonger à l’infini, car l’homme est fait d’un « bois si courbe » qu’on « ne peut rien y tailler de bien droit » (I, VIII, 23).
26Cette appréciation que l’on peut discerner chez Kant de la portée anti-féodale de la monarchie absolue n’a rien d’un thème réactionnaire ; au contraire, elle se trouve développée avec force dans la réflexion d’un révolutionnaire jacobin comme Forster : « L’asservissement complet de la noblesse prépare une égalité qui, pour un grand despote, peut être séduisante, alors qu’elle devient chose terrible pour celui qui est faible. En soumettant ses vassaux, en diminuant leurs privilèges, en les liant à sa cour et en les faisant dépendre de sa bienveillance, Louis XIV, par cette humiliation, ouvre la voie de l’existence politique au tiers-état. C’est un rôle inverse que joue dans ce cadre la dangereuse amitié du prince et des classes privilégiées, amitié qui indique toujours que la souveraineté du premier n’est qu’apparente. Là où ces classes, en leur qualité de défenseurs nés, indispensables au trône, combattent pour les droits souverains de celui-ci, ce sont elles, déjà, qui gouvernent sans aucune limitation la machine royale et qui la dirigent à leur gré »18.
27Ce sont fondamentalement les positions de Kant, pour qui cela reste une préoccupation constante, même après que la Révolution française a fait la démonstration concrète de la possibilité d’un ordre politique nouveau et, plus précisément, républicain, que d’étendre, en un sens anti-féodal, les prérogatives du pouvoir politique en Prusse et en Allemagne, où c’est précisément la monarchie qui continue à représenter le pouvoir politique. Simplement, à la lumière, justement, de la Révolution française, il apparaît que seul le nouvel ordre « républicain », en rabaissant les prétentions de la noblesse bien plus radicalement que ne le fait la plus « éclairée » des monarchies absolues, est capable de réellement en finir avec l’« anarchie » typique du féodalisme, où les sujets veulent être plus que citoyens » (MM, VI, 329).
28Si on laisse de côté la prétention à se soustraire à l’universalité de la loi, en laquelle l’idée voyait la manifestation la plus éclatante de la persistance en l’homme de l’animalité, le thème du « maître » (Herr) révèle explicitement sa portée anti-féodale. Il n’y a qu’un gnadiger Herr dans l’Etat, et c’est le détenteur de la souveraineté, auquel on ne peut opposer de résistance : tous les autres, y compris les représentants les plus en vue de la noblesse, et même les princes de la maison royale, ne sont que des sujets, soumis à la loi commune, « envers lesquels il revient, par l’intermédiaire du chef de l’Etat, un droit de contrainte au plus humble de leurs serviteurs ». Donc « aucune volonté particulière ne peut donner de loi à l’Etat » : il n’y a place pour aucune juridiction spéciale, pour aucun corps séparé qui prétend être lui-même source de droit (LC, VIII, 294 et note).
29Pour saisir le sens politique véritable de ces positions, il suffit de les confrontrer à un passage de Gentz, datant de 1793, l’année même où Kant publie son article Sur le lieu commun. Voici ce qu’écrit le théoricien de la réaction : « Une monarchie sans noblesse est un véritable non-sens (Unding). Un roi qui est contraint de régner sur une nation où tout individu est égal à tout autre devient rapidement un néant ou le plus terrible des despotes. Jusqu’à présent, là où l’on a vu à l’œuvre des rois sans classes privilégiées, il s’agissait de tyrans orientaux. Le premier roi dont le pouvoir s’élève sur les plaines arides d’une égalité républicaine sombre dans l’esclavage, à l’instant même où s’écroulent les marches qui soutenaient son trône »19.
30La théorie-prophétie de Gentz était d’autant plus certaine qu’elle avait trouvé une confirmation éclatante dans les événements français, où l’on était passé, entre temps, de la monarchie constitutionnelle à la république. Mais, surtout, il importe de souligner que, dans le passage cité, Gentz dénonçait les conséquences ruineuses de l’abolition des privilèges féodaux entreprise par l’Assemblée Nationale française. Dès lors, en songeant simplement à la polémique que l’essai Sur le lieu commun a objectivement créée, ne faut-il pas interpréter la théorisation de l’unique gnädiger Herr dans l’Etat que l’on trouve dans le texte de Kant comme une défense des décisions prises par l’Assemblée Nationale ?
31Il est sûr et certain que Kant fait dériver du principe énoncé ci-dessus un certain nombre de conséquences importantes qui touchent à la lutte contre les institutions féodales. Entre le souverain et le peuple, il ne doit y avoir aucun corps intermédiaire (MM, VI, 329) ; l’abolition des majorats est une nécessité, car, autrement, l’Etat risquerait de se confondre avec une sorte de « système fédératif » des majorats dotés d’une autonomie propre et inviolable, « comme des sortes de vice-rois (par analogie avec les dynastes et les satrapes » (Ibid., 370). Il semble qu’apparaisse ici une polémique intentionnelle, et non plus seulement objective, avec Gentz. Celui-ci n’avait-il pas affirmé que si l’on supprime les classes privilégiées, le roi devient soit un esclave, soit un despote oriental ?
32Au contraire — semble répondre Kant — c’est là où les priviléges continuent à subsister dans toute leur étendue, que l’Etat en vient de fait à se confondre avec une fédération de satrapes. L’Etat ne peut être compris comme une simple agrégation de propriétés singulières et inviolables — telle était l’idéologie de l’aristocrate féodale — car c’est au contraire le souverain qui est le « propriétaire suprême (dominus territorii) », en un sens certes purement idéal, c’est-à-dire au sens où il a pour fonction de rendre concevable « la nécessaire unification, sous l’empire d’un possesseur universel public, de la propriété privée de tout individu du peuple », d’où dérive ensuite la distribution et la répartition (Ibid, pp. 323-4). C’est la totalité étatique, qu’on la nomme peuple ou souverain, qui est le point de départ de la propriété privée ; et non l’Etat qui serait une fédération de propriétés privées préexistantes, autrement dit une fédération sans réel pouvoir politique, seulement capable de garantir le status quo.
33On peut dire, au contraire, que, à la suite de l’expérience de la Révolution française, la figure du « maître » en vient à s’identifier au peuple, lequel, une fois légalement rassemblé, ne peut en aucune manière être contraint à rétrocéder son pouvoir, sur la base du principe selon lequel « personne ne peut servir deux maîtres » (Herren), en sorte que le peuple, comme authentique pouvoir législatif, ne peut obéir qu’à lui-même (MM, VI, 342). On retrouve l’image du bois courbe dont nous avons déjà parlé, mais cette fois, pour dénoncer l’arbitraire monarchique : un prince ne doit pas être autorisé, dès sa jeunesse, à s’abandonner à ses caprices sans rencontrer de résistance ; il doit plutôt être éduqué par ses sujets ou par un de ses sujets, sans quoi, il est comme un arbre qui pousse « de travers» (krumm)20.
34La vision de l’Etat tracée par Kant ne peut pas ne pas exclure le droit de résistance, précisément parce qu’elle revendique avec énergie la légitimité et la nécessité de l’intervention politique pour supprimer les privilèges féodaux et détruire les juridictions particulières derrière lesquelles se retranchaient la noblesse et le clergé, en tant que corps séparés. Au contraire, le droit de résistance semble découler comme une conséquence nécessaire de la conception de l’Etat élaborée par Burke dans sa polémique contre la Révolution française, et c’est un droit de résistance qui affirme l’intangibilité de la propriété, féodale et plus encore bourgeoise, au regard du pouvoir politique. L’ordre étatique résulte d’un compromis (compromise ou convention, Negotiation ou Vertrag, selon la traduction de Gentz) entre ses différentes parties constitutives, toutes titulaires de privilèges et de libertés auxquels on ne saurait toucher d’aucune façon21.
35Par conséquent, les bornes à l’intérieur desquelles le pouvoir politique a le droit d’agir sont, dès le début, on ne peut plus étroites : jamais l’idée n’est venue aux Anglais, fût-ce en rêve, qu’« un parlement pût être en droit de violer la propriété, de passer outre à la prescription ou de substituer au paiement en espèces véritables et reconnues par le droit des gens, le cours forcé d’une monnaie de son invention »22. Le pouvoir politique n’a donc pas le droit de faire ce qu’a fait l’Assemblée Nationale française : attaquer la propriété et les droits féodaux, et recourir aux assignats... Il y a des limites infranchissables à l’exercice du pouvoir politique : par exemple, en Angleterre, il est à jamais impossible de supprimer la Chambre des Lords, quand bien même ce serait elle qui prendrait pareille décision23. Les différentes libertés, autrement dit les différents privilèges, sont à considérer comme un héritage inaliénable24 ; elles ne peuvent être cédées au seul gré de ceux qui en sont les titulaires, et moins encore à la suite de l’intervention oppressive du pouvoir politique. C’est des limites rigoureusement assignées à l’intervention politique que découle le droit de résistance ; en sorte que l’admission de ce droit finit par se confondre avec l’affirmation du caractère inviolable des libertés et des privilèges particuliers, et en dernière analyse, avec la négation du principe de la souveraineté populaire. L’idée même de la production d’un nouvel ordre étatique (the very idea of the fabrication of a new government) suffirait — déclare Burke — à remplir d’horreur un vrai Anglais, et cela ne contredit nullement la révolution qui, historiquement, a eu lieu en Angleterre, au contraire, car celle-ci visait à reconquérir « les anciennes lois et libertés incontestables » et « l’ancienne constitution »25.
3. Violence révolutionnaire et souveraineté populaire
36Mais, pour comprendre pleinement la signification de la négation kantienne du droit de résistance, il faut examiner de plus près les arguments théoriques qui soutiennent cette négation. Tentons de procéder par exclusion. Est-ce le refus de la violence en tant que telle ? Il semble que non. Non seulement Kant continue à montrer de la sympathie pour la Révolution française, y compris au moment où la guerre civile redouble de violence alors qu’augmente, en Allemagne, la fureur de la campagne contre les « horreurs » des jacobins ; mais aussi, dans son œuvre, il est impossible de trouver la moindre trace d’une critique moralisatrice de la Terreur, en laquelle les publicistes conservateurs et réactionnaires ne voyaient que l’expression d’une perversion et d’une folie sanguinaire. L’exécution de Louis XVI est bien condamnée, mais c’est pour des raisons purement politiques, dans la mesure où elle constitue la proclamation publique du droit de résistance.
37Le philosophe qui dénonce « la sensiblerie sympathisante d’une humanité affectée » de Beccaria, coupable d’avoir plaidé pour l’abolition de la peine de mort (MM, VI, 334-5) ; le philosophe pour qui « si la justice sombre, le fait que des hommes vivent sur la terre n’a plus aucune valeur » (Ibid., 332), et qui considère le Fiat justicia, pereat mundus (traduit par « Que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers »), dans son emphase même, comme « un principe de droit bien énergique et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force », pourvu qu’on le comprenne bien, c’est-à-dire non dans un sens individualiste, mais comme « une obligation faite aux puissants de ne refuser ni de supprimer à personne son droit, par aversion ou par commisération pour d’autres» (PP, VII, 378-9) ; un tel philosophe ne peut être le théoricien du refus de principe de la violence. Cela apparaît notamment dans cette réévaluation de l’aphorisme latin. N’était-ce pas un thème qui revenait sans cesse sous la plume des publicistes réactionnaires que d’accuser les révolutionnaires français d’avoir provoqué, pour poursuivre un idéal « abstrait » de justice, une gigantesque accumulation de désastres et de deuils pour leur pays et pour l’humanité toute entière ?
38Aux yeux des théoriciens de la réaction, le Fiat justicia pereat mundus, n’était-il pas la devise qui définissait la politique des jacobins et son glacial fanatisme destructeur ? Or c’est justement de cette justice stigmatisée comme « abstraite » que Kant prend la défense : « Il faut respecter saintement les droits de l’homme, même si cela coûte les plus grands sacrifices au pouvoir dominant. On ne peut ici se contenter d’une demi-mesure et imaginer le moyen terme d’un droit conditionné pragmatiquement, tenant le milieu entre le droit et l’utilité ; la politique doit plier les genoux devant la morale... » (PP, VIII, 380). Cette justification sonne, elle aussi, comme une justification du radicalisme jacobin, ou du moins comme une réponse à ceux qui accusaient les jacobins et les révolutionnaires français de ne pas avoir su concilier leurs exigences « abstraites » de justice avec les données de la situation objective, de ne pas avoir su ou voulu accepter les compromis que requiert inévitablement l’art politique, de ne pas avoir adopté un comportement assez pragmatique. Nous avons traduit herrschende Gewalt par « pouvoir dominant », mais nous aurions pu le traduire tout aussi bien par « violence dominante ». Il y a un point qu’il faut avoir bien en tête : dès lors que le problème de la détermination de l’autorité « légitime » sur la base de critères dynastico-héréditaires, voire sacrés, n’a plus aucun sens, dès lors que les titres légaux à exercer une autorité déterminée s’évaluent, en dernière analyse, sur la base du pouvoir réel que celle-ci parvient à exercer, une critique moraliste de la révolution n’est plus possible ; dès lors que le pouvoir est caractérisé comme violence, la violence (Gewalt) révolutionnaire contre le pouvoir dominant ne peut plus faire l’objet d’une indignation morale, même si, naturellement, au sein de chaque ordre juridique, elle continue à être poursuivie avec toutes les rigueurs de la loi. Kant dénonce la nature violente du pouvoir féodal, même là où il prend un tour paternaliste et bon enfant : « Un amour non limité et non réfréné par le droit de l’autre est violence (Gewalt) et s’abandonner à un tel état, cela signifie renoncer à son humanité, car il n’est plus permis, alors, de se plaindre de subir une injustice. Cela signifie se réduire à un simple moyen » (XXIII, 128). Si quelque chose est en jeu dans le jugement moral — qui ici ne fait qu’un avec le jugement politique — ce n’est pas la genèse d’un ordre politique déterminé, mais les contenus concrets de celui-ci, le degré de réalisation de l’Idée du droit qui s’y exprime.
39C’est Kant lui-même qui dénonce la méthode hypocritement moralisatrice qui voudrait réduire la Révolution française à « des faits et des méfaits accomplis par des hommes, à travers quoi ce qui était grand fut rendu petit parmi les hommes, ou ce qui était petit fut rendu grand » (CF, VH, 85). La justification du radicalisme jacobin est même transparente dans un passage tel que celui-ci : « Il se peut que les moralistes despotiques (despotisierende Moralisten), en commettant des erreurs d’application, offensent plus d’une fois la prudence politique (Staatsklugheit), dans les mesures qu’ils prennent ou proposent avec trop de précipitation, mais l’expérience doit cependant, quand ils violent la nature, les ramener peu à peu dans une voie meilleure » (PP, VIII, 373).
40C’était Gentz qui avait déclaré que, quand bien même il aurait été licite et juste, en théorie, d’exproprier le clergé et la noblesse des biens qu’ils possédaient, en tout cas, il s’agissait de mesures contraires à la « prudence politique » (Staatsklu-gheit)26. Kant, au contraire, tout en s’employant à chercher des justifications ou des circonstances atténuantes aux « moralistes despotiques » — cette expression ne fait-elle pas penser à Robespierre qui, au nom de la « vertu » civique et patriotique avait déchainé la Terreur contre les ennemis de la Révolution ? — n’épargne pas de ses critiques acerbes ceux qui, en absolutisant le critère de la « prudence », raillent toute tentative visant à construire un ordre politique fondé sur la raison et la morale ; ces derniers, « en enjolivant des principes politiques contraires au droit sous le prétexte d’une incapacité de la nature humaine à faire le bien d’après l’idée que prescrit la raison, s’efforcent véritablement de rendre impossible toute réforme et d’éterniser la violation du droit ». Prendre au sérieux la raison et la morale, vouloir transformer la réalité politique sur la base de principes universels, cela peut certes prendre des formes tyranniques ou qui tendent à la tyrannie, mais, à tout prendre, cela vaut mieux qu’une vision désenchantée ou mieux cynique, qui, en dernière analyse, est au service du maintien du status quo, de l’injustice et de l’oppression existantes.
41Kant en arrive ainsi à retourner les accusations adressées aux « moralistes despotiques » : ces derniers, en ayant voulu poursuivre fanatiquement une idée abstraite de raison et de morale, auraient fini par infliger à l’humanité des deuils sans fin. Ceux qui lancent ce genre d’accusation, ce sont les moralisierende Politiker, les politiques qui ne prennent pas au sérieux la morale, qui regardent de haut l’aspiration à un ordre juridique supérieur, fondé sur la raison et la liberté, et ce, au nom du pragmatisme : eh bien — déclare Kant — ceux-là « uniquement occupés à encenser le pouvoir dominant parce que leur intérêt personnel y gagne, sacrifient le peuple et bouleverseraient le monde entier s’ils le pouvaient » (PP, VIII, 372-3).
42Ceux qui infligent des souffrances à l’humanité, ceux qui lui infligent la perpétuation de souffrances sans nom, ce sont les pragmatiques, les politiciens et les idéologues dépourvus de principes. Il ne faut pas se laisser abuser par la terminologie abstraite du débat que nous sommes en train d’examiner : apparemment, il s’agit de choisir entre, d’un côté, l’impératif que dicte la raison et, de l’autre, les règles de la prudence. En réalité, il s’agit de choisir entre révolution d’un côté, et contrerévolution ou conservatisme de l’autre. Suivre l’impératif de la raison, cela signifie renverser les rapports politiques qui ne correspondent pas à la dignité de l’homme et au droit naturel ; suivre les règles de la prudence, cela signifie comprendre les raisons du status quo, ou du moins le tolérer afin d’éviter les deuils et les sacrifices que comporte inévitablement tout bouleversement radical. Voilà pourquoi Fichte, lorsqu’il défend la Révolution française contre ses détracteurs, insiste sur la priorité de la question du « droit » (Recht) sur celle de la « pruprudence» (Klugheit)27. Voilà pourquoi un autre auteur démocrate affirme que « la simple prudence (Klugheit) nous ramène au niveau des bêtes », et oppose à celle-ci « l’enthousiasme moral », qui n’est autre, en définitive, que l’enthousiasme de l’obéissance aux normes infaillibles dictées par la raison28.
43Le sens de cette invocation de la Klugheit se montre avec une force particulière dans un splendide poème de Höderlin, dont nous avons deux versions différentes, et qui vise les « conseillers en prudence » (kluge Ratgeber). Leur but est de « paralyser les bras du vengeur » en le persuadant de « se soumettre servilement » (sich knechtisch zu bequemen). Aussi « le conseil de l’homme prudent » est-il rien moins qu’inoffensif ; il se confond avec « le nouvel art de transpercer le cœur », de bloquer la lutte pour « le monde nouveau et meilleur ». En dernière analyse — déclare Hölderlin dans la seconde version de son poème — les « conseillers en prudence » ne remplissent qu’une « tâche de mercenaires » (Söldnerspflicht)29. La « prudence », telle était la recette du philistinisme conservateur, qui s’arrachait les cheveux devant les difficultés de la construction de l’ordre nouveau, et qui préférait recommander la bonne vieille bonté du bon vieux temps. C’est cette « prudence » qui constitue également la cible de la polémique kantienne.
44Il est significatif qu’au moment même où les publicistes réactionnaires noircissaient les traits de la Terreur jacobine et condamnaient ses protagonistes en les traitant de bêtes sanguinaires, le philosophe s’attache à retourner l’accusation de terrorisme contre les ennemis de la Révolution française. Le « pieux visionnaire » (fromme Schwärme) qui, à partir du spectacle « d’une accumulation de grandes atrocités qui forment comme des montagnes », pense qu’est désormais atteint le point extrême de la dégradation de l’humanité, et qui sent venir le jour du jugement dernier, est lui-même porteur d’une « conception terroriste de l’histoire humaine » (CF, VII, 81). La catégorie du « terrorisme » surgit donc chez Kant, pour condamner, non la dictature jacobine, mais la vision de l’histoire comme décadence constante et irrépressible — dont la confirmation définitive était fournie — selon les idéologues de la réaction — par le monstrueux déchaînement des passions les plus viles qui étaient à l’origine de la Révolution française.
45Dès lors, il est facile de discerner chez Kant une vigoureuse critique du philistinisme : « les droits de l’homme importent davantage que l’ordre (et la paix). L’ordre et la paix peuvent régner dans l’oppression générale. Et les agitations au sein du corps civil (gemeines Wesen) qui ont pour origine l’aspiration au droit, sont passagères » (XV, 612)30. C’est le propre du philistin, habitué au « cours pacifique » (ruhiger Gang) des évènements et de la vie quotidienne que de se satisfaire passivement de l’existence, sans se poser aucun problème de justice et de droit, et « de toujours préférer encore cet état passif à la situation périlleuse que constituerait la recherche d’un meilleur état » (LC, VIII, 305-6).
46Ce n’est pas pour rien que Heine a comparé notre philosophe à Robespierre : la déclaration que nous venons de citer rend presque le son d’une justification de la Terreur jacobine. Sur la base de l’expérience historique désormais acquise, il est possible et nécessaire pour l’avenir de chercher à diminuer le coût du changement politique, et pourtant la Révolution française, dans sa violence même, fait si peu l’objet d’une condamnation morale qu’au contraire, l’intérêt et la sympathie avec lesquels elle a été suivie, constituent la preuve décisive de l’existence d’« une tendance morale de l’espèce humaine » (CF, VII, 85).
47Certes, à plusieurs reprises, Kant affirme que la réforme et l’évolution sont préférables à la révolution. Mais il ne s’agit pas d’un impératif moral : on peut laisser subsister pour quelque temps « un droit public gâté par l’injustice » pour tenter de parvenir à la modifier par des moyens pacifiques, en évitant le danger de la chute dans l’anarchie ; mais cela fait partie des « lois permissives » (Erlaubnisgesetze) qui rendent licite, mais non moralement obligatoire un comportement donné (PP, VIII, 373, note). En pareil cas, nous sommes en présence d’actions « éthiquement indifférentes » (sittlich gleichgültig), d’un adiaphoron morale (MM, VI, 223 et XIX, 231).
48Le recours à la violence pour transformer les institutions politiques n’est pas objet de condamnation morale par lui-même mais, à la rigueur, à cause des résultats politiques qu’il pourrait produire, c’est-à-dire l’anarchie et la dissolution de l’ordre juridique. C’est si vrai que, dans le passage de l’état de nature à l’état civil, le recours à la violence est justifié, ou du moins licite (il s’agit, là aussi, d’une « loi permissive ») ; car c’est la seule manière de réussir à mettre fin à l’anarchie et à l’arbitraire généralisé et de fonder un ordre juridique qui oblige tous et chacun. La violence qui fonde la construction d’une société réglée par des lois est, au début, privée de tout statut légal, mais sa justification réside précisément dans le résultat qu’elle réussit à produire. En ce sens, « sans violence, aucun droit ne peut être fondé, en sorte que la violence doit précéder le droit » (XVII, 515). C’est un point de vue qui est repris dans les remarques préparatoires de l’essai Vers la paix perpétuelle’. « L’ordre de la nature veut que la violence et la contrainte précèdent le droit, car, autrement, les hommes ne pourraient jamais être amenés à se donner une loi et à s’unir. Mais l’ordre de la raison veut qu’ensuite la loi règle la liberté, l’exprime par le truchement d’une forme » (XXIII, 169). La violence est-elle alors une anomalie, définitivement surmontée à la suite de la sortie de l’état de nature ? Il ne le semble pas, à en juger du moins par cette autre déclaration de Kant, que l’on peut retrouver dans les Vorarbeiten du Conflit des facultés : « pour fonder le pactum sociale constitutif d’une république, il faut qu’il y ait déjà une république. Par conséquent, celle-ci ne peut être fondée que par la violence et non par un accord » (XXIII, 426). Mais, indépendamment de cette déclaration, qui peut être lue comme une justification de la Révolution française, il ne semble pas que Kant, lorsqu’il considère rétrospectivement le cours de l’histoire, fonde son jugement sur une condamnation de principe de la violence. César qui, pourtant a eu recours à la force armée contre l’aristocratie sénatoriale et les institutions existantes, doit certes être jugé négativement, « non par le fait qu’il a tiré le pouvoir à soi, mais qu’il ne l’a pas remis lui-même, dans l’état où il l’avait, entre les mains d’un corps civil (gemeines Wesen) organisé selon la raison... » (XV, 627)31. En ce cas, la violence n’a pas servi à fonder un ordre juridique supérieur, et stable.
49Parfois, il semble aussi que l’on puisse ouïr dans telle ou telle page de Kant un avertissement, adressé avec fermeté aux cours et aux milieux dominants, celui de ne pas trop tirer sur la corde : si, prenant prétexte de la dureté du cœur, on se refuse à respecter les droits des sujets et que l’on prétend « les maintenir dans l’ordre par la force », alors il ne faut plus se scandaliser des conséquences qui sont susceptibles d’en décou1er : « à partir du moment où il n’est plus question du droit, mais seulement de la force (Gewalt), il est permis aussi au peuple de faire l’essai de la sienne et, partant, de rendre incertaine toute condition légale » (LC, VIII, 306). Même si le spectre de la révolution n’est évoqué qu’à titre de possible conséquence objective d’une oppression par trop insolente, il n’en reste pas moins qu’ici, la condamnation morale porte moins sur l’effet (la réaction violente d’un peuple opprimé) que sur la cause (l’arbitraire du pouvoir dominant).
50Du reste, dans un cas au moins, la défense ou plutôt la célébration de la violence révolutionnaire est explicite : lorsque Kant voit les agressions extérieures se dresser irrémédiablement contre les « armes » des français « qui avaient pris pour perspective le droit du peuple auquel ils appartenaient, et qui s’en concevaient comme les défenseurs » (CF, VE, 86). Le philosophe de la paix perpétuelle ne se contente pas de condamner l’agression, il défend aussi sans la moindre difficulté la guerre nationale révolutionnaire du peuple français. Pourtant, il tire des événements une conclusion de caractère général qui semble faire planer une ombre sur l’inspiration globalement progressiste de sa conception politique : le passage de la respublica noumenon à la respublica phaenomenon ne se fait pas sans douleur ; la construction d’une société réellement fondée sur la liberté « ne peut être acquise que péniblement, après de multiples combats et de multiples guerres ». Pourtant, il vaut la peine de lutter pour un tel objectif, parce que la constitution républicaine — ajoute Kant, le regard tourné vers la France — « une fois qu’elle a été atteinte dans l’ensemble, se qualifie comme la meilleure de toutes, pour tenir écartée la guerre, la ruine de tout bien » (CF, VII, 91). Il semblerait donc que le prix à payer, les deuils et les souffrances que comporte inévitablement la révolution soit, ici, largement compensé. Ne serait-ce pas alors le refus de la souveraineté populaire qui instituerait la négation du droit de résistance ? Voilà qui constitue, là encore, une contre-vérité. Le souverain « donne des ordres aux sujets en tant que citoyens simplement par le fait qu’il représente la volonté générale » (LC, VIII, 304). E n’y a que la volonté du peuple universellement unifiée qui puisse être législative» (MM, VI, 314), le souverain, « considéré d’après des lois de la liberté ne peut être autre que le peuple rassemblé lui-lui-même» (MM, VI, 315). Et encore « là où Etat et peuple sont deux personnes différentes, il y a despotisme » (XXIII, 163).
51Kant n’a aucun doute sur le fait que c’est dans le peuple « que réside originairement le pouvoir suprême », au point que, une fois le peuple rassemblé, même si ce n’est qu’en la personne de ses représentants, le roi lui-même, en pratique, n’a plus voix au chapitre ; et c’est précisément sur cette base que l’on doit considérer la passation de pouvoir de 1789 entre Louis XVI et l’Assemblée Nationale comme un acte totalement légal et irréversible. Ainsi, l’engagement que pourrait prendre un peuple, déjà rassemblé en la personne de ses représentants, de restituer, après une période de temps déterminé, le pouvoir au roi, serait « nul et non avenu » (MM, VI, 342). Et même là où le peuple n’a pas de représentation légale, il n’en reste pas moins que, pour juger de la législation existante, il faut s’en tenir à ce principe : « Ce qu’un peuple ne peut pas décider à propos de lui-même, le législateur ne peut pas non plus le décider à propos du peuple »32. C’est un principe que Kant utilise lorsqu’il conteste les rapports sociaux féodaux ; dans la mesure où ils consacrent ceux-ci, les privilèges ne peuvent être considérés comme l’expression de la volonté commune, de la volonté du peuple ; aussi ne peuvent-ils être tolérés que durant le temps nécessaire à leur suppression ou à leur dépassement sans recours à des bouleversements violents. Par exemple, en ce qui concerne la noblesse héréditaire, « il est impossible que la volonté universelle du peuple consente à une telle prérogative sans fondement, par conséquent le souverain ne peut pas non plus la faire valoir » ; il ne reste donc plus qu’à la laisser « peu à peu péricliter » (MM, VI, 329). La souveraineté populaire est un point si assuré que le peuple est le seul détenteur de la propriété du sol, même si par la suite cette propriété s’exerce de manière « non pas collective, mais distributive » (Ibid, pp. 323-4). Il est vrai que Kant condamne la démocratie (il se réfère explicitement aux « anciennes prétendues républiques »), c’est-à-dire, pour être exact, la démocratie directe : excluant toute forme de représentation, elle rend en effet impossible la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif et n’est donc pas en mesure de garantir la liberté (PP, VIII, 351-353) ; mais il est certain, en tout cas, que la source de la souveraineté, c’est le peuple, qui l’exprime ou doit l’exprimer ensuite par l’intermédiaire de représentants.
52En ce sens, le principe de la souveraineté populaire est hors de discussion, et il est clair que le peuple est parfaitement justifié à faire valoir des droits vis-à-vis du souverain (le représentant).
4. Les droits du peuple
53Il est hors de doute que le peuple possède « ses droits inaliénables vis-à-vis du souverain », mais il ne peut s’agir de « droits de contrainte ». Kant polémique à ce sujet avec Hobbes, pour qui le souverain « ne peut pas commettre d’injustice envers le citoyen (quoiqu’il fasse de lui) ». Pour qu’une telle affirmation soit exacte, « il faudrait entendre sous le terme d’injustice la lésion qui donne à celui qui le subit un droit de contrainte (Zwangsrecht) contre celui qui commet l’injustice envers lui » (LC, VII, 303-4). Les notes préparatoires à l’essai Sur le lieu commun rejettent avec force ce point de vue qui, valorisant la « pratique » au détriment de la « théorie », n’attribue au monarque « que des droits, et sa seule bonne volonté, en lieu et place d’obligations juridiques », en oubliant que « le sujet, lui aussi, veut avoir des droits » (XXIII, 135). Le théoricien de l’obéissance pour l’obéissance, ce n’est pas Kant ; c’est le juriste à la solde du pouvoir qui « pour rien au monde ne veut voir s’affaiblir l’obéissance aux lois qui forment la constitution existante ; qui ne veut pas, non plus, qu’on les respecte à contrecœur et qui veut interdire au philosophe de concevoir ses plans pour améliorer la constitution ». Le philosophe, lui, s’il demeure fidèle à sa mission, respecte bien l’ordre juridique existant, mais il le met en question en usant de la raison (XXIII, 164).
54On le voit, nier le droit de résistance, c’est surtout constater un fait : un droit sans la force pour le faire respecter, ce n’est pas un droit positif, d’où peut découler une obligation juridique concrète. « Le monarque a tort (Unrecht) de ne pas vouloir promulguer ce décret. Car le status civilis ne doit pas cesser : mais dans le status civilis, il n’y a pas d’autre façon de faire reconnaître son droit qu’un procès. Et ici, il n’y a aucun juge (pour citer à comparaitre le monarque) ; le succès (d’une révolution éventuelle) crée un nouveau droit. Aussi ne faut-il pas définir comme juste tout ce qui provient du prince pour la raison que tout sujet doit obéir » (XIX, 533). Nulle expression ici d’un jugement moral. Pour se soulever contre le pouvoir en place, le peuple ne peut invoquer l’ordre politique en vigueur. Quand bien même il aurait pour lui les meilleures raisons du monde, en cas d’échec de la tentative révolutionnaire, il ne peut qu’être frappé avec toutes les rigueurs de la loi.
55C’est un point sur lequel Kant insiste avec force : « les droits du peuple sont outragés et détrôner le tyran, ce n’est pas lui faire tort ; il n’y a sur ce point aucun doute. Il n’en reste pas moins que les sujets ont le plus grand tort de faire valoir leur droit de cette manière, et ils ne pourraient pas davantage se plaindre qu’un tort leur a été fait, s’ils avaient le dessous dans ce conflit et si, par la suite, il leur fallait pour cette raison endurer le châtiment le plus sévère » (PP, VIII, 382). Les révolutions ne surviennent pas sur la base d’un droit, elles deviennent source d’un nouvel ordre juridique, mais seulement en cas de victoire : il est hors de doute que « si les révoltes grâce auxquelles la Suisse, les Provinces Unies ou même la Grande-Bretagne ont obtenu leur constitution qu’on estime aujourd’hui si heureuse, avaient échoué, ceux qui en liraient l’histoire ne verraient dans l’exécution de ceux qui en furent les instigateurs, et qu’on porte tellement aux nues, que la punition méritée de grands criminels d’Etat » (LC, VIII, 301).
56A la rigueur, une révolution peut recevoir sa justification de l’histoire ; mais un ordre juridique qui autoriserait, même dans des circonstances exceptionnelles, la désobéissance et la rebellion serait un ordre qui se nierait lui-même. Le droit à la révolution ne peut tirer sa source, ni de l’ordre juridique en vigueur contre lequel il se dresse ni de l’ordre juridique encore à venir et qui ne pourra naître qu’en cas de victoire de la révolution. Entre le passé ou le présent qu’il faut détruire et l’avenir qu’il faut construire, il est inévitable que s’ouvre un vide juridique, qui est la rechute dans le status naturalis : en ce sens « toute amélioration de l’Etat par la révolution est illégale (Unrecht) », elle se situe hors de toute norme juridique.
57Cela ne vaut pas seulement pour l’histoire politique, mais aussi pour l’histoire religieuse. Se révolter contre « l’usurpation d’un pouvoir sur la conscience » — la référence à Luther est claire — ne suffit pas à créer une religion réformée ; cela ne crée que « des protestants », « une situation où il faut sans cesse travailler à la réforme » : le vieil ordre religieux est détruit, mais le nouveau n’est pas encore instauré et consolidé ; pourtant, Kant parle en ce cas de « droit mis en œuvre par la liberté » (XIX, 591). La comparaison avec la révolte luthérienne contre l’autorité pontificale semble atténuer chez lui l’horreur pour cet état de nature qui résulte inévitablement de toute révolution. Pourtant, même là, il paraît impossible de parler de droit de résistance ; il s’agit seulement d’une révolution, exposée à tous les périls, et qui ne deviendra source de droit que si, d’aventure, elle parvient à triompher.
58Il faut ajouter que dans le Conflit des facultés — à un moment donc où le souci de la censure se fait moins pressant, tandis que s’élargissent les espaces de libre expression — Kant semble s’avancer jusqu’au seuil de la théorisation du droit de résistance : « Pourquoi un souverain n’a-t-il encore jamais osé déclarer ouvertement qu’il ne reconnaît absolument nul droit du peuple à son égard ; que ce peuple n’est redevable de son bonheur qu’à la bienfaisance d’un gouvernement qui le lui accorde, et que toute prétention du sujet à un droit à son égard est (parce que ce droit contient en soi le concept d’une résistance permise) absurde et même parfaitement punissable ? La cause en est qu’une telle déclaration publique dresserait tous les sujets contre lui, quand bien même, comme des moutons dociles conduits par un maître bon et raisonnable, bien nourris et vigoureusement protégés, ils n’auraient en rien à se plaindre de ce que quelque chose manque à leur bien-être » (CF, VII, 86-7 note). Nous l’avons dit, on est ici au seuil de la théorisation du droit de résistance, mais ce seuil n’est pas franchi : certes, la violation par le souverain des droits du peuple peut rendre, d’une certaine façon, la rébellion moralement admissible (erlaubt), mais on est encore bien loin d’un droit constitutionnel, doté de force contraignante. A proprement parler, il n’y a pas de droit lorsque celui qui, moyennant l’exercice de ce droit, devrait être châtié, continue à disposer du pouvoir de condamner à mort tout rebelle, quelle que soit la noblesse de ses motivations morales. Nous en arrivons ici à un point décisif.
59De toute évidence, Kant n’entend pas être le théoricien de la force comme source exclusive du droit, ce dont, précisément, il accuse les idéologues au service du pouvoir. L’un de leurs principes fondamentaux est « Fac et excusa. Saisis l’occasion favorable pour t’emparer, de ta propre autorité (du droit d’un Etat soit sur son peuple, soit sur un autre peuple voisin) ; la justification se présentera, une fois le fait accompli, et permettra de maquiller la violence (particulièrement dans le premier cas où le pouvoir suprême, à l’intérieur, est en même temps l’autorité législatrice à laquelle il faut obéir sans ratiociner)... ». Que ce soit sur le plan international ou sur le plan intérieur, les idéologues à la solde du pouvoir ont recours à toutes sortes de prétextes « pour prêter au pouvoir retors une autorité qui en fait l’origine et le lien de tout droit » (PP, VIII, 374 et 376). Les théoriciens du fait accompli, toujours prompts à justifier les prévarications du pouvoir à l’égard des citoyens et des sujets, ou les coups de force du souverain qui ôte au peuple ses droits inaliénables, ce sont les praticiens à la petite semaine qui méprisent les théories générales, synonymes pour eux d’obstacles à l’exercice arbitraire du pouvoir et à toutes les justifications qu’en serviteurs zélés ils s’empressent de lui fournir. Rien à voir avec l’attitude qui consiste à proclamer les droits de l’homme et du citoyen, ou à applaudir à leur proclamation.
60Reste que le problème demeure : quelle force contraingnante ont ces droits face aux violations et aux coups de force du pouvoir en place ? On pourrait leur donner une force contraignante, en ayant recours à la violence populaire ; mais, outre le fait que l’issue demeurerait toujours incertaine, cette violence serait, inévitablement, arbitraire et privée de toute objectivité juridique : pour rétablir des droits qui sont censés avoir été violés, elle précipiterait de nouveau la société dans l’état de nature et détruirait ainsi les conditions même qui rendent possible l’exercice réglé et garanti de tels droits.
5. Quis judicabit ? et Quis cogebit ?
61On trouve aussi chez Kant la question qui permettait à Hobbes de nier le droit de résistance (Quis judicabit ?) : en cas de désaccord entre le peuple et le souverain, « qui doit trancher la question de savoir du côté de qui est le droit ? Aucun des deux ne peut le faire, en tant qu’il serait juge dans sa propre affaire. Il faudrait donc un autre chef au-dessus du chef, qui trancherait entre lui et le peuple ; ce qui est contradictoire » (LC, VIII, 300)33. Mais Kant va plus loin, et c’est là la nouveauté de sa position. Etant donné que l’existence de droits du peuple vis-à-vis du souverain est indiscutable, le véritable problème est plutôt : Quis cogebit ? Qui, et en usant de quels moyens de coercition, imposera, en pratique, la reconnaissance de ces droits ?
62S’il y avait une instance qui, en cas de manquements à la constitution, pouvait user de violence contre le souverain, ce serait-elle en réalité qui détiendrait le pouvoir souverain, et le problème du contrôle serait simplement déplacé. Il faut le dire, Kant décrit avec beaucoup de réalisme l’un des problèmes cruciaux du fonctionnement de l’appareil étatique : ce qui, d’abord, définit l’exercice de la souveraineté, c’est la possession d’un « pouvoir irrésistible » (unwiderstehliche Obergewalt) ; faute d’un tel pouvoir, impossible d’imposer le respect de la loi, et donc de protéger les citoyens ; autrement dit, impossible de fonder la moindre « constitution civile » ; mais, pour cette raison précisément, ce pouvoir échappe à tout véritable contrôle légal (PP, VIII, 382-3 ; cf. aussi MM, VI, 372).
63S’il est possible et nécessaire d’instaurer une séparation entre les différents pouvoirs constitutionnels — c’est même la condition sine qua non de la fin du despotisme — il n’en demeure pas moins que l’unwiderstehliche Obergewalt, cette force militaire organisée à laquelle nul n’est en mesure d’opposer de résistance, est concentrée entre les mains d’une personne ou d’une instance qui en arrive ainsi à détenir la souveraineté réelle. Ce qui prive de sens le droit de résistance : la proclamation publique d’un tel droit compromettrait l’objectif même que l’on affirme vouloir atteindre ; car elle ne ferait qu’éveiller les soupçons de ceux qui détiennent la force militaire organisée, sans être pour autant en mesure de les influencer concrétement (PP, VIII, 382-3).
64Voilà pourquoi les réformes par en haut sont préférables à la révolution violente ; avec cette dernière, en effet « surgirait dans l’intervalle un moment où tout état juridique serait nié » (MM, VI, 355). Si par quelque hasard, ou quelque absurdité, il pouvait exister un processus révolutionnaire, même violent, qui, dans la phase de transition antérieure à la consolidation du nouveau pouvoir, puisse éviter le passage par une situation d’incertitude juridique et de dualité des pouvoirs, il semble qu’il n’y ait, de la part de Kant, nulle objection majeure. Tel est du moins ce qui ressort du texte de l’une de ses Réflexions : « Le peuple, dans tous les cas, doit être représenté, et comme tel, il doit avoir non seulement le droit à la résistance, mais également la force (Gewalt) pour, sans avoir recours à la sédition (ohne Aufruhr), pouvoir reprendre sa liberté et refuser d’obéir aux gouvernants. A parler proprement, il faudrait dire : le peuple ne doit cesser à aucun moment de constituer un tout, autrement tout arrive per turbas, c’est-à-dire par le biais d’un pouvoir usurpé (usurpirte Gewalt), qui ne peut être transmis légalement à personne. Par conséquent, le peuple doit être représenté pour pouvoir se séparer et résister de façon légale » (XIX, 591).
65Ce que Kant repousse, ce n’est pas la violence en tant que telle, la Gewalt ; c’est la violence qui, dépourvue de tout titre légal, paraît entraîner la rechute dans l’état de nature, avec cette conséquence grave qu’à l’absence de toute constitution se substitue une mauvaise constitution, et que, loin de disparaître, l’arbitraire ne fait que se généraliser. En conséquence « Ce n’est pas à l’égard du tyran que le peuple révolté commet une injustice ; c’est à l’égard du gouvernement en général, et du genre humain, dans la mesure où ce dernier a besoin d’un instrument pour se gouverner » (XIX, 523).
66L’injustice réside seulement dans le fait de créer une situation dépourvue de légalité. En usant de la rébellion, comme « moyen pour chercher son droit », le peuple commet « la plus grande des injustices ; car cette façon d’agir (si on l’admet comme maxime) rend incertaine toute constitution juridique et introduit un état de complète absence de lois (status naturalis) où tout droit cesse, pour le moins, d’être effectif » (LC, VIII, 301). Avant la constitution de l’ordre juridique, c’est-à-dire dans le status naturalis, on peut quand même parler de droits inaliénables de l’homme, mais à titre de « simple idée » (blosse Idee) qui ne se réalise concrétement que par le truchement de la « législation civile » (L, XI, 10 : il s’agit d’une lettre à H. Jung-Stilling en date du 1er mars 1789)34.
67Dans la rébellion violente, ce qui émerge ce n’est pas le peuple ; ce sont les factions en lutte : « Le contrat réel du peuple avec le souverain peut bien être violé, il ne peut pourtant pas alors réagir immédiatement en tant que communauté, mais seulement par faction (Rottierung). Car le peuple a déchiré la constitution qui était jusqu’alors en vigueur, mais il lui reste encore à se constituer en une nouvelle communauté. Or, c’est ici qu’intervient l’état d’anarchie avec toutes les abominations dont il comporte au moins la possibilité ; et l’injustice qui survient ici consiste alors dans ce que chaque parti dans le peuple commet contre les autres » (LC, VIII, 302, note).
68Ce qui définit le peuple (ou la nation), c’est le fait d’être et d’agir comme « un tout », réglé par des lois, alors que la part qui s’exclut des lois est la plèbe, dont « l’illégale collusion est la faction (agere per turbos) » (A, VII, 311). Il convient dès lors de souligner que ce qui définit la « plèbe », le vulgus par opposition au populus, ce n’est pas le recours à la violence en tant que telle. C’est le fait de se comporter non comme un citoyen qui agit à l’intérieur d’un ordre juridique bien défini, mais comme un simple individu privé, dont les actes ne renvoient à aucune espèce de légalité ; bref, comme un être qui en est resté à l’état de nature.
69Il est significatif qu’en France, y compris durant la Terreur jacobine et même au moment de l’exécution publique de Louis XVI, ce soit le peuple français et non la plèbe que Kant voie agir, dans la mesure où « l’abdication » que constitue la convocation des Etats-Généraux et de l’Assemblée nationale ainsi que la consolidation rapide du nouveau pouvoir révolutionnaire ont empêché que ne s’ouvre un vide juridique.
70Dès lors qu’existe une instance capable de donner une réponse qui fait autorité au problème du Quis judicabit et du Quis cogebit, il ne s’agit plus de factions et de plèbe, il n’y a plus rébellion. La Réflexion que nous avons citée plus haut, et qui reconnaît explicitement au peuple un droit de résistance (Recht zum Widerstande) est, selon toute probabilité, antérieure à 1789. Est-ce à dire qu’à la suite du déclenchement de la Révolution Française l’attitude de Kant ait changé, et en quel sens ?35. (Intéressons-nous à une remarque de la même époque : « A la question de savoir qui doit être juge en cas de rupture du pacte, on peut répondre facilement. Mais qui doit prononcer la sentence, c’est-à-dire juger avec la force de la loi ? En Angleterre, le Parlement en a été capable, parce qu’il possédait déjà le pouvoir (Gewalt) pour le faire, mais dans un peuple per turbas, personne n’en est capable » (XIX, 591). Ici, les problèmes, celui du Quis judicabit autant que celui du Quis cogebit, semblent s’évanouir. Il y a une autorité légale capable de faire respecter le pacte, y compris contre le souverain, sans que l’on retombe pour autant dans l’état de nature.
71Les bouleversements qui ont eu lieu en France auraient-ils entraîné chez Kant une sorte de recul ? On peut pourtant observer que les indices d’une constance dans la pensée sont loin de faire défaut. Des remarques que nous avons citées plus haut, il ressort clairement que Kant justifie la Révolution anglaise ; mais, remarque importante, il s’agit fondamentalement de raisons identiques à celles qui seront invoquées par la suite pour justifier la Révolution française : en effet, la convocation des Etats-Généraux par Louis XVI est considérée comme une abdication, une transmission, parfaitement légale, du pouvoir aux Etats-Généraux et à l’Assemblée nationale. Lorsque le peuple est rassemblé, par le truchement d’une assemblée élue, il est lui-même le souverain et, même s’il exerce cette souveraineté contre la volonté expresse du monarque, on ne saurait pour autant le considérer comme rebelle : en ce sens, ni en France ni en Angleterre, il n’y a eu rébellion.
72C’est une règle générale énoncée par Kant : dès lors que le roi « a convoqué le peuple et que l’assemblée s’est constituée, son autorité est non seulement suspendue, mais elle cesse même de s’exercer, de même qu’en présence du mandat cesse l’autorité de tous ses représentants ». En effet, le monarque est seulement « un représentant, un lieutenant, avec lequel le peuple n’a pas fait de contrat, mais à qui il a simplement confié la charge de représenter ses droits » (XIX, 593)36. C’est un point très important. Dans la mesure où il réussit à s’exprimer légalement, par le truchement d’une assemblée régulièrement élue, le peuple n’a aucune obligation à l’égard du monarque ; il faut condamner la rébellion, mais non en tant que violation des obligations contractées à l’égard du pouvoir en place ; seulement en tant qu’elle n’est pas et ne peut pas être l’expression légale et organisée du peuple ; dans l’agere per turbos qui définit la rébellion, ce que les factions commencent par léser, c’est justement l’intérêt du peuple à l’existence d’un ordre juridique stable qui est la condition même de l’exercice de ses droits. En conclusion, là où il y a rébellion, il n’y a pas de peuple et là où il y a un peuple, il n’y a pas de rébellion, malgré le bouleversement, radical et violent, de l’ordre politique et constitutionnel en vigueur.
73De ce point de vue, la négation kantienne du droit de résistance se montre, non seulement dans toute son ambiguïté mais aussi dans sa « duplicité » : « le peuple, avant que la volonté générale n’existe, ne possède aucun droit de contrainte vis-à-vis de son souverain (Gebieter, il s’agit d’une autorité de fait), étant donné que c’est seulement par l’intermédiaire de celui-ci qu’il peut exercer une contrainte juridique ; mais si la volonté générale existe, il est tout aussi impossible que s’exerce une contrainte du peuple sur le souverain, car le peuple serait alors lui-même le souverain suprême » (oberster Gebieter) (LC, VIII, 302). Il ressort de la seconde partie de cette déclaration que la négation du droit de résistance nie que l’on soit fondé à parler de résistance ou de rébellion à propos de ce qui s’est produit en France (et auparavant déjà en Angleterre) : dans la confrontation de la volonté générale et du monarque, c’est la première qui représente la légalité. Quant à la première partie de la déclaration, il s’agit au fond d’une simple tautologie : sans être investi par la volonté générale, c’est-à-dire par une assemblée élue qui représente le peuple, impossible d’exercer un droit de contrainte à l’égard du pouvoir en place ; il n’y a que contrainte et non droit.
74Affirmer qu’on ne peut accuser de rébellion le peuple légalement rassemblé et représenté, c’est là quelque chose de net et de constant chez Kant ; mais il y a une autre constante, l’idée qu’un soulèvement populaire, sa base sociale fût-elle très large, comporte une rechute dans l’état de nature, dès lors qu’il est dénué de toute investiture légale : « Tout ce qui survient par le biais d’une émeute (per turbas) est contraire au droit public » (XIX, 591). De plus, il est insensé d’invoquer contre l’ordre juridique existant un prétendu droit naturel, car celui-ci doit encore se traduire en « loi civile » et c’est « la constitution civile qui doit contenir tous les droits du peuple et du souverain ». Le peuple — dit une remarque antérieure à la Révolution française — n’a aucun droit qui ne soit consacré dans l’ordre juridique positif, et « tous les droits secrets qui ne supportent pas leur proclamation sous forme de lois publiques sont des usurpations » (XIX, 594).
6. Fichte, Kant et le droit de résistance
75A la lumière de ces considérations, ne faut-il pas en venir à la conclusion que la position de Kant ne diffère guère de celle de Fichte, ou, pour être exact, de celle que Fichte exprime dans le Fondement du droit naturel ? Entre temps le jeune philosophe a abandonné ses premières formulations anarchisantes qui élevaient l’individu à la dignité d’« Etat dans l’Etat » et lui permettaient de dénoncer à tout moment le contrat social en retournant au « droit naturel »37. Ce sont probablement ces formulations qui expliquent les réserves ou les critiques de Kant à l’endroit des Contributions38.
76Dans le Fondement, la position de Fichte s’est modifiée du tout au tout. Entre temps, elle avait fait l’objet d’une critique pénétrante, due à un disciple de Kant dont le point de vue ne peut assurément pas être qualifié de « modéré », puisqu’il s’agit d’un auteur dont les positions jacobines sont clairement attestées : si l’on part du principe que l’individu dispose d’un droit absolu à organiser son existence comme il l’entend — observe Erhard —, on peut justifier la transformation de l’ordre politique existant, mais on peut justifier tout aussi bien la résistance au processus de transformation en cours39. Il s’agissait donc d’une position anarchisante, d’autant plus dangereuse qu’au même moment éclatait la révolte de Vendée.
77Erhard exprime en revanche son « accord total » avec la prise de position des Contributions au sujet des rapports de l’Eglise et de l’Etat. Fichte défend vigoureusement le « droit » que possède un Etat « en révolution » (der umgeschaffen wird) à l’égard du « système ecclésiastique » ; l’Etat peut aller jusqu’à « rayer (durchstreichen) certaines doctrines de l’Eglise », en contradiction désormais avec « les nouveaux principes politiques » ; et si — ajoute Fichte en faisant clairement allusion aux événements de Vendée — le clergé répond en faisant « la guerre à l’Etat », alors, celui-ci, à son tour, a le droit de « combattre » au nom « de sa légitime défense »40.
78Mais pouvait-on justifier la répression, énergique et impitoyable, que poursuivait le pouvoir révolutionnaire, à partir d’un point de vue anarchisant, qui affirmait « la légitimité » non seulement « des révolutions en général », mais aussi « par conséquent, de chacune en particulier », donc la légitimité de toute forme de résistance, quels qu’en soient les objectifs concrets, contre le pouvoir établi ?41. Pouvait-on justifier la répression de la révolte vendéenne à partir d’un point de vue qui autorisait l’« individu singulier » — telle était la lecture des Contributions faite par le jeune Niebuhr — à déclarer « la guerre à l’Etat tout entier » ?42. Un lecteur aussi peu imbu de préjugés que Baggesen notait que « cette doctrine de la révolution», inhabituelle, même pour les plus radicaux des « clubs jacobins », ne pouvait que détruire « toute société humaine »43. En tout cas, elle ne pouvait guère servir, à un moment aussi difficile, à la consolidation du nouveau pouvoir révolutionnaire.
79Tel était donc le doute qui ressortait de la recension du Philosophisches Journal ; Fichte doit d’une manière ou d’une autre en avoir tenu compte ; sinon, pourquoi, dans l’introduction du Fondement, éprouverait-il le besoin de citer les « excellentes indications » que contiennent les différents écrits de Erhard ?44. Il est certain que le point de départ, la problématique sont désormais ceux de Kant : comment peut-il y avoir un changement radical de constitution et de gouvernement, une révolution, sans rechute dans l’état de nature ? Fichte croit pouvoir résoudre la difficulté par l’institution de l’éphorat, dont la vocation est justement d’exercer une « surveillance continuelle sur la conduite de la puissance publique ». Mais les données du problème sont bien les mêmes que chez Kant ; « le pouvoir exécutif est juge en dernière instance. Il n’existe pas de possibilité d’appel à l’encontre de la sentence définitive qu’il prononce, personne n’a le droit d’invalider ses jugements ou d’en arrêter l’exécution, et personne n’en a la capacité, vu qu’il a entre ses mains la puissance suprême face à laquelle toute puissance privée est infiniment petite ».
80Si le pouvoir exécutif détient, non seulement la légalité, mais aussi la force militaire ; si par rapport à lui, le citoyen, ou même un groupe important de citoyens n’est qu’une puissance privée, sans mandat légal, irrémédiablement vouée à la faiblesse et à l’impuissance, comment « parviendra-t-on à contraindre les détenteurs du pouvoir » à respecter le contrat et la légalité constitutionnelle ?45. On connaît la réponse de Fichte : les éphores peuvent frapper les détenteurs du pouvoir de « l’interdit d’Etat », les rabaisser au rang de simples citoyens et convoquer la communauté pour décider de ce qu’il convient de faire. Mais cela ne répond, à la rigueur, qu’au Quis judicabit ?, non au Quis cogebit ? ; aucune technique constitutionnelle comportant les précautions suggérées par Fichte pour assurer l’indépendance et l’autorité de lephorat ne suffit à garantir que le second problème sera résolu ; aussi le mécanisme constitutionnel sophistiqué qui aurait dû, d’un côté, éviter ou annuler les prévarications du pouvoir ainsi que la menace du coup d’Etat, et de l’autre, éviter et rendre superflue la rébellion, révèle-t-il toutes ses limites pour laisser place à une confrontation où ce sont, en dernière analyse, les rapports de force qui emportent la décision. Et qu’arriverait-il, si, malgré toutes les précautions, les éphores faisaient cause commune avec le pouvoir dominant, contre le peuple ? Le spectre de la rébellion, que l’institution de l’éphorat visait à exorciser, resurgit de nouveau.
81Peut-être est-il utile, dès lors, de récapituler les points fondamentaux d’accord et de désaccord entre Fichte et Kant, sur la question du droit de résistance. Selon le Fondement, jusqu’à preuve du contraire, c’est le pouvoir exécutif qui représente la volonté générale : donc, non seulement le citoyen privé n’a pas le droit de résister, mais il n’a pas le droit de prendre l’initiative de convoquer la communauté pour enquêter sur le comportement du pouvoir exécutif et, ainsi, en mettre en question la légitimité. Un tel acte équivaut déjà à la rébellion, car il a pour finalité objective la recherche d’un contre-pouvoir, opposable au pouvoir de l’autorité en place. C’est exactement l’opinion de Kant, pour qui il est illicite d’enquêter sur la légitimité du souverain.
82Le cas où le peuple est déjà légalement convoqué et rassemblé est différent. Le Fondement déclare : « le peuple n’est jamais un rebelle, et l’expression de rébellion, utilisée à son sujet, est la plus grande aberration qui ait jamais été énoncée ; car le peuple est en fait et en droit le pouvoir suprême qu’aucun ne dépasse, qui est la source de tout autre pouvoir et qui est responsable devant Dieu seul. Du fait de son rassemblement, le pouvoir exécutif perd son propre pouvoir, en fait et en droit ». Si l’on prend garde à l’avertissement de Fichte dans la note (« qu’on comprenne bien que je parle du peuple tout entier »), on peut constater que, mis à part le langage plus brillant et plus militant, sur ce point non plus, il n’y a pas de différence notable avec Kant pour qui, dans la France de 1789, la convocation et la réunion légale des représentants du peuple avait automatiquement pour sens l’abdication de Louis XVI et la transmission du pouvoir à l’Assemblée Nationale, sans qu’il y ait en rien rébellion.
83Aucun individu privé ne peut convoquer le peuple, mais une fois convoqué et rassemblé, le peuple est, indiscutablement, le souverain ; sur ce point, Kant et Fichte s’accordent. Mais c’est ici, justement, qu’apparaît la difficulté, formulée en ces termes dans le Fondement : « c’est seulement la communauté elle-même qui peut se déclarer comme communauté ; il faudrait par conséquent qu’elle soit communauté avant de l’être, ce qui, sur ce mode, est contradictoire ».
84C’est là que commencent les divergences entr les positions des deux philosophes : pour Kant, la contradiction est insoluble ; ou bien il y a « abdication » légale, comme dans le cas de Louis XVI, ou bien la résistance contre le pouvoir établi ne se produit que per turbas ; elle est l’œuvre d’une masse dépourvue de toute investiture légale, en une confrontation à l’issue incertaine qui annule la certitude du droit et comporte la rechute dans l’état de nature. En conclusion, ou bien le peuple est légalement convoqué et rassemblé, et il n’y a pas rébellion, car c’est le peuple lui-même qui est le souverain ; ou bien il y a rébellion, et elle n’est pas le fait du peuple, mais d’une faction plus ou moins nombreuse ; en effet, là où il y a peuple, il y a un ordre juridique précis, alors que le rassemblement et la réunion d’une masse, en violation de l’ordre en vigueur et sans que le nouveau droit se soit encore concrétisé, signifie la rechute dans l’anarchie, une situation où le peuple se désagrège en individus et en factions qui se livrent une guerre réciproque. Pour Kant, la contradiction que formule le Fondement est donc insoluble et c’est là le signe du caractère illégal de la rébellion.
85Pour Fichte, en revanche, il y a une issue : « on ne peut lever la contradiction que de la façon suivante : le peuple est à l’avance déclaré comme communauté par la constitution, pour un cas déterminé ». Dans les cas graves, les éphores ont le pouvoir, non seulement de destituer les gouvernants, mais aussi de convoquer des assemblées et des réunions populaires, auxquelles on confère à l’avance toutes les marques de la légalité, en sorte que celles-ci ne sont plus la simple expression d’un groupe de citoyens privés ou d’une faction, mais bien celle de la volonté collective. Le vide que Kant tenait pour inévitable entre la destitution de l’ancien pouvoir et l’installation du nouveau est comblé à l’avance, grâce à la norme constitutionnelle qui institue l’éphorat et en définit les pouvoirs et les compétences, ce qui écarte le danger d’anarchie et rend la rébellion superflue. Mais, outre le fait que la norme constitutionnelle ne saurait constituer par elle-même une réponse au Quis cogebit ?, s’il y avait alliance entre l’éphorat et le pouvoir exécutif pour violer la constitution, autrement dit en cas de coup d’Etat — cas que Fichte tient pour improbable, mais qu’il ne va pas jusqu’à exclure — on verrait resurgir le problème du Quis judicabit ? ; où serait en effet l’autorité légale à qui est dévolue le constat de la violation de la constitution et la convocation de la communauté selon une procédure régulière ?
86On en revient ainsi au problème de la rébellion, ou, du moins, à celui de son caractère licite. Là aussi, la position fichtéenne ne diffère guère de celle de Kant. Le Fondement envisage deux scénarios possibles : ou bien l’oppression est telle qu’elle parvient à faire l’unité du peuple qui se soulève contre elle comme un seul homme ; ou du moins à susciter des forces suffisamment puissantes pour renverser le pouvoir en place, et les instigateurs de la rébellion deviennent des héros, garants de la nouvelle légalité constitutionnelle, autrement dit des éphores. Ou bien la rébellion est incapable de trouver un écho suffisant (soit parce que le pouvoir en place n’est pas aussi oppressif qu’on l’a dit et qu’il peut encore être supporté, soit parce que le peuple n’a pas encore la maturité requise pour un changement radical), et ses instigateurs « sont punis comme rebelles selon le droit externe, qui a toute sa validité, bien que, selon le droit interne, devant leur conscience, ils puissent bien être des martyrs du droit ». Il n’y a pas de droit à la rébellion, et si cette dernière est licite, elle ne l’est que post factum ; mais, il n’en va pas autrement chez Kant, où, on l’a vu, le pouvoir révolutionnaire, une fois consolidé, devient pleinement légal, ce qui rend insensée et illicite toute interrogation sur sa légitimité.
87Mais c’est surtout sur un point qu’il y a accord entre les deux philosophes : à l’exaltation de la Révolution française correspond, en ce qui concerne l’Allemagne, une attitude de grande prudence. Ce décalage permet de comprendre toutes les perplexités et toutes les oscillations à propos du droit de résistance : la défense de la Révolution française ne peut ni ne doit être entendue comme un appel à renverser le pouvoir en place en Allemagne ; et ce, non seulement parce que ni la censure ni les rapports de force existants ne le permettraient, mais aussi parce que ces rapports de force sont en quelque sorte intériorisés au point d’agir en profondeur sur la structure de la pensée elle-même en empêchant toute formulation d’une théorie cohérente de la révolution bourgeoise. La différence radicale de la situation allemande, son côté « exceptionnel » entraîne bien davantage qu’une prudence accrue sur le plan du comportement pratique ; elle pénètre, pour s’y réfléchir, jusque dans l’activité spéculative.
88La défense et l’illustration fichtéenne de la Révolution française survient à un moment où des pans entiers de l’opinion publique reculent d’horreur devant la Terreur jacobine qui utilisait, pour parler comme Marx, des méthodes plébéiennes pour en finir avec les ennemis de la bourgeoisie ; mais le philosophe qui défend ou qui justifie la violence plébéienne des jacobins est aussi celui qui déclare que nul « plus que la multitude (Menge) n’est dans l’incapacité » d’interpréter la volonté générale et d’en dénoncer les violations46. Sur ce point aussi, sur l’horreur pour la foule et la plèbe, Fichte n’est pas fondamentalement éloigné de Kant.
7. De la Révolution anglaise à la Révolution française
89A présent, revenons à Kant. On peut déceler un changement de position sur un problème décisif. En cas de violation du pactum fondamentale par le summus imperans, le peuple peut « revendiquer sa liberté », au moyen des droits qui lui sont reconnus par la constitution, en vertu d’une loi qui attribue les différents pouvoirs, mais qui en fixe aussi les limites (XIX, 590) : c’est l’idée d’une division des pouvoirs capable d’assurer aux citoyens une garantie permanente contre tout abus ; c’est cette idée, inspirée par la constitution et l’histoire anglaise, qui n’a plus cours après 1789. En réalité, la souveraineté est indivisible et si, pour régler les différends entre le souverain et le peuple, on instituait un organisme doté d’un pouvoir et d’une force lui permettant d’exécuter la sentence émise, alors le véritable souverain, ce serait lui : et par qui, alors, devrait-il être, à son tour, contrôlé ? (LC, VIII, 300).
90Laissons de côté les motifs théoriques d’une telle prise de position et examinons la situation historique et le débat politique concret qui exercent leur influence sur Kant. Si, après le déclenchement de la Révolution française, il change d’attitude, si la négation du droit de résistance se fait plus énergique, il ne faut pas voir là quelque effet de la lame de fond réactionnaire issue des cours et des publicistes contre-révolutionnaires ; au contraire, le but de Kant n’est autre que de tenter d’endiguer cette lame de fond. Avec le soutien de la révolte vendéenne et des mouvements subversifs dirigés contre le nouveau pouvoir qui s’affirmait en France, l’autre cheval de bataille des idéologues de la réaction, était la célébration de la constitution anglaise. Pour éviter que ne naisse le désir de se rebeller, — déclarait Gentz — pour faire en sorte que les citoyens ou les sujets n’aient jamais à choisir entre la soumission à un despotisme injuste et intolérable et la révolte sanguinaire qui détruit l’ordre institué, il faut « une bonne constitution, une constitution qui rend impossible l’abus du pouvoir suprême, du fait de son organisation même ».
91Rendant plus explicite et plus directe la polémique contre l’essai de Kant Sur le lieu commun, Gentz ajoutait : « Si, en soi, il est contradictoire qu’existent des lois de coercition externes à l’égard de l’autorité suprême de l’Etat, il est parfaitement pensable, cependant, que, par un heureux rapport entre les différentes parties constitutives (les participants) de l’autorité suprême, on puisse imposer à ses opérations des limitations internes ». Certes, on ne peut jamais exclure définitivement le risque que de telles règles soient violées, mais c’est un risque plutôt réduit si l’on dispose d’une « constitution soigneusement équilibrée et bien pondérée » ; les risques, en revanche, sont bien plus graves, lorsque l’on est en présence du « sceptre de fer d’un despotisme sans limites », qu’il soit exercé par un seul, ou par le « monstre à mille têtes d’un peuple qui se gouverne lui-même (d’une nation souveraine) »47.
92Le despotisme, et en premier lieu celui de l’Assemblée Nationale française, rend inévitable le désir de se rebeller, et ce n’est sûrement pas la négation kantienne du droit de résistance qui suffira à l’écarter : il y faut une « bonne constitution ». Gentz ne fait explicitement référence à aucun pays, mais, pour le traducteur de Burke, il est clair que le modèle, c’est l’Angleterre. Seul un peuple dont la constitution est caractérisée par une « sage et fonctionnelle division du pouvoir public peut regarder en face, sans terreur, le terrible principe selon lequel toute rébellion est un crime »48. Il est significatif que Gentz finisse, lui aussi, au bout du compte par repousser la négation kantienne du droit de résistance : face à un pouvoir qui, comme en France, s’arroge des prérogatives et des buts aussi énormes que celui de vouloir porter atteinte, au nom de la souveraineté indivisible du peuple, à des privilèges et à des droits inviolables que l’histoire a consacrés, il est inévitable, sinon de se rebeller, du moins de désirer le faire ; un désir qui, un jour ou l’autre, se traduira par un passage à l’acte sans le moindre scrupule d’ordre juridique.
93On comprend, dès lors, la polémique kantienne. Déjà, l’essai Sur le lieu commun — la traduction allemande des Réflexions sur la Révolution française de Burke avait été publiée à Berlin — fait remarquer que « dans la constitution de la Grande-Bretagne que le peuple tient en aussi haute estime que si elle était un modèle pour le monde entier, il y a un silence complet sur le droit dont dispose le peuple dans le cas où le monarque devrait transgresser le contrat de 1688 » (LC, VIII, 303). Autrement dit, pourquoi les théoriciens de la réaction s’évertuent-ils à revendiquer pour le peuple français, ou plutôt pour la Vendée, un droit de résistance qui n’est même pas prévu en Angleterre, c’est-à-dire dans le pays dont ils vantent tant les vertus ?
94Mais Kant ne se limite pas à cette espèce de retournement polémique. Son intention est, en réalité, pour détruire, précisément, l’un des leit-motiv de l’idéologie contre-révolutionnaire, de démasquer le « mythe » de l’Angleterre, ce pays dont la constitution avait été érigée en modèle, non seulement par Burke, Gentz, Rehberg, etc. mais aussi par toutes les factions libérales modérées effrayées de la radicalisation du processus révolutionnaire en France. On parle — déclare la Métaphysique des mœurs — de « constitution modérée » (eingeschränkte Ver-fassung) ; mais, en ce cas « aucune résistance active n’est autorisée » ; « seule l’est une résistance négative, c’est-à-dire un veto du peuple (au parlement) consistant à ne pas toujours consentir à ces mesures dont le gouvernement prétend quelles sont nécessaires à l’administration de l’Etat » (MM, VI, 322). « Bien plus, si le peuple consentait toujours, ce serait le signe certain qu’il est corrompu, ses représentants vénaux, le souverain despotique en le gouvernement qu’il assure à travers ses ministres, et, pour ce qui est de ceux-ci, des traitres au peuple » (MM, VI, 322).
95Le texte que nous venons de citer ne fait explicitement référence à aucun pays, mais l’allusion est on ne peut plus claire. Déjà, Hume n’avait-il pas parlé — un écrit publié dans la « Berlinische Monatschrift » (bm 1793, XXII, 43 note) avait attiré l’attention sur ses écrits politiques — de l’Angleterre comme d’une limited monarchy ?49. Le terme eingeschränkt que Kant utilise pour qualifier la « constitution » semble n’être que la traduction du limited de Hume. C’est aussi à l’Angleterre que pensait Wilhelm von Humboldt, le théoricien des limites de l’action de l’Etat, lorsque, dans une lettre à Schiller datée de la fin de 1792, il écrivait : « les constitutions libres et leurs avantages, je ne suis pas du tout convaincu qu’elles soient en elles-mêmes des choses importantes et bénéfiques ; au contraire, en général c’est la monarchie modérée qui impose les liens les moins restrictifs au développement de chaque individu »50. Wieland, à son tour, oppose lui aussi l’exemple d’une « monarchie modérée» (eingeschränkte Monarchie) comme l’Angleterre au processus de radicalisation démocratique et jacobine qui, à un moment donné, pénétre la Révolution française51.
96Quoiqu’il en soit, indépendamment de toute référence à un pays donné, il s’agissait d’un mot d’ordre cher aux adversaires de la Révolution française : Mallet du Pan, l’un des plus célèbres théoriciens de la réaction, ne parlait-il pas, lui aussi, de constitution limitée ?52. Dans l’autre camp, un auteur démocrate, — il s’agit de Johann Adam Bergk — distinguait trois types de régime, la « république démocratique », ce qui fait clairement référence à la France révolutionnaire, la « monarchie absolue » (uneingeschränkte Monarchie) et la « monarchie modérée » (eingeschrànkte Monarchie) qui, à tout moment, pouvait se transformer en monarchie absolue53. L’intention des partisans de la révolution est claire : il s’agit de discréditer l’Angleterre, en l’assimilant en fin de compte aux autres partners de la coalition anti-française, autrement dit aux monarchies féodales de droit divin.
97L’auteur que nous venons d’évoquer exprime son admiration pour la « république démocratique » dans un texte qui circulait plus ou moins clandestinement, et ne portait même pas l’indication de la ville où il avait été édité. On comprend, dès lors, les précautions de Kant lorsqu’il reprend ce type d’argumentation. Si Bergk dénonce l’hypocrisie de la « monarchie modérée », Kant fait simplement remarquer que dans une « constitution modérée » — l’expression plus ambiguë, évite de faire apparaître clairement la cible véritable de la polémique et n’a pas été choisie au hasard — le parlement a tout au plus la possibilité de rejeter les demandes financières du gouvernement (il s’agit, nous le verrons, des crédits de guerre), mais rien de plus, ce qui ne traduit aucune véritable capacité d’initiative, aucune véritable souveraineté populaire. Et si, en fait, le parlement continue systématiquement à dire oui au souverain, alors « c’est le signe certain qu’il est corrompu, ses représentants vénaux, le souverain despotique en le gouvernement qu’il assure à travers ses ministres, et pour ce qui est de ceux-ci, des traîtres au peuple ». Nous tenons à revenir sur ce passage parce ce qu’il fait apparaître clairement que nous ne sommes pas en présence d’un exemple imaginaire. C’est la situation de l’Angleterre que Kant décrit, bien entendu telle que lui la voit. Tentons de reconstruire par-delà les précautions verbales, le raisonnement du philosophe. La preuve par neuf que la constitution ou la vie politique anglaises sont bien despotiques, c’est l’adhésion ou l’approbation du parlement à la guerre contrerévolutionnaire contre le peuple français.
98Au reste, si le texte cité ci-dessus présente encore quelques réticences — Frédéric-Guillaume II était encore en vie — après la mort de ce dernier, et donc la fin de l’ère Wöllner, les mailles de la censure de sont desserrées, et le Conflit des Facultés s’exprime de manière beaucoup plus explicite : « Qu’est-ce qu’un monarque absolu ? C’est celui sur l’ordre duquel, quand il dit « la guerre doit être », il y a aussitôt la guerre. Qu’est-ce, en revanche, qu’un monarque à pouvoir limité (eingeschränkt) ? Celui qui doit auparavant demander au peuple si la guerre doit ou non être, et si le peuple dit : « la guerre ne doit pas être », il n’y a pas de guerre. Car la guerre est une situation où toutes les forces de l’Etat doivent nécessairement être aux ordres du souverain. Or, le monarque britannique a mené vraiment beaucoup de guerres, sans pour cela chercher un tel consentement. Donc ce roi est un monarque absolu... ». La constitution prévoit, certes, qu’il doit en aller autrement, mais par la distribution des charges et des fonctions, la couronne peut réduire au silence les scrupules constitutionnels. Naturellement, pour que ce « système de corruption » puisse réussir, il faut le secret, l’absence de « publicité » ; mais c’est justement la raison pour laquelle il ne faut pas s’en tenir aux apparences, et ce d’autant moins que le voile qui entoure une monarchie despotique et corruptrice est « très transparent » (CF, VII, 90, note).
99Sa polémique conduit Kant jusqu’à une représentation caricaturale du parlement anglais : « chacun sait très bien que l’influence du monarque sur ses représentants est si grande et si infaillible, que par les deux chambres rien n’est décidé que ce qu’il veut et propose par son ministre ». Si telle ou telle proposition royale est repoussée, cela signifie que le roi l’a présentée exprès pour la faire rejeter, et ainsi sauver l’apparence d’une autonomie minimale du parlement. C’est Kant lui-même qui nous éclaire sur l’objectif politique de cette polémique implacable : il faut démasquer la constitution anglaise pour détruire « l’illusion qu’il n’y aurait pas à rechercher la véritable constitution conforme au droit, et ce, parce qu’on se figure l’avoir trouvée dans un exemple déjà existant et qu’une publicité mensongère abuse le peuple au moyen de la monarchie limitée par une loi procédant de lui, alors que ses représentants, gagnés par la corruption, l’ont secrétement mis sous le joug d’un monarque absolu », (CF, VII, 90).
100La condamnation de la Constitution anglaise est liée à l’éloge de la nouvelle réalité politique issue de la Révolution française. Kant ne se contente donc pas de la défendre contre les attaques des idéologues de la réaction, mais il la présente comme un modèle, y compris pour un pays tel que l’Angleterre, pourtant imprégné de l’héritage de la révolution bourgeoise. L’opposition entre la France révolutionnaire et la misère politique anglaise devient explicite dans les Réflexions : partant, là encore, du problème de la guerre et de la paix, Kant fait plus que revenir sur le fait que l’Angleterre est sous la domination d’un « monarque absolu » ; il lui oppose, et cette fois explicitement, l’exemple de la « République française » et du Directoire, qui, pour pouvoir déclarer la guerre, doit demander l’approbation des représentants du peuple. C’est le seul cas où l’on peut parler de « pouvoir limité » (eingeschrànkte Gewalt), ou de « monarque aux pouvoirs limités » (beschrànkter Monarch) ; le seul cas où l’on peut parler de « peuple libre ».
101Il est significatif que Kant inverse les arguments des idéologues de la réaction. C’est en France qu’il y a une limitation réelle du pouvoir du souverain par le peuple, car, pour ce qui est de l’Angleterre, seuls des enfants peuvent se laisser abuser par le fait que les dépenses de guerre supposent l’approbation du parlement. En général, l’intervention des représentants du peuple est requise, mais trop tard, quand la guerre est déjà déclarée ; et le monarque et ses ministres n’ont alors aucun mal à obtenir a posteriori l’approbation du parlement, moyennant la distribution de postes dans l’armée et dans l’administration, sans parler des sinécures, dont la distribution est, en pratique, soustraite à tout contrôle. Bref, la constitution anglaise n’est pas la constitution d’un « peuple libre » ; elle n’est qu’une « machine politique... faite pour exécuter la volonté absolue du monarque ». Ou plutôt, on peut dire du peuple anglais, non seulement qu’il n’est pas libre, mais qu’il est « asservi » (unterjocht). Et cette oppression est si peu tolérable « que, pour une grande partie, il ne faut plus songer au progrès du genre humain vers le mieux, et que, même si la prospérité et la croissance des arts peuvent empêcher encore un certain temps la chute, on peut prévoir néanmoins avec certitude un effondrement d’autant plus dangereux, à plus ou moins longue échéance » (XIX, 606-7, passim)54.
102Kant intervient ainsi d’autorité dans un rude débat politique, ouvert par la décision, prise en mai 1790 par l’Assemblée Nationale, de laisser au roi et à lui seul le pouvoir de proposer la paix ou la guerre, en se réservant à elle-même la décision finale. Une mesure qui, aux yeux de Burke, constituait un énième chef d’accusation contre les révolutionnaires français : « les puissances étrangères voudront-elles sérieusement traiter avec un prince qui ne jouit pas de la prérogative de la paix et de la guerre — qui n’a en la matière aucune voix au chapitre, ni personnellement ni par ses ministres, ni par quiconque qu’il pourrait influencer ? Un état indigne ne sied pas à un prince, il vaudrait mieux s’en débarrasser sur le champ ». Il fallait au contraire laisser au roi « le droit de paix et de guerre », en le limitant ou en le contrôlant à l’aide d’autres moyens, tels ceux qui sont en usage en Angleterre55.
103Parmi les réponses aux attaques de Burke, on trouve celle de Paine, (l’un des idéologues de la Révolution américaine, devenu par la suite citoyen d’honneur français), dans un ouvrage qui avait été traduit en Allemagne : on avait eu raison en France doter « aux rois et aux ministres le droit de guerre » et de l’attribuer « à ceux qui doivent en faire la dépense », c’est-à-dire au peuple. Le remède dont Burke vantait les mérites et qui, en Angleterre, aurait dû empêcher tout abus de la part du monarque, c’est-à-dire le fait que ce dernier soit contraint de s’adresser au parlement pour couvrir les dépenses de guerre et lever de nouveaux impôts, ce remède était pire que le mal : « Dans les gouvervements despotiques, les guerres sont l’effet de l’orgueil : mais dans les gouvernements où elles sont des objets d’impôts, elles ont une cause plus constante ». Ainsi, « en parcourant l’histoire du gouvernement d’Angleterre, de ses guerres et de ses taxes, un lecteur qui n’est point aveuglé par les préjugés ni mu par l’intérêt est obligé de convenir que les taxes ne furent point levées pour faire les guerres, mais que les guerres furent suscitées pour lever des taxes ». Quant au parlement, qui aurait dû contrôler la Couronne, en règle générale la contestation se termine par « un accommodement entre les parties qui leur sert à toutes deux d’écran »56.
104Le texte de Paine, aussitôt traduit en allemand — la traduction fut publiée à Berlin en 1792 ! — trouve un écho remarquable en Allemagne — Gentz y fait une allusion méprisante —57 et Kant devait le connaître. Il faut savoir que la revue berlinoise à laquelle collaborait le philosophe évoque le débat en cours sur le plan européen, en faisant même explicitement allusion à Burke, Paine et Mackintosh (bm, 1792, XX, 479-490). C’est dans ce débat que Kant intervient d’autorité, lorsqu’il approuve sans la moindre ambiguïté les thèses des défenseurs de la Révolution française en se rangeant, de fait, tout au moins dans ses Réflexions privées, du côté de ceux qui souhaitent ou qui prévoient pour l’Angleterre une nouvelle tempête révolutionnaire.
105Dès lors, la constitution anglaise ne peut plus constituer un modèle ou un cadre de référence. La preuve irrécusable de son caractère essentiellement despotique, ce sont les pouvoirs qu’elle accorde au roi pour ce qui est du déclenchement des guerres et le fait que l’Angleterre soit à la tête de la coalition contre-révolutionnaire et de l’agression armée contre la France. Un pays belliciste ne saurait être « républicain », et jusqu’au bout Kant n’a pas le moindre doute sur la question de savoir qui porte la responsabilité du conflit en cours. La configuration même de l’Angleterre, sa situation insulaire, « assure à ce peuple une protection relative contre les assauts extérieurs et l’engage bien plutôt à devenir lui-même l’assaillant » (A, VII, 314). Il est également remarquable que « tandis que le Français, communément, aime la nation anglaise et la célèbre avec égards », celle-ci au contraire « déteste et méprise » ses voisins d’Outre-mer. Et ce n’est pas à la rivalité entre les deux pays qu’il faut faire remonter cette différence d’attitude ; mais à « l’esprit de négoce » qui, tout comme « l’esprit nobiliaire » rend « insociable » (ungesellig). Pour les Anglais, les étrangers ne sont pas réellement des êtres humains (Ibid, 315 et note).
106Burke n’avait-il pas célébré le fait que la constitution de son pays, au lieu de parler abstraitement des droits universels de l’homme, se contente des droits des anglais, acquis historiquement et de manière héréditaire ? Cette célébration se transforme chez Kant en un dur chef d’accusation... Dans la gigantesque confrontation en cours, il s’agit donc de tout autre chose que d’une simple rivalité ; ce qui est en jeu, ce sont des principes politiques essentiels, et pour Kant, il ne fait aucun doute que l’Angleterre représente la cause de l’aristocratie, nobiliaire ou marchande, la cause de la réaction. Dans l’autre camp, que voit-on en effet ? « Un contagieux esprit de liberté », capable de provoquer « un enthousiasme qui peut tout ébranler », même s’il n’est pas à l’abri des déformations extrémistes : au total, le peuple français est liebenswürdig, il est digne d’être aimé (Ibid, 313-4).
107Ces formules et ces jugements sont déterminés ou conditionnés par l’enthousiasme pour la Révolution française, comme le démontre le fait qu’auparavant Kant aie caractérisé de façon bien différente les deux peuples en question : les Français sont fondamentalement superficiels, alors que les Anglais nourrissent « des pensées au contenu profond » ; et, pour ce qui est des rapports avec autrui, s’il est vrai que les premiers contacts sont froids, dès qu’ils se sont liés d’amitié, les Anglais sont disposés à vous rendre de grands services. Au total, à l’époque — nous sommes en 1764, et ni la Révolution française, ni la Révolution américaine n’ont encore eu lieu — la comparaison est toute entière à l’avantage des Anglais ; qu’il s’agisse bien là d’un jugement politique, c’est ce que révèle Kant lui-même lorsque, dans une note, il évoque une éventuelle relation entre les différents caractères nationaux et les différentes « façons de gouverner » (Regierungsart)58.
108Le changement radical dans la description des caractères nationaux procède, lui aussi, de raisons politiques. On voit clairement qui représente la cause du progrès, de la raison, des droits universels de l’homme. Dans ses propos privés, Kant est encore plus explicite et plus dur ; « les Anglais sont, au fond, la nation la plus dépravée [...]. Pour eux le monde entier, c’est l’Angleterre. Les autres pays et les autres hommes ne sont qu’un appendice, un accessoire »59. Le témoignage de Borowski sur ce point est particulièrement intéressant, car son esquisse biographique a été, on le sait, revue personnellement par Kant ; selon ce témoignage, donc, le philosophe suivait avec un intérêt passionné les développements de la situation internationale, « les rapports des Etats entre eux », c’est-à-dire le cours de la guerre et la gigantesque confrontation en cours entre la France et la coalition antifrançaise dirigée par l’Angleterre. C’est surtout le comportement de cette dernière qui retenait son attention ; il s’agissait de la nation que Kant « jusque-là, avait toujours célébrée avec enthousiasme », et qui désormais ne représentait plus la cause de « la liberté et de la culture », mais celle de « l’esclavage et de la barbarie »60.
109C’est à la même époque que Hegel constate combien a diminué « le crédit de la nation britannique, y compris chez beaucoup de ses admirateurs les plus convaincus ». Les raisons qu’il avance ne sont pas très différentes de celles que nous avons déjà vues chez Kant : en réalité, la nation n’est pas représentée au parlement qui, bien souvent, n’est qu’un instrument aux mains du gouvernement ; récemment, « on a limité, tant la liberté personnelle, avec la suspension de la constitution, que les droits politiques en vertu de certaines lois positives » (c’est une allusion polémique à la législation adoptée pour faire face au danger français et à l’agitation révolutionnaire en Angleterre même)61.
110Depuis qu’a éclaté la Révolution française, et surtout la guerre contre-révolutionnaire, toute l’Europe est en proie à un vif débat idéologique, et c’est dans ce débat que Kant prend position. Les arguments des défenseurs de l’Angleterre sont clairs : seule une constitution qui prévoit des contrepoids entre les différents pouvoirs est à même de bloquer le despotisme monarchique et celui, plus dangereux encore, des révolutionnaires. Dans l’autre camp, Robespierre répondait : la constitution de l’Angleterre est « vicieuse », et elle n’a pu paraître libre qu’à l’époque où les Français étaient « descendus au dernier degré de la servitude »62.
111Sur ce point, la pensée de Kant n’était pas très différente : « L’Angleterre, qui, autrement, pouvait compter sur la sympathie des hommes les meilleurs dans le monde, pour la sauvegarde courageuse de la liberté (apparente) des personnes souvent mise en péril, l’a maintenant complètement perdue depuis qu’elle s’est mis en tête de renverser la constitution voulue en France (beaucoup plus foncièrement libre), et cela au risque de voir la sienne renversée ». L’Angleterre, qui, un temps, avait été le symbole de la liberté, s’est transformée en tête de pont de la réaction. « Pitt, qui prétend, s’agissant d’un Etat voisin, que les choses demeurent en place, ou que, s’il sortait de l’ornière, il y fût reconduit, est haï comme ennemi du genre humain, mais le nom de ceux qui instaurent en France un nouvel ordre des choses, seul digne de demeurer éternellement, est promis à figurer un jour au temple de la renommée » (XIX, 605)63.
112On peut reconstruire l’évolution de l’image de l’Angleterre chez Kant ; on s’aperçoit alors que cette évolution n’est nullement scandée par quelque rythme interne à la spéculation, mais par les grands événements qui changent la face du monde. Une remarque que l’on peut dater de 1788 environ affirme que le genre humain est encore jeune, qu’il a encore tout l’avenir devant lui, et, à l’appui de cette conception, Kant note « Nous n’avons que depuis cent ans le système de la constitution civile d’un grand Etat, en Angleterre » (XV, 634)64. La Glorious Revolution, à laquelle, bien évidemment, il est fait allusion, est considérée comme la première rupture avec les chaines du despotisme, l’aube d’une époque nouvelle. Du reste, l’admiration de Kant pour Milton et le Paradis perdu témoigne indirectement de son intérêt et de sa sympathie pour la révolution anglaise dans son ensemble65. Enfin, on connaît, par une lettre de Marcus Herz à Kant (9 juillet 1771), l’admiration de ce dernier pour « l’anglais Smith » (L, X, 121)66.
113Et pourtant le prestige de l’Angleterre avait commencé à devenir beaucoup moins net à l’occasion d’une autre révolution, la révolution américaine : « Dans l’histoire contemporaine de l’Angleterre, la soumission de l’Amérique ramène largement en arrière son acquis cosmopolitique. Ce qu’ils veulent : que ceux-là se fassent sujets de sujets et laissent retomber sur eux le fardeau des autres (XV, 630)67. Mais c’est avec le déclenchement de la Révolution française et des guerres contre-révolutionnaires que le tableau mondial change du tout au tout : la ligne de démarcation entre progrés et réaction exige une redéfinition complète ; ou plutôt, à la lumière des nouveaux événements, c’est tout simplement l’histoire politique et constitutionnelle de l’Europe moderne qu’il faut revoir.
8. La Révolution française entraîne une révision
114Voyons à présent quel changement a subi le tableau de la situation mondiale. Voici l’observation contenue dans une remarque qui doit être légérement antérieure à 1789 : « l’histoire des Etats doit être écrite de façon que l’on voie ce que le monde a tiré de profit d’un gouvernement. Les révolutions de la Suisse, de la Hollande, de l’Angleterre sont ce qu’il y a de plus important ces derniers temps » (XV, 62 8)68. L’essai Sur le lieu commun évoque à nouveau les révolutions de ces trois pays et fait observer que « leur constitution qu’on estime aujourd’hui si heureuse » a été le résultat d’une violente subversion (LC, VIII, 301). Autrement dit, opposer la Suisse et l’Angleterre à la France révolutionnaire, comme le faisaient les publicistes réactionnaires ou modérés est une opération absurde. Mais Kant ne se borne pas à ce constat puisque, à la lumière des développements de la lutte politique sur le plan international, il procéde à un réexamen des structures politiques intérieures de ces pays. On l’a déjà vu pour l’Angleterre.
115Pour ce qui est de la Suisse et de la Hollande, Kant évoque les révolutions qui, au terme d’un dur combat contre les Habsbourg et l’Espagne de Philippe II, ont assuré leur indépendance à ces deux pays. Ceux-ci jouissaient encore, au même titre que l’Angleterre, du prestige conquis grâce à leur lutte ; mais, après la Révolution française, ils ne pouvaient plus, de toute évidence, constituer un modèle ; ou plutôt ils pouvaient encore en être un, mais uniquement pour ceux qui, aux bouleversements violents et à la rupture radicale avec le passé — traits marquants de l’action révolutionnaire en France — voulaient opposer la modération du changement socio-politique dans ces pays. Ainsi s’explique l’allusion ironique, dans l’essai Sur le lieu commun, au caractère « si heureux » de la constitution hollandaise ; et ce, d’autant plus, qu’à l’époque, ce n’était pas seulement chez les publicistes, mais aussi sur le champ de bataille que la Hollande, engagée comme elle l’était dans la guerre contre la France, était un des piliers de la réaction.
116Les déclarations de Kant, ironiques ou explicitement réprobatrices, à propos de la situation hollandaise ou belge, constituent objectivement une prise de position en faveur du projet de la Grande Nation de modifier à son profit la situation dans ces pays. Le soutien de la Grande Nation devient explicite avec l’attitude de Kant à propos de la Suisse. Nous avons un témoignage qui attribue au philosophe, en 1798, ces paroles significatives : « Les Suisses ne veulent rien donner ; pourtant c’est aux soldats français que leur république doit sa fondation et son maintien. Est-ce aussi aux Français de nourrir ces troupes ? »69 Pour comprendre le sens de cette déclaration, il faut savoir que le mouvement révolutionnaire suisse, en 1797, ne l’avait emporté que grâce à l’intervention des troupes françaises.
117Kant ne se contente donc pas d’approuver la nouvelle situation ; il repousse aussi les critiques adressées au comportement hégémonique et chauvin de la France par une part importante des milieux démocratiques helvètes. Il faut savoir que le but premier de l’intervention des troupes françaises n’était pas d’assurer la victoire du mouvement révolutionnaire, mais plutôt de le freiner et de le contrôler de façon à empêcher la formation d’un pays réellement indépendant. Pour reprendre les termes d’un spécialiste contemporain : « la Suisse, qui, au début de sa révolution, était un pays indépendant, finit par tomber sous la coupe de la France ; domination qui, certes, mène à bien la transformation socio-économique du pays, mais qui, en même temps, présente indéniablement des traits de pillage et d’absence de démocratie »70. On voit apparaître ici le peu de cas que Kant — mais c’est l’un des traits communs à la culture de son temps — faisait de la question nationale. Laissons pour l’instant cette question extérieure à notre propos. Une chose est sûre : le changement du jugement de Kant à propos de l’Angleterre, de la Hollande et de la Suisse reflète les changements de la situation objective sur le plan international et l’évolution de l’opinion publique. Avant 1789, on invoquait souvent dans les milieux progressistes l’exemple de ces trois pays, une monarchie constitutionnelle et deux républiques, opposé au tableau désolant de l’Europe du despotisme71. La Réflexion que nous avons citée auparavant démontre que Kant n’était pas insensible, lui non plus, à ce triple exemple, mais qu’il change d’attitude une fois qu’a éclaté la Révolution française, lorsque ces pays commencent à devenir les porte-drapeaux de ce qui est, précisément, le mouvement antifrançais.
118A la lumière de la nouvelle situation historique et des développements politiques internationaux, le parlement anglais a changé de fonction : dans la réflexion antérieure à 1789, c’était l’instrument qui permettait, lors d’une situation d’une exceptionnelle gravité, de se délier du devoir d’obéissance au souverain, sans pour autant retomber dans l’état de nature et, lors d’une situation normale, de contrebalancer le pouvoir du souverain ; après 1789, il n’est plus que l’odieux instrument du despotisme : « Ainsi, une constitution politique prétendûment modérée, en tant que constituant le droit interne de l’Etat, est-elle une chimère et, au lieu de ressortir au droit, elle n’est qu’un principe de prudence visant autant que faire se peut, non pas à faire obstacle aux influences arbitraires qu’exerceraient sur le gouvernement un puissant usurpateur des droits du peuple, mais à les pallier par l’apparence d’une autorisation de s’opposer accordée au peuple » (MM, VI, 320). Ce n’était pas seulement l’Angleterre ; c’était aussi la France qui était visée par les théoriciens de la réaction lorsqu’ils défendaient l’idée d’un organisme contrôlant et limitant le pouvoir, non plus du monarque, mais cette fois de l’Assemblée nationale. La toute puissance de ce corps législatif, défendant « avec fanatisme » des thèmes « abstraits », c’était là le pire des despotismes et jamais organe de contrôle n’avait été plus nécessaire qu’à son égard. Burke condamne vigoureusement le fait qu’en France on ait supprimé ces corps, ces institutions qui constituaient un frein valide aux prétentions du pouvoir politique à réglementer tous les aspects de la vie sociale : « Ils constituaient des corps politiques permanents (permanent bodies politic ; Gentz traduit de façon significative par Korporationen), faits pour résister aux innovations arbitraires ; et leur constitution en corps (corporate constitution), ainsi que la plus grande partie de leur procédure et de leurs règles, était tout à fait propre à établir la validité et à assurer la stabilité des lois. Les parlements offraient à celles-ci le plus sûr des asiles contre toutes les révolutions de la mode et de l’opinion. Ils avaient su veiller sur ce dépôt sacré de leur patrie aussi bien pendant les règnes des princes arbitraires qu’au cours des luttes où s’opposaient les volontés arbitraires des factions. Ils avaient entretenu le souvenir de l’antique constitution et maintenu son héritage. Ils étaient les garants par excellence de la propriété privée, laquelle n’était pas moins bien protégée dans la France des siècles passés que dans les autres pays, alors même que la liberté personnelle y était inconnue »72.
119Pour mettre un frein au pouvoir monarchique, ces institutions étaient utiles, mais dans un régime républicain et démocratique, elles étaient simplement indispensables : elles sont le rempart contre « les maux provoqués par une démocratie irréfléchie et injuste », et au lieu de les réprimer, il faudrait au contraire les organiser pour qu’elles soient un contrepoids au « pouvoir suprême dans un Etat » et possèdent une indépendance si grande qu’elles soient « pour ainsi dire en dehors de l’Etat »73. Ces institutions qui, sous prétexte de veiller aux abus du pouvoir politique, devaient empêcher le pouvoir féodal de s’effondrer sous les coups de boutoir de l’activité du législateur, ce sont elles que Burke nomme tribunaux ou parliaments74.
120A son tour, Gentz, polémiquant contre les publicistes révolutionnaires, défend les Par lamenter75, autrement dit les parlements ; chargés de l’enregistrement des lois, ils avaient souvent, à l’origine, des positions corporatives et étaient attachés à la tradition féodale ; pourtant ils avaient joué un rôle de contrepoids à la monarchie absolue de Louis XVI et, objectivement parlant, ils s’étaient faits les interprètes du mécontentement populaire contre la cour, dans la période immédiatement antérieure à la révolution ; après le 14 juillet, les parlements avaient cherché à bloquer l’Assemblée nationale et la radicalité de ses lois anti-féodales ; aussi avaient-ils été dissous dès la fin 8976.
121Si en Allemagne les publicistes démocrates et jacobins avaient eux aussi célébré la dissolution des « parlements »77, ce sont eux ou des institutions analogues qu’invoquait la propagande contre-révolutionnaire pour célébrer « la constitution modérée », en vigueur en Angleterre, cette constitution qu’en France le radicalisme démocratique et jacobin avait voulu tuer dans l’œuf. Avant 1789, en se fondant sur l’expérience de la révolution anglaise, Kant avait considéré de telles institutions, dotées d’un pouvoir (Gewalt) propre et d’attributions spécifiques, indépendantes du souverain, comme l’instrument susceptible de permettre l’expression de la volonté du peuple ; et voilà qu’à présent les publicistes contre-révolutionnaires les célébraient comme un contre-poids indispensable que par malheur l’Assemblée Nationale avait inconsidérément supprimé.
122Si pour les théoriciens de la réaction, il fallait instituer des organes de résistance au pouvoir législatif et à la volonté populaire, dont les membres, nommés à vie, se transmettaient leur charge de façon héréditaire, tout autre était le souci de Kant : il s’agissait d’affirmer que la puissante activité de transformation de la réalité socio-politique entreprise en France par l’Assemblée Nationale était légitime, et doter tout prétexte à la subversion contre-révolutionnaire. La position de Kant sur ce point s’explique si peu par des préoccupations politiques conservatrices, qu’il n’est pas difficile d’y retrouver la trace d’une certaine analogie avec les positions radicales et jacobines. Robespierre déclare, lui aussi, qu’en Angleterre « l’or et le pouvoir du monarque font constamment pencher la balance du même côté » ; les apparences sont trompeuses, car « le fantôme de la liberté anéantit la liberté même » et « la loi consacre le despotisme ».
123Face à cette réalité, quelle importance peuvent avoir « les combinaisons qui balançent l’autorité des tyrans ? ». Aussi Robespierre se déclare-t-il sceptique quant à l’efficacité du tribunat comme institution dont le rôle théorique était de « poser les digues » pour défendre la liberté politique contre les débordements de la puissance des magistrats » ; l’instrument adéquat « pour diminuer la puissance des gouvernements au profit de la liberté et du bonheur des peuples », ce n’est pas là qu’il se trouve et, de toute façon, on ne peut jamais « empêcher que les dépositaires du pouvoir exécutif ne soient des magistrats très puissants »78. Robespierre souligne la nécessité que « le législatif et l’exécutif soient séparés rigoureusement », mais pour le reste il estime que le système complexe de pouvoirs et de contre-pouvoirs propre à l’Angleterre, loin d’éliminer le despotisme monarchique, ne fait que l’enjoliver, tandis que d’un autre côté, il se montre d’une efficacité redoutable lorsqu’il s’agit d’empêcher toute entreprise de rénovation radicale des rapports sociaux et politiques existants et d’empêcher l’expression de la souveraineté populaire.
124Pas question pour nous, bien entendu, de gommer tout ce qui sépare Kant de Robespierre, mais il faut pourtant reconnaître que sur ce point aussi la pensée kantienne n’est pas très différente. Aux déclarations que nous avons déjà citées, et qui toutes soulignent la complicité essentielle entre le parlement anglais et le monarque, il faut encore ajouter celle-ci : « En Grande-Bretagne, on ne peut dire que le roi représente le peuple, mais que, conjointement avec les ordres, et avant tous les autres, il constitue le peuple, et est par rapport à eux primus inter pares ». Paradoxalement, en France, le passage de la monarchie absolue au gouvernement républicain a été bien plus facile. Justement parce qu’il représentait la totalité du peuple, une fois celui-ci rassemblé, le roi a perdu tout pouvoir. C’est là « le malheur du roi » ; « parce qu’il représente le tout, il s’annihile quand il fait comparaître ce tout, dont il n’est pas une partie, mais seulement le représentant. S’il en était une partie, le tout ne pourrait jamais, sans son consentement, prendre corps et une volonté générale en naître, qui a la toute-puissance législative » (XIX, 596)79.
125Or, tel est justement, le cas de l’Angleterre : la souveraineté du peuple, la volonté générale y est divisée, et en quelque sorte paralysée. Ce qui apparaît aux publicistes contre-révolutionnaires comme le mérite suprême, n’est aux yeux de Kant qu’un frein, une limitation des plus graves. Pour certains des idéologues de la réaction, le droit de résistance contre le despotisme, c’était cette division de la souveraineté populaire, qui avait pour vocation d’empêcher la furie législative et la toute puissance de l’Assemblée Nationale, qu’aucun droit historique ne parvenait à retenir, et dont rien, nulle institution, nul contre-poids, ne réussissait à endiguer la folie.
126On voit apparaître ici, une fois encore, l’ambiguïté de la négation kantienne du droit de résistance. Etant donnée la distinction entre pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, on peut se demander lequel de ces pouvoirs est concerné par l’interdiction absolue de résister ? La réponse kantienne n’est pas univoque. D’un côté, Kant souligne avec force que le pouvoir législatif et lui seul constitue le souverain, tandis que le pouvoir exécutif, qu’il s’agisse du roi, du gouvernement ou du directoire n’est que le régent, lequel « est soumis à la loi, en sorte que c’est par elle, par conséquent par un autre, le souverain, qu’il est obligé ». En effet, le souverain peut déposer le régent ou « réformer son administration », c’est-à-dire en fait redéfinir son rôle dans le cadre de la constitution, en réduisant ses pouvoirs (MM, VI, 317). C’est précisément ce qui s’est produit en France : on l’a vu, Kant tient pour parfaitement légitime la redéfinition du rôle de Louis XVI comme monarque constitutionnel, puis sa destitution par l’Assemblée Nationale.
127En ce sens, la négation kantienne du droit de résistance ne diffère pas, quant à l’essentiel, des doctrines révolutionnaires françaises qui, à partir de l’affirmation de la souveraineté du peuple, en viennent à considérer que le véritable rebelle, c’était le roi, lui qui se permettait de résister à la volonté du pouvoir législatif et donc du seul souverain authentique, le peuple. Et, de fait, pour Kant, « un gouvernement qui serait en même temps législateur devrait être appelé despotique, par opposition à un gouvernement patriotique (Ibid, 316-7) : autrement dit, il y a bien despotisme, lorsque le monarque ou le pouvoir exécutif n’est pas soumis à l’autorité de la loi et du pouvoir législatif, c’est-à-dire, finalement, du peuple. Il est vrai que le souverain ne peut ni traduire en justice, ni condamner le monarque ou le gouvernement ; en ce sens, ceux-ci ne sont pas assujettis à la contrainte. Ils le sont, pourtant, dans la mesure où on peut les déposer. Et, même si, sur le plan strictement judiciaire, ni le monarque, ni le gouvernement ne peuvent être traduits en justice pour l’activité qu’ils ont déployée durant l’exercice de leurs fonctions, ils peuvent néanmoins être jugés et condamnés pour ce qu’ils ont éventuellement entrepris après leur déposition, c’est-à-dire une fois redevenus simples personnes privées.
128Il y a donc bien despotisme, lorsque le peuple (le souverain) n’a pas la possibilité de déposer le gouvernement ou le monarque et de les ramener à l’état de citoyen privé, soumis dès lors comme tout citoyen, au contrôle de l’autorité judiciaire, sans que cela entraîne pour autant une confusion des pouvoirs qui porterait préjudice à la légalité républicaine et à la liberté de tous. Autrement dit, lorsque Kant dessine les grands traits de l’Etat républicain authentique et affirme qu’en son sein le pouvoir exécutif est « irrésistible », cela ne vaut que dans la mesure où le gouvernement ou le monarque qui en sont les détenteurs exécutent effectivement la volonté du souverain, du pouvoir législatif qui, seul, est « irréprochable » (Ibid, 316).
129Mais que faire, lorsque l’on se trouve en présence d’un gouvernement et d’un ordre despotiques ? La réponse de Kant est, là aussi, beaucoup plus ambiguë et beaucoup plus évasive que l’on ne serait tenté de le croire à première vue : « Il peut bien se faire qu’un changement de constitution politique (si elle est défectueuse) soit parfois nécessaire — il ne saurait alors être accompli que par le souverain lui-même grâce à une réforme, mais non par le peuple, grâce par conséquent à une révolution ». On a souvent vu dans cette déclaration le soutien à un programme de réforme par en haut, mis en œuvre par le monarque ; mais en réalité, il est ici question de la France, et l’on ne doit pas oublier qu’un peu plus haut, c’est le pouvoir législatif qui a été défini comme le souverain véritable. La déclaration kantienne est donc une transposition, sur un mode réformiste, du processus révolutionnaire tel qu’il s’accomplit en France à partir de la convocation des Etats-Généraux ; cela est d’autant plus net que Kant ajoute aussitôt : « si une telle révolution a lieu, elle ne peut atteindre que le pouvoir exécutif, non le pouvoir législatif » (Ibid, 321-2) : c’est très exactement ce qui s’était produit en France, où la réforme-révolution entreprise par le souverain (le pouvoir législatif) avait conduit à la transformation, puis à la déposition du pouvoir exécutif (le monarque). Il ne s’agit donc pas d’une déclaration qui mettrait en question le pouvoir qu’avait l’Assemblée Nationale de déposer Louis XVI et de révolutionner les rapports sociaux et politiques existants ; peut-être faut-il plutôt y lire une critique des manifestations de rue, des pressions et des coups de force extraparlementaires dont la seule victime était le pouvoir législatif, c’est-à-dire le souverain.
9. Révolution française. Thermidor et droit de résistance
130Il est vrai que le thème du droit de résistance avait fait l’objet de débats âpres et passionnés durant la Révolution française. La Constitution de 1791 définit comme « droits naturels et imprescriptibles » de l’homme « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Dans la Constitution de 1793, le droit de résistance occupe un espace beaucoup plus étendu, puisque pas moins de trois articles de la Déclaration des droits lui sont consacrés. Il y est affirmé qu’« il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé » et il y est proclamé que « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »80.
131Il ne faudrait pourtant pas croire que la proclamation du droit de résistance soit la simple expression du radicalisme jacobin. Le projet girondin de Constitution et de Déclaration des droits y consacre, lui aussi, deux articles qui sont une proclamation solennelle du droit de résistance, doublée toutefois d’une tentative pour le maintenir dans les limites de la légalité : « Les hommes réunis en société doivent avoir un moyen légal de résister à l’oppression », moyen qui « doit être réglé par la Constitution »81. Proclamer le droit de résistance, c’était justifier la révolution contre l’ancien pouvoir féodal et monarchique ; c’était, du moins pour les jacobins, justifier les manifestations de rue et l’intervention extra-parlementaire des masses qui avait balayé les courants modérés ; c’était justifier l’exécution de Louis XVI ; mais ce n’était certainement pas fonder un droit permanent à la révolte, basé sur l’appréciation arbitraire de chacun. La proclamation du droit de résistance concernait davantage le passé que l’avenir ; il s’agissait en réalité, non d’un instrument de subversion, mais de légitimation, et donc de consolidation, du nouveau pouvoir révolutionnaire. C’était en cela que résidait son caractère contradictoire.
132Très tôt, les jacobins s’en aperçurent : à peine s’étaient-ils emparés du pouvoir qu’ils promulguaient une loi, la loi du 23 ventôse an II (autrement dit du 13 mars 1794) punissant de la peine de mort « la résistance au gouvernement révolutionnaire et républicain »82 quel qu’en fût le motif. Peu après, Robespierre dénonçait le danger que faisait courir à la République « l’aristocratie de ceux qui gouvernent », mais aussi « le mépris du peuple pour les autorités qu’il a lui-même établies »83. Il ne fallait pas que le problème du contrôle du pouvoir fasse oublier un autre problème : celui de l’institutionnalisation d’un pouvoir révolutionnaire, solide et stable, soustrait aux aléas des coups d’Etat permanents. Et surtout, alors que redoublait d’ardeur la lutte contre la réaction, Robespierre faisait remarquer que le problème essentiel n’était pas « de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique », mais au contraire de défendre la puissance publique « contre toutes les factions qui l’attaquent »84.
133Ainsi le mot d’ordre « droit de résistance » devint-il très rapidement un mot d’ordre anti-jacobin. A la suite de l’émeute du 2 juin 1793, par laquelle la foule parisienne et la Garde Nationale imposent l’arrestation des dirigeants jacobins, Condorcet en appelle au droit de résistance : « Quand la Convention Nationale n’est pas libre, ses lois n’obligent plus les citoyens »85. D’une certaine manière, l’ultime soulèvement populaire dont les jacobins étaient les initiateurs pouvait invoquer pour sa justification le droit de résistance, mais c’était aussi là l’amorce d’un tournant décisif, au terme duquel l’invocation du droit de résistance contre les jacobins, et, en fait, contre le nouveau pouvoir révolutionnaire, cesserait d’être le monopole de la réaction féodale et cléricale, de la Vendée, pour appartenir tout aussi bien à l’opposition modérée et girondine.
134Avant cela, et indépendamment de la question vendéenne, on pouvait d’ailleurs relever, au cours du débat parlementaire lui-même, de nombreux cas où l’invocation du droit de résistance émanait de forces dont le but n’était pas d’accélerer le processus révolutionnaire, mais plutôt de le freiner ou de le bloquer. Au cours du débat précédent l’approbation de la Constitution de 1793, un député, Isnard, avait affirmé qu’il existait, antérieurement à toute loi constitutionnelle, un « pacte social » qui n’engageait que ceux qui l’avaient conclu : « Les autres ont le droit de quitter la société avec leurs biens, pourvu que ce ne soit pas pour entrer en état de guerre avec elle ; si on porte obstacle à cette volonté par la force et que l’on veuille malgré eux les englober dans la société, on viole à leur égard tous les droits naturels, on les opprime ; en effet, car ils ne peuvent être obligés par le vœu de la majorité, qu’autant qu’ils auront antérieurement, et une première fois, consenti à l’être »86. Il est significatif que cette intervention, du 10 mai 1793, suive de quelques jours l’intervention de Robespierre tonnant contre « la disproportion extrême des fortunes » et soulignant qu’il fallait limiter d’une manière ou d’une autre l’exercice du droit de propriété. L’idée d’un « pacte social » n’engageant que ceux qui y avaient librement souscrit, visait à réaffirmer le caractère absolument intangible du droit de propriété : si l’on s’interdisait de recourir à l’oppression, et par là de justifier la résistance, il fallait bien accepter que quiconque le souhaiterait soit autorisé à quitter la société, et ce, en emportant l’intégralité de ses biens. Ce n’est pas un hasard si le discours d’Isnard déchaîne chez les jacobins une réaction de fureur. Marat, notamment, déclare : « La motion de pacte social ne tend réellement qu’à dissoudre la République en nous menant à des idées de gouvernement fédératif »87. Etait ainsi démasquée la tentative de freiner à l’avance l’activité du pouvoir législatif et de le bloquer, en invoquant, non plus l’inviolabilité de la propriété féodale, mais celle de la propriété bourgeoise.
135Ces considérations rapides font, elles aussi, apparaître toute l’ambiguïté qui caractérise l’histoire du droit de résistance, tant en ce qui concerne la France qu’en ce qui concerne le cadre plus étroit de l’histoire du débat constitutionnel ouvert par la révolution. Il est probable qu’en niant le droit de résistance, Kant ait voulu, non seulement nier la légitimité de la révolte vendéenne (que célébraient non seulement les théoriciens réactionnaires, mais aussi les émigrés qui, par vagues successives, s’étaient installés en Allemagne), mais aussi exprimer le souhait de voir se stabiliser la situation et le nouveau pouvoir révolutionnaire, sur de solides bases bourgeoises, et de voir cesser les différentes tentatives, mutuellement opposées, pour le renverser par la force.
136L’état de nature abhorré comme conséquence de la résistance et, plus encore, de la proclamation du droit de résister, désigne deux choses différentes : si l’on se tourne vers l’Allemagne, il s’agit de la consécration de la toute puissance féodale d’une noblesse rétive à toutes les réformes par en haut dont la monarchie absolue avait elle-même pris l’initiative ; si l’on se tourne vers la France, il s’agit de la succession ininterrompue des tentatives de coups d’Etat qui empêchaient la consolidation définitive du nouveau pouvoir révolutionnaire et laissaient apparaître en toile de fond l’ombre menaçante des sans-culottes. Une note bien antérieure à 1789 voit en l’état de nature une lésion des droits des citoyens, parce qu’en lui toute sécurité fait défaut « et la propriété est toujours menacée » (XIX, 476-7)88. Or, il est clair que le déclenchement de la Révolution française et ses développements ont incité Kant à pousser plus avant sa réflexion. En présentant le projet qui devait donner naissance à la Constitution de 1795, le rapporteur, Boissy d’Anglas, déclare : « un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature »89. Une pensée de Kant que l’on peut dater de 1795 environ, observe : « les droits réels doivent donner l’autorisation de siéger à la Chambre Haute ; sans quoi les riches seraient spoliés et assassinés par les pauvres, les propriétaires par ceux qui n’ont rien »90.
137C’est en ce sens qu’il faut lire la polémique contre l’affirmation attribuée à Danton, selon laquelle le contrat social serait un fait historique, en sorte qu’il conviendrait d’annuler l’organisation juridique dès lors qu’elle contredit le contrat, et de tenir « pour nuls et non avenus tout droit et toute propriété se trouvant dans la constitution civile réellement existante ». Au contraire, le contrat social ne doit être considéré que comme une « idée », « un principe de la raison permettant de juger en général de toute constitution juridique publique » (LC, VIII, 302) ; autrement dit comme un instrument de transformation et même de transformation radicale et profonde de ce qui existe, mais pas au point de porter atteinte aux rapports bourgeois de propriété ou de les mettre en danger.
138Ce qui inquiète Kant chez les jacobins, ce n’est pas tellement la Terreur, qui a au moins le mérite de servir à vaincre les résistances féodales ; ce sont surtout les coups portés à la propriété, et à la propriété bourgeoise, le recours à la dictature de la petite bourgeoisie et de la plèbe. D’un côté, Kant condamne la démocratie, entendue comme démocratie directe, parce qu’elle conduit inévitablement à l’« ochlocratie » : pour qu’il y ait liberté et ordre juridique constitutionnel, le peuple doit se contenter de choisir les représentants qui le gouvernent (XXIII, 161). Nier le droit de résistance, critiquer les manifestations de rue et les pressions extra-parlementaires des masses parisiennes, c’était en quelque sorte pour Kant exorciser le spectre de la démocratie directe et de l’« ochlocratie ».
139Sans doute est-ce là aussi la raison pour laquelle il a sans doute vu d’un œil favorable le tournant de Thermidor et sa conséquence : l’affirmation du libéralisme, le retour au suffrage censitaire, et surtout une clarification définitive au sujet de l’égalité91 qui ne pouvait ni ne devait être plus ni autre chose que l’égalité devant la loi, sans qu’il soit jamais question d’intervenir dans la répartition de la richesse. En déclarant que « la souveraineté réside essentiellement dans l’universalité des citoyens » et que « nul individu, nulle réunion partielle de citoyens ne peut s’attribuer la souveraineté »92, la Constitution de 1795 semble correspondre tout à fait aux idées de Kant : s’affirmant dans sa maturité, la société bourgeoise rend caduc le droit de résistance, qui se définit comme la prétention de la partie à se substituer au tout.
140C’est dans le même cadre que l’on peut situer l’évolution de Fichte. Si les Contributions se caractérisent par une « radicalisation anarchiste du libéralisme »93, la révolte de Vendée, et plus généralement la prise de conscience d’une stabilisation nécessaire du processus révolutionnaire sont sans doute à l’origine d’un tournant. Dans la lettre même où il prend acte des réserves de Kant à l’endroit des Contributions, Fichte déclare qu’il n’est plus d’accord avec leur contenu ; non parce que celui-ci serait trop radical, ou parce que cela irait « trop loin » (zu weit), mais pour la raison inverse94. La négation du type de droit de résistance individuel formulé dans les Contributions (à tout moment l’individu pouvait dénoncer le contrat social), cette négation n’est pas aux yeux de Fichte un repli de style modéré et, en effet, ce n’est nullement de cela qu’il s’agit.
141Il est certain que dans l’Introduction au Fondement du droit naturel, Fichte se déclare en accord, pour l’essentiel, avec Kant, et il est tout aussi certain que cet accord constitue un désaveu explicite des positions adoptées dans les Contributions : aussitôt que l’individu « exprime la volonté d’entrer dans un Etat déterminé, et dès qu’il y est accepté, il est, par cette déclaration réciproque, soumis sans autres conditions à toutes les limitations que la loi juridique exige pour ce rassemblement d’hommes »95. Cela revient en pratique à refuser le droit de résistance ; l’introduction de l’éphorat est un artifice constitutionnel qui, en empêchant les prévarications du pouvoir, doit en principe rendre inutile tout appel à l’insurrection et empêcher la légalité de retomber dans l’état de nature. Entre temps, en France, la Constitution de l’An II (1795) prévoyait une « Haute cour de justice » dont le rôle était comparable : juger les membres du Directoire, autrement dit de l’exécutif96 ; il faut mettre en relation l’éphorat dont parle le Fondement avec la nouvelle réalité politique qui était en train de se dessiner Outre-Rhin. Que l’évolution constitutionnelle en cours en France pèse fortement sur l’évolution du philosophe, voilà qui, d’ailleurs, n’échappait nullement aux contemporains97. C’était de cette façon que Fichte exprimait son adhésion à la stabilisation post-thermidorienne des conquêtes issues de la Révolution.
142Mais, encore une fois, c’est aussi-là l’attitude de Kant, lequel exprime, en 1798, un jugement positif sur le Directoire98. On trouve aussi un jugement positif implicite dans les Réflexions (XIX, 606-7) et, sur un mode prudent et allusif, dans un texte publié, la Métaphysique des mœurs, où le mot Directorium est employé, et ce n’est certainement pas un hasard, comme synonyme de « gouvernement », à l’intérieur d’une division correcte des pouvoirs garantissant la liberté (MM, VI, 316).
143C’est aussi la période où en Allemagne se répand le bruit que Sieyès, membre du Directoire, aurait tout bonnement envoyé à l’auteur de la Critique de la raison pure le texte de la Constitution (celle de 1795, bien entendu), afin « qu’il supprime ce qu’elle contenait d’inutile et qu’il indique quelles étaient les améliorations à lui apporter » (L, XII, 64 ; c’est ce que rapporte un interlocuteur de Kant dans une lettre du 15/III/1796). Selon l’un de ses biographes, le philosophe aurait refusé, par patriotisme et pour ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures d’un autre pays99. Mais en réalité, si effectivement aucun contact n’a eu lieu entre l’homme politique français et le philosophe allemand, il faut en chercher la raison déterminante du côté des pressions des autorités prussiennes : c’est ce qui ressort d’une lettre que Kant adresse à l’un de ses disciples. Il s’agit de Kiesewetter ; après avoir informé le maître des efforts accomplis pour introduire en France la connaissance de la philosophie critique, celui-ci ajoute : « Il y aurait naturellement une voie plus rapide pour parvenir au but. Un homme qui, à présent, se trouve parmi nous à Berlin, serait tout prêt à nous aider, si seulement le gouvernement n’avait pas élevé à ce propos une barrière insurmontable, du moins pour moi. Je pense que vous me comprendrez » (L, XII, 267. Lettre du 25/XI/1798). Cet homme dont le nom est tu, par prudence, ne peut être que Sieyès, à l’époque envoyé du gouvernement français à Berlin100.
144Dans la France post-thermidorienne, lassée des bouleversements et qui n’aspire plus qu’à la stabilité, autrement dit dans une France qui est à cent lieues de théoriser le droit de résistance, Kant et Fichte se reconnaissent pleinement. Ce dernier, au moins dans sa correspondance, fait référence au texte de la Métaphysique des Mœurs que nous avons cité et emploie lui aussi le mot Direktoren, autrement dit le mot qui désigne les membres du Directoire, comme un terme synonyme, en gros, de gouvernement101. C’est justement à ce moment que Fichte caresse l’idée de devenir citoyen de la Grande Nation102.
145On est si loin de la théorisation du droit de résistance que celui-ci est également nié, dans une certaine mesure, lorsqu’il s’agit des rapports entre les nations. Peu à peu, il se révèle que la politique menée en Allemagne par la France post-thermidorienne est une politique impérialiste et colonialiste, et l’on voit se déclencher les premières révoltes de paysans, qui prennent souvent l’aspect d’une guérilla contre ce qui est, et est ressenti de plus en plus comme le comportement d’une armée d’occupation. En ces années 1795-1796, Fichte qui, bien des années plus tard, jouera un rôle de premier plan lorsqu’il s’agira d’encourager la résistance populaire à l’occupation napoléonienne, exprime au contraire son indignation : « Elle n’est guère à notre honneur » déclare-t-il, — l’apparition de francs tireurs (Scharfschützen) qui guettent dans un fourré et tirent sur les hommes, de sang-froid et en toute sécurité comme sur une cible. Pour eux le but est de tuer ». Il s’agit d’un comportement « absolument contraire au droit »103.
146A peu près au même moment, Kant condamne, lui aussi, « ceux qu’on appelle des francs-tireurs qui, embusqués, épient des gens isolés » (MM, VI, 347). Tout comme Fichte, Kant approuve, lui aussi, la politique du Directoire sur le plan international. Un peu auparavant, le philosophe avait reçu une lettre qui exprimait, semble-t-il, des idées partagées par l’expéditeur et le destinataire. La lettre en question évoquait les « dures réquisitions » des troupes françaises à Würzburg et leur comportement répressif, dans les campagnes surtout, qui avait poussé les paysans à se soulever en masse. De cette façon, c’étaient les Français eux-mêmes qui imposaient des « bornes à leurs victoires », en s’aliénant la sympathie de l’opinion publique. Considération qui fait bien ressortir les réserves et les critiques de l’interlocuteur de Kant, lequel ajoute cependant, qu’à analyser la situation « d’un point de vue cosmopolitique », les souffrances infligées à l’Allemagne sont peu de choses par rapport à la cause du progrès de l’humanité : « les voies empruntées par la nature ne cessent de nous mener vers la réalisation de son sage dessein, et si aujourd’hui il y a des malheureux par milliers, il y aura un jour des millions d’heureux », surtout une fois réalisée « la paix perpétuelle » (L, XII, 101-102). Un objectif vers lequel, selon l’auteur de la lettre, mais aussi probablement selon son destinataire, la victoire des troupes françaises faisait malgré tout progresser l’humanité.
147Comme chez Fichte, chez Kant, le juste enthousiasme pour la Révolution française est aussi ce qui empêche toute compréhension du caractère impérialiste qu’allait désormais prendre la politique extérieure française. On comprend dès lors pourquoi le « Moniteur Universel », autrement dit l’organe officiel du gouvernement français, pouvait à l’époque citer très favorablement « Kant, et son disciple Fichte » ; et l’on comprend aussi la perplexité de Goethe à l’endroit de cette citation104.
10. Obéissance chrétienne et nouveau pouvoir révolutionnaire
148Quand on quitte la France pour l’Allemagne, on trouve une nouvelle confirmation du fait que les milieux révolutionnaires n’avaient nullement le monopole du mot d’ordre « droit de résistance ». En 1792, en pleine Révolution française, alors que s’étaient évanouies les illusions qui voyaient le processus se ramener à la simple mise en œuvre par en haut d’une « sage » réforme constitutionnelle, alors que Louis XVI, revenu de sa peu glorieuse tentative de fuite, apparaissait clairement désormais comme le prisonnier de l’Assemblée Nationale et du peuple parisien, paraissait dans une revue allemande un article de F.-C. von Moser ; tout en réaffirmant l’origine divine des monarchies, ce dernier se posait de façon significative (ne serait-ce que par son titre) la question des « limites de l’obéissance ». Il faut le reconnaître, toute autorité vient de Dieu, et l’auteur de citer à ce propos l’Epitre aux Romains ; puis de repousser et de dénoncer comme ridicule l’idée de contrat social, laquelle toutefois était aussi contagieuse qu’une épidémie « de grippe ». Autrement dit, « un vrai chrétien est toujours, indéniablement, et dans tous les sens du terme, le meilleur des sujets », mais cela n’exclut pas la possibilité d’exprimer des réserves et des doléances sur un certain nombre de mesures, pas plus que cela n’exclut le recours à l’« auto-défense » (Selbesthilfe), dans les cas extrêmes bien entendu, contre un oppresseur impitoyable et impétinent : une obéissance aveugle et inconditionnelle, qui s’inclinerait devant une violence sans droit, serait non seulement contraire au sens moral chrétien, mais elle serait en contradiction avec la constitution de l’Empire et des Etats allemands105.
149Ici, on souligne les « limites de l’obéissance », en allant jusqu’à en appeler au Saint Empire Romain, pour défendre les privilèges et les « libertés » féodales contre l’activité réformatrice de la monarchie absolue elle-même ; mais ces limites acquièrent un regain d’actualité, lié aux « horreurs » insupportables de la Révolution française, que Moser ne manque pas d’évoquer. Et Moser de citer un autre texte, paru lorsque le sien était sous presse, qui lui aussi, souligne les limites du principe chrétien de l’obéissance au pouvoir en place : c’est un principe, consacré par la Bible, qui « empêche les désordres dans l’Etat plus efficacement que tout autre moyen connu » ; mais ce n’est pas dans le texte sacré qu’il faut en chercher l’explication ; c’est seulement « grâce à la réflexion humaine, avec l’aide de l’histoire » ; la religion invite, il est vrai, à la patience et à l’esprit de sacrifice, mais « elle n’a jamais prétendu qu’il fallait tout donner et se laisser spolier de tout, en restant totalement passif devant des injustices qui appellent la vengeance céleste, quand on a le droit d’empêcher cela »106.
150L’allusion à ce qui se passait Outre-Rhin est claire, et ce n’est nullement un hasard que ces réflexions sur les « limites de l’obéissance » soient contemporaines des appels venus de partout, et surtout de l’émigration française en Allemagne, qui incitaient les victimes de l’« oppression » révolutionnaire à ne plus supporter davantage des injustices appelant la vengeance céleste. C’est un fait, à l’époque les théoriciens de la réaction se trouvent confrontés à un problème analogue à celui de Kant et qui n’en est que le reflet inversé. Pour Kant, le problème était de fournir des preuves de loyalisme aux cours allemandes, tout en continuant à défendre, pour la France, l’ordre nouveau issu de la révolution ; pour les théoriciens de la réaction, il s’agissait de justifier le droit de résistance contre la « tyrannie » jacobine, tout en continuant à considérer comme un sacrilège le refus d’obéir à l’autorité légitime, c’est-à-dire aux monarchies revêtues de la consécration du Seigneur.
151Ces considérations générales permettent de comprendre l’évolution d’un auteur comme Rehberg. Il est certain que ses Recherches constituent une vive polémique contre la proclamation, par l’Assemblée Nationale française, du droit « de résistance à l’oppression », porte ouverte à l’arbitraire et à la dissolution de toute obligation légale107. Mais si l’on songe qu’il s’agit d’articles publiés entre 1791 et 1792, on voit clairement que l’accent porte sur la négation du droit du peuple français à la révolution : le problème n’est pas encore de justifier la contre-révolution ; il s’agit seulement de bloquer le processus révolutionnaire en cours, en en appelant à l’obéissance à Louis XVI et au pouvoir légitime.
152Mais, dans sa prise de position au sujet de l’essai Sur le lieu commun, on peut déjà discerner de l’incertitude. Rehberg a presque l’air de vouloir faire planer un doute sur la sincérité de Kant : sans doute les déclarations par lesquelles ce dernier « cherche à protéger les constitutions existantes contre le fanatisme des révolutionnaires » sont-elles louables : le malheur est qu’elles sont en totale contradiction avec les « prémisses » énoncées auparavant. Il est significatif que Rehberg, tout en profitant de l’occasion pour dénoncer, parmi les « innombrables délires » de l’Assemblée Nationale, le long débat constitutionnel sur le droit de résistance, finisse par prendre sur ce problème une position qui, là aussi, s’oppose à celle de Kant : « Ce droit du peuple est si peu dangereux pour les gouvernants qu’il n’en résulte au contraire qu’un renforcement de leur prestige. En effet, si l’on niait ce droit au peuple, il ne pourrait jamais prendre la défense de ses gouvernants, même pas lors de la rébellion d’un usurpateur au destin heureux. En affirmant un devoir d’obéissance inconditionnelle (passive obedience), on laisse simplement l’autorité entière du chef de l’Etat devenir la proie de ceux qui conquièrent le pouvoir par la violence »108. Les choses sont claires : le souci de Rehberg n’est plus de bloquer un processus révolutionnaire en proie désormais à un déchaînement irrésistible, et qui, par l’exécution de Louis XVI, a jeté par-dessus bord l’autorité traditionnelle pour lui en substituer une nouvelle ; son seul souci est de justifier la contrerévolution en cours.
153Kant est donc soupçonné d’être sur des positions révolutionnaires, même lorsqu’il nie le droit de résistance. Garve observe à son tour que la position kantienne « rassure l’usurpateur autant que la dignité royale ; ainsi, une fois qu’elle s’est imposée et qu’elle a trouvé un chef, la rébellion devient aussi solide et aussi inviolable que la majesté contre laquelle elle s’est soulevée » ; ce qui est particulièrement dangereux en période de crises et de bouleversements, parce que cela finit, en dernière analyse, par saper les fondements mêmes de l’autorité légitime, qui est mise sur le même plan qu’une simple autorité de fait109.
154En effet, chez Kant, le problème de la caractérisation de l’autorité légitime perd tout sens, ce qui revient à attaquer et à dissoudre l’une des bases de l’idéologie contre-révolutionnaire. En renforçant le pouvoir révolutionnaire en France, la négation du droit de résistance sapait par la même occasion le pouvoir légitime et se transformait en une reconnaissance de fait de la révolution, une reconnaissance qui ne se limitait pas au passé, mais projettait aussi son ombre inquiétante sur l’avenir ; tel est le résultat que dénoncent les publicistes conservateurs ou réactionnaires.
155D’ailleurs, pour en revenir à Rehberg, dans les Recherches on pouvait déjà ouïr des accents qui détonnaient nettement par rapport à la négation du droit de résistance : pouvait-on tenir pour licite le bouleversement radical de l’ordre sociopolitique qui se produisait en France ? La nouvelle constitution le légitimait par le principe de la souveraineté nationale : mais la nation ne comprenait-elle pas aussi ces classes, dépouillées de leurs biens et de leurs droits, qui à coup sûr n’approuvaient pas les mesures vexatoires dont elles étaient les victimes ? On pouvait alors invoquer le droit de la majorité : mais à partir de quel critère la dénombrer ? Et surtout, était-il licite de demander à ceux qui ne possédaient rien de légiférer sur la propriété ? L’admettre, cela ne signifiait en réalité rien d’autre que justifier des vols et des rapines en tout genre110. Lorsqu’il se tournait vers le passé, Rehberg condamnait la révolution, et partant le droit de résistance ; mais lorsqu’il se tournait vers le présent et l’avenir, il déniait à l’Assemblée Nationale tout pouvoir de légiférer dans des domaines qu’il fallait rigoureusement protéger de l’arbitraire du pouvoir législatif : autrement dit, sa position, ou du moins sa tendance, allait dans le sens d’une justification de la rébellion de l’aristocratie contre l’oppression et les mesures de spoliation du nouveau pouvoir.
156On pouvait trouver la trace d’une attitude comparable chez Burke, et surtout chez son traducteur, Gentz. Polémiquant contre le fait qu’un certain nombre d’organes de presse célébraient le patriotisme des régions françaises qui appliquaient loyalement les décisions de l’Assemblée Nationale (confiscation des propriétés ecclésiastiques, etc.), sans se préoccuper des graves inconvénients que cela commençait par entraîner, les Réflexions condamnaient, comme expression d’un « fanatisme implacable » (dire fanaticism), la patience avec laquelle la population française supportait « sans la plus petite résistance » (ohne den geringsten Widerstand) — c’est Gentz qui le précisait avec une traduction très libre — « la mendicité, la ruine et l’injustice la plus manifeste et la plus avérée »111.
157Du reste, la théorie de la légitimité du soulèvement contre le pouvoir établi, dans des situations exceptionnelles bien entendu, est relativement explicite chez Burke : la ligne de démarcation entre « obéissance » et « résistance » n’est pas très nette, la « révolution » est « pour tout homme de bien comme pour tout esprit réfléchi, l’ultime recours »112, et, dans le cas de la France, face à un « despotisme inouï » (unheard-of despotism), ou comme traduit Gentz, face « au plus horrible despotisme qui ait jamais existé », il semble bien que l’on soit déjà en présence d’une situation de caractère exceptionnel113. Et l’on pouvait encore lire dans les Réflexions de Burke : « Il paraît que les habitants de Lyon se sont récemment refusés à payer l’impôt. Et pourquoi le payeraient-ils ? Il faut, pour lever l’impôt, une autorité légitime : laquelle avez-vous laissée en place ? Certains de vos impôts étaient déterminés par le roi, plus anciens, par vos états d’autrefois, assemblés par ordre. Le peuple pouvait donc dire à l’Assemblée : « Qui donc êtes-vous, qui n’êtes ni notre roi, ni les états que nous avons élus, et qui siégez au mépris des principes qui ont assuré votre élection ? Et nous, qui sommes-nous donc s’il ne nous est pas permis de juger nous-mêmes des impôts qu’il convient de payer ou de refuser de payer... ? Nous ne voyons pas pourquoi nous n’exercerions pas, nous aussi, des droits que vous avez reconnus à d’autres »114.
158Le problème de la justification et du soutien de la révolte contre le pouvoir révolutionnaire français, le problème de la justification et du soutien de la révolte vendéenne à l’intérieur d’une idéologie générale de type conservateur où la paix et l’obéissance constituent les premiers devoirs du citoyen ou du sujet, un tel problème est présent chez Gentz. Face à des « révolutions totales », face à la folie des « révolutionnaires professionnels » — Revolutionisten ou Revolutionsstifter von Profession comme les nomme Gentz avec une expression qui fait immédiatement penser à Lénine — qui prétendent annuler d’un coup les droits anciens et les anciens privilèges (alte Gerechtsame), la résistance est inévitable, même si le nouveau pouvoir révolutionnaire peut compter sur le soutien de la majorité : au nom de quoi ceux qui sont menacés, injustement, d’expropriation et de destruction devaient-ils se plier à la règle de la majorité ? L’obligation d’obéissance subsisterait uniquement si la prétention de réaliser des institutions totalement nouvelles sur la ruine du vieil édifice de l’Etat, prétention caractéristique des « révolutions totales », était soutenue par l’accord unanime des citoyens. Du reste, au nom de quoi peut-on encore en appeler à l’obéissance, lorsque l’on a détruit la continuité de l’histoire et de la tradition, et que « n’est resté debout aucun des monuments à quoi un esprit frappé de stupeur peut reconnaître le vieux sol de sa patrie ? ».
159On peut ainsi discerner dans la prise de position de Gentz une polémique directement dirigée contre Kant. En niant le droit de résistance, ce dernier avait invoqué la maxime latine, sains publica suprema civitatis lex est ; il faut subordonner toute autre considération à la nécessité de sauver « la constitution légale (gesetzliche Verfassung) qui, par des lois, assure à chacun sa liberté », la « liberté légale universelle » (LC, VIII, 298). Cet appel énergique au salut du tout ne peut pas ne pas évoquer, compte-tenu du moment où il survient (nous sommes en 1793) la lutte désespérée pour la survie que mène la France révolutionnaire, le seul pays qui, à l’époque, du moins pour Kant, possède une constitution susceptible de garantir la liberté des citoyens. On trouve une allusion comparable dans les notes privées : on peut parler de salus publica lorsqu’il s’agit de défendre « un état de liberté », de maintenir « dans son intégralité le status d’une liberté garantie » (XXIII, 129). Il faut dès lors se demander si les expressions salus publica ou öffentliches Heil utilisées par Kant ne sont pas la traduction de salut public ; et donc si nous ne nous trouvons pas en présence d’une défense, à peine déguisée, de ce « Comité de salut public » contre lequel se dressaient en vain la résistance, et le droit de résistance, de la réaction vendéenne.
160Il est certain que dans le camp opposé, Gentz, après avoir affirmé que les « révolutions totales » étaient totalement illégales et illégitimes, ajoute qu’il est inutile, dès lors, de chercher à échapper (ausweichen) à cette question de fond, « en se cachant derrière les maximes générales qui, dans les circonstances ordinaires, servent à réprimer la résistance des individus contre des opérations dont les mérites sont grands et reconnus »115. Une fois qu’a eu lieu une révolution totale, qui ne se contente pas de réformes partielles en laissant intacte l’organisation de l’Etat et la constitution, mais s’attaque à l’intégralité de cette organisation, mettre l’accent sur le devoir d’obéissance n’a plus aucun sens.
161Quelques années plus tard, un organe de la réaction, le journal « Eudaemonia », polémique contre la théorisation par Fichte du droit du peuple à désobéir au pouvoir en place et à entreprendre une révolution : « Après cela, bonsoir, princes d’Allemagne, mais bonsoir aussi, Convention française ; car toutes les révolutions, donc aussi une contre-révolution en France, sont légitimes, d’après les principes de l’auteur et d’après son aveu textuel... ». « Eudaemonia » ironise sur le fait que Fichte serait parvenu à un résultat inverse de celui auquel il voulait aboutir ; ou plutôt on pourrait croire, étant donné la subtilité et l’habileté qu’il faut bien lui reconnaître, que ce n’est peut-être pas un pur hasard : « en construisant son grand édifice de la révolution, il le mine en même temps par la base. En déclarant toute révolution légitime, il sanctifie chaque révolution nouvelle, et chaque nouvelle révolution est un document relatif à l’illégitimité de la révolution précédente [...]. En tout cas, il résulte sûrement des affirmations, des principes, de l’exposition de l’auteur, que la cause de la Convention ne pouvait tomber en mains pires, la cause de la contre-révolution et du royalisme en de meilleures mains qu’en celles de ce défenseur de la légitimité de la Révolution française et de toutes les révolutions »116.
162S’il en est ainsi, il faut dire que la défense de la révolution et de ses succès en France est plus habile chez Kant, même si elle passe par la négation du droit de résistance. Du reste, aux yeux d’un observateur contemporain, bien disposé à l’égard de la Révolution française, « en s’abritant derrière sa théorie de l’illégalité de toute insurrection, Kant énonce les vérités les plus éclatantes qui, nulle part, ne sont exposées de manière si sobre et si concise » et qui, dans le livre premier des Contributions de Fichte, sont simplement exposées « avec plus d’éloquence » !117.
163Il faut ajouter que longtemps encore l’invocation du droit de résistance restera une arme idéologique entre les mains de la réaction féodale. C’est juste un peu plus tard que Hegel rappelle comment les efforts pour créer en Allemagne un Etat national unifié, doté d’un pouvoir central moderne, ont été entravés par l’invocation du « droit d’insurrection » qui, en France, est tantôt reconnu, tantôt discuté118. Et même, au beau milieu de la Restauration, l’un des idéologues de cette dernière appelera le peuple espagnol à la résistance et à la révolte contre l’« usurpation » que représente la nouvelle constitution espagnole, à laquelle le serment de fidélité prêté par le roi lui-même avait pourtant donné un caractère sacré, en apparence tout au moins119.
164Si la réaction invoquait le droit de résistance, il ne manquait pas en Allemagne de révolutionnaires patentés — et qui prenaient part activement au processus révolutionnaire — pour nier le droit de résistance et mettre au contraire l’accent sur le devoir d’obéissance à l’égard du pouvoir en place. Ainsi le « jacobin Cotta », comme il se définit lui-même ; pour tenter de convaincre les habitants de Mayence de prêter le serment de fidélité à la jeune république germano-rhénane, il n’hésite pas à invoquer l’apôtre Paul : « Que chacun se soumette à l’autorité qui a pouvoir sur lui ! Et l’on refuserait de se soumettre à l’autorité qui a pouvoir sur nous, de s’y engager solennellement par un serment de fidélité ? »120. Comme Moser, le jacobin Cotta en arrive donc à invoquer l’apôtre Paul. Naturellement les contenus politiques et sociaux que recouvre cette invocation sont différents et même opposés : alors qu’il s’agissait pour l’un de célébrer l’obéissance au souverain légitime (quitte à justifier la rébellion, non seulement contre le pouvoir révolutionnaire, mais aussi contre les ambitions de réforme excessives de l’absolutisme éclairé), l’autre voulait, lui, sauver à tout prix la république de Mayence de l’assaut contre-révolutionnaire.
165Kant en vient à invoquer, lui aussi, l’apôtre Paul, sans toutefois le citer explicitement, et ce, en un sens proche de celui de Cotta : l’affirmation que « toute autorité vient de Dieu » n’a pas de réelle signification historique. Elle vise surtout à « représenter » le caractère sacré et l’inviolabilité de l’ordre juridique « comme si (ah ob) il ne pouvait pas provenir des hommes, mais bien de quelque suprême législateur infaillible » ; elle signifie que « l’on doit obéir au pouvoir législatif actuellement existant, quelle qu’en puisse être l’origine ». Rappelons-nous que le seul pouvoir susceptible de se faire du souci à l’idée d’une enquête sur son origine était le pouvoir révolutionnaire qui, du point de vue de l’idéologie et du système politique alors dominants en Europe, était dénué de toute légitimité : vouloir distinguer les pouvoirs qui existent en différents pays au moyen de recherches oiseuses (ergrübeln) et de ratiocinations sophistiques (Vernüfteleien), c’est là une opération non seulement absurde mais, de surcroît, séditieuse (MM, VI, 318-9).
166Il devient possible à présent de mieux comprendre l’ambiguïté et la « duplicité » inhérentes à la négation kantienne du droit de résistance. A cet égard, un éclairage nouveau nous est peut-être fourni par un débat antérieur que Kant n’ignorait nullement et dont il connaissait bien les protagonistes : il s’agit d’un débat qui précède de quelques années le déclenchement de la Révolution — mais il y a eu l’expérience de la Révolution anglaise — et qui oppose ces deux personnages importants et connus que sont Wieland et Jacobi. Le premier affirme qu’il faut obéir « non pas uniquement aux rois et aux monarques, mais à l’autorité en tant que telle, ou à ceux qui, conformément à la sage expression de St Paul, ont autorité sur nous »121. C’est d’abord une prise de position en faveur de l’absolutisme éclairé : la plupart du temps, ce sont « les plus puissants dans la noblesse ou le clergé » qui s’érigent en représentants du peuple122.
167D’un autre côté, la laïcisation du regard sur l’autorité politique que comporte un tel point de vue, permet aussi de légitimer le pouvoir issu de la révolution ; oui, on doit obéissance même à Cromwell, « le destructeur de la constitution de son pays, le meurtrier de son roi », mais aussi — notons l’ambiguïté du discours — « le plus brave, le plus vertueux, le plus pieux scélérat qui ait jamais existé », et qui a démontré que ce n’était pas par hasard qu’il avait autant de force pour s’emparer du pouvoir : si Cromwell, en son temps, a été reconnu par des rois et des monarques, et même par ceux qui étaient apparentés à Charles 1er, pourquoi ne le serait-il pas par ses sujets ?123.
168Mais, fonder la légitimité de l’autorité politique sur le droit du plus fort, n’est-ce pas ouvrir encore plus grandes les portes à l’exercice arbitraire et tyrannique du pouvoir ? Oui et non, car « la nature a sagement remédié à ces abus en rendant la tyrannie destructive d’elle-même »124. Il est question de nature, mais il est clair qu’il s’agit de révolutions ou de bouleversements violents qui produisent un nouveau pouvoir, et d’après les prémisses de Wieland, si ce pouvoir n’est d’abord que de facto, puisqu’il lui manque la consécration traditionnelle, dynastique et religieuse, une fois établi, il finit par être également reconnu de jure. Paradoxalement, l’affirmation du « droit divin » de l’autorité en tant que telle se transforme en une source de légitimation possible du pouvoir révolutionnaire.
169L’ambiguïté de cette problématique n’a pas échappé à Jacobi, qui se réfère justement à l’exemple de Cromwell et de Charles 1er et commente : « donc, un régicide est un grand crime, en théorie, tant qu’il n’a pas encore été accompli ». Dès lors qu’il s’affirme et qu’il se consolide, le pouvoir du régicide a les mêmes titres de légitimité que les dynasties les plus illustres et les plus anciennes »125.
170En effet, l’affirmation de l’autorité de droit divin n’empêchait pas Wieland, quelques années plus tard, de saluer avec enthousiasme la Révolution française. Entre les deux prises de position, il n’y avait pas de contradiction. N’avait-il pas déjà écrit en 1777 que c’est la nature elle-même qui veille à la chute des régimes particulièrement odieux ? Et c’est à un cataclysme naturel, nous le verrons mieux par la suite, qu’est finalement assimilée la Révolution française.
171Mais, d’abord, il est intéressant de voir comment Wieland rejette les arguments des partisans de l’insurrection légitimiste et réactionnaire : « la révolution politique en France est un fait accompli (eine geschehene Sache) ; dès lors, il est superflu de se demander si le peuple français avait le droit de l’entreprendre »126. Et peu après, harcelé par ceux qui dénonçaient l’illégalité du pouvoir révolutionnaire en France et qui, par voie de conséquence justifiaient en la portant aux nues la révolte de Vendée, Wieland invoque de nouveau St Paul, et l’avertissement selon lequel il faut faire preuve de soumission au pouvoir en place en tant que tel127. Il faut encore ajouter que, même après avoir pris ses distances avec la Révolution française, à la suite du tournant radical et jacobin, Wieland continue à réfuter le point de vue de la réaction et à affirmer la nécessité de reconnaître le pouvoir existant en France, en se réclamant du « principe chrétien » que nous avons évoqué, dont il répète « qu’il est totalement juste »128.
172Nous avons dit l’ambiguïté inhérente à la négation du droit de résistance ; et comment ne pas noter que l’insistance mise à évoquer St Paul n’est qu’un procédé chez un auteur profondément anticlérical, profondément imbu, comme on l’a remarqué à juste titre, d’« esprit voltairien »129, et ce, dans le cadre d’une polémique contre les partisans d’une contre-révolution qui brandissait l’étendard du christianisme ! Dans cette justification indirecte de la Révolution française, par des arguments tirés de la tradition religieuse et de l’arsenal idéologique de la réaction, l’élément d’autocensure est évident.
173Comme est tout aussi clair l’élément de compromis inhérent à une telle attitude : vouloir établir les conditions dans lesquelles il est licite à un peuple de se révolter contre le pouvoir en place, voilà — déclare Wieland — qui peut être dangereux pour tout le monde, voilà qui peut servir tout bonnement à enflammer le peuple en différents pays européens130. Le sens du propos est clair : justifier la révolte de Vendée pourrait avoir des conséquences dangereuses, y compris en Allemagne : le terrain du compromis réside donc dans l’acceptation du status quo de part et d’autre du Rhin, en ajoutant, bien entendu, que le fait de renoncer à toute perspective révolutionnaire pour l’Allemagne ne signifie pas que l’on renonce aux réformes par en haut.
174N’est-ce pas également, pour l’essentiel, l’attitude de Kant ? La différence ne tient qu’à la fermeté et à la cohérence avec lesquelles celui-ci continue à défendre la Révolution française, même lorsque son tournant radical et jacobin lui aura aliéné nombre de sympathies, parmi lesquelles celle de Wieland.
Notes de bas de page
1 Trad. fr. F. Proust, J.-F., Poirier, Vers la paix perpétuelle, Paris, 1991, p. 113 (N.d.T.).
2 Reflections on the Revolution in France (trad. fr. Réflexions sur la Révolution de France par P. Andler, Paris, 1989, p. 288).
3 Cité par F. Furet et D. Richet, La Révolution française, Paris, 1965, t. 1, p. 175.
4 Cité par F. Furet et D. Richet, op. cit, t. 1, p. 176.
5 Reflections..., ed cit., pp. 414-5 (trad. fr. cit., p. 299).
6 Sämmtliche Werke, sous la dir. de B. Suphan, Berlin, 1877-1913 (Réimpression Hildesheim, 1967-8), vol. XVIII, Anhang, zurückbehaltene und « absgeschnitlene Briefer », 1792-1797, p. 319.
7 Cf., K. Clauer, Der Kreuzzug gegen die Franken, Germanien 1791, in Von deutscher Republik 1775-1795. Texte radikaler Demokraten, sous la dir. de K. Hermand, Frankfurt. a.M., 1975, pp. 126-127 et p. 125. Sur Clauer qui, ensuite, aurait disparu à Dijon en 1794, durant la Terreur, cf. J. Droz, L’Allemagne et la Révolution française, Paris, 1949, pp. 82-83 et p. 86. Sur Clauer encore, et de façon générale, sur la diffusion de la propagande révolutionnaire en Allemagne à partir de Strasbourg et de Mayence, cf. J. Godechot, La Grande Nation. L’expansion révolutionnaire de la France dans le monde de 1789 à 1799, Paris, 1956, 2e éd., 1983, pp. 136-7.
8 Reflections..., ed. cit., pp. 408-9 (trad. fr. p. 295).
9 Ueber den Ursprung und Charakter des Krieges gegen die französische Revolution, 1801, in F.v. Gentz, Ausgewählte Schriften, sous la dir. de W. Weick, Stuttgart und Leipzig, 1836-1838, vol. II, pp. 322-3.
10 An die, welche noch nicht geschworen haben, 1793 (trad. it. in N. Merker, Alle origini dell’ideologia tedesca, Roma-Bari, 1977, pp. 274-5).
11 Parisische Umrisse in G.F., Werke in vier Bänden, sous la dir. de G. Steiner, Frankfurt.a.M., 1970, vol. III, pp. 745-6, passim. Il se peut que Kant ait eu connaissance de ce texte, publié anonymement dans la revue berlinoise « Friedenspràliminarien », 1793-4.
12 Ans den « Vertraulichen Briefen über das vormalige staatsrechtliche Verhältnis des Wadtlandes (Pays de Vaud) zur Stadt Bern » 1798, in Dokumente zu Hegels Entwicklung, sous la dir. de J. Hoffmeister, Stuttgart, 1936, p. 249.
13 J. Godechot, La Grande Nation, pp. 184-5.
14 J.-H. Campe, Briefe ans Paris zur Zeit der Revolution geschrieben, Braunschweig, 1790 (réédité sous la direction de H.-W. Jäger, Hildesheim, 1977), pp. 4-10. Comme le montre sa correspondance, Kant connaissait Campe qui, les années précédentes, avait été notamment l’un des collaborateurs de la « Berlinische Monatsschift ». Sur ce point, cf. V. Schulz, Die Berlinische Monatsschrift (1783-1796). Eine Biographie, Hildesheim, 1969, p. 103.
15 Bruchstück eines Briefes an Johann Franz Laharpe Mitglied der französischen Akademie (Pempelfort, 5/V/1790) in F.-H. Jacobi, Werke, sous la dir. de F. Roth et F. Köppen, Leipzig, 1815 (réimpression Darmstadt, 1980) vol. II, p. 514. L’expression que rapporte Jacobi (Nous ne voulons pas être libres) se retrouve en effet par la suite chez Forster qui commente avec indignation en traitant les Brabançons d’« esclaves nés » ; cf. Ansichten vont Niederrhein, von Brabant, Flandern, Holland, England und Frankreich, im April, Mai und Junius 1790 m Werke..., ed. cit., vol. II, p. 564.
16 Revolutionen und Gegenrevolutionen aus dem Jahre 1790 (écrit lors de l’été 1792, mais publié à titre posthume en 1794), in Werke..., ed. cit., vol. III, pp. 408-9.
17 De cive, VII, XIV (Trad. fr. S. Sorbière, Paris, 1649, réimpression Paris, 1982, p. 174).
18 Revolutionen und Gegenrevolutionen..., ed. cit., pp. 435-6.
19 Versuch einer Widerlegung der Apologie des Herrn Mackintosh, 1793 in A.-W., ed. cit., vol. II, pp. 137-138.
20 Ueber Pädagogik, IX, 448 (trad. fr. P. Jalabert, Propos de pédagogie in Œuvres Philosophiques, HI, p. 1156).
21 « Compromis ou convention » dans la traduction française (pp.45-75). Cf. Reflections..., ed. cit., pp. 82-121. Pour la traduction de Gentz, cf. la réédition citée pp. 72-106.
22 Reflections..., ed. cit., p. 277 (trad. fr. p. 194).
23 Ibid, p. 57 (trad. fr. p. 26).
24 Ibid, p. 78 (trad. fr. p. 42).
25 Ibid, pp. 74-5 (trad. fr. pp. 39-40).
26 Versuch einer Widerlegung..., ed. cit., p. 139.
27 Beiträge..., ed. cit., p. 57 (trad. fr. pp. 92-93) et ailleurs.
28 J.-A. Bergk, Untersuchungen aus dem Natur-, Staats-und Völker-rechte mit einer Kritik der neuesten Konstitution der französischen Republik, in Von der ständischen zur bürgerlichen Gesellschaft, politisch-soziale Theorien im Deutschland der zweiten Hälfte des 18 Jahrhunderts, sous la dir. de Z. Batsha et J. Garber, Frankfurt a.M., 1981, p.335 et 337.
29 An die klugen Ratgeber et Der Jüngling an die klugen Ratgeber, 1796, in F. Hölderlin, Sämtliche Werke und Briefe, ed. par G, Mieth, München, 1970, vol. I, pp. 191-4. Cf., la trad. fr. de G. Bianquis, Poèmes, Paris, 1943, pp. 81-83 que nous n’avons pas reprise ici, du fait de ses divergences radicales avec celle que propose D. Losurdo (N.d.T.).
30 Nous avons repris la traduction proposée par M. Castillo dans l’Annexe de son ouvrage Kant et l’avenir de la culture, (désormais cité Av...), Paris, 1990, p. 247 (N.d.T).
31 Cf. Av..., p. 249 (N.d.T.).
32 LC, VIII, 304. C’est Kant qui souligne. Cf. aussi MM, VI, 329. C’est un concept que l’on rencontre déjà dans les textes antérieurs au déclenchement de la Révolution française. Cf. W, VIII, 39-40. C’est avec raison que A. Gurwitsch a insisté sur le « lien » entre la théorie de Rousseau et la philosophie de Kant, et plus généralement « l’histoire de l’idéalisme allemand » : cf. Kant und Fichte als Rousseau-Interpreten, in « Kant-Studien », 1922, vol. XXVII, p. 164.
33 Pour Hobbes, voir R. Spaemann, Kants Kritik des Widerstandsrechts, 1972, in Materialen zu Kants Rechtsphilosophie, ed. cit., p. 347.
34 Nous avons repris le texte français proposé par les traducteurs de la Correspondance (désormais citée Cor.), Paris, 1991, p. 338 (N.d.T.).
35 Le premier à avoir attiré l’attention sur un groupe de réflexions antérieures à 1789 et qui reconnaissent un droit de résister fut D. Henrich (cf. Einleilung de Kant-Gentz-Rehberg, Ueber Theorie und Praxis, Frankfurt a.M. 1967, p. 27).
36 Cf., Av..., p. 280 (N.d.T.).
37 Beiträge..., ed. cit., pp. 147-8 (trad. fr. citée pp. 159-160).
38 Comme le montre la lettre de Fichte à Th. V. Schön (Septembre 1795) in J.-G. Fichte, Briefwechsel, sous la dir. de H. Schulz, Leipzig, 1930 (réimp. Hildestein, 1967), vol. I, p. 505.
39 Ces observations se trouvent dans la recension des Beitrâge faite par J.-B. Erhard dans le « Philosophisches Journal einer Gesellschaft teutscher Gelehrten » dirigé par F.-I. Niethammer (en collaboration avec Fichte par la suite).
40 Ibid., p. 83 et Beiträge..., ed. cit., pp. 273-4 (trad. fr. 250).
41 Beiträge..., ed. cit., p. 105 (trad. fr. p. 128).
42 Voir la lettre de G.-B. Niebuhr (le futur grand historien) à ses parents (16/XI/1794), in Fichte im Gespräch, sous la dir. de E. Fuchs, en collaboration avec R. Lauth et W. Schieche, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1978 et sq., vol. I, p. 172.
43 Voir la note du journal (Berne, mai-juin 1794) in Fichte im Gesprâch, ed. cit., vol. I, p. 94.
44 Grundlage des Naturrechts nach Prinzipien der Wissenschaftslehre, 1796, in Fichtes Werke, ed. cit., vol. ID, p. 12 (trad. fr. A. Renaut, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, Paris, 1984, p. 27).
45 Pour toutes les citations de Fichte jusqu’à la fin de cette partie, nous renvoyons, sauf indication contraire, au Grundlage des Naturrechts, ch. III, § 16 ; cf. Fichtes Werke, ed. cit., vol. III, pp. 148-184 (trad. fr. citée, pp. 164-200).
46 Grundlage..., ed. cit., p. 15 (trad. fr. p. 31). Pour le jugement de Marx sur la Terreur jacobine, voir l’article publié dans la « Neue Rheinische Zeitung » du 15/XH/1848 (à présent in Marx-Engels, Werke, Berlin, 1955 et sq., vol. VI, p. 107) (trad. fr.L Netter, K. Marx, F. Engels, La nouvelle gazette rhénane, H, Paris, 1969, p. 229).
47 F. Gentz, Nachtrag zu dem Räsonnement des Herrn Professor Kant über das Verhältnis zwischen Theorie und Praxis, in Kant-Gentz-Rehberg, op. cil, pp. 107-108.
48 Ibid., p. 107.
49 Cf. Essays, Moral, Political and Literary, Part I, 1742, in D.-H., The philosophical works, London 1882 (réimpression Aalen 1964), vol. III, p. 122 (cf. trad. fr. anonyme Essais politiques, Amsterdam, 1788, réimpression Paris 1972, p. 138).
50 In W.v. Humboldt, Stato, società e storia, sous la dir. de N. Merker, Roma, 1974, p. 214.
51 Zufallige Gedanken über die Abschaffung des Erbadels in Frankreiich, 1790, in Wielands Werke, sous la dir. de H. Düntzer, Berlin s.d., vol. XXXIV, p. 110 (cf. trad. fr. in Mélanges littéraires, politiques, Paris, 1824, p. 157 sous le titre Des distinctions nobiliaires).
52 Cité par H. Scheel, Süddeutsche Jakobiner, Vaduz/Lichtenstein, 1980, p. 242.
53 Untersuchungen ans dem Natur-, Stoats-und Völkerrechte..., ed. cit., pp. 339-350.
54 Cf. Av..., pp. 284-286 passim (N.d.T.).
55 Reflections..., ed. cit., pp. 362-4 (trad. fr. pp. 260-262).
56 Les droits de l’homme, I, in Les droits de l’homme, ed. par Cl. Mouchard, trad. F. Soulès, Paris, 1987, pp. 108-109, passim
57 Th. Paine, Die Rechte von Menschen. Eine Antwort auf Herrn Burke’s Angriff gegen die französische Revolution, vol. I, Berlin, 1792, vol. II et III, Kopenhagen, 1792-3 (seul le premier volume avait pu paraître dans la capitale prussienne ; la peur de la censure avait incité à changer le lieu de publication). Gentz parle des « folles diatribes de Paine » : Versuch einer Widerlegung..., ed. cit., p. 111.
58 Beobachtungen über das Gefühl des Schônen und Erhabenen, II, 242-8, passim (trad. fr. B. Lortholary in OEuvres philosophiques, I, p. 494).
59 J.-F. Abegg, Reisetagebuch von 1798, sous la dir. de W. et J. Abegg en collaboration avec Z. Batscha, Frankfurt a.M. 1976, p. 186. K. Vorländer, Immanuel Kant. Der Mann und das Werk, Hamburg, 1977, vol. II, p. 307 avait déjà attiré l’attention sur l’importance de ce journal qui n’a été publié pour la première fois qu’en 1976. Cela vaut en général pour toutes les conversations de Kant avec ses contemporains. On vient d’en annoncer l’édition prochaine chez Meiner, sous la direction de R. Malter.
60 Immanuel Kant. Sein Leben in Darstellungen von Zeitgenossen, sous la dir. de F. Gross, Berlin 1912 (réimpression Darmstadt 1980), pp. 76-77 (trad. fr. in Kant intime, Paris 1985, p. 26). Sur l’histoire de cette esquisse de biographie, voir la lettre de Borowski à Kant du 12/X/1792 (L, XI, 373-4) (trad. fr. Cor. p. 541) et la réponse du philosophe en date du 24/X/1792, lequel renvoie l’esquisse de biographie et conseille de reporter la publication après sa mort, en même temps qu’il dit s’être permis de « biffer ou modifier certains passages » (L, XI, 379-380) (trad. fr. Cor., p. 545).
61 Aus den vertraulichen Briefen..., ed. cit., p. 249.
62 Discours d’avril 1791, ed. cit., VII, p. 163.
63 Cf. Av..., p. 284 (N.d.T.).
64 Ibid, p. 251 (N.d.T.).
65 Borowski y fait référence, cf. Immanuel Kant.., ed. cit., p.78. Milton était l’une des bêtes noires de certains milieux réactionnaires qui voyaient en lui un subversif et un révolutionnaire. Voir l’article, publié dans le « Neues Patriotisches Archiv für Deutschland », de F.-C. v. Moser, Von dent göttlichen Recht der Könige, vom Ursprung der landesherrlichen und obrigkeitlichen Gewalt und von der Natur und Grànzen des Gehorsams, 1792, maintenant in J. Garber, Kritik der Revolution. Theorien des deutschen Frühkonservatismus 1790-1810, Band I : Die Dokumentation. Kronberg/Ts. 1976, p. 176.
66 Cf. Cor., p. 92 (N.d.T.).
67 Cf. Av..., p. 251 (N.d.T.).
68 Ibid., p. 249 (N.d.T.).
69 J.-F. Abegg, op. cit, pp. 249-50.
70 H. Scheel, Süddeutsche Jakobiner, ed. cit., p. 378.
71 Voir les textes cités dans Von deutscher Republik, ed. cit., pp. 27-36. Il ne faut pas oublier non plus la célébration de la lutte du peuple hollandais par Schiller, à la veille du déclenchement de la Révolution française : voir en particulier l’Einleitung (publiée à part en Janvier 1788 dans le « Teutscher Merkur » dirigé par Wieland) à la Geschichte des Abfalls der Vereinigten Niederlande von der spanischen Regierung. L’écho de cette admiration se fait aussi entendre de façon évidente dans Don Carlos.
72 Reflections..., ed. cit., pp. 366-7 (trad. fr. pp. 264-65).
73 Ibid, p. 369 (trad. fr. pp. 265-66).
74 Ibid., p. 367 (trad. fr. p. 264).
75 Versuch einer Widerlegung..., ed. cit., pp. 141-2.
76 Cf. F. Furet et D. Richet, op, cit., pp. 61-67 et J. Michelet, Histoire de la Révolution française, réédition Paris 1961, t. 2, p. 189 sq.
77 Voir les textes de W.-L. Wekhrlin et K. Clauer cités dans Von Deutscher Republik, ed. cit., pp. 106-123-126.
78 Discours du 10/V/1793, ed. cit., vol. IX, pp. 499-501, passim.
79 Cf. Av..., p. 280 (N.d.T.).
80 Cf. J. Godechot, Les Constitutions de la France depuis 1789, Paris, 1970, p. 83.
81 Cité in Buchez-Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, 1836, t. XXIV.
82 Cf. A. Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Paris, 1901, p. 365.
83 Discours du 17 pluviôse, an II (5 février 1794), ed. cit., X, p. 364.
84 Discours du 25/XII/1793, ed. cit., X, p. 273.
85 Lettre de Condorcet à la Convention Nationale, in Œuvres, ed. cit., XII, p. 102. Voir sur ce point P. Venditti, Filosofia e politico in Condorcet, in « Il contribute », oct-déc. 1980, pp. 57-58.
86 Cf. Archives parlementaires, 1787-94, Paris, 1903, vol. LXIV, p. 419.
87 Ibid, p. 424.
88 Cf. Av..., p. 277 (N.d.T.).
89 Cité par G. Lefebvre, La France sous le Directoire (1795-1799), Paris, 1977, p. 35.
90 Il s’agit d’un loses Blatt, relégué par erreur dans le fascicule IV du manuscrit de l’Opus postumum.
91 En français dans le texte (N.d.T.).
92 Cf. J. Godechot, Les Constitutions..., ed. cit., p. 102.
93 Cf. l’Einleitung, de R. Schottky à son édition des Beiträge, Hamburg, 1973, pp. XXVII-XXXV. M. Gueroult parle déjà d’« individualisme anarchique » in Fichte et..., ed. cit. p. 105.
94 Lettre à Th. v. Schön (septembre 1795) in Briefwechsel, ed. cit., vol. I, p. 505.
95 Grundlage..., ed. cit., p. 14 (trad. fr. pp. 29-30).
96 Cf. J. Godechot, Les Constitutions..., ed. cit., p. 130.
97 L ephorat est assimilé au « Jury constitutionnaire proposé par Sieyès » : voir la lettre de G.-A. v. Halem à J.-F. Herbart (14/III/1797) ainsi que la réponse de Herbart (28/I/1798) in Fichte int Gespräch, ed. cit., vol. I, p. 412 et p.479. C’est aussi en ce sens que va l’interprétation de M. Gueroult, Fichte et..., ed. cit., p. 106. Mais plutôt que de voir dans lephorat fichtéen le reflet d’une proposition techniquement déterminée, il nous paraît préférable de le mettre en relation avec l’ensemble de l’évolution constitutionnelle française.
98 J.-F. Abegg, op. cit., p. 180.
99 Immanuel Kant..., ed. cit., p. 175.
100 Une lettre de W.v. Humboldt à Schiller en date du 23/VI/1798, citée in L., XIII 490, nous informe de l’intérêt de Sieyès pour la philosophie kantienne et de son départ pour Berlin en qualité de Gesandter.
101 Lettre à J.-J. Wagner du 9/IX/1797, in Briefwechsel, ed. cit., vol I, p. 570.
102 Voir le brouillon d’une lettre qui, selon toute probabilité, doit dater d’avril 1795 et doit avoir été adressée à J.-I. Baggesen, in Briefwechsel, ed, cit., vol. I, pp. 449-450.
103 Grundlage des Naturrechts, ed. cit., p. 376 (trad. fr. p. 388).
104 Le texte du « Moniteur » est cité dans Fichte im Gespräch, ed. cit., vol.I, p.262. La perplexité de Goethe s’exprime dans une lettre à Schiller du 16/V/1795 in Der Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe, sous la dir. de E. Staiger, Frankfurt a.M. 1977, vol, I, p. 106 (cf. trad. fr. L. Herr Correspondance entre Schiller et Goethe, 1794-1805, Paris, 1923, I, pp. 85-86).
105 F.-C. von Moser, Von dem göttlichen Recht der Könige..., ed. cit., pp. 169-183, passim.
106 Ibid, p. 183. Moser renvoie à l’intervention du prédicateur J.-L. Callisen, Ueber den Freitheitssinn unserer Zeit, Altona 1791.
107 Cf. Untersuchungen über die französische Revolution nebst kritischen Nachrichten von den merkwürdigen Schriften welche darüber in Frankreich erschienen sind, 1, Theil, Hannover und Osnabrück 1793, p. 121.
108 A.-W. Rehberg, Ueber das Verhdltnis der Theorie zur Praxis, in Kant-Gentz-Rehberg, op. cit., pp. 128-9 et pp. 126-7.
109 Ch. Garve, Über die Grenzen des bürgerlichen Gehorsams und den Unterschied von Theorie und Praxis, in Beziehung auf zwei Aufsatze in der « Berlinischen Monatsschrift », en appendice à Kant-Gentz-Rehberg, op. cit., pp. 145-6.
110 Untersuchungen über die französische..., ed. cit., vol. I, pp. 75-6.
111 Reflections..., ed. cit., p.279 note (tr. fr. p. 196 note). Pour la traduction de Gentz, nous renvoyons à l’édition citée, p. 279 note.
112 Ibid., p. 74 (trad. fr. p. 39).
113 Ibid, p. 277 (trad. fr. p. 194) ; pour la traduction de Gentz (der greulichste Despotismus der je existiert hat), nous renvoyons à l’édition citée p. 235.
114 Reflections..., ed. cit., pp. 400-1 (trad. fr. p. 288).
115 F. v. Gentz, Ueber die Moralität in den Staatsrevolutionen, 1793 ; le texte est repris dans l’anthologie déjà citée Kritik der Revolution..., à laquelle nous renvoyons (pp. 147-151, passim).
116 « Eudaemonia », 1796, cité par X. Leon, Fichte et son temps, Pais 1922-7, vol. I, p. 543.
117 Voir la lettre déjà citée de G.-A. v. Halem à J.-F. Herbart (14/III/1797), in Fichte im Gespräch, ed. cit., vol. I, p. 412 ; en ce qui concerne Halem, voir le passage cité in Von deutscher Republik, ed. cit., pp. 108-111 ainsi que N. Merker, Alle origini.., ed. cit., p. 49.
118 Die Verfassung Deutschlands, in Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, sous la dir. de G. Lasson, Leipzig 1913, pp. 178-9 (trad. fr. in Ecrits politiques, Paris, 1977, p. 88).
119 K.-L.-V. Haller, Ueber die Constitution der spanischen Cortes, Bern, 1820, pp. 54-5.
120 F. Cotta, An die, welche noch nicht geschworen haben, (trad. it. citée, p. 273).
121 Ueber das göttliche Recht der Obrigkeit oder Ueber den Lehrsatz : « dass die höchste Gewalt in einem Stoat durch das Volk geschaffen sei », dans le « Teutscher Merkur », novembre 1777, republié in Wieland’s Werke, ed. cit., vol. XXXIII, p. 105 (Cf. trad. fr. sous le titre Du droit divin, in Mélanges..., ed. cit., p. 327).
122 Ibid., p. 111 (trad. fr. p.332). Sur Wieland et son attitude à l’égard du despotisme éclairé, voir K. Stoll, Christophe Martin Wieland. Journalistik und Kritik. Bedingungen und Massstab politischen und asthetischen Rasonnements im « Teutschen Merkur » vor der französischen Revolution, Bonn 1978.
123 Ibid, pp. 110-1 (trad. fr. pp. 330-1).
124 Ibid., p. 109 (trad. fr. p. 329).
125 Ueber Recht und Gewalt, oder philosophische Erwägung eines Aufsatzes von dem Herrn Hofrath Wieland, über das gôttliche Recht der Obrigkeit, publié d’abord dans le « Deutsches Museum », 1781, republié in F.-H. Jacobi, Werke, ed. cit., vol. VI, pp. 427-8. Il est significatif que dans les milieux des Lumières berlinoises, ce soit la position de Jacobi et non celle de Wieland, qui ait été regardée avec suspicion ; cf. V. Verra, F.-H. Jacobi Dall’illuminismo all’idealismo, Torino, 1963, p. 27.
126 Sendschreiben an Herrn Professor Eggers in Kiel, 1792, in Wieland’s Werke, ed. cit., vol. XXXIV, p. 150.
127 Zusatz Wieland’s zu der Antwort des Professor Eggers auf das vorstehende Sendschreiben, 1792, in Wieland’s Werke, ed. cit., vol. XXXIV, p. 180.
128 Meine Erklärung über einem im « St James Chronicle », January 1800 abgedruckten Artikel, der zur Überschrift hat : Prediction concerning Bonaparte, in Wieland’s Werke, ed. cit., vol. XXXIV, pp. 371-2.
129 J. Droz, L’Allemagne et la Révolution française, ed. cit., p. 324.
130 Zusatz Wieland’s..., ed. cit., pp. 180-1.
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