Chapitre X. Récapitulation et conclusion
p. 181-193
Texte intégral
Récapitulation
1Je vais maintenant résumer l’ensemble de cet ouvrage, les premières parties en détail et plus brièvement les dernières. Dans le premier chapitre nous avons vu que que la plupart des êtres organisés, voire tous, varient lorsqu'ils sont soustraits par l'homme à leur condition naturelle et élevés durant plusieurs générations ; que la variation est due en partie à l’effet direct de nouvelles influences extérieures, et en partie à l’effet indirect sur le système reproducteur qui rend l’organisation de la descendance, dans une certaine mesure, plastique. Des variations ainsi produites, l’homme, lorsqu’il n’est pas civilisé, préserve naturellement l’existence, et ainsi multiplie inintentionnellement les individus qui lui sont le plus utiles dans ses diverses conditions ; même lorsqu’il est à moitié civilisé, il sépare et multiplie ces individus intentionnellement. Chacune des parties de la structure semble varier occasionnellement à un faible degré, et le taux de transmission héréditaire de ces particularités d’esprit et de corps, qu'elles soient congénitales ou qu’elles soient lentement acquises, soit sous l’effet d’influences extérieures, soit par exercice, soit par manque d’exercice, est vraiment étonnant. Une fois que plusieurs races se sont ainsi formées, alors ce sont les croisements qui sont la source la plus fertile de nouvelles races1. Bien sûr, les variations seront limitées par la santé de la nouvelle race, par la tendance à retourner vers les formes ancestrales, et par des lois inconnues qui déterminent l’accroissement proportionel et la symétrie du corps. La somme de variations qui a été produite par la domestication est tout à fait inconnue dans la majorité des êtres domestiques.
2Dans le second chapitre, nous avons montré que les organismes sauvages varient indubitablement dans une faible mesure, et que ce genre de variation, quoique dans une bien moindre mesure, est semblable à celui des organismes domestiques. Il est fort probable que tout être organisé, s’il était soumis pendant plusieurs générations à des conditions nouvelles et diverses, varierait. Il est certain que des organismes vivant dans une région isolée qui subit des changements géologiques seront soumis au cours du temps à de nouvelles conditions ; en outre, un organisme transporté par hasard dans une place nouvelle, par exemple dans une île, est souvent exposé à des conditions nouvelles et entouré d'une nouvelle série d’êtres organisés. S’il n'y avait pas de puissance agissant pour sélectionner toute variation minime susceptible d’ouvrir de nouvelles sources de subsistance à l’être ainsi placé, les effets des croisements, les chances de mort et la tendance constante au retour vers la forme d’origine empêcheraient la production de nouvelles races. S’il y avait un agent de sélection à l’œuvre, il semble impossible d’assigner une limite quelconque à la complexité et la beauté des structures adaptatives qui pourraient être ainsi produites, car il est certain que la limite des variations possibles des êtres organisés, à l'état sauvage comme à l’état domestique, nous est inconnue.
3Nous avons montré ensuite que, du fait de la tendance qu’a chaque espèce à se multiplier en proportion géométrique (ceci étant prouvé par ce que nous savons de l’humanité et d’autres animaux quand les circonstances les favorisent), et du fait que les moyens de subsistance de chaque espèce demeurent en moyenne constants, il doit y avoir durant une certaine partie de la vie de chaque individu, ou pendant quelques générations, une lutte sévère pour l’existence, et que moins d’un grain dans la balance déterminera quels individus vivront et lesquels périront. Par conséquent, dans une région soumise à des changements et inaccessible à l'immigration libre d’espèces mieux adaptées à la place et aux conditions nouvelles, on ne peut douter qu'il existe un moyen de sélection très puissant, qui tend à préserver fût-ce la variation la plus minime qui favoriserait l’alimentation ou la défense, à un moment quelconque de leur existence, des êtres vivants dont l’organisation aurait été rendue plastique. De plus, chez les animaux dont les sexes sont distincts, il y a une lutte sexuelle, dont le résultat est que les plus vigoureux, et par conséquent les mieux adaptés, reproduisent plus souvent leur type.
4Une nouvelle race formée ainsi par sélection naturelle ne pourrait être distinguée d’une espèce. En comparant, d’une part, les différentes espèces d’un genre et, d’autre part, plusieurs races domestiques provenant d’une souche commune, nous ne pouvons les distinguer par la somme des différences extérieures, mais seulement, en premier lieu, par le fait que les races domestiques ne restent pas si constantes, ou ne sont pas aussi « pures » que les espèces, et, en second lieu, par le fait que les races produisent toujours une descendance fertile par croisement. Et nous avons alors montré qu’une race sélectionnée naturellement —parce que la variation est plus lente, parce que la sélection la pousse continûment vers les mêmes fins, parce que chaque nouvelle petite modification de structure est adaptée (comme sa sélection l’implique) aux conditions nouvelles et joue son plein rôle, et enfin parce qu’il existe des croisements occasionnels avec d’autres espèces— serait presque nécessairement plus « pure » qu’une race sélectionnée par des hommes, qui sont ignorants ou capricieux, et dont la durée de vie est courte. Quant à la stérilité des croisements entre espèces, nous avons montré qu'elle n’avait pas un caractère d’universalité, et variait de degré quand elle existait ; nous avons également montré que la stérilité dépendait probablement moins de différences externes que de différences constitutionnelles. Et nous avons également montré que lorsque des individus, animaux et plantes, sont placés dans des conditions nouvelles, ils deviennent, sans perdre leur santé, aussi stériles que des hybrides, de la même manière et au même degré, et l’on peut ainsi concevoir que la progéniture de deux espèces croisées aux constitutions différentes puisse être affectée dans sa constitution de la même manière particulière que lorsqu’un animal ou une plante sont placés dans de nouvelles conditions. L’homme, en sélectionnant des races domestiques, n’a guère le désir, et encore moins le pouvoir, d’adapter toute la structure à des conditions nouvelles ; dans la nature, où chaque espèce survit par une lutte contre les autres espèces et contre la nature extérieure, le résultat doit être très différent.
5Nous avons alors comparé les races qui descendent de la même souche à des espèces appartenant au même genre, et trouvé qu’elles présentaient des analogies frappantes. Nous avons également comparé la progéniture des races croisées, c’est-à-dire les métis, avec la progéniture des espèces croisées, c'est-à-dire les hybrides, et nous avons trouvé quelles se ressemblaient dans tous leurs caractères, à la seule exception de la stérilité, et même celle-ci, lorsqu’elle existe, devient souvent variable en degré après quelques générations. Nous avons résumé ce chapitre, et montré que l'on ne connaît aucune limite précise à la somme des variations, ou que l'on ne saurait prévoir ces dernières même une fois donnés le temps et les changements de conditions. Nous avons alors admis que, malgré la probabilité de la production de nouvelles races non distinguables de véritables espèces, il était nécessaire de considérer les relations dans la distribution géographique passée et présente des êtres infiniment nombreux qui nous entourent, leurs affinités et leur structure, pour parvenir à des preuves directes.
6Dans le troisième chapitre, nous avons considéré les variations héréditaires des phénomènes mentaux des êtres organisés, domestiques et sauvages. Nous avons dit que nous ne nous occupons pas dans cet ouvrage de l’origine première des principales qualités mentales, mais que le goût, les passions, les caractères, les mouvements coordonés et les habitudes, se modifient tous, que ce soit congénitalement ou pendant la vie adulte, et sont héréditaires. Plusieurs de ces habitudes modifiées se sont trouvées correspondre dans tous leurs caractères essentiels à de vrais instincts, et suivre les mêmes lois. Les instincts, les dispositions, etc. sont tout aussi importants pour la préservation et l’accroissement d’une espèce que sa structure corporelle, et par conséquent les moyens naturels de sélection agiraient sur eux et les modifieraient tout autant que les structures corporelles. Ceci une fois admis, ainsi que la proposition que les phénomènes mentaux sont variables, et que les modifications sont héritables, nous avons envisagé la possibilité d’une acquisition lente des divers instincts les plus complexes, et avons montré, à partir de la série très imparfaite des instincts des animaux actuellement vivants, que nous n’avons pas le droit de rejeter prima facie la théorie de l'ascendance commune d'organismes alliés en avanant la difficulté qu’il y a à imaginer les étapes transitionnelles menant aux divers instincts les plus compliqués et les plus étonnants. Nous avons donc été conduits à poser la même question en l’appliquant aux organes les plus hautement complexes et aux agrégats de plusieurs de ces organes, c’est-à-dire aux êtres organisés individuels ; et nous avons montré, par la même méthode qui consiste à prendre les séries existantes très imparfaites, qu’il ne faudrait pas rejeter la théorie immédiatement sous prétexte qu’il est impossible de retracer les étapes transitionnelles de ces organes ou de faire des conjectures sur les habitudes transitionnelles des espèces individuelles.
7Dans la Seconde Partie, nous avons discuté des preuves directes de la descendance d’une même souche de formes alliées. Nous avons montré que cette théorie exige une longue série de formes intermédiaires entre les espèces et les groupes dans les mêmes classes, formes qui ne sont pas directement intermédiaires entre les espèces existantes, mais intermédiaires entre elles et un ascendant commun. Nous avons constaté que, même si tous les fossiles préservés et les espèces vivantes étaient recueillis, une telle série serait loin d’exister ; mais nous avons montré que nous n’avons pas de preuve solide que les dépôts les plus anciens que nous connaissons soient contemporains de la première apparition des êtres vivants, ni que les diverses formations subséquentes soient consécutives, ni qu’une formation quelconque conserve une faune presque complète, même dans le cas des organismes marins durs qui vivaient dans cette partie du monde. En conséquence, nous n’avons aucune raison de supposer qu’ait été jamais conservée plus d’une petite fraction des organismes qui ont vécu à une période quelconque, d’où il s’ensuit que nous ne pouvons nous attendre à découvrir les sous-variétés fossilisées intermédiaires entre deux espèces données. D’autre part les preuves tirées des restes fossiles, quoique très imparfaites, sont, dans une certaine mesure, en faveur de l’existence de la série organique requise. Ce manque de preuves de l’existence passée de formes intermédiaires presque infiniment nombreuses est, je le conçois, l’objection la plus sérieuse à la théorie d’une ascendance commune2, mais je pense que cela est dû à l’ignorance qui résulte nécessairement de l'imperfection de toutes les archives géologiques.
8Dans le cinquième chapitre, nous avons montré que de nouvelles espèces apparaissent graduellement et que les espèces anciennes disparaissent graduellement de la surface de la terre, et ceci s’accorde expressément avec notre théorie. L’extinction des espèces semble être précédée de leur raréfaction ; s’il en est ainsi, l'extinction d’une espèce n’est pas plus surprenante que sa raréfaction. La tendance à la progression géométrique de toute espèce qui ne s’accroît pas réellement en nombre doit être entravée par une cause que nous percevons rarement avec exactitude. Toute légère augmentation du pouvoir de cet obstacle invisible entraînera une diminution correspondante du nombre moyen de membres de cette espèce, qui ainsi se raréfiera ; le fait qu'une espèce d’un genre soit rare et une autre abondante ne nous surprend nullement : pourquoi alors être surpris de son extinction, alors que nous avons de bonnes raisons de croire que cette rareté même annonce régulièrement et cause cette extinction ?
9Dans le sixième chapitre, nous avons considéré les faits principaux de la distribution géographique, et notamment la dissemblance, dans des zones largement et effectivement séparées, des êtres organisés soumis à des conditions semblables (comme, par exemple, dans les forêts tropicales d’Afrique et d'Amérique, ou dans les îles volcaniques voisines). Ainsi que la similitude frappante et les relations générales des habitants des mêmes grands continents, et des degrés moindres de dissemblance entre les habitants qui occupent les côtés opposés des barrières qui les séparent, que ces côtés opposés soient ou non soumis à des conditions semblables. Ainsi que la dissemblance, moins marquée cependant, des habitants des différentes îles d’un même archipel, liée à la ressemblance générale avec les habitants du continent le plus proche, quel que soit son caractère. Egalement les relations particulières des flores alpines, l’absence de mammifères sur les petites îles isolées, le nombre relativement réduit de plantes et d’autres organismes sur des îles ayant des places diversifiées, le rapport entre la possibilité de transport occasionnel d’une région à une autre et une affinité — qui n’est pas une identité — entre les êtres organisés qui l’habitent. Et enfin les relations claires et frappantes entre les formes vivantes et éteintes des mêmes grandes divisions du monde, relations qui semblent, si nous regardons très loin en arrière, s’effacer. Tous ces faits, si nous gardons présents à l’esprit les changements géologiques en cours, découlent simplement de la théorie que les organismes alliés descendent en ligne directe de souches communes. D'après la théorie des créations indépendantes, ces faits, bien qu'évidemment reliés entre eux, restent inexplicables et séparés.
10Dans le septième chapitre, les relations ou le groupement des espèces éteintes et récentes ; l’apparition et la disparition des groupes ; l'objet mal défini de la classification naturelle, qui ne dépend pas de la ressemblance entre organes physiologiquement importants, qui n’est pas influencée par des caractères adaptatifs ou analogiques, bien que ceux-ci gouvernent souvent toute l’économie de l’individu, mais qui dépend des caractères qui varient le moins, et particulièrement des formes par lesquelles passe l’embryon, et, comme nous l’avons montré ensuite, de la présence d’organes rudimentaires ou inutiles. La relation entre les espèces les plus proches de groupes distincts étant générale et non spéciale ; la ressemblance étroite dans les règles et l’objet de la classification des races domestiques et des vraies espèces. Nous avons montré que tout ceci découle du fait que le système naturel est un système généalogique.
11Dans le huitième chapitre, nous avons montré que l'unité de structure d’un bout à l’autre des grands groupes, chez des espèces adaptées aux modes de vie les plus différents, ainsi que les étonnantes métamorphoses (terme utilisé métaphoriquement par les naturalistes) d’une partie ou organe en un autre, découlent simplement du fait que de nouvelles espèces sont produites par sélection et transmission héréditaire de légères modifications successives de structure. L'unité de type se manifeste étonnamment par la similarité de structure, pendant la période embryonnaire, des espèces de classes entières. Pour expliquer ceci, nous avons montré que les différentes races de nos animaux domestiques diffèrent moins entre elles à l'état jeune qu’à l’état adulte, et par conséquent que l’on pourrait s’attendre à ce que, si les espèces sont produites comme des races, le même fait soit valable pour elles également à une plus grande échelle. Nous avons tenté d’expliquer cette remarquable loi de la nature en établissant, par divers faits, que de légères modifications apparaissent originellement à toutes les périodes de la vie et que lorsqu’elles sont héritées elles tendent à réapparaître aux périodes correspondantes ; conformément à ces principes, chez plusieurs espèces descendant de la même souche, les embryons se ressembleraient presque nécessairement plus entre eux que les formes adultes. L’importance de ces ressemblances embryonnaires pour établir une classification naturelle ou généalogique devient alors immédiatement évidente. La simplicité de structure occasionnelle plus grande chez l’animal adulte que chez l’embryon, la gradation de complexité des espèces dans les grandes classes, l’adaptation des larves d’animaux à des modes indépendants d’existence, l'énorme différence chez certains animaux entre l'état larvaire et l’état adulte, nous avons montré que tout ceci ne présentait aucune difficulté d’après les principes ci-dessus.
12Dans le neuvième chapitre, nous avons montré que la présence fréquente et presque générale d’organes et de parties appelés par les naturalistes abortifs ou rudimentaires, et qui sont en général, quoique formés avec la plus grande délicatesse, absolument inutiles, bien qu’ils soient parfois utilisés pour des usages anormaux, —que l’on ne peut considérer comme des parties simplement représentatives, car ils sont parfois capables de remplir leur fonction propre— qui sont toujours plus développés, et parfois seulement, à une période très précoce de l’existence — et que l’on admet être d’une très grande importance pour la classification— s’expliquait d’une manière simple par la théorie d’une ascendance commune.
Pourquoi souhaite-t-on rejeter la théorie d’une ascendance commune3 ?
13C’est ainsi que de nombreux faits généraux, ou lois, se fondent dans une explication unique, et les difficultés rencontrées sont celles qui résulteraient tout naturellement de notre ignorance reconnue. Et pourquoi n’admettrions-nous pas cette théorie de la descendance ? Peut-on montrer que les êtres organisés à l’état de nature sont tous absolument invariables ? Peut-on dire que la limite de variation ou le nombre de variétés susceptibles de se former par la domestication sont connus ? Peut-on tracer une ligne distincte entre une race et une espèce ? A ces trois questions nous pouvons certainement répondre par la négative. Aussi longtemps que l'on considérait que les espèces étaient divisées et définies par une barrière infranchissable de stérilité, que nous étions ignorants de la géologie, que nous imaginions que le monde était de courte durée, et que le nombre de ses habitants passés était réduit, nous avions des raisons pour accepter des créations individuelles, ou pour dire avec Whewell que les commencements de toute chose sont cachés à l'homme. Pourquoi alors éprouvons-nous une si forte tendance à rejeter cette théorie — particulièrement quand on avance le cas concret de deux espèces, ou même de deux races, et que l'on se demande « ces deux types descendent-ils originairement de la même souche » ? —. Je crois que la raison en est la lenteur avec laquelle nous admettons tout grand changement dont nous ne voyons pas les étapes intermédiaires. L’esprit ne peut saisir la pleine signification du terme « un million » ou « cent millions d’années », et ne peut donc ajouter et percevoir le plein effet de petites variations successives accumulées pendant un nombre de générations pratiquement infini. La difficulté est la même que celle que la plupart des géologues ont dû mettre des années à écarter quand Lyell avança que de longues vallées avaient été creusées (et de longues lignes de falaises intérieures formées) sous la lente action des vagues de la mer. Un homme peut regarder longtemps un grand précipice sans croire réellement, bien qu’il ne puisse le nier, que des milliers de pieds d’épaisseur de roche solide s’étendaient jadis sur plusieurs milles carrés là où roule maintenant la pleine mer, et sans croire entièrement que la mer qu’il voit se précipiter à ses pieds sur les rochers a été l'unique puissance en action.
14Allons-nous alors admettre que les trois espèces distinctes de rhinocéros qui habitent respectivement Java, Sumatra, et la terre ferme voisine de Malacca ont été créés, mâle et femelle, à partir des matériaux inorganiques de ces pays ? Sans aucune raison valable, pour autant que notre raison nous guide, allons-nous dire qu’ils ont été, parce que vivant près l'un de l'autre, créés simplement très semblables l’un à l’autre, de manière à former une section du genre différente de la section africaine, dont certaines espèces ont des habitats très semblables et d’autres des habitats très différents ? Allons-nous dire que, sans aucune cause apparente, ils ont été créés sur le même type générique que l’ancien rhinocéros laineux de Sibérie et les autres espèces qui avaient jadis pour habitat cette partie du monde, et qu’ils ont été créés avec des relations de moins en moins étroites, mais avec des affinités qui les rattachent cependant à tous les autres mammifères vivants et éteints ? Que, sans aucune cause apparente satisfaisante, leur nuque courte a le même nombre de vertèbres que le cou de la girafe, et que leurs lourdes pattes sont construites sur le même plan que celles de l’antilope et de la souris, de la main du singe, de l’aile de la chauve-souris, de la nageoire du marsouin ? Que, dans chacune de ces espèces, le second doigt de la patte montre des traces évidentes de la soudure de deux os réunis en un seul ; que les os compliqués de leur tête deviennent intelligibles si l'on suppose qu'ils ont été formés à partir de trois vertèbres développées ; que, chez les jeunes de toutes ces espèces les mâchoires disséquées révèlent de petites dents qui ne percent jamais ? Que, par ces dents abortives inutiles et par d’autres caractères, ces trois rhinocéros à l’état embryonnaire sont bien plus ressemblants aux autres mammifères qu'ils ne le sont à l’état adulte ? Et enfin, qu’à une période encore plus précoce de leur vie, leurs artères coulaient et se ramifiaient comme celles d'un poisson pour porter le sang à des branchies qui n’existent pas ? Or ces trois espèces de rhinocéros se ressemblent étroitement, plus étroitement que des races communément attestées de nos animaux domestiques ; ces trois espèces, si elles étaient domestiquées, varieraient presque certainement et l’on pourrait sélectionner des races adaptées à des fins différentes à partir de ces variations. Dans cet état, elles pourraient probablement se croiser, et leur progéniture serait sans doute tout à fait, et probablement dans une certaine mesure, fertile ; dans l’un ou l’autre cas, par croisements renouvelés, l’une de ces formes spécifiques pourrait être absorbée par une autre et disparaître. Je le répète, allons-nous dire qu'un couple, ou une femelle pleine, de chacune de ces trois espèces de rhinocéros, ont été créés séparément, avec les apparences trompeuses d'une véritable parenté, avec la marque de l’inutilité dans certaines parties, et celle de la conversion dans d’autres, à partir des éléments non organiques de Java, Sumatra et Malacca ? Ou bien qu’ils proviennent, comme nos races domestiques, de la même souche ancestrale ? Pour ma part, je ne pourrais pas plus admettre la première proposition que je ne pourrais admettre que les planètes suivent leurs cours et qu’une pierre tombe sur le sol, non par l'effet d’une loi seconde et attestée de gravitation, mais par la volonté directe du Créateur.
15Avant de conclure, il sera bon de montrer, quoique l’idée ait déjà été avancée incidemment, jusqu’où cette théorie de l’ascendance commune peut être légitimement étendue. Une fois admis que deux espèces vraies du même genre peuvent descendre d’un même parent, il ne sera pas possible de nier que deux espèces de deux genres peuvent également descendre d’une souche commune. Car, dans quelques familles, les genres sont presque aussi rapprochés que les espèces du même genre, et, dans certains ordres, par exemple celui des plantes monocotylédones, les familles passent facilement de l'une à l’autre. Nous n’hésitons pas à assigner une origine commune aux chiens, ou aux choux, parce qu'ils se divisent en groupes analogues aux groupes naturels. Beaucoup de naturalistes admettent en fait que tous les groupes sont artificiels, et qu’ils dépendent entièrement de l’extinction d’espèces intermédiaires. Certains, cependant, affirment que, sans considérer que la stérilité est la marque caractéristique de l’espèce, une incapacité totale à se reproduire entre eux est la meilleure preuve de l’existence de genres naturels. Même si nous laissons de côté le fait incontestable que certaines espèces du même genre ne se croisent pas entre elles, il nous est impossible d’admettre une telle règle, étant donné que la grouse et le faisan (considérés par quelques ornithologues comme formant deux familles), le bouvreuil et le canari, se sont croisés.
16Il est incontestable que, plus les espèces sont éloignées les unes des autres, plus faibles deviennent les arguments en faveur de leur ascendance commune. Pour des espèces de deux familles distinctes, l’analogie fondée sur la variation des organismes domestiques et leur mode de croisement est impossible, et les arguments tirés de leur distribution géographique manquent complètement. Mais, une fois admis les principes généraux de cet ouvrage, dès que l’on peut discerner une unité de type dans des groupes d’espèces adaptées à jouer des rôles diversifiés dans l'économie de la nature, qu’elle se manifeste dans la structure de l’être embryonnaire ou bien dans celle de l’adulte, et tout spécialement si elle est démontrable par la possession commune de parties abortives, nous sommes légitimement conduits à admettre leur ascendance commune. Les naturalistes sont en désaccord sur les limites de cette unité de type : la plupart, cependant, admettent que les vertébrés sont construites sur un seul type, les articulés sur un autre, les mollusques sur un troisième, et les radiaires probablement sur plus d’un. Les plantes aussi semblent se ranger sous trois ou quatre grands types. D’après cette théorie, tous les organismes découverts jusqu'à présent sont donc les descendants de probablement moins de dix formes ancestrales.
Conclusion
17J’ai maintenant donné mes raisons de croire que les formes spécifiques ne sont pas de créations immuables. Les termes employés par les naturalistes, d’affinité, d’unité de type, de caractères adaptatifs, de métamorphose et d’organes abortifs, cessent d’être des expressions métaphoriques, et deviennent des faits intelligibles. Nous ne regardons plus les êtres organisés comme un sauvage regarde un navire ou un ouvrage d’art, comme une chose qui échappe totalement à sa compréhension, mais comme une production qui a une histoire que nous pouvons reconstituer. Comme les instincts deviennent intéressants lorsque nous spéculons sur leur origine en tant qu’habitudes héréditaires, ou comme légères modifications d’instincts antérieurs perpétués par la conservation des individus qu’ils caractérisent ! Lorsque nous considérons chaque instinct complexe comme le résultat d’une longue histoire d’agencements dont chacun est très utile à son détenteur, à peu près de la même manière que nous considérons une grande invention mécanique comme le résultat du travail, de l’expérience, de la raison et même des erreurs de nombreux ouvriers !4. Comme la distribution de tous les êtres organiques passés et présents devient intéressante par la lumière qu'elle jette sur la géographie ancienne du monde ! La géologie perd de sa majesté par l’imperfection de ses archives, mais elle gagne beaucoup par l’immensité de son objet. Il y a beaucoup de grandeur5 à considérer tout organisme vivant soit comme le descendant en ligne directe de quelque forme actuellement ensevelie sous des milliers de pieds de roche massive, soit comme le co-descendant, avec cette forme fossile, de quelque habitant plus ancien et entièrement disparu de ce monde. L'idée que la production et l’extinction de formes sont, comme la naissance et la mort des individus, le résultat de moyens secondaires, s'accorde avec ce que nous savons des lois imprimées à la matière par le Créateur6. C’est porter atteinte à la dignité du Créateur d’univers innombrables de penser qu’il ait créé par des actes individuels de Sa volonté des myriades de parasites rampants et de vers, qui, depuis l’aube de la vie, grouillent sur la terre ferme et dans les profondeurs de l'océan. Nous cessons d’être étonnés qu’un groupe d’animaux ait été formé pour déposer ses œufs dans les entrailles de la chair d'autres êtres sensibles, que quelques animaux vivent de cruauté et même s’y complaisent, que des animaux soient dirigés par de faux instincts, que chaque année il y ait un gaspillage de pollens, d'œufs et d’organismes immatures, car nous voyons dans tout cela les conséquences inévitables d’une seule grande loi, celle de la multiplication d’êtres organisés qui n’ont pas été créés immuables. De la mort, de la famine, et de la lutte pour l’existence, nous voyons que procèdent directement les fins les plus hautes que nous sommes capables de concevoir, à savoir la création des animaux supérieurs7. Certes, notre première réaction est de rejeter l’idée qu’une loi secondaire ait pu produire des êtres organisés infiniment nombreux, caractérisés chacun par une exécution minutieuse et par des adaptations largement étendues : cela s’accorde mieux de prime abord avec nos facultés de supposer que chacun d’entre eux a exigé le fait d’un Créateur. Il y a une (simple) grandeur à envisager la vie, avec ses nombreux pouvoirs de croissance, de reproduction et de sensation, comme originairement insufflée dans la matière à un petit nombre de formes, peut-être même une seule8 ; que, tandis que cette planète continuait à tourner suivant les lois fixes de la gravitation, et que la terre et l’eau se remplaçaient l’une l’autre, d’une origine si simple, par la sélection de variétés infinitésimales, d’innombrables formes, fort belles et merveilleuses, ont évolué9.
Notes de bas de page
1 Dans L'Origine des Espèces, Darwin n’accordera pas une telle importance aux croisements.
2 Cette objection est encore considérée comme un obstacle majeur dans la première édition de L'Origine des Espèces. A partir de la cinquième édition, Darwin y accorde moins d'importance.
3 Cf., L’Origine des Espèces, II, pp. 566-8.
4 Sur le modèle de la théologie naturelle et des sciences de la nature au XVIIIe siècle Darwin compare la « production » des espèces à la fabrication d'une machine. Mais, dans la théologie naturelle, il y avait une « Création » par la « Cause Première » des espèces, concevable par analogie avec la production des machines par l'homme.
5 Cf., les dernières pages de L’Origine des Espèces.
6 Cf., note 4.
7 Dans L'Origine des Espèces, Darwin fera allusion, en une phrase, à l’homme.
8 Ces derniers mots ont été ajoutés au crayon par Darwin.
9 Ce passage correspond aux dernières phrases de L’Origine des Espèces.
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