Chapitre IX. Organes rudimentaires ou abortifs1
p. 173-179
Texte intégral
Les organes abortifs des naturalistes
1L’on dit que des parties d’une structure sont « abortives », ou bien, quand elles existent à un état encore inférieur de développement, « rudimentaires »2, lorsque la même forme de raisonnement qui nous a convaincus qu’en certains cas des parties similaires sont admirablement adaptées à certaines fins nous démontre que dans d’autres cas elles sont absolument inutiles. C’est ainsi que le rhinocéros, la baleine, etc.3 ont, dans leur jeune âge, des dents petites mais bien formées qui ne sortent jamais des mâchoires ; certains os, et même des membres entiers, sont représentés par de petits cylindres ou pointes d’os, souvent soudés à d’autres os ; de nombreux coléoptères ont des ailes extrêmement réduites mais bien formées cachées sous leurs élytres auxquelles elles sont unies pour ne jamais s’ouvrir ; de nombreuses plantes ont, en guise d’étamines, de simples filaments ou de petites bosses ; des pétales sont réduits à l'état de lamelles et des fleurs à celui de bourgeons, qui (comme dans le cas d’une certaine jacinthe) ne s’ouvrent jamais. De tels exemples sont presque innombrables, et c’est à juste titre qu’on les estime étonnants ; il n’existe probablement pas un seul être organisé qui ne porte quelques traces d'inutilité ; car il est évident que, pour autant que nous puissions le concevoir, les dents sont faites pour manger, les membres pour la locomotion, les ailes pour le vol, les étamines et la totalité des fleurs pour la reproduction, et cependant les parties que nous avons mentionnées sont manifestement inaptes à ces fins précises. L’on dit souvent que les organes abortifs sont de simples représentants (expression métaphorique) de parties similaires chez d’autres êtres organisés, mais, dans certains cas, ils sont plus que des représentants, car ils semblent constituer de véritables organes, qui ne se sont pas entièrement développés ; c’est ainsi que l’existence de mammelles chez les vertébrés mâles est l’un des cas d’atrophie les plus souvent avancés, mais nous savons que ces organes chez l’homme (et le taureau) ont accompli leur fonction propre et sécrété du lait ; la vache a normalement quatre pis et deux qui sont atrophiés, mais ces derniers en certains cas sont largement développés et donnent même ( ? ?) du lait4. Et, chez les fleurs, l’on peut montrer que les représentants des étamines et des pistils constituent effectivement ces mêmes parties non développées. Kölreuter, en effectuant un croisement entre une plante dioïque (un Cucubalus) munie d’un pistil rudimentaire avec une autre plante à pistil pleinement développé, a montré que chez les descendants hybrides la partie rudimentaire est plus développée, bien qu’encore abortive, et ceci montre à quel point le simple rudiment et le pistil complet doivent être de même nature.
2Des organes abortifs qui doivent être considérés comme inutiles par rapport à leur but ordinaire et normal sont parfois adaptés à d’autres fins ; ainsi les os marsupiaux, qui servent en principe à maintenir le jeune dans la poche de la mère, existent chez le mâle et servent de point d'appui pour des muscles utilisés seulement pour des fonctions mâles ; chez le mâle du souci, le pistil est abortif par rapport à sa fin propre d’imprégnation, mais sert à répandre le pollen hors des anthères, pour qu’il soit prêt à être porté par les insectes jusqu'aux pistils parfaits des autres fleurons. Il est vraisemblable que, dans de nombreux cas qui nous sont encore inconnus, des organes abortifs remplissent une fonction utile ; mais dans d'autres cas, par exemple celui des dents enchâssées dans la mâchoire, ou de simples bosses, ou celui des étamines et des pistils, l’imagination la plus débridée ne se risquera pas à leur attribuer une fonction. Les parties abortives, même lorsqu’elles sont totalement inutiles pour l’espèce individuelle, ont une signification importante dans le système de la nature, car elles se trouvent souvent être d’une très grande utilité dans une classification naturelle : c’est ainsi que la présence et la position de fleurs entièrement abortives chez les graminées ne saurait être négligée dans une tentative de classement selon leurs affinités naturelles. Ceci corrobore une affirmation du chapitre précédent, à savoir que l’importance physiologique d’une partie n’est pas l’indice de son importance dans la classification. Enfin, des organes abortifs, souvent, ne se développent proportionnellement à d’autres parties qu’à l'état embryonnaire ou chez les formes jeunes de chaque espèce ; ceci fait également partie — surtout si l’on considère l’importance des organes abortifs pour la classification — de la loi (énoncée dans le chapitre précédent) qui établit que les plus fortes affinités entre organismes sont souvent les plus marquées dans les étapes par lesquelles passe l’embryon dans son développement vers la maturité. Il me semble que, d’après la théorie des créations individuelles, il n'existe guère de classes de faits de l’histoire naturelle plus étonnants ou moins susceptibles de recevoir une explication.
Organes abortifs des physiologistes
3Les physiologistes et les médecins emploient le terme « abortif» dans un sens quelque peu différent de celui des naturalistes ; leur utilisation du terme est probablement antérieure, et désigne des parties qui, par accident ou maladie avant la naissance, ne sont pas développées ou ne grandissent pas : ainsi, lorsqu’un jeune animal naît avec un moignon à la place du doigt ou du membre entier, ou avec un petit bouton à la place de tête, ou une bosse de matière osseuse en guise de dent, ou bien un moignon à la place d’une queue, ils disent que cette partie est abortive. Les naturalistes, de leur côté, comme nous l’avons vu, appliquent ce terme à des parties qui ne sont pas atrophiées durant la croissance de l’embryon, mais qui sont produites par des générations successives aussi régulièrement que toute autre partie essentielle de la structure de l’individu : les naturalistes, ce faisant, utilisent ce terme d'une manière métaphorique. Ces deux classes de faits, cependant, se recoupent : des parties accidentellement atrophiées durant la vie embryonnaire d’un individu deviennent héréditaires dans les générations qui suivent : ainsi un chat ou un chien né avec un moignon en guise de queue, tend à transmettre des moignons à sa descendance5 ; il en va de même pour les moignons représentant les membres, pour des parties déficientes ou rudimentaires des fleurs, qui se reproduisent chaque année dans de nouveaux bourgeons et même dans des semis successifs. Nous avons montré dans la première partie la forte tendance héréditaire à la reproduction de toute structure, congénitale ou lentement acquise, qu'elle soit utile ou nuisible à l’individu, de sorte qu’il n’y a pas de raison d’être surpris par le fait que ces parties authentiquement abortives soient devenues héréditaires. L’on peut voir un curieux exemple de cette force héréditaire dans les deux petites cornes pendantes, tout à fait inutiles en ce qui concerne la fonction d’une corne, qui sont produites par les races sans cornes de notre bétail domestique. Et je crois que l’on ne peut faire aucune distinction entre un moignon qui représente une queue, une corne ou les membres, ou bien une étamine atrophiée sans pollen, ou bien un creux dans un pétale représentant un nectar, lorsque ces rudiments se reproduisent régulièrement dans une race ou une famille, et les véritables organes abortifs des naturalistes. Et si nous avions des raisons de croire (je pense que ce n’est pas le cas) que tous les organes abortifs avaient été produits soudainement durant la vie embryonnaire d’un individu, et avaient ensuite été hérités, nous aurions tout de suite une explication simple de l'origine des organes abortifs ou rudimentaires. De la même manière que, durant les changements de prononciation, certaines lettres d'un mot peuvent devenir inutiles à la prononciation, mais peuvent nous aider à retrouver son étymologie, nous pouvons voir que les organes rudimentaires, qui ne sont plus utiles à l’individu, peuvent être de la plus haute importance pour établir son ascendance, c’est-à-dire sa véritable classification dans le système naturel.
Atrophie par défaut d’usage6
4Il semble assez probable que l’absence d’usage prolongée de toute partie ou organe, accompagnée de la sélection des individus dont ces parties sont légèrement moins développées, produit au cours des âges chez les êtres organisés soumis à l’état domestique des races dont ces parties sont devenues abortives. Nous avons de bonnes raisons de penser que chaque partie ou organe d’un individu ne se développe pleinement que par l’exercice de sa fonction, qu’il se développe à un moindre degré avec moins d’exercice ; et, si on lui interdit toute action, cette partie sera souvent atrophiée. Toute particularité, ne l’oublions pas, tend, spécialement lorsque les deux parents la possèdent, à être héritée. La puissance de vol inférieure du canard commun comparée à celle des canards sauvages doit être partiellement attribuée au défaut d’exercice pendant des générations successives, et, comme l’aile est nécessairement adaptée au vol, nous devons considérer que notre canard domestique en est à sa première étape vers l’état de l’Apteryx, dont les ailes sont si curieusement abortives. Certains naturalistes ont attribué (peut-être avec raison) les oreilles tombantes si caractéristiques de la plupart de nos animaux domestiques, de certains lapins, bœufs, chats, chèvres, chevaux, etc. à l’effet d'un exercice moindre des muscles de ces parties flexibles durant des générations successives de vie inactive ; et l’on doit considérer que des muscles qui ne peuvent remplir leur fonction sont en voie d’atrophie. De même, chez les fleurs, nous voyons l’atrophie graduelle durant des semis successifs (bien qu’il s’agisse plus précisément d’une transformation) d’étamines devenant des pétales imparfaits, puis enfin des pétales parfaits. Lorsque l’œil est aveuglé au début de la vie, le nerf optique s’atrophie quelque peu ; ne peut-on croire que, là où cet organe est fréquemment atteint et perdu, comme c’est le cas pour le tucotuco souterrain proche de la taupe (Ctenomys), l’organe dans son entier, au cours des générations, puisse s’atrophier, comme il l'est normalement chez certains quadrupèdes fouisseurs qui ont presque les mêmes habitudes que le tucotuco ?
5Dans la mesure donc où l’on admet comme probable que les effets du manque d'exercice (appuyés à l’occasion par des abortions véritables et soudaines durant la période embryonnaire) provoquent un développement atténué d’une partie, puis enfin son inutilité et son atrophie, alors, au cours des changements d’habitude infiniment fréquents chez les nombreux descendants d’une souche commune, il est fort vraisembable que de nombreux cas d'organes devenus abortifs aient existé. Quant au moignon de queue, qui existe généralement lorsqu'un animal naît sans queue, nous ne pouvons l'expliquer que par la puissance du principe héréditaire et par la période à laquelle l’embryon est affecté ; mais, d’après la théorie de l’atrophie d’une partie par manque d’exercice, nous pouvons voir que, selon les principes exposés dans le chapitre précédent (c’est-à-dire le fait d’hériter à des périodes correspondantes de la vie, accompagné du fait que l'usage et le non usage dans la partie en question ne jouent aucun rôle à l’état embryonnaire ou aux premiers moments de la vie), des organes ou des parties tendraient, non pas à disparaître complètement, mais à se réduire à l’état auquel ils existaient au début de la vie embryonnaire. Owen parle souvent d’une partie d’un animal pleinement développé comme étant dans une « condition embryonnaire ». De plus, nous pouvons ainsi voir pourquoi les organes abortifs sont plus développés au début de la vie. Et nous pouvons voir également comment, par sélection graduelle, un organe devenu abortif par rapport à son usage d’origine a pu se convertir à d’autres fins ; comment l’aile du canard peut servir d’aileron, comme celle d’un pingouin ; comment un os abortif a pu servir, par une lente croissance et un déplacement des fibres musculaires, de point d’appui pour une nouvelle série de muscles ; comment le pistil du souci a pu devenir abortif dans son rôle de reproduction, mais continuer à fonctionner pour répandre le pollen hors des anthères, car, dans cette seconde fonction, si l’abortion n’avait pas été entravée par la sélection, l’espèce se serait éteinte si le pollen était resté enfermé dans les capsules des anthères.
6Je dois enfin répéter que ces merveilleux faits concernant des organes formés avec des traces d’une minutie délicate, mais qui sont maintenant soit absolument inutiles soit adaptés à des fins totalement différentes de leur fin ordinaire, présents et formant partie de la structure de presque tous les habitants de cette terre, dans un passé éloigné tout comme à l’époque présente —qui sont mieux développés et souvent discernables seulement au tout début de la période embryonaire, et qui ont une signification considérable pour disposer la longue série d’êtres organisés en un système naturel —, que ces merveilleux faits ne reçoivent pas simplement une explication grâce à la théorie d’une sélection longue et continue de nombreuses espèces à partir de quelques souches parentales communes, mais découlent nécessairement de cette théorie. Si l'on rejette cette théorie, alors ces faits demeurent tout à fait inexplicables, à moins que nous admettions comme explications des métaphores lâches comme celle de De Candolle, qui compare le royaume de la nature à une table de banquet, où les organes abortifs sont disposés au nom de la symétrie !
Notes de bas de page
1 Correspond aux pages 532-539 du chapitre XIV de L'Origine des Espèces.
2 Dans L'Origine des Espèces cette différence entre organes abortifs et rudimentaires n’apparaît pas.
3 Cf., L'Origine des Espèces, II, p. 532.
4 Cf., p. 532. Mais Darwin y est affirmatif à ce sujet.
5 C’est un exemple les plus frappants d’une croyance en l’hérédité des caractères acquis. Sans renoncer à cette croyance, Darwin dira dans L’Origine des Espèces (II, p. 537) : « Je doute qu’aucun de ces exemples puisse jeter quelque lumière sur l'origine des organes rudimentaires à l'état de nature ».
6 Darwin parle plus abondamment de l'importance du défaut d’usage dans le premier chapitre de L'Origine des Espèces.
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