Chapitre VIII. Unité de type dans les grandes classes et structures morphologiques1
p. 157-171
Texte intégral
Unité de type
1Il y a peu de choses plus étonnantes, ou sur lesquelles on ait plus souvent insisté, que le fait que les êtres organisés dans chaque grande classe, bien qu’ils vivent sous les climats les plus distants et à des époques immensément éloignées, bien qu’ils soient adaptés à des fins extrêmement diverses dans l’économie de la nature, manifestent tous cependant dans leur structure interne une uniformité évidente. Qu’y-a-t-il, par exemple, de plus étonnant que la main pour saisir, le pied ou le sabot pour marcher, l’aile de la chauve-souris pour voler, l’aileron du marsouin pour nager ?2. Et que les os dans leur position et dans leur nombre soient si semblables que l’on peut tous les classer et les appeler par les mêmes noms ? Parfois certains des os sont simplement représentés par un stylet lisse apparemment inutile, ou bien sont étroitement soudés à d’autres os, mais l’unité du type n’est pas détruite pour cela, et à peine brouillée. Nous voyons dans ce fait un lien qui unit profondément les êtres organisés de chaque grande classe — dont l’illustration est l’objet et le fondement du système naturel. J’ajouterai que la perception de ce lien est la cause évidente du fait que les naturalistes font une distinction mal définie entre les affinités vraies3 et les affinités adaptatives.
Morphologie
2Il existe une autre classe de faits du même ordre, ou plutôt à peu près identiques, qui est admise par les naturalistes les moins visionnaires, et qui est désignée sous le nom de morphologie. Ces faits montrent que chez un être individuel organisé, plusieurs organes sont formés d’autres organes métamorphosés ; ainsi chez les sépales, les pétales, les étamines, les pistils, etc. de toutes les plantes, on peut reconnaître des feuilles métamorphosées ; et l’on peut ainsi expliquer très clairement le nombre, les positions et les états transitionnels de ces différents organes, et même leurs changements monstrueux. L'on pense que la même loi s’applique aux vésicules gemmifères des zoophytes. De la même manière, le nombre et la position des mâchoires et des palpes extraordinairement complexes des crustacés et des insectes, ainsi que leurs différences entre les différents groupes, deviennent tous simples si l’on considère que ces parties, ou plutôt ces pattes et tous les appendices métamorphosés, sont des pattes métamorphosées. De même, les crânes des vertébrés sont composés de trois vertèbres métamorphosées4, et nous pouvons ainsi comprendre la signification du nombre des éléments et de l’étrange complication de la boîte osseuse du cerveau. Dans ce dernier cas, comme dans celui des mâchoires des crustacés, il suffit de voir une série prise dans les différents groupes de chaque classe pour admettre la vérité de ces vues. Il est évident que, lorsque dans chaque espèce d’un groupe, les organes consistent en une autre partie métamorphosée, il doit y avoir une « unité de type » dans ce groupe. Et dans les cas semblables à ceux que nous avons mentionnés ci-dessus, où le pied, la main, l’aile et l’aileron sont dits construits sur un type uniforme, si nous pouvions percevoir dans ces parties ou organes des traces d’un changement apparent à partir d’un autre usage ou d’une autre fonction, nous devrions expressément inclure ces parties ou organes dans le champ de la morphologie : ainsi, si nous pouvions découvrir dans les membres des vertébrés, comme nous le pouvons pour leurs côtes, des traces d’une transformation apparente à partir d’un processus vertébral, l’on dirait que dans chaque espèce de vertébrés les membres sont des « processus spinaux métamorphosés », et que dans toutes les espèces de l’ensemble de la classe, les membres montrent une « unité de type »5.
3Ces merveilleuses parties du sabot, du pied, de la main, de l’aile, de la palme, chez les animaux vivants ou éteints, étant toutes construites sur le même modèle —tout comme les pétales, les étamines, les germes, etc. sont des feuilles métamorphosées— ne peuvent être considérées par les créationnistes que comme des faits ultimes qui ne sont pas susceptibles d’explication, alors que, dans notre théorie de la descendance, ces faits en résultent nécessairement, car par cette théorie tous les êtres d’une classe, par exemple les mammifères, sont censés descendre d’une même souche ancestrale et s’être modifiés par petites touches semblables à celles que l’homme ajoute en sélectionnant des variations domestiques fortuites6. Maintenant, selon ces vues, nous pouvons voir qu’un pied pourrait être sélectionné avec des os de plus en plus longs reliés par des membranes de plus en plus larges jusqu’à ce qu’il devienne un organe natatoire, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il devienne un organe capable de frapper la surface et de glisser sur elle, et finalement de voler dans les airs ; mais dans tous ces changements il n’y aurait pas de tendance à modifier le cadre de la structure interne héréditaire. Des parties pourraient se perdre (comme la queue chez les chiens, les cornes chez le bétail, ou les pistils chez les plantes), d’autres pourraient se réunir (comme pour les pieds des porcs du Lincolnshire et les étamines de nombreuses fleurs de jardin) ; des parties de nature semblable pourraient augmenter en nombre (comme les vertèbres de la queue des porcs, etc., les orteils dans les races d’hommes à six doigts et les poules du Dorking), mais on observe des différences analogues dans la nature, et les naturalistes ne considèrent pas quelles détruisent l'unité du type. Nous pouvons cependant concevoir que ces changement soient poussés si loin que l’unité de type en serait brouillée et finalement indiscernable, et l'on a mentionné la palme du plésiosaure comme un exemple où l’unité de type est à peine reconnaissable7. Si après de longs changements graduels dans la structure des co-descendants d’une souche ancestrale l’on pouvait encore découvrir (soit à partir de monstruosités, soit par une série graduelle) des traces de la fonction que certaines parties ou organes remplissaient dans la forme ancestrale, l’on pourrait désigner rigoureusement ces parties ou organes par leur fonction antérieure à laquelle on ajouterait le terme « métamorphosé ». Les naturalistes ont utilisé ce terme d'une manière métaphorique tout comme ils ont été obligés d’utiliser les termes d’affinité et de relation, et lorsqu’ils affirment par exemple que les mâchoires d’un crabe sont des pattes métamorphosées8, de sorte qu’un crabe a plus de pattes et moins de mâchoires qu’un autre, ils ne veulent pas du tout dire que les mâchoires, durant la vie individuelle du crabe ou de ses ancêtres, étaient réellement des pattes. Mais, dans notre théorie, le terme est à prendre au sens littéral9, et cela explique clairement le fait étonnant que les mâchoires complexes d'un animal conservent de nombreux caractères qu’ils auraient probablement conservés si elles avaient été véritablement métamorphosées en partant de véritables pattes au fil de générations successives.
Embryologie
4L’unité de type dans les grandes classes est également prouvée d’une manière frappante par les étapes par lesquelles passe l’embryon jusqu’à sa forme adulte. Ainsi, par exemple, à une certaine période du développement de l’embryon, les ailes de la chauve-souris, la main, le pied ou le sabot des quadrupèdes, ainsi que la nageoire du marsouin, ne sont pas différents, mais consistent en un simple os indivis. A une période antérieure, les embryons du poisson, de l’oiseau, du reptile et du mammifère se ressemblent tous de manière frappante. Que l’on n’aille pas supposer que cette ressemblance est purement extérieure, car, après dissection, l'on s’aperoit que les artères se divisent et se ramifient d’une manière particulière, tout à fait différente de celle des mammifères et des oiseaux adultes, mais beaucoup moins différente de celle du poisson pleinement développé, car elles se dirigent comme pour aérer le sang par des branchies situées sur le cou, dont on peut même distinguer les orifices en forme de fente. Comme il est étonnant que cette structure soit présente dans les embryons d’animaux appelés à se développer en des formes si profondément différentes, et dont deux grandes classes respirent seulement dans l’air ! En outre, comme l'embryon du mammifère se développe dans le corps de la mère, celui de l’oiseau en l’air dans un œuf, et celui du poisson dans l’eau dans un œuf, il est impossible de croire que ce trajet des artères soit lié à des conditions extérieures. Dans tous les coquillages (gastéropodes), l’embryon passe par un état analogue à celui des mollusques ptéropodes ; et parmi les insectes, même chez les plus différents, comme la phalène, la mouche et le scarabée, les larves rampantes sont toutes très semblables ; parmi les radiaires, la méduse à son stade embryonnaire ressemble à un polype, et antérieurement à une infusoire —de même que l’embryon du polype. En prenant comme exemple la partie de l’embryon d'un mammifère qui à une certaine période ressemble plus à un poisson qu'à sa forme pleine, les larves de toutes les formes d’insectes qui ressemblent plus aux animaux articulés plus simples qu’à la forme insecte adulte, et d’autres cas tels que l’embryon de la méduse, qui est plus proche du polype que de la méduse pleinement développée, on a souvent affirmé que les animaux supérieurs de chaque classe passent par l’état d’un animal inférieur10, par exemple que le mammifère parmi les vertébrés passe par l’état de poisson ; mais Müller réfute cette assertion, et affirme que le jeune mammifère n’est à aucun moment un poisson, tout comme Owen affirme que la méduse embryonnaire n’est à aucun moment un polype, mais que mammifère et poisson, méduse et polype, passent par le même stade, le mammifère et la méduse n’étant que développés et modifiés davantage.
5Comme l'embryon, dans la plupart des cas, possède une structure moins complexe que sa future forme pleinement développée, on aurait pu penser que la ressemblance de l’embryon avec des formes moins complexes de la même grande classe était d’une certaine manière une préparation nécessaire à son développement ultérieur, mais en fait l’embryon, durant sa croissance, peut devenir moins aussi bien que plus compliqué. C’est ainsi que certaines femelles de crustacés épizoïques à l’état adulte n’ont ni yeux ni organes de locomotion ; elles consistent en un simple sac, avec un simple appareil pour la digestion et la reproduction, et une fois attachées au corps du poisson quelles parasitent, elles ne bougent plus de leur vie entière ; à l'état embryonnaire, au contraire, elles sont munies d’yeux et de membres bien articulés, nagent activement et cherchent un objet où s’attacher. De même les larves de quelques phalènes sont aussi complexes et plus actives que les femellles sans ailes ni pattes qui ne quittent jamais leur cocon, ne mangent jamais et ne voient jamais la lumière du jour.
Essai d’explication des données de l’embryologie
6Je pense que la théorie de la descendance peut jeter une grande lumière sur ces étonnantes données embryologiques, communes dans une plus ou moins grande mesure à l’ensemble du règne animal, et d'une certaine manière au règne végétal ; sur le fait, par exemple, que les artères des embryons de mammifère, d'oiseau, de poisson, de reptile, ont les mêmes ramifications et suivent le même trajet que les artères du poisson adulte ; sur le fait, je puis l’ajouter, de la plus haute importance pour les naturalistes systématistes, des caractères et des ressemblances à l’état embryonnaire pour fixer la véritable place des êtres organisés adultes dans le système naturel. Les pages suivantes sont des considérations qui éclairent ces curieuses particularités11.
7Dans l’économie, disons d’un animal félin, la structure féline de l’embryon ou du jeune à la mamelle lui est d’une utilité tout à fait secondaire ; donc, si un félin variait (en supposant pour le moment que cela soit possible) et si une place dans l’économie de la nature favorisait la sélection d’une variété à membres plus longs, il serait sans importance pour la production d’une race à longs membres par sélection naturelle que les membres de l’embryon ou du jeune animal allaité soient déjà allongés s’ils le devenaient dès que l’animal serait dans l’obligation de se procurer sa nourriture par lui-même. Et si l’on s’apercevait qu’après une sélection continue et la production de plusieurs nouvelles races à partir d’une même souche, les variations successives n'étaient pas survenues dans l’enfance ou dans la vie embryonnaire de chaque race (nous venons justement de voir qu’il est sans importance qu’il en soit ainsi ou non), il s’ensuit alors inévitablement que les jeunes et les embryons des diverses races continueront à se ressembler bien plus que leurs parents adultes. Et si deux de ces races devenaient à leur tour la souche de plusieurs autres races, formant deux genres, leurs formes jeunes et embryonnaires conserveraient une plus grande ressemblance encore avec la souche originelle unique que leur forme adulte (se procurer de jeunes pigeons). Donc si l’on pouvait montrer que la période à laquelle surviennent les légères variations successives ne se place pas toujours à une époque précoce de la vie, cela expliquerait la plus grande ressemblance, ou l’unité de type plus étroite des animaux à l’état jeune qu’à l’état adulte. Avant de tenter en pratique de découvrir si chez nos animaux domestiques la structure ou la forme des jeunes a ou non changé exactement dans les mêmes proportions que les changements des animaux adultes, il sera bon de montrer qu’il est au moins tout à fait possible pour la vésicule germinale primaire d’être imprégnée par une tendance à produire certains changements sur les tissus en voie de croissance qui ne se réaliseront pas avant que l’animal soit plus avancé dans la vie.
8Les particularités suivantes de la structure étant héritables et n’apparaissant que lorsque l’animal est adulte, à savoir la stature générale, la taille (si elle n’est pas la conséquence de la taille du petit), l’embonpoint, du corps entier ou bien d’une partie du corps, le changement dans la couleur des poils et leur perte, le dépôt de substance osseuse sur les pattes des chevaux, la cécité et la surdité, c’est-à-dire des changements de structure de l'oeil et de l’oreille, la goutte et le dépôt de matière calcaire qui en résulte, et beaucoup d’autres maladies comme celles du cœur et du cerveau, etc. toutes ces tendances étant je le répète héréditaires, nous voyons clairement que la vésicule germinale est impressionnée par une certaine puissance qui se conserve étonnamment pendant la production de cellules infiniment nombreuses dans les tissus qui se modifient sans cesse jusqu’à ce qu’en dernier lieu soit formée la partie à affecter et que ce moment de la vie soit arrivé12. C’est ce que nous voyons clairement lorsque nous sélectionnons du bétail dont les cornes ont une particularité quelconque, ou des volailles dont le second plumage a une particularité, car ces particularités ne peuvent évidemment pas réapparaître avant que l'animal soit adulte. Par conséquent, il est certainement possible que la vésicule germinale puisse être impressionnée par une tendance à produire un animal à longs membres, la longueur relative de ces membres n’apparaissant qu’avec la maturité de l’animal (les organes abortifs révèlent peut-être quelque chose de la période à laquelle le changement se produit dans l’embryon).
9Dans plusieurs des cas que nous venons d’énumérer, nous savons que la cause première de la particularité, lorsqu’elle n’est pas héritée, réside dans les conditions auxquelles l’animal est exposé durant sa vie adulte ; par exemple dans une certaine mesure la taille et le poids, la claudication des chevaux et à un moindre degré la cécité, la goutte et d’autres maladies sont certainement dans une certaine mesure suscitées et accélérées par le mode de vie, et ces particularités, lorsqu’elles sont transmises à la progéniture de la personne atteinte, réapparaissent à une période de la vie à peu près correspondante13. Dans les ouvrages de médecine, on affirme généralement qu’à quelque période qu’apparaisse une maladie héréditaire chez les parents, elle tend à réapparaître chez le descendant à la même période14. Et nous trouvons que la maturité précoce, la saison de la reproduction et la longévité sont transmises à des périodes correspondantes de la vie. Le Dr Holland a beaucoup insisté sur les cas d’enfants de la même famille présentant certaines maladies d'une manière semblable et particulière ; mon père a connu trois frères morts à un âge avancé dans un état comateux singulier ; en fait, pour que ces cas soient strictement probants, il faudrait que les enfants de ces familles soient atteints d’une manière semblable à des moments correspondants de la vie15 ; ce n’est probablement pas le cas, mais de tels faits montrent que la tendance d’une maladie à apparaître à des stades particuliers de la vie peut être transmise par la vésicule germinale à différents individus d’une même famille. Il est donc certainement possible que des maladies surgissant à des périodes très différentes de la vie soient transmises. On accorde si peu d’attention aux très jeunes animaux domestiques que j'ignore si l’on a rapporté de cas de particularités sélectionnées chez des animaux très jeunes, par exemple le premier plumage que les oiseaux transmettent à leurs petits. Cependant, si nous considérons les vers à soie, nous trouvons que les chenilles et les cocons (qui doivent correspondre une période très précoce de la vie embryonnaire des mammifères) varient, et que ces variations réapparaissent chez les chenilles et cocons de la descendance.
10Je pense que ces faits suffisent à montrer la probabilité qu’à quelque période de la vie qu’apparaisse une particularité (susceptible d'être héritée), qu'elle soit causée par l'action d’influences extérieures durant la vie adulte ou par une imprégnation de la vésicule germinale primaire, elle tend à réapparaître dans la descendance à une période correspondante de la vie. Donc (je puis l’ajouter), quel que soit l’effet de l'exercice — c’est-à-dire de l’utilisation complète ou l’action de chaque petite variation nouvellement sélectionnée— pour développer et augmenter ces variations, cet effet ne montrera ses fruits qu’à un âge mûr, correspondant à la période d’exercice ; dans le second chapitre j’ai montré qu’il y avait à cet égard une différence marquée entre sélection naturelle et sélection artificielle, l’homme n’exerçant pas régulièrement et n’adaptant pas ses variétés à de nouvelles fins, alors que la sélection par la nature présuppose cet exercice et cette adaptation dans chaque partie sélectionnée et modifiée. Les faits ci-dessus montrent et présupposent que de légères variations se produisent à des périodes variées de la vie après la naissance ; les monstruosités, d'autre part, prouvent que beaucoup de modifications ont lieu avant la naissance, par exemple tous les cas de doigts supplémentaires, de becs-de-lièvre, et toutes les altérations subites et considérables de la structure, et lorsque celles-ci sont héritées elles réapparaissent dans la progéniture durant la période embryonnaire. J’ajouterai seulement qu’à une période encore antérieure de la vie embryonnaire, à l’état d’œuf, des variétés apparaissent dans la taille et la couleur (comme le canard du Hertfordshire à œufs noirâtres, qui réapparaissent dans les œufs ; dans les plantes aussi, la capsule et les membranes de la graine sont très variables et héréditaires.
11Si donc l’on admet les deux propositions qui suivent (et je pense qu’on peut difficilement rejeter la première), premièrement que les variations de structure se produisent à toutes les périodes de la vie, bien qu’elles soient sans doute moins prononcées et moins nombreuses à l'état adulte (prenant alors généralement la forme d’une maladie) ; deuxièmement, que ces variations tendent à réapparaître à des périodes correspondantes de la vie, ce qui me semble au moins probable ; alors nous aurions pu nous attendre a priori à ce que dans n’importe quelle race sélectionnée le jeune animal ne partage pas à un degré correspondant les particularités qui caractérisent la forme parente pleinement développée, ou ne les partage qu’à un moindre degré. Car durant les milliers ou dizaines de milliers de sélections de légers accroissements dans la longueur des membres des individus nécessaires pour produire une race à longs membres, nous pouvons nous attendre à ce que ces augmentations se produisent chez divers individus (car nous ne savons pas exactement à quel moment ils se manifestent), les unes plus tôt, les autres plus tard à l’état embryonnaire, d’autres peu après la naissance ; et ces augmentations ne réapparaîtraient dans la progéniture qu’à des périodes correspondantes. Donc la longueur totale du membre dans la nouvelle race à membres allongés ne serait acquise que tard dans la vie, quand se produirait le dernier accroissement de longueur de ces mille accroissements primaires. Par conséquent, le fœtus de la nouvelle race, durant la première partie de son existence, resterait beaucoup moins modifié dans les proportions de ses membres, et plus précoce serait la période, plus réduit serait le changement.
12Quoique l'on puisse penser des faits sur lesquels se fonde ce raisonnement, celui-ci montre comment les embryons et les jeunes d’espèces différentes ont pu arriver à demeurer moins modifiés que leurs parents adultes ; et en pratique nous trouvons que les petits de nos animaux domestiques, bien que différents, diffèrent moins que leurs parents adultes. Ainsi, si nous considérons les chiots du lévrier et du bouledogue16 (les deux races de chiens les plus manifestement modifiées), nous trouvons que leurs petits à l’âge de six jours ont les pattes et le museau (ce dernier mesuré des yeux à la pointe) de même longueur, quoique dans la largeur et l’aspect général de ces parties il y ait une grande différence. Il en va de même avec le bétail : quoique les jeunes veaux de races différentes soient facilement reconnaissables, ils ne diffèrent cependant pas autant dans leurs proportions que les animaux adultes. Nous voyons ceci clairement dans le fait qu’il faut faire preuve d’une très grande habileté pour sélectionner précocement les meilleures formes, que ce soient les chevaux, le bétail ou la volaille ; personne ne s’y risquerait quelques heures seulement après la naissance, et, même pendant leur jeunesse, il faut un grand discernement pour juger avec précision, et les meilleurs juges s’y trompent souvent. Ceci montre que les proportions définitives du corps ne sont pas acquises avant une époque proche de l'âge adulte. Si j’avais réuni suffisamment de faits pour prouver définitivement la thèse que dans les races artificiellement sélectionnées les animaux embryonnaires et les jeunes ne sont pas modifiés dans la même proportion que leurs parents adultes, j’aurais pu omettre tous les raisonnements précédents et les tentatives d’explication de ce fait, car nous aurions pu sans danger étendre la proposition aux races ou espèces sélectionnées naturellement ; et l’effet final aurait été nécessairement que dans un certain nombre de races et d’espèces descendues d’une souche commune et formant divers genres et familles, les embryons se ressembleraient entre eux bien plus que les animaux pleinement développés. Quelles qu’aient pu être les formes et les habitudes de la forme parente des vertébrés, quels qu’aient été le trajet et les ramifications des artères, la sélection des variations, survenant après la formation initiale des artères dans l’embryon, ne tendrait pas, du fait des variations produites à des périodes correspondantes, à modifier leur trajet à cette première période ; ainsi le trajet similaire des artères chez le mammifère, l’oiseau, le reptile et le poisson, doit être considéré comme l’archive la plus ancienne de la structure embryonnaire de la souche commune de ces quatre grande classes.
13Une longue période de sélection pourrait causer la simplification d’une forme aussi bien que sa complication ; ainsi l’adaptation d’un animal crustacé17 à vivre attaché durant sa vie entière au corps d'un poisson rendrait avantageuse une grande simplification de structure, ce qui explique immédiatement le fait singulier d’un embryon plus complexe que ses parents.
De la complexité graduelle dans chaque grande classe
14Je profiterai de l’occasion pour faire remarquer que les naturalistes ont observé que dans la plupart des grandes classes il existe une série qui va des êtres très compliqués aux êtres très simples ; ainsi, chez les poissons, quelle distance il y a entre le lançon et le requin — chez les Articulés, entre le crabe commun et la daphnie— entre l’Aphis et le papillon, et entre un acarien et une araignée18. Or la constatation que nous venons de faire, que la sélection pourrait tendre à simplifier tout autant qu’à compliquer, explique la chose, car nous pouvons voir que durant les changement géologico-géographiques sans fin et l’isolement des espèces qui en résulte, une place occupée dans d’autres régions par des animaux moins complexes pourrait rester vacante et être occupée par une forme dégradée d’une classe supérieure ou plus complexe ; et il ne s’ensuivrait en aucune façon que, lorsque les deux régions seraient réunies, l'organisme dégradé s’effacerait devant l’organisme aborigène inférieur d’origine. Suivant notre théorie, il est clair qu’il n’existe aucun pouvoir qui tend constamment à l’ascension des espèces, en dehors de la lutte entre les différents individus et les différentes classes ; mais, du fait de la forte tendance héréditaire générale, nous pouvons nous attendre à trouver une certaine tendance à la complication progressive dans la production successive de nouvelles formes d’êtres organisés19.
Modifications par sélection des formes d’animaux non adultes
15J’ai remarqué précédemment que la forme féline est pour l’embryon et le petit d’importance tout à fait secondaire. Naturellement, pendant tout changement de structure important et prolongé chez l’animal adulte, il pourrait arriver, et ce serait souvent indispensable, que la forme de l’embryon soit changée ; et ceci pourrait se produire, vu la tendance héréditaire à des âges correspondants, par sélection, tout comme à l’âge adulte : ainsi, si l’embryon tendait à devenir, ou à rester, soit dans l’ensemble du corps, soit dans certaines parties, par trop massif, la mère mourrait ou souffrirait davantage pendant l’accouchement ; et, comme dans le cas des veaux à gros arrière-train, il faudrait que la particularité soit éliminée, sinon l’espèce s’éteindrait. Quand une forme embryonnaire doit trouver sa nourriture, sa structure et son adaptation sont tout aussi importantes pour l’espèce que celles de l’animal adulte ; et comme nous avons vu qu’une particularité apparaissant chez la chenille (ou chez un enfant, comme le montre l’hérédité des particularités des dents de lait) réapparaît dans sa descendance, nous pouvons voir immédiatement que notre principe général de sélection de petites variations accidentelles modifierait et adapterait la chenille à des conditions nouvelles ou variables, tout comme elle le ferait pour un papillon adulte. C’est probablement la raison pour laquelle les chenilles des différentes espèces de lépidoptères diffèrent plus entre elles que ne diffèrent les embryons qui, à une période précoce correspondante de leur vie, restent inactifs dans le sein maternel. L’adulte continuant pendant des périodes successives à être adapté par sélection à un objectif, et la larve à un autre tout à fait différent, il n’est pas surprenant que la différence devienne étonnamment grande entre eux, aussi grande même que celle qui existe entre le balane fixé au rocher et ses rejetons libres, semblables à des crabes, munis d’yeux et de membres locomoteurs bien articulés.
Importance de l’embryologie dans la classification
16Nous sommes préparés maintenant à comprendre pourquoi l'étude des formes embryonnaires est reconnue comme très importante dans la classification. Car nous avons vu qu’une variation, survenant à n’importe quel moment, peut provoquer la modification et l’adaptation de la forme adulte ; mais, pour la modification de l’embryon, seules les variations qui surviennent à une période très précoce peuvent être utilisées et perpétuées par la sélection ; d’où il s'ensuit qu’il y a un pouvoir et une tendance moindres (car la structure de l’embryon est en général sans utilité) à la modification du jeune ; et ainsi nous pouvons nous attendre à trouver à cette période des similaritées conservées entre différents groupes d’espèces, qui ont été obscurcies et complètement perdues chez les adultes. Je pense que, du point de vue des créations séparées, il serait impossible de fournir une explication du fait que les affinités des êtres organisés sont les plus visibles et de la plus grande importance à cette période de la vie où leur structure n’est pas adaptée au rôle final qu’ils ont à jouer dans l’économie de la nature.
Ordre chronologique de l’apparition des grandes classes
17A strictement parler, il s’ensuit tout simplement du raisonnement précédent que, pour donner un exemple, les embryons des vertébrés actuels ressemblent davantage à l’embryon de la souche mère de cette grande classe que les vertébrés actuels adultes ne ressemblent à leur souche mère adulte. Mais l’on peut admettre que, fort probablement, dans les conditions les plus anciennes et les plus simples, l'adulte et l’embryon ont dû se ressembler, et que le passage de tout animal par des états embryonnaires dans sa croissance est dû entièrement à des variations subséquentes qui affectent uniquement les périodes plus avancées de sa vie. S’il en est ainsi, les embryons des vertébrés actuels esquissent la structure adulte de certaines des formes de cette grande classe qui existaient à des périodes antérieures de l’histoire de la terre : et, en conséquence, les animaux à structure de poisson devraient avoir précédé les oiseaux et les mammifères ; et, parmi les poissons, la division la plus organisée, celle dont les vertèbres s’étendent dans une division de la queue, doit avoir précédé les formes qui ont les lobes de la queue égaux, parce que les embryons de ces derniers ont une queue à lobes inégaux ; et, parmi les crustacés, les entomostracés doivent avoir précédé les crabes ordinaires et les balanes, les polypes doivent avoir précédé les méduses, et les infusoires avoir existé avant les uns et les autres. Cet ordre d’apparition chronologique dans certains de ces cas est considéré comme valable, mais je pense que nos connaissances sont tellement incomplètes en ce qui concerne le nombre et le genre des organismes qui ont existé pendant toutes les périodes, et particulièrement les premières, de l’histoire de la terre, que je n’insisterai pas sur cette concordance, même si elle se révélait être plus vraie qu'elle n’est considérée dans l’état actuel de nos connaissances.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre correspond à une partie du chapitre XIV de L'Origine des Espèces (morphologie et développement), pp. 512-532.
2 Ce sont les relations d’« homologie » dans la terminologie de Richard Owen : « Homologue... le même organe chez différents animaux sous toutes leurs variétés de forme et de fonction » (Lectures on the Comparative Anatomy and Physiology of the Invertebrate Animals, Londres, Longman, Brown, Green & Longmans, 1843, glossaire). Les théories de Cuvier insistaient sur l'adaptation fonctionnelle aux conditions d’existence (l'analogie dans la terminologie de Richard Owen) et se voulaient théorie des « causes finales ». Darwin, ici, récuse cette théorie des causes finales et met l’accent sur la morphologie et l’importance des relations d'homologie, soulignées en France par Geoffroy-Saint-Hilaire. Cf. L'Origine des Espèces, II, p. 513, où la théorie des causes finales est ouvertement mentionnée : « Geoffroy-Saint-Hilaire a beaucoup insisté sur la haute importance de la position relative ou de la connexité des parties homologues qui peuvent différer presque à l’infini sous le rapport de la forme et de la grosseur, mais qui restent cependant unies les unes aux autres suivant un ordre invariable... Il n'est pas de tentative plus vaine que de vouloir expliquer cette similitude de type chez les membres d’une classe par l'utilité ou par la doctrine des causes finales. Owen a expressément admis l’impossibilité d’y parvenir dans son intéressant ouvrage sur la Nature des Membres ».
3 Relations d’homologie dans la terminologie de Richard Owen reprise par Darwin dans L'Origine des Espèces.
4 La théorie d’une origine vertébrale du crâne ne sera réfutée par T.H. Huxley que 14 ans plus tard.
5 Darwin, ici, assimile « unité de type » et « morphologie », tout comme il le fera dans L’Origine des Espèces.
6 C'est ici l’un des premiers emplois de l’expression « chance variation » (variation fortuite), très fréquente dans L'Origine des Espèces.
7 Cf., L'Origine des Espèces, II, p. 514.
8 Les pattes thoraciques du crabe (maxillipèdes) sont adaptées à la mastication.
9 Cf., L'Origine des Espèces, p. 517.
10 La théorie de la « récapitulation » (chez Lorenz Oken par exemple) considérait qu’il existait une seule chaine de perfection organique, définie par l’addition successive d’organes, et que les embryons des animaux supérieurs passaient par les formes adultes des animaux inférieurs dans l'échelle des êtres. Cette théorie linéaire fut réfutée par Von Baer, dont Darwin accepte ici les vues.
11 Cf., L'Origine des Espèces, II, p. 530.
12 Le vocabulaire employé ici par Darwin sur l’hérédité est très archaïque. Il s'exprimera sur le même sujet dans L’Origine des Espèces avec un vocabulaire différent.
13 Ces préoccupations apparaissent déjà dans les manuscrits M et N (1838), en particulier l’âge auquel peuvent apparaître des maladies héréditaires. Darwin tenait ses informations de conversations avec son père, et des notes de ce dernier.
14 Par exemple dans le traité de médecine de son grand-père, Erasmus Darwin.
15 Cf., note 13.
16 Cf., L’Origine des Espèces, p. 525.
17 Cf., L’Origine des Espèces, p. 522.
18 Cf., L'Origine des Espèces, p. 523.
19 Ce passage exprime la différence qu'établit Darwin entre progrès et évolution.
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1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003