Chapitre VII. De la nature des affinités et de la classification des êtres organisés
p. 143-155
Texte intégral
Apparition et disparition graduelle des groupes
1On a remarqué depuis les temps les plus reculés que les êtres organisés forment des groupes, et que ces groupes sont subordonnés à d’autres de divers niveaux, comme les espèces aux genres, puis aux sous-familles, familles, ordres, etc.1. La même constatation vaut pour les êtres qui n’existent plus. Les groupes d'espèces semblent, dans leur apparition et leur extinction, suivre les mêmes lois que les individus de chaque espèce ; nous avons de bonnes raisons de croire que, d’abord, quelques espèces apparaissent, que leur nombre croît, et que, lorsqu'elles tendent vers l'extinction, le nombre des espèces décroît, jusqu’à ce que finalement le groupe s’éteigne, les individus qui le forment devenant de plus en plus rares. Qui plus est, les groupes, tout comme les individus d'une espèce, semblent s’éteindre à des époque différentes dans les différentes régions. Le Palaeotherium s’éteint bien plus tôt en Europe qu’aux Indes ; le Trigonia s’est éteint il y a longtemps en Europe, mais vit actuellement dans les mers d’Australie2. Tout comme il arrive qu’une espèce d’une famille dure bien plus longtemps qu’une autre espèce, nous trouvons que quelques groupes entiers, comme les mollusques, tendent à conserver leurs formes, ou persister, plus longtemps que d’autres groupes, par exemple que les mammifères. Ainsi les groupes, dans leur apparition, leur extinction, leur rythme de changement et leur succession, semblent suivre à peu près les mêmes lois que les individus d'une espèce3.
Qu’est-ce que le système naturel ?
2La disposition correcte des espèces en groupes, selon le système naturel, est l’objectif de tous les naturalistes, mais il n’y a pas plus de deux naturalistes qui donneront la même réponse à la question. Qu’est-ce que le système naturel et comment le reconnaître ? Les caractères les plus importants4, semblerait-il, devraient provenir (comme le pensaient les premiers classificateurs) des parties de la structure qui déterminent ses habitudes et sa place dans l’économie de la nature, ce que nous pouvons appeler le but final de son existence. Mais rien n’est plus éloigné de la vérité : combien grande est la ressemblance extérieure entre la petite loutre (Chironectes) de Guyane et la loutre commune, ainsi qu’entre l’hirondelle commune et la rapide, et qui peut douter que les moyens et les fins de leur existence soient très semblables, et pourtant combien erronée serait la classification qui rapprocherait un marsupial et un animal placental, et deux oiseaux aux squelettes si différents ! De telles relations, comme dans les deux derniers cas, ou comme dans celui des baleines et des poissons, sont appelées « analogiques »5, ou parfois désignées comme « relations d’adaptation ». Elles sont infiniment nombreuses et souvent très singulières, mais sont inutiles à la classification des groupes les plus élevés. Comment se fait-il que certaines parties de la structure par lesquelles les habitudes et les fonctions des espèces s'établissent soient inutiles pour la classification, alors que d’autres parties, formées en même temps, soient du plus haut intérêt ? Ce serait difficile de l'expliquer par la théorie des créations séparées.
3Des auteurs comme Lamarck, Whewell, etc. pensent que le degré d’affinité selon le système naturel dépend du degré de ressemblance des organes plus ou moins importants physiologiquement pour la préservation de la vie. On conviendra que cette échelle d'importance des organes est difficile à établir. Mais, tout à fait indépendamment de ceci, cette proposition, en tant que règle générale, doit être rejetée comme fausse, bien qu’elle puisse être partiellement vraie. En effet, il est universellement admis que la même partie ou le même organe peut être de la plus haute importance dans la classification d’un groupe, et très peu utile pour celle d’un autre groupe, bien que dans les deux groupes, pour autant que nous puissions le voir, cette partie ou organe soit de même importance du point de vue physiologique ; de plus, des caractères de peu d'importance physiologique, comme la protection du corps par des poils ou des plumes, ou la communication des narines avec la bouche, sont de la plus haute généralité dans la classification ; même la couleur, qui est si inconstante chez beaucoup d'espèces, caractérise parfois très bien tout un groupe d’espèces. Enfin le fait qu’aucun caractère ne soit aussi important pour déterminer à quel grand groupe appartient un organisme que les formes par lesquelles passe l’embryon du germe jusqu’à la maturité ne peut s’accorder avec l’idée que la classification naturelle épouse les degrés de ressemblance entre les parties physiologiquement les plus importantes. L’affinité entre les balanes communes et les crustacés est à peine perceptible par plus d’un seul caractère simple à l’état adulte, mais, lorsqu’elle est jeune, mobile, et pourvue d’yeux, cette affinité est évidente6. La cause de la valeur supérieure des caractères provenant des premières étapes de la vie peut s’expliquer en grande partie, comme nous le verrons dans un chapitre suivant, par la théorie de la descendance, et demeure inexplicable d’après les vues du créationniste.
4En pratique, les naturalistes semblent classer selon la ressemblance des parties ou organes qui, dans des groupes alliés, sont les plus uniformes, ou varient le moins ; ainsi la préfloraison, ou manière dont les pétales sont repliés les uns sur les autres, fournit un caractère invariant dans la plupart des familles de plantes, et toute différence dans ce domaine serait suffisante pour causer l’exclusion d'une espèce d’un grand nombre de familles ; mais dans les Rubiaceae la préfloraison est un caractère variable, et un botaniste n'y attacherait pas grande importance pour décider de classer une nouvelle espèce dans cette famille ou non. Mais cette règle est un précepte si évidemment arbitraire que les naturalistes semblent être convaincus que quelque chose de plus profond est représenté par le système naturel ; ils ont l’air de penser que ces similarités nous permettent seulement de découvrir ce qu’est l’arrangement du système, mais pas que ces similarités constituent le système. C’est seulement ainsi que nous pouvons comprendre la phrase bien connue de Linné, que les caractères ne font pas le genre, mais que le genre donne les caractères7, car il présuppose ici une classification indépendante des caractères. A partir de là, plusieurs naturalistes ont dit que le système naturel révèle les plans de Créateur, mais, à moins de préciser si c’est un ordre dans le temps ou dans l’espace, ou ce qu'on entend par plan du Créateur, de telles expressions me semble laisser la question exactement dans le même état.
5Quelques naturalistes considèrent que la position géographique d’une espèce peut faire partie des facteurs qui décident dans quel groupe on peut la placer, et la plupart des naturalistes (implicitement ou explicitement) accordent une valeur aux différents groupes, non seulement en fonction de leurs différences relatives de structure, mais du nombre de formes qu’ils contiennent. C’est ainsi qu’un genre contenant peu d’espèces pourrait être, et a été souvent, élevé au rang de famille après la découverte de plusieurs autres espèces. Ils distinguent beaucoup de familles naturelles, bien qu'elles soient très proches d’autres familles, parce qu'elles comprennent un grand nombre d’espèces étroitement alliées. Les naturalistes plus logiques rejetteraient peut-être, s’ils le pouvaient, ces deux facteurs de la classification. Dans ces circonstances, et particulièrement à cause des critères et des objectifs indéfinis du système naturel, le nombre des divisions telles que les genres, sous-familles, familles, etc. a toujours été tout à fait arbitraire ; sans une définition très claire, comment peut-il être possible de décider si deux groupes d’espèces sont de valeur égale, et de quelle valeur, et si l’un doit être un genre et l'autre une famille (je parle de ceci parce que, si le quinarisme est vrai8, je me trompe).
Sur les types de relations entre groupes distincts
6Je n’ai qu'une autre remarque à faire sur les affinités des êtres organisés : lorsque deux groupes entièrement distincts sont rapprochés l'un de l'autre, cette proximité est généralement générique et non spécifique9. Je peux expliquer ceci plus facilement par un exemple : de tous les rongeurs, la viscache, par certaines particularités de son système reproducteur, est celui qui se rapproche le plus des marsupiaux ; de tous les marsupiaux, le phascolome, d’autre part, semble se rapprocher le plus, par la forme de ses dents et de ses intestins, des rongeurs ; mais il n’y a pas de relation spéciale entre ces deux genres10 ; la viscache n’est pas plus proche du phascolome que d’aucun autre marsupial par les points où elle se rapproche de ce groupe, et d'autre part le phascolome, dans les points de structure par lesquels il se rapproche des rongeurs, n’est pas plus proche de la viscache que de tout autre rongeur. J’aurais pu choisir d’autres exemples mais j’ai donné celui-ci (d'après Waterhouse) car il illustre un autre problème, qui est la difficulté de déterminer quelles sont les affinités analogiques ou adaptatives11 et quelles sont les affinités réelles : il semble que les dents du phascolome, bien qu'elles aient l’air de ressembler étroitement à celles d’un rongeur, soient en fait construites selon le type marsupial, et l’on pense que ces dents, et par conséquent l’intestin, ont pu être adaptés à la vie particulière de cet animal et qu’il ne s’agit donc pas d’une relation réelle. La structure de la viscache qui la rapproche des marsupiaux ne semble pas une particularité liée à son mode de vie, et j’imagine que personne ne douterait que ceci montre une réelle affinité, mais pas plus avec une espèce de marsupial qu’avec une autre. La difficulté de déterminer quelles relations sont réelles et lesquelles sont analogiques est loin d’être surprenante si l’on sait que personne ne prétend définir la signification du terme relation, ou l'objectif ultérieur de toute classification. Nous verrons immédiatement d’après la théorie de la descendance comment il se fait qu’il existe des affinités « réelles » et « analogiques », et pourquoi les premières seules ont une valeur dans la classification ; cette difficulté serait, je crois, impossible à résoudre d’après la théorie ordinaire des créations séparées12.
Classification des races et des variétés
7Considérons maintenant un instant la classification des variétés et subdivisions généralement attestées de nos créatures domestiques ; nous les trouverons arrangées systématiquement en groupes de valeur de plus en plus élevée. De Candolle a traité les variétés de choux exactement comme il l’aurait fait d’une famille naturelle avec diverses divisions et subdivisions. Chez les chiens nous avons une grande division que l’on peut appeler la famille des chiens ; dans celle-ci, il y a plusieurs genres, (appelons-les ainsi), tels que les limiers, les terriers, et les harriers ; parmi chacun de ces genres, nous avons différentes espèces, comme le limier de Cuba et celui d’Angleterre, et parmi les espèces nous avons des groupes qui reproduisent précisément leur propre type, et que l’on peut appeler races ou variétés. Nous voyons ici utilisée en pratique une classification qui illustre sur une plus petite échelle celle qui est valable pour la nature. Mais, parmi les vraies espèces du système naturel et parmi les races domestiques, le nombre de divisions ou de groupes institués entre les plus ressemblants et les plus dissemblants semble tout à fait arbitraire. Dans les deux cas, le nombre des formes semble pratiquement influencer, qu’il le doive ou non en théorie, la désignation des groupes qui les incluent. Dans les deux cas, on a quelquefois utilisé la distribution géographique comme aide à la classification. Je peux donner comme exemple le bétail de l’Inde ou le mouton de Sibérie, qui, possédant certains caractères en commun, permettent une classification du bétail européen et indien, ou des moutons sibériens et européens. Parmi les variétés domestiques nous avons même quelque chose qui ressemble beaucoup aux relations d’« analogie » ou d’« adaptation » ; ainsi le navet commun et le navet de Suède sont tous deux des variétés artificielles qui se ressemblent énormément, et qui ont la même fonction dans l’économie de la ferme ; mais, bien que le suédois ressemble bien plus à un navet qu’à son ancêtre présumé le chou des champs, personne ne pense à l'ôter de la catégorie chou pour le classer parmi les navets. C’est ainsi que le lévrier et le chien de course, sélectionnés pour leur extrême rapidité sur de courtes distances, présentent une ressemblance analogique du même ordre, mais moins frappante, que celle qui existe entre la petite loutre de Guyane (marsupial) et la loutre commune, bien que ces deux loutres soient en réalité moins proches l’une de l’autre que ne le sont le chien et le cheval. Certains auteurs traitant des variétés nous avertissent même qu’il faut suivre le système naturel, opposé aux systèmes artificiels, et ne pas rapprocher dans la classification, par exemple, deux variétés d’ananas parce que leurs fruits par accident se ressemblent étroitement (bien que le fruit puisse être appelé la cause finale de cette plante dans l’économie de son monde, c'est-à-dire la serre), mais de juger d’après les ressemblances générales des plantes dans leur entier. Enfin, des variétés s’éteignent souvent, parfois pour des raisons inexpliquées, parfois par accident, mais le plus souvent à cause de la production de variétés plus utiles, les moins utiles étant détruites ou n’étant plus cultivées.
8Il me semble incontestable que la cause principale du fait que toutes les variétés qui descendent du ou des chiens originels, ou bien du chou sauvage originel, ne sont pas également semblables ou dissemblables, mais qu’au contraire elles forment clairement des groupes ou sous-groupes, doit en grande partie être attribuée aux divers degrés de parenté réelle ; par exemple, que les diverses sortes de limiers descendent d’une même souche, alors que les harriers descendent d’une autre souche, et que tous deux descendent d’une souche différente de celle qui a engendré diverses sortes de lévriers. Nous entendons souvent parler d’un pépiniériste qui possède une variété particulière, et qui produit à partir de celle-ci tout un groupe de sous-variétés plus ou moins caractérisées par les particularités de la forme mère. On pourrait mentionner le cas de la pêche et de la nectarine, et des nombreuses variétés de ces deux fruits. Sans aucun doute les relations entre nos nombreuses espèces domestiques ont été extrêmement obscurcies par leur croisement, et il est de même souvent arrivé qu'un « monstre » d’une race ait moins ressemblé à la race mère qu’à une autre race, et ait donc été classé dans cette dernière. De plus les effets d’un climat semblable a pu en certain cas faire plus que contrebalancer les ressemblances dues à une descendance commune, bien qu’il me semble que les ressemblances entre les races de bétail en Inde ou de moutons en Sibérie soient bien plus probablement dues à une descendance commune qu’aux effets du climat sur des animaux descendant de souches différentes13.
9Malgré ces sources importantes de difficulté, je pense que tout le monde admettrait que, si cela était possible, une classification généalogique de nos variétés domestiques serait la plus satisfaisante, et qu’en ce qui concerne les variétés, elle constituerait le système naturel ; en certains cas il a déjà été suivi. En tentant de poursuivre cet objectif, une personne devrait classer une variété dont l’ascendance lui serait inconnue d’après ses caractères externes ; mais elle aurait un objectif plus lointain en vue, retracer son ascendance, de la même manière qu’un systématiste classique semble également avoir un but plus lointain, mais indéfini, dans toutes ses classifications. Tout comme le systématiste régulier, elle ne se soucierait pas de savoir si ses caractères proviennent d’organes plus ou moins importants tant qu’il trouverait dans le groupe qu’il examinerait que les caractères de ces parties sont persistants ; ainsi, pour le bétail, il évaluerait un caractère tiré de la forme des cornes plus que de la proportion des membres et de l’ensemble du corps, car il s’aperçoit que la forme des cornes est à un degré considérable persistante chez le bétail alors que les os des membres et du corps varient. Sans aucun doute, en règle générale, plus important est l'organe, étant moins soumis aux influences extérieures, moins il est sujet à la variation, mais il s’attendrait à ce que, selon l’objectif pour lequel ont été sélectionnées des races, des parties plus ou moins importantes puissent différer, de sorte que des caractères provenant des parties qui sont généralement les plus susceptibles de varier, comme la couleur, pourraient être en certains cas d’un grand intérêt — et c’est effectivement le cas. Il admettrait que des différences générales à peine définissables par le langage pourraient parfois servir à situer une espèce par sa plus proche relation. Il serait capable d’assigner une raison précise à la ressemblance étroite du fruit dans deux variétés d’ananas, de ce que l’on appelle racine dans les navets communs et les navets de Suède, et d’expliquer pourquoi la ressemblance dans la finesse des formes entre le lévrier et le cheval sont des caractères qui n’ont que peu de valeur dans la classification, car ils sont le résultat, non d’une descendance commune, mais soit d'une sélection dans un but commun, soit de l’effet de conditions extérieures semblables.
Similarités dans la classification des « races » et des espèces
10Constatant ainsi que les classificateurs d’espèces ou de variétés travaillent tous deux avec les mêmes outils, font des distinctions semblables dans la valeur des caractères, et rencontrent les mêmes difficultés, et que tous deux semblent avoir un objet ultérieur en vue, je ne peux m'empêcher de soupçonner fortement que la même cause qui a produit dans nos variétés domestiques des groupes et des sous-groupes a produit des groupes semblables (mais de valeur plus élevée) chez les espèces, et que cette cause est le degré de proximité plus ou moins élevé dans l’ascendance réelle. Le simple fait que les espèces, celles qui survivent tout comme celles qui sont éteintes, soient classables en genres, familles, ou ordres — divisions analogues à celles qui permettent de classer les variétés — est autrement un fait inexplicable, que seule sa banalité nous empêche de remarquer14.
Origine des genres et des familles
11Supposons par exemple qu’une espèce se disperse et parvienne dans six régions différentes ou plus, ou bien, si elle est s'est déjà diffusée sur une large surface, que cette surface soit divisée en six zones exposées à des conditions différentes, avec des stations15 légèrement différentes, qui ne soient pas entièrement occupés par d’autres espèces, de sorte que six différentes races ou espèces soient formées par sélection, chacune étant mieux adaptée à son nouvel habitat et son nouvel environnement. Je ferai remarquer que, dans chacun des cas, si une espèce se modifie dans une quelconque des sous-régions, il est probable qu’elle se modifiera dans d’autres sous-régions dans laquelle elle s’est répandue, car cela est la preuve que son organisation est susceptible de devenir plastique, et sa diffusion montre qu'elle est capable de lutter avec les autres habitants des diverses sous-régions ; et comme les êtres organisés de chaque grande région sont à un certain degré apparentés, et comme même les conditions physiques sont souvent semblables par certains aspects, nous pouvons nous attendre à ce qu'une modification de structure qui a donné à notre espèce un certain avantage sur des espèces avec lesquelles elle est en compétition dans une sous-région soit suivie d’autres modifications dans d’autres sous-régions. Les races ou nouvelles espèces ainsi formées seraient étroitemment apparentées les unes aux autres, et soit formeraient un nouveau genre ou sous-genre, soit seraient classables (en formant probablement un groupe légèrement différent) dans le genre auquel l’espèce d’origine appartenait. Au cours du temps, et durant les changements physiques éventuels, il est probable que quelques-unes des six nouvelles espèces seraient détruites ; mais le même avantage, quel qu’il soit, (que ce soit une simple tendance à varier, une particularité de l’organisation, la puissance mentale, ou les moyens de distribution) qui dans l’espèce mère et dans ses six rejetons-espèces avait occasionné leur domination sur d'autres espèces antagoniques tendrait généralement à en préserver quelques-unes ou plusieurs pour une longue période. Et si deux ou trois des six espèces étaient préservées, elles donneraient naissance à leur tour, durant des changements continus, à un nombre équivalent de petits groupes d’espèces : si les parents de ces petits groupes étaient très semblables, les nouvelles espèces formeraient un seul large genre, tout juste divisible peut-être en deux ou trois sections ; mais si les parents différaient considérablement, leurs rejetons-espèces, héritant de la plupart des particularités de leur souche d’origine, formeraient soit deux sous-genres ou plus, soit même (si le cours de la sélection s’excerait dans des directions différentes) des genres. Et en fin de compte les espèces descendues de différentes espèces des genres nouvellement formés constitueraient de nouveaux genres, et ces genres formeraient collectivement une famille.
12L’extermination d'espèces est la conséquence de changements des conditions extérieures et de l’immigration accrue d’espèces plus favorisées ; ainsi, de même que les espèces qui sont soumises à des modifications dans une grande région (ou même dans le monde entier) seront souvent apparentées (comme nous venons de l’expliquer) et partageront de nombreux caractères, donc des avantages communs, de même les espèces dont la place sera occupée par des espèces nouvelles ou plus favorisées, partageant une infériorité commune (que ce soit dans un point particulier de la structure, dans la puissance mentale générale, dans les moyens de distribution ou la capacité de variation) seront probablement apparentées. En conséquence des espèces du même genre tendront lentement à se raréfier en nombre et finalement à s’éteindre, et, si chaque dernière espèce survivante de plusieurs genres apparentés disparaît, la famille elle-même s’éteindra. Il peut bien sûr exister des exceptions occasionnelles à la destruction entière d'un genre ou d’une famille. Nous avons vu que la formation lente et successive de plusieurs nouvelles espèces à partir de la même souche formera un autre genre, et que la formation lente et successive de plusieurs autres espèces nouvelles d’une autre souche formera un autre genre, et que si ces deux souches sont apparentées, ces deux genres formeront une nouvelle famille. Autant que nous puissions le savoir, c’est de cette manière lente et graduelle que des groupes d’espèces apparaissent et disparaissent de la surface de la terre.
13La manière dont l’arrangement des espèces en groupes, selon notre théorie, est dû à l’extinction partielle, peut être illustré plus clairement de la manière suivante. Supposons que, dans une grande classe, par exemple les mammifères, chaque espèce et chaque variété, pendant tous les âges successifs, ont transmis un descendant non modifié (qu’il soit fossile ou vivant) à l’époque présente ; nous aurions alors une série énorme, comprenant dans de petites gradations toutes les formes mammifères connues ; par conséquent l'existence de groupes16 ou d’intervalles dans la série, qui parfois sont très grands, parfois moins, est dû uniquement au fait que d’anciennes espèces ou groupes d’espèces n’ont pas transmis de descendants à l’époque présente.
14En ce qui concerne les ressemblances « analogiques » ou « adaptatives » entre les êtres organisés qui ne sont pas véritablement apparentés, j’ajouterai seulement que selon toute probabilité l’isolement de différents groupes d’espèces est un élément important de la production de ces caractères : nous pouvons ainsi voir aisément que, dans une grande île en formation, ou même dans un continent comme l’Australie, peuplé seulement de certains ordres des principales classes, les conditions seraient extrêmement favorables pour que des espèces de ces ordres s’adaptent pour jouer dans l’économie de la nature un rôle qui, dans d’autres régions, serait joué par des groupes spécialement adaptés à ces rôles. Nous pouvons comprendre comment un animal semblable à la loutre a pu se former en Australie par lente sélection à partir des types marsupiaux les plus carnivores ; nous pouvons ainsi comprendre ce cas curieux, dans l'hémisphère sud, où n’existent pas de pingouins (mais de nombreux pétrels), d’un pétrel qui s’est modifié dans sa forme externe générale de façon à occuper dans la nature la même fonction que les pingouins de l’hémisphère nord, bien que que les mœurs et la forme des pétrels et des pingouins soient normalement si profondément différents. Il s’ensuit, d'après notre théorie, que deux ordres ont dû descendre d’une souche commune une époque immensément reculée ; et nous pouvons comprendre, lorsqu’une espèce, dans l'un des ordres ou dans les deux, montre une affinité avec l’autre ordre, pourquoi l’affinité est d’habitude générique et non particulière : c’est la raison pour laquelle la viscache, parmi les mammifères, dans les points par laquelle elle est proche des marsupiaux, est proche de l’ensemble du groupe et pas particulièrement du phascolome, qui, de tous les marsupiaux, est le plus proche des rongeurs. En effet la viscache n’est apparentée aux marsupiaux actuels qu’en ce qu'elle est apparentée à leur forme ancestrale commune, et non à une espèce en particulier. Et l’on peut observer généralement dans les écrits de certains naturalistes que, lorsqu’ils décrivent un organisme comme intermédiaire entre deux grands groupes, ils ne le relient pas à des espèces particulières de l’un ou l’autre groupe, mais aux deux groupes dans leur ensemble. Un peu de réflexion nous montre qu'il peut exister des exceptions (comme celle du Lepidosiren, poisson étroitement relié à des reptiles particuliers), dues au fait qu’un petit nombre de descendants de ces espèces, qui il y a très longtemps se sont écartées d’une souche ancestrale commune et ont ainsi formé les deux ordres ou groupes, ont survécu jusqu’à notre époque pratiquement dans leur état originel.
15Nous voyons donc finalement que tous les principaux faits concernant l’affinité et la classification des êtres organisés peut s'expliquer par la théorie tout simplement généalogique du système naturel. La similarité des principes de classification des variétés domestiques et des vraies espèces, vivantes aussi bien qu’éteintes, est alors tout à fait claire. Les règles que l’on suit et les difficultés que l’on rencontre sont les mêmes. L'existence de genres, de familles, d’ordres, etc., et leurs relations mutuelles dérivent naturellement du fait que l’extinction se poursuit à chaque époque parmi les descendants divergents d’une souche commune. Les termes d’affinité, de relation, de famille, de caractères adaptatifs, etc. que les naturalistes ne peuvent s’empêcher d’utiliser dans un sens métaphorique, cessent alors de l'être, et prennent leur vraie signification.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre correspond à la première partie du chapitre XIV de L'Origine des Espèces, II, pp. 487-512. En note, de la main de Darwin : « Seule l'évidence du fait l'empêche d’être remarquable. Il n'est guère explicable par les créationnistes : des groupes aquatiques, végétariens, carnivores, etc. pourraient se ressembler, mais pourquoi ainsi. Ne pas entrer ici dans les détails ».
2 Le Trigonia (mollusque des formations secondaires) est mentionné dans L'Origine des Espèces, II, p. 397 (ch. XI).
3 Dans L’Origine des Espèces, Darwin traite de l’extinction en insistant sur le principe de divergence, absent de l’Essai : « en conséquence les groupes déjà considérables, qui comprennent ordinairement de nombreuses espèces dominantes, tendent à augmenter toujours davantage. J’ai essayé, en outre, de démontrer que les descendants variables de chaque espèce cherchant toujours à occuper le plus de places différentes qu'il leur est possible dans l'économie de la nature, cette concurrence incessante détermine une tendance constante à la divergence des caractères » (II, pp. 487-8).
4 Cf., II, p. 489.
5 Selon la définition donnée un an plus tôt par Richard Owen : « analogue : une partie ou organe d’un animal qui a la même fonction qu’une autre partie ou organe chez un animal différent », Lectures on the Comparative Anatomy and Physiology of the Invertebrate Animals, Londres, Longmans, Brown, Green & Longmans, 1843, glossaire.
6 La balane fait partie des cirripèdes, auxquels Darwin consacrera par la suite une volumineuse étude, qui le persuadera de l’abondance des variétés à l’état de nature.
7 II, pp. 489-9.
8 MacLeay concevait le règne animal comme un cercle composé de cinq classes, avec un système de correspondance, d’où le nom de « quinarisme ».
9 Dans L’Origine des Espèces, Darwin remplace « générique » par « général » (II, p. 508).
10 Cf., II, pp. 508-9.
11 Cf. infra p. 158, où Darwin oppose les « affinités vraies » et les « affinités adaptatives ».
12 Il s'agit d’une critique des conceptions de Cuvier sur l'adaptation.
13 De nouveau, Darwin introduit sa théorie de la descendance des animaux sauvages par analogie avec les animaux domestiques.
14 Cf., note 1, qui est ici en partie reprise.
15 « Station » correspond plutôt à la conception moderne d'une « niche ».
16 La phrase est à la limite du compréhensible. L’éditeur anglais suppose que Darwin a voulu dire « groupes séparés par des intervalles ».
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