Chapitre VI. De la distribution géographique des êtres organisés dans les temps passés et présents
p. 105-141
Texte intégral
1Pour des raisons de commodité, je diviserai ce chapitre en trois parties. En premier lieu, je m’efforcerai d’établir les lois de distribution des êtres existant actuellement, pour autant qu'elles présentent un rapport avec notre sujet ; en second, celles des formes éteintes ; et dans la troisième section, je considérerai jusqu’à quel point ces lois s’accordent avec la théorie d’une ascendance commune d’espèces alliées1.
Première section
Distribution des habitants des différents continents
2Dans la discussion qui va suivre, je ferai surtout référence aux mammifères terrestres, parce qu’ils sont mieux connus, que leurs différences dans différentes régions sont fortement marquées, et surtout parce que leurs moyens de dispersion sont plus évidents, et qu’une confusion avec le transport accidentel par l’homme d’une espèce d’une région à une autre est moins susceptible de se produire. L’on sait que tous les mammifères (de même que tous les autres organismes) sont réunis en un seul grand système, mais que les différentes espèces, genres ou familles du même ordre habitent différentes régions du globe. Si nous divisons la terre ferme en deux parties, selon la somme des différences et sans tenir compte du nombre de mammifères terrestres qui les habitent2 nous aurons d’une part l’Australie avec la Nouvelle-Guinée, et d’autre part le reste du monde ; si nous effectuons une division tripartite, nous aurons l’Australie, l’Amérique du Sud, et le reste du monde, en remarquant que l'Amérique du Nord est à certains égards un pays neutre car elle possède quelques formes de l'Amérique du Sud, mais je crois qu’elle est plus proche de l’Europe (comme cela est certainement le cas pour les oiseaux, les plantes et les coquillages). Si nous avions divisé le monde en quatre, nous aurions eu l’Australie, l'Amérique du Sud, Madagascar (bien que peuplée par un nombre réduit de mammifères) et le reste du monde ; en cinq, il aurait fallu séparer l’Afrique, et particulièrement le sud-est, du reste du monde. Ces différences entre les mammifères habitant les principales régions du globe ne peuvent, cela est reconnu, s’expliquer par des différences correspondantes du milieu3 : certaines parties de l’Afrique et de l'Amérique tropicales se ressemblent beaucoup, et en conséquence nous trouvons des ressemblances analogues — toutes deux ont des singes, de grands félins, de grands lépidoptères et de grands coléoptères coprophages, toutes deux ont des palmiers et des épiphytes ; et pourtant la différence essentielle entre les habitants de ces deux pays est aussi grande qu’entre ceux des plaines arides du Cap de Bonne-Espérance et ceux des savanes herbeuses de La Plata. Si nous considérons la distribution des marsupiaux, qui sont éminemment caractéristiques de l’Australie et à un moindre degré de l’Amérique du Sud, si nous réfléchissons au fait que les animaux de ces régions, qui se nourrissent aussi bien de matières végétales qu’animales, habitent les plaines et les montagnes arides ou boisées de l’Australie, les forêts humides et impénétrables de la Nouvelle-Guinée et du Brésil, les montagnes rocheuses du Chili et les plaines herbeuses de l’est des Moluques, nous devons songer à une cause autre que la nature de la région pour rendre compte de leur absence en Afrique et dans les autres régions du monde.
3De plus, nous pouvons observer que tous les organismes habitant une région quelconque n’y sont pas parfaitement adaptés4 ; j’entends simplement par n’être pas parfaitement adapté le fait que l’on puisse en général trouver un petit nombre d’autres organismes mieux adaptés à une région que quelques-uns de ses habitants. Nous devons admettre ceci en considérant le très grand nombre de têtes de bétail et de chevaux retournés à l’état sauvage pendant les trois derniers siècles dans les parties inhabitées de Saint-Domingue, de Cuba et de l’Amérique du Sud, car ces animaux doivent avoir supplanté certains types aborigènes. Je pourrais aussi avancer le même fait pour l’Australie, mais peut-être m'objectera-t-on que trente ou quarante ans ne sont pas une période suffisante pour juger de leur capacité de lutter avec les souches aborigènes et de les supplanter. Nous voyons la souris européenne supplanter celle de la Nouvelle-Zélande, tout comme le rat de Norvège a supplanté l’ancienne espèce anglaise en Angleterre. Il est à peu près impossible de citer une île où des plantes introduites accidentellement n’ont pas supplanté quelques-unes des plantes autochtones ; à La Plata le chardon couvre des hectares d’une région sur laquelle quelques plantes de l’Amérique du Sud ont bien dû exister autrefois, et la plante la plus commune de toute l’Inde est un pavot provenant du Mexique. Le géologue, qui sait que de légers changements sont à l’œuvre, modifiant la terre et les eaux, concevra facilement que, même si tous les organismes d’une région donnée y avaient été aux origines les mieux adaptés, cet état de choses n’aurait pu se maintenir au cours des âges sans exterminations ou sans changements, d’abord dans la proportion numérique relative des habitants de la région, et ensuite dans leur constitution et leur structure.
4Un regard sur la carte du monde montre immédiatement que ces cinq divisions, délimitées d’après la plus grande somme de différences chez les mammifères qui les habitent, sont également celles qui sont le plus largement séparées les unes des autres par des barrières que les mammifères ne peuvent franchir5 : ainsi l’Australie n’est séparée de la Nouvelle-Guinée et des quelques îlots voisins que par un mince détroit peu profond, tandis que la Nouvelle-Guinée et les îlots voisins sont séparés des autres îles indonésiennes par des eaux profondes. Et l’on remarque que ces îles, qui font partie du grand groupe asiatique, ne sont séparées les unes des autres et du continent que par des eaux peu profondes ; dans de tels cas, nous pouvons supposer, étant donné les oscillations géologiques du niveau, qu’en général ces terres ont été reliées à une époque récente. L’Amérique du Sud, à laquelle on ajoutera la partie sud du Mexique, est séparée de l’Amérique du Nord par les Antilles et par le grand plateau du Mexique, exception faite d’une simple bordure de forêts tropicales le long de la côte : c'est probablement à cause de cette frange que l'Amérique du Nord possède quelques formes sud-américaines. Madagascar est complètement isolée. L’Afrique est aussi dans une grande mesure isolée, bien qu’elle soit proche, par des promontoires et des bas-fonds, de l’Europe et de l’Asie ; l’Afrique méridionale, qui est la plus distincte par sa faune mammifère, est séparée de la région septentrionale par le grand désert du Sahara et le plateau abyssin. Que la distribution des organismes soit liée à l’existence de barrières qui arrêtent les migrations, c’est ce que montre clairement une comparaison de la distribution des productions marines et terrestres. Les animaux marins sont différents d’une rive à l’autre d’une terre habitée par les mêmes animaux terrestres, par exemple les coquillages des bords opposés de la partie tempérée de l’Amérique du Sud,6 et ceux de la mer Rouge et de la Méditerranée. Nous pouvons immédiatement nous rendre compte que la destruction d’une barrière permettrait à deux groupes géographiques d’organismes de fusionner et de n’en faire qu’un. Mais la cause originelle de la différence entre groupes de part et d’autre d'une barrière ne peut se comprendre que dans l’hypothèse de la création ou de la formation de chaque organisme en un seul point ou une seule aire, puis de sa migration aussi loin que ses moyens de transport et d’existence le lui ont permis.
Relations dans la distribution des genres et des espèces
5L'on trouve généralement (les mêmes lois semblent gouverner la distribution des espèces et des genres, et des individus, dans le temps et dans l’espace) que quand l’habitat d’un groupe ou d’une espèce s’étend sur presque toute la surface du globe, bon nombre des espèces qui constituent le groupe ont un habitat très étendu ; au contraire, lorsqu’un groupe est limité dans sa distribution à une région particulière, les espèces qui le composent ont généralement un habitat restreint à l’intérieur de cette région. Ainsi, parmi les mammifères, les genres félin et canin sont largement distribués, et bon nombre de leurs espèces ont une surface de dispersion énorme (le genre Mus est cependant, je crois, une exception marquée à cette règle). M. Gould m'a appris que la règle s’applique aux oiseaux, par exemple le genre hibou, qui est universel, et dont beaucoup d’espèces ont un habitat étendu. La règle s’applique aussi aux mollusques terrestres et d’eau douce, aux papillons et en règle générale aux plantes. Comme exemples de la règle inverse, je mentionnerai cette catégorie de singes qui est limitée à l’Amérique du Sud, et, parmi les plantes, les cactus, limités au même continent : dans ces deux cas, les espèces ont généralement un habitat restreint. D'après la théorie ordinaire de la création séparée de chaque espèce, la cause de ces relations n'est pas évidente : nous ne pouvons voir aucune raison, du fait que beaucoup d'espèces alliées ont été créées dans plusieurs des principales parties du globe, pour que plusieurs d’entre elles aient des habitats étendus, ni inversement pour que des espèces du même groupe aient des habitats restreints du fait qu'elles ont toutes été créées dans une seule des grandes régions du globe. Comme résultante de ces relations, ainsi probablement que de beaucoup d’autres inconnues, l’on trouve que, même pour les grandes classes d’êtres vivants, les différentes parties du monde sont caractérisées par des différences, soit simplement entre les espèces, soit entre les genres ou même les familles ; c’est ainsi que pour les chats, les souris, et les renards, l'Amérique du Sud diffère de l’Asie et de l’Afrique uniquement par les espèces ; pour les porcs, les chameaux et les singes, la différence est générique ou plus grande encore. Et tandis que l’Afrique méridionale et l’Australie diffèrent davantage par leurs mammifères que l’Afrique et l’Amérique du Sud, elles sont plus étroitement apparentées (bien que de manière très éloignée) par leurs plantes.
Distribution des habitants dans le même continent
6Si nous examinons maintenant la distribution des organismes dans chacune de ces parties du monde, nous trouvons que ces dernières se divisent en de nombreuses régions, qui contiennent toutes ou presque toutes des espèces différentes, mais qui participent cependant d’un caractère commun. Cette similitude de type dans les subdivisions d’une grande région est aussi bien connue que la dissimilarité entre les habitants des différentes grandes zones, mais, bien qu'elle soit plus digne d'attention, l’on a moins souvent mis l’accent dessus. C’est ainsi que, par exemple, si en Afrique ou en Amérique du Sud, nous allons du sud au nord, ou de la plaine à la montagne, ou d’une zone humide à une zone plus sèche, nous trouvons des espèces complétement différentes appartenant aux genres ou groupes qui caractérisent le continent que nous traversons7. Dans ces subdivisions, nous pouvons clairement observer que, tout comme dans les divisions principales du globe, des barrières secondaires séparent les différents groupes d’espèces, bien que les bords opposés de ces barrières secondaires puissent posséder un climat presque identique, et puissent à d’autres égards être presque semblables : il en est ainsi sur les flancs opposés de la Cordillère des Andes, et dans une moindre mesure sur les versants opposés des Montagnes Rocheuses. Des déserts, des bras de mer, et même des rivières, constituent ces barrières ; un simple espace déjà occupé semble être suffisant dans de nombreux cas : ainsi l’Est et l’Ouest de l’Australie, à la même latitude, avec un climat et des sols très semblables, ont à peine une plante, et très peu d’animaux et d'oiseaux, en commun, bien que tous appartiennent aux genres particuliers qui caractérisent l’Australie. Bref il est impossible d’expliquer les différences entre les habitants des principales parties du monde ou de leurs subdivisions, par les différences de leurs conditions physiques et par l’adaptation de leurs habitants. Une autre cause doit intervenir.
7Nous pouvons voir que la destruction de barrières secondaires provoquerait (comme on l’a remarqué ci-dessus dans le cas des divisions principales) la fusion de deux subdivisions en une seule ; et nous sommes amenés à supposer que la différence originelle entre les espèces, des deux côtés des barrières secondaires, est due à la création ou la production d’espèces dans des zones distinctes, à partir desquelles elles se sont répandues jusqu'à ce qu'elles soient arrêtées par ces barrières secondaires. Si cela est pour l’instant assez clair, l’on peut néanmoins se demander, lorsque des espèces ont été produites dans une même division du monde sur des bords opposés d’une barrière secondaire, qu'elles soient exposées à des conditions semblables ou bien à des conditions extrêmement différentes (par exemple les zones de plaine et les zones alpines, les sols arides et humides, les climats chauds et froids), pourquoi elles ont été invariablement formées sur un type similaire, et pourquoi ce type est limité à cette division du monde. Pourquoi, lorsqu’une autruche a été produite dans le sud de L’Amérique, a-t-elle été formée sur le type américain, et non sur le type africain ou australien ? Pourquoi, lorsque des animaux semblables au lièvre et au lapin ont été formés pour vivre sur les savanes de La Plata, ont-ils été produits sur le type de rongeur particulier à l'Amérique du Sud et non pas sur le type de lièvre caractéristique de l’Amérique du Nord, de l’Asie et de l'Afrique (il y a un lièvre en Amérique du Sud — donc un mauvais exemple ?). Pourquoi, lorsque des rongeurs fouisseurs et des animaux ressemblant aux chameaux ont été formés pour peupler la Cordillère des Andes, l'ont-ils été sur le même type que leurs analogues dans les plaines8 ? Pourquoi les souris, et beaucoup d'oiseaux d’espèces différentes sur les versants opposés, mais exposés à un climat et à un sol très semblables, de la Cordillère, ont-ils été créés sur le même type particulier à l’Amérique du Sud ? Pourquoi les plantes de l’est et de l'ouest de l'Australie, bien qu’entièrement différentes en tant qu'espèces, ont-elles été formées sur le même type particulier à l’Australie ? La généralité de la règle, en tant de lieux et de circonstances si différentes, attire toute notre attention et semble demander quelque explication.
Faunes insulaires
8Si nous considérons maintenant le caractère des habitants des petites îles9, nous trouvons que celles qui sont situées près d'une autre terre ont une faune similaire à celle de cette terre10, tandis que celles qui sont situées à une distance considérable d’une autre terre possèdent souvent une faune presque entièrement particulière. L’archipel des Galapagos11 est un exemple remarquable de cette seconde constatation : presque tous, oiseau, l’unique mammifère, les reptiles, les coquillages terrestres et marins, et même les poissons, appartiennent tous à des espèces particulières et distinctes, introuvables en toute autre partie du monde ; il en va de même pour la plus grande partie de ses plantes. Mais, bien qu’il soit éloigné de 500 à 600 milles de la côte sud-américaine, il est impossible, même après un seul regard jeté sur une grande partie de sa faune, de ne pas se rendre compte qu'elle appartient au type américain. C’est qu’en réalité des groupes d’îles disposées dans ces conditions constituent tout simplement des subdivisions, petites mais bien définies, de divisions géographiques plus larges. Mais le fait en pareil cas est plus frappant encore si nous prenons comme exemple l’archipel des Galapagos : en premier lieu force nous est de constater, en voyant que chaque île est entièrement volcanique et hérissée de cratères, qu’au sens géologique du terme l’archipel entier est d’origine récente par rapport au continent ; et comme les espèces sont presque toutes particulières, nous devons en conclure quelles ont dû aussi être produites récemment, et sur place ; et bien que dans la nature du sol et à un moindre degré du climat, il y ait une grande différence avec la partie la plus proche de la côte sud-américaine, nous voyons que ses habitants ont été formés sur un même type très proche. D’autre part ces îles, en ce qui concerne leurs conditions physiques tout au moins, ressemblent étroitement au groupe volcanique du Cap Vert, mais comme les productions de ces deux archipels sont différentes12 ! Les îles du Cap Vert, auxquelles nous pouvons ajouter les îles Canaries, sont alliées par leurs habitants (dont beaucoup sont des espèces particulières) aux côtes d’Afrique et de l’Europe méridionale, tout comme les îles Galapagos sont alliées à l’Amérique. Nous voyons ici clairement que la simple proximité géographique influe sur le caractère des espèces bien plus que toute relation d’adaptation. Combien existe-t-il dans le Pacifique d'îles bien plus proches dans leurs conditions physiques de Juan Fernandez que cette île ne l'est de la côte du Chili, distante de 300 milles ? Pourquoi donc, si ce n’est à cause de la proximité, cette île est-elle seule habitée par deux espèces d’oiseaux-mouches très particulières, type d’oiseau exclusivement américain ? Nous pourrions ajouter d’innombrables cas semblables.
9L’archipel des Galapagos offre un autre cas, encore plus remarquable, de la classe de faits que nous abordons ici. La plupart de ses genres sont, comme nous l'avons dit, américains, beaucoup d’entre eux sont universels, on les trouve partout dans le monde, et quelques-uns sont strictement, ou presque, limités à cet archipel. Les îles sont d’une composition physique rigoureusement semblable, et exposées au même climat ; la plupart d'entre elles sont en vue l’une de l’autre ; cependant plusieurs sont habitées chacune par des espèces particulières (dans certains cas peut-être seulement par des variétés) appartenant à certains des genres qui caractérisent l'archipel. Ainsi le petit groupe des Galapagos se conforme et obéit exactement aux mêmes lois dans la distribution de ses habitants qu'un grand continent. Il est vraiment merveilleux que deux ou trois espèces de merles d'Amérique, très proches l’une de l’autre mais distinctes, aient été produites sur trois îles voisines absolument semblables, et que ces trois espèces de merles soient étroitement reliées aux autres espèces qui habitent des régions et des climats différents de l’Amérique, et seulement de l’Amérique. On n’a observé jusqu'ici aucun cas du même ordre qui fût aussi frappant que celui de l’archipel des Galapagos ; la différence dans les productions de ses diverses îles peut s’expliquer en partie par la profondeur de la mer qui les sépare (en montrant qu'elles n’ont pu être réunies à une époque géologique récente), par la direction des courants marins qui passent tout droit entre elles, et par la rareté des coups de vent qui pourraient transporter ou entraîner d’une île à l’autre des graines ou des oiseaux. Il existe cependant quelques cas analogues : il paraît que les différentes îles de l’archipel indonésien sont habitées par certaines espèces différentes du même genre, et que, dans les îles Sandwich, certaines îles ont chacune leurs espèces particulières des mêmes genres de plantes.
10Les îles complètement isolées dans les océans tropicaux ont en général des flores très particulières, alliées, quoique de très loin (comme c’est le cas pour Sainte-Hélène, où presque toutes les espèces sont distinctes), au continent le plus proche. Tristan da Cunha, par ses plantes, est reliée de loin, je crois, à la fois à l’Afrique et à l’Amérique du Sud, non par des espèces communes, mais par le genre auxquelles elles appartiennent. Les flores des nombreuses îles dispersées du Pacifique sont alliées les unes aux autres et à tous les continents limitrophes, mais on a affirmé qu'elles ont un caractère plus indo-asiatique qu’américain. C’est là un fait remarquable, car l’Amérique est plus proche de toutes les îles de l'Est, et se trouve dans la direction des vents alizés et des courants dominants, mais d’autre part les tempêtes les plus fortes viennent du côté asiatique. Mais, même avec l’aide de ces tempêtes, il est difficile d’imaginer comment, d'après la théorie ordinaire de la création, la possibilité d’une migration rendrait compte du caractère asiatique des plantes du Pacifique (à moins de supposer, ce qui est extrêmement improbable, que chaque espèce de caractère indo-asiatique provienne réellement des rivages asiatiques, où de nos jours elle n’existe plus). Ce n'est pas plus évident que l’idée, exposée précédemment, qu'il existe une relation entre d'une part la création d'espèces étroitement alliées dans plusieurs régions du monde et le fait que bon nombre de ces espèces ont des habitats étendus, et d’autre part le fait que des espèces alliées confinées à une seule région du monde occupent dans cette région un territoire restreint.
Flores alpines
11Nous en arrivons maintenant aux flores des hautes montagnes qui, c’est un fait avéré, diffèrent de celles des basses terres. Par certains caractères, tels que le nanisme de leur structure, la pilosité, etc. les espèces de montagnes très éloignées les unes des autres se ressemblent fréquemment — une sorte d’analogie comme par exemple celle de la succulence de la plupart des plantes désertiques. Outre cette analogie, la plupart des plantes alpines présentent des faits de distribution éminemment curieux. Dans certains cas, des sommets montagneux, bien que très distants les uns des autres, sont couverts d’espèces identiques, les mêmes que celles qui poussent sur les rivages arctiques tout aussi distants13. Dans d’autres cas, quoiqu’aucune ou très peu d'espèces ne soient identiques, elles sont très étroitement alliées, alors que les plantes des basses terres qui entourent les deux montagnes en question sont tout à fait différentes. Comme les sommets des montagnes, au moins en ce qui concerne les plantes, sont des îles émergeant d’un océan terrestre où les espèces ne peuvent pas vivre, et entre lesquelles il n'y a aucun moyen de transport connu, cela semble apparemment contredire directement la conclusion à laquelle nous sommes parvenus en considérant la distribution générale des organismes sur les continents comme sur les îles, à savoir que le degré de relation entre les habitants de deux lieux donnés dépend du degré de perméabilité et de la nature des barrières entre ces deux lieux. Je crois cependant que cette anomalie admet, comme nous allons le voir, une explication. Nous aurions pu nous attendre à ce que la flore d’un sommet de montagne présente le même rapport avec la flore de la plaine environnante que toute partie isolée d’un continent avec son ensemble, ou qu’une île avec la terre ferme dont elle est séparée par un espace de mer assez large. C’est en effet le cas pour des plantes qui poussent sur les sommets de certaines montagnes qui, remarquons-le, sont particulièrement isolées : par exemple, sur les montagnes de Caracas, de la terre de Van Diemen et du Cap de Bonne Espérance, toutes les espèces sont particulière, mais elles appartiennent aux formes caractéristiques du continent environnant. Sur d’autres montagnes, par exemple la Terre de Feu et le Brésil, certaines plantes, bien qu’étant des espèces distinctes, sont des formes sud-américaines, alors que d’autres sont alliées ou identiques aux espèces alpines d’Europe. Dans des îles dont la flore de plaine est distincte, mais alliée à celle des continents voisins, les plantes alpines sont quelquefois (peut-être souvent) tout à fait distinctes et particulières : c’est le cas de Ténériffe et même, dans une moindre mesure, de quelques îles de la Méditerranée.
12Si toutes les flores alpines avaient le caractère de celles de la montagne de Caracas ou de la Terre de Van Diemen, etc., toutes les explications possibles des lois générales de la distribution géographique s’y appliqueraient. Mais le cas en apparence anormal que nous venons de citer, celui des montagnes d’Europe ou de quelques montagnes des Etats-Unis (Dr Boott) et des sommets de l’Himalaya (Royle), ayant beaucoup d’espèces en commun entre elles et avec les régions arctiques, et beaucoup d’espèces étroitement alliées quoique non identiques, demande une explication séparée. Le fait aussi que plusieurs des espèces des montagnes de la Terre de Feu (et à un moindre degré des montagnes du Brésil) n’appartiennent pas aux formes américaines mais à celles de l’Europe, continent pourtant très éloigné, exige aussi une explication séparée.
Causes de la similitude des flores de certaines montagnes éloignées
13Nous pouvons actuellement affirmer avec certitude, considérant le nombre des icebergs flottant à l’époque et la lente descente des glaciers, que, pendant une période si rapprochée que les espèces de coquillages sont restées les mêmes, l’ensemble de l’Europe Centrale et de l’Amérique du Nord (et peut-être de l’Asie de l’Est) possédait un climat très froid ; il est donc probable que les flores de ces régions étaient semblables à la flore arctique actuelle, et nous savons que c'est bien le cas, dans une certaine mesure, pour les coquillages marins de cette époque et ceux qui vivent actuellement sur les rivages arctiques. Pendant cette époque, les montagnes devaient être couvertes de glace, ce dont témoignent les surfaces polies et rayées par les glaciers. Quels auraient été les effets naturels et presque inévitables du passage graduel vers le climat tempéré actuel ?14. La glace et la neige disparaîtraient des montagnes, et comme de nouvelles plantes émigreraient des régions tempérées du sud vers le nord en remplaçant les plantes arctiques, ces dernières grimperaient sur les montagnes découvertes, et seraient également poussées vers le nord, vers les rivages arctiques actuels. Si la flore arctique de cette époque était presque uniforme, comme l’est la flore actuelle, nous aurions alors les mêmes plantes sur les sommets des montagnes et sur les rivages arctiques actuels. D’après cette théorie, la flore arctique de cette époque devait être largement distribuée, plus encore que la flore actuelle, mais, en considérant que les conditions physiques d’une terre à la limite du gel perpétuel doivent avoir été très semblables, ceci ne constitue pas une grande difficulté ; et ne pouvons-nous pas nous risquer supposer que des icebergs en nombre presque infini, contenant de grandes masses de roches, de terres et de broussailles (peut-être que la vitalité était arrêtée par le froid, qui empêchait la germination), souvent poussés très haut sur des plages éloignées, pourraient avoir été les agents d’une large distribution des graines de la même espèce ?
14Je ne risquerai qu’une autre observation, à savoir que durant le passage d’un climat extrêmement froid à un climat tempéré, les conditions, dans la plaine comme dans les montagnes, seraient très favorables à la distribution de toute plante existante qui pourrait vivre sur une terre récemment délivrée des rigueurs de l’hiver éternel, donc dépourvue d’habitants ; et nous ne pouvons douter que la pré-occupation (beaucoup d’auteurs) soit le principal obstacle à la dissémination des plantes. Comment en effet, parmi beaucoup d’autres faits, pourrions-nous expliquer autrement que les plantes soient très différentes sur des rives opposées, et pourtant de même composition, d’un large cours d’eau de l’Europe de l’Est (comme me l’a signalé Humboldt), traversé par des oiseaux aquatiques et des quadrupèdes nageurs et où le vent doit souvent transporter des graines ; nous ne pouvons que supposer que des plantes occupant déjà le sol et s’égrenant librement empêchent la germination des plantes transportées occasionnellement.
15A peu près à la même époque où des icebergs transportaient des roches erratiques d’Amérique du Nord jusqu’à 36° de latitude sud, là où le cotonnier pousse maintenant en Amérique du Sud, à 42° de latitude (là où le sol est maintenant couvert de forêts d’aspect presque tropical, avec des arbres portant des épiphytes et recouverts de lianes), la même action glaciaire se poursuivait ; n’est-il pas alors relativement probable qu’à cette époque toutes les parties tropicales des deux Amériques (trop hypothétique) jouissaient (comme Falconer l’affirme pour l’Inde) d’un climat plus tempéré15 ? Auquel cas les plantes alpines de la longue chaîne des Cordillères seraient descendues beaucoup plus bas et il y aurait eu une large voie élevée unissant les parties de l’Amérique du Nord et du Sud qui étaient alors soumises à la glaciation. Lorsque le climat actuel s’est établi, les plantes qui occupaient les zones qui maintenant sont devenues, dans les deux hémisphères, tempérées et même semi-tropicales, ont dû être repoussées vers les régions arctiques et antarctiques ; seuls quelques pics les plus élevés de la Cordillère ont pu conserver la même flore que lorsqu'ils étaient autrefois réunis. Peut-être la chaîne transversale de Chiquitos a-t-elle servi, de la même manière, pendant la période glacière, de voie d'accès (quoiqu’interrompue) permettant aux plantes alpines de se disperser de la Cordillère jusqu’aux hautes terres du Brésil. Remarquons qu’il existe certaines raisons (pas très convaincantes) de croire qu’à peu près à la même époque les deux Amériques n’étaient pas aussi nettement divisées qu'elles le sont maintenant par les Antilles et le plateau mexicain. J’ajouterai simplement que l’étroite ressemblance observable de nos jours entre la végétation des basses terres des îles Kerguelen et de la Terre de Feu (Hooker), bien que ces régions soient très éloignées l’une de l’autre, est peut-être explicable par la dissémination des graines pendant cette époque froide par l’intermédiaire des icebergs, comme je l’ai expliqué plus haut (similarité de la flore des îles coralliennes facilement expliquée).
16En fin de compte, il me semble que, considérant ces faits et ces raisonnements, nous pouvons affirmer avec certitude que la ressemblance anormale entre les flores de certains sommets montagneux très éloignés les uns des autres n’est pas en vérité opposée à la conclusion qu’il existe une relation étroite entre la proximité dans l’espace (en accord avec les moyens de transport dans chaque classe) et le degré d’affinité des habitants de deux régions données. Dans le cas de plusieurs montagnes totalement isolées, nous avons vu que la loi générale demeure valable.
La même espèce a-t-elle été créée plus d’une fois ?
17Le fait que l’on a trouvé les mêmes espèces de plantes sur des sommets montagneux extrêmement éloignés ayant été la cause principale de la croyance à la production ou la création simultanée de certaines espèces en deux lieux différents, j’aborderai ici brièvement ce sujet. D’après la théorie ordinaire de la création, nous ne pouvons voir de raison pour laquelle deux espèces semblables n’auraient pas été créées sur deux sommets montagneux semblables ; mais l’opinion inverse, indépendamment de sa simplicité, a été généralement admise à cause de l’analogie de la distribution générale de tous les organismes où nous trouvons presque toujours (comme on l’a vu dans ce chapitre) que des grandes barrières continues séparent des séries distinctes, et nous sommes naturellement conduits à supposer que les deux séries ont été créées séparément. En prenant un point de vue plus limité, quand nous voyons un fleuve bordé des deux côtés par des terres tout à fait semblables, avec une rive abondamment peuplée par une espèce animale alors que l’autre en est dépourvue (comme dans le cas de la viscache sur les rives opposées de la Plata), nous sommes immédiatement poussés à conclure que la viscache a été produite en un point ou aire sur le côté ouest du fleuve. Etant donné notre ignorance des nombreuses et étranges chances de dispersion par les oiseaux (qui à l’occasion se déplacent à de très grandes distances) et par les quadrupèdes qui avalent des graines et des œufs (comme dans le cas de ce coléoptère aquatique volant qui dégorgeait des œufs de poisson), du déplacement des graines et des animaux entraînés par des tourbillons de vent dans de violents courants à haute altitude (comme dans le cas des cendres volcaniques et des pluies de foin, de graines et de poissons), notre ignorance quant à la possibilité qu’a une espèce de survivre pendant une courte période sur des points intermédiaires et de s’y éteindre par la suite, étant donné notre connaissance des grands changements qui se sont certainement produits sur la surface de la terre par suite de l’affaissement et de l’élévation, et notre méconnaissance de changements plus grands encore qui auraient pu avoir lieu, nous devrions beaucoup hésiter à admettre la probabilité de créations doubles. Dans le cas des plantes sur les sommets des montagnes, je crois avoir montré comment, dans les conditions passées de l’hémisphère nord, elles devaient être aussi semblables que le sont les plantes des rivages arctiques actuels, et ceci devrait nous donner une leçon de prudence16.
18Mais l’argument le plus fort contre les créations doubles provient sans doute de l’examen du cas de mammifères dont, par leur nature et par la taille de leurs rejetons, les moyens de dispersion sont plus évidents. Il n’y a pas de cas où la même espèce se trouve dans des lieux très éloignés, sauf là où se trouve une bande de terre continue ; la région arctique constitue peut-être l’exception la plus nette, et ici nous savons que des animaux sont transportés par des icebergs (nombreux auteurs). Les cas moins difficiles peuvent tous recevoir une explication plus ou moins simple ; je ne donnerai ici qu'un exemple : la loutre d’Amérique, sur la côte est de l’Amérique du Sud vit, je crois, exclusivement dans les eaux douces, et j’étais très curieux de savoir comment elle avait pu pénétrer dans des ruisseaux très éloignés les uns des autres de la côte de Patagonie ; mais, sur la côte opposée, je m'aperçus que ces quadrupèdes vivaient exclusivement dans la mer, de sorte que leur migration le long de la côte patagonienne n’a rien de surprenant. Il n’existe pas de cas d’un même mammifère vivant sur une île éloignée de la côte et sur la terre ferme, comme il arrive pour les plantes. Dans la théorie des créations doubles, il serait étrange que les mêmes espèces de nombreuses plantes aient été créées en Australie et en Europe, et qu’il n’existe pas un seul exemple de la même espèce de mammifère créée ou existant originellement dans deux points à peu près aussi éloignés et également isolés. Il est plus raisonnable, dans de tels cas, comme dans celui de certaines plantes trouvées en Australie et en Europe, d’admettre que nous sommes ignorants des moyens de transport. Je mentionnerai seulement un autre cas, celui du mydaus, animal alpin que l’on trouve seulement sur des sommets des montagnes de Java éloignés les uns des autres : qui refusera d’admettre que, pendant l'époque glaciaire des hémisphères nord et sud, alors que l’on pense que l’Inde était plus froide, le climat n’a pas permis à cet animal d’habiter une terre plus basse et d’avoir ainsi passé le long des crêtes de sommet en sommet ? M. Lyell a de plus observé que, dans l’espace comme dans le temps, il n’y a pas de raison de croire qu’après l’extinction d’une espèce, une forme identique ait jamais réapparu. Je pense donc que nous pouvons, malgré de nombreux cas délicats, conclure avec quelque certitude que chaque espèce a été créée ou produite en un seul point ou une seule zone.
Du nombre des espèces, et des classes auxquelles elles appartiennent dans des régions différentes
19Une dernière donnée de la distribution géographique qui, pour autant que je m’en rende compte, concerne d’une certaine façon l’origine des espèces17, a trait au nombre absolu et à la nature des êtres organisés habitant des zones différentes. Bien que chaque espèce soit admirablement adaptée à la contrée ou la région quelle occupe (mais pas nécessairement mieux adaptée que n’importe quelle autre espèce, comme nous l’avons vu avec le grand accroissement d’espèces introduites), l’on a cependant montré que toutes les différences entre les espèces habitant des régions éloignées les unes des autres ne peuvent s'expliquer par les différences de conditions physiques de ces régions. Je crois de la même manière que ni le nombre des espèces ni la nature des grandes classes auxquelles elles appartiennent ne peuvent dans tous les cas s’expliquer par les conditions de la région qu'elles habitent. La Nouvelle-Zélande, île s’étendant en longueur sur près de 700 milles de latitude, avec des forêts, des marécages, des plaines et des montagnes atteignant les limites des neiges éternelles, a des habitats bien plus diversifiés qu’une région de surface égale au Cap de Bonne Espérance, et pourtant, me semble-t-il, il y a au Cap de Bonne Espérance des espèces de plantes phanérogames en nombre cinq à dix fois plus élevé que dans toute la Nouvelle-Zélande. Si la théorie de la création absolue18 était vraie, pourquoi cette île grande et diversifiée n’aurait-elle que 400 à 500 (Diefenbach) plantes phanérogames ? Et pourquoi le Cap de Bonne Espérance, caractérisé par l’uniformité de son paysage, fourmille-t-il d’espèces de plantes probablement en plus grand nombre qu’en aucune autre partie du monde ? Pourquoi, d’après la théorie ordinaire, les îles Galapagos abonderaientelles en reptiles terrestres ? Et pourquoi de nombreuses îles du Pacifique de même dimension n’en auraient-elles aucun, ou simplement une ou deux espèces ? Pourquoi la grande île de la Nouvelle-Zélande ne contiendrait-elle pas un seul quadrupède mammifère, à l’exception de la souris, et encore celle-ci a probablement été introduite par les aborigènes ? Pourquoi aucune île océanique éloignée des continents ne possède de mammifères quadrupèdes (je pense que l’on peut montrer que les mammifères de Maurice et de Saint-Iago ont tous été importés) ? Que l’on n’aille pas me dire que les mammifères ne peuvent vivre dans des îles car nous savons que le bétail, les chevaux et les porcs ont longtemps vécu à l’état sauvage aux Antilles et aux Malouines, les porcs à Sainte-Hélène, les chèvres à Tahiti, les chats à Ascension, les lapins à Madère et aux Malouines, les singes à Saint-Iago et à Maurice, les éléphants même pendant longtemps dans les petites îles des Sulu, et la souris européenne sur beaucoup d’îles minuscules éloignées de toute habitation humaine. Que l’on n’aille pas non plus prétendre que les quadrupèdes sont créés plus lentement, et donc que les îles océaniques, qui sont généralement volcaniques, sont trop récentes pour en posséder, car nous savons (Lyell) que de nouvelles formes de quadrupèdes se succèdent plus rapidement que les mollusques ou les reptiles. Que l’on aille pas non plus supposer (supposition qui ne serait pas une explication) que les quadrupèdes ne peuvent être créés sur de petites îles, car des îles qui ne sont pas situées en plein océan possèdent bien leurs quadrupèdes spéciaux : il en va ainsi de beaucoup de petites îles de l’archipel des Indes orientales, de Fernando Po sur la côte ouest de l’Afrique ; les îles Malouines ont un renard particulier qui ressemble à un loup, et les Galapagos une souris spéciale de type sud-américain. Il est possible que la souris des Galapagos ait été introduite par bateau à partir de la côte américaine (bien que l’espèce y soit maintenant inconnue), car l’espèce originelle a tendance à s’installer autour des provisions de l’homme, comme j’ai pu l’observer, dans le toit d’un hangar récemment construit dans une région déserte au sud de La Plata. On peut considérer que les îles Malouines, bien que situées à 200 ou 300 milles de la côte sud-américaine, lui sont en un certain sens étroitement rattachées, car il est certain que jadis beaucoup d’icebergs chargés de blocs erratiques se sont échoués sur leur côte sud, et les pirogues usagées qui y échouent parfois de nos jours montrent bien que les courants proviennent toujours de la Terre de Feu. Ceci n’explique cependant pas la présence du Canis antarcticus sur les îles Malouines, à moins de supposer qu’il vivait autrefois sur le continent, qu’il en a disparu, et qu’il a survécu sur ces îles, où il aurait été apporté sur un iceberg (tout comme son congénère septentrional, le loup commun), mais cela efface alors l’anomalie d’une île en apparence effectivement séparée d'une autre terre et ayant ses propres espèces de quadrupèdes, et rend le cas semblable à celui de Java et de Sumatra, qui ont chacune un rhinocéros particulier.
20Avant de résumer toutes les données fournies dans cette partie sur les conditions naturelles actuelles des êtres organisés, et d’essayer de voir jusqu’à quel point elles sont susceptibles de recevoir une explication, il convient d’établir tous les faits qui, dans la distribution géographique passée des espèces éteintes, semblent concerner en quelque manière la théorie de la descendance.
Deuxième section
Distribution géographique des organismes éteints
21J’ai affirmé que, si les terres du monde entier étaient divisées par exemple en trois sections d’après la somme de différences entre les mammifères terrestres qui les habitent, nous aurions trois parties inégales : 1) l’Australie et les îles qui en dépendent ; 2) l’Amérique du Sud ; 3) l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Si nous considérons maintenant les mammifères qui habitaient ces trois divisions dans les dernières époques du tertiaire, nous voyons quelles étaient presque aussi distinctes qu’aujourd'hui, et étroitement alliées, dans chaque division, aux formes présentes19. C’est le cas, de façon admirable, des divers genres fossiles de marsupiaux dans les cavernes des Nouvelles-Galles du Sud, et encore plus admirablement en Amérique du Sud, où nous avons le même groupe spécial de singes, d’un animal proche du guanaco, de nombreux rongeurs, des marsupiaux didelphys, des tatous et autres édentés. Cette dernière famille est actuellement tout à fait caractéristique de l’Amérique du Sud, et elle l’était encore plus à une époque récente du tertiaire, comme le montrent les nombreux gros animaux de la famille des mégathéroïdes, dont quelques-uns étaient protégés par une carapace osseuse proche, en bien plus grand, de celle du tatou récent20. Enfin, en Europe, les restes des différents cerfs, bœufs, ours, renards, castors, mulots, montrent une relation avec les habitants actuels de cette région, et les restes, datant de la même époque, de l’éléphant, de l’hippopotame, du rhinocéros, de l’hyène, montrent une relation avec la grande division afro-asiatique du monde. En Asie, les mammifères fossiles de l’Himalaya (bien que mélangés à des formes éteintes depuis longtemps en Europe) sont également alliés aux formes contemporaines de la division afro-asiatique, mais particulièrement à celles de l’Inde. Les quadrupèdes géants européens, de nos jours éteints, ayant naturellement excité plus d’attention que les autres fossiles plus petits, l’on n’a pas suffisamment étudié la relation entre les mammifères passés et présents de l’Europe. Mais en fait les mammifères européens sont de nos jours presque aussi afro-asiatiques qu’ils l’étaient autrefois lorsque l’Europe avait ses éléphants, ses rhinocéros, etc. ; l'Europe n'a jamais possédé, ni autrefois ni de nos jours, de groupes particuliers, contrairement à l'Australie et l’Amérique du Sud. L’extinction de certaines formes particulières dans une région ne rend pas les mammifères qui y survivent moins proches de ceux de la grande division du monde à laquelle cette région appartient : quoique la Terre de Feu ne possède qu’un renard, trois rongeurs, et le guanaco, personne n’hésiterait (car sans faire partie des formes les plus caractéristiques, ils appartiennent tous bien aux types sud-américains) à classer cette région dans l’Amérique du Sud ; et si l’on trouvait dans la Terre de Feu des édentés, des marsupiaux et des singes fossiles, cela ne rendrait pas cette région plus sud-américaine qu’elle ne l’est actuellement. Il en va de même de l'Europe, et pour autant que nous le sachions, de l’Asie, car les mammifères, des plus récents aux formes actuelles, appartiennent tous à la division afro-asiatique du monde. J’ajouterai que dans tous les cas, les formes que possède une région sont plus importantes dans la disposition géographique que celles qu'elle ne possède pas.
22Nous trouvons une preuve de ce même fait général dans la relation qui existe entre les coquillages marins récents et ceux du tertiaire, dans les principales divisions du monde marin.
23Cette relation générale très remarquable entre les mammifères anciens et actuels des trois grandes zones du monde est exactement du même ordre que la relation entre les différentes espèces des différentes subdivisions de n’importe laquelle de ces grandes zones. Comme nous associons ordinairement de grands changements physiques à l’extinction totale d’une série d'êtres vivants et à son remplacement par une autre série, cette identité de relation entre les races passées et présentes d’êtres vivants dans les différentes régions du globe terrestre est plus frappante que la même relation entre des êtres organisés habitant dans diverses subdivisions ; mais en vérité nous n’avons aucune raison de supposer qu’un changement de conditions soit intervenu dans l’un quelconque de ces cas qui soit plus grand que l’écart qui existe actuellement entre les zones tempérées et tropicales, ou les plaines et les montagnes de ces mêmes zones principales, habitées actuellement par des êtres alliés21. En fin de compte, nous voyons clairement que dans chacune des principales divisions du monde prévaut la même relation entre ses habitants dans le temps comme dans l’espace.
Changements dans la distribution géographique
24Si, cependant, nous regardons de plus près, nous trouvons que même l’Australie, qui possède un pachyderme terrestre, a été passablement moins distincte du reste du monde qu'elle ne l’est actuellement ; il en allait de même pour l’Amérique du Sud, qui possédait le Mastodon, le cheval et l’antilope. L’Amérique du Nord, comme je l'ai remarqué, est maintenant, par ses mammifères, à certains égards un terrain neutre entre l’Amérique du Sud et la grande division afro-asiatique ; autrefois, avec le cheval, le mastodon et trois animaux mégathéroïdes, elle était plus étroitement alliée à l’Amérique du Sud ; mais avec le cheval et le Mastodon, ainsi que l’éléphant, le bœuf, le mouton et les porcs, elle était autant, et même plus, proche, de la division afro-asiatique. De plus, l’Inde du Nord était plus étroitement alliée (avec la girafe, l’hippopotame, et certains muscs) à l'Afrique du Sud qu'elle ne l’est maintenant, car l’Afrique de l’Est et du Sud mérite, si nous divisons le monde en cinq parties, de constituer une division en elle-même. Si nous en venons au début du tertiaire, nous devons, étant donné notre ignorance des autres parties du monde, nous limiter à l’Europe ; à cette époque, en présence de marsupiaux et d'édentés, nous constatons un mélange complet avec les formes mammifères qui caractérisent maintenant d’une manière éminente l’Australie et l’Amérique du Sud (voir aussi les mammifères européens de l’éocène dans l’Amérique du Nord).
25Si nous considérons maintenant la distribution des coquillages marins, nous trouvons les mêmes changements dans la distribution. La Mer Rouge et la Méditerrannée étaient plus étroitement alliées par ces coquillages qu’elles ne le sont maintenant. D’autre part, dans diverses parties d'Europe, les coquillages marins du miocène semblent avoir été plus différents qu'à présent. Pendant la période tertiaire (tout ceci réclame beaucoup de vérifications), selon Lyell, les coquillages de l’Amérique du Nord et de l’Europe étaient moins alliés qu’ils ne le sont à présent, et pendant le crétacé encore moins, alors que, durant la même période crétacée, les coquillages de l’Inde et de l’Europe étaient moins différents qu'à présent. Mais en remontant plus loin, jusqu’à l’époque carbonifère, en Amérique du Nord et en Europe, les productions étaient encore beaucoup plus semblables quelles ne le sont maintenant. Ces faits sont en accord avec la conclusion que nous avons tirée de la distribution actuelle des êtres organisés, car nous avons vu que, pour des espèces créées en différents points ou zones, la formation d’une barrière provoquerait ou susciterait deux aires géographiques distinctes, et que la destruction d’une barrière permettrait leur fusion. Et comme des changements géologiques lents et continus doivent et détruire et établir des barrières, nous pouvons nous attendre à ce que, plus nous remontons dans le passé, plus nous trouvions de changements par rapport à la distribution présente. Cette conclusion est digne d’attention, car, en trouvant dans des parties fort différentes de la même région du monde et dans les îles volcaniques qui en sont proches des groupes d’espèces distinctes mais alliées, et en trouvant qu’une relation singulièrement analogue est valable en ce qui concerne les êtres du passé là même où aucune des espèces actuelles n’existait, l’on pourrait être tenté de croire en une sorte de relation mystérieuse entre certaines parties du monde et la production de certaines formes organiques ; mais nous voyons maintenant qu’une telle relation, bien que valable pour de longues périodes d’années, n’est pas vraiment éternelle.
26Je n'ajouterai qu’une autre observation à cette partie. Des géologues qui trouvent dans la période la plus éloignée que nous connaissions, l’époque silurienne, que les coquillages et autres productions marines (D’Orbigny montre qu’il n’en est pas ainsi) d’Amérique du Nord et du Sud, d’Europe, d'Afrique du Sud et d’Asie de l’Ouest, sont beaucoup plus proches qu'ils ne le sont maintenant en ces aires éloignées les unes des autres, semblent avoir imaginé qu'à cette époque lointaine les lois de la distribution géographique étaient tout à fait différentes de ce qu'elles sont maintenant22 ; mais il nous suffit de supposer que de grands continents s’étendaient de l’Est à l’Ouest, et par conséquent ne séparaient pas les habitants des mers tempérées et tropicales comme les continents de nos jours : il deviendrait alors probable que les habitants des mers aient été beaucoup plus semblables qu’ils ne le sont maintenant. Dans l’immense espace d’océan qui s’étend de la côte est de l’Afrique aux îles orientales du Pacifique, espace proche soit de lignes de côtes tropicales soit d’îles rapprochées les unes des autres, nous savons (Cuming) que de nombreux coquillages, jusqu’à 200, sont communs à la côte de Zanzibar, aux Philippines, et aux îles orientales de l’archipel Tuamotou dans le Pacifique. Cet espace est égal à celui qui s’étend de l’Arctique à l’Antarctique ! Franchissons l’espace de plein océan des Tuamotou à la côte ouest de l’Amérique du Sud, et tous les coquillages sont différents ; traversons l’étroit espace de l’Amérique du Sud jusqu’à sa côte est, et de nouveau tous les coquillages sont différents ! J’ajouterai que beaucoup de poissons sont également communs aux océans Pacifique et Indien.
Sommaire de la distribution des êtres organisés vivants et éteints
27Résumons maintenant les nombreux faits que nous avons donnés sur la distribution géographique passée et présente des êtres organisés. Dans un chapitre précédent, nous avons montré que les espèces ne sont pas exterminées par des catastrophes universelles, et qu’elles sont produites lentement ; nous avons également vu que chaque espèce n’a été probablement produite qu’une fois dans le temps, en un seul point ou une seule région, et que chacune se disperse pour autant que les barrières et ses conditions de vie le lui permettent. Si nous considérons l’une quelconque des grandes divisions de la Terre, nous y trouvons, dans ses différentes parties, qu’elles soient exposées aux mêmes conditions ou à des conditions différentes, de nombreux groupes d’espèces entièrement ou presque entièrement distinctes en tant qu’espèces, et néanmoins étroitement apparentées. De la même manière, nous trouvons les habitants des îles, bien que distincts en tant qu’espèces, étroitement apparentés aux habitants du continent le plus proche ; nous trouvons même, dans certains cas, que les différentes îles de l’un de ces groupes sont peuplées d’espèces distinctes, bien qu'étroitement apparentées les unes aux autres et à celles du continent le plus proche, offrant ainsi un exemple typique de la distribution des êtres organisés dans le monde entier. Nous trouvons que les flores de sommets montagneux éloignés sont, soit très semblables (ce qui semble admettre, comme nous l’avons vu, une explication simple), soit très distinctes mais apparentées aux flores des régions voisines ; dans ce second cas, les flores de deux sommets de montagnes, bien qu'exposées à des conditions très semblables, sont donc très différentes. Sur les sommets montagneux des îles, caractérisés par des faunes et des flores particulières, les plantes sont souvent très particulières. On aperçoit mieux la dissemblance entre les êtres organisés habitant des zones presque semblables en comparant les grandes divisions du monde : dans chacune d’entre elles, on peut trouver certaines zones où les conditions sont presque les mêmes, et dont les habitants sont pourtant très différents, bien plus différents que ceux de zones très dissemblables dans la même grande division. C'est ce que nous voyons de manière frappante en comparant deux archipels volcaniques ayant à peu près le même climat, mais situés à proximité de deux continents différents : dans ce cas, leurs habitants sont totalement dissemblables. Dans les différentes grandes divisions du monde, la somme des différences entre les organismes, y compris ceux de la même classe, est très différente (sic), chacune des grandes divisions ne différant dans quelques familles que par les espèces, et dans d’autres familles par les genres. La distribution des organismes aquatiques est très différente de celle des organismes terrestres ; il en va nécessairement ainsi, étant donné que les barrières qui s’opposent à leur dispersion sont tout à fait différentes. La nature des conditions dans une zone isolée n’explique pas le nombre d’espèces qui l’habitent, ni l’absence d'une classe ou la présence d’une autre classe. Nous voyons que les mammifères terrestres ne sont pas présents sur les îles très éloignées d’une autre terre. Nous voyons que, dans deux régions, les espèces, bien que distinctes, sont plus ou moins apparentées en proportion de leur possibilité plus ou moins grande de déplacement d’une région à l’autre dans le temps passé ou présent, bien que nous ne puissions guère dans ce cas admettre que toutes les espèces aient été transportées de la première à la seconde région, et se soient éteintes depuis dans la première : nous voyons cette loi dans la présence du renard sur les îles Malouines, dans le caractère européen de certaines plantes de la Terre de Feu, dans le caractère indo-asiatique des plantes du Pacifique, dans le cas où les genres ayant la plus large distribution ont beaucoup d’espèces elles-mêmes à large distribution, et dans celui où les genres ayant une distribution limitée ont eux-mêmes des espèces à distribution limitée. Enfin, nous trouvons dans chacune des grandes divisions de la terre, et probablement des mers, que les organismes existants sont alliés aux organismes récemment éteints.
28En remontant plus loin dans le temps, nous voyons que la distribution géographique passée des êtres organisés était différente de ce qu'elle est à présent ; en effet, considérant que la géologie nous montre que toute notre terre était jadis submergée, et que, là où s’étendent actuellement les eaux, de la terre est en formation, le contraire eût été difficilement possible.
29Or ces différents faits, bien qu’évidemment tous plus ou moins liés entre eux, seront considérés par le créationniste (bien que le géologue puisse expliquer quelques anomalies) comme autant de faits ultimes23. Il se contentera de dire qu’il a plu au Créateur que les êtres organisés des plaines, déserts, montagnes, forêts tropicales et tempérées d’Amérique du Sud, soient tous apparentés ; que les habitants de l’archipel des Galapagos soient apparentés à ceux du Chili ; que certaines des espèces des îles ainsi constituées de cet archipel, quoiqu’étroitement apparentées, soient distinctes ; que tous ses habitants soient totalement différents de ceux des îles Canaries et du Cap Vert, tout aussi arides et volcaniques ; que les plantes du sommet de Ténériffe soient éminemment spéciales ; que l'île diversifiée de Nouvelle-Zélande n’ait pas beaucoup de plantes, et aucun, ou seulement un seul, mammifère ; que les mammifères d’Afrique du Sud, d’Australie et d’Europe soient clairement apparentés à leurs prototypes, anciens et exterminés ; et ainsi de suite avec d’autres faits. Mais il est absolument opposé à toute analogie tirée des lois imposées par le Créateur à la matière inorganique que des faits, lorsqu'ils sont reliés entre eux, soient considérés comme ultimes, et non comme la conséquence directe de lois plus générales.
Troisième section
Tentative d’explication des lois précédentes de distribution géographique par la théorie de l’ascendance commune des espèces alliées
30Rappelons d’abord les circonstances les plus favorables à la variation sous l'effet de la domestication, telles que nous les avons données dans le premier chapitre, à savoir : l)un changement, ou des changements répétés, des conditions auxquelles l’organisme est exposé pendant plusieurs générations séminales (c’est-à-dire ni par bourgeons ni par divisions) ; 2) sélection continue des légères variétés ainsi produites avec une fin déterminée en vue ; 3) isolement, aussi parfait que possible, de ces variétés sélectionnées, c’est-à-dire prévention de tout croisement avec d’autres formes ; cette dernière condition s’applique à tous les animaux terrestres, à la plupart des plantes, sinon à toutes, et peut-être même à la plupart (ou à la totalité) des organismes aquatiques. Il sera opportun de montrer ici l’avantage de l’isolement dans la formation d’une nouvelle race, en comparant les progrès de deux personnes (en faisant pour l’une et l’autre abstraction du temps) s’efforçant de sélectionner et de former une nouvelle race très particulière. Supposons que l’un de ces hommes travaille sur les immenses troupeaux de bétail des plaines de La Plata, et l’autre sur un petit troupeau de 20 ou 30 animaux dans une île. Ce dernier pourrait attendre des siècles (dans l’hypothèse du temps sans importance) avant d'obtenir une mutation s'approchant de ce qu’il désire ; mais à partir de ce moment, en préservant le plus grand nombre possible des descendants et des descendants de ces derniers, il pourrait espérer que tout son petit cheptel en soit dans une certaine mesure affecté, de sorte que par sélection continue il pourrait atteindre son but. Mais dans la Pampa, bien que l’homme puisse obtenir plus tôt l'ébauche de la forme désirée, ce serait une tentative sans espoir de vouloir influer sur l’ensemble du troupeau en préservant sa descendance parmi la multitude du type commun. Si, cependant, il pouvait séparer un petit nombre de têtes de bétail, comprenant la descendance du « monstre » désirable, il pourrait espérer, tout comme l’homme de l’île, atteindre son but. S’il existe des êtres organisés dont deux individus ne s’unissent jamais, alors la simple sélection, soit sur un continent, soit sur une île, serait également utile pour constituer une race nouvelle, et cette nouvelle race pourrait être produite en un nombre d’années étonnamment petit grâce à son grand pouvoir de propagation géométrique et éliminerait la race ancienne ; c'est ce qui s’est produit (malgré les croisements) là où de bonnes races de chiens et de porcs ont été introduites dans un territoire limité, par exemple les îles du Pacifique.
31Prenons le cas naturel le plus simple, celui d’un îlot émergeant par force volcanique ou souterraine dans une mer profonde, tellement éloignée d’autres terres que seuls quelques êtres organisés, à de rares intervalles, y ont été transportés, par mer (comme les graines de plantes sur les récifs coralliens), ou bien par des tempêtes, des inondations, ou sur des bois flottés, ou dans les racines de grands arbres, ou par des germes de plante ou d'animal fixés sur un autre animal, ou encore avalés par ce dernier, ou par le relai (dans la plupart des cas le procédé le plus probable) d'autres îles depuis affaissées ou détruites. Remarquons que quand une partie de l’écorce terrestre se soulève, c’est probablement en règle générale qu’une autre partie s’affaisse. Que cette île continue lentement, pied par pied, à s’élever siècle après siècle, et, avec le temps, nous aurons, au lieu d’une petite masse de rochers, des hautes et des basses terres, des bois humides et des endroits secs et sablonneux, des sols variés, des marécages des cours d’eau, et des étangs ; sous l’eau, en bord de mer, au lieu d’une côte rocheuse en pente raide, il y aura par endroits des baies avec de la vase, des plages sablonneuses et des haut-fonds rocheux. La formation de l’île elle-même doit souvent modifier légèrement le climat environnant. Il est impossible que les quelques organismes transportés les premiers aient été parfaitement adaptés à tous ces lieux, et ce sera un hasard si ceux qui y ont été transportés par la suite le sont. Le plus grand nombre viendrait probablement des plaines de la région la plus proche, et même ceux-ci ne seraient pas tous parfaitement adaptés au nouvel îlot tant qu'il resterait bas et exposé à des influences côtières. En outre, comme il est certain que tous les organismes sont presque aussi bien adaptés dans leur structure aux autres habitants de leur région qu’ils le sont à ses conditions physiques,24, le simple fait qu’un petit nombre d’organismes (pris dans une grande mesure par hasard), aient été dans ce premier cas transportés dans l'ilot modifierait de lui-même grandement les conditions25. L’île continuant à s'élever, un nouveau migrant pourrait se présenter à l’occasion, et je répète que même un seul être nouveau doit souvent, en occupant l’espace et en prenant une partie de la subsistance d'un autre (et celui-ci à son tour d'un autre, et ainsi de suite), doit souvent modifier au delà de nos prévisions plusieurs ou beaucoup d’autres organismes. Et, comme les visiteurs transportés les premiers et les migrants occasionnels qui suivraient se répandraient ou tendraient à se répandre sur l’île en développement, ils seraient certainement exposés pendant plusieurs générations à des conditions nouvelles et variées ; il pourrait ainsi arriver facilement que certaines des espèces en moyenne obtiennent plus de nourriture, ou bien des subsistances de meilleure qualité nutritive26. Alors, en se fiant à toutes les analogies avec tout ce que nous avons vu se produire dans toutes les régions chez presque tous les êtres organisés soumis la domestication, il est vraisemblable que certains des habitants de l’île muteraient27, ou tout au moins feraient preuve d'une certaine plasticité de leur organisation. Le nombre des habitants étant censé être réduit, et ceux-ci ne pouvant être aussi bien adaptés à leurs nouvelles conditions, elles-mêmes en train de varier, qu’ils l’étaient dans leur contrée natale et leur habitat d’origine, il est impossible de croire que chaque place ou emploi dans l’économie de l’île serait aussi bien occupé que sur un continent où le nombre des espèces aborigènes est bien plus grand et où elles occupent donc une place bien plus strictement limitée. Nous pourrions donc nous attendre à ce que, sur notre île, bien que de nombreuses petites variations ne soient d’aucune utilité pour les individus plastiques, un individu naisse, à l’occasion au cours du siècle, avec une structure ou constitution qui lui permettrait, à un faible degré, de mieux remplir une fonction dans l’économie de l'île et de mieux lutter contre d’autres espèces. Si tel était le cas, cet individu et sa descendance auraient une meilleure chance de survivre et d'éliminer la forme parente ; et si, comme cela est probable, lui et sa descendance se croisaient avec la forme mère invariante, il y aurait cependant une chance, le nombre d’individus n'étant pas très grand, que les nouvelles formes plus utiles soient dans une faible mesure conservées. La lutte pour l’existence se poursuivrait en sélectionnant chaque année ces individus jusqu'à ce qu’une nouvelle race ou espèce soit formée. Soit un petit nombre, soit tous les premiers habitants de l’île, pourraient être modifiés, en fonction du degré de différence entre, d’une part, les conditions physiques de l’île et celles qui résulteraient du genre et du nombre des autres espèces transportées, et, d'autre part celles de la région d’origine — en fonction des difficultés opposées à une nouvelle immigration— et en fonction de la longueur de temps écoulé depuis l’introduction des premiers habitants. Il est clair que, quelle que soit la région d’où proviendraient les premiers occupants, généralement la plus proche de l’île, ceux-ci, même s’ils étaient tous modifiés, présenteraient une affinité avec les espèces de cette région, ceci même si ses habitants avaient aussi été modifiés. Ces vues nous permettent de comprendre immédiatement la cause et la signification de l’affinité de la faune et de la flore des îles Galapagos avec celles de la côte d'Amérique du Sud, et par conséquent pourquoi les habitants de ces îles ne présentent pas le moindre degré d'affinité avec ceux d’autres îles volcaniques près de la côte d’Afrique, qui ont un climat et un sol très semblables.
32Pour en revenir à notre île, si, sous l’effet continu des forces souterraines, d’autres îles se formaient alentour, celles-ci seraient généralement peuplées par les habitants de la première île, ou bien par un petit nombre d'immigrants venus du continent voisin ; mais, si des obstacles considérables entravaient toute communication entre les productions terrestres de ces îles, et si leurs conditions étaient différentes (peut-être uniquement par le nombre d’espèces différentes sur chaque île), une forme transportée d’une île à une autre pourrait se modifier de la même manière que si elle provenait du continent, et nous aurions plusieurs îles peuplées par des races ou par des espèces représentatives, comme c'est le cas si merveilleux avec les différentes îles des Galapagos. Les îles devenant montagneuses, si des espèces de montagnes n’étaient pas introduites — et ceci ne pourrait se produire que rarement —, une plus grande somme de variation et de sélection serait nécessaire pour adapter les espèces provenant originairement des basses terres du continent voisin aux sommets des montagnes qu’aux parties les plus basses de l’île. Car les espèces provenant des plaines du continent auraient dû d’abord lutter contre d’autres espèces et d’autres conditions sur le rivage de l'île, et auraient ainsi été probablement modifiées par sélection de ses variétés les mieux adaptées, puis auraient été soumises au même procès lorsque l’île aurait atteint une altitude modérée, puis enfin lorsqu’il serait devenu alpin. Nous pouvons alors comprendre pourquoi les faunes des sommets de montagnes insulaires, comme celle de Ténériffe par exemple, sont éminemment spéciales. Mettant à part le cas d'une flore largement répandue et poussée sur les sommets montagneux par un changement de climat du froid vers le tempéré, nous pouvons voir pourquoi, dans d’autres cas, les flores des sommets montagneux (ou, comme je les ai appelées, des îles dans une mer terrestre) sont constituées d’espèces spéciales, mais alliées à celles des plaines environnantes, tout comme les habitants d’une vraie île à celles du continent le plus proche (le monde se réchauffant, il y a eu radiation à partir des hautes terres. Est-ce un point de vue ancien ? Curieux. J’imagine que son origine est diluvienne).
33Considérons maintenant l’effet d’un changement de climat ou d’autres conditions sur les habitants d’un continent et d’une île isolée sans grand changement de niveau. Sur le continent, les effets principaux seraient des changements dans les proportions numériques des individus des différentes espèces ; car, que le climat devienne plus chaud ou plus froid, plus sec ou plus humide, plus uniforme ou plus extrême, certaines espèces sont au départ adaptées à ses habitats diversifiés ; si par exemple il devenait plus froid, des espèces émigreraient de ses parties les plus tempérées et de ses hauteurs ; s’il devenait plus humide, de ses régions les plus humides, etc. Sur une petite île isolée, cependant, avec peu d’espèces, non adaptées à des conditions diversifiées, ces changements, au lieu d’accroître simplement le nombre des individus de certaines espèces déjà adaptées à ces conditions, et de faire décroître le nombre des individus d’autres espèces, seraient susceptibles d’affecter la constitution de certaines des espèces insulaires : ainsi, si l'île devenait plus humide, il pourrait bien arriver qu’il n’existât dans aucune de ses parties d’espèces qui fussent adaptées aux conséquences résultant d’une plus grande humidité. Par conséquent dans ce cas, et a fortiori (comme nous l’avons vu) pendant la production de nouvelles places par élévation du sol, une île serait, pour autant que nous puissions en juger, une source bien plus fertile de nouvelles formes spécifiques qu’un continent. Nous pouvons nous attendre à ce que les nouvelles formes ainsi engendrées sur une île soient à l’occasion transportées par accident, ou rendues susceptibles d’émigrer par des changements géographiques sur une longue durée, et de cette manière puissent se diffuser lentement.
34Mais si nous envisageons l’origine d’un continent, presque tous les géologues admettent que dans la plupart des cas celui-ci doit avoir d’abord existé sous forme d’îles séparées qui ont graduellement augmenté de surface, et par conséquent tout ce que nous avons dit concernant les changements probables des formes qui peuplent un petit archipel est applicable à un continent dans son état primitif. Qui plus est, un géologue réfléchissant à l’histoire géologique de l’Europe (la seule région bien connue) admettra que ce continent a été maintes fois affaissé, élevé, et maintenu stationnaire. Pendant l’affaissement d’un continent et les changements de climat qui l’accompagnent probablement en général, les effets seraient peu importants, sauf sur les proportions numériques et avec l’extinction (du fait de la diminution du débit des rivières, du déssèchement des marais et de la transformation des montagnes en basses terres) de quelques-unes ou de beaucoup d’espèces. Mais dès que le continent serait divisé en plusieurs parties isolées ou îles, empêchant la migration libre d’une partie à une autre, les effets des changements climatiques et autres seraient plus grands. Mais si le continent ainsi fragmenté, formant des îles isolées, commence à s’élever et si de nouvelles places se forment, nous aurons, tout comme dans le cas précédent de l’élévation d’un îlot volcanique, des conditions aussi favorables à la modification des formes anciennes, c’est-à-dire à la formation de nouvelles races ou espèces. Si les îles se réunissent en un continent, alors les formes nouvelles et anciennes se disperseraient toutes, autant que le permettraient les barrières, les moyens de transport, et l’occupation préalable de la région par d’autres espèces. Quelques-unes des nouvelles espèces ou races s’éteindraient probablement, quelques-unes peut-être se croiseraient et fusionneraient. Nous aurions ainsi une multitude de formes adaptées à toutes sortes de places légèrement différentes, et à divers groupes d’espèces antagoniques, ou bien servant de nourriture à d’autres. Plus fréquentes auraient été les oscillations de niveau (et par conséquent en général plus ancien le pays), plus grand serait le nombre d’espèces qui tendraient à se former. Les habitants d’un continent provenant ainsi dans les premiers temps des mêmes formes parentes aux origines, et par conséquent des habitants d’une même vaste zone, souvent fragmentée et reconstituée depuis, tous seraient évidemment alliés les uns aux autres, et les habitants des places les plus dissemblables du même continent seraient plus étroitement alliées que les habitants de deux places très semblables sur deux divisions différentes du monde.
35Il est presque inutile alors de faire remarquer que nous pouvons maintenant voir clairement pourquoi le nombre d’espèces dans deux régions, indépendamment du nombre de places dans ces régions, est dans certains cas aussi différent que celui de la Nouvelle-Zélande et du Cap de Bonne Espérance. Connaissant les difficultés de transport des mammifères terrestres, nous pouvons voir pourquoi les îles éloignées des continents n’en possèdent pas ; nous voyons la raison générale, c’est à dire le transport accidentel (quoique ce ne soit pas la raison précise) pour laquelle certaines îles possèderaient, et d’autres ne possèderaient pas, de membres de la classe des reptiles. Nous pouvons voir pourquoi un ancien canal de communication entre deux lieux éloignés — comme l’était probablement la Cordillère entre le Sud du Chili et les Etats-Unis pendant les périodes froides écoulées, ou bien les icebergs entre les Malouines et la Terre de Feu, ou les coups de vent, de nos jours et dans le passé, entre les rivages asiatiques du Pacifique et les îles orientales de cet océan— est corrélé (nous pouvons dire maintenant qu’il est la cause) à une affinité entre espèces cependant distinctes dans ces deux lieux. Nous pouvons voir comment la meilleure chance de diffusion, du fait que plusieurs espèces d'un genre ont une large distribution dans leur propre région, explique la présence d’autres espèces du même genre dans d’autres régions28, et, d’autre part, du fait que des espèces à pouvoir de dispersion restreint forment des genres à dispersion restreinte.
36De même que tout le monde serait surpris si deux variétés exactement semblables mais particulières d'une espèce étaient obtenues par l’homme à la suite d’une longue sélection dans deux pays différents, de même nous ne pouvons nous attendre à ce que des formes exactement semblables soient produites par la modification d’une forme ancienne dans deux pays différents ou à deux époques distinctes. En effet, en ces pays ou époques, elles seraient probablement exposées à des climats quelque peu différents, et presque certainement confrontées à des associés différents. Nous pouvons alors voir pourquoi chaque espèce semble avoir été produite une seule fois, dans l'espace et dans le temps. Il est à peine utile de remarquer que, d'après cette théorie de la descendance, il n’y a pas nécessairement modification d’une espèce quand elle atteint une région nouvelle et isolée. Si elle est capable de survivre, et si de légères variations mieux adaptées aux conditions nouvelles ne sont pas sélectionnées, elle pourrait conserver (pour autant que nous puissions le voir) sa forme ancienne pour une période indéfinie. De même que certaines sous-variétés produites sous la domestication sont plus variables que d’autres, de même est-il possible que dans la nature certaines espèces et genres soient plus variables que d'autres. La même forme, cependant, serait rarement conservée exactement pendant des périodes géologiques successives ou dans des régions présentant des conditions très variées.
37Finalement, pendant les longues périodes de temps et probablement d’oscillations de niveau nécessaires à la formation d’un continent, nous pouvons conclure (comme nous l’avons expliqué) que beaucoup de formes s’éteindraient. Ces formes éteintes et les formes survivantes (qu’elles soient ou non modifiées et que leur structure soit transformée ou non) seront toutes alliées dans chaque continent, de la même manière et au même degré que le sont les habitants de deux sous-régions différentes dans chaque continent. Je ne prétends pas, par exemple, que les marsupiaux actuels d’Australie ou les édentés et rongeurs d’Amérique du Sud descendent d’un des quelques rares fossiles découverts dans ces pays et appartenant à un de ces ordres. Il est possible qu’il en soit ainsi dans un très petit nombre de cas, mais en général il convient de les considérer comme de simples condescendants de souches communes. C'est ce que je crois en considérant l’improbabilité — vu le grand nombre d’espèces qui (comme nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent) doit avoir existé selon notre théorie— que les fossiles relativement peu nombreux que nous avons découverts se trouvent être les ancêtres immédiats en ligne directe des espèces actuelles. Quelque récents que soient les mammifères fossiles découverts pour l'instant en Amérique du Sud, qui osera affirmer que de nombreuses formes intermédiaires n'ont pu exister ? De plus, nous verrons dans le chapitre suivant que l’existence même de genres et d’espèces peut s’expliquer uniquement par le fait que quelques espèces à chaque époque laissent des successeurs modifiés ou de nouvelles espèces à l’époque suivante ; et plus cette période future est éloignée, moins nombreux seront les héritiers en ligne directe de l’époque passée. Comme, d’après notre théorie, tous les mammifères doivent descendre de la même souche ancestrale, il est nécessaire que chaque terre possèdant actuellement des mammifères terrestres ait été à une certaine époque assez unie à une autre terre pour permettre le passage des mammifères ; il est conforme à cette nécessité que, en remontant très loin dans le passé de l’histoire de la terre, nous trouvions d’abord des changements dans la distribution géographique, puis une période où les formes les plus caractéristiques de deux des principales divisions actuelles du monde vivaient ensemble.
38Je me crois donc en droit d’affirmer que la plupart des données souvent banales de la distribution géographique des organismes présents et passés que j’ai énumérées ici (données qui seront considérées par les créationnistes comme autant de faits ultimes) sont de simples conséquences du fait que les formes spécifiques sont variables et adaptées à diverses fins par la sélection naturelle29, associées à leurs pouvoirs de dispersion et aux changements géologico-géographiques qui s’exercent lentement de nos jours et se sont certainement exercés dans le passé. Cette grande classe de faits étant maintenant expliquée, fait plus que compenser dans mon esprit de nombreuses difficultés isolées et objections apparentes, et me convainc de la vérité de la théorie d’une ascendance commune.
Improbabilité de la découverte de formes fossiles intermédiaires entre espèces existantes
39Nous pouvons ici introduire une observation d’importance considérable concernant l’improbabilité de trouver à l’état fossile les principales formes de transition entre deux espèces. En ce qui concerne les nuances plus fines de transition, j’ai déjà fait remarquer qu’il n’y a aucune raison de s’attendre à les retrouver à l’état fossile, moins d’être assez hardi pour imaginer que les géologues du futur seront capables de reconstituer à partir des ossements fossiles les gradations entre les races de bétail Shorthorn, Herefordshire et Aurigny. J’ai essayé de montrer que les îles émergeantes en voie de formation doivent être les meilleures pépinières de formes spécifiques, et ces lieux sont les moins favorables qui soient à la préservation de fossiles30. J’en appelle, comme preuve, à l’état de nombreuses îles disséminées dans les divers grands océans, à la présence rarissime de dépôts sédimentaires sur leur sol ; quand il en existe, ce ne sont que des franges étroites peu anciennes, que la mer est en général en train d’éroder et de détruire. La raison en est que les îles isolées sont généralement des lieux volcaniques en émergence, et l’effet de l’élévation souterraine est de soumettre les couches environnantes nouvellement déposées à l’action des vagues ; les couches déposées à de plus grandes distances, donc situées dans les profondeurs des mers, seront presque dépourvues de restes organiques. Il est possible de généraliser ces remarques : les périodes d’affaissement sont toujours extrêmement favorables à l’accumulation de couches très épaisses, donc à leur très longue préservation, car si une formation n’est pas protégée par des couches successives, elle sera rarement préservée pour une longue durée, étant donné l'énorme travail de dénudation qui semble être la conséquence nécessaire du temps écoulé. Je puis mentionner, comme preuve de cette remarque, les masses affaissées dans le grand entassement des formations européennes, de l’époque siluriennne jusqu’à la fin du secondaire, et peut-être même plus tard. Des périodes d’élévation, à l’inverse, ne peuvent être favorables à l’accumulation de couches et à leur conservation sur une longue durée, pour les raisons déjà mentionnées, à savoir que l’élévation tend à pousser à la surface les couches circum-littorales (qui sont toujours les plus abondantes en fossiles) et à les détruire. Le fond des étendues d’eau profonde (peu favorable, cependant, à la vie) fait exception à cette influence défavorable de l’élévation. En pleine mer, il est probable qu’aucun sédiment ne s’accumule, ou bien qu’ils se déposent si lentement que la préservation de restes fossiles, toujours sujets à désintégration, est rendue impossible. Les cavernes, sans aucun doute, sont également propices à la préservation de fossiles terrestres dans des périodes d’élévation et d’affaissement ; mais, peut-être en raison de l'énorme somme de dénudation que toute terre semble avoir subi, l’on n'a trouvé aucune caverne qui contînt des ossements fossiles remontant à l’époque secondaire.
40Donc, dans toutes les régions du monde, les vestiges préservés pour une longue durée pendant des périodes d’affaissement seront bien plus nombreux que ceux des périodes d’élévation.
41Mais, pendant l’affaissement d’une étendue de terre (comme nous l’avons montré plus haut), par suite de la diminution de l’espace et de la diversité de ses places, et du fait que la terre est déjà entièrement occupée par des espèces adaptées à divers moyens de subsistance, ses habitants seront peu sujets à des modifications par sélection, malgré l’extinction possible ou même probable de beaucoup d’entre eux. En ce qui concerne ses habitants littoraux, bien que durant la transformation d’un continent en grand archipel le nombre de places adaptées à des êtres marins soit en augmentation, les moyens de dispersion (obstacle important aux changements de forme) sont grandement améliorés, car un continent s’étendant au Nord et au Sud, ou bien une étendue de pleine mer, semblent être pour eux la seule barrière. D’autre part, pendant l'élévation d’un petit archipel et sa transformation en continent, pendant que le nombre de places s’accroît pour les productions aquatiques comme pour les productions terrestres, et alors que ces places ne sont pas encore occupées par des espèces parfaitement adaptées, nous avons les conditions les plus favorables à la sélection de nouvelles formes spécifiques ; mais peu d'entre elles seront conservées jusqu’à une époque lointaine dans leurs premières étapes de transition. Nous devons attendre une durée de temps immense, jusqu’à ce qu’un affaissement continu ait succédé dans cette partie du monde au procès d’élévation, pour qu’apparaissent les meilleures conditions d’enfouissement et de préservation de ses habitants. En général, la plus grande partie des couches de toutes les régions, s’étant surtout accumulées pendant la période d’affaissement, seront le tombeau, non des formes de transition, mais des formes qui s’éteignent ou ne se sont pas modifiées.
42L’état de nos connaissances, et la lenteur des changements de niveau, ne nous permettent pas de mesurer la vérité de ces remarques en vérifiant s’il existe plus d’espèces de transition (« fines », comme les naturalistes les appellent) sur une étendue de terre qui s’élève que sur une surface d’affaissement. Et j’ignore également s’il existe plus d’espèces « fines » sur des îles volcaniques isolées en voie de formation que sur un continent ; mais je ferai remarquer que, sur l’archipel des Galapagos, le nombre des formes qui sont considérées par certains naturalistes comme de vraies espèces, et par d’autres comme de simples races, est considérable ; ceci s’applique particulièrement aux différentes espèces ou races du même genre qui habitent les différentes îles de cet archipel. L’on peut en outre ajouter (à l’appui des grands faits discutés dans ce chapitre) que, lorsque les naturalistes se limitent à une seule région, ils éprouvent relativement peu de difficultés à déterminer quelles formes appeler espèces et lesquelles appeler variétés, c'est-à-dire celles dont l’on peut ou l’on ne peut pas retracer la descendance à partir d’une autre forme ; mais la difficulté croît lorsque des espèces leur sont apportées de beaucoup de lieux, de pays et d’îles. Je pense que c’est avant tout cette difficulté croissante (mais je crois qu'elle n’est insurmontable qu’en peu de cas) qui a conduit Lamarck à la conclusion que les espèces sont variables.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre, le plus long de l’Essai, correspond à deux chapitres de L'Origine des Espèces 11 et 12 de la première édition, 12 et 13 de la sixième.
2 Cette division en zones n'existe pas dans L’Origine des Espèces.
3 Darwin affirme dès le début du chapitre XII de de L’Origine des Espèces (II, p. 424) que les différences dans les conditions physiques ne peuvent rendre compte de la distribution géographique.
4 La théorie dominante de son époque, en « théologie naturelle » comme dans les sciences de la nature, se basait sur la perfection des adaptations.
5 Cf., L'Origine des Espèces, II, p. 425.
6 II, p. 426.
7 II, pp. 426-7.
8 II, p. 428.
9 II, pp. 466-8.
10 II, p. 459.
11 II, p.468.
12 II, pp. 475-6.
13 II, pp. 443-460. Mais Darwin dans L'Origine des Espèces peut s'apuyer sur les travaux de Forbes sur les glaciations et leurs conséquences sur la dispersion géographique.
14 En marge, écrit de la main de Darwin, « Forbes ». Note probablement rajoutée après la rédaction de l'Essai Cf. note 14.
15 Entendre probablement « plus froid ».
16 Il existe dans L'Origine des Espèces un sous-chapitre plus étoffé sur les moyens de dispersion (II, 433-443). Entre temps Darwin s’est livré à certaines expériences sur le transport des graines.
17 Premier emploi de l'expression « origine des espèces ».
18 « Création absolue » est synonyme de création séparée et définitive de chaque espèce.
19 II, pp. 416-8.
20 Darwin en avait rapporté d’Argentine des ossements fossiles.
21 Le terme « hyène » a été barré par Darwin. Aucune hyène fossile n'était trouvée en Amérique du Sud.
22 Darwin, fidèle à l'uniformitarisme de Lyell, considère que dans le passé prévalaient les mêmes forces géologiques qu’aujourd’hui (causes actuelles).
23 Les « faits ultimes » sont des faits « irréductibles », qui ne peuvent être expliqués par des causes secondes (c’est-à-dire des lois scientifiques), mais renvoient à l’action directe de la Cause Première. Une partie de la « révolution darwinienne » consiste à soumettre aux causes secondes l’histoire des êtres vivants.
24 Cette conception écologique, incluant les relations des habitants d'une niche avec leur environnement, les relations des espèces entre elles (et les relations entre les individus d’une mêmee espèce) sera précisée par Darwin dans L’Origine des Espèces et décrite sous le terme de « lutte pour la vie ».
25 La notion d’équilibre dans l'« économie de la nature » est développée dans L'Origine des Espèces.
26 Cette dernière ligne est à moitié effacée (volontairement). Darwin éprouvait probablement quelques doutes sur le bien fondé de cette remarque.
27 « Sports ». Cf. note 26.
28 Darwin effectuera par la suite de nombreuses recherches sur les rapports entre distribution des genres et des espèces, et insistera beaucoup sur ce point dans L'Origine des Espèces.
29 Nouvel emploi de l'expression « sélection naturelle ».
30 Dans L’Origine des Espèces Darwin regroupe dans le chapitre VI les « difficultés de la théorie ». Cf., sur la rareté des formes de transition, I, pp. 182-8.
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