Chapitre V. Apparition et disparition graduelle des espèces1
p. 99-104
Texte intégral
1Dans le système tertiaire, dans les dernières couches soulevées, nous trouvons toutes les espèces récentes et aujourd’hui vivantes dans un rayon proche ; dans des couches plus anciennes, nous ne trouvons que des espèces récentes, mais certaines ne vivent pas dans un rayon proche ; puis nous trouvons des couches qui contiennent deux ou trois espèces éteintes ou très rares ; puis encore plus d'espèces éteintes, mais avec des failles dans la continuité, et, enfin, nous avons des couches qui ne contiennent que deux ou trois espèces vivantes, ou même moins. La plupart des géologues pensent que ces discontinuités dans le pourcentage, c’est-à-dire l’augmentation soudaine du nombre d'espèces éteintes dans les couches successives du système tertiaire, sont dues à l’imperfection des archives géologiques. Nous sommes donc amenés à penser que les espèces du système tertiaire ont été graduellement introduites, et, par analogie, à adopter cette théorie en ce qui concerne les formations du Secondaire. Dans ces dernières, cependant, des groupes entiers d’espèces apparaissent généralement d'un seul coup, mais cela serait le résultat naturel si, comme nous l'avons soutenu dans le chapitre précédent, les couches du secondaire étaient séparées par de vastes époques. De plus, il est important d’observer qu’avec le développement de nos connaissances, les discontinuités entre les formations les plus anciennes se réduisent et s’amenuisent : les géologues d’il y a quelques années se souviennent que le système dévonien s'est harmonieusement intercalé entre les formations carbonifères et siluriennes (Lonsdale)2. Il est à peine nécessaire de remarquer que l'apparition lente et graduelle de formes nouvelles découle de ma théorie, car, pour que se forme une nouvelle espèce, une ancienne ne doit pas seulement être rendue plastique dans son organisation, probablement à cause de changements dans ses conditions d’existence3, mais une place dans l’économie naturelle de la région doit (se former), car la sélection de nouvelles modifications de sa structure adapte mieux les individus ainsi modifiés que les autres individus de la même espèce ou bien d’une autre. (Il vaut mieux commencer par cela. Si les espèces, sont vraiment, après des catastrophes, créées en grand nombre sur la terre, ma théorie est fausse).
2Dans le système tertiaire, les mêmes faits qui nous ont poussés à considérer comme probable que les nouvelles espèces soient apparues lentement nous mènent à admettre que les anciennes ont disparu lentement, non par groupes, mais l’une après l’autre ; et l’on est amené à étendre cette idée, par analogie, aux époques secondaires et paléozoïques. Dans certains cas, comme l’affaissement d’une plaine ou la création d’un isthme avec l’afflux soudain de nouvelles espèces destructrices, l’extinction a pu être localement soudaine. L’opinion de nombreux géologues, qui pensent que les faunes de chaque époque du Secondaire ont été détruites soudainement dans le monde entier, et qu’il ne reste donc pas de survivants pour la production de formes nouvelles, va contre ma théorie, mais je ne vois aucune raison d’admettre leur point de vue4. Au contraire, la loi qu’ont trouvée des observateurs indépendants travaillant sur des époques distinctes (d’Archiac, Forbes, Lyell), à savoir que plus l'implantation géographique d’une espèce est étendue, plus sa durée dans le temps est longue, semble entièrement opposée à l'idée d’une extermination universelle. Le fait que les espèces d’animaux mammifères et de poissons se renouvellent à un rythme plus rapide que les mollusques, bien que les deux derniers soient aquatiques, que les genres des mollusques terrestres se renouvellent plus rapidement que les genres marins, et que les mollusques marins se renouvellent plus rapidement que les infusoires, tous ces faits semblent montrer que l'extinction et le renouvellement des espèces ne dépendent pas de catastrophes générales, mais des relations particulières des diverses classes aux conditions auxquelles elles sont exposées.
3Certains auteurs semblent considérer le fait que quelques espèces aient survécu parmi un grand nombre de formes éteintes (comme c'est le cas pour une tortue et un crocodile face à un grand nombre de fossiles éteints sub-himalayens) comme contraires à l'idée que les espèces sont variables. Cela serait sans aucun doute exact si l'on présupposait avec Lamarck qu’il existe une tendance inhérente à la variation et au développement dans toutes les espèces, supposition qui ne me semble étayée par aucune preuve. En voyant quelques espèces aujourd'hui adaptées à une gamme étendue de circonstances, nous pouvons supposer que ces espèces survivraient longtemps sans changement et sans extinction, le temps étant généralement, pour des raisons géologiques, corélé à des changements de conditions. Mais comment une espèce s’adapte à une grande variété de circonstances, et une autre à une gamme plus restreinte, cela est très difficile à expliquer.
Extinction des espèces
4On a considéré l'extinction des plus grands quadrupèdes, dont nous nous imaginons mieux connaître les conditions d'existence, comme tout aussi étonnante que l’apparition de nouvelles espèces ; telle est, je pense, la cause principale de la croyance en des catastrophes universelles. Si l’on considère la disparition étonnante, à une époque récente, alors que vivaient des coquillages récents, de nombreux mammifères, grands et petits, d’Amérique du Sud, on est fortement tenté d’adopter les thèses catastrophistes. Je pense, néanmoins, que l’on entretient des vues tout à fait erronées sur ce sujet. Pour autant que nous en connaissions l’histoire, la disparition d'espèces dans une région a été lente, l'espèce se raréfiant, puis disparaissant localement, puis s'éteignant. L'on pourra objecter que ceci s’est accompli sous l’action directe de l'homme, ou sous l'action indirecte qu’il exerce en modifiant l’état de la région ; mais dans ce dernier cas il serait difficile de faire la distinction entre son action et celle d’agents naturels. Mais nous savons maintenant que, dans les dépôts tertiaires les plus récents, les coquillages deviennent de plus en plus rares dans les couches successives, et, finalement, disparaissent ; on s’est aperçu également que parfois des coquillages communs à l’état fossile, et que l’on croyait éteints, existaient sous forme d’espèces vivantes, mais très rares. Si la règle générale est que les organismes s’éteignent par raréfaction, nous ne devrions pas considérer leur extinction, même dans le cas des grands quadrupèdes, comme un événement étonnant et hors du commun. Car aucun naturaliste ne considère comme étonnant qu’une espèce d’un genre soit rare et une autre abondante, même s’il est tout à fait incapable d’expliquer les causes de la rareté relative5. Pourquoi telle espèce de pouillot, de faucon, ou de pic vert est-elle commune en Angletere, et telle autre extrêmement rare ? Pourquoi, au Cap de Bonne Espérance, une espèce de rhinocéros ou d’antilope est-elle bien plus abondante que les autres espèces ? Et pourquoi cette espèce est-elle elle-même bien plus abondante dans une zone précise d’une région que dans une autre ? Sans aucun doute, il y a dans chacun de ces cas de bonnes raisons, mais nous ne les connaissons ni ne les apercevons. Ne pouvons-nous pas alors en déduire avec certitude que, de même que certaines causes agissent autour de nous sans que nous les percevions, et font qu’une espèce est commune et une autre rare, ces mêmes causes peuvent également provoquer l’extinction finale de certaines espèces sans que nous les percevions ? Nous devrions toujours nous rappeler qu'il existe une lutte pour la vie récurrente chez tous les organismes, et que dans chaque région un agent destructeur contrebalance la tendance géométrique de chaque espèce à croître, et ceci sans que nous soyions capables de dire avec certitude à quelle période de la vie ou de l’année cette destruction agit avec le plus de force. Pouvons-nous alors espérer retracer les étapes par lesquelles cette force de destruction, constamment à l’œuvre et à peine perceptible, augmente ? et pourtant, si elle continue à augmenter fût-ce imperceptiblement (sans que la fertilité de l’espèce en question augmente en proportion), le nombre moyen des individus de cette espèce doit décroître et en fin de compte l’espèce doit s’éteindre. Je donnerai un seul exemple d’une barrière causant une extermination locale, qui pendant longtemps est demeurée inconnue : le cheval, qui existe à l'état sauvage en abondance dans La Plata ainsi que dans les conditions en apparence extrêmement défavorables des plaines de Caracas, soumises alternativement à la sécheresse et aux inondations, ne dépasse pas à l'état sauvage un certain degré de latitude dans le pays intermédiaire du Paraguay ; ceci est dû à une mouche qui dépose ses œufs dans le nombril des poulains. Mais comme l’homme, avec un peu de soins, peut élever des chevaux domestiques au Paraguay, le problème de l’extinction du cheval sauvage est probablement compliqué par le fait qu’il est plus exposé aux famines résultant de la sécheresse, aux attaques des jaguars et autres dangers. Aux îles Malouines, l'on considère que l'obstacle à l'augmentation du nombre des chevaux sauvages est le taux de mortalité élevé des jeunes poulains, provoqué par les étalons, qui forcent les juments à traverser tourbières et rocailles à la recherche de nourriture. Si les pâturages de ces îles décroissaient un peu en superficie, le cheval cesserait peut-être d’exister à l'état sauvage, non par manque absolu de nourriture, mais à cause de l’impatience des étalons poussant les juments à se déplacer alors que leurs poulains sont trop jeunes.
5Avec notre connaissance plus approfondie des animaux domestiques, nous sommes incapables de concevoir leur extinction sans l’intervention d’un agent évident ; nous oublions que, sans aucun doute, à l’état de nature (où d’autres animaux sont prêts à occuper leur place), une force de destruction s'exercerait sur eux, limitant leur nombre à une moyenne constante. Si le bœuf commun n'existait que sous forme d’espèce sauvage en Afrique du Sud, nous ne devrions pas être surpris d’entendre dire qu’il s’agit d’une espèce très rare, et cette rareté est une étape vers l’extinction. Même chez l’homme, infiniment mieux connu qu'aucun autre habitant de ce monde, il s’est avéré impossible, sans calculs statistiques, d’évaluer les proportions de morts et de naissances, les durées de vie, l'augmentation ou la diminution de la population, et encore moins de trouver les causes de ces changements ; et pourtant, comme nous l’avons répété, la diminution du nombre des individus, ou rareté, mène tout droit à l’extinction. S’étonner de l’extermination d’une espèce me semble comparable au fait de savoir que la maladie mène à la mort, de considérer la maladie comme un événement naturel, et cependant de conclure, lorsque le malade meurt, que sa mort a été provoquée par un agent violent et inconnu6.
6Dans une partie à venir de cet ouvrage, nous montrerons qu’en général, des groupes d'espèces apparentées apparaissent et disparaissent graduellement, l’une après l’autre, de la face de la terre, comme les individus d’une même espèce, et nous tenterons alors d’expliquer la cause de ce fait remarquable.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre correspond au chapitre XI (X de la première édition) de L’Origine des Espèces, « De la succession géologique des êtres organisés ».
2 Cf., W. Lonsdale, « Notes on the age of the Limestone of South Devonshire », Geological Society Trans., Series 2, vol. V, 1840, p. 721. La découverte du dévonien fut considérée comme une modification très importante de la classification des formations géologiques anglaises.
3 Dans L'Origine des Espèces, Darwin n’attribue pas la « plasticité » des espèces uniquement aux changements des conditions d’existence.
4 Il s’agit là de la théorie des « créations successives » des espèces après chaque catastrophe géologiques, soutenue en France par Cuvier et d'Orbigny, et dominante en Angleterre dans les années 1840.
5 Cf., L'Origine des Espèces, II, pp. 393-8, et particulièrement p. 396.
6 Cf., II, pp. 397-8.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Donner, reconnaître, dominer
Trois modèles en philosophie sociale
Louis Carré et Alain Loute (éd.)
2016
Figures de la violence et de la modernité
Essais sur la philosophie d’Éric Weil
Gilbert Kirscher
1992
Charles Darwin, Ébauche de L’Origine des Espèces
(Essai de 1844)
Charles Darwin Daniel Becquemont (éd.) Charles Lameere (trad.)
1992
Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant
Domenico Losurdo Jean-Michel Buée (trad.)
1993
La réception de la philosophie allemande en France aux XIXe et XXe siècles
Jean Quillien (dir.)
1994
Le cœur et l’écriture chez Saint-Augustin
Enquête sur le rapport à soi dans les Confessions
Éric Dubreucq
2003