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Introduction

p. 7-19


Texte intégral

1En 1844, soit quinze ans avant la publication de L’Origine des Espèces, Charles Darwin avait rédigé un « résumé provisoire» de ses thèses sur l’évolution des espèces, qui n'était pas destiné à la publication, sauf en cas de décès prématuré. Retrouvé après la mort de Charles Darwin par son fils Francis, ce manuscrit fut édité pour la première fois en Angleterre en 1909 sous le titre The Foundations of the Origin of Species (Cambridge University Press). En 1925, une traduction incomplète de cet ouvrage, curieusement intitulée Darwin, parut en français (La Renaissance du Livre), sous le nom du traducteur, le biologiste belge Charles Lameere.

2C’est la traduction revue de Charles Lameere, augmentée de quelques chapitres non traduits par ce dernier, que nous présentons ici au public français. L’intérêt majeur de cette œuvre est de nous offrir la première version rédigée des théories de Darwin1, fort proche dans son plan et dans son argumentation de L’Origine des Espèces de 1859, mais qui en diffère par de nombreux points, en particulier sa conception du rapport entre variation et adaptation. Pendant longtemps, de nombreux critiques darwiniens ont considéré que Darwin, dès 1844, était en possession de tous les éléments de sa théorie, qu’il n'existait pas de distinction majeure entre le manuscrit de 1844 et la première version de L’Origine des Espèces. Darwin n’aurait retardé la publication de ses théories qu’en raison du climat idéologique de l'époque — où l’ordre de la nature, modèle implicite de l’ordre social, ne prenait sens que par rapport à sa Création et sa mise en ordre par une divinité —, par crainte de se trouver isolé et victime de l’opprobre de ses contemporains. La même année, l’éditeur écossais Robert Chambers publia (anonymement) ses Vestiges of the Natural History of Creation, ouvrage où il exposait ses thèses évolutionnistes. Certains ont avancé que l’hostilité suscitée par cet ouvrage aurait renforcé Darwin dans sa décision de ne rien publier sur ce sujet. L’époque, en effet, était particulièrement défavorable à l'exposé de thèses appelées, qu'on le veuille ou non, à bouleverser les représentations de la nature, et du rapport de la nature à la culture. Les agitations politiques diverses (mouvement chartiste, campagnes pour l’abolition des lois protectionnistes sur les céréales) renforçaient idéologiquement un courant conservateur qui voyait dans toute allusion à une transformation des espèces et à l’extension du champ d'application des lois naturelles un danger menaçant l’ordre social. On a souvent fait remarquer que les années 1850, où la société victorienne pouvait présenter d’elle-même une image plus stable et moins tourmentée, était plus à même d’accepter, au moins partiellement, une remise en cause de l’ordre de la nature, que les années 1840, où les menaces qui pesaient sur l’ordre social suscitaient un repli sur la croyance en des lois intangibles de « Création » divine des espèces naturelles. Les craintes que pouvait éprouver Darwin à l’idée de publier prématurément des thèses si audacieuses furent certes renforcées par de tels facteurs. Mais ceux-ci ne suffisent pas à expliquer son long silence sur le sujet entre 1844 et 1859.

3D’autres ont insisté sur le fait qu’en 1844 Darwin estimait ne pas disposer d'assez de faits permettant de prouver par induction le bien fondé de sa théorie, et sans doute est-il remarquable que la plupart des exemples mentionnés par Darwin concernent les espèces domestiques et fort peu les espèces à l’état de nature, de sorte que la sélection naturelle, plus encore que dans L’Origine des Espèces, apparaît comme une analogie dérivée de l’observation des modifications des animaux et des plantes domestiqués. Darwin, alors, aurait retardé la publication de ses théories car il lui était nécessaire, selon ses propres dires, d’accumuler un plus grand nombre de faits avant de faire connaître ses vues au public. Mais les réticences de Darwin à publier sont loin d'être fondées uniquement sur l’insuffisance de faits et d’exemples : de nombreux points d’ordre théorique sont encore pour lui obscurs, contradictoires, ou insuffisamment explicités. Par exemple en 1844 Darwin n'est pas encore convaincu de l’existence de variations nombreuses à l'état de nature, et tend à croire que les variations ne se produisent qu'en cas de transformation des « conditions de vie ». Il croit encore à une certaine forme de « perfection des adaptations », et que les formes parfaitement adaptées, n’ayant pas besoin de varier, ne varient pas. La sélection naturelle demeurait une hypothèse fragile ; le terme n’est d’ailleurs employé qu’incidemment, au fil de la plume, Darwin comparant plutôt en théorie les moyens de sélection dont disposent les éleveurs aux « moyens naturels de sélection ». Il était nécessaire de vérifier un certain nombre de points, d'éclaircir certains éléments, tels que le rapport entre les variations et la sélection, l'influence du milieu et la nature des processus de transmission héréditaire. Darwin souhaitait ainsi résoudre certaines difficultés avant de livrer sa pensée à un public qu’il pressentait, à juste titre, hostile. C’est fort timidement qu’il fit part du résultat de ses recherches à Jenyns en 1845 : « J'ai continué à lire régulièrement et à amasser des faits sur les variations des plantes et des animaux domestiques, et sur le problème de ce qu’est une espèce. Je possède une immense masse de données, et je pense pouvoir en tirer quelques conclusions. La conclusion générale à laquelle je suis lentement parvenu, à l’opposé de mes convictions initiales, est que les espèces sont transformables, et que les espèces alliées descendent d’un ancêtre commun. Je sais à quel point je peux attirer les critiques par une telle conclusion, mais j’y suis au moins parvenu honnêtement et consciemment. Je ne publierai pas sur ce sujet avant plusieurs années »2.

 

4Le plan d’ensemble du manuscrit de 1844 est déjà celui de L’Origine des Espèces : une première partie expose la théorie à partir d’une analogie entre sélection domestique et moyens naturels de sélection, et une seconde partie visant à « regrouper un grand nombre de faits » dans divers domaines des sciences de la nature (géologie, paléontologie, embryologie, distribution géographique, etc.) pour prouver leur compatibilité avec la théorie de la sélection naturelle. On sait que, dans l’épistémologie de son époque, l’induction était la voie royale de l’investigation scientifique, et Darwin prétendit toujours avoir travaillé selon les règles de l'induction baconienne. Mais le rôle que l’on pouvait accorder à l’analogie était loin d’être nié, et certains — surtout dans la philosophie écossaise — accordaient à l’analogie un rôle fondamental : ainsi Dugald Stewart3 considérait que le recours à l’analogie était légitime pour compléter la démarche inductive : la théorie de Copernic, par exemple, pouvait être considérée comme une hypothèse conforme à l’analogie universelle de la nature : l'analogie pouvait être nécessaire à la mise en évidence de lois scientifiques. Elle fournissait, en particulier, une sorte de « preuve négative », fondamentale lorsqu’il s'agissait de réfuter une théorie, mais qui ne fournissait qu’un faisceau de convergences proches de la certitude lorsqu’il s’agissait d’en affirmer une nouvelle. Darwin s’appuyait implicitement sur ces théories4 lorsqu'il choisit de baser ses théories sur les « moyens naturels de sélection » par analogie avec la sélection domestique des éleveurs. Cette méthode analogique lui permettait de réfuter les thèses dominantes de son époque sur la « Création » des espèces par une cause première échappant à l’investigation scientifique, ne relevant pas de l’ordre des causes secondes. Elle permet également de comprendre la division de l’œuvre de Darwin en deux parties : d’abord l'exposé d'une théorie de base fondée sur l’analogie (ici les deux premiers chapitres, les quatre premiers chapitres dans L’Origine des Espèces), puis une seconde partie, poursuite d’une démarche inductive, visant à fournir, dans les divers domaines des sciences de la nature, le plus grand nombre de faits explicables par la théorie des moyens naturels de sélection, tout en poursuivant une réfutation, grâce aux « preuves négatives » de l’analogie, des théories de la Création. L'Ebauche de l’Origine des Espèces est divisée en deux parties dans le manuscrit de Charles Darwin, le chapitre IV étant numéroté chapitre I de la deuxième partie, Francis Darwin ayant choisi un numérotage de chapitre continu pour la première édition de 1905.

 

5Si le plan général du manuscrit de 1844 (et auparavant de celui de 1842) est ainsi le même que celui de L’Origine des Espèces, le titre des chapitres en est également fort proche. Le premier chapitre est consacré aux variations des plantes et animaux domestiques : après avoir évoqué les causes possibles de la variation et de la transmisssion héréditaire, il met l'accent sur l'action indirecte du milieu sur l’appareil reproducteur, les modifications apparaissant chez les descendants à la même époque que celles où elles apparaissent chez l’espèce parente. Il insiste sur la puissance sélective de l’homme, et sur le fait que les variations individuelles des animaux domestiques sont bien plus nombreuses que les variations à l’état de nature. Puis il se demande si les races domestiques descendent de plusieurs ou d’une même espèce sauvage, et réserve son jugement, tout en citant moins d’exemples concrets que dans L’Origine des Espèces. Le chapitre se termine par une réflexion sur l'« essence de la domestication ». Par rapport au premier chapitre de L’Origine des Espèces, ce chapitre présente de nombreuses différences ; dans L’Origine des Espèces, il choisit des exemples précis et détaillés comme par exemple une longue explication de la lignée des pigeons domestiques, (un quart du premier chapitre) et ne s’interroge pas sur « l’essence de la domestication ». Enfin, dans le résumé du chapitre, il insiste de nouveau sur l'action indirecte des conditions de vie sur les organes reproducteurs, et n’effectue pas, comme dans L'Origine des Espèces, de dissociation entre la variabilité comme « contingence inhérence » et la sélection des variations par l’homme.

6Le deuxième chapitre du manuscrit contient en fait l’essentiel de la théorie, correspondant aux chapitres II, III et IV (variations dans la nature, lutte pour la vie, sélection naturelle) de L’Origine des Espèces. Le noyau théorique de la sélection naturelle n’y est donc exposé, en fait, qu’en quelques pages, dont les plus importantes furent publiées en 1858, conjointement avec l’article de Wallace par la Linnean Society5. La différence essentielle est que, pour Darwin, en 1844, les individus varient peu à l’état de nature ; en fait les « petites différences individuelles » sur lesquelles il s’appuie dans L'Origine des Espèces ne sont pas ici considérées par Darwin comme des variations. Darwin, ici, effectue une analogie bien plus étroite entre état domestique et état de nature : les animaux sauvages, dit-il, pourraient également varier s’ils étaient soumis à la domestication, et les lents changements au cours des époques géologiques sont analogues aux changements de conditions accélérés à l’état de domestication, comme si les conditions de vie à l'état domestique consistaient en une sorte de modèle réduit des conditions à l’état de nature. Dans L’Origine des Espèces, Darwin insistera avec beaucoup plus de vigueur sur la réalité et le nombre des variations à l'état de nature, sur le fait que les variétés sont des « espèces naissantes », et même sur l’aspect arbitraire de la notion d'espèce. Il se demande alors si, dans la nature, des « moyens naturels de sélection » ne pourraient être utilisés par un Etre Omniscient, dont le pouvoir de perception serait infiniment plus grand que celui de l'homme, s’exerçant avec plus de persévérance dans une durée géologique, moins « capricieux » que l’homme dans ses buts, profitant des variations favorables dans le cadre de la lutte pour la vie. C’est donc par une analogie bien plus étroite entre sélection domestique et moyens naturels de sélection qu’apparaît la théorie de la sélection naturelle dans ce manuscrit (le terme même de sélection naturelle n'apparaît que plus tard, un peu par hasard, non comme le concept même de la théorie). Le chapitre se termine par un long développement sur la stérilité supposée des hybrides et sur les croisements, qui, dans L’Origine des Espèces, sera regroupé en un chapitre séparé (chapitre VIII). L'essentiel de la théorie est ainsi traité en peu de pages, et le chapitre I, consacré aux variations des espèces domestiques, est à lui seul presque aussi long que le chapitre II, auquel correspondront trois chapitres dans L’Origine des Espèces.

7Les chapitres V et VI de L'Origine des Espèces ne correspondent à aucune partie séparée du manuscrit, dont le troisième chapitre est consacré aux variations des instincts, correspondant ainsi au chapitre VII de L'Origine des Espèces. Mais, alors que dans son dernier ouvrage, Darwin traite des instincts avec une vague référence aux instincts domestiques, il maintient ici très rigoureusement son analogie entre instincts des espèces domestiques et instincts des espèces à l'état de nature : si les instincts des animaux domestiques peuvent varier, alors ceux des animaux à l'état de nature, malgré le petit nombre de variations, peuvent varier également. Une des différences dans la méthode d’exposition entre le manuscrit et L’Origine apparaît ici clairement : dans l’Ebauche, Darwin multiplie des exemples courts et peu développés, alors que dans L'Origine des Espèces, il préfère choisir un nombre d’exemples réduit (les abeilles, les fourmis, le coucou) et les développer longuement — comme dans la longue démonstration sur les pigeons domestiques dans le premier chapitre. Le chapitre se termine sur le problème de l’œil, exemple des organes d’une extrême perfection, qui, dans la conception classique de la religion naturelle, était considéré comme l’illustration la plus parfaite d’une « perfection des adaptations » dans le cadre d’une théorie de la Création, perfection qui excluait toute possibilité d'évolution. Dans L’Origine des Espèces, cet exemple développé fait partie du chapitre VI, « Difficultés de la Théorie ». Puis vient une « deuxième » partie, « Des faits favorables et opposés à l’opinion que les espèces sont des races formées naturellement, qui descendent de souches communes », qui est numérotée dans le manuscrit de Darwin comme chapitre I de la deuxième partie. Nous avons suivi ici l’édition anglaise de 1909 à partir du chapitre IV, intitulé « Du nombre de formes intermédiaires nécessaires à la théorie d’une descendance commune, et de leur absence à l'état fossile », correspondant au chapitre IX de L’Origine des Espèces (imperfection des archives géologiques), plus court mais déjà fort proche de ce dernier.

8Le chapitre V, fort court, sur l'apparition et la disparition d’espèces nouvelles (chapitre X de L'Origine des Espèces) s’ouvre par une critique de la théorie créationniste des espèces, créées par un Créateur dans un état d'adaptation parfaite, par un pouvoir échappant à l’investigation scientifique, renouvelées après chaque catastrophe géologique. Dans L’Origine des Espèces, l’aspect argumentatif, voire polémique, portera surtout sur l'argument créationniste des adversaires d’une théorie de l’évolution qui insistaient sur la rareté des « chaînons manquants » ; un grand nombre de thèmes traités par Darwin dans ce chapitre X de L’Origine des Espèces sont traités ici dans le chapitre VI.

9Le très long chapitre VI du manuscrit (qui correspond dans L’Origine des Espèces à deux chapitres XI et XII) consacré à la distribution géographique, est celui qui est le plus proche par son contenu de L'Origine des Espèces. Il montre clairement que le point fort de Darwin, dès cette époque était la distribution géographique, probablement le point de départ de sa réflexion sur la « descendance avec modification » des espèces, et que Darwin dissocie ordre de la découverte, où la distribution géographique joue un rôle central, et ordre de l’exposition de la théorie, structurée par l’analogie, nécessaire mais problématique, entre sélection domestique et sélection naturelle. Le plan suivi dans ce chapitre est fort proche de celui de L’Origine des Espèces. Il commence par une critique du fonctionnalisme des tenants de la perfection des adaptations, en insistant sur le fait que la distribution actuelle des espèces ne peut s’expliquer par une référence exclusive à l’action des conditions physiques, et mettant l’action sur l’importance des barrières et séparations, et sur l’affinité des productions naturelles d’un même continent, indépendamment des conditions physiques. Plus que dans L'Origine des Espèces, il insiste sur l’exemple des îles et de leurs productions spécifiques, qu’il semble considérer comme un modèle réduit de ce qui se produit à l’échelle d'un continent. Le problème des faunes alpines (traité au point VI du chapitre XI de L’Origine des Espèces, sous le titre «dispersion pendant la période glaciaire ») est un exemple des progrès accomplis par Darwin grâce au développement des sciences de la nature entre 1844 et 1859 : en 1844, ce problème est pour lui un obstacle majeur, qui l'embarrasse, alors que dans L’Origine des Espèces, en s’appuyant sur les travaux d’Agassiz et de Forbes sur les glaciations, il est capable d’offrir une théorie plus satisfaisante de la similarité et des différences des flores et faunes alpines et de leurs relations aux flores et faunes de plaine ; La seconde partie du chapitre VI de l’Ebauche est consacrée à la distribution géographique dans le temps. Darwin soumet étroitement le temps (la succession des espèces) à l’espace (la distribution présente) : en fonction de son analogie serrée entre domestique et naturel, la sélection domestique est considérée comme une sorte d’accélérateur du procès naturel, qui se déroule sur d'immenses périodes géologiques. Dans L’Origine des Espèces, le sujet est traité au chapitre X, et l’analogie entre sélection domestique et sélection naturelle n’imprègne pas avec une telle force tous les chapitres de la « deuxième partie », comme c'est le cas dans l’Ebauche.

10Le chapitre VII, consacré à la classification, commence comme le chapitre XIII de L’Origine des Espèces. Darwin effectue une critique du « système naturel » des classificateurs pour conclure que le seul système naturel véritable est celui qui s’appuie sur la généalogie. Mais il fait toujours appel à l’analogie entre espèces domestiques et espèces naturelles : la classification des espèces sauvages est analogue à la classification des races animales. Le chapitre (qui correspond toujours au chapitre XIII de L’Origine des Espèces), traite d’abord de la morphologie et de l’unité de type, Darwin s’appuyant sur la morphologie de Geoffroy-Saint-Hilaire (« unité de type ») contre la théorie de l’adaptation fonctionnelle (théorie des « causes finales » de Cuvier). La partie consacrée à l’embryologie est beaucoup moins élaborée, plus anecdotique, que dans L’Origine des Espèces, témoignant indirectement des énormes progrès de cette science entre l’époque de rédaction de l’Ebauche et celle de L’Origine des Espèces.

11Le chapitre IX de l'Ebauche correspond à la fin du chapitre XII de L'Origine des Espèces, traitant des organes rudimentaires. Les chapitres VII, VII, IX, de l'Ebauche, correspondent ainsi à un seul chapitre de L’Origine des Espèces.

12Le dernier chapitre, « Récapitulation et Conclusion », commence par une longue partie résumant chaque chapitre, puis reprend les différents arguments contre la théorie de la Création séparée et définitive de chaque espèce, examine les arguments qui peuvent être avancés contre sa théorie (cette partie fera l’objet d’un chapitre séparé dans L’Origine des Espèces), et termine le chapitre par une conclusion rhétorique qui est déjà, à quelques mots près, celle de L'Origine des Espèces : « Il y a une (simple) grandeur à envisager la vie, avec ses nombreux pouvoirs de croissance, de reproduction et de sensation, comme originairement insufflée dans la matière à un petit nombre de formes, peut-être même une seule ; que, tandis que cette planète continuait à tourner selon les lois de la gravitation, et que la terre et l'eau faisaient place l'une à l’autre, d’une origine si simple, par la sélection de variétés infinitésimales, d’innombrables formes, belles et merveilleuses, ont évolué ».

 

13Il est certes exact que Darwin, en 1844, disposait d’un nombre bien plus réduit de « faits », et que L’Origine des Espèces est bien plus riche en exemples détaillés et parfois (comme par exemple sur les flores alpines) en explications plus convaincantes. Il est non moins exact qu’à cette date, Darwin avait déjà mis en place les principaux éléments de sa théorie : analogie entre sélection naturelle et sélection domestique, existence de variations favorables, lutte pour la vie, survivance, sélection à l'œuvre dans la nature par préservation et accumulation des variations favorables. Mais sa théorie, en 1844, n’est cependant pas exactement la même qu’en 1859, et les implications de ces différences sont considérables pour l’interprétation de la théorie de la sélection naturelle. Les différences sont aisément discernables à une première lecture : Darwin ne croit pas à l’existence de variations nombreuses à l'état de nature en 1844, et doit s’appuyer sur une analogie plus étroite entre sélection domestique et moyens naturels de sélection, analogie qui imprègne tous les chapitres de l'Ebauche.

14La notion de « perfection des adaptations », dominante à l’époque où Darwin écrivait, exprimée aussi bien dans la théorie créationniste de la religion naturelle que dans le fonctionnalisme dominant des sciences de la nature, interdisait en effet toute forme de transformation des espèces : si celles-ci étaient « parfaitement adaptées » à leurs conditions d'existence, elles ne pouvaient en effet se transformer, toute variation excessive menant à leur extinction. Tout au plus pouvait-on envisager, après chaque catastrophe géologique, une nouvelle création par l’« Auteur de la Nature », souvent à un niveau d’organisation plus élevé que la précédente. Mais, dans tous ces cas, l’origine des espèces échappe aux causes secondes, demeure directement le « domaine réservé » du Créateur, et repose sur la notion d’adaptation parfaite. Il est communément admis que Darwin dut déconstruire cette notion de perfection des adaptations pour parvenir à sa théorie de la sélection naturelle, qui suppose un écart entre le vivant et son milieu qui rend possible aux espèces de profiter de variations favorables. Or, dans l’Ebauche, cette critique des adaptations n’est pas encore entièrement effectuée. Darwin a tendance à penser que l’adaptation parfaite est la règle générale, et que les organismes « cessent d’être parfaitement adaptés » uniquement en cas de transformations des conditions de vie. La sélection, autrement dit, ne peut fonctionner que par intermittence, en cas de changements géologiques, et dans ce cas les variations sont directement adaptatives, sans que soit clairement conceptualisé un élément fondamental de L’Origine des Espèces, la distinction entre deux niveaux, celui de la variation et celui de la sélection. Les « petites différences individuelles » mentionnées dans L’Origine des Espèces ne sont pas considérées ici comme un matériau sur lequel les moyens naturels de sélection peuvent opérer. Les variations à l’état de nature sont peu nombreuses, et la sélection n’opère ici que comme réponse à un changement de milieu. D’où l’importance que Darwin accorde à l’isolement, aux cas des îles, alors que dans L’Origine des Espèces, il considère que l'existence de nombreuses variations et le fait que le rapport des espèces entre elles, ou des individus d’une espèce entre eux, joue un rôle aussi important que l’action des conditions de vie, autrement dit que l’équilibre subsumé dans le terme « lutte pour la vie » est précaire, sujet à des fluctuations, et que les espèces peuvent profiter de variations favorables sans modification considérable du milieu, en fonction du « principe de divergence » découvert bien plus tard, vers 1854. Alors la situation la plus favorable devient, non pas comme dans l’Ebauche la situation d’isolement, mais au contraire un « large espace ouvert ». C’est la longue étude de Darwin sur les cirripèdes (1851) qui le convaincra qu’« aucun individu n’est semblable à un autre » même à l’état sauvage, et que ces petites différences individuelles peuvent être accumulables par sélection si elles sont favorables dans des conditions de vie données.

15C’est en fonction de cette critique incomplète de la notion de « perfection des adaptations » que Darwin est amené à construire son analogie entre sélection domestique et « moyens naturels » d'une manière bien plus rigide que dans L’Origine des Espèces. Dans cet ouvrage, Darwin effectue une analogie qui porte essentiellement sur le rapport entre les résultats de la sélection domestique et les résultats du procès de sélection dans la nature. Dans le manuscrit, ne croyant qu’à un nombre limité de variations à l’état de nature et à une action intermittente des moyens naturels de sélection, l’analogie de base, proche encore des concepts de la religion naturelle, lie les agents sélecteurs — l'homme agissant sur la nature par l’acte de domestication et un Etre Omniscient au pouvoir de pénétration infiniment supérieur à celui de l’homme—, les moyens employés —sélection consciente dans un but donné ou bien sélection inconsciente de l'homme, moyens naturels de sélection— et enfin les résultats. Dans L’Origine des Espèces, Darwin insistera bien moins sur les deux premiers niveaux. Dans l’Ebauche, il considère l’état domestique comme une sorte de laboratoire où s’expérimentent comme sur un modèle réduit des formes d’accélération dans le temps et l’espace des procès naturels. La « sélection naturelle » ne dispose pas de la sorte d’autonomie dont elle jouit dans L’Origine des Espèces. Les catégories de causalité à l’œuvre dans l’Ebauche, en fonction de cette analogie étroite étagée sur trois niveaux, ne sont pas les mêmes que celles qui opèrent dans L’Origine des Espèces. En effet les moyens naturels de sélection, quoique menant à une sélection infiniment plus « sage » et plus « pure » que la sélection des êtres organisés par l'homme, restent étroitement soumis à cette dernière, constituent une sorte d’agrandissement de ce qui se produit dans le modèle réduit de la sélection artificielle, et l'analogie entre la finalité des besoins humains et le but que se propose l’Auteur de la Nature demeure à l’intérieur d’un cadre finaliste. La « sélection naturelle » apparaît comme une sorte de « pouvoir de choix » constamment à l'affût dans la nature, qui agit en sélectionnant. La nature, dans cette interprétation, agit comme une sorte de providence. La sélection naturelle demeure partiellement finalisée et clairvoyante, concevable dans les termes mécaniques qu’utilisaient les tenants de la perfection des adaptations. Dans L'Origine des Espèces, cette version de la sélection naturelle comme pouvoir de choix prévoyant, inscrit dans une finalité de la nature, ne disparaît pas, mais Darwin en ajoute une seconde, où la sélection naturelle devient à la fois cause et résultat d’un ensemble d’interactions dont les lois ne sont plus celles de la mécanique, mais celles de l’interaction entre individus d’une même espèce, entre espèces différentes, et entre les différentes espèces d'un même habitat et leurs conditions de vie, où les lois de la mécanique ne s’appliquent plus, où la sélection naturelle est tout autant le résultat constatable a posteriori d’un ensemble d’interactions qu'une cause première. La « lutte pour l’existence » y devient la résultante d’un ensemble d’interactions entre larges masses liées entre elles par un réseau d’antagonismes et de dépendances, elle n’est plus un « agent » mais un résultat constatable a posteriori ayant quand même une action dans un procès d’équilibration et d’homéostase, de boucles de rétroaction. Cette deuxième version, Darwin ne pouvait la conceptualiser totalement, mais elle constitue l’un de ses apports essentiels aux sciences de la nature. La sélection naturelle, dans L'Origine des Espèces, s’appuie certes sur la sélection domestique, mais elle en diffère par sa logique interne et la causalité mise en œuvre, par la mise à distance des notions de choix et de finalité. Dans l’Ebauche, Darwin, n'ayant pas encore déconstruit totalement la notion de perfection des adaptations, en présente une version un peu plus archaïque, où la sélection naturelle n’est que l’agrandissement, infiniment plus parfait certes, de la sélection domestique, obéissant à des lois mécaniques proches de celles qui régissent la production domestique. L'Ebauche, ainsi, permet de saisir la théorie de la sélection naturelle en son état primitif, où sont déjà présents tous les éléments de la théorie, mais où l’analogie sélection des êtres soumis à la domestication/sélection naturelle, bien plus étroite et portant sur plusieurs niveaux, présente la théorie comme encore enserrée dans les schémas conceptuels des théories dominantes de son époque sur la perfection des adaptations, le finalisme et la référence constante à un Auteur de la Nature. Il ne s’agissait pas ici de magnifier la portée de ce texte, qui présente une première version complète et cohérente de la théorie darwinienne, mais il a paru nécessaire d’insister sur le chemin conceptuel qui restait à parcourir avant les formulations de L’Origine des Espèces.

Le style de Darwin : problèmes de traduction

16Le manuscrit de 1844 est pour l’essentiel entièrement rédigé, mais certaines parties demeurent sous forme de notes qui souvent s'adressent plus à l’auteur lui-même qu’à un éventuel lecteur. Le style en est souvent lourd, et certaines phrases des plus complexes. La traduction a tenté de respecter cette démarche hésitante et la complexité de certaines phrases, dans un texte à mi-chemin entre l’essai et les notes personnelles.

17Il a paru nécessaire de mettre en valeur dans le vocabulaire de Darwin le langage qu’il emploie, fort proche de la théologie naturelle, les « merveilleuses » ou « admirables » adaptations, et sa rhétorique argumentative, parfois proche de celles des sermons des tenants de la théologie naturelle, avec leurs exhortations et leurs questions rhétoriques. La timidité et les hésitations de Darwin s’expriment par une accumulation de modalités, d’incises contredisant ou nuançant la proposition principale. Son vocabulaire trahit une philosophie résolument empiriste, ou l’on ne « comprend » pas, mais où l’on « voit » les faits et leurs enchaînements, où les arguments ne sont pas « démontrés » mais simplement « montrés ». Toutes ces particularités, sans rendre le style de Darwin aisé et fluide, ont été préservées dans la traduction, tant cette rhétorique et cet empirisme nous paraissent liés au contenu même de la théorie.

Notes de bas de page

1 Un premier manuscrit, de quelques pages sous formes de notes, date de 1839, et met déjà en parallèle sélection naturelle et sélection artificielle. Le second (1842) est déjà l'esquisse du manuscrit de 1844.

2 The Autobiography of Charles Darwin, New York, Harcourt, Brace & World, 1958, p. 185.

3 Dugald Stewart, Elements of the Philosophy of the Human Mind, Edimbourg, 1827, vol. III, ch. IV.

4 Cf., D. Becquemont, Darwin, darwinisme, évolutionnisme, Paris, Kimé, 1992, ch. III.

5 L'extrait du texte de Darwin et celui de Wallace ont été republiés dans Théories de l'évolution, édité par J.-M. Drouin et Ch. Lenay, Paris, Presses Pocket, 1990.

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