Chapitre IX. S’orienter, philosopher avec Éric Weil
p. 273-282
Texte intégral
1. Un monde en crise
1Nous ne nous demanderions pas comment nous orienter dans le monde si nous ne nous sentions pas plus ou moins perdus en lui et par lui. Nous nous sentons désorientés dans un monde devenu instable, un monde qui se défait. Lorsque l’homme habite un vrai monde, un cosmos, la question de son orientation ne se pose pas. Le monde répond de lui-même aux questions que l’homme pourrait lui poser ; il oriente spontanément l’individu aussi bien que la communauté, parce qu’il est sensé et que son sens est manifeste. Chacun y sait ce qu’il convient de faire et comment le faire.
2Notre monde a dû cesser d’être un vrai monde puisque nous posons la question de notre orientation en lui. Seul un monde en crise, qui perd son ordre et son sens immanents, peut susciter une telle question. Nous qui posons cette question nous devons désormais trouver par nous-mêmes, et peut-être en nous-mêmes, les références, l’ordre, le sens que le monde ne nous offre plus.
3Ce monde auquel nous sommes confrontés peut être caractérisé brièvement comme un monde en crise, essentiellement en crise. Cela signifie qu’il n’est plus un cosmos, mais que son ordre, ses valeurs, ses procédures changent et se renouvellent sans cesse. La réalité nous apparaît de plus en plus brouillée, désordonnée, complexe, faite d’un entrecroisement de réseaux, de processus, de relations, de communications, d’actions et d’interactions, sans élément fixe, central, organisateur, sans but final, sans contraintes autres que techniques. Dans ce réseau infini où tout peut arriver — tout ce qui est techniquement possible — chaque élément et chaque processus n’a d’autre valeur que celle de sa fonction. L’idée d’un interdit qui ne soit pas seulement une contrainte technique, l’idée d’une valeur en et par soi, qui donneraient sens à la vie et à la réalité, ces idées apparaissent de plus en plus désuètes, comme des vestiges d’une pensée dépassée par la modernité.
4Il semble de plus en plus difficile de maintenir une différence nette entre bien et mal, entre beau et laid. L’art n’est plus tourné vers la belle représentation, encore moins vers la représentation de la beauté, mais vers la libre manifestation de l’acte même de créer, de faire œuvre. Il en est de même dans la vie morale. Les frontières entre le bien et le mal, l'innocent et le coupable se brouillent : la prise d’otage devient un acte politique revendiqué avec orgueil, et même l’attentat aveugle ; la violence se banalise ; la plus grande détresse devient spectacle télévisuel sous prétexte d'information. Les arguments commerciaux et techniques se substituent aux arguments éthiques. Le domaine de la biologie et de ses applications nous fournirait bien des exemples : ici le techniquement possible devient le réel, même si ce réel pouvait paraître, il y a peu de temps, moralement, humainement inadmissible. La biologie est capable aujourd’hui de brouiller les structures fondatrices de l’ordre humain — les relations de parenté — et d’introduire ainsi dans le monde une désorientation encore plus grande que celle, introduite au début des temps modernes, par la physique, qui réduisit le cosmos antique à un mécanisme dénué de sens. Bref, l’invention technique-scientifique et la transformation rationnelle du monde — du monde physique, du monde de la vie, du monde proprement humain — réduisent le monde à une réalité régie par des mécanismes calculables, à une nature technique, en quelque sorte artificielle, constituée d’une infinité de rapports de condition à conditionné, sans que l'on y rencontre jamais une fin ultime, une valeur inconditionnée, un absolu, un sens.
5Dans un tel monde — dont la Logique de la Philosophie d'Éric Weil décrit la structure catégoriale sous le titre de la condition — aucune orientation ne serait plus possible, précisément parce qu’il ne serait plus un monde, mais seulement un champ de forces physiques, objet d’une science rationnelle et positive de la réalité. Qu'on nous permette d'insister sur ce point : la connaissance scientifique ne peut en aucun cas ni résoudre ni même poser la question de l’orientation de l’homme dans le monde. Cette question est philosophique car elle est la question du sens de ce monde dans lequel nous vivons et désirons mener une vie sensée. « Nous vivons dans un monde et non au milieu d’un courant d’électrons » écrivait Eric Weil en 1965 dans un article de la revue américaine Daedalus1. Dans une conférence faite un peu plus tôt, à Paris, et qui donne son titre au recueil posthume d’essais, Philosophie et Réalité, nous retrouvons la même idée : « Nous ne poserions pas de questions, nous ne nous étonnerions pas si le monde n'était pas un monde », — comme dans la citation précédente, Éric Weil souligne le terme de monde pour lui donner son sens fort — « une structure, quelque chose qui se donne comme compréhensible : si par impossible, un esprit se trouvait dans une nature caractérisée par la dégradation totale de l’énergie, il serait vide, parce qu’il ne serait pas orienté » (PR, p. 30).
2. Le discours de l’entendement et le sentiment
6S'orienter, poser la question de l’orientation de l'homme dans le monde, c’est poser la question du sens du monde, c’est philosopher et c'est donc tout autre chose que d’entreprendre une étude scientifique ou une expertise. Ni la physique, ni la biologie, ni la psychologie, ni les sciences sociales ne nous permettront de nous orienter dans le monde. Ces sciences nous donnent certes à connaître les mécanismes, les déterminismes qui régissent les couches abstraites de la réalité que chacune découpe dans le monde — et dans cette mesure elles ne peuvent connaître le sens du monde puisqu'elles ignorent par principe la question du sens.
7Il n’est pas étonnant que des forces contraires s’opposent à la rationalité du monde moderne et s’accrochent avec raideur, parfois avec une violence extrême, aux formes et aux contenus concrets et traditionnels du sens. Rien d'étonnant si les intégrismes, les fondamentalismes religieux, les fanatismes renaissent à l’échelle des individus comme des communautés les plus vastes. Le développement de la rationalité abstraite et anonyme — celle que Kant et Hegel désignaient et critiquaient comme rationalité d’entendement (Verstand) en la distinguant de la rationalité de raison qui conçoit le sens (Vernunft) — suscite la quête inverse d’une identité concrète et particulière, marquée du sceau de la différence, et éveille le désir de l’enracinement dans un sol historique, dans une tradition, une culture, une langue, une religion singulières en lesquelles et à partir desquelles l’individu puisse s’orienter. Lorsque la rationalité moderne outrepasse les limites tolérables — ces limites varient selon les individus et les groupes, selon les lieux et les moments — et qu'elle tend à l’empire, sa violence engendre une contre-violence qui ne songe plus qu’à détruire ce que la rationalité aura construit.
8On peut accepter la modernité et jouer, sans problème apparent, le jeu de ce monde ; on peut aussi la refuser comme le font les nostalgiques « d’un bon vieux temps » dont Éric Weil remarque ironiquement (dans sa Préface au livre de Gerhard Krüger sur la morale de Kant) qu’il « n’est bon et vieux que parce qu’il n’est plus le nôtre ». Ce sont là deux attitudes possibles qui n’exigent guère de réflexion, au contraire, et qui n’éprouvent pas le besoin de poser le problème philosophique de notre orientation dans notre monde. Pour le philosophe, les deux attitudes signifient néanmoins que la question de l’orientation doit se penser à partir d’une double exigence : celle proprement moderne de la rationalité technique et scientifique au développement impossible à arrêter, et celle, permanente en l’être humain en tant qu’humain, d’une vie sensée. Le problème du monde moderne et de l'homme moderne qui veut s’orienter dans ce monde est donc le problème de l’articulation de ces deux exigences, sans méconnaissance ni de l’une ni de l'autre. Le philosophe, selon Éric Weil, ne s'accommode ni de la solution abstraite du discours scientifique-technique, ni de la solution non moins abstraite du sentiment immédiat du sacré. Le philosophe pose le problème de l’orientation dans une réflexion qui reconnaît à la fois l'irréductible efficacité et utilité de la science et de la technique modernes et l'irréductible exigence de sens dont l’homme ne paraît ni pouvoir ni vouloir se passer. On ne saurait s’orienter dans le monde en méconnaissant la réalité telle que la connaît la science ; la négation imaginaire de la réalité conduit au désastre dans la réalité. Mais on ne saurait pas plus s’orienter dans le monde en ignorant la puissance tout aussi grande et aussi agissante dans la réalité, bien que d'un autre ordre, du sens. Ce n’est pas l’une des moindres leçons d’Éric Weil que de nous faire comprendre — dans sa Philosophie politique comme dans sa Logique de la Philosophie — que la plus grande violence se déchaîne précisément à partir de la révolte, du désespoir et de l’ennui résultant du sentiment de la perte de tout sens.
3. Orientation, action
9S’orienter, ce n’est pas simplement connaître la réalité et s’y adapter en la transformant, selon le modèle scientifique et technique ; ce n’est pas non plus se détourner d’elle ou la détruire, et, le regard tourné vers le passé, vouloir ressusciter une prétendue plénitude de sens qui aurait été perdue. Cependant, comme dans ces deux attitudes-ci, l’orientation philosophique se déploie sur le double plan de la théorie et de la pratique. L’orientation suppose un discours théorique qui saisisse ce qui est, un discours théorique qui ne prétende pas connaître la réalité à la manière des sciences positives, mais penser le monde, c’est-à-dire le concevoir comme une totalité sensée dans laquelle les hommes se trouvent compris, mais une totalité sensée toujours menacée d’éclatement, problématique, en crise. L'orientation suppose en même temps un discours pratique, un discours de la praxis, c’est-à-dire un discours qui pense l’action sensée et qui soit lui-même ipso-facto discours agissant, discours qui informe la réalité pour lui donner sens, pour lui donner forme de monde.
10Le discours théorique comme le discours pratique de l’orientation philosophique ont affaire à la réalité en tant que celle-ci est et doit être un monde, ce qui signifie qu’elle ne l’est pas tout simplement, que le monde n’est pas donné et achevé, mais toujours seulement en cours de réalisation, èn énergeïa L'orientation philosophique a affaire sur le plan théorique et sur le plan pratique au monde en tant qu’il est en crise, au monde en tant qu’il fait problème pour la pensée et pour l’action. S’orienter dans le monde, ce n’est donc pas chercher sa voie, frayer son chemin pour rejoindre son lieu naturel dans un monde déjà entièrement constitué. Si c'était le cas, le discours de l’orientation serait seulement et purement théorique, c’est-à-dire descriptif. Il suffirait de connaître le monde tel qu’il est et l’action ne serait que la simple application d’un savoir constitué, elle serait seulement une activité technique. Mais l'orientation philosophique est action au sens fort de praxis en même temps qu'elle est théorie. Elle est action en vue de la réalisation d'un monde sensé, et elle est action au cœur d’un monde qui n’est pas achevé, qui n’est jamais achevé : ce pour quoi la théorie n’est pas scientifique au sens des sciences positives, mais philosophique.
11Bref, et c’est bien là la leçon explicite d’Éric Weil, s’il doit y avoir une orientation de l’homme dans le monde, elle sera philosophique en un double sens. Elle sera d'une part la mise en œuvre d'une philosophie politique — d’une philosophie qui pense l'action raisonnable et « les structures essentielles de la vie en commun des hommes » (cf., PP, § 1 et 2) selon lesquelles se constitue le monde proprement humain et qui orientent toute action politique raisonnable. Elle sera d’autre part la mise en œuvre d'une philosophie théorique systématique, d’une philosophie qui pense le monde humain non seulement du point de vue de l’action, mais encore, plus profondément, du point de vue de la compréhensibilité de toute forme de l’humain pour toute forme de l’humain, quelque grande que soit la différence entre ces formes.
4. Diffraction du sens et dialogue
12Il est évidemment impossible — et il serait philosophiquement absurde — de vouloir présenter au cours d'un bref exposé une œuvre philosophique aussi importante et complexe que la Logique de la Philosophie d’Éric Weil, œuvre qui remplit, selon notre jugement, cette fonction de philosophie théorique fondamentale et systématique. Nous pouvons cependant dire quelques mots de son rôle dans l’orientation philosophique de l'homme dans le monde.
13L’idée fondamentale de la Logique de la Philosophie est la suivante : il est impossible de ramener tous les discours humains sur le monde et sur le sens du monde à un seul discours qui serait le discours absolu. De même que pour Aristote l’être se dit en plusieurs sens, de même pour Éric Weil le sens du monde se diffracte dans des discours tous partiels et irréductibles les uns aux autres. Pour le philosophe devenu conscient de l’irréductibilité des diverses figures concrètes du sens, ou si l’on préfère, des diverses figures de l’humain, mais qui sont toutes des figures de l’humain, et qui, à ce titre, sont toutes compréhensibles en droit, pour le philosophe donc se pose une double question : d’une part la question du lien entre toutes ces figures catégoriales du sens, d’autre part la question du choix qui est celui du philosophe de l’une de ces figures. Comment comprendre, comment prendre ensemble toutes ces figures ? Comment penser l'articulation de tous ces discours partiels et irréductibles en un discours systématique qui les comprenne et se comprenne ? Remarquons-le : la situation du philosophe est exactement la même que celle de l’homme qui veut s'orienter dans le monde. Il prend conscience des diverses possibilités fondamentales et il se demande comment elles sont possibles ensemble dans le même monde, tout en se posant la question du choix qui est le sien, d’un possible parmi d’autres.
14S’orienter, pour le philosophe, c’est comprendre que sa propre volonté de comprendre équivaut en même temps à l’exigence de développer le système de toutes les figures du sens et au refus de la violence qui est elle-même refus de comprendre l’autre et de se comprendre soi-même du point de vue de son autre. Alors que le violent ne connaît que son monde et exclut toute altérité, le philosophe tente, tout en reconnaissant l’altérité irréductible de l’autre, de penser les structures formelles de la compréhensibilité qui le relient aux autres au sein de la communauté ouverte constitutive de l'humain. On pourrait dire que le philosophe cherche à faire entrer en dialogue les diverses formes de l’humain, en sachant que le dialogue véritable est par définition inachevable puisqu’il met en rapport des libertés et que toute liberté est irréductible. Il y a plus d’une figure possible du sens et aucune ne peut s’imposer a priori, en raison, aux autres. Le dialogue est cette forme de relation entre les hommes qui respecte à la fois leur liberté et la recherche raisonnable, non violente, d’un discours commun qui puisse fonder leur communauté. Le système philosophique d’Éric Weil tente de concevoir cette communauté, au plus profond, en montrant que la liberté et la raison peuvent s’articuler sans que la raison absorbe la liberté — comme dans le modèle hégélien de la catégorie de l’absolu — et sans qu’inversement la liberté s’affirme par la négation de la raison — comme dans le modèle de la violence pure qu’illustre le type qu’Éric Weil décrit comme l’homme de l'œuvre —.
15L’idée que liberté et raison jouent entre deux limites, celle de leur identification dans l’absolu et celle de leur négation réciproque, cette idée est l'étoile polaire sur laquelle s'oriente le philosophe. C’est à partir d’elle qu’il tente de comprendre la crise du monde humain et c’est à elle qu’il revient pour comprendre que sa propre entreprise ne peut jamais arriver à terme.
5. Politique et morale
16On retrouve la même idée directrice et des analyses analogues sur le plan de la compréhension philosophique de l’action raisonnable, de l’action philosophique pourrait-on dire, de l’action qui vise la constitution et la conservation d'une organisation politique de la liberté selon la raison. Puisque les hommes vivent en commun dans une communauté politique, seule une philosophie politique peut leur permettre de s’orienter dans un monde en crise : une philosophie encore une fois, et non une théorie scientifique de la réalité sociale, parce qu’une telle description, aussi objective soit-elle, et parce qu’objective, ne peut nous indiquer ni le but à poursuivre, ni la valeur de ce but. Les sciences sociales sont des auxiliaires utiles, même indispensables à l’homme politique, à l’homme de l’action, mais elles ne peuvent concevoir par elles-mêmes ni le sens de l’action politique, ni ses problèmes fondamentaux, ni fonder l’autorité politique. Ce n’est pas un hasard si la Philosophie politique d’Éric Weil commence par une philosophie morale. Seul le principe de la morale formelle de l’universalité — « il a fallu l’effort de plus de vingt siècles avant que ce principe de la morale ait été énoncé dans sa pureté par Kant » (PP, § 7) — seul ce principe permet « d'assigner un but à l’action politique : l’avènement d’un monde où la raison inspire tous les êtres humains ».
17Mais il faut de plus penser les moyens effectifs, institutionnels de la réalisation de cette fin : ce sera l’affaire de la Philosophie politique qui dépasse la morale dans la mesure où elle est fondée sur elle pour la réaliser sur le plan de la communauté qui, en retour, rendra possible la vie morale de l’individu. Il nous importe ici de souligner encore une fois que c'est un principe formel de la raison et de la liberté, non un contenu concret et sacré, un être ou un événement, qui rend possible notre orientation. Un contenu absolu ne fonde pas une orientation : il impose simplement son ordre, il exige la soumission. A l’opposé, sans principe axiologique, l’action perdrait son étoile polaire pour n'être plus qu’une tactique sans stratégie et une stratégie sans but, c'est-à-dire une activité technique tournant à vide, aussi subtile et intelligente fût-elle.
18S’orienter, c'est donc d’abord comprendre le rôle fondateur du principe de la morale formelle — l’exigence d’une loi inconditionnée, d’un interdit fondateur : tout n’est pas humainement possible —, c'est ensuite comprendre la dialectique qui nous conduit de la morale à la politique et de la politique à la morale. Mais cela ne suffit pas. Il faut reconnaître la dimension propre de la réalité extérieure, naturelle. Les hommes doivent lutter contre la nature, c’est-à-dire travailler pour survivre. La société est l’organisation de cette lutte, d'autant plus efficace que la division sociale du travail et les inventions techniques constituent un mécanisme régi par la rationalité d'entendement. La Philosophie politique d’Éric Weil, prolongeant les analyses de Hegel, de Karl Marx, de Max Weber, nous permet de dégager les problèmes principaux que pose la société moderne et qu'elle ne peut résoudre à son propre plan : ce pourquoi elle conduit au-delà d’elle-même au plan de la politique proprement dite.
19La société libère l'individu du besoin immédiat, elle diminue progressivement la durée de son temps de travail, mais elle le laisse démuni sinon désemparé devant le vide du temps libéré. Bien plus, la rationalité mécaniste du travail impose à l’individu qu’il s’universalise — ce qui coïncide certes avec l’exigence de la morale formelle —, mais ne donne ni contenu ni sens à sa vie. L’individu n’a dans la société d’autre valeur que celle de sa fonction abstraite dans laquelle il est éminemment remplaçable. Au-delà de la lutte sociale, due à l’inégalité de valeur des fonctions et en vue d’une plus juste redistribution des richesses produites, l’individu demeure essentiellement insatisfait sur le plan de la société qui, en elle-même, bien que nécessaire, ne suffit pas, bien au contraire, à donner sens à la vie. Lorsque cette absence de sens affleure au sentiment et à la conscience sans se comprendre, elle s’exprime sous les espèces de l’ennui, du désespoir, de la révolte, et passe à l’acte de la violence gratuite et purement destructrice. Au politique donc de comprendre — et c’est au philosophe de faire comprendre de quoi il s’agit en politique et ainsi d’orienter — qu’il faut aussi une organisation raisonnable — un État — qui permette à l’individu d'accéder à une vie libre et sensée. C’est dire que, pour Éric Weil, la fonction politique, au-delà de la fonction de gestion de la société, est une fonction essentiellement éducatrice.
20Cela ne signifie pas que l'État posséderait le savoir concret de ce qu’est le sens et qu’il lui suffirait de le proposer sinon de l’imposer aux citoyens. Bien au contraire, éduquer, pour Éric Weil, c’est seulement conduire le sentiment de la relativité des sens concrets, voire le sentiment de l’absence de sens, à la conscience de soi et à la réflexion sur soi, à la volonté de comprendre et de se comprendre. L’éducation révèle à l'individu qu’il lui est possible de ne pas se satisfaire de son insatisfaction, de ne pas s’abandonner à l’ennui, au désespoir, à la révolte, à la violence ; qu’il lui est possible de se décider à poser la question du sens selon la raison, sur le plan du discours.
21Une telle décision serait la décision de l’individu à l'universel et exprimerait la reconnaissance de sa valeur. C'est cette reconnaissance de la valeur de l’universel — de la Loi — qui fonde selon Éric Weil, et la possibilité de la morale, et la possibilité de la politique raisonnable, et la possibilité de la philosophie systématique, bref la possibilité d’une orientation dans le monde humain.
Notes de bas de page
1 « La science et la civilisation moderne ou le sens de l'insensé », Essais et conférences, Paris, Plon, 1970, p. 295.
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