Chapitre VII. Éric Weil, lecteur de Hegel
p. 231-255
Texte intégral
1. Diversité des approches weiliennes de Hegel
1« La philosophie de Hegel est, jusqu’à nouvel ordre, la dernière des grandes philosophies. Elle est par conséquent la première philosophie contemporaine, en ce sens qu'elle n’a été remplacée par aucune autre [...]. Il n’est pas seulement moderne par le fait qu’il n’appartient pas à une époque que nous sentons comme révolue : il est contemporain, et sa philosophie parle encore de notre monde et ne parle pas tant à nous qu'elle nous parle de nous » (EC I, p. 127).
2Ces lignes sont extraites de la contribution d’Éric Weil au recueil publié en 1956 par M. Merleau-Ponty sur les philosophes célèbres. Elles pourraient faire croire à un hégélianisme inconditionnel comme celui de Kojève si elles n’étaient suivies d’une réserve inattendue après une telle déclaration : « C'est une toute autre question que de savoir si nous nous déclarons d’accord avec cette philosophie ».
3On pourrait donc, selon Éric Weil, reconnaître Hegel comme le philosophe exprimant et comprenant le monde qui est le nôtre — en somme se déclarer hégélien —, et admettre qu’on puisse à bon droit se poser la question de la validité de cette philosophie, qu’on puisse par conséquent la repousser pour la dépasser dans une philosophie nouvelle qui resterait à élaborer. Une telle attitude semble plus que paradoxale, contradictoire. Ne demande-t-elle pas au philosophe d’être à la fois hégélien et anti-hégélien ? De fait, les réactions suscitées par l’œuvre philosophique nouvelle qu’Éric Weil ne s’est pas contenté d’annoncer programmatiquement en 1956 puisqu’il l’avait déjà effectivement publiée, les réactions à la Logique de la Philosophie parue en 1950, témoignent de cette équivoque fondamentale. Par exemple Emmanuel Levinas, selon qui toute philosophie de la totalité est totalitaire en puissance — Totalité et infini, notons-le, paraît la même année que la Logique de la Philosophie — ne doute pas de l'hégélianisme de Weil. Dans un article de 1963, « la Trace de l’Autre » (En découvrant l’existence..., Vrin, 1967, p. 189), après avoir caractérisé la philosophie de type hégélien comme une réduction allergique de l’autre au même, il écrit : « L’un des plus profonds interprètes modernes de l’hégélianisme, Éric Weil, l'a admirablement exprimé dans sa Logique de la Philosophie en montrant comment chaque attitude de l’être raisonnable se mue en catégorie, c’est-à-dire se saisit dans une nouvelle attitude. Mais il pense, conformément à la tradition philosophique, que l’aboutissement est une catégorie résorbant toutes les attitudes ». Alexandre Kojève, en revanche, meilleur lecteur en l’occurrence, voit en cet aboutissement tout sauf un achèvement, un accomplissement hégélien. « Bon hégélien au départ » écrit-il dans sa Préface à la Mise à jour du système hégélien du savoir publiée dans Commentaire (1980, no 9, p. 132), Éric Weil « lui aussi s’est égaré au cours d'une route qui le mène on ne sait où ».
4Éric Weil s’est-il contenté de suivre la voie tracée par Hegel, comme le pense E. Levinas, comme le suggérait Jean Wahl qui tenait la Logique de la Philosophie pour une « Phénoménologie de l’Esprit 1950 » ? A-t-il au contraire voulu ouvrir une voie nouvelle, comme le déplorait A. Kojève ? Quelle que soit la réponse, ces questions signifient qu’Éric Weil n’aura pas seulement été un interprète des textes et de la pensée de Hegel, il aura aussi été un philosophe qui prolonge la pensée hégélienne en la conservant et en la critiquant à la fois.
5Éric Weil a été certainement l’un des acteurs principaux de la renaissance hégélienne en France, centrée sur le séminaire d’Alexandre Kojève de l’École des Hautes Études. Éric Weil arrive à Paris en 1933. Il a 29 ans. Il a soutenu cinq ans plus tôt, à Hambourg, sous la direction d’Ernst Cassirer, sa thèse allemande sur Pomponazzi — Des Pietro Pomponazzi Lehre von dem Menschen und von der Welt —. On peut penser qu’en d’autres temps il eût poursuivi en Allemagne ses travaux sur la Renaissance et sur l’histoire de l'astrologie, dans le cadre de l’Institut et de la Bibliothèque d’Aby Warburg alors installés à Hambourg, et dans l’esprit de Cassirer qui venait de publier Individuum und Kosmos, en 1927, dans l’esprit d’une tradition philosophique qui, pour l’essentiel, se réfère à Kant plutôt qu’à Hegel. Un mémoire sur Pic de la Mirandole et la critique de l’astrologie, dirigé par Alexandre Koyré, donne à Weil, en 1938, l’année où il obtient la nationalité française, le diplôme des Hautes Études et donc l'équivalence du Baccalauréat. Mais, bien qu'Éric Weil n’ait jamais cessé de méditer la philosophie de Kant — en témoignent les Problèmes Kantiens publiés en 1963 et 1972 —, ses années parisiennes semblent placées sous le signe dominant de Hegel. Il fréquente le séminaire de Kojève depuis 1933. Retour de captivité, il tient lui-même un séminaire aux Hautes Études sur la Philosophie du Droit. Il fonde et anime, en compagnie d'un autre lecteur de Hegel, Georges Bataille, la revue Critique. En 1950, il soutient ses thèses en Sorbonne : Hegel et l'État et la Logique de la Philosophie. Si Hegel et l’État porte manifestement et entièrement sur une part du système hégélien et affirme la vérité toujours actuelle de la philosophie politique de Hegel, la Logique de la Philosophie se réfère à Hegel plus en profondeur et de manière essentielle, fondamentale. Depuis lors, Éric Weil n’a pas cessé de re-penser Hegel. La suite de ses écrits garde la trace des séminaires, conférences, discussions, articles consacrés à la philosophie de Hegel, à son interprétation et à sa critique. Sa dernière sortie publique, deux mois avant sa mort, fut pour les journées de novembre 1976, à Poitiers, sur la philosophie du Droit de Hegel.
6A l’exception de Hegel et l’État (Vrin, 1950), ces études se trouvent dans les trois volumes d'Essais et Conférences (deux chez Plon, 1970-72, le troisième, posthume, chez Beauchesne, en 1982, sous le titre de Philosophie et Réalité). J’en rappelle les titres : « La morale de Hegel » (1955, Deucalion, EC I), « Hegel » (1956, in Les philosophes célèbres de Merleau-Ponty, EC I), « Hegel et nous » (1965, Urbino, PR), « La dialectique hégélienne » (1970, Marquette, PR), « Hegel et le concept de Révolution» (séminaire de Heidelberg, Archives de Philosophie, 1976, PR), « La Philosophie du Droit et la philosophie hégélienne de l’histoire » (1976, Poitiers, PUF 1979 et PR). Il faudrait ajouter à cette liste quelques recensions parues dans Critique (L’ensemble de ces textes vient d’être réuni en un volume, dans une traduction italienne, par Alberto Burgio, aux éditions Guerini de Milan, collection Socrates, sous le titre Hegel e lo stato).
7Mais, pour être complet, il faudrait ajouter bien d’autres textes dans lesquels la référence à Hegel, si elle n’est pas unique, est néanmoins essentielle. Ainsi « Pensée dialectique et politique » (EC I), les articles de l’Encyclopaedia Universalis (« Philosophie politique », « Pratique et praxis », « Raison »), l'exposé de 1963 à la Société française de Philosophie « Philosophie et réalité » et la discussion qui s’ensuivit, la conférence de 1969, à Nice, sur « La dialectique objective », enfin l'« Introduction » de la Logique de la Philosophie.
8Mais Hegel n’est pas seulement présent chez Weil comme peut l’être un objet d'étude, fût-il des plus importants. Il est présent encore comme peut l’être l’interlocuteur d’un dialogue, en position de sujet d’un discours toujours actuel, qui fait autorité, c’est-à-dire qui rend possible jusqu’à la critique qu’on lui adresse. Hegel est présent au discours d’Éric Weil d'une présence fondatrice. Cela est particulièrement visible, même quand le nom de Hegel n’apparaît pas, lorsque Weil réfléchit sur l’intention philosophique, sur la décision à la philosophie et sur la structure systématique du discours, sur la dialectique du discours et de la réalité, sur l’unité et la compréhension du monde.
9Ces textes sont de deux types. D’une part, ce sont des essais et des conférences dans lesquels le philosophe éducateur s’adresse à tout le monde, ou presque, dans une langue non technique pour poser directement des questions fondamentales : qu’entendre par liberté, par réalité, par contentement ? qu'est-ce qu’un monde sensé ? quel intérêt prenons-nous à l'histoire ? faut-il encore parler de morale ? comment penser le rapport de la morale et de la politique ? de l’individu et de l'État ? de la rationalité technique et de la raison philosophique ?
10D’autre part ce sont des textes qui constituent le système de la philosophie dans lequel toutes ces questions sont ordonnées selon la cohérence d'un discours qui veut comprendre tous les discours et lui-même : Logique de la Philosophie, Philosophie morale, Philosophie politique. Mais, qu’il s'agisse de l’un ou de l’autre de ces deux types de textes, toujours la référence à Hegel, parfois implicite, souvent explicite, s’avère fondamentale et fondatrice.
11Ainsi l'« Introduction » de la Logique de la Philosophie définit le problème constitutif du système d’Éric Weil en se référant au système de Hegel. Éric Weil prend acte du fait que l’individu peut se détourner, se désintéresser en connaissance de cause du discours absolument cohérent, voire se retourner avec violence contre lui, sans que celui-ci puisse rendre raison de ce geste. Le discours absolu, dont Hegel est le représentant historique adéquat, ne peut reconnaître ni le fait ni a fortiori le sens de la violence radicale qui s’exprime dans le refus du discours qui veut tout comprendre. Pire, la raison absolue n’a d’autre prise sur le violent que celle de la violence. Le violent tend en quelque sorte le miroir dans lequel le discours absolu pourrait reconnaître sa propre violence s'il était capable de se détacher de soi et de percevoir le jeu qui ne cesse de jouer entre raison et liberté. Mais il ne le fait pas, et c’est la prétention d’Éric Weil d’élaborer le système philosophique qui, sans renoncer à la raison, sans renoncer à l’idée hégélienne du système, saurait aussi reconnaître l’irréductibilité de la liberté à la raison et poser la question du sens de ce fait.
12On le voit, la référence à Hegel, dans sa double dimension d’assomption et de critique radicale, est essentielle, constitutive du système philosophique d'Éric Weil. En un sens qu’il faudrait préciser, le système weilien relève — hebt auf — le système hégélien. Hegel est présent au discours d’Éric Weil tout autrement que ne l’est un pôle extérieur de référence.
13D’autant plus nous faut-il distinguer deux modes d’approche de Hegel, l'un plus historique, l’autre plus systématique. Le premier se trouve dans les études consacrées à la sphère de l'Esprit Objectif — morale, politique, histoire — ; le second dans les études consacrées à la logique du système hégélien : d'une part à son commencement et sa fin et donc au rapport du discours à la finitude humaine, d’autre part à sa circularité, donc au rapport infini du discours à lui-même. Ce deuxième mode d’approche conduit à la relève critique du système hégélien par le système weilien — la Logique de la Philosophie — dans lequel — et ce serait un troisième mode d’approche et de saisie — Hegel est compris comme le représentant d'une catégorie philosophique irréductible, la catégorie de l'absolu. Comprendre Hegel revient alors à le situer à sa place, qui n’est pas l’ultime, dans l’ordre des catégories du discours.
14Bref, pour traiter complètement du rapport d’Éric Weil à Hegel, il faut suivre un parcours qui comporte trois étapes : 1) l’approche de Hegel, philosophe de l’Esprit Objectif ; 2) l'approche de Hegel, philosophe du système absolu ; 3) la situation de la catégorie de l'absolu dans la Logique de la Philosophie.
15Commençons par la première étape.
2. L’approche de Hegel philosophe de l’esprit objectif
16On connaît la thèse de Hegel et l'État dont la date de publication, cinq ans après l’écroulement du IIIe Reich, n'est pas sans signification. La philosophie hégélienne de l’État ne permet pas de justifier « cet État prussien qui a pu menacer — et plus que menacer — l’Europe pendant plus d’un siècle » (HE, 23). Si Hegel a pu voir en la Prusse de 1818 l’État nouveau qui réalise l’idée de l'État moderne, il n’est pour autant ni le père ni la référence philosophique de la politique de Frédéric-Guillaume IV, de Bismarck ou de Guillaume II, voire de Hitler. Au contraire. La philosophie hégélienne de l'État ne justifie ni la politique de puissance ni le pangermanisme, encore moins le totalitarisme nazi. Cependant, il s’agit d’une philosophie pour laquelle l’État est le divin sur terre. Encore faut-il entendre ce que l’expression veut dire. Éric Weil montre que, loin de signifier l’étatisme ou la statolâtrie, elle dit que l'État moderne est la réalité de l'idée morale, die Wirklichkeit der sittlichen Idee (Ph.D. § 257, HE, chap. III, pp. 43-54).
17Permettez-moi de souligner l’insistance d’Éric Weil à montrer que, pour Hegel, philosophe de la politique et de l’État, la morale — aussi bien la morale formelle pensée par Kant (cf. EC I, p. 143 ; PR, p. 131, 156) que la morale vivante et vécue, concrète, les mœurs — est un moment essentiel : sans morale et sans mœurs, la communauté politique s’effondre dans la violence de l'anarchie ou de la tyrannie, et de la révolte. Éric Weil écrit en 1955 en conclusion de son article sur « la morale de Hegel » : « Il y a une morale pour Hegel ; il y a pour lui une science philosophique de la morale. Et les deux sont indispensables, sans l’être au même degré ou au même titre. Dans une communauté saine, la vie morale se poursuit sainement et ne connaît pas de problèmes autres que ceux qui, par le devoir concret et déterminé, sont posés à l’individu à sa place dans le monde. Quand le monde est hors de ses gonds, quand la réflexion d’un côté, le sentimentalisme (sous quelque forme que ce soit, doucereux, révolté, nihiliste...) de l’autre, ébranlent les assises, non seulement de telle communauté, mais de toute communauté, de toute morale, seule la réflexion poussée à bout peut garantir les droits de la raison et de la liberté [...]. Hegel, pas plus qu'Aristote, n’a pas une morale à proposer aux hommes ; ce qu’il leur propose c’est de réaliser les conditions dans lesquelles une vie morale, une vie sensée, soit possible [...]. Mais la solution de ce problème n’incombe plus à la morale ; elle relève de la politique » (EC I, pp. 157-158).
18Inversement Éric Weil écrit à la fin de Hegel et l’État : « Nous savons ce qui manque à l’État pour qu’il soit vraiment ce qu’il prétend être : il doit être moral dans le jeu des forces internationales » (HE, p. 100). Morale et politique sont inséparables bien qu'elles ne se confondent pas. Le problème de la politique se pose à partir de la morale et le problème de la réalisation de la morale conduit à la politique.
19Réalité de l’idée morale, l’État selon Hegel est l’incarnation et l’organisation de la raison et de la liberté sur terre. Si Hegel ne confond pas cette organisation avec la simple sommation des volontés et des opinions individuelles, donc avec l’exercice du suffrage universel, c’est qu’il conçoit l’État comme le système concret des médiations de tous les intérêts particuliers et de l’intérêt général en une totalité qui puisse, en fin de compte, agir et s’exprimer tel un individu, dans la ponctualité d’une décision à la fois libre et raisonnable.
20Dans ses deux derniers essais, tous deux consacrés à la philosophie politique de Hegel, Éric Weil reprend les thèses de 1950. Hegel est bien le philosophe de l’État moderne et ce qui caractérise l’État moderne, c'est qu’en lui le principe chrétien-luthérien de la réalisation « de la justice et de la raison dans le monde et non dans un au-delà » (PR, p. 129) se réalise effectivement, pas seulement dans les consciences, mais bien dans le monde. Le principe chrétien-luthérien de la « sanctification du monde » (PR, p. 131, 143) « — on pourrait aussi bien dire, et Hegel le fait : rousseauiste-kantien — de la liberté infinie de l'être raisonnable » (PR, p. 134), ce principe s'incarne maintenant de manière concrète et l’État moderne est cette incarnation (cf. PR, p. 143).
21L’État moderne est l’État de la raison et de la liberté. Cela signifie qu’il articule et médiatise tous ses moments et toutes ses composantes et que, pour le dire du point de vue de l’individu, et donc du fini, que l’individu doit pouvoir s’y retrouver matériellement et moralement (cf. PR, p. 142). Les citoyens doivent pouvoir « se retrouver dans leur société et dans leur État [...] y reconnaître ce que veut leur propre raison, [...] s’y trou¬ ver satisfaits quant à l’essentiel de leur existence publique et privée » (PR, p. 140). L’individu n'est pas seulement raison, mais encore être de besoin et c’est comme tel, concrètement, qu'il cherche satisfaction et reconnaissance (cf. PR, pp. 132-133).
22L’État est moderne en tant qu'il est l'organisation de la satisfaction et de la reconnaissance de l’homme concret, raisonnable et fini. Il est moderne en tant que raison incarnée, « État des hommes libres », État de la liberté de tous et de chacun selon la raison, dans le respect de la valeur infinie de chaque individu fini. Cette prise en compte de la finitude se traduit tout particulièrement chez Hegel par la thématisation de la société du besoin et du travail, par la compréhension du caractère politique de l’économie et de la subordination de l’économie à l’État, donc par la reconnaissance de la nécessité d’une politique économique, « du droit et du devoir de l’État d’intervenir dans l’économie, dans l'administration de (la) fortune universelle » (HE, p. 93).
23Or le génie de Hegel, aux yeux de Weil, c’est d’avoir repéré dans l’analyse de la société civile deux traits qui permettent de saisir le problème essentiel de la politique moderne. D’une part, la division moderne du travail conduit à une abstraction de plus en plus grande du travail parcellaire (HE, pp. 90-91) de telle sorte que la machine puisse se substituer à l’homme. Le travail se déshumanise, « l’homme se trouve en face d’un mode de vie [...] contraire à la liberté ». Mais, ajoute Weil, « Hegel ne se contente pas de cette constatation, pourtant d'une portée immense pour le philosophe de la liberté de tous et de chacun » (HE, p. 91). Il voit encore, d’autre part, et plus profondément, que la société est telle qu’elle conduit à la « dureté absolue » (Ph.D, § 195) d’une dépendance et d’un dénument (Not) infinis pour une masse, une foule inorganique d’hommes. « Ce qui préoccupe Hegel, c’est avant tout l'apparition de cette foule, de cette masse, de cette populace qui garde envers l’État le point de vue du négatif, qui constitue un parti au sens propre du terme, une opposition non pas quant aux questions de détail de technique administrative, aux problèmes de personnes, mais quant au fondement de l’État même. Or, c’est le point décisif, la société produit nécessairement cette populace » (HE, p. 94), ce « prolétariat » (HE, p. 95). Si Hegel indique le problème fondamental de la société moderne pour l’État moderne, c’est qu’il en saisit le caractère structurel en montrant que les solutions que la société elle-même lui donne ne sont jamais que des expédients. « C’est ici que nous arrivons au centre de la conception hégélienne de l’État : ce tort qui est commis par la société constituée en pseudo-nature (en nécessité inconsciente), qui crée la négativité de la populace, ne peut pas être redressé par la société » parce qu'elle est « sans raison » (HE, pp. 95-96).
24A partir de là se conçoit que « telle société déterminée, en l’espèce la société anglaise, passe à la politique de colonisation, mais ensuite, avec l’industrialisation de toutes les nations la lutte commencera pour le marché mondial » (HE, p. 99). Hegel a clairement vu que la solution du problème ne peut se chercher qu'au delà de la société, soit dans la fuite en avant de « l’expansion infinie » qui aboutit au « conflit violent », soit dans « la crise sociale qui se termine par la disparition de l’État et de la nation en tant qu’autonome et indépendante » (HE, p.99), soit enfin dans le « règne de la raison, la satisfaction de tous dans et par l’État ». Hegel a posé le problème central, fondamental, essentiel qui est encore et toujours le nôtre (cf. PR, pp. 142-143 et PR, p. 162).
25Ce problème central est l’expression exacte sur le plan de l'économique et du politique d’une problématique ontologique — Weil y insiste moins dans Hegel et l’État qui analyse la Philosophie du Droit abstraction faite de la Logique, de manière tout à fait consciente (cf. HE, p. 7) — : la raison s’incarne dans l'empirie et dans l’élément du fini (cf. PR, p. 153). Il s’avère ici que cette incarnation ne va pas sans résistance et sans reste. Il est du réel qui résiste au concept, qui ne se laisse pas pleinement informer par lui, qui lui reste en quelque sorte extérieur. « Dans la Logique, Hegel est bien obligé de distinguer entre la Wirklichkeit et le Dasein, et de déclarer que le concept ne peut pas pénétrer l’écorce extérieure [...]. Le structuré est inépuisable. Il l’appelle schlechte Wirklichkeit, mais parce qu’il l’appelle schlechte, il n’en est pas moins réel » (PR, pp.49-50 — 1963 — ; cf. PR, p. 52). « Quand il s’agit de politique et d'histoire, il est impossible d’éliminer la nature, c’est-à-dire l’accidentel » (PR, p. 154 ; cf. PR, pp. 160-161) : « cet accidentel qui demeure inéliminable de tout ce qui appartient à la nature »). « Dans l’histoire, le fortuit, le hasard n’existent pas de manière à se laisser éliminer » (PR, p. 157).
26Aux yeux d’Éric Weil, la philosophie politique de Hegel demeure vivante, actuelle, vraie dans la mesure où l’idéal du savoir absolu ne lui fait pas méconnaître l’irréductibilité du fini et le jeu entre raison et liberté. C’est donc un Hegel plutôt kantien qu’Éric Weil découvre dans la Philosophie du Droit, un Hegel qui sait comme Kant mais aussi comme Aristote, faire la part du fait, du fortuit, de l’accidentel ; un Hegel qui conçoit le problème que pose au concept une extériorité radicale. On peut ajouter : Weil est lui-même hégélien dans la mesure où Hegel est ainsi compris. Si, comme nous le verrons, il y a deux Hegel pour Weil, ou plutôt deux faces du même Hegel, le philosophe du savoir absolu d'une part (de la Phénoménologie de l’Esprit, de la Logique, de l’Encyclopédie), le philosophe de l’État moderne et de l’histoire de l’État, de la Weltgeschichte d’autre part, c’est de ce dernier qui, selon Weil, est le plus proche de nous. Une philosophie politique aujourd’hui — et cela vaut pour l’œuvre publiée en 1955 sous ce titre, par Éric Weil — devrait nécessairement partir de la Philosophie du Droit de Hegel pour la prolonger et l’actualiser. En revanche, si la philosophie systématique aujourd’hui — en l’occurrence la Logique de la Philosophie publiée en 1950 — se réfère elle aussi à Hegel et à son système, c'est en un sens différent ; l’actualisation en ce cas, tout en restant un prolongement, est aussi une critique fondamentale de l’ontologie hégélienne et de son mode déductif de présentation, qui tendent à occulter ce que la philosophie du droit et de l'histoire problématisent : l’irréductibilité du fini, l’opiniâtreté du réel à résister à l’idée.
3. La question de la fin de l’histoire chez Hegel
27Mais avant d’exposer le rapport critique de Weil à Hegel sur le plan du système de la philosophie, il nous faut revenir encore une fois sur sa lecture de la Philosophie du Droit. Cette lecture soutient deux thèses principales. Selon la première, « la théorie hégélienne de l’État est correcte parce qu'elle analyse correctement l’État réel de son époque et de la nôtre » (HE, p. 71). Selon la deuxième, la philosophie hégélienne de l'État fonde une authentique philosophie de l’histoire, dans la mesure même où elle reconnaît le fait du fortuit et du fini dont le caractère inéliminable fonde la problématique centrale du politique. « Seule une philosophie du droit, des institutions, de l’organisation de la société et de l’État peut [...] fonder une histoire philosophique et une philosophie de l’histoire » (PR, p. 152 ; cf. PR, p. 147). Il peut y avoir une histoire, il doit y avoir une histoire pour autant que la raison ne peut s’incarner de manière absolue et définitive. L'histoire est bien histoire des figures de la réalisation de la raison, donc des formes de l’État, mais cette histoire n'est pas finie ; elle ne l’est pas pour Hegel lui-même.
28La thèse de Weil est à l’opposé de celle de Kojève. Tout le chapitre V de Hegel et l'État (pp. 72-104) peut être considéré comme une réfutation de celle-ci. « Il reste un problème, peut-être de tous les problèmes le plus inquiétant : si l'analyse hégélienne est correcte, ne tombe-t-elle pas, par là-même, sous le coup de la critique la plus grave, la plus décisive ? Si Hegel a dépeint, s’il a voulu dépeindre l’État en soi, l’idée de l’État, n’en découle-t-il pas que pour Hegel l’histoire est arrivée à son terme en produisant un État qui satisfait la raison, c’est-à-dire la volonté libre, qu’il n'y a donc plus rien à faire dans ce monde, que l’avenir ne peut être que continuation vide et ennuyeuse » (HE, pp. 72-73) ? Et Weil de poursuivre : « Il est certain que l'intérêt récemment pris (nous sommes en 1950) à la Phénoménologie de l'Esprit n’a pas été entièrement favorable à la compréhension de la pensée hégélienne [...]. On oublie trop facilement que la Phénoménologie a été achevée au moment de la bataille d’Iéna. L’« âme du monde » que Hegel à Iéna voit passer sous sa fenêtre, ce n’est pas encore le Napoléon de Tilsitt, le Napoléon d’Espagne, celui de Moscou — ce n’est surtout pas le Napoléon de Sainte-Hélène. Les faits ont suivi le cours que l’on sait : il serait inimaginable que l’homme pour lequel la lecture des journaux était la prière matinale de l'honnête homme moderne n'en eût pas pris note. Napoléon tombe, le plus haut point de l’histoire n’est pas atteint, l’Empire mondial de l’Esprit qui termine le développement de la Phénoménologie ne s’est pas réalisé » (HE, p. 73).
29Hegel tient compte des faits. Alors que Kojève, pour maintenir la vérité de l’idée hégélienne de l’État est conduit, au nom du savoir absolu, à donner tort aux faits et à arrêter l’histoire à la bataille d’Iéna, Weil entreprend de montrer que la Philosophie du Droit conduit Hegel à une philosophie de l’histoire qui comprend la possibilité et la nécessité indéterminée d’une nouvelle figure de l’État, partant d’une philosophie politique qui élève cette figure au concept. La Philosophie politique d'Éric Weil doit s’interpréter, à partir des analyses de Hegel et l'État, comme remplissant cette fonction.
30Weil insiste sur l’inachèvement essentiel de l’histoire selon Hegel. Cet inachèvement découle de la problématique centrale, non résolue, de la société et de l'État modernes. Hegel découvre — au sens fort — cette problématique et, par là-même, ne fait pas seulement la théorie de l’État, mais il agit en orientant l’action politique des futures fonctionnaires et gouvernants qu'il éduque. Faisant comprendre quels sont les vrais problèmes confiés à la raison et à la liberté des hommes, il ouvre la dimension de l’avenir, de l’action raisonnable, donc de l’histoire. Hegel « en a dit assez pour nous permettre de conclure. Car nous connaissons maintenant cette « taupe », cet « esprit inconscient », cette passion qui font que l’histoire ne s'arrête pas ; nous savons ce qui manque à l’État pour qu’il soit vraiment ce qu’il prétend être : il doit être moral dans le jeu des forces internationales ; il doit procurer à tous la satisfaction dans la reconnaissance, dans la sécurité, dans l’honneur ; il doit, donc il ne le fait pas. La réconciliation n’est pas réalisée entre les nations, elle n’est pas réalisée à l’intérieur des États » (HE, p. 100). La suite de ce texte esquisse l'avenir de la philosophie politique de Hegel tel qu'il peut être vu depuis le présent d’Éric Weil et de sa propre Philosophie politique : « A l’intérieur comme à l'extérieur, l’état de nature, l’état de violence dominent, et l'État national et souverain est incapable de résoudre les problèmes de l’humanité comme il ne parvient pas à résoudre les problèmes des hommes ». Il faut que l’État devienne plus fort que la société. Il faut aussi qu’il devienne plus fort que lui-même, que l’État national et souverain se dépasse dans un « État » mondial — le concept d’État changeant de sens, l’État n’ayant plus à se défendre du dehors —, et ainsi dépérisse en tant qu’État coercitif. Mais ce sont là des thèses de la Philosophie politique d’Éric Weil qui exigeraient quelques explications. Elles permettraient de saisir en quel sens Éric Weil non seulement comprend Hegel en le lisant et en l’interprétant, mais encore en quel sens il le comprend en le prolongeant.
31Bref, pour reprendre les célèbres métaphores, Weil rappelle que l’envol de la chouette est contemporaine du travail souterrain de la taupe, et que la compréhension du présent et du passé ne supprime pas l’action. « L’oiseau de Minerve commence son vol à la tombée de la nuit, il est vrai, et nous ne pouvons comprendre que ce qui est réellement présent ; mais puisqu'il est à Minerve et oiseau de la raison, il révèle le sens du passé et éclaire ainsi l’avenir, quoiqu’il ne permette pas de le prévoir, de le construire, de le prédéterminer : il en indique la problématique, celle du présent, de ce présent qui veut et qui, en voulant, se projette en avant » (PR, p. 129).
32Éric Weil, on le sait, a beaucoup écrit sur l’histoire et sur l'historiographie, sur la structuration catégoriale du sens de l’histoire et du récit historique. Son premier article en France, en 1934, « De l’intérêt que l’on prend à l'histoire », montre déjà que cette question est essentielle et qu'elle conduit le philosophe à la constitution du système de la philosophie. Nous pensons et nous constituons l'histoire à partir de notre présent, en nous tournant à la fois vers notre avenir ouvert et indéterminé, et vers notre passé pour nous comprendre à partir de lui. L’indétermination de l’avenir nous renvoie à notre liberté présente, à la responsabilité de nos choix. Mais le passé aussi ne se constitue qu’à partir de notre liberté au présent. Si nous comprenons notre présent à partir de notre passé, si comprendre le présent c’est toujours le comprendre comme la fin de l’histoire qui y mène, cette compréhension elle-même et le désir même de comprendre trouvent leur source dans le présent en tant que dirigé vers l’avenir. On retrouve chez Éric Weil des analyses semblables à celles de Bergson sur l’illusion rétrospective et le mouvement rétrograde du vrai. La compréhension par construction du présent à partir du passé, qui croit commencer par l’origine et saisir le procès d’un développement nécessaire, se fonde en fait sur une analyse régressive antérieure, du présent vers le passé et qui est l'œuvre d’une liberté présente s’interrogeant sur ses conditions nécessaires mais jamais suffisantes.
33Or Weil croit pouvoir dégager chez Hegel une double manière de penser l'histoire : à côté d’une exposition métaphysique, constructiviste, qui présente l’histoire comme la manifestation temporelle d’une raison-réalité éternelle, donc déjà constituée, Éric Weil décèle une conception de l’histoire authentique, « une philosophie de l'historiographie » et pas seulement une « métaphysique de l’histoire » (« Philosophie et histoire», 1953, EC I, p. 199) ; en d’autres termes, une philosophie qui conçoit l’histoire — l'histoire du passé à écrire et l’histoire de l’avenir à faire — comme une histoire de la liberté autant que comme une histoire de la raison.
34Éric Weil relève l’importance décisive, dans l’exposition hégélienne de la Weltgeschichte, des actes de liberté qui interrompent violemment le cours ancien des choses et instaurent un nouvel ordre. L’acte libre est au principe de l’histoire, que ce soit celui de l’acteur historique ou celui de l’historiographe qui se décide à la compréhension historique et philosophique de son passé et de son présent. « Le long chemin, le long travail de la liberté raisonnable, de la raison se réalisant en informant un monde donné qui, pour commencer, est opposé à elle et auquel elle s’oppose, ce chemin de son travail part d’un point où, par le miracle d’un acte initial et initiant, la raison, libre volonté de liberté, s’origine, s’engendre elle-même, se donne naissance, fille qui est sa propre mère. Il n'y a pas toujours eu droit de raison et de liberté ; et pourtant nous vivons sous un système de droit et de droits reconnus ; un acte créateur doit avoir fondé ce qui pour nous est devenu fondamental » (PR, p. 150). La philosophie hégélienne de l'histoire bute sans cesse sur le miracle des actes fondateurs accomplis par les héros et les grands hommes (HE, pp. 81-84 ; PR, pp. 135, 150-152, 163). Toute origine est miraculeuse parce qu'elle constitue une solution de continuité arbitraire, indéductible a priori.
35C’est pourquoi l'histoire est toujours récit, qui tente de donner sens, après coup, à une suite d’événements qu'elle considère signifiants, jusqu’à l’évènement qui ouvre le présent ; c'est pourquoi elle ne peut être une pure exposition des moments du concept qui se manifeste dans le temps. « C’est parce qu'elle a conduit au point où la liberté est pensée et voulue en tant que pensée que l’histoire [...] s'écrit en remontant le cours du temps, du pour-soi du concept à l'en-soi de la poussée aveugle. C’est à partir de là que se justifie philosophiquement la naissance quasi-miraculeuse (des) héros [...] dont l’apparition ne s’explique pas par recours à des causes antécédentes. C’est que ces hommes marquent les stations du chemin le long duquel nous remontons le cours de l’histoire : avant eux, il n'y avait que barbarie, pensée non consciente [...]. Aucune de ces étapes, de ces points qui font époque, ne se déduit de ce qui avait précédé, si nous parlons de déduction par cause et effet, au lieu de cette nécessité ontologique qui ne se révèle qu’à la fin. Les changements essentiels qui font se succéder les quatre empires sont autant de miracles aux yeux de celui qui s'en tient à l’ordre chronologique ; ils sont pour celui qui veut se penser lui-même à partir de ses origines, les traces de l’action libre de l’Esprit en marche vers la saisie de lui-même par lui-même et vers sa liberté absolue d'Esprit absolu » (PR, p. 163).
36Même le concept présent, l’idée de l’État moderne, à partir duquel Hegel peut concevoir l'histoire dont ce présent est la fin provisoire, même ce concept présent, cette auto-affirmation de la raison, repose encore sur l’événement initial, fondateur de la Révolution Française, sur l’acte du peuple libre, héros de l’État moderne. Mettant en rapport le « grandiose lever de soleil » qu’est l’événement de la Révolution Française et le moment crépusculaire où le présent se recueille dans le concept hégélien de l’État, Éric Weil écrit : « On n’exagérerait pas en déclarant que la philosophie de l’histoire politique, même celle de la pensée est conçue par Hegel en fonction de ce ‘moment de l’histoire du monde’ » (PR, p. 129). Certes l’histoire ne se pense qu’à partir du concept et, à la limite, elle tend à se penser comme histoire du concept, de la raison se réalisant ; il n’en reste pas moins que, plus profondément encore, elle tourne autour de l’événement fondateur, décisif, irréductible au concept, de l’acte miraculeux de la liberté, qui n’est jamais interprété, compris, justifié qu’après coup. Dans l’histoire, la liberté sauvage s’élève à la liberté raisonnable, mais en devenant raisonnable, elle demeure liberté.
37Pour Éric Weil lui-même, ce jeu de la liberté et de la raison constitue le problème central de la philosophie. La Logique de la Philosophie tente d’en saisir les différentes figures, en les ordonnant de manière systématique en fonction de l’idée du choix initial, philosophique, que la liberté peut faire de la raison. Mais Éric Weil trouve également ce jeu au cœur de la philosophie hégélienne du Droit et de l'histoire, et même au principe du système lorsque Hegel reprend de Fichte l’idée de l'Entschluss zum Denken. « Hegel [...] savait fort bien qu’une décision à la philosophie se trouve au départ de l’entreprise philosophique » (PR, p. 102). Encore faut-il préciser qu’« une telle décision » est « non point décision de la raison, mais à la raison ».
38Bref, Hegel a conçu dans sa philosophie du Droit et de l’histoire le problème que pose l’irréductibilité de la finitude à la raison ; il a reconnu ce qu’on pourrait appeler le primat de la liberté ; il a lui-même saisi « le concept d’histoire régressive » dont il a probablement, selon Weil, connu la présentation qu'en a faite Schiller dans un texte à la fois kantien et préhégélien, voire hégélien tout court, le texte de la leçon inaugurale de Iéna, en 1789 (cf. PR, pp. 165-166). Mais ce type de philosopher qui procède par analyse régressive se trouve recouvert, chez Hegel, par un mode d’exposition constructiviste, par synthèse progressive, qui refoule le premier. « Avec Schiller, il conçoit l’histoire comme le tribunal du monde [...] : ce n’est qu’une fois prononcé le jugement que le procès, maintenant décidé, montre ce qu’a été vraiment, substantiellement, tout ce qui avait précédé [...]. Mais d'un autre côté, Hegel a toujours montré une aversion presque passionnelle à l’égard de toute présentation analytico-régressive ; on peut se demander s’il ne lui aurait pas été extrêmement difficile d’admettre qu’en fait il avait obtenu ses résultats par la recherche des conditions nécessaires, route qu’il n’aurait quittée — et encore en apparence seulement — que pour présenter sous forme de déduction des résultats dus à la méthode opposée (ce sera le fond de la critique de J. von Stahl) » (PR, pp. 165-165).
4. Hegel philosophe du système de l’absolu
39Nous sommes arrivés au point à partir duquel nous pouvons comprendre l’interprétation et la critique du système hégélien par Weil. Mais ce serait une erreur de croire que Weil fait une sorte de tri, à la manière de Benedetto Croce, entre ce qui serait vivant et ce qui serait mort dans la philosophie de Hegel (cf. PR, p. 97). Ce que Weil critique dans le système, ce n'est pas la systématicité, c’est son mode d'effectuation constructiviste. A contrario, le système que Weil élabore procède par voie d’analyse régressive. S’agissant de Hegel, Weil ne choisit pas la philosophie du Droit et de l’histoire pour rejeter le système. Au contraire, pour Weil, le philosopher doit, comme chez Hegel, s’élever du plan de la compréhension de l’action politique et historique au plan de la compréhension de la compréhension, c'est-à-dire au plan du système qui pense tout et lui-même. « L’histoire politique [...] ne se transcende pas : (elle est) réalisation de la raison dans le domaine de l’accidentel et de la nécessité extérieure ; elle est, comme le souligne Hegel, histoire des conflits entre individus quasi naturels, dirigés par des individus naturels tout court, entre États déterminés [...]. Les passions, les intérêts, les craintes s'affrontent : nous sommes sur le plan de la nature, où retombent inévitablement les relations entre individus politico-historiques » (PR, pp. 154-5). Aussi la compréhension philosophique de l’histoire n’est-elle atteinte que sur le plan où les actes miraculeux de la liberté se laissent penser comme les actes de la raison qui s'actualise et se saisit elle-même. La volonté philosophique de comprendre, de tout comprendre, de se comprendre elle-même, conduit nécessairement du plan de l’Esprit Objectif au plan de l’Esprit absolu.
40Ce n’est donc pas l’élévation de la philosophie de l’histoire au système de la philosophie qui fait l’objet de la critique qu’Éric Weil adresse à Hegel. Sur ce point, il procède lui-même comme Hegel. Sa Philosophie morale et sa Philosophie politique aboutissent, elles, aussi au système de la philosophie qui les dépasse et les comprend. Ce dépassement se pense au sein même du système de la Logique de la Philosophie : la catégorie concrète de l’action, sur laquelle se fonde la Philosophie politique est dépassée par la catégorie formelle du sens, catégorie du sens de l'action et du sens de tout sens, en laquelle la Logique de la Philosophie se réfléchit.
41Weil ne met pas en question l’idée hégélienne de système, au contraire, et c’est peut-être bien là l’originalité d'Éric Weil dans notre époque : pour lui, comme pour Kant et pour Hegel, la philosophie est système ou n’est pas, et c'est le mérite inamissible de Hegel que de l’avoir compris et formulé avec la plus grande rigueur. La volonté philosophique de comprendre est volonté de tout comprendre, d’articuler en un discours cohérent et total toutes les compréhensions partielles et particulières, toutes les abstractions de la réalité ; et c’est par et dans cette volonté ainsi comprise que s’effectue la renonciation à la violence, le choix de la raison, qui fait la philosophie. Pour Weil comme pour Hegel, la violence réside dans l’unilatéralité d’un choix de valeur, d'une prise de position qui élimine ce qu'elle déclare inessentiel et explique tout à partir de ce qu'elle déclare essentiel, en refusant de se mettre elle-même en question et d’entrer dans le dialogue qui confronte tous les essentiels et les relève dans le système de leur articulation discursive. « Aux yeux de Hegel, c'est précisément la multiplicité de ces positions qui constitue le grand problème, le problème de la philosophie. Hegel veut être philosophe, et être philosophe pour lui, ce n’est pas construire un discours cohérent de plus, parmi tant d’autres discours cohérents, explicatifs, réducteurs, mais comprendre la réalité dans l’unité de la vérité » (EC I, p. 130).
42Hegel n’a pas seulement projeté le système, il l’a réalisé. En ce sens, il est le philosophe du monde moderne, comme Aristote est le philosophe du monde antique. Selon Weil, la philosophie de Hegel, comme celle d’Aristote « forme [...] ce qu’on pourrait appeler un nœud de l’histoire [...]. Il s’agit de points singuliers dans l'histoire dans lesquels les fils du passé se croisent et à partir desquels ils se séparent de nouveau, après avoir été — pour un instant ? pour toujours ? — ramassés, rassemblés, mis en ordre. Ces points et les grands ordonnateurs qui s’y tiennent apparaissent après les révolutions de la pensée et de la réalité, après Platon et la fin de la Cité antique, après Kant et la Révolution Française » (EC I, p. 128). Hegel est le philosophe de notre temps et si, après lui, son système s’est dissocié, si sa représentation de l’unité du monde et du discours s’est brisée, c'est que la négation, la négativité sont à l’œuvre, que la liberté agit au cœur de la réalité, que toujours à nouveau le discours humain reconstitue l’ordre du monde qui est son monde, et le défait en même temps, entre chaos et cosmos (LP, p. 110). Mais, même brisé, dissocié, le système hégélien reste la référence par rapport à laquelle se constitue toute pensée moderne, que ce soit par opposition, par rejet ou par malentendu. « En comprenant Hegel, dirions-nous, nous espérons mieux nous comprendre nous-mêmes » (PR, p. 95). La tâche de la philosophie telle que l’entend Weil est donc de « repenser Hegel », mais non de « réciter Hegel » ni « d'y voir le maître dont chaque parole serait sacrée » (PR, p. 103).
43« Repenser Hegel, ce serait [...] faire nôtre, pour la réfuter ensuite si cela se montrait nécessaire, la volonté hégélienne, cette volonté de constituer la philosophie en savoir absolu, comme unité se portant elle-même, comparable au monde qui est son propre fondement ou qui, plutôt, n’a pas besoin de fondement extérieur : en son unité, il s’explique en s’explicitant, à seule condition que la volonté de compréhension, d’auto-compréhension soit présente ; le monde est structuré, il est sensé, et structure et sens se révèlent dans le discours de la philosophie qui est savoir et qui révèle à la fin de son parcours-discours son propre début, auparavant non pensé explicitement » (PR, p. 103).
44On ne peut dire plus clairement que la critique radicale que Weil adresse au système hégélien résulte de la plus grande fidélité à l’exigence philosophique telle que Hegel l’a comprise et formulée. Weil se veut philosophe comme Hegel l'est et veut l'être. Peut-être est-ce là ce qui explique cet étonnant désintérêt manifesté à l’égard d'une grande œuvre philosophique contemporaine de la part d’une époque dominée par le refus horrifié du système et par l’idée que le philosophe doit s’engager, prendre position, prendre parti. Ce que Weil dit de Hegel vaut aussi pour lui-même : « Puisqu’il veut écouter tout le monde, il devient aux yeux de chacun traître à la bonne cause » (EC I, p. 130).
45Quelle est donc la critique que Weil adresse à Hegel ? Essentiellement, elle est une critique du « constructivisme », c’est-à-dire d’un mode d’exposition déductive par construction a priori, procédant selon la voie synthétique, des principes aux conséquences, de l'essence à l’existence. Cette critique se trouve déjà, selon Éric Weil, chez Schelling et Julius Stahl. « Schelling, ennemi acharné, et son seul grand disciple, Julius Stahl, ennemi compréhensif celui-là et qui ne voulait rien perdre de l’acquis hégélien, objectaient très tôt que Hegel n’avait déduit que ce qu'il avait obtenu par analyse positive de la réalité historique et naturelle » (PR, p. 105).
46En fait, en deça de Schelling, c’est l’esprit de la critique kantienne de la métaphysique qui inspire la critique weilienne du système hégélien. Le terme même de « constructivisme » renvoie à Kant et à l’examen par Kant des conditions qui légitiment une construction de concept, c’est-à-dire une Darstellung, une présentation, une réalisation a priori Si seule la construction mathématique du concept est légitime parce qu'elle objective un concept d'entendement, donc du fini, dans l’élément du sensible pur, dans la forme de l’espace et du temps (CRP, TP, p. 493), en revanche la construction métaphysique est illégitime et illusoire parce qu'elle prétend construire le concept de l’absolu, en identifiant son signifié et son référent, directement, sans recours à la forme sensible.
47Le terme de « constructivisme » correspond exactement à ce procédé qui engendre l’illusion transcendantale et qui se manifeste tout particulièrement dans la preuve ontologique, au cœur du dogmatisme métaphysique. Qu’est d’autre le système hégélien sinon le développement dialectique et total de la preuve ontologique, la déduction systématique du réel à partir du possible, du concret à partir de l’abstrait ? « La présentation hégélienne, qui va de l'abstrait au concret, au lieu de découvrir l’abstrait dans le concret pour montrer ensuite le concret de ce qui d’abord semblait abstraction, cette présentation par voie déductive, par construction de la richesse du monde concret dont elle prétend ne rien savoir en commençant, cette déduction fichtéenne n’est-elle pas en conflit avec la volonté de saisir le monde et de saisir la pensée réelle d’hommes réels dans un monde réel ? » (PR, p. 105).
48Selon Weil, kantien sur ce point essentiel, philosopher c’est partir des faits pour s’interroger, par voie d'analyse régressive, sur les conditions et le sens de ces faits, et de cette interrogation même. Vouloir procéder par la voie inverse de la synthèse constructiviste, c’est opérer une subreption en déplaçant indûment le point de départ du philosopher, en substituant le point de vue de Dieu à celui de l'homme que pourtant nous ne pouvons abandonner, même en pensée. « La pensée de Dieu d’avant la création du monde n’est-elle pas la pensée divine dans une conscience humaine, historique, située dans le monde, tout en étant pensée divine, c’est-à-dire, vraiment infinie ? » (PR, p. 105).
49Aux yeux de Weil, la volonté hégélienne de comprendre le réel à partir du possible témoigne de la méconnaissance de la finitude de l’homme, donc du statut humain du philosopher. Kant, dans la Critique de la Faculté de Juger (§ 76), l’a exposé en toute clarté. La finitude humaine s’exprime dans l'hétérogénéité irréductible de nos facultés : d’une part de la raison et de l’entendement, de la pensée de l’infini et de la connaissance du fini ; d’autre part de la pensée et de la sensibilité, du discours et de l'intuition, du signifié et du donné, du sens et du fait. Cette hétérogénéité interdit à jamais à l'entendement discursif fini de passer du possible au réel sans solution de continuité. Pour Weil, le système hégélien est grevé de cette hypothèque : la méconnaissance essentielle de la finitude. Certes Hegel n’ignore pas la dialectique du fini et de l’infini, mais aux yeux de Weil, la prétention même d’élever et de relever sans reste, de comprendre absolument le fini dans l’infini, trahit la méconnaissance puisqu’elle ignore l’irréductibilité du fait qui, pour être compris, n'en reste pas moins un fait extérieur à la pensée qui le comprend. Pour Hegel « le fini se connaît dès maintenant dans l’infini, et s’y connaît comme fini. L’ontologie est vraiment la pensée de Dieu d’avant la création du monde, d’avant la chute du concept dans la réalité empirique, dans ce Dasein qui est une des catégories les plus primitives, les plus pauvres, et pour cela celle d'une pensée qui ne s’est pas encore comprise dans sa toute-puissance » (PR, p. 103-104). Pour Weil, au contraire, le fini est irréductible à l’infini même s’il ne se pense que par rapport à l'infini pour se comprendre en lui. Le fini ne peut pas plus être relevé — aufgehoben — dans l’infini que l’existence dans le concept.
50Pour nous, êtres finis, la dialectique du fini et de l’infini, du particulier et de l’universel, de la réalité et du discours ne peut se résoudre dans l’absolu. Elle demeure inachevée, inachevable, tant que nous demeurons, tant que nous philosophons. Aussi peut-on, doit-on selon Weil, s’interroger sur la circularité du système hégélien. Si Hegel part du fini, de la conscience finie et s’il aboutit à la « théôria dans laquelle disparaît le langage en même temps que l’individu » (PR, p. 124), peut-il revenir à son point de départ ? « Le fini se comprend dans l'infini, cela est une vérité formelle, puisque le fini ne se voit lui-même comme tel qu’en s’opposant à l’infini ; mais le fini est-il retrouvé à la fin du parcours, et la Phénoménologie (ou, si l'on préfère, l’Introduction de l’Encyclopédie de Berlin) renaît-elle du système achevé ? » (PR, p. 105 ; cf. PR, p. 52 et PR, p. 124) Le point d’aboutissement ne devrait-il pas être le fini ? « N’est-ce pas le créé qui forme aussi bien le point de départ que le point d’arrivée de la philosophie, qui demeurerait quand bien même elle aboutirait à l’Absolu et à l’union (aristotélicienne) avec le Noûs, activité de l’être fini ? (PR, p. 124)
51Paradoxalement, Éric Weil suggère que c’est la méconnaissance de la finitude, par réduction absolue du fini à l’absolu, qui empêche le système hégélien de réaliser cette circularité qu’il promettait et qu’à juste titre il exigeait du discours philosophique. Seule une philosophie qui se sait philosophie de l’être fini, irréductiblement fini, peut réaliser le cercle du discours et revenir au fait de la finitude qui constitue son point de départ, la source dont elle jaillit sans cesse. Seule la reconnaissance de l’irréductibilité de la finitude permet de comprendre que le philosopher toujours recommence. Nous saisissons ici, dans la critique que Weil adresse à l’onto-logique hégélienne, l’idée d'un système philosophique de la finitude dont on peut gager que la Logique de la Philosophie est la mise en œuvre.
52La critique weilienne peut encore s’énoncer autrement : en méconnaissant l’irréductibilité du réel au possible, du fini à l’infini, Hegel a également méconnu l’irréductibilité de la liberté à la raison. Certes, à la suite de Fichte, il a conçu que la décision, le choix libre devaient être supposés au principe du discours. Mais il semble que Hegel n’ait guère thématisé l’arbitraire d’un tel choix, comme si le choix de la raison s’imposait, comme s’il n’y avait pas d'autre choix, comme si le rejet de la raison ne pouvait être que l’effet d’une ignorance involontaire, comme si le mal n’avait, pas plus que le fini, de consistance ontologique. D’où, aux yeux de Weil, la naïveté socratique de Hegel : « Avec une naïveté touchante, il a cru qu’il suffisait de dire aux hommes qu’en philosophie il s’agissait de comprendre [...] comprendre tout en son unité et à partir de cette unité » (EC I, pp. 131-132). Mais la possibilité d’un refus de comprendre ne retient guère son attention. Éric Weil en revanche, à la suite de Kant ou de Schelling, conçoit que la liberté ne se confond pas nécessairement avec la raison, qu'elle est capable du mal en connaissance de cause, qu'elle peut se détourner positivement de la raison, du discours, de la philosophie. La violence est une possibilité réelle, irréductible comme la finitude, de la liberté humaine.
5. Hegel compris dans la Logique de la philosophie
53Nous voici donc arrivés au point où nous devrions aborder la troisième étape de notre parcours, au point où Weil, interprète et critique de Hegel, se trouve devant la tâche proprement philosophique d’entreprendre à nouveau l’élaboration d’un discours philosophique fondé sur la volonté de tout comprendre et de conduire le discours jusqu’à la cohérence du système. Ce qui distingue la nouvelle entreprise de celle de Hegel, c’est sa conscience de la finitude irréductible du philosopher, même s’il s’agit pour le philosopher de se comprendre dans l’infini du discours systématique ; ou encore, c'est sa conscience du caractère arbitraire, injustifiable a priori, du choix philosophique de la raison ; ou enfin c'est sa reconnaissance de la non-identité radicale de la liberté et de la raison. Contrairement à la tradition socratique à laquelle Hegel appartient encore, Éric Weil, à la suite de Kant, reconnaît la radicalité du mal, le fait que l'homme n'est pas moins capable de violence que de raison. Pour Éric Weil, tout doit être repensé en fonction de ce fait transcendantal.
54Weil réalise cette entreprise dans sa Logique de la Philosophie. Il nous est évidemment impossible, au moment de conclure, de présenter même succinctement le système weilien. Retenons ceci : en reconnaissant que la liberté est irréductible à la raison, Weil reconnaît en même temps que la liberté prend figure en des attitudes diverses, elles-mêmes irréductibles les unes aux autres par le fait même qu'elles sont des figures de la liberté. Il en va de même des discours philosophiques dans lesquels ces attitudes peuvent vouloir se dire et se penser. D’où une double tâche pour le philosophe : 1) établir la table des types purs, des types idéaux des attitudes possibles et des catégories philosophiques (c’est-à-dire des discours) dans lesquelles les attitudes s’expriment ; 2) établir la médiation systématique des catégories, c’est-à-dire la logique selon laquelle articuler les catégories philosophiques, étant entendu que chaque catégorie repose sur un acte de liberté, sur le choix arbitraire d'une figuration déterminée et concrète du sens. Il s’ensuit qu’aucun développement immanent, par auto-explicitation, ne conduit, comme c’est le cas chez Hegel, d’une catégorie à l’autre. Il y a solution de continuité entre les catégories. Autrement dit : toutes les catégories ne se résorbent pas dans une catégorie finale qui soit totale.
55Le système weilien qui articule toutes les catégories n’est pas un discours absolu dont toutes les catégories ne seraient que des moments. Au contraire, dans la Logique de la Philosophie, l’idée d'un tel discours caractérise une catégorie parmi d’autres, la catégorie dite de l'absolu et dont Hegel est le représentant historique le plus adéquat. Fait remarquable, cette catégorie de l'absolu n’est pas l’ultime catégorie. Si elle ne peut être réfutée par la raison puisque toute réfutation ne ferait que conforter l’idée d'une raison absolue et conduire à sa réalisation, elle peut néanmoins être refusée par une liberté qui se détourne de la raison, elle peut être rejetée par la violence de l’homme qui se contente de faire, de réaliser son œuvre, sans discuter, sans désirer comprendre. D’autres catégories suivent donc la catégorie de l'absolu, selon un ordre logique et philosophique qui est celui d’un philosopher qui veut établir le système des actes irréductibles de la liberté et qui comprend que son projet même exclut qu’une catégorie finale vienne réduire les actes de la liberté à des déterminations internes de la raison absolue.
56Le système weilien ne réduit pas l’altérité à l’identité. S’il articule les diverses figures fondamentales, catégoriales, du sens, il ne les intègre pas dans une totalité homogène en son fond. Hegel peut concevoir que la totalité des médiations n’est que l’autre face d’une immédiateté pure, d’une ponctualité en laquelle le tout se concentre. Rien de tel chez Weil : la systématicité chez lui est toujours celle d'un jeu qui reste ouvert, qui ne peut se refermer sur l’unité immédiate, entre chaos et cosmos, entre identité et altérité.
57On pourrait montrer que cette forme de la systématicité ouverte, problématique, aporétique, n'est autre que la forme que Weil décèle à l’œuvre chez Kant pour qui la philosophie est « système de la liberté » (CRP, TP, p. 549) de l'être fini. La systématicité hégélienne, représentée par la catégorie de l'absolu, est comprise à l’intérieur d’un discours dont la systématicité est d'un autre ordre, kantien plutôt qu’hégélien.
58Il apparaît donc que le rapport de Weil à Hegel se thématise et se réfléchit au cœur même de la Logique de la Philosophie. Comprendre le site de la catégorie de l'absolu dans l'ordre des catégories, c'est comprendre comment Weil recueille, prolonge et critique l’idée hégélienne de la philosophie. Nous ne sommes pas entrés dans l'analyse précise de cette compréhension ; — il aurait fallu d'abord exposer les concepts spécifiques weiliens de catégorie, d’attitude, de reprise ; il aurait fallu examiner l'ordre linéaire selon lequel s’oriente le parcours du philosopher ; il aurait fallu examiner en même temps sa circularité ; bref, il aurait fallu exposer et analyser le système pour lui-même.
59Cependant cette compréhension critique de Hegel par Weil sur le plan du système est, nous l’avons vu, précédée d'une compréhension sur un plan plus historique. C’est pourquoi il faut, pour éviter tout malentendu, distinguer les modes d’approche. Il y a d’abord l’approche du philosophe-historien de la philosophie, interprète d’une part de la philosophie hégélienne du droit et de l'histoire, d’autre part de la logique et en général, de la structure dialectique et spéculative du système hégélien. Il y a ensuite l’approche du philosophe, non plus interprète d’une œuvre textuelle historique, mais auteur d'un discours systématique propre et qui conçoit un idéal-type, un discours pur, sui generis, pour se mesurer à lui comme à un modèle. Entre le discours idéal-typique de la catégorie de l'absolu, élaboré par le logicien de la philosophie, et le discours réellement tenu dans l'histoire par un philosophe nommé Hegel, les convergences sont grandes et nombreuses. Weil considère Hegel comme le représentant quasi-adéquat du type-idéal ; cela signifie que le discours de Hegel est largement dominé, structuré, constitué par la catégorie de l'absolu. Pour autant, d’autres catégories sont également présentes et actives dans son discours. Ainsi, dans la philosophie du Droit et de l’histoire affleure une conception de la liberté, de la violence et de la finitude que la catégorie de l'absolu ignore ou refoule. On peut trouver, on trouve chez Hegel des thèmes, des thèses, des orientations qui vont au-delà de la catégorie dominante de son discours.
60En ce sens, la philosophie de Hegel est plus complexe que la philosophie absolue de la catégorie de l’absolu laquelle correspondrait assez bien — ce serait du moins une hypothèse à examiner — à la philosophie de Hegel telle que la comprend Kojève. Éric Weil, pour sa part, prête plutôt attention au fait que la catégorie de l'absolu, bien que dominante, ne réussit pas à occulter chez Hegel la pensée moderne de la finitude, de la liberté, de la violence. Pour Éric Weil, le discours de Hegel n’est pas catégorialement homogène et, en ce sens, il est plus proche de nous que ne le serait le pur discours de la catégorie de l'absolu. Aussi Éric Weil repense-t-il la pensée hégélienne en tant qu'elle fait problème et qu'elle a affaire aux problèmes — kantiens, hégéliens — qui sont encore les nôtres. On pourrait dire que la relation de Weil à Hegel est herméneutique : ni celle d'un disciple qui, tel Kojève, ne veut que réexposer un discours reçu comme réponse définitive, ni celle d'un critique extrême — l’envers négatif de la répétition à la Kojève — qui renoncerait au discours cohérent, à la raison, à l’exigence du système. Éric Weil se retrouve dans Hegel autant que le système hégélien est situé et compris dans le système weilien.
61Plus précisément, Éric Weil retrouve chez Hegel la tension non résolue entre l'idée de l’absolu sur laquelle s’oriente le philosopher et le fait de la finitude qui conditionne l’entreprise du philosopher. Éric Weil, à son tour, tente d’élever l’aporie au concept, dans un discours qui soit systématique sans être réducteur. Que cette tentative puisse apparaître comme celle d’une conciliation de Hegel et de Kant, cela n’a rien de surprenant puisqu’Éric Weil reconnaît la présence fondatrice du même problème dans le discours de chacun, bien que dominé chez l’un par l’idée de l’absolu, chez l’autre par la pensée de la finitude. Ce n’est pas le moindre des paradoxes weiliens que son dialogue avec Hegel et avec Kant le conduise à repenser le lien qui unit en profondeur les deux philosophies, malgré la représentation reçue et convenue qui veut surtout les opposer. Ce lien de Kant et de Hegel est certes l’un des liens essentiels qui constituent le système weilien de la philosophie.
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