Chapitre VI. Absolu et sens dans la « logique de la philosophie »
p. 203-229
Texte intégral
1. Hegel ou le discours absolu
1Comprendre un discours philosophique nouveau, c'est, pour son lecteur, saisir sa différence par rapport au discours antérieur considéré comme le dernier, comme vrai jusqu’à nouvel ordre. En ce qui concerne la Logique de la Philosophie d’Éric Weil, c’est d’abord la rapporter au système hégélien qu'elle prétend dépasser. Mais, pour la Logique de la Philosophie, système qui veut se comprendre lui-même dans l’histoire de la philosophie, cette histoire est elle-même comprise dans la Logique ; le rapport à Hegel et à toute l’histoire de la philosophie est déjà intérieur : le discours hégélien — du moins sa catégorie pure — est un moment du discours total qu’est la Logique de la Philosophie. Comprenant en elle-même son rapport au système hégélien, la Logique ne peut être comprise si ce rapport est considéré de l'extérieur. Le lecteur doit avoir déjà rejoint le logicien de la philosophie, il doit avoir déjà fait le saut dans le nouveau système lui-même déjà posé comme vrai et légitime.
2Mais, pour le lecteur, c’est ce qui est en question. N’avons nous pas le droit de demander qu’on nous indique le chemin qui nous conduirait de ce que nous entendons par compréhension, par discours légitime et vrai (le discours de l'absolu) à ce qu’entend par là le logicien de la philosophie, quitte à découvrir plus tard que notre question subjectivement inévitable n’avait peut-être pas de sens ou ne se comprenait pas elle-même ? Pour le moment, nous ne comprenons pas ce que la Logique entend par « comprendre ».
3Toujours est-il que Hegel, lui, a satisfait à notre demande et a conduit toute figure de la conscience à sa vérité en soi et pour soi, à l’élément de la pensée et de la compréhension atteint au terme de la Phénoménologie de l’Esprit, rendant ainsi humainement possible le développement systématique du penser de l’absolu présenté dans l'Encyclopédie. Mais, nous dira-t-on, la Logique de la Philosophie est, elle aussi, précédée d'une introduction : il suffit de la lire. Certes, cette introduction nous montre que tout discours philosophique qui veut se comprendre est amené à se dépasser jusqu’à ce qu’il développe, en fin de compte, le discours absolu par lequel et en lequel tout est compris, et même le chemin qui a mené l'individu à la compréhension. Mais l’introduction ne s’arrête pas là : elle constate le fait de la révolte contre le discours absolu, révolte sans discours, et a fortiori sans discours philosophique, avec laquelle on ne peut discuter et qui reconnaît implicitement (c’est le logicien de la philosophie qui le reconnaît dans la révolte) le discours absolu comme le seul discours vrai et indiscutable en se contentant de faire, la vérité du discours étant dénuée d’intérêt, dénuée de sens.
4Mais si l’absolu est la compréhension achevée, la fin et l’origine à laquelle reviennent tous les discours partiels comme à leur fondement, si l’absolu est la totalité du discours qui pense la réalité comme réalité se pensant dans l’absolu, il n’est plus d’autre pour l’absolu. L’absolu ne peut être réfuté, critiqué, dépassé. L’absolu ne peut que tout comprendre et tout ne peut être que compris en lui. Il est le discours vrai, absolument légitime. La révolte, pure violence du faire, se dresse en vain contre lui : elle ne peut donner tort à l’absolu qui non seulement a raison, mais est la raison comprenant le tort de la révolte et l’inanité du pur fait devant le sens total, en la comprenant comme révolte de l’individu qui refuse de se nier comme individu et de s’élever à l’humanité, à la raison en l’homme. L’absolu comprend la révolte comme possibilité insensée de l’homme, de même qu’il se comprend comme possibilité sensée et comme aboutissement nécessaire du choix de la raison en l’homme, de la libre décision de penser et de penser tout en sa totalité, c’est-à-dire de mettre en question tout fait et tout discours, de pratiquer le scepticisme intégral qu’est le système de la philosophie. L’absolu comprend la révolte de l’individu en comprenant la nécessité de l’individualité dans le tout, et sa finitude, comme il comprend la nécessité de la contingence, bien que tout contignent ne soit pas, dans sa contingence de fait, absolument nécessaire. Il comprend parfaitement que l’homme reste toujours aussi violent, que ce n’est que le penser, la raison en lui qui sait l’absolu, que les hommes finis restent toujours entre la raison et la violence, dans la représentation ou dans l’action. L’absolu comprend parfaitement que la vie de l’homme n’est pas pleinement raisonnable parce que finie, bien qu'elle soit entièrement compréhensible et comprise dans l'absolu.
5La révolte n’apporte rien de neuf et n’a pas de sens par elle-même. Elle est pur fait, et pour le sens total, le fait est tort et déraison. Son tort est son seul sens, c’est-à-dire son non-sens pour et dans l’absolu. La révolte est l’expression, comprise dans l’absolu, de l’opiniâtreté du fini, du refus de la compréhension, du refus de ce qui est. Seul l’absolu est la vérité, l’être, le sens : il est le tout se comprenant.
6Il en résulte qu’un discours autre que celui de l’absolu est incompréhensible. On nous dira qu’il faut ajouter ; incompréhensible pour l'absolu. Nous l’accorderons, en rappelant que la restriction « pour » ne restreint rien, puisque tout discours, pour autant qu’il se veut entièrement compréhensif de tout et de lui-même, est conduit en fin de compte au discours absolu, seul discours légitime, et dont tout autre discours (antérieur) se révèle n’être qu'un moment, n’être discours que d’un aspect du tout. Le « pour l’absolu » ne désigne nullement une perspective relative ou contingente : il n’y a de vérité que pour et dans l’absolu qui est la vérité développée de toutes les perspectives. Dire qu’un discours autre que l’absolu, c’est-à-dire un discours non compris dans l’absolu, est incompréhensible ou impossible, c’est dire que tout discours vise la vérité et donc l’absolu, qu’il le sache ou non, et que seul l’absolu est le vrai. Le discours de l’absolu n’est pas vrai pour un sujet dont il serait la simple affirmation arbitraire ou la certitude. L’absolu n’est pas opinion, mais la négation de toute opinion, le système qui ne présuppose aucune thèse ni croyance, mais que pose l’acte même de la raison qui s’est librement déterminée à penser ce que tout parler veut dire, à dire ce qui est pensé au fond de tout dire. L’absolu comprend que le dire n'est pas encore compris tant que le tout du discours n’est pas pensé et que n'est pas dit tout ce qui peut être dit en vérité ; c'est pourquoi l’absolu comprend que l’individu n’atteint la vérité qu’en niant l’individu et en posant le Soi véritable : le discours.
2. Éric Weil ou le système non hégélien du sens
7« La violence est-elle moins violence pour moi parce qu'elle est violence comprise » s’écrie l’homme révolté. « Pour nous, la question de l’homme révolté contre le savoir absolu n’est pas dénuée de sens »1. Non pas qu’Éric Weil reconnaisse à la révolte le sens que lui donne l'absolu, à savoir le tort du fini qui veut maintenir sa finitude. Il ne donne pas tort à la révolte, mais lui découvre un autre sens, qu’on pourrait appler positif. Pour l'absolu, le sens purement négatif de la révolte est son non-sens dans l’absolu sans lequel la révolte n’aurait pas de sens. Éric Weil reconnaît cette thèse, mais pour lui la révolte montre son sens hors de l’absolu. Si l’absolu ne voit pas le sens positif de la révolte, c’est qu’il ne voit pas son propre sens. Il ne se montre pas non plus à la révolte elle-même (sinon elle ne serait plus révolte puisqu’elle aurait trouvé un sens). Le sens et de l’absolu et de la révolte ne se montre qu’au logicien de la philosophie, pour qui absolu et révolte sont déjà dépassés, pour qui ce qui importe n'est pas ce que le discours absolu dit ou que la révolte crie ou fait, mais le sens qu’a ce dire et ce faire, auquel dire et faire renvoient, que dire et faire indiquent, mais seulement aux yeux de celui qui cherche le sens au-delà en deçà du dit et du fait.
8La Logique de la Philosophie pose, présup-pose, non un autre sens, mais une autre compréhension du sens, non identifiable au discours total de la réalité qui dit le fait de sorte que fait et dit, être et pensée soient le même dans la totalité une et différenciée du discours absolu. Pour qui l'absolu est système de la vérité, la Logique de la Philosophie apparaît comme arbitraire ; elle ne se présente pas dans son dépassement de l’absolu, mais en l'ayant déjà dépassé. Autrement dit, la Logique dans laquelle l’absolu a été dépassé et compris présuppose son aboutissement, sa compréhension du sens (abstraction faite de la sagesse, vie dans la vue du sens, qui n’ajoute rien de notre point de vue, la sagesse n’appartenant pas en propre à la philosophie, mais à toute vie dans la vue du sens, quel que soit le sens vu et vécu) qui n’est pas plus origine que fin, mais plutôt ce qui toujours est présent et jamais épuisé dans toute attitude humaine, dans tout discours, fondement de la compréhensibilité de toute attitude et de tout discours, fait dernier auquel ramène la compréhension de cette compréhensibilité. Le Sens est la forme de la Logique de la Philosophie, la catégorie dans et sur fond de laquelle elle voit toute attitude-catégorie déterminée et elle-même. La révolte (l’œuvre) ne pouvait être prise au sérieux comme « non dénuée de sens » ni par l’absolu, ni par la révolte elle-même ; même le passage de la Vérité à l’Absolu n’est pas hégélien.
9Si chez Hegel le développement des catégories ontologiques (de l'Etre à l’Idée) et des systèmes philosophiques correspondants (de Parménide à Hegel) est auto-détermination de la Vérité en son discours, pour Éric Weil la succession des catégories philosophiques (des fonctions de l’unité du sens déterminé) est celle des ruptures discontinues, la catégorie antérieure étant la condition de la catégorie postérieure, celle-ci étant le refus de la précédente, l’affirmation d’un sens déterminé nouveau. La différence réside en ce que pour Hegel (la philosophie de l’absolu) le sens est l’absolu, en ce que pour Éric Weil (la philosophie du sens) l’absolu n'est pas à lui seul tout le sens, mais seulement un sens déterminé qui ne se comprend pas comme tel, qui ne voit pas le sens justement parce qu’il le confond avec l'absolu, avec la vérité développée de l’être. Le sens est présent dans toute la Logique de la Philosophie, irréductible à toute attitude-catégorie comprise, même si le sens lui-même ne devient visible au lecteur qu’à partir du dépassement de l’absolu. Si la vérité aussi est présente dans toute catégorie onto-logique du système hégélien, elle est la totalité de toutes les catégories, alors que dans la Logique de la Philosophie, la totalité des sens déterminés ne forme pas un sens total et un, déterminé, parce que les catégories, les unités de sens sont irréductibles : le sens est présent partout comme fond de toute attitude-catégorie, et ce fond est le sens formel, saisi à la fin de la Logique et présupposé par elle, dont nul discours ne peut dire le contenu déterminé sans développer un sens particulier.
10La Logique de la Philosophie ne nous conduit ni de l’absolu au sens — en passant par la révolte (l’œuvre, le fini) et la synthèse pratique et inachevée de l'absolu et de la révolte qu’est l’action —, ni de la vérité à l’absolu. Elle nous demande de l’entendre sans qu'elle puisse se justifier avant que le cercle de son discours ne soit parcouru. Elle affirme le sens formel qui rend visible la description et la compréhension des sens déterminés fondamentaux (irréductibles) ; la compréhension et la description de tous les sens déterminés fondamentaux se comprend comme affirmation du sens formel, fond de tout sens. La Logique présuppose le sens et l’affirmation du sens présuppose la Logique, la description de tous les sens déterminés en lesquels le sens est présent comme déterminé. Le sens formel n’est présent que dans les sens déterminés que la Logique décrit et comprend, mais elle ne peut décrire et comprendre comme elle le fait que dans la perspective du sens tel qu'elle l’affirme. Elle ne discute à proprement parler aucun discours, n’en justifie aucun comme absolu, elle ne les confronte pas à un savoir de l’être qui serait le sien ; elle ne possède pas, elle n’est pas un savoir de la réalité en elle-même ; elle décrit et comprend les discours humains et les attitudes qu'ils recouvrent, comme des expressions déterminées et sensées, comme des affirmations irréductibles dont elle présente un exposé exhaustif et dont l’irréductibilité même, le fait qu’ils ne puissent être ramenés à un discours fondamental qui saurait la vérité de l'être, pose la Logique de la Philosophie comme le seul discours compréhensif de tout discours et de lui-même, comme le seul discours justifié. Mais c'est en tant que telle que la Logique de la Philosophie peut paraître arbitraire, comme pure affirmation de ce qu'elle appelle le sens, dans la mesure où le sens n’est pas l’absolu, dont la justification était la négation de toute présupposition et par là l’auto-développement du savoir de l’être.
3. La question de l’accès à la Logique de la philosophie
11Il semble que notre question n’ait pas de prise sur la Logique et que nous n’ayons guère avancé. Pourtant ce résultat négatif montre un double accord entre notre question et la Logique.
12D’une part, pour la Logique comme pour nous, la révolte ne réfute pas au sens strict l’absolu, elle n’en démontre pas la non-vérité ; car la révolte n'est pas discours, ni discussion, ni démonstration, mais révolte vécue qui refuse et rejette de soi, hors de la vie et de son sens, la vérité du discours absolu. Elle refuse l’absolu, non parce qu’il ne serait pas la vérité développée, mais parce qu’il l’est et que la vérité (développée ou non) n'a pas de sens pour l’homme révolté. La vérité développée, l’absolu, le discours de l’être, est le non-sens pour cet homme qui voit (sans le dire et sans se le dire) que le sens, que la vie est ailleurs.
13D’autre part, pour la Logique comme pour nous, l’absolu ne voit dans cette révolte qu’incompréhension de la vérité, qui consiste à ne pas voir que le sens est l’absolu et que seul l’absolu est sens. Si l’homme veut saisir le sens de quoi que ce soit et de tout, il aboutit en dernière instance à l'absolu comme sujet pour lequel il y a sens, comme sujet qui comprend et pense toute réalité et tout sens dans leur identité.
14Seulement, ce qui nous sépare de la Logique c’est qu'elle n'en reste pas là, sans pour autant qu'elle nie ce qui nous accorde. Elle voit le fait que, d’une part, pour l’homme révolté la vérité n’est pas le sens, que d’autre part pour l’absolu, la révolte est incompréhension de l’absolu (c'est-à-dire que pour l’absolu la vérité est à elle-même son sens). La Logique ajoute que, pour elle, la révolte n’est pas dénuée de sens, que donc la vérité développée n’est pas tout le sens ; et tout en comprenant la cohérence de l’absolu parlant de la révolte, elle en affirme la cécité à l’égard du sens de la révolte ; elle refuse l’identité de la vérité et du sens. Pour la Logique, la « compréhension » de la révolte par l’absolu est une reprise : ce qui pour l’un est acte de comprendre est pour l’autre acte de reprendre, d'être aveugle à la nouveauté et de réduire l’autre au même. De ce fait, la question que nous adressions à la Logique est elle-même définie, située et comprise dans la Logique comme volonté de reprise de la Logique (du sens) par l’absolu, comme cécité à son égard, comme question cohérente et sensée à l’intérieur d’un discours particulier (pour la Logique) mais qui ne comprend pas son sens visible seulement pour le logicien de la philosophie. Sans le savoir, notre question présuppose sa réponse qui ne peut être, si la question doit rester cohérente, que la répétition de l’absolu. Notre question nous empêche, en son principe, de voir la Logique de la Philosophie et de la comprendre, ayant déjà posé que seul l’absolu comprend.
15Certes, le jugement du logicien sur notre question, nous pouvons le lui retourner : ce qui est reprise pour lui (reprise inconsciente d’elle-même puisqu’elle ne possède pas le concept de reprise directement fondé sur la catégorie du sens qui caractérise la « nouveauté » de la Logique de la Philosophie) correspond pour nous à la prétention de la Logique à avoir dépassé l’absolu, prétention qui nous parait illégitime puisque l’absolu est lui-même la totalité indépassable des dépassements de tous les discours partiels (de toutes les reprises de l’absolu). Que pour elle nous opérions une reprise signifie pour nous qu'elle outre-passe la vérité et que son discours est illégitime.
16Il semble bien que nous soyons devant un choix, indécidable pour un troisième homme qui ne penserait ni dans l’absolu ni en fonction du sens, devant une opposition inconciliable de deux affirmations arbitraires l’une pour l’autre. Or, nous devons bien l’avouer, tel n’est pas le cas. Car l’hypothèse d'un troisième homme qui ne serait situé dans aucun des deux discours en question est, ou bien l’hypothèse d’un homme sans discours ou possédant un discours partiel, et qui devrait donc parcourir d’abord la série des discours partiels que l’absolu et le sens comprennent, ou bien l’hypothèse d’un homme ayant un discours systématique qui comprendrait et l’absolu et le sens, que ni l’absolu ni la Logique ne comprendraient : mais nous ne connaissons pas un tel discours. Nous ne pouvons donc pas réfléchir et sur l’absolu et sur la Logique ; nous nous tenons nécessairement dans l’un ou dans l’autre, à moins que nous ne soyons encore parvenus ni à l’un ni à l’autre. C’est dire que l’opposition n’est pas équilibrée parce que l'un des termes en se posant ignore l’autre (en le réduisant à soi dans la reprise) alors que l’autre voit son autre et lui-même. Ou bien, nous tenant dans l’absolu, nous ne ferons que le répéter et ignorer la Logique en la reprenant, mais alors notre présente question est tout à fait absurde puisqu’elle pose et nie à la fois un discours nouveau et autre ; ou bien nous sommes déjà entrés dans la Logique de la Philosophie, soit que nous commencions par l’affirmation du sens, soit que nous commencions par le commencement qui nous montre que la vérité apparaît comme non-sens.
17Notre question pose un sens autre que l'absolu, mais elle n’a pas de sens pour elle-même si elle se pose dans le discours de l’absolu. La réponse précédait la question. Mais elle avait un sens pour le logicien de la philosophie qui comprenait en elle l’aveuglement de la reprise, l'aveuglement de l'absolu réduisant l'attitude de l'homme révolté contre la vérité absolue à l’attitude de l’homme d’avant l’absolu. Si nous posons la question de l’accession à la Logique de la Philosophie, c’est que déjà nous ne sommes plus dans l’absolu, même si nous ne savons pas encore comme la Logique nous comprend. Il nous reste à entendre la Logique et à découvrir que, à moins de vouloir répéter l’absolu, notre question présuppose la Logique, se situe en elle : à opérer une sorte de réflexion transcendantale qui ramène les questions adressées à la Logique aux catégories-attitudes de cette même Logique qui en sont la source. La Logique elle-même comprend toute question à elle adressée en y décelant la reprise, en y décelant la compréhension quand la question se pose à partir de la vue du sens. Pour nous, il s’agit de saisir la différence entre la vérité et le sens, de comprendre le sens de la vérité.
4. Compréhension absolue et compréhension relative au sujet fini
18Si la vérité est vérité en tant qu'elle l’est pour elle-même, si l’absolu est pour lui-même, et si pour lui-même l’absolu n’est pas un point de vue (que le « pour » semble exprimer) mais est l'absolu en soi et pour soi, c’est que l’absolu est l’identité non immédiate, mais développée, c’est-à-dire dialectique et spéculative, de l’être et du discours, du sujet et de l’objet, du concept et de la réalité, de la totalité une de toutes les médiations ; c'est qu’il est le discours de l’absolu, par lui-même et pour lui-même sur lui-même, tel que « de », « par », « pour », « sur » n’indiquent plus aucune altérité, mais ne soient que des aspects isolables par abstraction de l’absolu lui-même et de sa médiation. Aussi, l’absolu n’est-il relatif à rien de particulier puisqu’il est la totalité. Son être en soi est d’être en soi pour soi, et il l’est pour soi. Que l'absolu soit pour soi n’en permet pas une interprétation relativiste ; au contraire, le pour soi de l’absolu est la négation de toute relativité par rapport à un sujet ou un objet particuliers. Il n’y a pas de point de vue de l’absolu.
19Pour l’absolu, comprendre c’est dire, dire ce qui est dit au fond de tout dit, c’est dépasser le sens apparent (celui qu’on voulait dire) pour la vérité du dit ; tout dire partiel, par exemple une proposition, indique son sens hors de lui-même au fond de lui-même et ce fond renvoie à la totalité du discours en deçà au-delà de toute apparence et de tout fond. Le mouvement de renvoi du sens n'est pas indéfini : il s’achève. Nulle proposition ne dit tout totalement et explicitement, mais le tout du discours y est implicitement présent. Aussi le sens n’est atteint que dans la totalité explicite de son mouvement de renvoi, dans la saisie du concept, véritable infini qui se saisit lui-même comme sa propre réflexion en lui-même. Le sens de tout discours partiel est le sens total, le concept, non plus concept d’autre chose (représentation) mais concept de soi dans son mouvement de médiation, sens développé en sa vérité. Comprendre, c’est l’acte du concept se pensant lui-même, c’est tout comprendre dans le concept, dans la totalité achevée et infinie de la vérité développée discursivement2. Le chemin de la découverte du sens est développement-intériorisation du discours partiel, Aufhebung du fini — de l’objet fini sur lequel porte le discours et du sujet fini qui croit tenir ce discours — dans l’infini du discours de l’absolu. Au terme de ce mouvement, dans la totalité de ce mouvement est la compréhension, le discours absolu se réfléchissant en lui-même, l’identité différenciée du fait et du sens dans le concept. L’identité de la vérité et du sens exprime l’identité du sujet et de l’objet dans l’absolu et la négation de la finitude d’un sujet et d’un objet liés au discours mais extérieurs à lui.
20La Logique de la Philosophie distingue Vérité développée et Sens, et ce en trouvant un sens à la révolte contre l’absolu, donc en trouvant à l’absolu lui-même un sens qui n’est pas celui en lequel il se comprend. Si la révolte a un sens, l’absolu a un sens autre que l'absolu, l'absolu ne saisit pas son « véritable » sens : il ne se comprend pas lui-même. Le sujet auquel apparaît le sens est distinct du sens, n’est pas par rapport au sens comme l’absolu-sujet par rapport à lui-même.
21Il y a sens pour un sujet. Qui est-il ? En dernière instance, le logicien de la philosophie. Si l’homme révolté vit le non-sens (pour lui) de l’absolu, le sens de l'absolu ne lui apparaît pas positivement, précisément parce qu’il en vit le non-sens et qu'il n’a pas de discours en lequel le sens pourrait lui apparaître. Il ne saisit pas non plus son propre sens, occupé qu'il est de vivre et de faire. Sans le logicien de la philosophie, il n’eût pu être question du sens de l’absolu distinct de la vérité, ni du sens de la révolte de l’œuvre qui ne se dit pas. Le sens est pour un sujet, il n’est plus l’en soi, le contenu développé du discours qui à la limite est l'identité de l’en soi et du pour soi. Le sens distinct du concept, bien que présent dans le discours, renvoie du discours soit à une réalité-objet (non une réalité en soi) que le discours veut dire, soit à un sujet qui tient le discours, par lequel la réalité apparaît comme un objet de discours, sujet, objet, contenu du discours et sens étant séparés et liés. Mais, si le discours renvoie hors de lui comme à son sens, le sens n’est pas plus présent-donné dans le fait qui apparaît au discours que dans le sujet qui parle. Le fait, le monde dont le discours parle, parce que le sens y apparaît, renvoie le sujet à son discours et à lui-même, comme le sens présent dans le sujet renvoie celui-ci à son monde, au fait qui se présente dans le discours, de sorte que monde, sujet, discours ne sont pas hors du sens, ni le sens hors du monde, du sujet ou du discours, de sorte que le sens est présent et nulle part donné comme un en soi connaissable, si ce n’est qu’il est précisément présent dans le jeu du renvoi où le sens se montre sans se laisser saisir de manière totalement déterminée (puisque déterminer quel est le sens, c’est dire un sens particulier en ignorant les autres sens déterminés ou en s’y opposant).
22Le discours de l’absolu a éclaté en deux moments : la vérité et le sens. La vérité caractérise le contenu du discours et sa cohérence ; le sens se reflète dans le discours, y apparaît pour renvoyer au-dehors et ne renvoie au dehors qu’en y apparaissant. Il y a le discours et son sens, jeu entre le monde et l'homme dans le langage, de sorte que le sens ne puisse s’enfermer dans le discours. Par le discours, l’homme veut dire le sens dans la réalité. Mais parce qu’il y a un autre de l’homme, un autre du monde, un autre du discours, le sens est partout et nulle part en particulier, présent et absent, remplissable et déterminable de diverses manières dont aucune n’est absolue. Le sens joue dans ce mouvement de transcendance immanent au monde, à l’homme, au discours.
23Le discours est tenu par et sur, bien que de lui-même, en son essence, il vise la négation de ce par et de ce sur. Dans l’absolu, le contenu du discours est à la fois la réalité et le concept qui ne sont plus extérieurs : leur identité est la vérité en soi et pour soi identique au sens. Si le sujet du discours n’en est plus l’unité pour soi de sa forme et de son contenu mais seulement sa source, si le discours est tenu par l’homme, alors le contenu absolu est brisé en deux moments dont la réunion ne reconstituera plus l'absolu : le fait et le sens qui apparaissent et se lient dans le discours. Le fait ne peut être dit que dans la visée de son sens, bien que ni le fait, ni le sens ne se confondent avec le dit, c’est-à-dire avec la représentation du fait (alors que dans l'absolu ils sont identiques) et le sens ne s’indique que dans l’apparition du fait lorsque l'homme parle.
24La compréhension onto-théologique du discours et du sens comme concept cède la place à une compréhension anthropologique du discours et du sens qui dissocie le concept en représentation et sens. Cette dissociation devient claire avec la description de la révolte contre l’absolu, révolte qui ne dénie pas la vérité à l’absolu, révolte pour qui l’absolu reste la représentation de l’être dans le concept, mais qui ne trouve pas le sens dans cette représentation parce que le sens est dans et pour la vie de l’homme, en-deçà au-delà du discours. L’absolu peut être vrai pour lui-même, il n'a pas de sens pour lui-même comme il peut avoir sens pour l’homme. L’absolu était le lieu, l’être et le sujet du sens. Maintenant, si l'homme veut dire le sens dans le discours, le sens du discours est en question ; par là est posée la question du lieu du sens comme question posée dans le discours au sujet de ce que le discours ne peut dire qu’en renvoyant hors de soi, en se mettant en question sans pour autant répéter l’absolu.
5. Les attitudes postérieures à la révolte contre l’absolu : le fini
25Le discours de l’absolu est-il définitivement abandonné à lui-même, rejeté par l’homme à la recherche du sens ? S’il n'y a sens que pour un sujet qui n’est pas l’absolu, ne retombons-nous pas dans le plus irrémédiable relativisme affirmant qu’il n’y a que des points de vue en abandonnant le discours sans point de vue ?
26L’absolu est rejeté par la révolte et ce rejet est par lui-même affirmation d’un autre sens que celui de l’absolu. Mais où est la garantie de cette affirmation qui ne se justifie pas, ne s’explique même pas dans un discours ? Et si l’affirmation de l’œuvre n’est pas justifiée, alors que vaut-elle contre l’absolu, alors où est le dépassement de l’absolu ?
27Nous sommes revenus au problème du statut du logicien de la philosophie. C’est pour lui que l’œuvre n’est pas dénuée de sens. S’il veut tenir un discours cohérent et compréhensif de tous les discours et de lui-même, il ne peut, comme la révolte qu’il prend au sérieux, avoir purement et simplement rejeté l’absolu. Son discours ne peut être le tout autre de l’absolu, car ce tout autre est pécisément la violence pure, le faire sans discours qui ne se pose pas la question du sens.
28Deux attitudes-catégories seulement se montrent après l’absolu et l’œuvre : le fini et l’action. Le fini, condition nécessaire de l’action qui est invisible au fini, ne peut être l’attitude à partir de laquelle la Logique de la Philosophie s'élabore ; le logicien doit avoir vu toutes les attitudes-catégories. Ce n’est que dans la compréhension de l’action, à partir d’elle que peut se comprendre et se fonder la manière dont la Logique comprend, a déjà compris toutes les attitudes-catégories. Aussi, notre problème, après avoir saisi en quel sens le fini dépasse l’œuvre et l’action le fini, est de comprendre en quel sens l'action est dernière catégorie-attitude et en quel sens l’absolu y est dépassé et maintenu quoique pas maintenu tel que l'absolu est pour lui-même, en quel sens la Logique de la Philosophie maintient l’idée de la vérité du discours et s’y réfléchit.
29Rappelons, pour ce faire, la description des faits catégoriaux irréductibles du fini et de l'action. Le fini se montre dans l’attitude de l’homme détaché de l’absolu et qui ne croit plus en l’œuvre, laquelle échoue à créer ; seule la création de l’absolu serait création. Parce que finie, l’œuvre détruit et l’absolu ne crée pas ni n'est créé parce qu’infini, parce que négation seulement pensée du fini. Il n’y a pas d’œuvre ni de discours qui réussisse : seul est l'acte de l’homme disant l’incohérence et l’échec. La croyance en la réussite est oubli de la finitude, oubli du fait de l’homme, fait parmi les faits, auquel tous les faits apparaissent et qui est fait pour soi. Rien n’est parfait, l’être n’apparaît pas en soi et pour soi en sa vérité développée ; tout est fini et apparaît au pour soi dans son projet, et c’est pourquoi toute œuvre est échec. Certes l’homme pose la question de l’être, question qui ne découvre pas l’être ou la vérité, mais l'homme posé dans l’échec de la question de l’être. L’homme, être fini, est fini pour lui-même ; être lui-même, c’est ce qu'il se veut. Etre lui-même ne le conduit ni au discours cohérent bien qu’il s’agisse de se dire, ni à l’œuvre bien que l’homme soit acte d’être lui-même. L’acte du fini ne crée rien, n’œuvre pas et ne se saisit pas dans un discours cohérent : il s’agit de ne pas oublier la finitude immanente à l’être, transcendante à tout fait et l'impossibilité d'atteindre la vérité transcendante de l'être. Son acte, son discours-œuvre est répétition de soi par le rappel du fini au fini : cet acte est discours philosophique, mais du fini et non de la vérité, ou plutôt de l’impossibilité de la vérité pour le fini et de la nécessité de penser cette impossibilité pour penser le fini. La philosophie du fini est expression de la finitude et de son fond inexprimable : la vérité de l'être ; s’adressant aux autres discours philosophiques, elle y découvre l’oubli de la finitude qui fonde la croyance en la saisie de la vérité.
30Le fini a dépassé l'absolu et l’œuvre : tous deux ont oublié leur propre et originaire finitude, l’un dans le discours de la raison, l’autre dans le faire de la violence. Pour le fini, l’œuvre avait affirmé le fini, sans le savoir, en se révoltant contre le Discours. Il apparaît que l'œuvre avait été prise au sérieux par le logicien de la philosophie parce qu'il a pris le fini au sérieux. Pour lui, l’absolu et l'œuvre montrent leur sens au fini. Mais, pour le fini, le monde n’est jamais compréhensible en totalité, il n'y a que des faits qui apparaissent dans le projet de l'homme d’être pour soi ce qu’il est : fait. La vérité n’est jamais pour l’homme et dans son projet, l’homme pose le sens en s’opposant au fait, qui n'a pas de sens en soi, si ce n’est d’apparaître sur fond de sens, c’est-à-dire, d'apparaître à l’homme qui n’est pas un fait comme les autres. Autrement dit, l’homme du fini ne cherche pas la satisfaction, ni dans le discours ni hors de lui, mais seulement lui-même, son acte, en se posant dans sa liberté. Mais le fini est liberté pour n'importe quel sens : seul importe d’être soi, projet qui se sache projet et qui n’oublie pas sa finitude. La liberté reste violente et l’acte du fini ne réalise rien, n’étant informé par aucun contenu qui donne sens, ni par aucune fin posée par la raison. Le fini n'est jamais plus avancé. Le fini, voilà le fait qui n'a aucun sens en lui-même, mais qui apparaît à l’homme sur fond de sens. Il est ce à quoi se révèle l’échec de toute entreprise autre que la sienne, lui-même étant le rappel de l’échec. Lui-même est fait du projet et de l’échec, conscience de ce fait et n’indique nul sens déterminé. Il accepte l’incohérence, sa propre incohérence, sa violence, sa liberté pour la violence et sa violence pour la liberté..
31Nous avions prêté sens à la révolte contre l’absolu afin d’arriver à un discours cohérent qui comprenne non seulement le cohérent mais l'incohérent, non seulement la raison mais la violence, qui comprenne l’autre du discours comme sensé. Or, maintenant il semble qu’il faille abandonner ce dessein : la reconnaissance de la finitude n’entraîne-t-elle pas qu’un discours cohérent devient impossible ? Faut-il se résigner à la finitude et à sa philosophie qui ne peut séparer le raisonnable du déraisonnable en séparant la liberté et la raison, en posant qu’il n’y a de sens que dans le projet, dans le projet comme tel, sans autre détermination ?
32Notre question initiale voulait aboutir à un discours cohérent qui ne soit pas pure répétition de l'absolu. Nous avons reconnu les faits irréductibles de la révolte (l’œuvre) et du fini. Mais ces faits ne font que s'affirmer, en s’opposant au discours ou en s’en détachant : nous n'avons pas encore trouvé le discours qui les comprendrait (autrement que l’absolu, par réduction) ; il semble même que ces faits et leur reconnaissance doivent entraîner l’impossibilité d’un tel discours. Ni l'œuvre ni le fini n’ont un discours qui comprenne l’œuvre ou le fini ; l’œuvre se fait pour elle-même, défait et se défait pour le fini auquel apparaît le fait du fait, l’absence du sens déterminé. Le discours qui comprendrait ces faits, nous ne faisons plus que l’exiger : il unirait la cohérence du discours, la révolte contre le discours qui ne connaît que le discours, l’affirmation de l’œuvre dans la vie et la reconnaissance de la liberté du fini. Nous avons accepté de prendre au sérieux la révolte contre l’absolu sans abandonner purement et simplement l’idée d’un discours cohérent ; nous ne pouvons pas choisir entre l’absolu, l'œuvre et le fini puisque maintenant notre question nous conduit à chercher l’unité du discours et de la révolte, de la raison et de la vie.
6. Les attitudes postérieures à la révolte contre l’absolu : l’action
33Or, pour la Logique de la Philosophie, cette exigence constitue le nouveau fait catégorial de l’action, idée du discours cohérent unissant dans une synthèse pratique le discours, l’œuvre et le fini, donc discours agissant de l’être fini et pensant qui se réalise lui-même en réalisant une œuvre universelle. L’action est la pensée agissante qui veut un monde cohérent, satisfaisant pour la raison et le sentiment qui s'était révolté contre la raison, un monde humain et raisonnable où tout homme soit chez lui. Pensée agissante, action raisonnable : la liberté de l’homme, quoique liberté d’un être fini, n’y est pas simplement projet (où n'importe pas la détermination du contenu) mais réalisation d’une œuvre universelle de tous et de chacun, déjà présente dans la réalisation ; la liberté vise la raison devenue monde et elle est présente et agissante en l'homme comme libération qui vise la liberté en la présupposant. Seul l'être libre peut se libérer et il veut la raison qu’il ne peut réaliser que parce qu'elle est déjà présente. On pourrait dire que l’action veut la vérité, non pas la vérité théorétique, identité du discours et de la réalité dans le discours et contre laquelle le sentiment s’est révolté, mais la vérité pratique, identité agissante et agie, réelle et réalisante de la réalité et du discours. Déjà présente, la raison n’est pas donnée à voir à un homme qui serait pur spectateur du monde, mais seulement dans sa réalisation par l’homme agissant qui ne pourrait agir si le monde ne le permettait pas, si l’action ne s’inscrivait dans un monde déjà structuré, dans un monde raisonnable imposé, présupposé par l’action. Mais, parce que la raison dans le monde est fond et fin de l’action, elle en est inséparable, elle est dans et pour l’action, dans le discours de l’homme agissant ; elle n'est pas visible telle qu'elle serait en soi et pour soi dans la vue purement théorétique de l’absolu (possible seulement dans l'oubli de la finitude) et elle n'est donc pas déterminée absolument une fois pour toutes. En ce sens, la vérité pratique que la liberté pense et veut n’est pas encore : l'action est inachevée parce qu’action d’un être fini. La fin du fini est l’idée de la raison identique au monde, elle est idée agissante qui fait agir l’être fini et qui le fait agir raisonnablement. Mais l’idée de la vérité pratique ne détermine pas l’homme nécessairement et l’homme peut oublier qu'il est l’être agissant. Que l’homme soit agissant (fini et raisonnable) se comprend dans l’inachèvement de l’action, dans l'affirmation de l’absolu réalisé comme idée, expressions de la liberté de l’homme en tant que fini et pensant et qui agit raisonnablement sans être pour autant pure raison.
34L’action est la réalisation jamais achevée de l’absolu dans le monde comme vérité pratique. Est-elle justifiée ? Elle est acte de justification éclairée par une idée agissante qui ne sera pas vraie absolument (théoriquement) tant qu'elle ne sera pas réalisée ; partant, l’action reste projet de l'être fini, mais projet raisonnable en vue de la vérité. L'action est l’œuvre de la liberté raisonnable, de la liberté qui veut l’universel dans le discours et dans la vie. L'idée de la vérité pratique rend raisonnable l’action, le projet de l’être fini ; par elle, l’action n'est pas simple mise en œuvre, pur projet indéterminé de soi, mais projet et œuvre d’un contenu qui vaut en soi et pour soi quoiqu’il ne vaille que pour l’être fini dans son action, quoique l’être fini ne connaisse pas l'absolu, mais parce qu’il le pense nécessairement comme fond et fin du fini. L’action est le lieu de l’homme, de l’homme se faisant, de la liberté de l’homme. La liberté est inséparable de la vérité ; mais si elle réalisait absolument la vérité, la liberté en atteignant sa fin n’aurait plus de réalité. L’homme n’aurait plus à agir et parler de la liberté d’un être fini n’aurait plus de sens. L’inachèvement de l’action est bien l'expression et le garant de la liberté raisonnable de l’homme et de la compréhension de toute attitude et de tout discours humains qui peuvent oublier leur origine en posant soit un discours absolu soit une révolte absolue : l'absolu oublie que l’homme est agissant parce que fini, la révolte que l'homme est agissant parce que raisonnable. Aussi, si l’action n’est pas dans la vérité absolue mais en vue de la vérité, si l’action n’est pas encore absolument vraie, elle est cependant autre que simple affirmation du fait (soit de l’œuvre, soit du fini), elle est projet raisonnable de l’être fini se saisissant dans un discours cohérent. Que vise l’action ? A réaliser dans le fait l’idée qui doit informer, structurer le monde et le rendre humain, satisfaisant pour tout homme, c’est-à-dire, donner à son propre fond un contenu humain qui contente l’homme dans sa liberté d’être fini et raisonnable.
35Or, pour l’homme, l’action est indépassable. La dépasser impliquerait qu'elle soit réalisée, ce serait revenir à l’absolu et oublier la finitude, revenir à l'identité théorétique de la pensée et de la réalité. Mais la liberté humaine est agissante et ne peut, de ce fait, procéder d’une vue de l’être, d’une contemplation de ce qui ne peut qu’être pensé comme fin et fond de l’action. L’action implique une pensée de sa fin qui est la pensée de la vérité, l’idée de la vérité réalisée qui est aussi bien origine de l’action. Ne pouvant connaître la vérité de l’être, mais la pensant comme fin et fond de son action et dans son action, l’homme dans l’action est pris dans la présence agissante du sens, et du sens raisonnable. L’absolu a un sens, la révolte a un sens, parce que l’homme est agissant, non pur sentiment ou pur discours. Mais l’action elle-même est le plus raisonnable et le sens s’y montre à qui veut la comprendre comme le fond de sa compréhensibilité et de la compréhensibilité de toute autre attitude-catégorie, agissante sans l’être nécessairement pour soi.
7. De la compréhension de l’action à la pensée du sens
36Dans l’action, l’homme veut à la fois le discours et l'œuvre sachant que le sujet du discours et de l’œuvre est fini, parlant et faisant dans le fini qui est sa condition. La compréhension de l’action découvre en quoi le discours, l’œuvre et le fini sont constitutifs de l’homme et que l'oubli de l’un de ces aspects, que la réduction à l’un de ces aspects conduisent à des attitudes-catégories irréductibles et rejetables en fait et en droit (pour celui qui comprend l’action).
37L’homme est discours, mais pas seulement discours ; il est aussi sentiment, il veut faire et se sait fini. C’est ce que l’absolu oublie, c'est ce que l’action retient, voulant un discours cohérent dans la finitude, donc agissant, voulant une œuvre sensée et raisonnable. Pour et dans l’absolu, tout est achevé ; la liberté y est la compréhension de soi du fini dans l’infini et l’homme qui s’est compris n’y a plus qu’à accepter, en attendant de mourir, son inadéquation de fini, persistant dans l’existence, à l’absolu. Pour le logicien de la philosophie, qui a compris l’unilatéralité de l’absolu, le discours de l'absolu ne peut être abandonné que dans la mesure où il oublie la révolte et la finitude, le sens de la vie hors de l’absolu et où il réduit la liberté à la pensée de l’absolu. Mais la liberté de l'homme, liberté agissante d’un être fini qui ne reconnaît pas seulement le fait de la finitude, qui ne fait pas que vouloir faire (n’importe quoi), implique l’action guidée par l’idée de l’absolu.
38L'homme fait. Mais il n’est pas faire de n’importe quoi, il ne veut faire purement et simplement que parce que l’absolu ne le satisfait pas. Il n’est faire que de tous les hommes dans une œuvre universelle. Le faire échoue lorsqu’il se veut œuvre absolue d'un seul oubliant la condition (naturelle et historique) dans laquelle le créateur veut créer. De même que l’absolu est maintenu dans l’action comme idée, le faire l'est comme activité universelle dans la condition en vue d’une œuvre humaine, universelle et raisonnable ; l’idée qui gouverne et permet le faire et lui donne sens est l’idée de l’absolu.
39L’homme est fini, et parce qu’il est fini, l’absolu n’est pas l’acte de sa liberté, ni l’œuvre. Mais la pure et simple conscience de sa finitude n'offre aucun contenu, encore moins un contenu raisonnable à la liberté. Simple affirmation de soi-même, de la finitude, la liberté ne crée aucune œuvre déterminée et ne peut se comprendre (ni se justifier) dans un discours cohérent.
40La pensée, dans la Logique de la Philosophie, du dépassement de l’absolu, de l’œuvre et du fini dans l’action équivaut donc à la compréhension de ce que l’homme n'est pas seulement discours, ou seulement faire, ou seulement fini. Dans le discours absolu, vérité et sens coïncident et la liberté n’a plus rien à faire dans un monde entièrement déterminé, parfait, si ce n’est à s’identifier à l’auto-penser de l’absolu. Si l’action est essentiellement inachevée, c’est que la liberté de l’homme, fini et raisonnable, ne peut s’exercer que dans un monde déterminé, mais pas absolument déterminé, dans un monde non étranger au discours mais pas identique à lui. La liberté de l’être fini implique que tout ne soit pas parfait : en retour, cette imperfection implique que l'être ne puisse être connu comme absolu. C’est tout un qu’il n’y ait pas de savoir en soi et pour soi de l’être et qu’il y ait liberté agissante. La liberté est raisonnable dans la mesure où elle agit en fonction et en vue de la cohérence, de l’universel, d’un monde conforme au discours, pensé dans l’absolu.
41Cette différence entre le savoir de l’être, fin de la liberté, action achevée et la liberté agissante de l’être fini, ce manque qui est présence agissante dans le monde est le sens. Dans la mesure où, guidé par l’idée de l’absolu, le sens est présence agissante de la raison, l’action est l’attitude-catégorie raisonnable. Le sens, présence agissante de l’inachevé, du non-donné, fond et fin de la liberté n’a pas de contenu absolu déterminé qu’il suffirait d’appliquer au fait. Il est forme, pensée agissante et formelle de l’identité de l’universel et du particulier. Ce qui est pour l’homme la vérité déterminée en est une détermination particulière. Toujours l’homme est agissant, toujours sa liberté est à l’œuvre, toujours il se représente son monde et lui-même (la vérité pour lui) dans l’unité d’un sens, soit dans son attitude, soit dans son discours. Dans l’absolu, pour l’absolu, le sens est la vérité développée. Pour l'homme de l’œuvre, homme sans discours, le sens disparaît tout-à-fait. Pour le fini, le sens est l'affirmation que tout est fait, et surtout l’homme, fait auquel apparaît tout fait. Pour l'homme de l’action, le sens est l’action qui veut que le sens soit présent dans le monde par la liberté agissante de l’homme.
8. La catégorie formelle du sens et la diversité de ses figures concrètes
42Aussi, le logicien de la philosophie peut-il comprendre toute attitude-catégorie, c'est-à-dire en décrire d’abord le contenu déterminé qui pour elle est la vérité, en montrant l'unité de la catégorie dans le remplissement particulier du sens formel que toute attitude humaine, parce qu'agissante, présuppose. Il s’ensuit que toutes les attitudes se valent comme possibilités humaines irréductibles, que toutes les catégories sont irréfutables comme unités déterminées et particulières de sens. Vouloir réfuter, discuter, démontrer serait encore le fait de l'une ou de l’autre des attitudes-catégories (par exemple, de la discussion, de l'absolu), elle-même arbitraire en tant qu'irréductible, en tant que remplissement libre et non déductible du sens formel. L’irréductibilité, l'irréfutabilité des faits catégoriaux, possibilités réalisées de l’homme, établit ainsi entre eux un rapport violent : chaque catégorie affirme une vérité, un sens particulier incommensurable à tout autre et donc à une vérité absolue, oppose un contenu de discours au moyen d’une attitude à un autre contenu de discours. L'ordre des catégories est celui des conditions nécessaires : la vérité d'une catégorie doit avoir été formulée pour que l'attitude nouvelle puisse n’y trouver aucun sens. L’attitude de l’œuvre, par exemple, a pour condition la catégorie de l’absolu qu’elle refuse. Aucune catégorie n’est la vérité de la précédente comme c’est le cas dans la Logique hégélienne. La première catégorie est la vérité indistincte sans discours déterminé et apparaît comme non-sens indéterminé à l’attitude suivante. Le sens formel, catégorie qui dépasse toute catégorie-attitude, est pensé par le philosophe comme ce qui, en toute attitude, agit et fonde le refus de la vérité précédente, comme ce qui fonde la recherche et la formulation d’une vérité nouvelle. Formellement, ce passage de la vérité au sens n’est pas développement de la vérité, même si, jusqu’à l'absolu, il peut sembler que les catégories se développent comme l’absolu le comprend, c’est-à-dire comme ses reprises, en passant de la vérité en soi à la vérité en soi et pour soi, même si la dernière attitude-catégorie, l’action, est présentée comme la plus raisonnable. Entre la vérité indéterminée et la négation de son sens, l’affirmation du non-sens indéterminé (les deux premières catégories de la Logique) d’une part, et le sens formel d’autre part, se présentent les vérités déterminées ou remplissements particuliers du sens dans l’ordre des refus, des dépassements ou actes violents de la liberté qui ne peut agir que dans la condition, sur les catégories précédentes auxquelles elle s’oppose. Une fois l’absolu atteint, puis refusé, il apparaît que ce qui joue dans les dépassements, c’est la différence entre la vérité et le sens, la vérité n’étant jamais que remplissement déterminé du sens formel qui lui-même n’a pas de contenu déterminé et absolu mais n’est que la possibilité de l’affirmation de la vérité d’un nouveau contenu.
43Sens et vérité ayant été identifiés dans l’absolu, absolument séparés dans la révolte, le sens de l’absolu et de la révolte peut apparaître après que l’homme s’est tenu dans ces extrêmes, dans l’action qui veut unir raison et sentiment, catégorie et attitude, vérité et violence, et qui se comprend ainsi comme affirmation libre et raisonnable du sens. Dernière attitude, l’action peut être d’abord décrite comme toutes les autres attitudes-catégories, puis pensée comme dernière dans son inachèvement essentiel qui définit formellement la liberté raisonnable de l’être fini ; elle apparaît alors comme la plus raisonnable parce que réalisation de la raison par l’être libre qui ne cesse d’être fini dans la condition en agissant, et qui agit raisonnablement parce qu'il n’est ni raison absolue ni créateur aveugle.
44Décrire les différentes attitudes-catégories sans leur donner tort ou raison (ce qui serait penser dans la catégorie de la discussion ou de l'absolu), considérer la révolte violente comme non-dénuée de sens peut apparaître comme une entreprise relativiste, voire sceptique à la manière de l’intelligence. Mais la description même de l’action, où les deux possibilités fondamentales de l’homme s’unissent pratiquement sans parvenir à l’identité absolue est compréhension de ce que l’action est la plus raisonnable. Toutes les attitudes sont sensées parce qu’humaines. Mais l’action, violente parce que finie, est information du fini selon l’idée de l'absolu, réalisation jamais achevée de la raison, justification. L’action seule justifie quand il s’agit de l'être fini. Si l’inachèvement de l'action est tort pour l’absolu, il est l’expression de la liberté raisonnable de l'être fini pour le philosophe qui pense l’action. Comprendre l'action, c’est alors comprendre que si l'homme ne parvient pas à l'absolu, que si l’absolu ne fonde pas l’action, le sens néanmoins se révèle dans l’inachèvement de l’action, comme fond, fin et origine de l’action et de sa compréhension. Parce que l’homme est radicalement fini, le sens est indéterminé : seul l’absolu identifie vérité développée et sens. Mais c’est là un sens particulier, un remplissement déterminé du sens qui reste violent comme tous les remplissements de sens. C’est ce que l’action sait, se sachant violente comme toute affirmation de sens : mais par là elle sait aussi qu'elle peut vouloir que le sens soit raison tout en sachant que le sens n'est pas pré-déterminé, mais à inventer par la liberté. Seul préexiste le sens formel (ce que sait le philosophe comprenant l'action) dont le remplissement peut être raisonnable ou déraisonnable, le plus raisonnable n'étant pas l’affirmation de la seule raison, mais l’affirmation de la raison agissante de l'être qui se sait violent. L'action est l’attitude-catégorie la plus raisonnable parce que la liberté y veut déterminer le sens selon l’idée du discours cohérent, selon l’idée de l’identité de la raison et de la réalité.
45L’affirmation du sens, pensée de la présupposition du sens comme fond et fin de l’action et de toute attitude humaine dont la catégorie soit formulable, permet la Logique de la philosophie comme description des catégories et de leur dépassement ; comprendre, c'est alors montrer l’irréductibilité et l’irréfutabilité des catégories dans l’ordre des conditions nécessaires mais pas suffisantes qui les situe entre la vérité indéterminée et le sens formel. Mais, la compréhension-description de l’action découvre la compréhensibilité de l’action et de toutes les autres catégories antérieures, et le caractère indépassable de l’action la possibilité d’une justification, d’une morale et d'une politique pensant l’action raisonnable, la raison agissante. Comprendre n’est pas seulement décrire, mais légitimer ; si la description montre le sens de toute attitude en présentant ce qui est vérité pour cette attitude et son refus par une autre, il est cependant des attitudes moins raisonnables que d’autres, il est une attitude la plus raisonnable qui ne peut plus être dépréciée et à partir de laquelle on peut apprécier toutes les autres. Avec la compréhension de l’action s’achève la compréhension : elle est passage à la philosophie qui se comprend comme compréhension de l’homme agissant, comme possibilité de l’homme choisissant la raison à laquelle peut s’opposer un choix contraire, choisissant par là la possibilité dans laquelle il peut comprendre et justifier, sans que la nécessité de ce choix puisse être affirmée. Elle comprend l’homme comme agissant et non comme pur spectateur du monde ou comme pur créateur, bien que, dans l’histoire, des hommes se soient tenus dans ces extrêmes. Si la légitimité de l’action n’est pas absolue, c’est que l’absolu ne peut comprendre la possibilité d’une action libre et raisonnable du fini, mais seulement son anéantissement dans la pensée de l’absolu.
9. De la pensée du sens à la décision qui la fonde
46La pensée du sens comme fond de l’action raisonnable permet la Logique de la philosophie en distinguant vérité et sens, en prenant au sérieux la révolte contre l’absolu sans déprécier pour autant la raison. Au contraire, c’est seulement en comprenant la raison comme de l'homme et l’homme comme fini que la raison absolue garde son sens, même si elle perd sa vérité, même si l’être tel qu’il est en lui-même ne peut être connu. C'est le sens même de la révolte contre l'absolu que de rappeler la philosophie à son humanité.
47L'absolutisme de la raison est condition de l’absolutisme de la violence : tous deux suppriment la liberté agissante et raisonnable du fini, soit dans le discours, soit dans la vie. Seul le dogmatisme de l’absolu mène au scepticisme qui dénie la réalité et le sens de la vérité absolue pour l’être fini. La Logique de la Philosophie découvre le sens pour l’homme dans l’action raisonnable. Elle n’est par là ni relativiste, ni sceptique, même si elle reconnaît la pluralité des discours humains, justement parce qu'elle pose que l’action n’est pas déterminée (quoique conditionnée), qu’elle ne se fonde pas sur un savoir absolu sans pour cela être violence pure. La liberté est invention d’un sens déterminé, de l'organisation du monde humain. Elle peut être raisonnable parce qu'elle peut être déraisonnable, et à la limite, purement violente. Elle n'est jamais justifiée d’avance parce qu'elle est justification en acte jamais achevée, sachant qu'elle ne peut s’imposer sans aucune violence et qu'elle doit informer la violence par la raison.
48La reconnaissance du sens de la révolte, le refus de la vérité absolue n’est pas scepticisme : elle est compréhension de la liberté de l'homme, être agissant, produisant des discours à partir d'attitudes irréductibles, attitudes et discours que la philosophie du sens peut comprendre dans un discours systématique comme ensemble des possibilités irréductibles de l'homme en lesquelles est toujours présente l'unité du sens formel, la liberté de l’être fini et raisonnable.
49La philosophie a compris la liberté de l’homme comme capable d’agir selon le discours cohérent, en posant la différence de la vérité et du sens. Elle s’est comprise comme compréhension de soi de l'homme agissant, être libre en tant que fini et raisonnable.
50Quel est son sens ? D’être compréhension du sens de toute attitude et de tout discours humain. Mais elle ne peut comprendre que parce qu’elle est possibilité de l'homme qui a choisi d’informer sa liberté par la raison en rejetant la violence pure. Discours agissant, elle ramène au-delà d’elle-même, à la vie humaine dans la présence du sens. Elle ne se contente pas de penser le sens, elle pense le contentement de la vie dans la vue du sens. Son sens est de se dépasser comme philosophie, comme recherche de la sagesse, dans la sagesse atteinte. La philosophie ne peut se comprendre si elle ne pense pas la sagesse comme son sens.
51Mais, parce que tout sens déterminé n’est qu’un remplissement particulier du sens, la sagesse, l’idée de la sagesse pensée par le philosophe est celle d’une attitude qui soit présence du sens formel : la sagesse n’est pas réalisée dans une attitude-catégorie plutôt que dans une autre. Parce que le sens ne peut être vécu que s’il est déterminé, la sagesse ne se rencontre que dans les attitudes-catégories. Le sage est alors l’homme qui, dans une attitude-catégorie, ne pense et ne vit plus la différence entre attitude et catégorie, entre sens présent et vérité. Le sens est présent dans l’existence concrète du sage chez qui s’unissent la pensée et la vie dans son discours et dans son attitude d’être agissant. La sagesse (comme le sens) peut se présenter sous n’importe quelle catégorie-attitude (à l'exclusion, selon nous, de l’œuvre qui ignore tout discours et tout choix raisonnable) : cela signifie que sens et sagesse sont catégories formelles, constitutives de la philosophie. Par elles, la philosophie comprend la possibilité des différentes philosophies « particulières » et irréductibles (les catégories, les philosophies idéal-typiques dont les philosophies historiques sont les illustrations plus ou moins complexes qu’une « logique appliquée de la philosophie » ramènerait aux catégories pures) dans leur ensemble exhaustif et ordonné ainsi que la possibilité de l'existence du sage sous n’importe quelle attitude-catégorie.
52La Logique de la Philosophie — que l’on pourrait nommer philosophie du sens — ne nous révèle pas un contenu philosophique nouveau, une catégorie déterminée qui lui serait propre et qui recouvrirait une attitude qu'elle nous proposerait comme modèle de la vie sensée, mais elle est et la compréhension des philosophies et la compréhension de la philosophie. En elle, la philosophie se comprend comme issue du choix de la liberté raisonnable : « La philosophie n’enseigne pas une façon de vivre, elle définit la vie raisonnable »3. De même, elle se comprend comme recherche de la sagesse en n’ayant pas à proposer un exemple de sage qui lui serait propre : « la sagesse est possible n’importe où, n’importe quand »4, sauf, encore une fois, selon notre interprétation, pour l'homme de l’œuvre, pur violent, sans discours, mais qui parle. Elle définit le sage comme homme agissant dans le monde et sachant dans son action qu’il réalise le sens, qu’il vit le sens en le voyant, qu’il ne s’en sépare plus.
53Cette idée de la sagesse, fin de la philosophie, est inséparable de la pensée du sens : elle est le résultat de la distinction de la vérité et du sens, comme inversement, cette distinction est fondée sur cette conception de la sagesse et du sens. Or, dans l’idée de l’existence concrète du sens dont le sage ne se sépare pas en n’ayant plus de Soi propre s’opère le retour du sens à la vérité.
54L'idée de la sagesse est celle de la réconciliation, dans un individu concret (qui n’est plus individu pour lui-même, mais universel dans la particularité), malgré et dans la finitude de l’homme, de la raison et de la réalité, du discours et de l’être. Avec la pensée du sens, le discours de la philosophie s’achève et se comprend comme discours dans la vérité, comme compréhension du sens des déterminations de la vérité toujours présente. Dans l’idée de la sagesse, la philosophie pense la présence de la vérité comme fond du discours de l’être agissant et comme sa fin. Puisque le sage est compris (et s’est compris maintenant) comme agissant selon le discours achevé (mais pas absolu), il ne se sépare pas du monde pour s’abimer dans l’absolu, il agit, vit et pense en vérité et le sait. Il sait que le monde est en vérité, que tout a un sens, quelle que soit l’attitude-catégorie qui est la sienne et qui présente une vérité déterminée ayant un sens particulier. Il sait que cette détermination et cette particularité sont ce sans quoi la vérité et le sens ne seraient pas présents pour l’homme fini et raisonnable, sont le corrélat nécessaire de la liberté de l'être agissant, qui, parce qu’agissant, n’a jamais affaire à la vérité dans la totalité absolue de ses déterminations, ni au sens absolu (qui ne pourrait qu’être l'identique de la vérité absolue). Il sait que le formel du sens, que l’indéterminé de la vérité est présent dans la particularité et la détermination de son attitude-catégorie, que la raison informe le monde même si, pour lui, fini et libre, l’unité de la raison et du monde reste inachevée dans l’action. « Il est sage, parce que la sagesse n’est plus un état de grâce, un savoir particulier, mais l'assurance que la raison est le monde et que le monde est la raison, inachevés l’un et l’autre pour l’individu, achevables tous les deux et à achever par l’homme dans le monde de sa situation et de sa condition »5.
55Pour comprendre la liberté de l’homme comme origine et possibilité de la philosophie et pour comprendre la philosophie comme libre recherche de la sagesse, sens et vérité doivent être distingués : il est philosophe parce qu’il n’est pas sage, ni animal, ni Dieu, mais libre et agissant. Raisonnable, il veut le discours et se situe dans la vérité ; fini, il ne peut la déterminer qu’en la particularisant, en affirmant librement un essentiel qui peut n’avoir pas de sens pour l'homme qui a posé un autre essentiel. Aussi la philosophie comprend-elle que la vérité est le fond et la fin du discours, présupposée par la liberté raisonnable, et comme telle toujours présente, universelle et indéterminée ; qu’il n’y a donc de sens que dans la vérité et du fait de la liberté. Dans l’idée de la sagesse, la philosophie pense la présence de la vérité dans l’action de l’homme raisonnable qui a compris l’action comme liberté unissant la raison et le monde, dans une synthèse nécessairement inachevée pour l’être fini, et qui a compris que l'action, comme discours agissant, n’aurait pas de sens si elle ne se situait pas dans la vérité (en laquelle pensée et réalité sont le même), que l’homme ne peut dire dans sa détermination absolue parce que vérité pensée comme fond et fin de l’action. Cette pensée de la philosophie, à savoir que l'action n'a de sens que dans la vérité, que tout a un sens pour la liberté raisonnable, cette pensée informe la vie du sage et existe ainsi concrètement. Parce que l’homme est fini, le sens se détache de la vérité, parce qu’il est raisonnable (comme sage) la vérité apparaît comme fond présent dans le sens vécu.
56Le sens s'est séparé de la vérité dans la philosophie pour y être ramené dans la sagesse, pensée par la philosophie comme son propre dépassement ; il est clair que cette séparation et ce retour n’exposent pas le mouvement de l’absolu se différenciant en lui-même et revenant ainsi à soi.
57Parce que la Logique de la Philosophie comprend la liberté de l’homme, la vérité y paraît comme le fond du discours du philosophe qui a choisi la raison et du sage qui a choisi la vie raisonnable. Ainsi la vérité est posée par la liberté et la liberté ne se comprend que comme fondée en vérité. La catégorie du sens permet de penser la dualité de la vérité et de la liberté de sorte que la vérité n’y est pas pensée comme l’absolu — lequel pose la liberté du fini comme violence insensée — et que la liberté n’y est pas pensée comme la simple violence du fini — ce qui exclurait que la liberté puisse être raisonnable. Il y a sens parce que la vérité est pour la liberté et que la liberté peut être pour la vérité. En d’autres termes, la philosophie comme la sagesse ne sont pas le fait de Dieu, mais de l’homme.
Notes de bas de page
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