Chapitre IV. Figures de la violence et de la philosophie
p. 113-168
Texte intégral
1. Positions de la philosophie par rapport à la violence
1L’Introduction de la Logique de la Philosophie est un texte relativement long qui présente le rapport de l’homme à la philosophie. L’homme se fait humain pour autant que, conscient de son « essentielle insatisfaction » (PP, § 27) et s’orientant sur l’idée d'une satisfaction d’un tout autre type — l’idée de contentement —, il fait effort vers son accomplissement pour devenir ce qu’il est en devenant autre qu'il n'est. Pourtant tous les hommes ne s’engagent pas dans cette voie. Le contentement que recherche le philosophe ne leur paraît pas désirable.
2Comment se représenter le contentement, la fin de la philosophie ? Peut-il se dire ? Éric Weil dit l’indicibilité de ce que le philosophe vise et le dit dans l'Introduction aussi bien qu’au début de la Logique. « Toujours les philosophes ont abouti (s’ils n’ont pas commencé par là) à ce qui n'est pas, parce que ce sur-être indescriptible, cet indicible... leur a paru fonder toute description et tout discours et tout être » (LP, p. 6). A la plénitude semble se substituer la béance angoissante ou le surplomb transcendant. La raison semble conduire au-delà d’elle-même, le discours mener au silence. « On ne peut parler de la vérité, car la vérité est tout... La doctrine ne peut commencer que par le seul mot de vérité » (LP, p. 90). La catégorie fondamentale du discours échappe au discours.
3Mais si l’Introduction et la Logique partent de cette visée d’une absoluité, fond du discours, les deux textes diffèrent dans la suite. Dans la Logique, à la catégorie de vérité succède celle de non-sens, dans l'Introduction, le refus de la philosophie suit la présentation de la philosophie comme œuvre de la raison : « l’homme comme violence » s’oppose à « l'homme comme raison ». Le refus de la philosophie constitue le moment central de l’Introduction : avec lui le philosophe rencontre le problème fondamental de la philosophie. C'est un fait, objet d’une « constatation très simple, très banale » (LP, p. 12), il y a une attitude humaine ordinaire que la recherche philosophique ennuie : « l’homme ordinaire sait que tout ce que le philosophe dit... n’a aucune importance dans la vie ordinaire » (LP, p. 13). « L’homme de la vie courante et ordinaire donne à entendre au philosophe qu’il l'ennuie et qu'il y a des choses plus urgentes à faire, c’est-à-dire à vivre au lieu de se préparer sans cesse à être » (LP, p. 14).
4C’est bien la sagesse, objet de la philosophie, qui ennuie l'homme ordinaire. « L’homme ordinaire, l’homme comme tous les autres, ne veut pas de ce contentement qui lui fait horreur : seuls les morts et les pierres, et peut-être les animaux, sont contents, si être content signifie être sans désir, n’avoir pas de déception, être tout court. Mais que ferait-il d’un bonheur de cadavre et de pierre ? N’être pas content, mais vivre et se sentir vivre, dans la satisfaction et dans l’échec, dans la joie et dans la douleur, voilà son bonheur, le seul qu’il connaisse, le seul dont il veuille ; éprouver sa force, soit qu’il vainque toutes les résistances, soit qu'il supporte courageusement l’adversité voilà la seule dignité de l’homme » (LP, p. 16).
5Devant le fait de cette opposition de l’homme ordinaire à la philosophie, deux réactions sont possibles. Weil les expose successivement. La première est celle du philosophe qui voit dans le refus de la philosophie une attitude au fond insensée et dont il n’a pas à se mêler. « Il faut laisser les gens et faire son salut, réaliser le contentement pour soi, arriver au silence rempli de la présence. Qu’importe à celui qui cherche la sagesse que les autres la cherchent avec lui ou qu’ils préfèrent courir de satisfaction en satisfaction, jamais rassasiés, jamais contents... tant mieux pour eux s'ils arrivent à se plonger dans leurs activités au point qu’ils en soient distraits de leur malheur et de leur obsession » (LP, p. 13). Cette première réaction est celle du philosophe pour qui ne compte que la sagesse, c'est-à-dire son propre contentement. Il lui importe d'être, non de comprendre ; de se libérer du désir, non de reconnaître l'autre dans la médiation du discours. La philosophie ne vise que la sagesse et doit disparaître une fois le but atteint. Vouloir se maintenir dans sa finitude, hors de la sagesse, est le fait de l’insensé. Le sage ne discute pas avec l’insensé.
6La seconde réaction possible est celle du philosophe qui sait n’être pas sage. N'étant pas sage, il ne peut discréditer son autre et le tenir pour simplement insensé. Comprenant que la sagesse est une limite inatteignable dans la vie comme elle est indicible dans le discours, le philosophe se sait semblable à l’homme ordinaire, mécontent. S’ensuit une relativisation des deux attitudes. L'une et l’autre apparaissent humaines, capables de conférer dignité et sens à l’existence. La philosophie, en cette seconde acception, comprend son rapport à son autre. Le refus de la philosophie n’est pas purement insensé, c’est une possibilité humaine et, point capital, sans ce refus de la philosophie (au premier sens qui ne connaît que l’affirmation de la sagesse), la philosophie (au second sens) ne serait pas, puisqu’elle est aussi, non seulement recherche de la sagesse, mais encore compréhension de soi et de son autre, de soi en tant que contestée et rejetée par son autre.
7Weil se tient dans la seconde attitude. Le philosophe de la première attitude n’aurait pas pu concevoir la possibilité de la seconde : on est sage ou insensé. Mais pour l’homme ordinaire, la distinction entre les deux manières n’est pas visible : pour lui, le philosophe est celui qui veut la sagesse et l'homme ordinaire n’en veut pas. Pour le philosophe, la différence est importante : autre chose est de se désintéresser de ceux qui ne veulent pas de la sagesse, autre chose de vouloir les comprendre et de trouver un sens à leur prise de position.
8Que le refus de la philosophie n’apparaisse plus insensé (dans la prise de conscience du philosophe se découvrant non-sage), qu’il apparaisse donc compréhensible au philosophe et devant être compris, qu’il apparaisse comme une possibilité humaine au même titre que la philosophie, qu’enfin l'homme choisisse librement la philosophie ou le refus de la philosophie, tout cela doit être retenu et thématisé ensemble. L’exigence de la compréhension de l’autre (au lieu de son exclusion) et l’affirmation du libre choix de l’attitude vont de pair. Pour une philosophie de la liberté, aucune attitude, aucun discours ne peut se prétendre justifié absolument. Nul ne peut démontrer à l’autre qui ne partage pas les mêmes principes, qu’il a raison, qu’il est du côté de la raison. Toute position est au fond irréductible, irréfutable, arbitraire. Elle repose sur un choix, un acte de liberté.
9La violence se satisfait de sa propre irréductibilité sans vouloir comprendre l’altérité, sans reconnaître l'altérité de l’autre ni la sienne propre : elle n’est pas pour elle-même en question. Elle n’entend pas la question du sens d’une attitude autre. Elle ne reconnaît pas à l’autre la possibilité d’être porteur d’un sens, habité du sens. A l’opposé, le rapport philosophique à l’autre reconnaît en lui une liberté qui se présente elle-même, en personne, en position de sujet, comme source de sens. Le problème de la Logique de la Philosophie peut se définir de la manière suivante : concevoir tous les choix libres de sens, sans les réduire, en les respectant comme des sujets de discours, tout en les interprétant, en les considérant respectivement du point de vue de chacun et en les articulant en un discours systématique qui les comprenne et se comprenne.
10Si nous jetons un regard d'ensemble sur la première partie de l'Introduction « Réflexion sur la philosophie », nous voyons que Weil s’y donne pour tâche de dégager du fond d’une conception archaïque de la philosophie, une conception qu’on pourrait qualifier de moderne. D’abord la sagesse recherchée occupe seule le philosophe, la recherche étant chemin et ascèse destinés à s'anéantir dans le résultat. Ensuite apparaissent les obstacles propres au chemin. La philosophie n’est plus seulement moment provisoire qui s’efface en atteignant son but, elle acquiert une positivité propre alors même que la sagesse demeure sa fin. Sur le fond de l’opposition absolue du sage et de l’insensé se dessine la figure nouvelle du philosophe qui découvre du sens hors de la philosophie, là où le sage ne voit que l'œuvre de l’insensé. La non-philosophie, ne s’oppose plus absolument à la philosophie.
11Comment distinguer dès lors le philosophe du non-philosophe ? Nous l’avons dit : l’un cherche le contentement, l’autre paraît se contenter de la satisfaction. La recherche de la sagesse n’exclut certes pas toute satisfaction. L’homme, même sage, reste un animal qui a des besoins à satisfaire et des désirs qui le rendent humain. Le philosophe ne se distingue du non-philosophe que parce qu’il juge que « tous les désirs ne sont pas légitimes ». « Non, il n’a rien contre ce qu'on appelle la civilisation, la vie organisée de la communauté ou des communautés humaines, rien contre les règles et les procédés de cette communauté ; il est même prêt à obéir à ses lois et à contribuer, pour sa part, à la satisfaction des besoins, voire des désirs légitimes. Il ajoute seulement que tous les désirs ne sont pas légitimes, ne sont pas raisonnables » (LP, p. 18). La philosophie se donne pour tâche de penser la légitimité, mesure dernière de toute légalité, dans l’idée du contentement ou de la sagesse. « Au sens de l'homme ordinaire... est illégitime un désir qui, pour des raisons techniques (de quelque ordre que soit cette technique) ou bien ne saurait être satisfait, ou bien ne pourrait être satisfait qu’aux dépens d’autres satisfactions plus désirables et plus désirées » (LP, p. 19). Mais au sens du philosophe, est illégitime « ce qui empêche l’avènement du contentement ». Le critère n’est pas sans ambiguïté. Que dit-il d’autre sinon que seule l’exigence de sagesse est légitime ? La nouvelle affirmation philosophique paraissait reconnaître valeur et sens à la négativité et au travail, à la science et à la technique visant la satisfaction. Voici qu'elle semble se réduire à reconnaître le travail accompli, mais en disant qu’il suffit et que maintenant, à nouveau, seule la recherche du contentement redevient légitime. N'est-ce pas là revenir à la position philosophique antérieure qui, hors la philosophie ne voit que l’insensé ? Entre la nouvelle et l’ancienne position philosophique, il n’y aurait que la différence d’une concession somme toute mineure : suffisamment de besoins et de désirs sont satisfaits pour que seule la recherche du contentement soit désormais justifiée. La position semble vouloir arrêter l’histoire des sciences et des techniques, voire l’histoire tout court. Les conditions matérielles et historiques du salut individuel seraient réalisées, il ne serait plus besoin d’un progrès quelconque de la civilisation. Est-ce cela reconnaître la valeur et la dignité du non-philosophique ? Ou est-on simplement revenu à la position primitive, légèrement amendée, qui opposait radicalement le sage et l’insensé ?
12La distinction du légitime et de l’illégitime a pour enjeu la distinction entre les deux positions philosophiques, l’une antique, l’autre moderne. La réponse à la question de la légitimité implique l’attention au monde des désirs et du travail et le développement de la science. Au lieu de fuir ce monde de la négativité, comme l’a fait le philosophe archaïque occupé de la seule sagesse, le philosophe moderne entre de plus en plus, sans perdre son idéal de sagesse, dans le monde de l’homme ordinaire. C’est dans ce monde-là qu’il veut réaliser la philosophie. Pour la nouvelle position philosophique — moderne —, l'affirmation de la raison, la recherche du contentement et du salut s’inscrivent dans l’histoire, dans la réalité, dans le monde de la négativité, du désir et du travail, dans le monde même de la violence. La position philosophique archaïque ignore la morale et la politique. Elle ne rencontre pas le problème du rapport philosophique de compréhension de son autre, donc d’un dialogue avec cet autre et de la constitution de la communauté sensée qui réunisse, qui comprenne le philosophe et son autre. Ni morale ni politique n’ont de sens pour qui se contente de refuser purement et simplement l’insensé, soit en l’écartant, soit en le fuyant.
13La première partie de l'Introduction conduit à une présentation du philosophe à partir d’une critique du sage. Entre le sage qui n’agit pas et refuse son autre comme dénué de sens et l'homme ordinaire pris dans la recherche toujours insatisfaite de la satisfaction et dans le refus de la philosophie qui lui paraît oiseuse et sans intérêt, le philosophe se tient attentif à l’intérêt de l'un et de l’autre. Ni le sage ni l’homme ordinaire ne sont chacun tout l’homme ni ne saisissent le tout de la réalité et du sens. Refusant les refus unilatéraux de l'un et de l’autre, le philosophe veut réaliser la raison, mais dans la vie-même de l’homme ordinaire et dans le monde de la violence. La philosophie est action, praxis, la compréhension de l’autre et de soi n’est pas séparable de la transformation de son autre et de soi, elle est réalisation d’un monde et d’une communauté raisonnables. Mais elle est et demeure aussi compréhension, et même compréhension de la compréhension. A la réflexion sur la philosophie — première partie de l'Introduction — succède la réflexion de la philosophie — deuxième partie de l'Introduction — qui prend l’allure d’une histoire philosophique de la philosophie. Mais Weil se défend de faire ici œuvre d’historien : « Il ne s'agit pas pour nous d'histoire, même pas d’une histoire idéalisée, d'un schéma de l’évolution historique » (LP., p. 25). Weil propose une succession logique de discours typiques. A chacun de ces discours peut être associé un nom propre : Platon, Kant, Hegel... Chaque type de discours correspond à une possibilité fondamentale et ces possibilités sont ordonnées selon un rapport de compréhension qui situe l’une comme conditionnée par l’autre ; il s’ensuit une sorte de récit logique semblable à ceux que propose Kant dans son « Histoire de la Raison Pure », à la fin de la Critique de Raison Pure, ou dans l’Introduction de son cours de Logique, ou encore dans sa dissertation sur les Progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, semblable également à celui que propose Hegel dans le « Vorbegriff » de la Logique de l'Encyclopédie exposant les trois positions de la pensée par rapport à l'objectivité. Chez Weil, chacun de ses discours correspond à une manière de résoudre le problème de la recherche du contentement en fonction du monde de la violence dans lequel cette recherche se forme. Le récit logique fait donc correspondre forme de vie et discours. La communauté est le premier sujet du discours et de l’action, précédant l’individu qui n’est individu qu’en elle et se distinguant d'elle.
14Le discours de la communauté des « vrais hommes » — en laquelle nous retrouvons le monde de la tradition, de la « certitude » — se défait et laisse l'individu isolé développer un discours ontologique (-a. le discours saisissant la réalité, pp. 33 à 42). La multiplication des discours ontologiques, alors même que le sens du discours ontologique suppose son unicité, entraîne le scepticisme et l’abandon de l'ontologie. Alors commence le second mouvement (-b. le discours comme liberté dans la condition, pp. 42 à 49) qui correspond sans doute à l’esprit de la révolution kantienne, pensant le problème non plus dans les catégories de l'être mais à partir de l'idée de liberté. La philosophie de l’infini de la liberté découvre qu’il n’y a de science que du fini, mais que le fini n’est pensable que par référence à l’infini de la liberté. L’irréductible faille en l’homme du fini et de l'infini ne se trouve surmontée que dans l’au-delà d’une foi vide. Le troisième mouvement (-c. le discours comme saisie de l’être par lui-même et pour lui-même, pp. 50 à 53) correspond à la solution hégélienne du problème, médiatisant les deux précédentes solutions, l’antique (grecque) et la moderne (kantienne), l’une thématisant l'être, l'autre pensant l’idée de la liberté. En elle s’opère un retour au point de départ : seule la communauté est raison, non l’individu. « C’est l’humanité qui pourra se déclarer satisfaite définitivement, vraiment contente, mais non la personne humaine. Aussi l’individu humain n’a-t-il pas de discours cohérent à lui ; s’opposant comme violence, à la violence, il reste déterminé par la violence ; mais en tant qu'homme universel, en tant que porteur du discours absolument cohérent, il s’élève au-dessus du donné de son existence et voit ; ce qu'il voit alors, ce n’est pas l’éternel, le point, l’Un, le spectacle divin, c’est la violence comprise comme violence et devenue raison en tant que dans la lutte et par la lutte, elle s’est affranchie de l’extérieur, de l’autre, de la violence de soi-même comme d’un donné » (LP, p. 53).
15Avec la philosophie de l'absolu (nom de la catégorie que donne la Logique de la Philosophie au présent discours), qui correspond historiquement au discours de Hegel (que Weil ne cite pas ici, dans l'Introduction) se réalise ce paradoxe : la philosophie y apparaît tout entière compréhension de son autre et, s’élevant à la compréhension totale de la violence, accède par là-même à la sagesse. Après le sage, le philosophe antique, voire archaïque, qui ne vise que la sagesse (pour lequel la philosophie n’est pas une fin en elle-même), après le philosophe moderne pour qui la sagesse n’est plus qu’un idéal, non réalisable dans le présent de la finitude et de la violence, la dernière philosophie se trouve réaliser la sagesse par la compréhension de la violence : le fini n'est pas, la philosophie se comprend en saisissant l'idéalité de son autre. Mais, et ce « mais » importe, ce n’est plus l’individu mais l’humanité, non l’homme individuel mais l'homme universel, c’est la raison en l’homme qui comprend et accède au discours de la sagesse. L’individu toujours reste séparé de la raison, tant qu’il est individu vivant. La raison est mortalité comprise et assumée, saisie de l’idéalité, de l’irréalité de la mort1. La mort concerne l'individu et l’élève à l’universel. La réflexion trouve ici son terme : tout est compris, la raison comprend tout, elle-même et son autre ; l’individu se comprend en elle pour autant qu’il se défait de son individualité.
16Trois moments donc scandent ce récit logique du problème philosophique de la violence ; quatre si l’on compte le moment pré-philosophique de la communauté traditionnelle précédant les trois époques de l’être, de la liberté et de la raison absolue. Dans sa troisième partie, intitulée Philosophie et violence, l'Introduction, partant de la critique de la solution hégélienne, ouvre enfin une époque nouvelle. Dès lors, Éric Weil peut montrer que si la philosophie a toujours, de quelque manière que ce soit, affaire à la violence, ce n’est cependant pas toujours à la même violence. La violence change en même temps que le regard du philosophe qui l'appréhende. La réflexion de la philosophie montrait en quoi se spécifie la conception de la violence à l’époque de l’être, à l’époque de la liberté, à l’époque de la raison absolue ; mais toujours, c'est de la violence qu’il s’agit pour la philosophie. Pour Weil, la violence est le problème de la philosophie, et c’est en découvrant la forme extrême d’une violence pure, sinon absolue, que la philosophie se comprend en comprenant que la violence a toujours été son problème constitutif.
2. Le concept philosophique de violence
17Partons de la signification familière du terme. La violence nous apparaît dans le déploiement intense de la force, dans la manifestation de l’énergie, dans le heurt des forces contraires, dans la rupture d’équilibre qui institue un rapport de domination, dans la disproportion d’une activité face à une passivité, de la force devant la faiblesse ; elle est dans l’éclat destructeur, dans la coercition qui enchaîne, dans la dévastation, la torture, le viol, le meurtre. La violence tient du vivant et se caractérise par l’agression, et de sa potentialité supposée substantielle : l’agressivité, considérée comme un phénomène objectif. On peut trouver une telle conception scientifique, qui prolonge l'opinion courante, plutôt qu'elle ne s’en détache par quelque coupure épistémologique, dans l’œuvre de Konrad Lorenz. Utilisant une définition implicite de l’agressivité qui lui permet de qualifier les comportements observés de plus ou moins agressifs, Konrad Lorenz dilue le concept qu’il prétend déterminer en l’étendant de proche en proche à toutes les manifestations du vivant, de telle sorte que l’étude de l’agressivité se confond finalement avec celle du comportement animal dans sa relation aux individus de même ou d’autre espèce. La science de l’agressivité n’est rien d'autre que l’éthologie elle-même, l’étude des mœurs animales, du fonctionnement des sociétés animales, des relations entre individus et groupes. Quant à la thèse selon laquelle l’organisation sociale n’est que l'effet de la socialisation, de l’inhibition, du détournement, de la domestication de l’énergie agressive — thèse qui, mutatis mutandis se trouve déjà chez Freud au sujet de l'énergie psychique —, on peut se demander si elle est autre chose qu’une reprise métaphysique de l’hypostase d'une possibilité : des conduites d’agression font induire l’existence d’une agressivité. Mais qu'est-ce qu’une agression ? Toute manifestation vitale ? Toute relation d’un vivant à un autre ? Freud lui-même admet-il une pulsion d'agression ? La réponse ne va pas de soi. Si l’on veut savoir ce que la psychanalyse affirme au sujet de la prétendue agressivité, on sera conduit à considérer des phénomènes divers et différents relevant du sadisme et du masochisme, du narcissisme, des pulsions partielles et de la sexualité polymorphe, des pulsions du moi (de conservation) et de la pulsion de vie (Eros), de la pulsion de mort en son conflit avec l’Eros, du conflit psychique et de la division de l'appareil psychique, des principes de plaisir et de réalité, etc... Bref, l’étude de la prétendue agressivité se distribuerait dans le champ entier de la psychanalyse pour qui l’agressivité n’est pas un concept scientifique.
18Il semble que l’usage de la notion d’agressivité réponde à la volonté de traiter d’une dimension de l’humain désignée jusque là par les termes de violence et de mal, mais avec le souci de les épurer, de les élever à l’objectivité scientifique, de les débarasser de toute connotation axiologique. C’est la volonté de science qui veut réduire le mal à l’agressivité. Le titre du livre de K. Lorenz a valeur de manifeste : Das sogenannte Böse, eine Naturgeschichte der Agression2. Il n’y a pas de mal — le langage moral est idéologique — mais il existe une agressivité, ensemble de phénomènes naturels que sait repérer une « histoire naturelle ». Curieusement, cela n'empêche pas Konrad Lorenz, oubliant parfois ses principes scientifiques, de réintroduire des considérations sinon morales du moins moralisantes et de proposer l'ordre biologique comme modèle de l’ordre humain. Après avoir permis de réduire la morale, l’éthologie pourrait fonder une politique3. D’autres types d'approche, sociologique ou ethnologique, insistent sur la variation et la relativité de l’humain. Ce qui est violent aux yeux des uns ne l’est pas aux yeux des autres. La violence n’a pas de signification en soi, aucun geste n’est en lui-même violent ou non-violent. La violence est culturelle et non pas naturelle. Il faut conclure de la relativité du concept de violence à son caractère idéologique. En fin de compte, si tout est violence puisque tout, en rapport d’effectivité avec tout, agit et exerce une force, une pression, une contrainte, il n'y a plus de sens à parler de violence. Il n’y a que des processus naturels ou culturels. Le seul usage que l’on puisse encore faire du terme et du concept vide de violence, c'est d’en jouer dans la critique de l’autorité pour révéler que l’autorité, quoi qu'elle prétende, est elle-même sans légitimité, qu'elle n’est qu'un masque du pouvoir de fait, coercitif. La même réduction de la valeur est à l’œuvre dans l’approche éthologique de l’agressivité et dans la critique de type sociologique du pouvoir ; le concept moral de la violence (ou du mal) doit être abandonné.
19L’approche philosophique de la violence est tout autre. Le philosophe ne se fonde pas sur la description d'un type de comportement, d’un geste, d’un processus éventuellement mesurable. Il pense la violence comme catégorie. Il pense la violence comme ce à quoi les hommes ont affaire en tant qu’ils ont affaire à la constitution de leur humanité. Le rapport à la violence constitue l'homme, quelles que soient ses manifestations empiriques. Le philosophe affirme : il y a de la violence pour l’homme et seulement pour l’homme ; et secondement : il y a de la violence par l’homme, mais aussi par autre chose que l’homme, pour autant que la violence apparaît à l’homme. Les animaux autres que l’homme ne connaissent pas la violence, pas plus que leur mortalité. Ils meurent, ils vivent, ils luttent, ils tuent, ils souffrent, ils sont dans la nature, mais ils ne connaissent pas la violence. C’est seulement à nous, animaux parlants et pensants, donc agissants, qu’un fait peut apparaître dans la dimension de la violence, non seulement comme un donné, mais encore comme un fait sensé insensé. La violence n’est pas d'abord dans la matérialité du geste, de l’événement, dans la quantité d’énergie dépensée. Elle est dans la signification du geste, de l’événement, de l’énergie dépensée. Elle est dans l’interprétation : elle est pour l’homme qui est homme en tant qu'il a affaire aux significations, les donnant, les recevant, les échangeant. L’homme n’est capable de violence que parce qu’il est capable d’interprétation et de compréhension, c’est-à-dire d’un rapport à l’autre homme comme homme, dans l’univers du sens, d’un rapport de reconnaissance et d’interlocution qui suspend le geste négateur, meurtrier pour lequel tout est objet et simple nature. Un geste n’a pas de signification en soi, il peut devenir violent ou non-violent seulement dans l’univers du sens qui est celui de l'homme. C’est pourquoi la violence est constitutive du monde humain.
20Au niveau catégorial, la violence est le concept de ce qui menace l’homme en son humanité même : la suspension de la relation humaine de l'homme à l'homme, à l’autre homme et à l’homme qu’il est. Elle est ce qui la déshumanise. Elle est cet autre de l’homme qui habite en l’homme, avec quoi l’homme est en conflit ; ce conflit institue l’homme en son humanité même. L’homme vient à soi dans l’expérience de la violence. Ce que l’homme rencontre, ce qui lui résiste et lui fait face, le réel même, c’est d’abord la négation de l’humain, l'in-humain qui révèle l’homme à lui-même : la violence. Il n'est pas d’ontologie ou de science de l’objet qui puisse faire l’économie de cette appréhension constitutive et originaire par laquelle s’ouvre le rapport de l’homme au monde et du monde à l’homme. Weil rencontre la violence comme concept philosophique dans sa réflexion sur la philosophie. La violence ne se comprend que rapportée à la philosophie. Elle est le problème du philosophe, l’obstacle qui se trouve sur le chemin philosophique. Si l’on prête attention au texte de Weil, la violence n’est effectivement que cela : ce sur quoi bute la philosophie, cette butée étant l’essence même de la philosophie. De manière un peu plus précise : l’homme ne rencontre véritablement la violence que pour autant qu’il s’est engagé sur le chemin de la philosophie. La violence est un concept philosophique qui ne se conçoit que par référence à la recherche de la sagesse et du contentement, une recherche à laquelle tout homme a affaire, du moins potentiellement.
21Le terme de violence n’est introduit qu'à la fin de la section qui présente l’homme comme violence, dans l’avant-dernier paragraphe intitulé la peur de l'homme philosophe où le philosophe se saisit comme rapporté à son autre, non plus extérieur, mais intérieur. La possibilité de la violence habite le philosophe au plus intime de lui-même. Le choix de la philosophie n’est jamais assuré d'être définitif. Jamais l'homme n'est philosophe. Il ne l’est que dans la conscience de pouvoir cesser de l’être. Ainsi la conscience philosophique découvre-t-elle la violence de l’intérieur, non dans le ressentiment qui dénonce ce qui diffère, non dans l’exclusion de l’étranger, mais dans la conscience de l’identité possible — réellement possible — de moi et de cet autre. La conscience philosophique découvre la violence en découvrant que l’homme est deux possibilités : la violence est l’autre possibilité, celle que le philosophe n'a pas choisie. Elle s’indique comme la plus grave menace, l’inquiétante possibilité intérieure en laquelle le philosophe risque de s’abîmer. Weil parle de la peur du philosophe, de la peur qui est la conscience de sa possibilité autre comme sienne : « Il n’est pas lâche, loin de là ; il veut bien affronter la mort, il veut même la subir s’il le faut, non pas de gaîté de cœur, certes, mais s'il doit choisir entre une vie déraisonnable ou a-raisonnable d’un côté et la fin de son existence de l’autre, c’est pour la mort qu'il se décidera [...]. Mais il a peur de ce qui n’est pas raison en lui et il vit avec cette peur, et tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit et pense, est destiné à éliminer ou à calmer cette peur. A tel point qu’on pourrait dire de lui qu’il a surtout peur de la peur [...]. Peur de la peur ? Il sera plus simple de dire : peur de la violence » (LP, p. 19). La conscience de la liberté n’est pas séparable de la conscience de la possibilité de la violence au plus intime de l’exigence philosophique. Elle n’est pas séparable de l’angoisse de la liberté devant elle-même, mais elle n’est pas la crainte de la détermination, le regret et le vertige devant l'infinité des possibles et la restriction qu'impose le choix, tels qu’on les trouve par exemple chez des auteurs comme André Gide ou dans la littérature existentialiste. Pour Weil, ce n'est pas le choix qui est angoissant, mais le fait que l’une des branches de l’alternative soit la déraison, la perte de tout sens, la pure et simple facticité.
22On peut certes noter la parenté apparente de cette analyse avec celle des penseurs de l’existence. Elle revient à la parenté des catégories du fini et du sens. Et à leur distinction. Pour Weil, le choix se situe entre deux possibilités contraires, s’excluant l’une l’autre, entre la raison et son autre, entre la philosohie et la violence. On comprend que l'auteur de la Logique de la Philosophie soit aussi l’auteur d'une Philosophie politique et d'une Philosophie Morale. Au penseur du fini en revanche, l’idée de raison autonome apparaît illusoire. Il éprouve la plus grande difficulté, voire la plus grande répugnance à parler de morale ou de politique raisonnable. Tout au plus exposera-t-il, de préférence sous forme dramatique — théâtre, roman, journal, exhortation militante, etc. — les difficultés existentielles de l’individu dans la situation du choix. Pour le philosophe du sens, la violence est le fond, l’abîme auquel le philosophe s’arrache par l’acte qui reconnaît l’autorité de l’universel, de la loi, de la raison, alors même que la désobéissance, voire la rébellion face à la loi, restent toujours possibles. L’affirmation philosophique est éthique en sa plus grande radicalité ; par elle, la liberté sans loi se donne sa loi et s’ouvre à la loi qui est d’abord celle du discours cohérent sans lequel aucune compréhension, aucune communication ne seraient possibles.
3. Les deux premières figures. communauté et individualité
23La IIe partie de l'Introduction, Réflexion de la philosophie, fournit à la fois une typologie des positions fondamentales de la philosophie par rapport à la violence, et une logique du passage orienté de la première à la seconde et à la troisième positions, de telle sorte que l’exposé prend l’apparence d’une histoire idéal-typique de la philosophie. Bien que Weil ne prétende pas ici faire œuvre d’historien ni de philosophe ou de métaphysicien de l'histoire, l’analyse typologique ne pose pas simplement les types à plat les uns à côté des autres, mais montre comment l’un conditionne l’autre, comment l’un procède logiquement de l’autre. Le passage est le fait de l’insatisfaction qui s'exprime spontanément, sans cause déterminante, dans le rejet de sa propre condition ; mais ce « non » n’est pas inéluctable. L’un peut se satisfaire de ce qui ne satisfait plus l’autre. La révolte n’est jamais une simple conséquence de ses conditions ; elle n'est jamais la résultante des forces additionnées et composées, elle implique aussi le surgissement et la nouveauté d’une liberté qui ne consent plus, sans raison, à ce à quoi elle avait jusque là consenti. Weil ne cite pas de nom (à l’unique exception de celui de Kant, p. 44), ni d'œuvre, ni d’événement. Mais le schéma philosophique n’est pas sans dimension historique ; les positions philosophiques sont en quelque sorte des positions fondamentales de l’humanité, des formes constitutives de la culture se réalisant à des époques relativement spécifiées : époque antique où la civilisation accède à la réflexion et particulièrement à la conscience de soi politique et philosophique ; époque moderne où se forge le nouveau monde, la nouvelle rationalité centrée sur le travail, la technique, la science de la condition, et où l’esclave se libère du maître, où l’individu émerge ; époque enfin où la raison reprend son droit et assume la maîtrise sous la forme de l’État comprenant le travail proprement dit et son organisation sociale.
24La première acception de la violence est définie par le geste d’exclusion qui constitue la communauté. Est violence ce que la communauté rejette hors d’elle-même, le négatif, l’autre, l’extérieur. Corrélativement, la communauté s’institue dans la discussion entre citoyens qui porte sur « les conséquences des thèses [...] déjà acceptées », le sacré, les dieux, la tradition, l’essentiel en un mot restant exclu de la discussion. « La violence est ce qui détruirait la communauté concrète des hommes, cette communauté dont le sens est de défendre tous ses membres contre la violence extérieure, celle de la nature, quelle se présente sous l'aspect du besoin ou qu’elle vienne des animaux à face humaine, des barbares. La communauté sait comment il faut se défendre contre le besoin : elle possède une science et une organisation du travail ; elle sait aussi comment résister aux barbares : elle s’est donné une constitution politique et militaire » (LP, p. 25). La violence est ce qui menace la Cité des hommes libes, des maîtres qui ne sont maîtres qu’à la condition d’être égaux au sein d’une communauté fondée sur la libre discussion. C'est la discussion qui préserve le contenu sacré de toute atteinte et qui permet de rejeter la violence au dehors, d’interdire à la violence de pénétrer au dedans. Les maîtres expulsent la violence ; ils sont les gardiens de la Cité. « La première constatation à laquelle ils procèdent est celle de l’inadmissibilité de la violence entre eux. Pour eux-mêmes ils sont des êtres qui possèdent — c’est là leur essence — un discours raisonnable ; qu’il y ait une violence autre qu'extérieure (qui comprend la violence des barbares), ils n’y pensent pas, tant ils s’en sont déchargés et défendus : le travail manuel déshonore, le seul effort honorable est celui qui a pour but de défendre la communauté et de préparer à cette lutte ceux qui ont part à la communauté » (LP, p. 26). Pour une telle conception de la violence, la mort de l’individu ne compte pas. Seule importe la vie de la communauté libre. Seule la communauté est sujet libre du discours et de l'action. L'individu « n’est précisément pas humain dans la mesure où il est individu, et n'est pas individu dans la mesure où il est humain ».
25Dans sa seconde conception, la violence se réfléchit et s’aperçoit elle-même. La violence est élevée au discours. Cette élévation a pour condition la destruction de la communauté libre. Lorsque « tout doit être soumis à l'enquête du dialogue contradictoire » (LP, p. 27), lorsque la discussion porte non plus sur les conséquences, mais sur les principes, et met en question l’essentiel et le sacré, la communauté est devenue problématique pour le maître lui-même. Il suffit que le danger soit aperçu, que la mort de la communauté soit concevable : il n'est pas besoin que la Cité soit effectivement détruite. Il suffit que le maître doute d’elle. « A partir de ce moment, l’individu n’est plus protégé de la violence, il peut perdre sa communauté, donc toute participation à une communauté, il peut se trouver seul en face de la nature, sans le secours de ses égaux, privé de ses collaborateurs-partenaires, de ses esclaves-machines, peut-être réduit lui-même au rôle d’outil dans la main d’un maître barbare, en tout cas abandonné à lui-même » (LP, p. 27).
26Plusieurs solutions sont alors possibles : celle de l'individu « qui puisse se faire recevoir partout », polyvalent et omnivalent tel le sophiste, Hippias, Gorgias, Protagoras... ; celle de l’individu qui se retire en lui-même, « se satisfaisant de l’existence que la nature, en dehors de toute communauté humaine offre à l'homme qui a renoncé à tout désir », homme qui veut vivre selon la nature, cynique, cyrénaïque, épicurien, stoïcien... ; celle enfin de l’individu qui « essaye de construire et de constituer une nouvelle communauté, fondée sur un nouveau sacré, un sacré vraiment immortel et immuable », Platon, Aristote... La situation commune de tous, c’est la confrontation avec une violence nouvelle qui se montre lorsque la tradition se déprécie. Les hommes sont maintenant devant cette violence extérieure, sans écran protecteur. La communauté leur avait épargné jusque là le contact direct avec elle. Aussi n'avait-elle pu devenir objet et thème de leur dicours. La violence indéterminée se détermine en même temps que l’homme se découvre individu isolé et abandonné face à elle. Seul face à la violence, l’individu peut discerner ce qui le caractérise. Le sacré de sa communauté est perdu, détruit, il s’est révélé périssable, erroné, non ajointé à la réalité. Le non-être s’était mêlé à l'être, l’erreur au discours. Il faut distinguer l’être vrai du phénomène, et élaborer la science première « de ce qui est, considéré en tant qu’il est » (LP, p. 30). La communauté est morte de n’avoir pas été fondée en vérité. L’individu se trouve seul face à la violence parce qu’il s’était contenté de son discours partiel qui mêlait erreur et vérité, être et non-être. Il avait laissé la violence s’immiscer dans l’intérieur, par le biais de l’erreur, du négatif, du non-être, dans son discours. La vérité ne dépend pas de la seule discussion, du simple accord entre les membres de la communauté. Le discours doit certes être cohérent, mais la cohérence ne suffit pas, elle n’est que la forme vide de l'unité ; encore faut-il que le discours saisisse l’être. L’homme est dans l’erreur si son discours n’atteint pas la réalité elle-même. L’ontologie seule peut assurer, au fond, la protection contre la violence que la communauté n’offre plus.
27La violence a changé de sens. Elle n’est plus comme dans la première acception, l’extérieur de la communauté, la « nature ». Maintenant elle est comprise comme l’autre de l’être, ou comme l’autre de la vérité de l’être. Relève de la violence tout ce qui empêche la saisie de l’être tel qu'il est : la violence, c’est ce qui éloigne l'homme de l’être, c’est l’individualité.
28La première position philosophique trouve d’emblée la violence et la source de la violence à l’intérieur de l’homme, comme une part de l’homme dont il s’agit de se libérer et de se défaire afin d’être pleinement et purement humain. L’individu, avec ses intérêts opposés aux intérêts des autres individus, sépare l’homme de la vérité, le précipite dans la violence. La violence c’est l'individuel en l’homme, cet intérieur qui reste et doit rester extérieur, cette part non-humaine de l’homme dont il faut se libérer. Le philosophe se libère en sachant qu’il n’est que son âme ; il apprend à séparer l'âme du corps, il apprend à mourir.
4. La 3e figure : violence et condition
29La troisième acception de la violence, à laquelle correspond une seconde position philosophique, s’explicite à partir de l’échec de l’ontologie. Le discours de l’être devait par définition être unique. Or, il faut constater la multiplicité des discours ontologiques, chacun satisfaisant, chacun irréfutable et irréductible. Seuls s’imposent dès lors les discours partiels portant sur les phénomènes, liés à des techniques et à l’organisation du travail. « On ne discute pas au sujet des phénomènes : tout le monde admet qu’une pierre lâchée tombe, que le soleil se lève régulièrement, que les hommes ont besoin de boire et de manger pour vivre ; mais dès qu’on essaie de ramener ces phénomènes à leur fond commun, à l’Être, à l’Un, la discorde règne de nouveau » (LP, p. 36). Quelle est la situation de ceux qui perçoivent l'échec de l'ontologie ? Cette situation est celle du survivant d'une catastrophe que la survie permet de relativiser : ce n’était pas la catastrophe absolue, tout n’a pas été perdu, il restait une issue qui n’avait pas même été imaginée. Le problème philosophique de l’ontologie n’était un problème crucial que pour les maîtres dont la communauté était menacée et qui refusaient de lui survivre. Le survivant n’est plus un maître, un « homme véritable ». « Nous autres avons survécu et nous avons constaté que le résultat, à tout prendre, n’est pas aussi mauvais que l’homme véritable le prévoyait, parce que la perte n'a pas été pour nous, mais pour lui, parce que nous n’étions jamais des égaux et que nous sommes les héritiers des esclaves, de ceux qui travaillaient, qui n’avaient pas de discours et qui n’en avaient pas besoin, mais vivaient et travaillaient à l’aide d’un langage, d’un moyen de communication en vue du travail » (LP, p. 39).
30Se découvre maintenant la violence nue et brute de la nature au sens moderne du terme : non plus cosmos, mais réseau de forces physiques, nature indifférente à l'homme plutôt qu’hostile, nature à combattre, à transformer, à travailler. Cette violence doit être connue pour être techniquement maîtrisée dans un langage qui permette d’organiser le travail, de le rendre toujours plus efficace, moins pénible. La dimension du langage efficace, du langage outil, technique et scientifique, se révèle en même temps que l'échec du discours. Aussi l'homme de cette position philosophique doit-il se situer doublement, en héritier et des maîtres et des esclaves : héritier des esclaves qui sait « l’importance de la lutte avec la nature <que les maîtres> avaient rejetée sur d’autres et qu’ils avaient fini par oublier » (LP, p. 40) ; héritier des maîtres qui réfléchit sur le sens de cette lutte. La violence se détermine en fonction de cette dualité et le discours philosophique correspondant a l’aspect d’un dualisme qui pose d’un côté la nature et sa violence, la société et sa contre-violence, nature et société relevant l’une et l’autre de la rationalité d’entendement qui régit le discours technique et scientifique, et qui pose d’un autre côté le discours de la philosophie dirigé vers l’affirmation et la réalisation d’un sens qui s’éloigne indéfiniment jusqu’à se projeter dans un au-delà ou un à-venir toujours virtuel.
31Cette seconde position philosophique, née de l'échec de l’ontologie, se développe dans une réflexion de la philosophie sur elle-même. L’impossibilité de la sagesse devient l'un de ses thèmes essentiels. La lutte avec la nature apparaît dans toute sa rigueur : sa violence ne réside pas seulement dans la lutte, mais surtout dans son manque de sens intrinsèque. Elle est moyen, seulement moyen, et ne conduit à aucune fin ultime. Tout au plus le travail peut-il faire oublier son manque de sens à celui qui se donne entièrement à lui. Que le travail s’interrompe, que l’homme cesse un instant de s’y perdre, le vide, l'inconsistance de l’existence se révèlent dans l’ennui, ou dans le désespoir, dans la révolte, dans l’expression d’une violence gratuite, in-sensée.
32Le travail — la lutte contre la violence de la nature extérieure — produit bien un discours, mais seulement technique, ou scientifique, sur l’ordre des moyens de discours. Le discours qui porterait sur l’ordre des fins, s’est dérobé, son or est devenu sable. Devant l’objet de la science et de la technique, l’objet de la philosophie prend figure d’objet vide ou fictif, insaisissable, de non-objet. Nous nous trouvons ici à la source du scientisme qui prétend régir tous les domaines de la vie humaine sur le mode de la rationalité d’entendement qui structure le travail efficace. Ne voyant que la société à laquelle il réduit la communauté, rabattant la raison sur l’entendement, il élimine la question du sens ou de la fin. Dès lors ne subsistent plus que les difficultés techniques du travailleur. Les maîtres avaient méconnu unilatéralement les exigences que connaissait l’esclave ; la disparition de leur monde en fut la sanction. Maintenant, la non-reconnaissance du problème des maîtres — l’organisation d’une communauté d’hommes libres et libres à l'égard du travail, d’une communauté fondée sur la quête du sens — conduit à un monde gouverné exclusivement par l’entendement s’imposant non seulement à la nature et à la société, mais encore à la vie éthique — morale et politique — . Les problèmes éthiques deviennent des difficultés techniques. Il n'est plus de lieu où puissent se poser les questions sur les fins dernières des outils, du travail, de l’efficacité rationnelle. Il n’est plus de lieu où les hommes puissent librement rencontrer des hommes libres pour dialoguer et discourir des problèmes qui se posent du fait de la liberté et à la liberté. Une science positive, technique doit pouvoir résoudre les problèmes moraux et politiques. La tâche de la philosophie — de la raison — est dès lors de comprendre ce scientisme, de penser les limites et le sens d’un discours produit par le seul entendement, de comprendre que toujours la pensée franchit les limites de l’expérience, ne serait-ce que pour circonscrire le champ des phénomènes, objets de l’entendement. Ainsi la pensée se pense-t-elle elle-même et vise-t-elle à produire le discours philosophique qui n'est pas simplement descriptif des faits, mais proprement compréhensif du sens de tout fait. Elle pense la réalité dans son idée. Elle comprend le rôle agissant, constitutif du sens.
33Cependant, Weil ne développe pas dans l’exposé de la présente situation (de « notre » situation) et de l’attitude philosophique correspondante la révolte contre la rationalité technique. La figure radicale de la violence gratuite et désintéressée n’est saisissable qu’à partir de l’avènement de la position philosophique ultérieure qui correspond à l’avènement du discours absolument cohérent. L’une est révolte contre la rationalité d’entendement, l’autre contre la raison proprement dite. La première saisit le manque de sens compris comme manque de raison du règne de l’entendement. C’est pourquoi la présente position philosophique consiste, non à rejeter l'entendement, mais à le comprendre en le situant à sa place dans le discours de la raison. La violence de l'entendement unilatéral, excluant la raison, peut être comprise et surmontée dans une attitude et un discours philosophique dont Kant fournit l'exemple typique. Pour la seconde forme de révolte, c’est la raison elle-même, comme nous le verrons plus loin, qui apparaît dénuée de sens et est rejetée. A l’attitude philosophique se substitue la violence pure de l'anti-philosophie. Du point de vue de l’histoire de la philosophie, cette attitude-là se caractérise comme post-hégélienne. Gardons-nous de télescoper deux figures de la violence qui relèvent de deux catégories distinctes et irréductibles. Gardons-nous de confondre la violence qui relève de la catégorie de la condition et celle qui relève de la catégorie de l’œuvre, la violence référée à la rationalité d’entendement et la violence référée à la raison. La présente figure traduit la violence de la condition, c'est-à-dire d'un ordre rationnel constitutif du discours et du monde où toute condition est renvoyée au-delà d'elle-même, à sa condition, indéfiniment, sans que jamais ne se rencontre une condition elle-même inconditionnée. Cette structure est bien celle des sciences modernes de la nature et de leur objet, mais aussi la structure de la société et des sciences modernes qui la prennent pour objet. Aussi l’analyse que propose la Philosophie politique du mécanisme social (§§ 20 à 26) et de la situation de l'individu dans la société (§§ 27 à 30) fournit-elle une représentation adéquate de cette figure de la rationalité et de la violence qui lui correspond. La révolte et le désespoir naissent lorsque l’individu, pris dans le mécanisme social et entraîné dans la lutte sociale qu’inspire le sentiment de l’injustice sociale d'une société insuffisamment rationnelle, finit par ne plus comprendre et même par ne plus désirer comprendre le mécanisme.
34L’individu se sent rejeté. La rationalité sociale n’est pas sans valeur, mais elle se révèle sans intérêt pour l’individu qui n’a pas accédé aux bonnes places, qui se trouve exclu des bienfaits que la rationalité apporte, exclu de la justice, exclu enfin du sens. « Ce n’est pas que la rationalité lui semble dénuée de valeur, au contraire ; mais elle n’est pas à sa portée » (PP, p. 89). Dans la mesure où la lutte des couches4 produit seulement des discours pour entretenir son mécontentement, l’individu est conduit à la méfiance : il « se sent trompé et abandonné par tout le monde, isolé, pur objet pour des chefs qui cherchent leur propre avantage... Aucune raison donnée par qui que ce soit n’aura plus prise sur lui... » (PP, p. 90). La rationalité d’entendement aboutit à ce résultat. Au lieu d’éduquer l'individu à l’universel, elle le rejette sur son individualité et lui donne le sentiment d'être exclu de la communauté. Désormais il n’y croit plus, il perd toute confiance. Derrière les discours de la rationalité, il suppute un intérêt qui n’est rien moins qu’universel : « à l’individu, ils apparaîtront comme les mots d’ordre d’une propagande intéressée mais qui n’est pas faite dans son intérêt à lui. La seule question qu'il se posera encore sera cui bono ? Le rationnel se « révèle » à lui comme une invention rusée des passions des autres... ».
35Ne reste que la violence, non plus simplement celle de la nature et de la lutte contre la nature, mais celle de l’absence de sens ou de raison d’un monde désolé en lequel l’individu perd son identité en même temps que toute possibilité d’orientation humaine. « La lutte sociale rejette l’individu sur lui-même et elle lui montre en même temps que ce lui-même est un terme dénué de signification » (PP, p. 91). Le règne de l’entendement fait de l’individu un être sans identité propre, une force abstraite, impersonnelle, objective, chosifiée, un moment dans le jeu mécanique des forces ; elle le réduit à la nature.
36On peut comprendre que l’individu désorienté, sans référence, sans rapport à soi, sans reconnaissance (au sens hégélien du terme), donc sans communauté qui le reconnaisse et qu’il reconnaisse, puisse devenir la proie d'un individu tel l'homme de l’œuvre qui le fascine et l’enrôle et l'entraîne dans son entreprise mythique de création d’un monde nouveau, régénéré5. Mais il n’est pas lui-même l’homme de l'œuvre, l'homme post-philosophique qui rejette la raison en connaissance de cause. L’individu désorienté que produit le monde de l’entendement n’a pas encore accédé au discours de la raison. Il n’a pas dépassé l’entendement, il séjourne en lui et ne cesse d’éprouver, dans le désenchantement, le manque d’une condition inconditionnée, d’une valeur qui vaille en elle-même et par elle-même. L’un ne croit plus en la rationalité d'entendement — sociale, technique —, l’autre en la rationalité de raison — le discours philosophique absolu —. Telle est la parenté, mais aussi la différence des deux. Entre eux se trouve la distance qui sépare l’Unique (l’homme de l'œuvre) et l’individu indéfiniment répété qui constitue les masses et dont le premier prétend devenir le guide. Leurs attitudes peuvent se conjuguer, l'un subjugant l’autre. Philosophiquement, elles n’en sont pas moins distinctes. Les deux figures de la violence n’ont pas la même importance pour la philosophie. L’homme de l'œuvre atteint et montre la violence dans sa radicalité irréductible ; il est l'autre absolu du philosophe et de la raison. L’homme de la révolte contre l'entendement n’est pas par principe rebelle à la raison. Au contraire, il y aspire. Il peut trouver le sens dans sa vie privée, dans une communauté partielle et particulière. « Le schéma de description donné ici ne parle de l’homme que pour autant qu’il se considère comme membre de la société. Or l’individu n’est pas seulement cela. Il connaît des satisfactions très réelles ; en tant que membre d’une communauté qui a ses valeurs, il trouve un sens à la vie dans sa famille, dans son groupe social, dans la communion avec d’autres adhérents aux mêmes valeurs (esthétiques, religieuses, etc.). « L’homme y sait et y sent ce qui donne sens, dignité et valeur à son existence » (PP, p. 91). Il peut aussi, à la limite, le trouver dans sa figure la plus aliénée, en se donnant à l’homme de l’œuvre, en s’en faisant l’instrument et l’esclave.
37L'analyse de cette figure de la violence et de la position philosophique correspondante découvre un réseau de significations diverses et divergentes : violence de la nature extérieure, violence de la lutte contre la nature extérieure, violence de l’organisation de cette lutte qui se retourne contre l’individu, violence du désespoir de l’individu cherchant la satisfaction et cherchant à être lui-même, violence de la nature intérieure rebelle à l’exigence de l’universel, violence aperçue par le philosophe dans la pensée du mécontentement. Ce réseau de significations fait système. Le concept de violence est un fondamentalement et c’est à la philosophie qu’il apparaît en son unité systématique. La violence doit être référée à la philosophie dont elle est la négation. Mais cela, c’est précisément la philosophie qui le reconnaît. La violence du monde de la lutte avec la nature peut conduire à la révolte, mais aussi à la compréhension du sens de la révolte et à son dépassement dans la philosophie. Le philosophe ne saisit rien que ne saisisse également le révolté. L'un et l’autre ont affaire à l’exigence du sens. Le philosophe saisit cette exigence dans le discours et ainsi se saisit lui-même en même temps que son autre sur le mode de la compréhension. Le révolté se « contente » de se tenir dans l’absence du sens, sans se donner la peine d’en formuler l’exigence dans un discours qui le conduirait à se comprendre lui-même et à se détacher de son attitude muette, à sortir de son silence. La révolte apparaît comme une sorte d’affirmation dogmatique non formulée sur le néant du sens, alors que la philosophie résulte de l’effort d’expliciter son affirmation, de la critiquer, de l’exposer en sa nature problématique.
38Selon Weil, cette exposition a été l’œuvre de Kant : « On sait quelle réponse Kant a donnée à cette question après l’avoir formulée le premier en sa pureté... » (LP, p. 44). Comme élément de la nature avec laquelle et dans laquelle il lutte et transforme et travaille, l'homme est, comme tout ce qui est et arrive dans la nature, déterminé phénoménalement. Il est objet de la science de la nature qui est l’ontologie du nouveau monde : non plus science de l'être en tant qu'être, « mais de ce qui est en tant qu’il se montre à l'homme ». « La science est possible comme science des phénomènes » (LP, p. 45). L’homme élabore une science en agissant. Travail et science vont de pair et ne sont possibles que par et pour un sujet agissant et libre. La science de la nature explique les phénomènes, elle n'explique pas sa propre possibilité. Œuvre d'un sujet agissant et libre, elle ne connaît que des objets déterminés, mais le sujet de la science en tant que sujet n’est pas un tel objet. D’un côté l’homme est un être conditionné en tant qu’il est un être naturel et à ce titre objet de la science de la nature ; de l’autre, il est libre, sujet d’une science qui n’est possible que par la liberté. La condition est condition pour une liberté, la liberté est liberté dans la condition. L’homme est à la fois sujet libre et objet conditionné. Il a affaire à la contradiction, il est la contradiction en acte. « Sans contradiction, l’existence est, ou bien animale ou divine. Et puisque cette contradiction — en dernier ressort, c’est celle entre l’homme agissant et la nature, domaine donné de son activité et de son action — ne peut pas être éliminée et ne peut pas être écartée comme un aspect inessentiel, il s’ensuit qu'il n'y a pas de sage : l’homme ne peut pas trouver le contentement dans la vue de l'Un éternel, puisque l’Un éternel ne lui est jamais donné, que l'idée d’un éternel donné renferme une contradiction formelle » (LP, p. 46).
39Le philosophe lutte contre la contradiction ; sa liberté est action en vue de l’unité. L’action libre informant la condition est action d'unifier, non pas simplement selon une loi de la nature, mais selon une loi de la raison que la liberté reconnaît comme sa loi : action morale. S’esquisse ici un nouvel aspect de la lutte contre la violence, l’aspect moral « pratique ». La lutte contre la violence est l’action de l’être fini mais raisonnable, conditionné mais libre, qui, tout en comprenant qu’il n’atteindra jamais la sagesse (l’ontologie étant humainement impossible) cherche, en philosophe conscient de sa finitude, le contentement dont l’idée oriente sa pensée et sa vie. Or, « la liberté humaine ne se sait liberté que dans la mesure où elle veut soumettre le donné, s’affranchir du donné, instaurer, à la place du règne de la nécessité et des causes, celui des fins et de la raison consciente d’elle-même » (LP, p.47). La violence, c’est donc l’opposé de la liberté qui se reconnaît et se veut elle-même. Elle est le pur donné, le fait immédiat. Elle est le non-voulu, le non-choisi, ce qui est passivement subi, ce qui est là sans être posé par un acte de la liberté visant la raison. « Toute condition de son activité, tout ce qui donne à l’homme un contenu lui vient du dehors, ne dépend pas de lui, lui est imposé par une violence, par une nature dans laquelle il peut agir, mais qu’il ne peut ni créer ni transformer radicalement » (LP, p. 46).
40La signification dernière de la violence pour la seconde position philosophique qui découvre la liberté et pose toute question à partir du point de vue de la liberté, c’est le fait, seulement constatable et non compréhensible, le fait du donné qui ne peut être justifié ou fondé, c'est-à-dire saisi comme une œuvre nécessaire de la liberté ; c’est l’élément d’irréductible résistance à la liberté et à la raison. Dans le fait qu’il y a du fait, dans la facticité à laquelle la liberté est attachée sans pouvoir s’en déprendre, en un mot, dans la finitude se résout la signification de la violence telle qu'elle apparaît à la philosophie. La philosophie a décelé son autre, la forme de l’altérité, de l’étrangeté, le fait du fait, l’immédiateté qui résiste à la pensée et à l’action de la philosophie.
41Dans cette seconde position philosophique, le caractère du fait donné apparaît aux deux pôles de la dualité mise en évidence : la condition et la liberté. D'une part, il n’y a que des faits, donnés et renvoyant à d’autres faits comme à leurs conditions ; d'autre part, il n’y a de faits que pour une liberté qui s’apparaît à elle-même dans sa réflexion comme le fait dernier auquel apparaissent tous les faits. Si la violence signifie la finitude, elle est saisie en son principe lorsque se montre la non-identité de la liberté et de la raison. Il y a violence parce que la liberté ne coïncide pas avec la raison. La violence disparaît lorsque liberté et raison ne font qu’un. Ce sera la thèse de la troisième position philosophique. Avant de l’exposer, remarquons pour éviter tout malentendu que la liberté n'est pas plus la violence qu’elle n’est la raison : elle est capable de l’une comme de l’autre. Violence et raison n’apparaissent que sur fond de liberté et inversement, la liberté n’apparaît qu’à partir de sa double possibilité. La liberté n’est pas pour autant finie ; elle est infinie. Elle se détermine elle-même. Son choix de la raison est sans raison, indéductible, indérivable d’un principe a priori auquel elle (se) serait déjà soumise. La liberté est infinie ; c’est l’homme qui est fini. L'homme est fini parce que conditionné, mais sa condition ne lui apparaît que parce qu'il est libre, Il n’y a de fait que pour qui ne se réduit pas à un fait. L’homme découvre sa propre liberté comme un fait, mais c’est dans l’opposition aux faits, dans la négation des faits, à travers le faire et le défaire.
5. La 4e figure : la violence comprise dans l’absolu
42En sa quatrième acception, la violence apparaît telle que la raison puisse la réduire dans sa compréhension totale. La violence devient un moment de la raison ; moment de la séparation où la raison semble opposée à une extériorité distincte d'elle-même, moment de l’extériorité qui se creuse au-dedans de la détermination discursive, moment de la réflexion qui ne se réfléchit pas entièrement elle-même et ne saisit pas la différence comme différence dans l’identité. Par rapport à la position philosophique précédente, « il suffit d'un seul pas pour que la limitation de la raison disparaisse : qu’on ne regarde plus la raison du point de vue de l'individu, mais l’individu du point de vue de la raison, et liberté et raison coïncideront. Ce qui est fait pour l’individu ne l'est que parce que l’individu se prend et se comprend comme fait. Mais tous les faits, y inclus le fait nommé homme, sont des faits de la Raison et sont fondés sur l'Etre, qui n’est rien d’autre que la Raison se déterminant en sa Liberté » (LP, p. 50).
43Parvenue à son absoluité, la raison comprend toute altérité comme un moment immanent de son rapport à soi et de son identité. Il ne peut y avoir, en vérité, dans l’absolu, tout étant réfléchi, et même la réflexion, il ne peut y avoir de violence irréductible, parce qu’il ne peut y avoir d’altérité radicale. Tout au plus peut-il y avoir méconnaissance de la raison. Cette méconnaissance est précisément la caractéristique de la position philosophique précédente, obnubilée par le fini au point de ne plus saisir la raison comme absolue.
44Le point de vue du fini, c'est le point de vue de l’individu. La violence est violence de l’individu. Est violence cette force en l’individu qui veut se maintenir contre la puissance de l’universel, cette résistance au mouvement qui conduit, par la réflexion, à la raison, ce refus d'entrer dans la dialectique, de consentir au sacrifice de l'individu, d’acquiescer à l’Aufhebung du fini. En ce sens, pour la présente position philosophique, la position précédente reste tributaire de la violence. Ce n'est pas seulement la non-philosophie qui est violente, la philosophie de la finitude l’est également puisqu'elle n’est rien d'autre que la finitude consciente d'elle-même et, pourrait-on ajouter, s’installant avec complaisance dans sa finitude indépassable. Elle est violence en tant qu’elle refuse d’accéder à la raison absolue sous prétexte que l’individu ne le peut pas. Pour la position philosophique de la raison absolue, toute violence relève du fini et de la rigidité de son affirmation. En un sens, cette position philosophique ne donne pas tort à la philosophie du fini : il y a bien violence parce qu’il y a finitude ; il est impossible à l’individu de jamais pouvoir éliminer sa finitude tout en maintenant son individualité. Ce n’est pas tant la finitude que la volonté opiniâtre de s’en tenir au fini qui constitue la violence. Cependant, en vérité, sa violence n’est rien, elle ne peut rien contre la raison, contre le mouvement dialectique de la raison. L’individu ne peut résister à la raison que de manière passive. Une opposition active, un refus en connaissance de cause sont impensables. Il n’y a pas de volonté diabolique. L’auto-négation de la raison ne peut que confirmer l'auto-affirmation de la raison. Seules la méconnaissance ou la non-compréhension peuvent rendre compte du refus de la raison6.
45La raison est plus puissante que l’individu et que le fini. Elle constitue le monde, elle agit dans la réalité, elle est la réalité en acte, l’effectivité (Wirklichkeit) qui vient à se comprendre dans le discours de la philosophie. Elle est l'œuvre dans l’histoire et c’est à l’époque où cette œuvre se pense qu’apparaît la présente position philosophique : dans « le monde complètement humanisé » (LP, p. 52), dans le monde où l'homme — l’homme universel —, est libre, dans le monde où le principe de cette liberté commence de s’actualiser. La raison absolue paraît lorsque s'achève la lutte contre la violence sur tous les plans, « aussi bien celle entre l’homme et la nature que celle de l'homme avec l’homme et de la communauté avec la communauté » (LP, p. 53). La violence est comprise, elle est philosophiquement relevée, aufgehoben. Ce qui semble persister de violence est un résidu, un irréductible — mais pas au sens de la position précédente pour qui l'irréductible est radical et transcende la raison. « L’individu en tant que tel n’a jamais fini de lutter et de travailler... : c'est l’humanité qui peut (ou pourra) se déclarer satisfaite définitivement, vraiment contente, mais non la personne humaine. Aussi l’individu humain n’a-t-il pas de discours cohérent à lui ; s’opposant comme violence à la violence, il reste déterminé par la violence ; mais en tant qu'homme universel, en tant que porteur du discours absolument cohérent, il s'élève au-dessus du donné de son existence et voit ; ce qu’il voit alors, ce n'est pas l'éternel, le point, l’Un, le spectacle divin, c’est la violence comprise comme violence et devenue raison... ». Dans l’absolu, dans le discours de l’absolu, il n’est plus d’autre, plus d'extérieur, plus de violence. Dans la réalité empirique restent des individus face à des individus et à un donné extérieur empirique : le fini persiste dans le fini. Seule la mort peut réduire la distance de l’individu à l’homme.
46Il semble que nous soyons revenus à la première position philosophique pour laquelle la violence était le fait de l'individu, pour laquelle l’individu devait laisser place à la vérité de l'universel. La distinction de l’individu et de l’homme marque le trait caractéristique de la première et de la troisième des positions philosophiques : l’individu n'accède jamais en tant que tel au contentement. Visant la sagesse, ces deux positions s’opposent à l'individuel comme à l’élément même de la violence. La première position en concluait qu’il fallait se détourner de l’individuel pour ne s'attacher qu'à l'Un, sur-réel et transcendant. La troisième position, en revanche se tourne vers l’individuel pour l’organiser, le transformer, et l'élever à l’uni-totalité d’un monde de la raison. Lorsque l’industrie, la technique, la science de l’humanité d'une part, l'organisation de l’Etat et du rapport entre les Etats d’autre part, seront assez avancés, la violence se réduira à la distance en chaque individu de l’individu à l'homme : elle sera la marque des animaux raisonnables, d'êtres ayant des passions et des sentiments, n’étant pas pure raison, ayant encore besoin d’une morale. Aussi la morale est-elle le plan où la violence apparaît à l’homme, à la raison qui universalise l’individu. On peut ajouter que le philosophe de la raison absolue accepte sans drame de conscience cette distance en tout individu de l’individu à l’homme, pour autant qu’elle est distance comprise, différence qui n’en est pas une en vérité. C'est la part non réductible, en fait, de la violence, mais c'est une violence limitée, et pour ainsi dire, sans effectivité, sans réalité agissante : celle qui demeurera alors même que l’humanité aura maîtrisé la nature et que la société sera communauté raisonnable. Alors la tentation de la violence ne pourra plus être induite à partir de l’objectivité. Ce sera de son seul fait, de sa propre responsabilité que l’individu sera violent. Sa violence ne lui viendra pas du dehors, elle ne sera ni effet ni reflet d'une violence née ailleurs, dans l’organisation sociale ou politique, dans la nature. Au contraire, ce dehors — aux yeux de l’individu toujours régi par les abstractions qui opposent dedans et dehors — structuré par la raison, offrira toutes les conditions de la non-violence. La violence irréductible de l’individu sera la violence de sa liberté individuelle. Dans la première position, l’individu veut se libérer de l’individuel en lui afin de devenir sage, ce qui donne à l’effort philosophique cette dimension pathétique et parfois cette sublimité de l’individu héroïque et exceptionnel, capable de nier radicalement son individualité jusque dans la mort, témoignant par sa maîtrise de soi du sérieux de son entreprise. Dans la troisième position ce n’est plus l’individu, mais l’humanité qui réalise la philosophie et atteint la sagesse. La philosophie ne résout pas le problème de l’individu, mais de l’homme. « Il y a donc sagesse, mais cette sagesse est tout entière discours, comme ce qu'elle saisit n’est pas en dehors du temps, mais le temps rempli. Il y a sagesse, il n’y a pas de sage » (LP., p. 11).
47Dès lors apparaît aussi la différence de la troisième et de la seconde positions philosophiques. La seconde voit essentiellement l’individu en opposition à l’homme universel, idéal abstrait, et ne connaît la médiation qu’abstraite, sur le mode de la foi en l’au-delà du fini, alors que la philosophie de la raison absolue pense la médiation concrète, à l’œuvre, immanente à la réalité. L’avenir ne peut être annoncé que dans la mesure où, en son principe, il est déjà présent, où sa réalisation est en cours. La philosophie du fini, dont l’horizon tend à se limiter à l'hic et nunc pour l’opposer au transcendant, reste prise dans une conceptualité dualiste pour laquelle la foi en l’au-delà tend à jouer la fonction de médiation. La négation de la violence est repoussée dans cet au-delà. Pour la philosophie de la raison absolue, violence et raison trouvent leur médiation immanente dans l’histoire : la violence s’y nie elle-même en se retournant sur elle-même et contre elle-même.
6. La 5e figure : la violence pure, limite du discours
48Dans la troisième partie de l'Introduction, intitulée « Philosophie et violence », Eric Weil expose le problème, constitutif selon lui, de la philosophie. Dans la première partie il avait opposé la philosophie et son autre et thématisé le refus de la philosophie par l'homme ordinaire. Dans la deuxième partie, il avait montré comment la philosophie réfléchissait cette opposition extérieure en elle-même et la retrouvait en-dedans d’elle-même. La philosophie pouvait dès lors se comprendre comme l’instance de discours à laquelle la violence apparaît : il n’y a de violence que par référence à la philosophie et la violence n’est jamais pour soi, elle n’est jamais sujet d’un discours d’auto-affirmation ou d’auto-compréhension. La violence se caractérise, aux yeux du philosophe, par cette absence au discours, par ce mutisme radical. « Pour lui (le violent), ce qui nous paraît comme l’essentiel de son existence ne peut pas être énoncé et s’annonce précisément dans le silence » (LP, p. 58). C'est la philosophie qui produit le discours sur et de la violence. Mais il est des réflexions philosophiques diverses sur la violence, il est des positions philosophiques différentes, que Weil expose en montrant la logique de leur dépendance relative. La première position philosophique s'élabore dans la réflexion naissant et se développant au sein d’une communauté fondée sur le sacré indiscutable de sa tradition : la philosophie des maîtres se tourne vers l’Etre, vers la transcendance de l'Un-Bien ; est alors violence tout ce qui résiste à cette ascension. La seconde position philosophique s’élabore sur les ruines de la communauté traditionnelle des maîtres et de l’ontologie : la philosophie des héritiers des esclaves saisit la complexité du problème de la violence. La violence est partout présente, liée à l’inexpugnable et irréductible finitude d’un être libre mais conditionné, qui peut vouloir la raison sans jamais pouvoir s’égaler à elle et assurer son triomphe. La troisième position se veut héritière et critique de celles qui la précèdent et qui avaient le tort, à ses yeux, de ne retenir chacune qu’un aspect du phénomène. Ce n'est pas une communauté particulière, mais la communauté humaine universelle qui pourra maîtriser la violence ; ce n'est pas l’affirmation d’un universel transcendant, mais le discours de l’immanence, comprenant la totalité concrète, qui peut fournir l’ontologie cherchée ; ce n’est pas en maintenant unilatéralement le seul point de vue du fini, qui est un moment du tout, mais en comprenant le fini en raison, en élevant le fini à la raison, l’individu à l'homme, que se révèle que la raison informe le monde. Au terme de cette réflexion, la philosophie comprend son autre, la raison comprend la violence. La violence est réduite : elle n’est plus que la distance de l’individu à l’universel. Il ne reste plus à l’individu qu’à se laisser relever par l’universel. La violence est certes l’autre de la philosophie, mais un autre relatif, non un autre absolu, un autre immanent, non un autre transcendant ; elle n’est qu'un moment compris du discours. « Tout est terminé, tout est par-fait : l’opposition en apparence irréductible entre discours et violence est comprise et vaincue » (LP, p. 58). Violence comprise et reconnue signifie aussi violence travaillée et élevée à la raison. C’est d’un même mouvement qu’il y a de la violence pour le philosophe de la raison et qu’il n’y en a plus ; qu’il y a toujours de la violence à transformer, à éduquer, à comprendre, et que toute violence est comprise en son principe et donc, en vérité, réduite. La violence n’est pas l’autre incompréhensible, irréductible, elle n’est pas le scandale pour la raison. Elle est le point de départ de l’éducation et de la culture. « Toute violence concrète possède un sens pour la raison ».
49La violence est le fait de l'individu. Elle est « l’essence de l’individu en tant que tel » (LP, p. 59). En soi, l'individu est homme. L’individu peut devenir pour soi ce qu’il est déjà en soi. Rien ne l’en empêche. Les conditions objectives sont réunies : la lutte contre la nature est organisée ; la communauté humaine est constituée dans l’Etat raisonnable ; les techniques rationnelles sont utilisées au service d’une politique consciente de sa fonction et de son sens et dont la philosophie a pu saisir le concept. Ne restent plus que les conditions subjectives qui relèvent de l’individu lui-même. A l’individu d’y mettre du sien : qu’il dise « oui » à la raison, à l’universel, à l’homme, qu’il dise « non » à ce qui est individuel, non universalisable. Il n'a plus de raison de protester ; il peut accéder au contentement en s'identifiant à l’universel en lui. Il peut même comprendre que l’individu en tant que tel ne peut accéder au contentement. Content sur le plan de la compréhension et du discours, l’homme n’en reste pas moins individu vivant et fini, séparé du Tout par sa finitude. Mais cette séparation qui signifie l’insatisfaction essentielle de l’individu comme individu n'est importante que du point de l’individu. Dans le discours de la compréhension totale, ce point de vue est dépassé. L’infini de la raison comprend le fini. Seul le tout est le vrai. L’individu comme tel a tort de protester. Seule la raison, non lui, est sujet du discours et mesure. La raison comprend l’individuel comme le résidu, à la limite insignifiant, du mouvement de l’universalisation.
50Une conséquence importante pour la signification de cette position philosophique se dévoile : le refus de la raison n’aurait pas de sens. Il ne saurait émaner que de l’individu tenant à son individualité, résistant à l’éducation, ne se comprenant pas encore compris en la raison et par la raison. Il n’y a pas de lieu extérieur où se tenir pour faire face à la raison. Il n’est pas d’opposition possible ; le discours absolu n’a pas de dehors, il y a seulement une illusion d’extériorité pour l’individu qui ne se comprend pas. La protestation de l'individu contre le discours est, en vérité, insignifiante. « Qu’il parle donc, qu’il nie et proteste même en tant qu’individu : son parler et sa protestation n’ont plus d’importance pour le monde devenu vraiment humain... Pour le savoir absolu, cet individu sera donc malheureux, non par la faute du monde humain, mais parce qu’il veut lui-même être malheureux, qu’il s’obstine dans son malheur, qu’il ne veut pas de la réconciliation avec l’universel et avec ce qui est, qu’il ne se libère pas dans et par la pensée. Qu'il s’amuse dans son malheur ! Le discours absolument cohérent le comprend fort bien et ne s’en laisse pas inquiéter » (LP., p. 55). Nous pouvons maintenant distinguer cette position philosophique de celle de Weil. Weil se laisse inquiéter par le « non » de l’individu au discours. Il interprète autrement le fait de la violence de l’individu. Pour le « discours absolu », la violence est simplement le tort de l’individu ; la raison a raison, le Tout est le vrai. Le discours absolu dénie tout sens à la protestation de l'individu contre lui. Il ne peut que dire l’impuissance et la déraison de ce « non » adressé à la raison. Déraison : hors de la raison, il n’est pas de raison. Impuissance : la raison est la réalité agissante se comprenant. La déraison est déréelle. L’individu ne peut rien contre la raison comme il ne peut rien contre la réalité agissante. L’individu est pris, compris, constitué par la raison qui se réalise dans l’histoire et contre laquelle la protestation individuelle s’épuise en vain. La raison ne peut qu’avoir raison de l’individu et la révolte individuelle n’a, devant le discours absolument cohérent aucun sens en elle-même.
51Weil met en évidence cette thèse fondamentale du discours absolu en même temps qu’il en révèle le caractère problématique : elle permet de formuler le problème fondamental de la philosophie. Pour lui, la violence de l'individu n'est pas purement et simplement absurde. Si elle n’est pas raisonnable, elle n’est pas pour autant insensée. Elle donne à penser au philosophe qui veut comprendre jusqu’à la déraison.
52Comprendre l’attitude individuelle violente, ce n’est pas seulement saisir qu'elle n’est pas raison, qu'elle nie la raison. C'est aussi apercevoir, en elle ou à travers elle, une affirmation dont il faut bien admettre qu'elle est encore, malgré sa violence, affirmation d’un sens, ou symptôme de la recherche d’un sens. La question de la compréhension n'est pas réglée avec la question de savoir qui a raison, qui a tort. Le philosophe se doit à lui-même de comprendre son autre, même si cet autre, refusant la philosophie, refuse de comprendre et de se comprendre. A la différence de la position philosophique précédente, Weil se garde de confondre compréhension et réduction de l’autre. Il faut penser un rapport à l’autre qui ne supprime pas non plus la compréhension. Comprendre l’autre, comprendre l’autre. Peut-on reconnaître le fait de l’autre sans lui reconnaître un sens ? Le philosophe de l’absolu ne reconnaît pour sa part ni le fait ni le sens de la révolte de l’individu contre le discours absolu, Il ne reconnaît pas le fait puisqu’il n'en voit pas le sens : il ne saisit de la révolte que son caractère déraisonnable et déréel, son impuissance et sa vanité, son néant.
53Quel est donc ce sens aperçu par Weil, ignoré par Hegel, et dont Weil fait le point de départ de sa propre réflexion ? Par rapport à quelle unité de mesure, à quelle autorité, à quelle orientation le sens de la révolte peut-il apparaître et être aperçu ? Weil prend en considération la résistance de l’individu au discours, que le discours absolu néglige : « ...celui qui est prêt à sacrifier sa vie pour ne pas renoncer à son discours particulier ne peut être amené par aucun moyen à chercher la cohérence absolue. L'homme choisit la possibilité de la cohérence, c'est-à-dire, il peut tout aussi bien ne pas la choisir, et le discours absolument cohérent ne possède pas d’argument qui vaille contre cet homme, puisque tout argument en faveur du discours présuppose qu’on ait opté pour lui » (LP., p. 51). Le discours absolu ignore ce choix, et pour cause. Le rapport de l’individu au discours se pense, selon lui, comme un rapport de nécessité, du point de vue du discours. Le discours absolu a la violence derrière lui. Il est la vérité développée, médiatisée, articulée et, sur le plan de l’histoire, il est l’avenir pensé des individus, Il ne conçoit pas, il ne peut pas concevoir qu’un individu puisse dire « non » au discours, en connaissance de cause. Weil, au contraire, prend en considération l’individu qui ne veut pas du discours absolu et interprète son refus comme un acte de liberté, non comme une simple passivité. Reportons-nous à la prosopopée de l’homme révolté : « ... Ma souffrance et ma lutte sont-elles moins immédiatement présentes à moi parce que le savoir absolu peut... comprendre et réconcilier les contradictions entre moi et la violence de la lutte et de la mort, parce qu’il peut dépasser mon désespoir et aller vers le sens absolu dans lequel je disparais ? La violence est-elle moins violence pour moi parce qu'elle est violence comprise ? » (LP., p. 56). L’homme révolté ne trouve pas le contentement dans le discours absolu. Il se retrouve, bien qu’ayant fait le chemin de l’individu à l’homme, individu comme devant, et individu mécontent. L’individu révolté — ou l'homme révolté ? — a affaire à la violence que le discours devait éliminer et qui non seulement demeure, mais se révèle d’une dimension jusque-là insoupçonnée. Le discours lui-même n’est-il pas la suprême violence, incapable qu’il se trouve être d’abroger la violence ? N’est-ce pas lui qui révèle la violence en trahissant son impuissance devant elle ? L’homme révolté n’est donc pas simplement un violent qui ne veut pas de la raison. Il a pris conscience que la philosophie n’aboutit pas à une solution qui le satisfasse : elle ne peut lui donner le contentement de l'individu, mais seulement le contentement de l’homme. L’homme révolté comprend le discours absolu, comprend — comme le discours absolu — que le discours absolu ne peut le réconcilier, lui individu, avec le discours. L’homme révolté ne fait pas que répéter l'opiniâtre attachement de l’individu à son individualité, son obstiné refus de l’universel. Il exprime par le cri de la révolte l'impossibilité d’une parole singulière qui soit discours universalisable, l’impossibilité pour l’individu vivant et fini d'avoir en tant que tel un discours qui le comprenne et fonde son contentement.
54L’homme révolté est encore l’héritier de la philosophie alors même qu’il se révolte contre elle. Sa révolte peut paraître la négation de tout sens et de toute volonté de comprendre. N’est-elle pas aussi l’effet d’une exigence de sens qui ne trouve pas satisfaction dans ce qui satisfait l’homme du discours absolu ? Ne peut-on vouloir à la fois la compréhension par le discours et que la compréhension ne soit pas seulement idéale ou idéelle, réservée à l’homme universel, mais encore réelle, vécue, sentie par l’homme individuel, celui-ci en personne, en chair et en os, irréductiblement singulier dans la conscience de sa mort à venir ? Le philosophe qui juge, contrairement au discours absolu, que la révolte contre le discours absolu « n'est pas dénuée de sens » (LP., p. 56), ne s’identifie cependant pas à l’homme révolté. Éric Weil ne dit pas que l’attitude de la révolte est pleinement sensée, qu'elle correspond à une affirmation philosophique du sens. Sans le discours, sans le travail de la culture, l’exigence du sens ne trouve d’expression que dans la violence à l'état brut. Inversement, l'homme révolté n’est pas seulement, n’est pas simplement violent. Son attitude recèle un discours que lui-même n'est pas capable d’articuler. Il importe à la philosophie d’entendre ce discours impossible et de tenter de comprendre ce que peut signifier, en deça du cri et de l'appel, le renoncement au discours. Il y va de son propre sens, et, pour commencer, de la modalité de son rapport à la vérité, de la modalité de son « non » à la violence (à la négation non discursive du discours). La possibilité égale d’un « non » au discours, d’un « oui » à la violence, la relativise fondamentalement. La philosophie doit comprendre que le choix de la philosophie n’est pas nécessaire, que le choix de la raison ne découle pas de la raison et ne peut pas même être dit raisonnable, que la raison ne précède pas la libre décision.
55Afin d’éviter toute confusion, il importe de maintenir la distinction entre la révolte et l’interprétation philosophique de la révolte, même si l'idée de révolte pure est encore une idée de la philosophie. Le révolté ne discourt pas au sujet de la révolte et celui qui discourt de la révolte n'est pas (n’est plus) un pur révolté puisqu'il lui importe encore (ou de nouveau) de se justifier, sinon de se comprendre. Aussi faut-il distinguer dans le discours weilien l’actualité de la violence et son expression dans les langages du fini d’une part, dans le discours agissant de l’action et la réflexion du sens d’autre part. Dans l’Introduction, Weil a tenu à démarquer le sens et le fini aussitôt après la présentation de l’homme révolté. Puisque la philosophie de l’absolu n’est en aucun sens une philosophie de la révolte, il n'y a que deux philosophies de la révolte : celle de la catégorie du fini (le discours existentialiste) et celle de la Logique de la Philosophie (vue à partir de la catégorie du sens) qui conçoit la légitimité mais aussi l'insuffisance de la première. Non seulement Weil reconnaît le fait et le sens de la révolte contre le discours absolu, mais encore il saisit que ce sens n’apparaît qu’au discours qui se veut cohérent — ce que la révolte n'admet pas. La position philosophique de Weil prétend à la fois retenir l’exigence, qui habite le discours absolu, de comprendre l’altérité et celle, qui habite la révolte contre le discours, de ne pas laisser réduire l'altérité. La philosophie de la révolte n’est pas violence pure, idée limite d’un faire qui ne participe plus d’aucune manière au discours et qui ne peut se dire sans se trahir ou s'abolir. Quel que soit son degré d'expression de la violence dans le langage (catégorie du fini) ou de saisie compréhensive (catégorie du sens), la pensée philosophique prend ses distances avec la révolte pure (que représente l’attitude-catégorie de l'œuvré).
56Le paradoxe de la violence, c’est que son expression langagière, son accès à la parole, sa compréhension dans le discours, commencent de la sublimer, de la dissoudre, de l’éduquer. La violence pure est indicible. La philosophie ne peut la saisir qu'obliquement, indirectement. C’est dire que la violence n'existe pas pour elle-même, mais seulement pour la philosophie. L’absence au discours est aussi l’absence à soi, et en cette absence consiste, nous l’avons vu, la violence. Il n’est personne pour assumer la violence pure. Qui prétendrait à ce rôle serait déjà homme de la réflexion, non pur violent. Le philosophe ne peut faire autrement que faire parler l’homme violent sur le mode de la prosopopée.
57Paradoxalement, la révolte pure suppose un discours philosophique contre lequel se révolter (l’absolu) et un discours philosophique qui la reconnaisse (le sens ou Logique de la Philosophie). En sa pureté, la révolte ne se présente jamais elle-même. Elle nous apparaît donc comme pure violence lorsqu’elle est révolte pure sans philosophie, elle qui est révolte contre la philosophie. A la limite, la violence pure est là quand elle ne se dit plus elle-même, ne pense plus à se dire, n’est plus pour soi, a oublié qu'elle est révolte contre le discours, ne combat plus la philosophie sur le plan du sens, ne veut plus ni penser ni comprendre, ni se penser, ni se comprendre. Elle est portée à la limite lorsqu’elle renonce à toute communication du sens, au dialogue, au rapport avec autrui comme rapport de sujet du discours à sujet du discours. Mais cette violence absolue n’apparaît plus à elle-même, elle n’existe que pour la philosophie qui la saisit en même temps comme un fait et comme un fait de sens, puisqu'elle conteste radicalement tout sens.
58La révolte révèle la philosophie à elle-même. La philosophie est renvoyée à la liberté, condition dernière de possibilité de choix entre deux orientations extrêmes, possibilité qu’aucun choix ne supprime, possibilité toujours présente pour laquelle aucun choix n’est jamais définitif. Le philosophe est l’homme conscient de l’antécédance de la liberté par rapport à la raison, conscient de sa propre capacité d'être violent et raisonnable. Le violent n’est pas, à ses yeux, d’une autre espèce. Il n’y a plus de vrais hommes d’un côté, des animaux à face humaine de l'autre, mais des individus également humains, également capables de violence et de raison. La violence est la ratio cognoscendi de la liberté, la liberté la ratio essendi de la violence. L’homme se fait et avance sur une voie qui peut toujours bifurquer, et cela vaut de l’individu comme de la communauté. L’avenir n’est pas nécessaire, l’histoire humaine n’est pas la simple explicitation de l’implicite. Philosophie et violence ne sont pas des contraires extérieurs, mais des possibilités contraires de la même liberté. Penser l’une, c’est penser son rapport à l’autre. Même si l’une et l'autre s'excluent, ce rapport d’exclusion mutuelle doit être pensé par la philosophie (donc par l’un des termes de ce rapport) et pensé de telle sorte que cette pensée ne soit pas une Aufhebung. « La violence, qui nous était apparue comme l’autre du discours absolument cohérent, se montre à présent dans le discours même. L'homme est individu, il est moi ou toi, ou lui, et le discours, se sachant abstraction, se sait à la fois discours de la violence, non seulement discours portant sur la violence, non seulement discours occupé de la violence, mais discours tenu et formé par la violence. La non-violence est l’Un, elle est l’universel, elle est ce qui englobe et sublime et supprime l’individu et ne le conserve que sous la forme que lui donne le discours, non comme individu, mais comme individualité. Mais cela-même apparaît maintenant au discours, et l'injustice commise envers moi, et toi, et lui s’y montre comme telle » (LP., p. 64).
59Le choix est entre une raison qui ne méconnaît plus la violence dont elle ne peut plus se croire libérée — donc une violence comprise mais non annulée — et la violence pure. La philosophie doit reconnaître sa propre violence, non seulement pace qu'elle doit accepter d’en user7, mais encore parce que la violence se dit et se pense en elle, autant qu’il est possible. La philosophie comme discours de la violence. L’expression peut choquer. Elle signifie, non que la philosophie ferait appel à la violence contre la raison, mais que le choix de la raison est déjà un fait de liberté et que la liberté, non la raison, est au principe de toute philosophie qui se comprend elle-même. Faut-il identifier la liberté à la violence ? La liberté paraît, en son fond, être plus proche de la violence que de la raison. N’est-elle pas le pouvoir de l’arbitraire ? On pourrait penser que la liberté qui choisit la raison accomplit un acte de conversion et que la liberté qui ne choisit pas la raison ne fait que suivre sa pente naturelle. Le choix de la violence est-il un choix à proprement parler ? Une résolution qui rompt avec l’inertie du passé ? Une décision qui ouvre et invente un avenir ? Un choix en lequel le sujet s’affirme ? Y a-t-il une volonté expresse de violence comme il y a, nous semble-t-il, une volonté expresse de raison ? La liberté est-elle violence tant qu'elle demeure indéterminée et que son choix ne la porte pas vers la raison ? On peut certes employer le terme de violence de cette manière un peu vague qui englobe la possibilité encore indéterminée et l’actualisation de l’un des possibles. Mais c’est risquer la confusion. C’est seulement dans le choix de l'un de ses possibles que la liberté se fait violence ; c’est seulement devant la possibilité refusée de la raison que la violence naît. Il n'y a pas de violence antérieure à la raison.
60Il ne s’agit pas seulement d’une question de vocabulaire. La difficulté soulevée résulte d'un renversement de la perspective logique et temporelle. C'est que nous ne sommes pas présents à nous-mêmes, en pleine conscience, à l'instant du choix. C'est dans la réflexion philosophique, au terme de l’analyse, que vient à être supposé, posé à titre d’hypothèse fondamentale, un choix qui a déjà eu lieu pour celui qui, réfléchissant, pense le choix comme condition première de sa réflexion et la situe dans un passé hypothétique. Le philosophe, et lui seul, suppose que sa propre activité réflexive repose sur un choix libre en faveur de la réflexion et qu’un choix contraire était possible. Mais à supposer qu’il eût fait cet autre choix, la présente réflexion en eût été rendue impossible. La violence ne se pense pas elle-même. Dénuée de réflexivité, elle ne se pose pas la question de sa propre possibilité, encore moins celle de sa légitimité. Elle ne peut pas se comprendre à partir d’un choix de la liberté. L’affirmation d’un choix libre, préalable, faisant le partage entre raison et violence, appartient à la seule réflexion philosophique. Si le choix de la philosophie implique de quelque manière qu’il se fasse « en personne », bien que dans la distance et l'absence d’une réflexion après-coup, la notion de choix de la violence n’a de sens qu’indirect, par analogie. Le choix de la violence n’est pas un choix pour soi, mais seulement pour nous.
61Pourtant il y a, pour Éric Weil, la violence pure, la violence absolue, la violence en connaissance de cause. Cela ne signifie-t-il pas un choix exprès et explicite, une décision consciente de soi ? N’est-ce pas l’individu lui-même qui se révolte, qui se pose en sujet mécontent rejetant le sujet universel du discours ? Le refus exprès de son auto-négation — qui le poserait comme sujet universel du discours — ne constitue-t-il pas une sorte de Cogito de la révolte ? Ce serait le cas si la révolte aboutissait au discours, inaugurait le discours. Le Cogito ne se soutient que s’il ouvre et délimite le champ du discours, s’il permet à la philosophie de commencer pour développer la réflexion sur sa propre possibilité. Mais la révolte est précisément le geste d'écarter le discours et son commencement. Elle s’efface du discours. Elle refuse de retourner au seuil où le discours s’ouvre et le sujet se constitue. Elle saute hors du cercle. Elle fait disparaître la dialectique du sujet fini de la réflexion et du sujet infini du discours ; aussi ne s'y situe-t-elle pas. La violence supprime toute possibilité de se dire.
62La révolte atteint sa limite extrême dans le « non » au discours : quand elle l’atteint, elle cesse d’appartenir à la réflexion, elle abandonne toute possibilité de s'apercevoir elle-même. Au moment de s'affirmer absolument, le « soi » de la révolte s’absente absolument. Il n’est présent que dans la réflexion du philosophe qui le représente et tente paradoxalement de tenir son impossible discours. La violence pure ne peut donc être conçue comme une violence-sujet, symétrique de la philosophie. Bien qu'elle soit violence radicale et absolue, elle n’est pas diabolique. Il n’y a pas de conscience de soi de la déraison. Le violent ne se sait ni ne se comprend. Irréductible, il n’est pas soi pour lui-même, mais seulement pour son autre, le philosophe. Comme un mur ou un roc, imperturbable, aveugle et sourd, aucune parole n’a prise sur lui. Etre hors dialogue, aucune question ne l’inquiète. Son opacité lui donne l’apparence d’un sujet substantiel, mais, paradoxalement, il n’est jamais présent en personne, exposé à autrui, s’exposant à lui. Il est l’image de la fermeture sur soi, de la réduction à sa propre identité silencieuse et muette qui n’en est pas une puisque non ouverte au dialogue.
7. Pensée de la finitude et philosophie du sens
63La philosophie du sens (de la violence et de l’absolu) se distingue de la pensée du fini, alors même que l'une et l'autre prolongent le discours transcendantal, mais en étant postérieures au discours absolu et à la révolte qu’il suscite. La pensée du fini est la pensée du fait, du fait du fait. « Le fait fondamental est ainsi qu’il y a des faits pour l’homme et que le fait n’est que pour l’homme dans son existence de fait » (LP., p. 381). Pour elle ce fait ne renvoie à aucun sens, ni le fini à l’infini. Penser le fait, ce n’est plus le fonder, le justifier, le mesurer à sa valeur, à sa fin, etc..., mais le saisir à partir de sa possibilité qui est sa facticité même : « les faits sont transformés en facticité, l’histoire en historicité, la négation en négativité, les discours en pour-soi », (LP., p. 62). L’idée d'une vérité qui mesure le discours, l’ordonne et lui donne cohérence, fonde la distinction du fait et du sens, du fait et du droit, du juste et de l’injuste, du raisonnable et du déraisonnable, du discours et de la violence ; elle est la marque même de l’errance de la philosophie non-ouverte à l’essence de la vérité. La vérité n’est pas posée dans le choix qu’effectue la liberté entre raison et violence. Un tel choix la voile, l'occulte ; il instaure, pour reprendre une expression de Heidegger dont la méditation illustre ce type de pensée8, le règne du Gestell, de l’« ar-raisonnement », de la main-mise technique sur le monde. Si le mot de violence avait pour Heidegger un sens, il vaudrait non pas pour désigner le refus de la raison, mais bien plutôt l’ordre rationnel de la domination technique du monde dont la pensée authentique montre qu'elle correspond à une époque de l'oubli de l’être. Heidegger désigne la violence de la rationalité sans reprendre la distinction kantienne et hégélienne de l’entendement et de la raison ou, si l'on préfère, du rationnel et du raisonnable. Ainsi toute raison est violence, puissance de réduction de « ce qui est digne d'être pensé ». La réflexion philosophique de Weil reprend, au contraire, la distinction entre rationalité de raison (raisonnabilité) et rationalité d’entendement, celle-ci portant sur les rapports finis, sur les moyens et leur calcul, sur l'efficacité, celle-là sur les fins en elles-mêmes, dans leur infinité et dans leur rapport à la liberté de l’être agissant-parlant et posant la question du sens et de la valeur. Heidegger, et une grande part de la modernité, réduit la raison à l’entendement, la Vernunft à la ratio. Le corrélat de cette position est l’abandon de la philosophie morale et de la philosophie politique, pour autant que l'une et l’autre n’ont pas affaire à des difficultés techniques quant au choix des moyens, mais posent des questions sur les fins et leur valeur, sur la justice et le bien, bref sur la nature de la conduite raisonnable. L’Etat ne peut plus être pensé à la manière de Hegel ou de Weil, comme effectivité raisonnable9.
64Pour le fini, la vérité n’est pas catégorie du discours, ni révélée par le choix que fait la liberté de la raison contre la violence. Le fini ne connaît pas de choix de ce genre bien que la volonté lui soit une dimension essentielle du penser, sans laquelle l’expérience endurante de la pensée « tourne en philosophie », selon l'expression d'H. Birault10. « Questionner... consiste en un vouloir-savoir. Vouloir — ce n’est pas simplement désirer et aspirer. Qui désire savoir, questionne aussi apparemment ; mais il ne dépasse pas le dire de la question ; il s’arrête là précisément où la question commence. Questionner, c’est vouloir-savoir. Celui qui veut, qui place tout son être-là en une seule volonté, est résolu. La résolution <ou déclosion déterminée> ne remet rien, ne se dérobe pas, mais agit déjà et sans relâche. La déclosion déterminée (Ent-schlossenheit) n’est pas simplement un ferme propos (Beschluss) d’agir, mais une amorce de l’agir décisive, précédant tout agir et le pénétrant jusqu’au bout. Vouloir, c’est être-résolu. L’essence du vouloir est ici ramenée et reprise dans la déclosion déterminée. Mais l’essence de la déclosion déterminée réside dans la dé-latence (Ent-borgenheit) de l'être-là humain en vue de la lumination (Lichtung) de l’être ; et nullement dans l’accumulation d’énergie en vue du fait même d’agir. Cf. Sein und Zeit, § 44 et § 60. Or la relation à l’être est le « laisser ». Que tout vouloir doive se fonder sur un « laisser », c'est ce qui déconcerte l’entendement »11.
65Résolution et ouverture (Entschlossenheit) à la vérité d'un côté, choix du discours, refus de la violence, supposant la vérité comme catégorie, de l’autre : la pensée du fini et la philosophie de la Logique de la Philosophie se rencontrent, pour se distinguer l’une de l’autre, sur le même point. C'est pourquoi l’Introduction de la Logique de la Philosophie est conduite jusqu’à la thématisation de la vérité, catégorie qui ouvre le discours systématique, en même temps qu’à la critique de la pensée du fini (et de sa catégorie). Il s’agit chez Heidegger et chez Weil du lien fondamental de la liberté et de la vérité.
66Heidegger pense l’inséparabilité de la vérité et de la liberté et la double possibilité de la vérité et de la non-vérité selon l'Entschlossenheit, ouverture et résolution, laisser-être et volonté. La non-vérité est aussi essentielle que la vérité, l'oubli est aussi essentiel que la mémoire. La vérité n’est pas moins dans le voilement que dans le dévoilement. Toujours, de quelque manière, l'être-là, l’être-le-là, se tient dans la vérité. A la fois « das Denkwürdige, das Zu-denkende... se destine et se dérobe à la pensée »12. Si « l'essence de la vérité se dévoile comme liberté »13 et si « la liberté est le laisser-être de l’étant » (« das Sein-lassen des Seienden ») il faut, comme le rappelle H. Birault, « que ce laisser-être puisse aussi ne pas laisser être l’étant tel qu’il est. C’est ainsi que se fait jour au cœur de la vérité une possibilité de non-vérité »14. Au-delà de tout partage, du choix, du « non » que Weil pense au principe de la philosophie et de son début, la liberté selon Heidegger acquiesce à la vérité dont « l’essence complète inclut sa non-vérité, comme mystère et sa contre-vérité, comme errance »15. Qu'est-ce à dire sinon que la vérité est tout, qu'elle comprend son autre en elle et que cette « compréhension » transcende la cohérence ? Que seule la parole poétique, respectueuse du mystère, voilante et dévoilante, révélante et dérobante, non le discours cohérent, peut signifier la vérité ?
67On pourrait certes affirmer que le contenu de la catégorie de vérité chez Weil ne signifie rien d'autre : « La vérité est tout », « il n’y a rien qui corresponde à la vérité, qui soit son autre » (LP., p. 90). La différence décisive n’en reste pas moins dans le mode d’affirmation. Pour Weil, la vérité est la première et fondamentale catégorie du discours, et se pense à partir du libre choix en faveur du discours cohérent et du refus de la violence. Pour Heidegger, nul partage de ce genre ne précède. L’ouverture résolue à la vérité n’a pas d’opposé, elle est plus profonde que toute opposition qui se décèlerait en elle. L’identité de la pensée du fini et de la philosophie du sens, dans le commun héritage du discours transcendantal, se brise sur ce point. L’une reconnaît, dans le respect de la valeur de cohérence, mesure du discours, la contrariété de la raison et de son autre ; elle reconnaît ipso facto la violence comme étant déraison et pense la liberté comme étant capacité de choix, en fin de compte, comme capacité de dire « non ». Pour la pensée du fini, comme le remarquait A. Koyré16, le « non » qui rejetterait la violence — en la reconnaissant comme telle — est forclos. En un sens, Heidegger rejoint Hegel. La vérité comprend tout, sauf qu’ici la compréhension s’accomplit dans l’absolu du discours cohérent, là dans l’ouverture de la parole poétique. Weil, à son tour, semble ne rien dire d’autre dans l’exposé du contenu signifiant de la catégorie : « la vérité est tout ». Cependant, il rappelle aussi, et cela fait la différence, que la vérité ne s'affirme pas elle-même, qu'elle est catégorie du discours pour une liberté qui la reconnaît en disant « non » à la violence. Ni à Hegel, ni à Heidegger, la violence n’apparaît comme cette autre possibilité à refuser de sorte que la vérité puisse ouvrir le champ de la compréhension.
68La quatrième position philosophique — la Logique de la Philosophie — s’engage ainsi dans l’affirmation du sens tout en sachant que nous avons toujours affaire au donné irréductible, au fait qu’« il y a ». De même que le discours transcendantal, elle ne renonce pas à penser le donné en s’interrogeant sur la signification de ce « don », mais elle ne suit pas le discours absolu qui va jusqu'à la relève absolue de l’extériorité donnée et à son élévation intégrale à l'idéalité. Au discours de l’idéalisme absolu dans lequel idée et réalité se réfléchissent l’une dans l'autre comme des moments d’une identité qui se différencie en elle-même et se pense, la Logique de la Philosophie résiste en admettant l’altérité irréductible d’un donné et en maintenant fermement un dualisme dialectique pour lequel l’unité absolue n’est que l’idée sur laquelle s’oriente le discours.
69Cette quatrième position philosophique reconnaît donc et le fait et le sens, et le renvoi infini de l’un à l’autre. Si la Logique de la Philosophie conduit à l’affirmation catégoriale du sens, ce n’est pas comme à un contenu dernier et défini, à une réponse métaphysique déterminée, mais à la réflexion sur soi de la question philosophique. Toute recherche du sens suppose la catégorie du sens. Cette « réponse », décevante pour le dogmatique qui veut un sens déterminé et positif, diffère également de la conclusion que le dogmatique déçu est tenté de tirer de son échec, à savoir que le sens n’est pas, qu’il n’y a que des faits, et en dernier ressort le fait qu'il (n') y a (que) des faits. S’il n'y a pas, pour Weil, de fait brut dénué de sens (alors même que fait et sens ne se confondent pas), c’est que l’être pour lequel il y a des faits n'est pas seulement fait pour lui-même, mais l’est en posant la question du sens, dans le choix libre qui fait le partage entre discours et refus du discours, entre raison et violence. L’affirmation du sens, le choix de la compréhension, n’est pas séparable de l’instauration de l’universel du discours à titre de mesure et d'autorité. Elle suppose un interdit, elle reconnaît la valeur de vérité dans l’exclusion de ce qui serait purement individuel et s'absoudrait de la possibilité d’une communauté. Le commencement de la Logique de la Philosophie, l'ouverture du discours qui reconnaît le sens — le jeu inachevable du fait et du sens — est nécessairement corrélatif d’une négation pratique de la violence, de l’engagement à l’action raisonnable contre la violence, qui se pense non seulement dans le discours de la philosophie morale et de la philosophie politique, mais encore dans le discours de la philosophie qui se saisit à sa racine comme choix de la philosophie. Admettre que le refus du discours cohérent n’est pas dénué de sens n’équivaut donc pas, pour la Logique de la Philosophie, à ignorer qu’il est contraire à la raison, déraisonnable. Le philosophe comprend son autre en reconnaissant en lui sa propre possibilité, mais aussi la possibilité qu'il s'interdit. La compréhension de la violence, du rapport de la violence et de la raison et la lutte contre la violence, informée par le choix de la raison, se composent dans le système de la philosophie qui articule la théorie et la pratique, la pensée et l’action (raisonnable), la philosophie et la morale, la philosophie et la politique. C’est précisément ce qui la distingue de la pensée du fini Non pas que celle-ci privilégie le pur théorique. L’expérience de la pensée implique l’existant dans son exister et son ouverture à l’être. Mais la résolution n’est pas le choix.
70Il est indéniable, certes, que la pensée du fini rencontre la question de l'éthique, ne serait-ce que dans la critique de la morale de la loi ou de la raison. Il n’y a plus lieu de distinguer conduite morale et immorale puisque la loi morale ne sert plus de mesure. Toutes les possibilités se valent. L'homme, libre par essence, ne peut justifier le choix des possibles à l’aide de la Loi. Tout au plus la Loi peut-elle lui permettre de se cacher à lui-même sa liberté, de fuir l'angoisse de sa liberté. Pourtant la différence éthique se réintroduit dans l'opposition de l’authentique et de l’inauthentique. La liberté n’est pas une valeur, mais elle peut s'assumer comme injustifiable liberté, comme un fait qui ne se cache pas sa facticité. Elle échappe à l’inauthentique en renonçant à se fuir dans la soumission à une obligation universelle et abstraite. L’inauthenticité menace, l’existence peut toujours se fermer à elle-même. Authenticité et inauthenticité sont les possibles intrinsèques de l’existence. Elles tiennent lieu, pour la pensée du fini, des possibilités opposées thématisées par la pensée de la morale : de la soumission ou de la rébellion devant l'impératif catégorique. Mais la distinction est finalement vouée à s’estomper sinon à disparaître. Pour la pensée du fini, toute existence est à la fois ouverture et fermeture à l’être, oubli et répétition, voilement et dévoilement. Heidegger abandonne cette thématique17 alors que la différence est essentielle pour la morale de la Loi. La pensée du fini ne réintroduit pas subrepticement l’opposition, dépassée par elle, du bien et du mal, de la raison et de la violence, du sens et du fait. Cela marque la différence entre elle et la philosophie du sens. Pour la raison, tout n’est pas possible ; il s’agit de dire « oui » et de dire « non », il s’agit de conduire sa vie comme il s'agit de gouverner. Le fini ne dit ni pourquoi ni comment choisir, mais seulement qu’il faut vouloir résolument. Le fini n'oriente pas, n’explicite pas le sens de l’ouverture, du laisser-être et de la résolution, rendant possibles toutes les ambiguïtés et les pires (pires selon le jugement de la raison) malentendus18. La pensée du fini ne peut ni ne veut élaborer une philosophie morale ou une philosophie politique. La possibilité même d’un gouvernement repose sur la conscience de la tâche et du problème de la liberté : le choix de la raison face à la violence. Si Weil refuse le principe même d’une représentation utopique de l'avenir, c’est pourtant dans le domaine historico-politique que le choix libre de la raison prend figure et se réalise. « C’est par rapport à l’histoire que l’option pour la non-violence prend son sens concret » (EC II, p. 414). La philosophie pense l’orientation de l’homme dans ce monde et propose au politique une idée, non une image de l’action. Elle indique « à l'homme politique la direction à suivre s’il veut être raisonnable » (ECII, p. 419). « Ce qu'elle ne sait pas faire — et ne voudra jamais faire aussi longtemps qu'elle se comprendra elle-même —, c’est dépeindre l’avenir politique « inévitable » et tracer une ligne de conduite pour tout futur homme d’Etat ». Elle indique « la direction — non la route ». Elle conduit à la conscience et à la compréhension de la situation du politique, du philosophe, de l'homme concret, comme situation de la liberté ayant affaire au choix qui ouvre la dimension de l'action raisonnable, entre raison et violence. La pensée du fini ne conduit qu’au « décisionnisme » formel de l’individu préoccupé, non de comprendre la politique et son problème, mais de se résoudre à son destin en se donnant une fois pour toutes, à une puissance qui transcende l’individu et l’anéantit, au service de l’Œuvre19.
71Éric Weil a mené son Introduction à la Logique de la Philosophie jusqu’à la thématisation de la vérité comme catégorie fondamentale du discours, reconnue implicitement par la liberté qui se trouve avoir choisi le discours, mais qui aurait pu tout aussi bien se satisfaire de la violence d’un langage sans cohérence, voire du silence. La vérité ne se pense qu’en fonction de la liberté. Aussi l’Introduction propose-t-elle un tableau des positions philosophiques fondamentales de la liberté par rapport à la vérité (et à la violence). A chacune de ces positions typiques nous pouvons faire correspondre le nom d’un philosophe et de son œuvre. La première position philosophique est celle de l’ontologie. La philosophie est savoir, vue de l’être dans la lumière de la vérité. L’homme accède au contentement sans même que le rôle de la liberté, du choix, de la vérité soit découvert. Seul est l’objet — au sens de la catégorie de l’objet — de la vue. Le nom de Platon — et de la République — illustre ce type de philosophie. La seconde position philosophique, celle du discours transcendantal, élaborée par Kant, pense l'échec de l'ontologie. La vue de l’absolu-objet est impossible ; il n’y a de connaissance que de l’objet fini, cette connaissance est une saisie agissante et non une simple vue. Le sujet connaissant se rapporte au donné pour lui donner forme rationnelle et/ou raisonnable ; il instaure ainsi à la fois une science du donné fini, une morale, une politique, un discours philosophique enfin, orienté sur l'idée de liberté, condition inconditionnée du penser et de l’agir. L’idée de la vérité comme représentation ou présentation de l’être lui-même, de la chose elle-même, n’est plus que l’idée formelle de la connaissance achevée mais impossible pour un sujet connaissant limité. A considérer seulement les deux premières positions philosophiques, il semblerait qu'il faille choisir entre la vérité et la liberté. C’est un tel choix que la troisième position philosophique, celle du discours absolu, refuse en intégrant les deux possibilités à titre de moments qui se réfléchissent mutuellement l’un dans l’autre. L’absolu pense l’identité, non pas statique, mais dialectique et spéculative, de la vérité et de la liberté. Cette troisième position philosophique joue le rôle de révélateur. La révolte contre elle montre à la réflexion philosophique que l'identification de la vérité et de la liberté revient à réduire et à méconnaître la finitude de l'individu.
72La Logique de la Philosophie se propose de recueillir l’héritage de la révolte contre le discours absolu. Mais la nouvelle position philosophique, la quatrième est dégagée par comparaison avec « l’insuffisance de la réponse existentialiste ». Celle-ci eût pu constituer une position philosophique nouvelle, typique, fondamentale. Or, l’Introduction la présente plutôt comme une reprise de la seconde position, celle du discours transcendantal, « portant sur l'existence » sur les « formes existentiales » (LP., p. 68), procédant par description du donné, par analyse régressive du conditionné à sa condition transcendantale, redoublant et représentant le donné concret par une possibilité abstraite. « En somme, il suffirait de formaliser tout ce qui nous semblait présenter des difficultés si grandes : les faits sont transformés en facticité, l’histoire en historicité, la négation en négativité, le discours en pour-soi » (LP., p. 61). On peut s’interroger sur la correspondance entre ce « discours transcendantal portant sur l'existence » et la catégorie du fini L'exposé de la « réponse existentialiste » est loin de retenir la diversité et la complexité des analyses de la catégorie ; par exemple, la problématique du langage en sa spontanéité créatrice et en sa violence n’est guère explicitée ici. Mais cette « insuffisance » ne doit pas cacher la part de vérité de la « réponse existentialiste ». « Ce discours est vrai dans ce sens que ce qu’il affirme de l’homme peut et doit être affirmé de lui : la preuve n’en est pas seulement le fait que nous n’avons pas pu parler sans nous servir de concepts identiques ou analogues aux siens, c’est surtout que sans lui il est impossible de voir la négativité et la violence comme l’une des deux possibilités dernières de l’homme qui parle et comme le fondement de toute attitude de l’homme » (LP, p. 62). C’est que, pour la « réponse existentialiste » la liberté est fondamentale. « Tout découle de cette liberté, fond d'un être qui n'existe pas à la façon des choses, mais qui est pour lui-même, qui n’est pas dans le temps comme le poisson dans la rivière, mais qui est temporel tout entier, avenir, à venir, qui n’est pas dans un présent éternel, mais qui agit et qui se décide et qui s’engage et qui fait ainsi l’histoire, être qui est histoire et qui n'est jamais achevé, car achevé il serait chose et ne serait pas libre, — être pour lequel il n’y a pas de sens absolu, mais qui donne un sens à tout et à qui tout se révèle, grâce à ce sens et dans le cadre de ce sens ». La réponse existentialiste répète le discours transcendantal (deuxième position) et la philosophie du sens, à son tour, répète la réponse existentialiste, non sans la critiquer et la réinterpréter. C’est que cette réponse est insuffisante. Elle dit le fait et la facticité. Elle ne dit pas, ne peut pas dire, ne veut pas dire ce qui est juste et raisonnable. « Elle n’enseigne ni ce que je peux faire ni ce que je dois faire » (LP, p. 63). Elle ignore la question morale et politique que seul le discours cohérent peut poser. Elle voit seulement le fait transcendantal de la liberté et elle voit tout à partir de ce fait. Pour elle, il n’y a que des faits, et ce fait qu’il y a des faits. Pour l’absolu, la liberté se confond avec la raison ; pour le fini, elle se libère de la raison : la voici liberté pure, sans fond, sans forme qui la détermine (sans loi), liberté absolue serait-on tenté de dire.
73La nouvelle position — celle du sens — dépasse à la fois le discours absolu et le discours transcendantal (dans sa répétition existentialiste) en ce qu'elle pose le problème de la détermination, de l’auto-détermination de la liberté en termes de choix. Au principe est la possibilité du « oui » et du « non ». Ni la raison, ni la violence ne s’imposent d’elles-mêmes. La nouvelle position philosophique affronte ce fait et reconnaît l’autorité du discours cohérent en même temps que l’infini de la liberté. Un sens nouveau de la raison se montre, non-dogmatique, non-absolu. L’infini de la liberté et la contingence de la raison ne se montrent, en se conjugant, qu’à une liberté qui a choisi de s’orienter sur la raison, de se laisser informer et éduquer par elle. La nouvelle position n’a pas affaire seulement au fait transcendantal de la liberté, mais encore à la raison par qui ce fait se révèle et qui suscite ainsi, du même coup, la question de son sens. La pensée du fini méconnaît la fonction du discours et de la cohérence, sans laquelle même la critique du discours ne signifierait rien. En traitant la question de l’individu et du discours à la lumière du seul fait de la liberté, la pensée du fini laisse échapper le concept de violence en même temps que celui de raison. Ce qui revient encore à ne pas se comprendre soi-même, à ne pas se comprendre comme discours, à se réduire et à réduire tout au langage, à l’œuvre parlante, à la parole créatrice, spontanée, poétique.
74Au contraire, pour une philosophie du sens (et de la raison), la compréhension de la violence est essentielle : « la violence se montre à présent dans le discours même... Le discours, se sachant abstraction, se sait à la fois discours de la violence, non seulement discours occupé de la violence, mais discours tenu et formé par la violence » (LP., p. 68). L’inadéquation de l’individu et de l’universel se réfléchit dans le discours comme un écart interne du discours à lui-même, révélateur de la finitude de l'homme-individu qui tient le discours et que tient le discours : l’« injustice » commise par le discours contre l'individu, la violence que le discours lui fait à lui, individu violent parce que non adéquat au discours, se pense, se montre, se saisit dans le discours lui-même. La Logique de la Philosophie sera discours assumant la finitude, mais l’assumant dans le discours qui se comprend comme discours et se sait reposer sur le choix que la liberté a fait de la raison, arbitrairement, en écartant la violence pure qui demeure son autre possibilité. La philosophie est en même temps « discours de la violence » et « discours de la raison ». En elle, la violence s’éduque et se réfléchit, se comprend, en son rapport à la liberté et à la raison, et à leur irréductible différence, marque de la finitude de l’homme.
75Aussi l'Introduction ne propose-t-elle, après la position philosophique de l'absolu, qu’une seule position véritablement nouvelle, la quatrième, celle de la Logique de la Philosophie qui recueille et accueille en elle et la révolte et son assomption philosophique. Il n’y a qu’une philosophie de la révolte qui se comprenne comme telle, la philosophie du sens qui articule et réfléchit l’une dans l’autre les catégories de l'absolu, de l'œuvre, du fini et de l'action.
8. Positions philosophiques de l’Introduction et catégories de la Logique
76Comment concevoir la correspondance entre les quatre positions philosophiques fondamentales de l'Introduction et la suite des dix-huit catégories de la Logique de la Philosophie ? Les dix-huit catégories/attitudes ne sont pas toutes également prises en compte dans l'Introduction. Lesquelles sont retenues ? Lesquelles semblent omises ? Lesquelles trouvent un correspondant et quel est le degré de la correspondance ? Dans la mesure où l'Introduction est le premier commentaire ou la première lecture de la Logique de la Philosophie20, la sélection opérée par Éric Weil ne peut manquer d’infléchir notre compréhension de la Logique et peut-être de privilégier une approche parmi d’autres, alors même que le système s’achevant et pensant sa circularité disqualifie tout privilège de point de vue21. L’une des intentions de notre lecture de l'Introduction est précisément de remarquer la possibilité de cet infléchissement.
77Esquissons les correspondances.
a) L’« homme ordinaire » qui refuse la philosophie (LP., pp. 12-15) peut être pensé à l’aide de la catégorie de la certitude (qui permet de caractériser l'« homme ordinaire » comme homme de la tradition, tel que le présente l’article « Tradition et traditionalisme »), mais d’une certitude dont le monde est constitué par la condition, par la science et la technique rationnelles de l’entendement. Il s'agit de l’homme ordinaire moderne, appartenant à une communauté organisée, à « ce qu'on appelle la civilisation » (LP., p. 18), à une société pour laquelle le travail efficace est le sacré. Plutôt que l’homme de la communauté antique, voire primitive, c'est l’homme de la société moderne qui croit pouvoir se passer du questionnement philosophique. C’est bien la catégorie de la condition, constitutive de la modernité selon Weil, qui fournit la représentation de l’attitude « naturelle » — en fait sociale, c’est-à-dire naturelle pour la société —. C’est l’ordre des conditions qui paraît naturel à l’homme de la société moderne, ordre que connaît la science moderne, ordre qui permet d’intervenir dans le réel de la technique moderne. L'homme extra-ordinaire, le philosophe, ne se satisfait pas de la relation de condition à conditionné, ni dans le domaine théorique, ni dans le domaine pratique : il se rapporte à l’inconditionné, il pense le fini en le référant à l’infini.
b) L’ensemble des analyses placées dans la section B. Réflexion de la philosophie sous les titres I. La logique de la communauté (pp. 22-27), II. Le discours de l'individu et l’être (pp. 27-33), III. Le savoir de l’être et la science de ce qui est (pp. 33-42) trace l'épure d’une logique de la philosophie grec que : depuis la communauté fondée sur le dialogue entre hommes libres et la crise du langage dans son rapport à la vérité (catégorie de la discussion, illustrée par l’Athènes des Sophistes et de Socrate) jusqu'à l’affirmation d’une science de l’être qui, en surmontant l’interdit de l’« ontologie primitive » (LP., p. 31), admette le non-être dans l’être, fonde le discours du monde et permette la contemplation, au-delà de l'être, de l'Un (correspondant à la catégorie de l'objet et à Platon). La crise de l’ontologie, son échec du fait de la multiplication des discours ontologiques (correspondant à la catégorie du Moi, aux philosophies dans lesquelles le platonisme se décompose : épicurisme, stoïcisme, scepticisme, cynisme, etc...) conclut ce mouvement logique qui correspond à la suite des trois catégories grecques — « les religions sémitiques se sont dressées contre les catégories grecques : discussion, objet, Moi » (LP., p. 180) — et que, sous le titre de première position fondamentale, nous avons retenu dans son unité et caractérisé par son moment central. Notons encore que le rappel de l’« ontologie primitive », qui exclut le non-être de l’être, nous permettrait d’inclure, au principe ou au fond de cette position, les catégories « primitives » de vérité, de non-sens, de vrai-et-faux. Cependant, en dehors de cette allusion aux trois catégories primitives, par l’expression d’« ontologie primitive », il n'y a pas d’analyse explicite dans l’Introduction d’une position qui leur correspondrait.
c) La seconde position fondamentale, articulant la condition et la liberté, saisissant « le discours comme liberté dans la condition », posant le problème transcendantal de la possibilité d’une science, d'une morale, d’une philosophie pour l’homme, être fini et libre, comprenant l’impossibilité d’une science de l’être ou de la liberté, correspond au discours de Kant22 et à l’ensemble catégorial condition/conscience.
78L'établissement de cette correspondance fait apparaître une discontinuité remarquable : la suite catégoriale discussion, objet, Moi, Dieu, condition, conscience, n’est pas reproduite intégralement dans l'Introduction. La catégorie de Dieu ne s’y retrouve pas. L'Introduction opère le passage de la première à la deuxième position, de la position ontologique à la position transcendantale, de l’antique (grecque) à la moderne, sans faire référence à Dieu, Ceci est d’autant plus étonnant que dans la Logique, Weil fait ressortir la fonction de médiation de la catégorie : « la catégorie est ainsi le point tournant du devenir philosophique, la plus moderne des catégories antiques, la plus antique des catégories modernes » (LP., p. 188). Elle est la première catégorie de la réflexion : en elle, le penser commence de se refléter dans le pensé, le philosopher dans la philosophie, le sujet commence de se retrouver dans l’objet, la liberté de se révéler dans la réalité. L'Introduction présente le passage de la science antique des maîtres à la science moderne des esclaves comme si ce passage s’effectuait directement de la catégorie de l'objet à celle de la condition, c’est-à-dire comme si les catégories de l'objet et de Dieu n’en faisaient qu’une, comme si l’idéal du discours ontologique tendait à se confondre avec la plénitude donnée au sentiment de la foi. Après elles, l’homme n’a plus affaire qu’au donné naturel — à connaître, à dominer, à transformer — donc à la condition, et à lui-même, non plus dans une réflexion immédiate qui serait sentiment, mais dans une réflexion médiate qui articule le « je » — la conscience — et le donné — la condition — en posant la question du sens de la réalité. La problématique de la conscience, qui est conscience de soi de la liberté, n’est rien d’autre que l’immédiateté du sentiment sans discours portée à la réflexion sur soi dans le discours. La catégorie de la conscience dit ce que la catégorie de Dieu sent. Et ce dire est celui du discours transcendantal dans l’Introduction : une philosophie de la liberté inconditionnée dans le monde de la condition, une philosophie qui assume l’héritage du croyant (catégorie de Dieu) dans un monde délaissé de Dieu (catégorie de la condition).
d) L'Introduction conduit de la deuxième à la troisième position, du discours transcendantal au discours absolument cohérent, de Kant à Hegel. La Logique conduit corrélativement de l'ensemble catégorial condition/conscience à l'absolu, mais en passant par deux catégories, l'intelligence et la personnalité que ne semble guère retenir la logique exposée dans l'Introduction, pas même de manière implicite comme nous venons de le voir au sujet de la catégorie de Dieu.
79Les deux catégories en question partagent avec cette dernière un trait commun : ce sont des catégories de la subjectivité, c’est-à-dire de la liberté, du sentiment en tant qu'échappant au discours. L'intelligence est la catégorie de la compréhension de toute attitude humaine sauf d’elle-même. Sur elle-même elle fait silence, ou alors « quand elle se trouve obligée de parler d’elle-même, le langage de l'intelligence est celui de la conscience » (LP., p. 281).
80On ne peut que s’étonner de ce que l'intelligence soit absente de l'Introduction, d'autant plus que « l’intelligence occupe une place à part » dans la Logique de la Philosophie et que même, selon l’aveu du logicien de la philosophie, son « propre discours semble fondé sur la catégorie présente » (LP., p. 280). Le rôle de l'intelligence est grand : c’est en elle que nous saisissons la différence entre attitude et catégorie », « c’est elle qui découvre l'idée même d’attitude » bien qu'elle n’arrive pas à se penser elle-même comme attitude. « Sa catégorie pense et embrasse tout sauf soi-même et l’attitude qui l’a produite ».
81La personnalité est comme l’inverse de l'intelligence : « réflexion de l'intelligence en elle-même », subjectivité qui veut coïncider avec soi (LP., p. 285) dans le sentiment, mais qui ne se sent elle-même et vivante que dans la non-coïncidence, voire dans le conflit. Elle révèle au jour ce que recèle en sa nuit la subjectivité plus qu’apaisée, morte à elle-même, de l'intelligence. Seulement ici, le sentiment de soi s’exprime, se dit, et ce dire l'arrache à lui-même, l’expose dans le conflit. La catégorie de l'absolu répète le conflit de la personnalité en l’élevant à la dimension du monde.
82Tout se passe donc comme si les attitudes de l'intelligence et de la personnalité n’ajoutaient rien de catégorialement décisif du point de vue de l'Introduction et ne faisaient que radicaliser les traits de l'affirmation subjective de l’individu face à l’exigence de son universalisation. L’Introduction n’insiste pas sur la diversité des figures du sentiment s’opposant à la raison : occultation de la subjectivité ineffable dans la condition ou l'intelligence, insistance et emphase de cette même subjectivité inobjectivable dans la conscience et la personnalité. Le projet de l'Introduction est plutôt de passer d'une articulation inachevée et inachevable, dualiste, du donné et du conçu, du sentiment et du discours, de l'individu et de l’homme, telle que la pense le discours transcendantal (l’ensemble catégorial condition/conscience, soit la philosophie de Kant) à l'articulation dialectique, se réalisant dans la cohérence d’un discours total, d’un discours du monde comprenant tous les conflits en lui (catégorie de l'absolu, soit la philosophie de Hegel), afin de pouvoir poser à partir de et contre la réconciliation dialectique de l’absolu, le problème constitutif de la logique de la philosophie, dans des termes qui fassent droit à la fois à l’exigence dualiste et à l’exigence dialectique.
83Nous ne voyons donc aucun désaccord de fond ou de contenu dans la différence de présentation de l'Introduction et du système. Cette différence correspond à celle des objectifs : d’un côté, conduire à la position du problème de la philosophie, de l’autre, construire le discours qui articule systématiquement les divers traitements irréductibles du même problème, en partant de ce problème reconnu. Remarquons simplement que les catégories dont le discours n’est pas retenu explicitement dans l'Introduction sont précisément celles qui correspondent à des attitudes qui n'élaborent pas de discours par elles-mêmes et pour elles-mêmes et que Weil conduit l'Introduction à la présentation de la catégorie qui porte à l’absolu ce qu'elles ne signifient que partiellement : l'œuvre, la pure poïèsis, la violence sans discours. L’œuvre est comme leur quintessence et c’est avec elle, seulement avec elle, qu’est posé le problème de la philosophie qui se pense dans la Logique de la Philosophie.
e) De la troisième position fondamentale (absolu, Hegel) à la quatrième (sens, Logique de la Philosophie, Weil), nous retrouvons une difficulté semblable. L’Introduction conduit directement de l’une à l’autre, alors que le système mentionne les catégories intermédiaires : l'œuvre, le fini, l'action. L’Introduction semble réduire l’importance de celles-ci, ou du moins leur indépendance : elles ne se formulent que dans le discours philosophique qui les intègre tout en les dépassant. A des degrés divers : si le fini tend à l’expression langagière autonome, l'œuvre ne se soutient que dans le discours de la Logique de la Philosophie, sur le mode de la prosopopée. L’œuvre fuit absolument et sa propre réflexion dans le discours et même sa simple expression langagière. Si elle parle, c’est pour faire réaliser l’œuvre, pour faire faire, pour induire un effet, non pour se communiquer. L’œuvre est en ce sens au fini ce que l'intelligence est à la personnalité.
84Quant à la catégorie de l'action, si elle ne trouve pas son correspondant dans l'Introduction, sur le chemin du discours absolu à la philosophie du sens, c’est qu'à proprement parler elle n’est pas une étape, mais un point d’aboutissement, inséparable de la catégorie du sens qui s’exprime comme quatrième position philosophique. L’ensemble catégorial action/sens/sagesse constitue la philosophie du sens et l’articule discursivement. La Logique de la Philosophie est la réflexion de l'homme qui se tient dans l’attitude de l'action et sait que son rapport à la réalité dans la réalité est praxis : œuvre historique de la liberté agissant en vue de la réalisation du discours (ou de la raison), voulant et faisant l’éducation de tout donné en l’orientant sur l’idée de la réalité sensée. Le sens est la catégorie de la réflexion de l’action sur elle-même et veut se comprendre, pas seulement agir. La réflexion comprend que l'action ne se réduit pas à l’œuvre : c'est le sens qui fait la différence. Saisir la différence, c’est penser la catégorie du sens. La sagesse enfin est la réflexion en elle-même de cette réflexion qui comprend que la recherche du sens n'eût pas été possible si le sens n’était déjà présent, réalisé. Ainsi la liberté trouve-t-elle, à travers la philosophie, le contentement.
85Les pages finales de l’Introduction proposent une réécriture des trois derniers chapitres de la Logique de la Philosophie en présentant les concepts « techniques » qui lui sont propres : catégorie, attitude, reprise et les idées qui l’orientent : idée d'une logique de la philosophie, d’un système de catégories/attitudes, idée de la liberté et de la double possibilité de la raison et de la violence, idée d’une typologie des positions fondamentales philosophiques et des figures de la violence, idée de la catégorie de la vérité « comme fond des problèmes » et comme catégorie initiale de la Logique de la Philosophie. L’Introduction conduit la philosophie à la conscience du choix sur lequel elle se fonde, un choix contingent, sans justification a priori Le discours est second, comme la violence, par rapport à la liberté. Désormais, la philosophie atteint ce résultat, inestimable pour elle : elle sait que la philosophie aussi bien que son rejet peuvent être choisis « en connaissance de cause » et que le discours philosophique n’est pas la révélation de l’absolu ou de Dieu, n’est pas science de l’être, n’est pas explicitation ou déduction d’un principe onto-théologique. Tout dogmatisme est philosophiquement injustifié et injustifiable. La philosophie commence, non pas par la révélation de la vérité elle-même, mais par la position de la vérité à titre de catégorie fondamentale du discours et par la réflexion sur cette position.
Notes de bas de page
1 « Der Tod, wenn wir jene Unwirklichkeit so nennen wollen, ist das Furchtbarste, und das Tote festzuhalten, das was die grösste Kraft erfordert » (Phänom. Geistes, Vorrede, p. 29). Le thème est omni-présent dans la Phénoménologie de l’Esprit. Cf., également G. Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice », Deucalion V, 40, La Baconnière, Neuchâtel, 1955, pp. 21-43.
2 Le traducteur français a brouillé, fort curieusement, le rapport des termes en proposant : L'agression, une histoire naturelle du mal au lieu de « Le prétendu mal, une histoire naturelle de l'agression ». Erich Fromm propose la notion d'une substance dynamique, d'une énergie agressive, la destrudo (La passion de détruire, Paris, Laffont, 1975).
3 K. Lorenz, L'agression, pp. 312-313.
4 Weil utilise l'expression de « lutte des couches » pour éviter les malentendus que pourrait susciter celle de « lutte des classes ». Weil distingue les « groupes sociaux » et les « couches ». Le « groupe » est l’ensemble des individus ayant même fonction et une place sociale identique dans l'organisation du travail. Le groupe est plus ou moins bien situé, sa contribution apparaît plus ou moins importante à l'ensemble de la société. Aussi le groupe est-il amené à défendre sa situation face aux autres groupes. « Cette lutte des groupes donne naisance à une lutte par couches, dont l'une est formée des groupes qui se croient lésés, l’autre des groupes qui se sentent menacés par ceux de la première » (PP, pp. 86-87).
5 Weil analyse également la logique qui produit, au sein de la société moderne, l’individu désorienté, sans identité propre, l’homme des masses, dans son grand article : « Masses et individus historiques » (EC II, 255-325).
6 Cf., Gladys Swain, « De Kant à Hegel : deux époques de la folie », Libre, 77-1, Payot, pp. 174-201.
7 « Ce n’est pas que la philosophie refuse la violence absolument, loin de là ; on soutiendrait facilement qu’une philosophie qui se comprend comme compréhension et comme voie de contentement recommande l’emploi de la violence, parce qu'elle est amenée à constater qu'elle doit se dresser contre la violence. Mais cette violence n’est alors que le moyen nécessaire (techniquement nécessaire dans un monde qui est encore sous la loi de la violence) pour créer un état de non-violence » (LP., p. 58-59).
8 Sur la vérité : Heidegger, Vont Wesen der Wahrheit, Frankfurt/Main, 1959 ; tr. fr. in Questions I, Paris, Gallimard, 1968 ; A. de Waelhens, Phénoménologie et vérité, Paris, P.U.F., 1953, réed. Louvain-Paris, Nauwelaerts, 1969 ; H. Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée, Paris, Gallimard, 1978 ; A. Koyre, « L'évolution philosophique de Martin Heidegger », Etudes d’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1971 ; J. Quillien, « Heidegger et Weil, le destructeur et le bâtisseur », Cahiers Philosophiques, mars 1982, no 10, pp. 7-62.
9 PP, p. 255 : « la fin de l’Etat est l'individu libre et satisfait dans la raison ».
10 « Le laisser-être de l’être, le consentement de la pensée, ne furent jamais et ne seront jamais un laisser-aller, une soumission de la pensée à cet emportement naturel de la pensée qui s’appelle dans notre histoire occidentale la philosophie ou le philosopher. L'Entschlossenheit de Sein und Zeit, qui est aussi Erschlossenheit, dit la volonté de résister à cette impétuosité historique de la pensée déclinante [...]. La pensée ne tourne pas à la philosophie, elle n’est pas la pensée tournée et détournée de la pensée, elle est l’expérience de la pensée » (op. cit., p. 398).
11 Heidegger, Introduction à la métaphysique, I. « La question fondamentale de la métaphysique », trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 33.
12 H. Birault, p. 399.
13 « Das Wesen der Wahrheit enthüllt sich als Freiheit » (Das Wesen der Wahrheit, § 5) ; « Das Wesen der Wahrheit ist die Freiheit » (§ 3).
14 H. Birault, p. 496. Cf., l'ensemble du commentaire, pp. 471-513.
15 H. Birault, p. 525.
16 « La liberté de M. Heidegger ne peut jamais dire « non » (c'est là je crois, sa faiblesse essentielle). Elle dit toujours « oui », et lorsqu'elle se décide, sa décision est une acceptation » (A. Koyré, « L’évolution de M. Heidegger », p. 290 ; l’article a été publié en 1946 dans Critique, no 1 et 2).
17 Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Paris, Aubier, 1957, pp. 76-79 : « Sein und Zeit appelle « déchéance » l’oubli de la vérité de l’Etre au profit d’une invasion de l’étant non pensé dans son essence. Le mot ne désigne pas un péché de l’homme au sens de la philosophie morale, et par là-même sécularisé, il définit un rapport essentiel de l’homme à l’Etre à l'intérieur de la relation de l’Etre à l’essence de l’homme. De la même manière, les termes d'« authenticité » et d'« inauthenticité » qui préludent à cette réflexion n’impliquent entre eux aucune distinction morale-existentielle ou « anthropologique ». Ils désignent cette relation « extatique » de l’essence de l’homme à la vérité de l’Etre qui reste encore à penser avant tout autre chose parce qu'elle est jusqu’ici demeurée celée à la philosophie ».
18 Cf., E. Weil, « Le cas Heidegger », Les Temps Modernes, juillet 1947, pp. 128-139 ; réed. in Lignes, no 2, février 1987, pp. 139-151. Eric Weil relève l’ambiguïté, l’abstraction, l’indétermination du « décisionnisme » heideggerien : « L’individu isolé [...] se trouve toujours en face de quelque chose, aussi longtemps qu’il parle et pense et n’est pas entré dans l'extase mystique, et ce quelque chose, ce transcendant, ne peut lui apparaître que sous les espèces du Néant, de ce qui lui arrive et qui le nie, en un mot : la violence. La contre-partie en est l’affirmation de la liberté formelle, de la décision formelle, de l’acceptation formelle d’un destin formel [...]. Une philosophie qui part de l’individu concret et qui comprend le terme « concret » naïvement comme un irréductible [...] aboutit à la décision vide, décision à la décision, n’importe laquelle » (p. 136).
19 Pour saisir ce que cela peut signifier concrètement, cf., par exemple la traduction par N. Parfait des deux Appels à l’occasion du plébiscite du 12 novembre 1933, publié dans Le Débat, Paris, Gallimard, no 48, janvier-février 1988, pp. 182-184.
20 Cf., P.F., Taboni, « L'Introduction à la Logique de la Philosophie, ou de l’interprétation authentique de cette Logique », Actualité d'Éric Weil, pp. 29-44.
21 Cf., LP., pp.439-441.
22 « On sait quelle réponse Kant a donnée à cette question » (LP, p. 44).
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