Chapitre III. Figures de la modernité
p. 75-112
Texte intégral
1. Introduction
1Depuis quand la philosophie s’assigne-t-elle la tâche de penser la modernité ? Si, comme l’écrit Éric Weil dans un texte publié peu avant sa mort1, « il est difficile de fixer à la modernité une date de naissance précise, ou un seul nom à son père », on peut du moins affirmer que la philosophie commence d’être moderne dès lors qu’elle a conscience de l’être et qu'elle s’interprète comme étant « son temps saisi dans la pensée »2, qu'elle acquiert une conscience historique d’elle-même et une conscience philosophique de son histoire. La philosophie moderne comprend que la réalité elle-même — être, absolu, Dieu, etc. — se dispense dans le temps de l’histoire et que ce temps-ci, son temps, est celui où cette vérité vient à se savoir et à s’énoncer. L’époque moderne est à la fois objet et sujet du discours. Telle est l’idée hégélienne de la philosophie moderne.
2Malgré les apparences, il n’est pas sûr que Nietzsche prenne le contre-pied absolu de cette thèse, en exigeant du penseur qu'il soit unzeitgemäss : inactuel, intempestif. Le schéma ne change pas du fait qu’on l’inverse et que l’histoire apparaît comme progrès du nihilisme, des représentations fallacieuses du devenir, des masques et des négations de la volonté de puissance. C’est à partir de ce temps-ci, situé à la pointe de cette histoire, dans l’extrême éloignement de la vérité du tragique, que le « sens historique » et la critique généalogique radicale deviennent possibles.
3Hegel et Nietzsche représentent chacun une possibilité opposée du même rapport au temps de la modernité, au temps du discours qui énonce sa propre actualité, au temps qui est encore et toujours le nôtre. L'un comme l’autre veut penser la vérité dont il sait ne pouvoir atteindre l’éternité qu’à travers sa manifestation, négative ou positive, dans et à son temps. Aussi s’agit-il pour chacun de comprendre ce que cela signifie que d'être présent au monde qui est moderne.
4Mais, chez Kant déjà, nous pouvons percevoir les deux traits qui caractérisent formellement l’attitude philosophique moderne en sa conscience de soi. D’une part, Kant rompt avec l’ancienne manière dogmatique de philosopher. Il déplace le champ des questions, d’un mouvement discontinu, jusqu’à la question transcendantale des conditions a priori de possibilité de la connaissance, de l’action, et, en général, de toute affirmation du sens. Il montre la naïveté de la métaphysique qui croit pouvoir saisir l’être, l’origine réelle, la cause première. Il fait place à la problématique de l'orientation, partant de l'état dans lequel le sujet se trouve, perdu dans un espace dont il ignore même s'il est ordonné. Ce sera la méthode même, c’est-à-dire l'organisation des voies que le sujet trace, librement et activement, à ses risques et périls, pour s’orienter et s’éclairer progressivement, qui constituera désormais l’ordre toujours incertain du monde. La critique transcendantale thématise sa rupture avec la métaphysique comme le fait d’un acte libre de la raison critique conquérant sa conscience de soi, son autorité, sa légitimité.
5D’autre part, et ce n’est nullement un hasard, mais le fait d'une nécessité structurelle, le philosophe de l'analyse transcendantale jette les bases de la philosophie de l’histoire. L'histoire est l’histoire de la raison, depuis sa non-conscience originelle jusqu’à l’assomption libre de la raison critique qui peut, maintenant, en revenant sur elle-même, comprendre l’histoire de son éveil à elle-même. Dès lors, la philosophie, moderne en cela, peut situer historiquement le discours philosophique — situer, et non pas réduire — et saisir philosophiquement sa situation historique. L'époque récente est alors celle que nous appelons moderne, l’époque à laquelle les époques antérieures et dépassées se révèlent, l’époque-sujet qui se saisit elle-même et les autres.
6La double thématique — transcendantale et historique — est ramassée dans la concision de la célèbre formule de la Préface de la première édition de la Critique de la Raison Pure : « Notre époque est l'époque même de la critique à laquelle tout doit se soumettre » (A XII). La philosophie moderne commence et se constitue — sur le plan de l’événement et sur le plan du fondement — dans cette réflexion auto-critique qui se saisit comme l’acte, dans le temps de l’histoire et faisant époque, d’un « nous », d’une communauté qui s’affirme en personne, sujet libre du discours et de l’action. Cette époque, c’est la nôtre ; en elle, nous apprenons à voir qui nous sommes. Rien d’étonnant si elle nous apparaît le plus concrètement dans le domaine de la philosophie politique, dans le discours où la communauté agissante connaît et comprend les structures et le sens de son action !
2. La société moderne
7Dans cette voie jalonnée par Kant ou Hegel, l'œuvre philosophique d'Éric Weil se donne comme une analyse des problèmes fondamentaux de notre modernité. Cela apparaît au premier regard d’une lecture des textes consacrés à la philosophie politique ou à l’interprétation des philosophes, de Kant et Hegel surtout. C'est peut-être moins visible dans la Logique de la Philosophie, du fait du caractère systématique et non point historique de cette logique des catégories philosophiques du discours et du sens. Son Introduction, témoigne de la persistance du problème et présente le contenu même de la Logique sur le mode d’une histoire idéale ayant pour but de fixer notre situation et de formuler le problème de la philosophie tel qu’il se pose désormais pour nous, à notre époque, et qu’il caractérise la modernité.
8L’adjectif « moderne » vient sans cesse sous le plume de Weil et presque jamais avec le sens un peu péjoratif de ce qui ne serait qu’au « goût du jour » (PK, p. 107.). Il désigne une ensemble de déterminations précises, de caractères positifs et spécifiques. Weil parle de société moderne, d’Etat moderne, de travail moderne, de technique moderne, de pensée et d’action modernes, ou encore du sens moderne d’un terme. L’usage du mot est essentiellement neutre, positif, descriptif, même si, en dernière analyse, la réflexion y découvre un inévitable jugement de valeur (PP§ 21, p. 71). Mais avant de poser la question de la valeur, il faut poser celle de la nature. Dans quel domaine et à quel sujet s'attribue le prédicat « moderne » ? Principalement, dans le champ de la politique, à la société et à l’Etat. Toutes les autres significations et attributions semblent se rattacher à ces deux-ci, parmi lesquelles l’une apparaît plus fondamentale que l’autre. Le caractère moderne de la société s'impose à l’Etat. Historiquement, la société moderne suscite le devenir-moderne de l’Etat. Le mot « moderne » revêt la signification la plus simple, la moins équivoque mais aussi la plus abstraite lorsqu’il qualifie la société, et c’est par cette signification-là que Weil commence son analyse. Lorsqu’il qualifie l’Etat, elle devient plus complexe et plus équivoque. La signification première se surcharge alors des échos, des répercussions, des réactions d’adaptation et de révolte provenant de tout ce qui est l’autre de la société. Le conflit interne entre ce qui est moderne et ce qui ne l’est pas, et aussi la résolution philosophique de ce conflit, entrent dès lors dans la signification proprement dialectique du mot « moderne ».
9Les deux sections de la 2e Partie de la Philosophie politique consacrée à la société exposent successivement les deux premiers niveaux de sens, en considérant d’abord le mécanisme social (PP§ 20-25, p. 61-92), ensuite l’individu et la société (PP§ 27-30, p. 93-128) et le conflit structurel dont la résolution leur échappe.
10Toute société est une « communauté de travail » (PP§ 20, p. 61), « essentiellement en lutte avec la nature extérieure » et connaît une organisation du travail social. « Une distribution des tâches existe partout », « une certaine division du travail s’observe dans chaque société » (PP, p.63). Mais toutes les sociétés ne se savent pas être telles. « La pensée magico-religieuse ne connaît pas de lutte agressive de l'homme avec la nature extérieure et pour elle, l’homme n'est jamais livré à une nature extérieure » (PP, p. 62). Seule la société moderne se sait être société ; seule elle reconnaît avoir affaire à une extériorité naturelle hostile, violente ; seule elle a conscience de devoir lutter agressivement contre la réalité étrangère. Au contraire, la société non-moderne, magico-religieuse, n’a pas d’autre extérieur à elle. Elle participe au monde dont elle assure l'ordre et le déroulement régulier par l’observation active et rigoureuse des rites sans lesquels et en dehors desquels la vie serait impossible. Qu’il pleuve ou qu’il ne pleuve pas, que la chasse soit fructueuse ou non, tous les événements dépendent de l’observation des rites. Nous modernes, en revanche, qui prétendons nous « rendre maîtres et possesseurs de la nature » — d’une nature que depuis longtemps les dieux n'habitent plus —, nous ne comptons plus que sur notre travail.
11L’agressivité du travail et la rationalité de son organisation définissent selon Éric Weil la société moderne : elle est « en principe calculatrice, matérialiste et mécaniste » (PP§ 22, p. 72). L’efficience et l’efficacité supposent le calcul, à la fois prévision et mesure du rapport des forces matérielles, qui vise la diminution de la « dépense d’énergie humaine » et l’accroissement des forces naturelles mises à la disposition de l’humanité. « Ici ne compte que ce qui est comptable. Le succès dans la lutte avec la nature extérieure se définit quantitativement et se mesure » (PP§ 21, 70). « La technique de ce travail est la même partout ». « En principe, la société moderne est mondiale ». La pluralité, la diversité, la séparation des sociétés n’est pas le fait de l’organisation moderne du travail ni de la technique moderne, mais de conditions et de traditions historiques paraissant, aux yeux de la pure société, irrationnelles et dépassées. Toutes les sociétés tendent à s’uniformiser, à s’intégrer en l’unique et totale société, pour autant qu'elles sont modernes. « Seule une organisation mondiale serait en accord avec la technique dont dispose l’humanité au moment présent, d’après les critères de cette technique même : elle seule permettrait d’arriver aux meilleurs résultats avec la dépense la plus réduite d’efforts humains » (PP§ 21, p. 68).
12Remarquons ici que pour Weil, dire que la société moderne est mondiale en son principe, cela signifie à la fois, d’un point de vue descriptif, que l’organisation humaine du travail tend, dans la mesure où elle est et se veut rationnelle, à devenir planétaire, et d’un point de vue axiologique, que cette tendance est « bonne » et son but souhaitable, la dimension mondiale étant la seule qui permette la solution des « crises ». « Les conditions sur le plan mondial ne sont jamais telles qu’il serait impossible d’éliminer le manque, le gaspillage, le mauvais emploi des hommes » (PP§21, p. 68). A condition de reconnaître qu’il serait « nécessaire de procéder à un nivellement mondial du niveau de vie afin de pouvoir réserver une partie du travail des sociétés évoluées à la création de biens de production requis pour élever le degré de productivité des sociétés retardataires et ainsi le niveau mondial moyen ». La saisie descriptive du mécanisme social se révèle être également la saisie de la tâche à accomplir : le mécanisme de la société moderne, son matérialisme et son caractère calculateur permettent, et eux seuls, d’espérer que la satisfaction « matérielle » pourra être le lot de tous les hommes et que pourra être dégagée pour chacun une marge de temps libre pendant lequel il pourra s’occuper d’autre chose que des seules conditions matérielles de son existence. Mais cette dernière considération dépasse la simple analyse de la société moderne et de son mécanisme. Elle implique le regard du philosophe de la politique qui considère la société moderne comme un moyen — comme la condition sociale — de la vie humaine sensée. Plus que d'une simple connaissance de la société moderne, elle ressortit déjà à une compréhension philosophique de la société dans l’État moderne.
13Ainsi nous passons, insensiblement, de la signification descriptive et comme scientifique du terme à un jugement de valeur. Le lecteur de la Philosophie politique perçoit aisément le crédit qu'accorde Weil à la société moderne telle qu'il la définit. Ce n'est pas qu'elle vaille a priori mieux que toute autre. Pour mesurer la valeur relative que nous lui accordons, il nous suffit de nous demander quel prix nous devrions payer si nous voulions l’abandonner pour revenir à un mode antique du travail. Qui voudrait payer ce prix ? Il est probable que peu renonceraient aux avantages que procure la société moderne, bien que ceux-ci n’aillent pas sans inconvénients spécifiques. Cette valeur extrinsèque est celle d’une société elle-même neutre axiologiquement, caractérisée par l’absence principielle de toute référence à une valeur autre que celle de l’efficacité, par l’exclusion de toute dimension émotive, sentimentale, passionnelle, « idéale » ou morale, de toute expression de la subjectivité individuelle.
14Cela, la société moderne le sait. Elle se sait société, et partant, société moderne. Elle se sait n’être que cela. L'élévation à la conscience de soi — qui revient à l’invention des sciences sociales, en tête desquelles la sociologie et l’économie politique (PP § 23 — va de pair avec cette réduction. La société moderne n'est que l’organisation du travail moderne et rien d’autre.
15Si la société et la pensée primitives — magico-religieuses comme dit Weil — intégraient la vie humaine dans un monde plein de sens, la société moderne, au contraire, conduit à la dualité du sujet agissant face à une nature à la fois passive et hostile, qu'il transforme en un univers d'objets à sa merci. La nature extérieure ne comporte plus, à la limite, aucune forme naturelle digne de respect. Elle n’est plus cosmos, monde ordonné, beau, divin, dont il serait impie de déranger le cours. Seul compte le travail. « Pour la société moderne, la lutte avec la nature est sacrée, la valeur à partir de laquelle elle réfléchit et grâce à laquelle elle s’oriente » (PP, p. 67). Le maître-mot de son économie est : efficacité. C’est en effet le même impératif qui affirme la valeur exclusive du travail et celle de l'efficacité, car seul le travail efficace, toujours plus efficace, est vraiment travail.
16La société est moderne dès lors qu'elle est ordonnée selon ce double impératif. Elle est pleinement moderne lorsque son principe accède au discours. Mais cet accès prend aussitôt un aspect aporétique et conflictuel, ouvrant la dialectique de la modernité. Si la modernité se réduisait à caractériser la seule société, elle impliquerait la négation de la dimension proprement politique que le monde antique avait découverte et en laquelle il apercevait l’humanité de l’homme. La note de la page 67 de la Philosophie politique le dit clairement : « La société moderne peut être caractérisée précisément par le fait qu'elle se considère elle-même comme société. Ce n'est pas l’apparition du concept de société qui fait la différence avec d’autres époques — une sociologie développée se trouve chez Aristote —, mais le fait que l’individu moderne se sait membre de la société (la plupart du temps, membre passif de la société ou, comme il dit souvent, rouage dans une machine) et qu’il se définit lui-même comme tel et non comme citoyen. La société, dans cette perspective, n’est plus le fondement de l’État : l’État devient un instrument au service de la société qui le façonne selon ses besoins. La théorie classique, surtout antique, voit dans la société qui n’est que société une forme inférieure de la vie en commun des hommes ; les théories « sociologisantes » modernes voient dans l’État un mal, nécessaire jusqu’à nouvel ordre, pour la société. On serait fondé à dire que c’est cette opposition qui caractérise la philosophie politique de notre époque... ».
17Il y a donc deux sortes de conscience de soi possibles de la société moderne. L’une, abstraite et réductrice, s’élabore dans les sciences sociales en une conscience positive, voire positiviste, d’essence foncièrement scientiste, ne reconnaissant pas d'autre réalité que celle du mécanisme social : « les sciences sociales sont la conscience de la société moderne pour autant que celle-ci est pure société et purement moderne » (PP, p. 72). La seconde, plus complexe et plus concrète, articule une autre dimension à celle de la pure société, intègre le conflit de la société moderne et de son autre, comprend la conscience sociologique comme un moment, mais un moment seulement de la totalité : c’est la conscience philosophique de la politique, la conscience de l’État et de la place de l’individu dans l’État dont la société est société moderne.
3. La science et la technique modernes
18Avant de poursuivre la dialectique des significations du mot « moderne », revenons encore une fois, pour l’analyser, à la première d’entre elles, organisée autour de la notion de mécanisme social, notion qui suppose la notion plus fondamentale de mécanisme en général, de sorte que le premier principe de la modernité pourrait s’énoncer : la réalité, quelle qu'elle soit, est structurée comme un mécanisme.
19Or, c’est au sujet de la nature, non de la société, que ce principe s’est d’abord édifié et imposé, dans l’élaboration des sciences mathématiques de la nature. C’est de celles-ci que les sciences sociales tiennent l’idée de mécanisme, idée qu'elles n’ont pas inventée et qu’elles se contentent d’appliquer dans leur domaine propre. « La grande découverte du xviiie siècle fut de voir que le travail social peut être analysé en analogie avec la nature, elle-même conçue comme un mécanisme, et que, par conséquent, l’intervention de l’homme (de l’État) doit d’abord respecter les lois de l’économie, qui lui tracent le cadre de son action de la même façon que les lois de la nature tracent le cadre de celle du technicien » (PP, p. 72). L’invention de l’idée de mécanisme naturel préside à la naissance de l'époque moderne. La société moderne et les sciences sociales sont seulement des suites de la véritable fondation de la civilisation moderne : la science moderne de la nature. « La physique est devenue l’archétype de toute science vraie » (EC I, p. 276). Ce caractère d’invention est clairement perceptible si l'on compare l’analyse que fait Weil des conditions d’apparition des sciences sociales dans sa Philosophie politique (§23, particulièrement p. 73) à celle qu’il propose de la science moderne, sous les espèces de la physique mathématique, dans l’article de 1965 « La science et la civilisation moderne ou le sens de l’insensé » (EC I, pp. 268-296).
20Les premières sont, et sont seulement, la connaissance d’une société moderne qui est leur condition de possibilité. Les sciences sociales sont le produit de leur objet d’étude. « Seule une société rationaliste et mécaniste peut chercher à se comprendre dans une science, c’est-à-dire dans l’analyse calculatrice, dans une description qui n’admet pas d’autre critère que la calculabilité même, au lieu de se comprendre dans un système de valeurs multiples coordonnées ou à coordonner » (PP, p. 73).
21Il en va autrement de la science moderne. Elle affirme une idée nouvelle de la nature, elle invente un nouvel objet. Car c’est bien une idée nouvelle que la physique mathématique propose de la nature, non pas la représentation d’une réalité préexistante dont on ne comprendrait guère qu’il ait fallu tant de siècles pour la découvrir. Cosmos antique et nature moderne ne sont pas deux représentations successives et sans solution de continuité de la même réalité donnée, mais deux interprétations, deux idées, deux objets de science radicalement différents3. Si la science antique s’interprète comme pure contemplation de ce qui est et du principe de ce qui est, la science moderne, en revanche, s'affirme comme acte à la fois constitutif et investigateur de son objet. L’idée moderne de nature, de l’objet de la physique mathématique, est non plus ontologique mais méthodologique, comme l’a compris Kant en l’exposant sous forme d’un système des principes de l’expérience possible, des principes de la possibilité transcendantale de la connaissance des phénomènes en même temps que des phénomènes eux-mêmes. La nature, pour le physicien moderne, n’est pas un pur spectacle.
22L’attitude scientifique moderne constitue une nouveauté radicale, elle invente un rapport à la réalité qui n’est pas de simple représentation. La connaissance est une activité faite de la libre conjonction d'éléments hétérogènes que rien ne prédestinait à s'unir. Elle relève d’un acte de la liberté, qui devient visible à l’analyse et dont le sujet n’est pas tant un individu qu’une civilisation : la civilisation moderne, notre civilisation. Et précisément, parce que Weil y voit le fait — inexplicable par définition — de la liberté, il s’efforce d’en dégager les conditions, avec un sens remarquable de la complexité des liens historiques, comme par exemple dans la seconde section de l'article « la science et la civilisation moderne » (EC I, pp. 270-276). Suivons son analyse.
23Selon Weil, deux courants fondamentaux et hétérogènes commencent de se fondre à partir de la Renaissance.
D’une part, l’attitude contemplative, théorétique de la science antique, telle que l’ont pensée les philosophes grecs, ni expérimentatrice, ni mathématique. « ...Science ‘désintéressée’ qui n’était pas conçue comme un instrument pour nous rendre maîtres et possesseurs de la nature et pour nous l’approprier ; elle se refusait à toute intervention dans le cours de la nature ; elle ne se proposait pas de dominer, elle cherchait à comprendre. Elle rejetait jusqu’à l'idée d'expérimentation, au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire, comme recherche active de facteurs cachés mesurables et, par là, susceptibles d’une description mathématique (bien qu'elle connût évidemment, l’expérimentation sous la forme des essais et des erreurs) » (EC I, p. 270). Attitude dont le seul intérêt désintéressé est d’admirer et de trouver le contentement de la sagesse dans la saisie du principe suprême, du Bien, du Père, du logos divin auquel s’ordonne le cosmos.
D’autre part, l'attitude radicalement différente de l’inventeur de machines qui, anonymement, au Moyen Age, « au cours de cette période d’éclipse de la science pure, théorétique » (EC I, p. 271), favorisée par la nouvelle société bourgeoise des villes du Moyen Age tardif, dans le souci de l’efficience technique, est à la recherche de « moyens pour mettre en œuvre l’énergie non humaine, de méthodes pour utiliser au mieux la force animale »4.
24« Ces deux tendances commencent à agir l’une sur l’autre au moment de la Renaissance. Les savants prirent connaissance des inventions, même s'ils n'étaient pas eux-mêmes, ni ne voulaient être, des inventeurs, et les machines devinrent pour eux des objets d'étude. Ce n'est nullement pas accident, par exemple, que Galilée a si fréquemment choisi le canon pour illustrer ses démonstrations et que la balistique a constitué un des sujets principaux des premières recherches scientifiques. Pour les philosophes « modernes », ces créations nouvelles méritaient, presqu’au même titre que les objets naturels, qu'on leur consacrât des analyses scientifiques » (EC I, pp. 272-273).
25Désormais, la science théorétique et désintéressée décrit le mécanisme de l’objet naturel comme celui de la machine, dans un langage mathématique qui ne connaît que des mesures et des rapports de mesures, et qui élimine toute référence à une qualité non quantifiable ou à une valeur. Contemplative comme la science antique, la science moderne décrit, non plus un cosmos, un système d’idées, mais un mécanisme, un système de lois purement quantitatives ; non plus un ordre téléologique compréhensible, beau, juste, sensé, mais un ordre mécaniste du fonctionnement des machines aussi bien que des phénomènes tels qu’ils arrivent « naturellement ». « La pratique commença à agir sur la théorie en construisant ce qui, une fois créé, devenait dès lors problème pour la science, et celle-ci, en résolvant les problèmes ainsi venus au jour, offrit à l’ingénieur la possibilité de calculer, avant même de mettre ses machines en fabrication, les effets qu'on pouvait en attendre et les conditions qui en assureraient un fonctionnement sûr et rémunérateur. Cette fusion, qui débuta au cours du xviie siècle en ce qui concerne certains secteurs, devint un phénomène universel vers la fin du xviiie » (EC I, p. 273).
26Moment décisif de véritable naissance de la civilisation moderne que celui où la science moderne, science mécaniste et mathématique de la nature se prolonge dans le domaine technique et donne naissance à la technologie qui améliore, calcule, prévoit le rendement des machines et établit le règne de la valeur moderne : l'efficacité. C’est pourquoi — Weil ne manque pas de le souligner — par le biais de son efficience pratique et technique, la science théorique se voit reconnue, promue et utilisée par le pouvoir politique, et d’abord à des fins militaires. « La relation nouvelle entre théorie mathématique et pratique empirique n’est devenue un facteur important que grâce à l’exceptionnelle situation politique qui avait d'abord prévalu en Italie, puis s’était étendue à toute l’Europe occidentale. L’Europe comprenait alors un certain nombre d’États indépendants d’un degré de richesse et de puissance similaire et qui, individuellement, portaient un intérêt absolument prioritaire à la défense de leurs frontières et/ou à l'agrandissement de leurs territoires. Dès lors, les questions techniques devaient jouer un rôle décisif dans la lutte incessante qui se livrait entre égaux : les communications, l’artillerie, l’argent fourni par l’industrie et le commerce, voilà les facteurs avec lesquels les pouvoirs durent compter, davantage même qu’avec la population et le territoire » (EC I, pp. 273-274). « La technologie, à la différence des techniques empiriques, vint au monde parce que les princes avaient besoin de techniciens et d’argent, [...] de machines de siège, de routes, de canaux ».
27L'analyse weilienne est claire : l’attitude scientifique moderne, articulant le savant et le technicien (l’ingénieur), est très rapidement comprise et utilisée par l'autorité politique comme un moyen essentiel de sa puissance et c’est de cette manière que l’État « semi-moderne » (l'expression se trouve EC II, p. 68) induit et favorise, d’abord dans les secteurs bien délimités de son intérêt immédiat pour la puissance, le travail et l’organisation modernes du travail, bref la société moderne. Dès l’origine, la société moderne est au service de l’État qui, en retour, s’en trouve lui-même transformé. La société moderne conduit « son » État à se muer en État moderne. Mais fondamentalement, c’est de l’attitude de la science moderne que partent, comme d’une assise génératrice, les couches successives qui constituent la civilisation moderne, dont la société et l’État, lesquels, en retour, favorisent la science et la technique pour autant qu’eux-mêmes sont consciemment modernes et savent ce qui est « utile ».
28Les analyses précédentes de ce qui caractérise comme modernes et la science et la technologie, et le travail et la société, convergent en une unité fondamentale de signification : celle du mécanisme, avec sa cohérence formelle, son système de fonctions quantifiées, mesurables, relatives les unes aux autres. Cette idée joue le rôle de centre organisateur d’une attitude à la fois typique et irréductible dont la Logique de la Philosophie thématise, sous le titre de la condition, le discours implicite : rien qui ne soit relation et relatif, condition et conditionné. Tout est réductible à des fonctions. Il n’est pas d'inconditionné ou d’absolu.
29Déjà la Philosophie politique y renvoyait (§ 23) comme à la catégorie philosophique de la société moderne et des sciences sociales. « Conscience moyenne de notre temps » (LP IX, p.231), « attitude la plus répandue et, dans ce sens, la plus naturelle » (LP XVI, p. 395), « la condition, comme attitude, est vue comme le sol à partir duquel la nouvelle attitude (sc. l’action) prend son essor... » (LP XVI, I, p. 395) ; elle est bien l'« attitude moderne » (LP IX, p. 225). Plus précisément, elle-même s’avère condition nécessaire mais pas suffisante de toute attitude moderne ; à elle seule, elle ne la réalise pas complètement, sauf aux yeux des scientistes, positivistes, pragmatistes, et de tous ceux qui ne retiennent que cette unique dimension de la modernité, en prenant un moment pour le tout. Nous n’insisterons pas sur ce chapitre de la Logique de la Philosophie qui définit, non seulement la science, la technique, le travail, la société en tant que purement modernes, mais encore la philosophie, l’art, l’historiographie correspondants. Son noyau significatif nous est connu. Nous pouvons avancer dans notre enquête en considérant sa place dans la logique des catégories philosophiques, c’est-à-dire en rapportant la condition d’une part à la catégorie précédente, Dieu, et d’autre part à la catégorie suivante, la conscience.
4. La diversité des catégories philosophiques de la modernité
30La première considération nous permet de comprendre que la modernité se caractérise par l’athéisme. La catégorie de la condition succède logiquement à celle de Dieu. Ayant perdu la foi5, l’homme de la condition est tout en extériorité. Il n’y a pas de contenu absolu pour lui-même. « Il ne vit plus par le cœur ». « Il ne peut plus parler de lui-même et il ne se rencontre jamais ». Tout en relations et en rapports, il n'est pas un « Je », mais seulement une condition dans la lutte avec la nature, une fonction dans le travail, un rouage du mécanisme social. L’idée même de l’être auto-suffisant qui serait en soi et pour soi fin et sujet, être absolu, valeur inconditionnée, a perdu tout sens. Il ne connaît que le renvoi à des conditions elles-mêmes conditionnées, nécessaires mais insuffisantes. Ses entreprises sont régies par des impératifs hypothétiques — « si tu veux ceci, alors fais cela » — exprimant la volonté d'adapter efficacement les moyens aux fins qui elles-mêmes ne sont que des moyens, indéfiniment. L'athéisme revient au fond à la thèse que seule vaut l’efficacité.
31Héritier cependant du croyant, l’homme de la condition suppose la nature cohérente, réglée ; mais l'ordre rationnel supposé est celui d’une cohérence des conditions, d’une chaîne indéfinie qui n’est suspendue à aucun inconditionné. Sa rationalité est d’entendement, non de raison. La nature n’est pas un cosmos bien qu'elle ne soit pas non plus un chaos. Elle est un mécanisme, un système indéterminé de rapports et de rapports de rapports, où Dieu, sujet, sens font, par définition, défaut.
32La seconde considération nous rend attentifs à la réaction que suscite la condition, du moins celle qui n’est pas simplement une reprise des catégories de Dieu ou du Moi Pour la nouvelle attitude, il manque quelque chose d’essentiel dans la condition. Préfiguré dans les catégories antérieures, ce «quelque chose » peut maintenant se montrer sous sa forme moderne, rendue possible par le travail réducteur de la condition. Cet essentiel, c’est la conscience : elle est la condition inconditionnée de toute condition. Il n’y a de condition que pour la conscience. Conciente de soi comme de l’inconditionné, la conscience est sujet, « Je », ce à quoi tout se rapporte et qui est rapport infini de soi à soi.
33Telle est l’idée nouvelle qui constitue la seconde attitude moderne et qui dépasse la première en la comprenant. Elle est la conscience de la condition, la conscience de l’inconditionné de la liberté à laquelle la condition et son univers du mécanisme doit se subordonner comme l’ordre des moyens à celui de la fin qui n’est plus elle-même moyen. La modernité de la condition est maintenue, mais aussi relativisée. Ni le mécanisme, ni la science, ni la technique ne disparaissent du fait qu’ils sont ainsi situés. La science et la technique de la condition permettent à la liberté de transformer la réalité conditionnée, en agissant sur les conditions. Le sujet libre y introduit, de plus, sa propre loi et sa propre fin. Mais il ne peut prétendre soumettre la réalité, naturelle ou sociale, à la loi inconditionnée de la conscience qu’à la condition de ne pas ignorer les lois de la nécessité conditionnelle et du mécanisme.
34Ainsi la conscience fonde-t-elle la morale, la morale formelle et négative de l’universalité, en un mot, la morale moderne. Affirmation de la conscience qui se veut conscience, du sujet qui se veut sujet, elle est l'affirmation de la loi que le sujet veut librement pour sa loi et dans la reconnaissance de laquelle il conquiert son identité et son autonomie. Nous n’avons pas à insister sur ce thème parfaitement connu depuis l’analyse kantienne du fondement de la morale et à laquelle Weil ne cesse de renvoyer comme à une élaboration théorique décisive et définitive6.
35Remarquons-le : de même que l'universel de la condition fonde la science moderne, de même l’universel de la conscience fonde la morale moderne. La modernité — de la science, de la société, de la morale — se caractérise par l’universalité formelle, par le formalisme auquel Weil reconnaît le grand mérite d'être seul compatible avec la liberté. Le formalisme en morale signifie que l’individu dispose d’une règle pour penser, pour juger, pour chercher, dans une libre réflexion, dans le risque de sa responsabilité personnelle, un contenu pour les circonstances présentes de l'action. Qui possède la certitude des contenus particuliers et intangibles transmis par la tradition n’a évidemment nul besoin de règle formelle ni de liberté. Seul le formalisme atteint l’homme universel7 ; de même que la société moderne est mondiale en son principe, de même la morale moderne pose le principe de l’unité de l’espèce humaine, de l’égale dignité de tous les hommes. Lorsqu'au contraire la valeur suprême est un contenu, cela signifie le triomphe de la particularité et de la séparation.
36Aussi la morale et la société modernes exigent-elles de l’individu qu’il se laisse universaliser, qu’il renonce à sa singularité exclusive, qu’il se fasse sujet, mais sujet universel, sujet de la loi. En ce sens, la révolte possible de l’individu, qu’il se dresse contre la société ou contre la morale, sera révolte contre l’universel tel que la condition et la conscience le reconnaissent respectivement pour le sacré, révolte de l’individu qui se veut sujet et individu à la fois, sujet singulier, unique, irréductible. La « mentalité moderne » qu’exprime cette attitude relève, comme l’indique la Philosophie morale (§ 12, pp. 58-59), des catégories de la personnalité et du fini.
37C’est le rôle historique de Kant que d’avoir élaboré la philosophie de la conscience, partant, la philosophie moderne. La pensée de Kant ne se réduit pas à une épistémologie transcendantale qui correspondrait à la philosophie de la condition. Elle analyse encore le problème du fondement de la morale et de l’articulation systématique des domaines préalablement distingués de la nature et de la liberté. Elle conduit de ce fait à une anthropologie philosophique qui thématise, sous le titre du mal radical8, la dialectique, en l'homme concret, de la nature et de la liberté, du sujet et de la loi, mettant au jour la possibilité pour le sujet de se vouloir sujet hors de et même contre la loi. Kant pense le sujet dans toutes ses dimensions : sujet de la science, sujet de la morale, sujet concret de la religion — à la fois sujet de la loi et de son désir de bonheur — et le pense comme idée une où convergent en leur condition inconditionnée et virtuelle — le « Je », la conscience — toutes les analyses réflexives et régressives à propos du donné. Et du coup s'éveille aussi la conscience moderne de la distance infinie qui sépare l’individu concret de ce « lui-même » qu’il est, qu’il doit et désire être, et qu’il n’est pas.
38« La philosophie qui découvre le je est elle-même un besoin de l'homme et doit être comprise comme tel : le je ne fait pas de philosophie. Mais la philosophie n’est philosophiquement possible que parce qu’il y a le je. Parce qu’il est conditio sui, il n'est pas causa sui : il ne se produit pas, mais il se présuppose » (LP X, p. 260). On ne peut indiquer plus clairement la caractéristique de la conscience philosophique moderne : elle est non seulement l’affirmation du « Je » et de sa valeur infinie en tant que lui seul est pour lui-même, en sa liberté et son autonomie — Dieu est, en ce sens, une préfiguration du Je, Il est le Je qui est, mais sur le mode l’Objet —, mais encore et surtout le caractère virtuel et comme transcendant du Je. « Le Je... reste caché pour se montrer à la réflexion pure comme point infiniment éloigné » (LP, p. 260). Pour le philosophe de la conscience, paradoxalement, le Je apparaît à la troisième personne, le Je est idée pensée par l’homme concret qui s’y réfléchit lui-même, dans la proximité d’une infinie distance de lui-même à lui-même. L’individu concret se rapporte au Je à la manière dont un croyant se rapporterait à Dieu comme à un objet perdu. La structure du sujet de la conscience moderne porte la marque de l’attitude religieuse définie comme un lien à l’Autre absent et dont l’absence est le mode de la présence. La conscience hérite de la condition et de Dieu, elle tend à en retenir le langage de la foi et celui de l’athéisme. C’est ce que signifie, nous semble-t-il, le commentaire de Weil, à la fin de son exposition de la catégorie, définissant la conscience philosophique moderne non pas comme saisie de la catégorie de la conscience en sa pureté, mais seulement à travers des reprises : « La tentative de comprendre l’homme à l’aide de la reprise de Dieu médiatisée par celle de la condition produit ainsi la philosophie au sens moderne : elle cherche le discours absolument cohérent, c’est-à-dire libre, dans la condition » (LP X, p. 260). Rien détonnant si Weil, lorsqu’il interprète Kant, vise à dégager de l’ancien langage ontologique ou théologique la nouveauté et la modernité de la pensée critique, montrant par exemple que « chose en soi » signifie sujet pour soi, « croire » penser ou comprendre par opposition à connaître, c’est-à-dire pure description mathématisée des faits, etc.9. « Il est possible que la pensée de Kant soit encore en avance sur nous... »10.
39Avec la catégorie de la conscience et son interprétation de la condition se dégage le caractère essentiel constitutif du monde moderne : la subjectivité comme structure anthropologique. L'homme est en lui-même rapport à lui-même, rapport au Je dont il est le manque et l’affirmation, au Je qu'il n'est pas et qu'il doit être. Toutes les catégories ultérieures demeurent des catégories de la subjectivité de l'homme, de sa dualité, de sa duplicité, de son équivocité. Toutes retrouvent, chacune à sa manière, le jeu infini de la présence et de l’absence à soi-même, le jeu de la transcendance immanente que déjà le poète de la conscience révélait être la structure ironique de la subjectivité du génie en même temps que de la création poétique, l’une comme l'autre inobjectivables.
40Ainsi l'intelligence, indifférente, absente à elle-même, ou encore, et surtout, la personnalité qui, à l’inverse, ne vit que dans le paradoxe et le sentiment de son identité conflictuelle et dramatique, fournissant le thème de la philosophie moderne. « Dans l’époque moderne, toute philosophie... se constitue en reprenant la personnalité sous d’autres catégories, dans la mesure (la restriction est d’importance) où cette philosophie est idéaliste, c’est-à-dire, où elle cherche le contentement de l’homme dans la compréhension de son être par lui-même et dans son action immédiate sur lui-même » (LPXII, p. 313).
41Ainsi encore l'absolu et l'œuvre, les deux tentatives extrêmes et opposées pour résoudre le problème. L’absolu va, ironiquement jusqu’au bout de l’ironie, retournant en sa dialectique spéculative la négativité contre elle-même et conduisant le sujet fini à l'infinité du concept ou du discours, seul sujet. L’œuvre, inversement, dans son refus absolu du discours, s’abandonne à la violence pure, violence elle-même sans sujet, ayant renoncé à toute demande de reconnaissance.
42Ainsi enfin le fini qui retrouve le sentiment de l'impossibilité de la coïncidence avec soi à moins de chute dans l’anonymat et dans l’inauthenticité. Weil remarque l'« analogie frappante » du fini et de la conscience. Il suffit de se reporter aux pages de la Logique de la Philosophie (LP XV, pp. 385-387), qu’il nous est impossible d’exposer ici, où Weil montre que, pour le fini lui-même, la conscience est une « sorte de précurseur » qui « s’est laissé leurrer par l’idée du discours cohérent parce qu'elle est restée prise dans la tradition de l'objet ». Aussi le fini est-il enfin l’attitude décisivement moderne. Il est la conscience débarrassée de la volonté de faire une théorie de l’objet aussi bien que de la volonté d’objectiver le Je en un monde cohérent, volonté qui relève encore d’une conscience essentiellement morale. Le fini est la conscience « acceptant la condition humaine, renonçant à toute garantie, à toute satisfaction (qui ne pourrait être trouvée que dans le discours cohérent) » (LP, p. 387). Il est en quelque sorte la personnalité, mais dédramatisée, libérée de tout pathos, comme détachée des traditions philosophiques grecque et judéo-chrétienne.
43Si la catégorie de la conscience ne comprend pas encore elle-même toutes les figures de la conscience moderne, du moins ouvre-t-elle leur possibilité. De la même manière, l’anthropologie philosophique de Kant ne contient pas tout ce qu'elle rend possible, mais, par son thème d’une approche infinie du sujet virtuel, elle ouvre l'époque moderne.
44Il nous importe d'avoir suggéré le rôle décisif de la catégorie de la conscience dans la détermination de la modernité. La catégorie de la condition, à laquelle on pourrait penser spontanément, est loin de suffire ; il lui manque précisément les structures du sens que la catégorie de la conscience expose comme une dialectique du sujet fini et du sujet infini, ou du sujet et de l’homme concret, ou encore de l’absence à soi en laquelle le sujet s'identifie comme conscience authentique de sa finitude11.
5. La révolte de l'individu
45Revenons à la Philosophie politique. Dans la seconde section de l’analyse de la société moderne, nous rencontrons la notion centrale de « l'insatisfaction essentielle » de l’individu moderne. La nécessité pour lui de s’insérer dans le mécanisme social, d’y trouver sa place, sans qu’il puisse s’y intégrer totalement à moins d’y perdre sa personnalité12, délimite une marge d’inadéquation de l’individu à l’universel abstrait et mécaniste. Cette insatisfaction n'est pas simplement d’ordre matériel, marque d’une disposition jugée insuffisante de biens à consommer. L’insatisfaction essentielle se greffe plutôt sur la satisfaction que sur l’insatisfaction matérielle. La satisfaction matérielle fait apparaître une insatisfaction qui se traduit par l’ennui, le désespoir, la révolte et qui peut se déchaîner en violence pure, gratuite, expression non pas du manque de biens matériels, mais du manque à être du sujet, du manque de sens.
46Rappelons les thèses de l'analyse weilienne. L’efficacité du mécanisme social implique la compétition entre les individus. Mais « ce ne sont pas les individus qui luttent pour leur avancement individuel... : ce sont des groupes sociaux déjà constitués qui combattent pour leur situation sociale et il semble plus important d'appartenir à un groupe bien situé que de faire preuve des plus gandes qualités individuelles » (PP, p. 86). « Cette lutte des groupes donne naissance à une lutte par couches dont l’une est formée des groupes qui se croient lésés, l’autre des groupes qui se sentent menacés par ceux de la première ». Pour désigner cette « expression agissante du sentiment de l’injustice », Weil évite le terme de lutte de classes afin d’écarter toute interprétation métaphysique et eschatologique de la couche, dont le concept désigne une fonction et non une substance. Ce n'est pas que Weil méconnaisse cette lutte ! C’est d’avoir su apercevoir ce conflit structurel, d’avoir su apercevoir que la société moderne engendrait un prolétariat qui la « pousse au-delà d’elle-même » qui fait de Hegel, aux yeux de Weil, le philosophe de la société et de l’État modernes13. « ...De Marx à Keynes, de Disraeli à nos jours, c’est le même problème, et vu de la même façon, qui occupe les économistes et les hommes politiques » (HE, p. 97). Marx fait la théorie de la lutte des classes en reprenant la découverte hégélienne et en doublant le caractère descriptif du concept de classe d'une signification axiologique, impérative, libératrice, d'une finalité désaliénante, du procès du devenir-sujet et de l’accès à la dignité. La conscience de soi que prend le prolétariat est pour Marx la clef du problème. Pour Weil, cette clef ne se trouve pas sur le plan de la lutte des couches. L’appartenance à la couche qui s'éprouve injustement située n'est pas un destin ; le groupe n’est pas à la couche comme, dans le domaine du vivant, l’espèce au genre. La lutte des couches ne conduit pas par elle-même, nécessairement, à la justice et à la résolution du problème structurel de la société moderne. Si son effet secondaire est certes d’augmenter l’efficacité sociale (PP, p. 88) qu’elle n’a pas visée, la lutte des couches a surtout pour effet d’induire chez les individus une méfiance et un soupçon généralisé à l’égard du langage. L’appel « au sentiment de l'injustice et, plus loin, de la violence seule capable — d’après les chefs de la lutte — de rétablir la justice » (PP, p. 89) tend à poser que l'adversaire est toujours de mauvaise foi et que son langage ne saurait être que de ruse et de tactique. La lutte des couches écarte la discussion raisonnable. « Tout appel à la rationalité devient suspect puisque les dirigeants des deux couches en appellent à elle... et en rapportent... des verdicts contradictoires » (PP, p. 89). Elle éloigne l'individu du désir de comprendre, l’individu qui dès lors « se sent trompé, abandonné par tout le monde, isolé » (PP, p. 90). Elle n'élève pas la société à l’État.
47« C'est par la lutte des couches que, dans la société moderne, l'individu se trouve rejeté sur lui-même et se découvre isolé et abandonné » (PP, p. 89). Le langage de la lutte sociale se révèle être un simple moyen d’agir sur les individus, destiné à produire un effet, sans souci de vérité ; c’est pourquoi il « présente tout langage comme également dénué de toute signification sinon celle d’un instrument de propagande » (PP, p.91). La société, la science sociale, le langage des chefs de la lutte sociale, tout cela est insensé. Devant cette représentation du mécanisme et de ses effets, l’individu pourtant se trouve. « La lutte sociale inévitable dans toute société particulière montre à l'individu, à la fois la nécessité du travail social et le caractère insensé de celui-ci. Elle rejette l’individu sur lui-même, et elle lui montre en même temps que ce lui-même est un terme dénué de signification, un flatus vocis : le rationnel le plonge dans l’irrationnel absolu » (PP, p. 91). Ainsi la société tend-elle à la négation du Je. Mais c’est à la pointe de cette négation, qui y échoue, que l’individu surgit et surgit pour lui-même14. « La modernité de notre société, objectivement lutte progressive avec la nature extérieure, s’exprime sur le plan de la subjectivité comme déchirure de l’individu entre ce qu’il est pour soi et ce qu'il fait et possède, entre ce qu’il considère comme sa valeur et ce qu'il doit présenter comme valeur aux autres, à la société » (PP, p. 97).
48L’individu moderne est déchiré. Il a une vie personnelle, mais privée, qui « n'est pas sa vie sérieuse, celle de laquelle dépend sa place dans la société » (PP, p. 98). L’essentielle insatisfaction réside dans ce déchirement, en l’individu, entre ce qu’il est et vaut pour la société et ce qu'il est et vaut pour lui-même. « Dans le sentiment de son insatisfaction, l’individu se trouve lui-même et devient, en tant que sujet, thème de réflexion pour lui-même » (PP, p. 98). Dès lors s’esquisse le cadre d'une comparaison entre Philosophie politique et Logique de la Philosophie. La présente analyse de la situation de l’individu dans la société moderne renvoie aux catégories de la conscience et à celles qui en dérivent, et tout particulièrement aux catégories de la personnalité, de l'œuvre et du fini qui expriment diversement la révolte, essentiellement moderne, de l’individu devant la rationalité préalablement réduite à celle du mécanisme. Mais la Philosophie politique ne considère pas la révolte de l'individu comme la seule attitude moderne possible. L'individu peut encore vouloir comprendre la possibilité de la révolte sans s’y abandonner, en posant le problème à la fois politique et philosophique de la violence, de sa propre violence. La réflexion est alors conduite, dans la Philosophie politique au plan de l’État, troisième niveau de signification du mot « moderne », correspondant dans la Logique de la Philosophie aux catégories proprement philosophiques, qui ne renoncent pas au discours cohérent, de l’absolu, de l'action et du sens.
49Mais l’individu n’accède à ce plan qu’à la condition de dépasser sa révolte : non pas de l'oublier ou de la tenir pour nulle et non avenue, mais d'en vouloir comprendre le sens, la possibilité toujours présente, et aussi l’insuffisance. La compréhension philosophique du problème moderne de la politique est atteinte par l’individu moderne qui prend conscience de soi dans le sentiment de la révolte ou du désespoir, de l'ennui ou de l'angoisse au sein de la société moderne, mais qui, de plus, ne renonce pas à l'antique exigence philosophique de la discussion raisonnable et du discours cohérent, seul fondement possible de la communauté humaine non-coercitive15. La politique moderne, dont la catégorie philosophique est l'action, réunit en une même problématique, une et complexe, et la dimension purement politique en laquelle se meut l’aristocratique citoyen antique de la Cité démocratique, le maître qui ne travaille pas, pour qui la vie vraiment humaine consiste à discuter et à penser, à pratiquer la politique et la philosophie, et la dimension dans laquelle se meut le travailleur moderne, l’individu dont le travail social est la condition de sa liberté. L’État moderne est l’État où les citoyens travaillent, où les travailleurs sont citoyens, héritiers à la fois des maîtres et des esclaves16.
50Les expressions de la révolte dans la conscience philosophique moderne — élaborées sur le fond des catégories de la conscience et de l'intelligence, explicitées selon celles de la personnalité, de l’œuvre et du fini — ont toutes en commun la dévaluation de l’État et des structures de l’action politique, sur les modes divers de l'indifférence ou du dédain, de l’utilisation « cynique » ou de l'hostilité déclarée. Ne reconnaissant pas la spécificité catégoriale irréductible du politique, ne distinguant guère société et État, elles ne retiennent finalement que ce qui est visible à l’individu et à son sentiment de révolte, d’ennui, de désespoir, etc. Elles sont vouées à l'inlassable exposition de ce sentiment qu'elles veulent porter au langage — souvent «littéraire » — mais sans l’élever au concept qui tiendrait compte de tous les points de vue, qui se placerait au point de vue de la responsabilité du tout — le fameux « point de vue du gouvernement» si aisément mésinterprété —, et non plus au seul point de vue de l’individu qui désire persister indéfiniment dans sa protestation. Pour cet individu et son sentiment, la structure de la réalité sociale caractérisée par la rationalité, l'organisation, le matérialisme sans cœur, le mécanisme, l’impersonnalité, etc., devient la structure générale du réel, du moins la structure conventionnelle de surface, sous le voile de laquelle peut se déceler, dans une expérience privilégiée, une réalité tout autre, étrange, abyssale, insaisissable par la raison.
51Au contraire, pour Weil et l’attitude moderne dont la catégorie est l'action, la philosophie est la pensée de la politique, au sens objectif et subjectif : c’est la politique qui est pensée, comprise, et c’est la politique qui pense et comprend. « L’unité de la philosophie et de la politique n’est atteinte qu’ici (à savoir dans la catégorie de l’action) et ici seulement la politique se pense » (LP, XVI, p. 410). La philosophie vient à elle-même dans la conscience de soi que prend la raison agissante c’est-à-dire l’action raisonnable. Cependant, la philosophie n’est pas seulement politique. La philosophie de l'action se subordonne logiquement à une philosophie du sens qui la comprend et qui se comprend.
52Rien d'étonnant si Hegel représente, pour ce type de la philosophie moderne, une figure exemplaire et inaugurale. Hegel est le philosophe de l’État moderne, selon la thèse reconnue de Weil. La Philosophie politique de Weil n'est pas pour autant une simple répétition delà Rechtsphilosophie, ni la catégorie de l'action celle de l'absolu, L'absolu et l'action sont bien les deux catégories de la philosophie moderne qui impliquent à titre essentiel la compréhension de l’État et qui répondent à l'exigence du discours cohérent. La différence entre elles, ou si l'on veut, entre Hegel et Weil, n'en est pas moins tranchée. Pour l'action, le problème de la politique qui doit être posé, qui se pose nécessairement, ne peut l’être qu’en tenant compte du fait de la révolte toujours possible. La révolte s’est montrée dans sa pureté comme révolte contre l'absolu, comme révolte contre la méconnaissance par l'absolu de la possibilité et du sens de la révolte. Le problème politique moderne consiste à articuler l’exigence de raison, de cohérence du discours et de la communauté, et le fait de la révolte qu'elle suscite et dont le sens est ainsi reconnu. Aucune des deux dimensions à première vue inconciliables ne doit être ignorée. Mais, c’est à partir du point de vue du philosophe qui veut la cohérence du discours et non à partir du sentiment de la révolte que l'action entreprend de poser et de penser le problème. « Que veut l’action ? La satisfaction de l'homme révolté, c’est-à-dire la réalisation d’un monde tel que la révolte n’y soit pas seulement déraisonnable — elle l’est depuis que le discours s’est fait cohérent dans l'absolu —, mais qu'elle devienne impossible, humainement impossible, ou, ce qui revient au même, que la révolte, qui est l’être de l’individu, fasse partie intégrante de la réalité dans laquelle vit l’individu, ou encore, que la cohérence cesse d’être l'autre de l’individu » (LP XVI, p. 397). La philosophie de l'action gère un double héritage : celui de l'absolu, en reconnaissant elle aussi le droit de la philosophie qui veut le discours cohérent, et pour commencer, de la philosophie politique ; et celui des attitudes de la révolte, qu'elle ne se contente pas d’exprimer, mais dont elle suppose encore le sens saisissable dans un discours cohérent, mais non-réductible à l’absolu. Pour Weil, la modernité n’exige pas que l'individu s’en tienne à la révolte et renonce, passivement ou activement, à la raison. Weil essaie précisément de comprendre, fidèle en cela à l’exigence antique de la philosophie comme discours éminemment communicable et fondateur de la communauté, mais de comprendre la révolte moderne, l’individu moderne comme sujet toujours en puissance de dire non à la raison, et donc aussi de lui dire oui.
53La philosophie est moderne, qui ouvre les yeux sur le scandale d'une liberté qui peut, en connaissance de cause, dire non à la raison. Si Hegel identifie encore liberté et raison, Weil en reconnaît le hiatus radical. Le choix libre de la raison n'est pas a priori justifiable. La liberté se donne une loi qui l’oblige, et cela n’est pas fondé en raison. Le choix de la raison aussi bien que le choix contraire est gratuit. La liberté est première, elle est arbitraire en son essence, elle est violence fondamentale qui peut renoncer à elle-même et se constituer en liberté pour la raison.
54S’il n’y a pas de conscience moderne qui ne soit conscience de cette liberté originelle arbitraire — dont le fini fait son thème —, cette conscience ne devient proprement philosophique qu’en se comprenant, c’est-à-dire en comprenant qu'elle-même n’est possible que dans la mesure où il lui est aussi possible de choisir la raison, de renoncer librement à sa propre violence et de vouloir la loi. Que ce renoncement en coûte, qu’il n’aille jamais sans reste et sans insatisfaction, Weil le sait aussi bien que quiconque ; il sait que le problème du sens ne se pose qu’à l’être qui vit dans et de cette déchirure de la loi et du sentiment, du discours impersonnel et de l’indicible du sujet qui souffre. Pour Weil, la philosophie moderne doit commencer par reconnaître la finitude irréductible, mais elle doit aussi entreprendre la tâche infinie de la comprendre et de l’éduquer. Cela ne signifie pas que la philosophie en revienne à l’exigence de l'absolu. C'est une telle réduction à l’absolu, et elle seule, qu’atteignent les protestations modernes contre la philosophie qui obturerait les béances, qui suturerait les blessures originelles. Les idéologies de la finitude, avec de telles critiques, montrent seulement qu'elles ne conçoivent pas de discours philosophique autre que celui de l'absolu et qu’elles ne perçoivent guère la possibilité actualisée par Weil d’un discours philosophique du sens qui comprenne le fini sans le réduire17 et qui agisse en vue de la réconciliation, jamais définitive, de la liberté et de la raison, de l'individu et de la communauté. Tâche moderne qui commence de se penser dans la Philosophie politique.
6. L'État moderne en son historicité
55Dans les définitions de l’État moderne que donne Weil aux paragraphes 31, 32 et 33 de la Philosophie politique, nous retrouvons les traits caractéristiques du mécanisme et de la conscience de soi. Il est l’État d’une société elle-même moderne qu’il gère, organise et gouverne au moyen d'une administration moderne fonctionnant selon le principe de rationalité et d’efficacité du travail moderne. « Les communautés modernes sont modernes parce qu'elles s’organisent consciemment, parce que la raison n’y est pas seulement visible... mais est ce qui y veut et y est voulu » (PP, §31, p. 139). L'État moderne est la conscience de soi de la rationalité agissante, la raison gouvernant la société. Cette raison de l'État est plus large et plus ample que la seule rationalité du mécanisme social : elle tient compte de celle-ci et veut la réaliser, mais en sachant qu'elle secrète, quand il n'est tenu compte que d'elle, une révolte, une violence qui s’exprime comme refus de toute rationalité, qu’il s’agisse de la rationalité d’entendement caractérisant le mécanisme ou qu’il s’agisse de la rationalité-raisonnabilité de l’État. C’est précisément le rôle de la raison et de l’État que de comprendre le conflit essentiel de la rationalité sociale et de l’exigence moderne de l'individu désirant vivre une vie personnelle. C’est le rôle de la raison et de l’État que de formuler ce problème et de le situer sur le plan de la politique et de l’histoire où sa solution, jamais parfaite, toujours en cours, est pensable et réalisable.
56La raison agissante est de plus la conscience de soi d'une communauté qui s’affirme sujet de son histoire et qui veut durer, communauté qui n’est pas seulement communauté de travail. La société est matériellement nécessaire, mais elle ne suffit pas pour donner sens à la vie.
57Au centre du problème moderne de la politique, il y a la découverte de la liberté alors même qu’au cosmos antique s'est substitué une nature telle que la conçoit la catégorie de la condition. L’homme est libre dans et face à une nature indifférente, objectivement hostile et violente, contre laquelle il peut et doit lutter pour assurer sa survie et dont il se rend de plus en plus maître et possesseur. L’organisation rationnelle de cette lutte donne lieu, à son tour, à une seconde nature que l’État doit gouverner pour la subordonner à la liberté et l’ouvrir à la dimension du sens, sans pour autant aboutir lui-même à un nouveau mécanisme, à une troisième nature, et sans réduire la liberté en lui imposant un contenu. L’État moderne ne se réduit pas à la fonction nécessaire mais insuffisante de l’administration, fût-elle moderne, de la société. L’action n'équivaut pas simplement à une technique, car l’État a affaire à une dimension dont la révolte est comme le signe paroxystique : à la liberté capable de refuser la rationalité sociale et toute raison, capable de s’abandonner à la violence dévastatrice. Il a affaire à la liberté contre l’État, au refus de la cohérence et de la communauté, il a affaire à l’individu dans son irréductible personnalité.
58Cela explique qu'il apparaisse sous une forme double et paradoxale. Il est l’État du Droit, affirmant la souveraineté de la loi formelle et le principe de l’égalité de tous les citoyens devant la loi, État donc du respect de la liberté orientée dans le sens de la raison et de l’universalité, s’adressant à l’individu pour lui demander de renoncer, librement, à sa violence, à sa rébellion. Comme tel, il est aussi lui-même la violence dont il se réserve, selon la formule de Max Weber, le monopole de l’usage légitime. Le paradoxe se retrouve dans ce que signifie véritablement l’action : l’éducation, contrainte à la liberté destinée à supprimer la contrainte.
59L’État moderne reste sur le plan du formel : comme État de la liberté et du Droit, il ne peut proposer un contenu qui serait sacré et absolu. Contrairement à la Cité antique, il ne connaît pas de religion civile. Séparé de la religion, axiologiquement neutre, il est athée. Non pas anti-religieux18. L’État moderne, comme l’a compris Hegel, est post-chrétien. Il hérite de la distinction de Dieu et de César exigée et pensée par le christianisme, seule compatible avec la possibilité d’une libre et sincère adhésion personnelle de la conscience à un contenu sacré. L’État moderne réalise l’idée chrétienne en la sécularisant. Il éduque. Non pas qu’il transmette un dogme ! « L'État moderne est essentiellement neutre pour autant qu’il est technique et il devient totalitaire pour autant qu’il se convertit et se met au service d'une idée non-technique » (EC II, p. 67). Neutre, athée, sans convictions religieuses ou métaphysiques, l’État moderne ne se réduit cependant pas au seul plan de l'organisation technique de la société ; il reconnaît, au-delà du travail social, la possibilité pour l'individu d’une recherche désintéressée du sens, sans que lui-même se mêle de proposer des réponses. Il renvoie à la sphère des interrogations et des convictions personnelles comme à celle de la vie privée et du loisir, dont il doit seulement assurer la possibilité, en permettant l’augmentation pour tous du temps libre et en proposant à chacun les moyens matériels et intellectuels de faire connaissance et de s’entretenir avec les œuvres — de l’art, de la religion, de la philosophie, de la culture en général — qui témoignent à travers les époques et les civilisations de la persistance de l’exigence humaine du sens.
60Ainsi l'État moderne a-t-il en principe la charge d’organiser le travail social, avec efficacité et justice, et de permettre à l’individu d’assumer son insatisfaction essentielle, de surmonter son ennui ou sa révolte, dans la réflexion et la compréhension du problème philosophique du sens : du sens du travail, de la communauté, de sa propre vie, du contenu de sa liberté.
61La Logique de la Philosophie distingue les catégories de l'action et du sens : la politique ne pose ni ne résout le problème du sens ; l’État lui-même, en tant qu’État, ne fait pas de philosophie précisément pour que les citoyens puissent philosopher librement, personnellement, et orienter leur existence selon l’idée du discours cohérent.
62La neutralité axiologique de l’État moderne peut aisément être mal comprise. Tantôt il peut apparaître indifférent, purement préoccupé de technique et d’organisation efficace. On peut alors être tenté de dénoncer son manque de cœur, sans voir que c’est ce manque qui conditionne la possibilité de la liberté. Encore faut-il que ce manque de cœur soit celui de la neutralité et non point de la religion de l’efficacité !
63La neutralité axiologique tend à faire apparaître l’État sous le seul aspect de la puissance, comme monopole de la violence au service de la loi. Comme la loi n’a pas en elle-même un contenu sacré et que son autorité n’est pas religieuse, il pourrait sembler que son seul fondement soit la violence par laquelle elle est garantie. Or cette puissance est d’autant plus grande que la société est plus efficace et plus moderne. Dès lors, l’État moderne donne l’image d'une pure organisation rationnelle de la violence, d’une puissance sans raison, image devant laquelle l’individu est renvoyé à lui-même comme à une liberté simplement plus faible. Ce qui autorise, ce qui justifie, ce qui fonde a disparu du champ de vision. L’individu moderne a affaire à une réalité politique désacralisée dont le droit et le sens sont de plus en plus difficiles à discerner.
64Toute une part de la modernité tend à se définir par la méfiance radicale envers l'État considéré comme pur instrument de coercition, comme pouvoir brut contre lequel lutter, violence individuelle contre violence d’État, en dehors de toute question, désormais jugée désuète, de justice et de justification. Au reste, le vieux désir religieux affleure sous cette modernité qui ne reconnaît aucune justification parce qu'elle n'en veut qu'absolue et théologique19.
65Mais, quelle que soit l’attitude de la conscience moderne face à l'État, qu'elle se révolte contre lui ou qu'elle veuille le comprendre positivement, elle se réfère à lui. Partant, dans la mesure où « l’État est l’organisation de la communauté historique » (PP, §31) et qui se sait historique, la modernité implique une conscience historique. Or, avec le thème de l'histoire, nous assistons chez Weil à une sorte d'élargissement de la notion de modernité, par delà Nietzsche et sa proclamation emphatique de la mort de Dieu, par delà Hegel et Kant, Newton et Galilée, jusqu’à Saint-Augustin, voire jusqu’à Socrate et aux prophètes bibliques. Reportons-nous, par exemple, à l’article de 1975 « What is a breakthrough in history ? »20.
66Weil y définit la civilisation moderne à partir de sa naissance au 1er millénaire avant J.-C. : est moderne la civilisation qui a une histoire, une historiographie ; la civilisation qui s’affirme sujet et se constitue dans son auto-biographie ; la civilisation qui, voulant agir et percevant son avenir indéterminé, s’interroge sur son passé ; la civilisation qui suppose qu’il est des événements nouveaux et décisifs, historiques, et non point seulement la répétitive manifestation d'un ordre intemporel du monde. « La présence ou l’absence du concept d’histoire... caractérise les civilisations d’une part comme ‘modernes’, d’autre part comme 'primitives' » (PR, p.219). Seuls les Grecs et les Juifs ont eu le sens, le concept de l’histoire. Avec eux commence la modernité. « Le nationalisme a ses racines en Grèce et en Palestine : dans les deux pays, une conscience nationale se développe [...], conscience fondée sur une conception tout à fait moderne, qui ne s’intéresse pas aux seuls événements extraordinaires, mais à la signification de la suite des événements dans sa totalité : de là l’idée d’une mission nationale qui devient bientôt, dans un cas comme dans l’autre, mission universelle, annonce d’une bonne nouvelle qui, par la bouche de la nation, s'adresse à l'humanité tout entière » (EC II, pp. 151-152). Grecs et Juifs ont inventé l’histoire, et ce dans la mesure où ils ont posé la question de l'universel, et de l’universel de la politique, tout en dessinant certes des voies de solution divergentes. « Depuis que les philosophes grecs et les prophètes juifs ont demandé ce qu’était la justice... » (EC II, p. 20).
67La modernité commence dans l'Antiquité. Inversement toutes les civilisations contemporaines ne sont pas modernes : « nous savons que d'autres civilisations survivent aujourd’hui et sont aussi modernes que la nôtre, si le mot 'moderne' signifie actuellement présent : mais pour nous, le mot est devenu un terme qui exprime une valeur (négative ou positive) » (PR, p. 218). Mais s'il y a infiniment plus de distance entre nous et un actuel primitif, qu’entre nous et les Grecs ou les Juifs d'il y a 2500 ans, il est cependant des degrés de modernité, que Weil mesure à proportion de la prégnance d’un « sentiment cosmique » par lequel sont encore attribués à un ordre éternel, des événements qui ne dépendent pas des actions humaines. Les Grecs, avec leur conception cosmique et cyclique du cours des événements — cosmos et éternel retour — sont moins modernes que le judéo-christianisme à la conception linéaire d’un temps de l’activité humaine orientée, dans l’attente et dans l’espérance, vers un but situé à l’horizon ou par delà l’horizon, encore jamais atteint, mais non impossible à atteindre. « Le degré de modernité d'une civilisation qui a le sens historique (qui n'est pas ‘primitive’) dépend de la force relative de ces deux tendances — linéarité et circularité — dans son auto-interprétation » (PR, p. 222).
68C’est donc une synthèse des deux, du Grec et du Juif, qui fait la conscience proprement moderne. A l’instar des Grecs, elle conçoit que la structure de la réalité limite toute action et s’interprète comme liberté dans la condition. A l’instar des Juifs, elle attend de l’action, de la liberté agissante, la réalisation d’un monde sensé. Mais, avec la sécularisation typique du degré ultime de notre modernité, le déplacement s’est opéré de l’ordre religieux à l’ordre politique et de l’ordre métaphysique à l’ordre philosophique. C’est la réalité présente, c’est-à-dire la réalité sociale, notre seconde nature, que la politique doit organiser pour subordonner les lois de son mécanisme au principe de la liberté et de la valeur infinie de l’individu, sujet de la liberté et de la raison, capable de dire Je. « La conscience de la tâche est passée de la religion à la philosophie et à la politique, à la raison qui se comprend sur le plan de ce monde et s’y réalise. C’est là le sens concret que prend l’expression « athéisme politique » dans la tradition hégélienne » (EC II, p. 32).
69On le voit, la modernité des anciens Grecs et Juifs est modernité pour nous dont la modernité est devenue pleinement consciente d’elle-même : après l’instauration de l’attitude scientifique moderne, pensée dans la catégorie de la condition qui substitue la nature de la physique mathématique au cosmos de la métaphysique ; après la prise de conscience, typique du christianisme, de la valeur infinie du Je se détachant sur fond de la condition ; après la sécularisation de l'action enfin, dans la compréhension que la politique est le lieu où la liberté peut se réaliser.
70On voit encore que la conception weilienne de la modernité s’enracine dans l’histoire et dans l’historiographie conscientes d’elles-mêmes. La modernité ne peut être comprise qu’à la condition de ne pas instaurer une solution de continuité entre elle et le passé dont elle naît et se détache. Ainsi est-elle tout autre chose que la définition d’une mode dont l’originalité serait le seul critère. Notre modernité est aussi notre tradition et « notre tradition est la tradition de la pensée philosophique. C’est la tradition qui ne se satisfait pas de la tradition » (EC II, p.21).
7. Modernité et logique philosophique de la philosophie
71La présente analyse de la modernité selon Éric Weil ne peut rester sans conséquences quant à l'interprétation de l’ordre logique des catégories philosophiques et de sa correspondance avec l'ordre historique21. On peut qualifier de catégories de la modernité l’ensemble des catégories inauguré par la condition et la conscience, réfléchi et intégré finalement dans la catégorie de l’action, elle-même comprise — en même temps que tout « comprendre » — dans celle du sens. Ce groupe, qui forme toute la seconde moitié de la Logique de la Philosophie s’organise selon trois degrés de modernité aisément repérables à partir de l’exposé que fait l’Introduction de « notre situation » philosophique (LP, p. 38).
72En premier lieu, les catégories de la condition et de la conscience fondent et délimitent le problème moderne de l’individu qui doit advenir à lui-même et qui vit, sur des modes divers, la transcendance du Je, ou le déchirement constitutif de la subjectivité humaine, soit comme conscience (l’homme moral selon Kant, le génie ironique selon F. Schlegel), soit comme intelligence (pur regard sur la diversité indifférente des intérêts particuliers et qui ne se retourne pas sur lui-même), soit comme personnalité (avec la dramatisation et l’intérorisation de cette diversité en un conflit constitutif d'elle-même).
73En second lieu, avec l'absolu, le problème est résolu par réduction, par élévation du sujet fini à l’absolu, au sujet infini du discours, au concept. Et l'œuvre exprime la révolte absolue de l’individu qui, comme tel, se trouve anéanti. Absolu et œuvre représentent les deux solutions extrêmes et exclusives l’une de l’autre de l’antinomie moderne du sujet. Comme telles, annulant le conflit par suppression de l’un des termes — soit du sujet fini, soit du sujet infini, ou encore soit du sentiment soit du discours, ou enfin soit de la violence soit de la raison —, ni l’une ni l’autre n’est plus proprement moderne, ne connaissant plus le déchirement. Cela est surtout vrai de l'absolu et de son contentement dans l'Aufhebung du fini ; cela est peut-être moins vrai de l'œuvre pour autant que nous y entendons encore le cri d’une révolte qui ne s’entend plus elle-même du fait de son absoluité. Mais après tout, cela est vrai tout autant de l'absolu lui-même comprenant la finitude qu’il a dépassée, niée mais aussi conservée.
74En troisième lieu, les catégories du fini, de l'action et du sens dessinent les deux types fondamentaux de la conscience moderne actualisant le problème qui a pu se poser à partir de la catégorie de la conscience et après la catégorie de l'œuvre. Sur le plan historique, les deux philosophes représentatifs22, Heidegger (le fini) et Weil (l'action et le sens) ont en commun qu’ils reconnaissent en la philosophie de Hegel (l'absolu) un accomplissement de la philosophie instaurée par Socrate. Tous deux, conscients d’être des post-hégéliens, ont été confrontés, en hommes d’une même génération et d’une même communauté nationale, à l’avènement de la violence nazie (une représentation de l'œuvre), y réagissant fort diversement, d’une réaction représentative du fini pour l’un, de l'action et du sens pour l’autre. Tous deux ont tenté de penser le problème de la modernité en réactivant le penser kantien (la conscience)23.
75Avec le fini, c’est à nouveau le Je qui se montre, mais inachevé et inachevable, irréductible à l’universel, être qui n’est lui-même que comme possibilité — et savoir d’être la possibilité propre de sa mort —, comme projet, souci, échec, liberté qui ne se connaît pas de justification mais à laquelle se révèle « le fait fondamental qu’il y a des faits » (LP, p. 381), en sorte que la catégorie du fini est conduite à dépasser le thème du sujet dans la question de l’Être et de la Vérité : « c’est la finitude qui révèle l’infini comme la possibilité impossible..., comme la vérité qui, invisible, rend visible tout ce qui se montre en fait, dans le monde » (LP, p. 383).
76Trait hautement remarquable, ce premier type de la conscience philosophique moderne, en héritier de l'œuvre, de son refus de l’histoire et du discours cohérents, opère un retour à l’archaïque24, à ce qui, précédant toute thématisation, ne saurait être défini comme objet, posé comme contenu délimitable ou déterminable, à ce dont la nomination même pose problème.
77Le second type, au contraire, se définit comme nous l’avons vu : comme conscience philosophique qui veut le discours cohérent, qui veut agir mais de manière universelle — en respectant la loi de la condition et celle de la conscience —, qui veut donner sens à l’histoire présente et donc aussi passée et future, par l’historiographie et par l’action politique, dans la pleine reconnaissance de ce que méconnaissait radicalement l'absolu : la finitude. L'action est œuvre, mais du sens, et elle trouve sa compréhension dans la catégorie et la philosophie du sens, c’est-à-dire la Logique de la Philosophie, alors que le fini est l’expression, et non la compréhension, philosophique de l'œuvre, c’est-à-dire du fait de la violence pure qui ne connaît pas le sens ou, ce qui revient au même, l’exigence du sens.
78L'œuvre/fini et l'action/sens représentent les deux possibilités de l’affirmation, dans la vie et dans la pensée, du sujet fini : la première renonce à élever la finitude au discours, la seconde au contraire, n’y renonce pas, tout en rappelant l’irréductibilité de la finitude humaine, tout en pensant à la fois le déchirement constitutif du sujet — fini et infini — et la possibilité de son contentement — la sagesse —. En ce sens, la catégorie weilienne de la sagesse appartient aussi et éminemment aux catégories de la modernité bien qu'elle ne leur appartienne pas en propre, exclusivement. Weil pense la possibilité moderne de la sagesse, une possibilité qui a complètement disparu de l’horizon de la pensée du fini pour qui la question du bonheur sensé semble ne plus devoir être posée, comme si la méditation de l'Être et de la Vérité, le retour à l’archaïque de la Poésie originaire, en tenait lieu.
79L’action, dans la recherche et la réalisation progressive de l’identité de l'homme et d'un monde sensé, est renvoyée à son propre passé ; sa modernité est indissociable de sa conscience historique. L’homme agissant moderne se sait être non seulement fils de son temps, mais encore héritier et continuateur d’une tradition née dès l'Antiquité. Du monde antique au monde moderne, il y a plus qu’une simple succession temporelle au cours de laquelle un monde en aurait chassé un autre. Le monde moderne est le monde antique qui a réussi sa percée historique — son breakthrough — et qui, au lieu de s'écrouler à l’avènement du principe moderne de la liberté du sujet confronté à une nature indifférente à son sort, a su l’accueillir et l’articuler à son propre principe de la cohérence du discours, à sa propre exigence fondatrice de la discussion raisonnable. Plutôt qu’un simple opposé à l’Antiquité, la modernité se montre comme synthèse de l’antique et du moderne, de la raison et de la liberté, de la communauté et de l’individu, de la réconciliation et du déchirement, du discours et du sentiment ; mais synthèse inachevée, toujours en cours, caractéristique de l’action d’un être irréductiblement fini.
80A cet égard, le plan de la Logique est éclairant. Les quatre catégories « antiques », d’abord les trois « grecques » — la discussion, l'objet, le moi —, ensuite la « sémitique » (judéo-chrétienne) — Dieu — précèdent, dans cet ordre, la catégorie de la condition qui est la première et décisive catégorie de la modernité proprement dite. L’articulation entre l’antique et le moderne se fait avec la catégorie de Dieu, « point tournant du devenir philosophique, la plus moderne des catégories antiques, la plus antique des modernes » (LP VIII, p. 188), où pour la première fois la liberté se montre et où l’homme se saisit lui-même comme liberté — et c’est sa modernité —, mais où ce « lui-même » est encore un autre — et c’est son antiquité —. « Pour le croyant, la liberté est en dehors de lui et l'autre de lui-même ». L’homme se réfléchit, et cette réflexion est bien le fait de la modernité, mais il se réfléchit en Dieu, qui est tout autre que lui-même, en lequel il ne peut saisir sa liberté perdue, librement perdue, de son propre fait, de sa propre faute (LP, p. 185).
81Il se réfléchit, il ne réfléchit pas encore sa réflexion. Sa modernité est pour nous, pas pour lui. Le croyant se saisit comme créature ; pour lui, le centre c'est Dieu. Nous, nous voyons qu’en fait, c’est l'homme qui est au centre. Le caractère ambigu de la catégorie et de sa modernité correspond bien à sa fonction et à sa place de moyen terme dans la Logique, sur le tranchant qui sépare et qui relie l'antique et le moderne. La réflexion, ici, est d’un sujet encore décentré en Dieu, et qui tend à s'interpréter lui-même dans la reprise de la catégorie antique du moi La réflexion ne s’apparaît pas encore à elle-même comme structure athée de la subjectivité qui, à la place de Dieu, laisse miroiter la virtualité du sujet, du je, de la conscience.
82Le fini en revanche veut se libérer d’un héritage qui l’aliène, qui recouvre l’originaire qu'il a dé-couvert. Les catégories modernes aussi bien que les catégories antiques ne ramènent pas à l’Être, à la Vérité, à la Poésie originaire, au contraire ! Aussi ne veut-il ni de la catégorie sémitique qui a introduit l’idée de la subjectivité, ni des catégories grecques avec leur exigence de cohérence sur le plan de la logique du discours, mais aussi de l’éthique et de la politique, Il veut, par delà toute histoire et toute réflexion qui distingue entre l'essentiel et l’inessentiel (LP, p. 99), entre sujet et objet (LP, p. 93), revenir à la primitive, à l’archaïque unité où pensée et être sont le même, au langage antérieur à tout discours25, à la Parole de l'Être, à ce qui dans la Logique de la Philosophie correspond aux trois catégories primitives du commencement : Vérité, Non-sens, Le-vrai-et-faux26. Si le fini est historien, c’est pour réduire l'histoire à celle des reprises, des occultations de la Vérité, des représentations falsifiantes et surtout oublieuses de l'Être. Une telle histoire ne saurait tracer les voies d’une autobiographie positive ; ce n'est pas en elle et par elle, mais au-delà ou plutôt en deçà d’elle qu’il s’agit de revenir, non plus pour s’y retrouver sujet, mais pour se libérer de ce faux-problème et s’ouvrir au non-thématisable.
83Il en va tout autrement pour la conscience de l'action et du sens, qui tente de mettre au jour, dans son analyse régressive, sur le plan de l’histoire et de la philosophie, les différentes strates constitutives de sa modernité. Celles-ci relèvent en premier lieu des catégories de la condition et de la conscience jusqu’au fini, mais aussi des catégories antiques, antiques relativement à celles qui sont plus modernes, mais elles-mêmes déjà modernes relativement d’une part aux catégories de la pensée archaïque incapable de distinguer un essentiel d’un inessentiel (LP, p. 99) parce qu’ignorant les jeux de la réflexion, et d’autre part relativement à la certitude, catégorie des plus primitives (LP, p. 116), qui ne connaît pas le désir de philosopher et dont le mythe seul constitue le contenu. La pensée archaïque et la certitude ignorent le doute et le questionnement, la distance qui sépare tout sujet de lui-même. L’homme ne s’y sait précisément pas être lui-même, ni qu'il est face au monde ; il ne voit que la vérité et sa plénitude. En utilisant un vocabulaire hégélien, on pourrait dire que la subjectivité, qui est en soi et pour soi dans les catégories proprement modernes, n’est présente qu’en soi dans les catégories antiques, et est absente dans la certitude aussi bien que dans les catégories primitives.
84Le fini se tourne vers la plénitude archaïque, l'apercevant dans l’éloignement créé par la réflexion. Il a conscience d'avoir été comme déraciné par l’histoire, par la volonté antique de raison et par la conscience moderne de la subjectivité. Sa propre modernité exige qu'il s’en libère pour venir à la pensée de l’Être, par une critique, certes encore réflexive27, qui empêche qu'on la confonde avec l’attitude, que Weil qualifie de « romantique », de la nostalgie oublieuse de sa propre réflexivité (LP I, p. 90). Le fini lui-même ne s’abandonne pas à une telle naïveté.
85La philosophie du sens n’ignore pas le fond archaïque, la Vérité qui se montre comme fond, — comme première et primitive catégorie du discours —, à l’attitude ultime de la sagesse qui est discours réalisé. Nous ne « comprenons » pas ce fond étrange et obscur, et qui est la pensée élémentaire antérieure à toute opposition réflexive, l’en-deçà de la réflexion tel qu’il apparaît à la réflexion consciente de soi. La philosophie du sens comprend que nous ne pouvons revenir à la pensée archaïque, que nous ne pouvons plus coïncider avec elle, à moins de nous anéantir dans une impossible et absolue naïveté. La pensée peut régresser réflexivement vers ses conditions de possibilité, elle ne peut oublier les idées qu'elle a découvertes ou inventées. La réflexion ne peut plus se défaire des idées de cohérence, de raison, de conscience, de liberté. Elle peut seulement les réinterpréter. Si le progrès logique des catégories n’est pas a priori nécessaire, il est en revanche impossible à la pensée de rebrousser chemin. Une catégorie, une fois dégagée de ses reprises, s’affirme dans son irréductibilité aux catégories logiquement antérieures. La naïveté perdue ne se reconquiert pas. La subjectivité ne saurait se nier sans savoir qu'elle se nie. La pensée archaïque n’est jamais sujet ; elle est archaïque pour nous qui en sommes sortis et à qui elle apparaît, nous révélant ainsi à nous-mêmes, à la conscience de notre modernité. Nous ne pouvons même pas retrouver en nous-mêmes, au fond de notre mémoire, le moment archaïque de la pensée : il est, irrémédiablement, au devant de nous, comme un objet, comme un thème de notre réflexion. « Une époque qui cherche une catégorie première et qui, de plus, est consciente du fait qu'elle cherche, et qu’elle cherche une catégorie première, non pas un fait ou une réalité, une telle époque ne connaît plus la pauvreté qu’elle cherche... Quand elle trouve ce qu'elle a cherché, elle ne peut le saisir et le garder qu’au prix du plus grand effort » (LP I, p. 91).
86Il en va autrement des catégories antiques. Nous les comprenons directement. Nous sommes de plain-pied avec elles. L’homme de la discussion est un familier, déjà moderne, même si nous comptons aussi avec ce que lui ne voit pas encore et qui commence de se révéler dans le dépassement de la catégorie de Dieu Mais la pointe ultime de la modernité se donne dans les catégories postérieures à l'œuvre qui détermine deux types de conscience reconnaissant la radicalité de la finitude humaine.
87Le fini s'en tient là, critiquant toute volonté de sens et de cohérence dans le domaine de l’action — éthique, politique ou technique — et dans le domaine de la pensée — scientifique ou philosophique —, se tournant de la conscience de sa propre facticité vers la poésie originaire de l’Être qui excède tout discours.
88L'autre attitude ne voit pas de contradiction insurmontable entre la conscience du fait de la finitude et le désir du sens. Elle tente, encore une fois, de réactiver l’antique exigence de raison alors même qu'elle sait la violence pure possible et réelle, afin de donner cohérence et sens, dans l’action et dans la compréhension, à la liberté de l'être fini. La modernité, pour elle, est la pensée de la déliaison de la liberté et de la raison, de la capacité humaine de la violence pure, gratuite, désintéressée28, qui hante notre pensée de la finitude. Saisissant que nous ne parlerions pas de violence si nous n’avions aucune idée de la raison, elle conçoit la modernité non seulement dans la conscience du fait de la finitude humaine, mais encore dans la question de son sens et ose penser que la question du sens n’est pas moins moderne que la conscience du fait.
Notes de bas de page
1 « Faudra-t-il de nouveau parler de morale ? » in Savoir, faire, espérer. Les limites de la raison, Pub. Fac. Univ. St-Louis, Bruxelles, 1976, I, p. 268 ; PR, p. 259.
2 Hegel, Philosophie du Droit, Préface, trad. R. Derathé, Vrin, Paris, 1975, p. 57.
3 Cf. « Pratique et praxis », in Encyclopaedia Universalis, tome XIII, particulièrement le § 4 : « Théorie et pratique dans la science moderne », p. 451.
4 EC I, p. 272. Même idée dans « Pratique et praxis », § 3 : « Vie active et vie contemplative » où Weil établit, de plus, un lien entre l’apparition de la technique nouvelle, « la réhabilitation très consciente de la vie productive, laborieuse » et le déclin de la foi.
5 LP IX, pp. 203-204. Sur le processus historique de la neutralisation de la révélation, cf. « Pratique et praxis », § 3.
6 Par exemple, PP§ 7, p. 19 : « Il a fallu l'effort de plus de vingt siècles avant que le principe de la morale ait été énoncé dans sa pureté par Kant... ».
7 « Faudra-t-il de nouveau parler de morale ? » p. 279 ; PR, p. 271.
8 Cf. Problèmes kantiens, 2e édition, Paris, Vrin, 1970, pp. 143-174 : « Le mal radical, la religion et la morale ».
9 PK I : « Penser et connaître la foi et la chose-en-soi », pp. 13-55.
10 PK, Préface, p. 11.
11 Chez Max Weber, Weil trouve une analyse de la modernité (mécanisme, neutralité axiologique...) correspondant à la condition. Kant va plus loin : il pense la condition à partir de la conscience. Cf. « La science et la civilisation moderne, ou le sens de l’insensé », EC I, pp. 276, 286-288. Sur le rapport de Weil à Weber, cf. Livio Sichirollo, « Réflexions sur Éric Weil. Kant après Hegel (et Weber) », in L'Héritage de Kant, Paris, Beauchesne, 1982, pp. 385-394 et André Tosel, « Action raisonnable et science sociale dans la philosophie d’Éric Weil », in Atti del Convegno di studi sur Éric Weil (Pisa 7-8 novembre 1979), Annali della Scuola Normale Superiore, vol. XI, 4, Pisa, 1981, pp. 1157-1186.
12 Le terme est fréquent dans PP. Par exemple, pp. 95, 96, 104-105.
13 HE, 88-100 ; « Pratique et praxis », §4, « De la conscience historique à la pratique marxiste », Encyclopaedia Universalis, XIII, p. 452.
14 PP, p. 96 où Weil parle le langage de la conscience.
15 Cf. L. Bescond, « Langage et politique selon la catégorie de la discussion dans la Logique de la Philosophie », Annali.., Pisa, 1981, pp. 1211-1222.
16 LP, pp. 38-42.
17 Un article de Scilicet 6/7, 1976, pp. 275-294, « Discours philosophique et discours analytique », propose une théorie du rapport de la psychanalyse et de la philosophie en s'aidant de la logique des catégories weiliennes — sans citer le nom ni l’œuvre de Weil — de l'absolu (Hegel), du fini (Heidegger), de l'action (Marx), en évitant la catégorie de l'œuvre, le discours analytique venant occuper la place que tient, dans la Logique de la Philosophie, la catégorie du sens.
18 « L'athéisme est un trait du monde moderne pour autant, et seulement pour autant, que ce monde est réellement moderne » (EC II, p. 26). Cf. tout l'article « La sécularisation de l'action et de la pensée politique modernes », ainsi que « Religion and Politics », Confluence, July 1955, trad. fr. Le Temps de la Réflexion, 1981, pp. 184-195.
19 « Fauda-t-il de nouveau... », pp. 269-270 (sur Nietzsche, Dostoïevski) ; PR, pp. 259-260.
20 Daedalus, Spring 1975, pp. 21-36 ; traduit in PR, pp. 193-223 : « Qu’est-ce qu’une « percée » en histoire ? ».
21 Cf. G. Almaleh, « Philosophie et histoire de la philosophie dans la Logique de la Philosophie », Archives de Philosophie, 33, 3, 1970.
22 Cf. J. Quillien, « Heidegger et Weil, le destructeur et le bâtisseur », Cahiers Philosophiques, 1982, no 10, pp. 7-62.
23 LP, p. 377 et LP, p. 260 (à propos de Husserl). Sur le lien du fini et de la conscience : LP XV, pp. 385-387.
24 « Ce n'est qu’ici que l’œuvre (qui refuse de se voir) devient visible en ce qu'elle est réellement : refus de l’histoire, refus par conséquent de la satisfaction dans le discours cohérent... Dans l’œuvre, l’homme réalise la possibilité d’être lui-même en refusant l’histoire cohérente » (LP XV, p. 379).
25 Cf. l’article de J. Quillien, « Discours et langage ou la Logique de la Philosophie », Archives de Philosophie, 33, 3, 1970/pp.401-437. L’archaïque, c’est ce qui doit être dé-couvert ; par ce trait on peut comprendre que le fini puisse aussi fournir sa catégorie à une théorie de l'inconscient, comme le montre, à propos de J. Lacan, l’étude de G. Almaleh, « Logique de la Philosophie et psychanalyse », Sept Études sur Éric Weil, Lille, PUL, 1982, pp. 9-25.
26 LP I, II, III et LP XV, pp. 387-390.
27 « Après la saisie de la poésie, l’histoire de la philosophie... forme le vrai travail de la catégorie... La catégorie est la réduction des reprises » (LP XV, p. 391).
28 « Que la vie n’ait plus de sens, plus de sacré pour la plupart des humains, cela appert avec une clarté effrayante dans ce qui s’observe précisément dans les sociétés les plus évoluées, dans les phénomènes de violence gratuite, de crime non-intéressé, dans la naissance ou la renaissance des croyances les plus curieuses, dans les suicides de ceux qui n’ont aucune raison — ce qu’on appelait jusqu’ici une raison — de mettre fin à leurs jours ». « Le particulier et l’universel en politique ». Christianisme social, 71/1-2, janvier-février 1963, p. 26 ; PR, pp. 225-239.
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