Le pasteur des âmes
p. 140-146
Texte intégral
1Schuermans était un coureur de jupons et un pochard, mais ces défauts l’empêchaient-ils d’être un bon pasteur des âmes ? Ou était-il encore meilleur que ses confrères parce qu’il comprenait les chutes et les relèvements de ses paroissiens ?
2Dans son mandement de carême (en latin) du 12 février 1645 pour l’archevêché de Malines, l’archevêque Boonen avait levé un doigt admonestateur en direction de son troupeau : « Nous pensons que dans les Pays-Bas, les grands péchés sont l’ivrognerie, le luxe dans l’habillement, les carrosses et les banquets, la débauche, l’adultère, et leur mère à tous, la paresse. Les gens ne tentent guère d’y remédier, ou ils estiment que ce ne sont que peccadilles. Rares sont ceux qui confessent que leurs péchés sont des manquements graves ».21 Schuermans n’était pas encore prêtre quand ce texte fut proclamé du haut de la chaire, mais il a dû en être frappé. Et qu’a-t-il dû ressentir à la vue de ses paroissiennes s’agenouillant pour recevoir le Corps du Christ, dans une tenue vestimentaire inacceptable pour l’Église ? Dans une ordonnance du 13 août 1644, l’archevêque Boonen – encore lui –, avait pourtant bien rappelé en termes suggestifs à son clergé et aux fidèles : « que les prêtres et prédicateurs mettent rigoureusement en garde tant les hommes que les femmes qu’ils n’aient pas l’audace de venir dans la maison du Seigneur autrement vêtus que décemment et selon toute honorabilité. Les hommes pas dans l’habit si étroitement ajusté et indécent que portent certains : et les femmes pas sans la gorge et les épaules couvertes ».22 L’archevêque stipulait que ceux qui viendraient à l’église en tenue indécente ne fussent pas admis en confession et qu’ils pussent encore moins recevoir l’absolution.
3Dans le rapport que le doyen de chrétienté Van Huffel envoya à Malines en 1656 au sujet de sa visite annuelle des églises d’Ename et Nederename, on peut lire que « les biens de cette fabrique ne sont pas bien gérés ».23 Cette année-là, Schuermans n’était plus curé, mais la mauvaise gestion ne datait pas d’hier. On insistait sur le fait que les comptes de la fabrique n’étaient plus présentés depuis 1649. Ce n’était naturellement pas le curé, à l’époque encore Schuermans, qu’on devait rendre responsable de cette négligence, mais le trésorier de la fabrique. Et pourtant Schuermans n’était pas étranger au durable malaise. Deux mois après son retour de L’Écluse, le 28 février 1650 – le jour du remariage de Maijken de Ruddere – et le 14 mars suivant, il dut comparaître devant le collège des échevins. C’était également un mois après l’incident du cimetière avec le maire Schamp. On avait saisi ses biens parce qu’il avait fait réaliser des travaux à l’église sans la permission requise. Mais parce que les réparations avaient été de bonne qualité, on ne donna pas suite à l’affaire.24
4Dans le rapport de sa visite de 1656, Van Huffel indiquait également que le coffre de l’église devait être muni de trois serrures et que les clés devaient être confiées à trois personnes différentes : le curé, le trésorier et un échevin, ce qui implique sans aucun doute des abus antérieurs. Ces remarques, à en juger par les apostilles, les notes en marge, furent très mal reçues. Au cours de la visite de 1655, il apparaît aussi qu’il manque un inventaire des biens de l’église, tant pour Ename que pour Nederename, quoiqu’on sache que le prédécesseur de Schuermans, Livinus Vinck, en avait établi un, dix ans plus tôt.
5Nous avons déjà remarqué que Schuermans avait habité la conciergerie de l’abbaye et non le presbytère. Le toit en était dans un état lamentable et, en 1650, on insista pour le faire réparer sans délai. Les travaux de rénovation traînèrent en longueur ; en 1653 seule la tour de la maison devait encore recevoir sa nouvelle couverture, mais en 1655 – dernière année où Schuermans était encore officiellement en fonction, sans présence effective – la maison n’était toujours pas habitable. C’est pourquoi le 19 septembre un contrat fut conclu entre l’abbé (responsable des temporalia) et un entrepreneur afin de reconstruire et d’agrandir la « maison pastorale ». Les travaux, notamment la charpente, confiée à Jan et Joos de Weert, furent réalisés en mars-avril de l’année suivante.25 Il semblerait que le premier successeur officiel de Schuermans n’acceptait de venir que si l’on mettait une maison décente à sa disposition.
6En février 1650, des témoins concédèrent encore que Schuermans remplissait bien « l’office pastoral dans la célébration de la messe, l’écoute en confession, l’assistance au sacrement du mariage, et tout ce qui dépend de l’office d’un curé »26 Damianus Van Huffel avait pris note des déclarations favorables des témoins – qu’il aurait aimées négatives – et il avait adjoint dans sa lettre à l’archidiacre Calenus le commentaire (contradictoire) que le curé « ne pouvait produire de fruits à cet endroit » et qu’« il était nécessaire pour son salut spirituel personnel et celui de la communauté paroissiale, de le déplacer et de l’éloigner d’ici. »27 Van Huffel était tellement monté contre Schuermans, que quoi que fît ce dernier, il fallait le placer sous un mauvais jour. Pourtant, le doyen de chrétienté, quand il vint en visite, ne put que notifier que tous les paroissiens remplissaient ponctuellement leurs obligations pascales. Le nombre d’adultères recensés n’était ni supérieur ni inférieur aux autres villages de la région.
7Schuermans, en dépit de l’avis de Van Huffel, était-il quand même un bon curé ou, pour une paroisse, la qualité morale ou intellectuelle du pasteur des âmes n’a-t-elle au fond guère d’importance ? Lorsque le visiteur s’était annoncé le 21 avril 1649, il avait appris que seules deux femmes étaient soupçonnées de relations sexuelles hors mariage, à savoir Maria Verplancken et Johanna De Bleecker.28 Et, ces années-là, il n’eut à y ajouter que le comportement scandaleux de Judocus Hergies, qui avait abandonné Catharina Maelsaecke, sa femme. Comme elle voulait coûte que coûte ramener son mari à la maison, l’Official avait fini par se voir contraint de l’assigner pour le ramener dans le droit chemin, ce qui signifiait : tout droit au domicile conjugal.29
8Une des priorités du Concile de Trente pour accroître les connaissances théologiques et la docilité des fidèles, l’enseignement du catéchisme, se révélait également fonctionner correctement. Pour les années de résidence de Schuermans, nous ne disposons pas de données, mais en 1641, donc sous Vinck, qui ne brillait pas par ses qualités pastorales, les enfants recevaient trois leçons par semaine en guise de préparation à leur Communion.30 Le village disposait également d’une école tenue par le coutre Raes.31
9Les visites mettent en lumière une autre particularité insoupçonnée de Schuermans, si c’est vraiment à lui qu’il faut l’attribuer. On est frappé par le nombre d’œuvres d’art décrites par Van Huffel, ce qui laisse supposer qu’elles étaient d’acquisition récente et destinées à redécorer enfin l’intérieur des églises, ravagées dans la seconde moitié du XVIe siècle par la Tourmente iconoclaste et ensuite par les Calvinistes gantois. En 1653, le doyen de chrétienté décrivit la décoration au-dessus des autels de l’église Saint-Laurent d’Ename : « Pictura summi altaris est depositionis Christi Domini in sinum matris suœ B[eatœ] M[ariœ], in altari B[eatœ] M[ariœ] mysterium doloris eiusdem, in Sancti Laurentii martyrium eiusdem super cratem ferream » (« Le tableau du maître-autel est une Déposition du Christ le Seigneur dans le giron de sa Mère, Sainte Marie ; au-dessus de l’autel de Notre-Dame [un tableau représentant] le mystère de ses douleurs ; au-dessus de celui de Saint-Laurent [un tableau représentant] son martyre sur un gril de fer »). Deux ans plus tard, le doyen de chrétienté parlait de « alias diversas tabellas pictas dependentes hinc inde ad muros » (« divers autres tableaux suspendus çà et là aux murs »).
10De l’église Saint-Vaast de Nederename, il disait : « In summo altari… pictura Christi crucifixi, in altari B[eatœ] M[ariœ] nativitatis Christi, in altari Sancti Vedasti patroni imago B[eatœ] Mariœ tenentis puerum Jesum inter brachia applaudentibus hinc inde angelis. Sculpt[ur]œ sunt B[eatœ] Mariœ et patroni » (« Au-dessus du maître-autel [est suspendue] une peinture du Christ crucifié ; au-dessus de l’autel de Notre-Dame une Nativité du Christ ; au-dessus de l’autel du patron Saint-Vaast, une représentation de Sainte Marie, l’enfant Jésus dans les bras, avec des anges exultants tout autour. Il y a des statues de Notre-Dame et du saint-patron »).32
11Les comptes de l’église d’Ename présentés le 6 mars 1656 et portant sur les dépenses des années précédentes, donnent quelques indications plus explicites que les visites.33 On y parle d’« un grand tableau » au-dessus du maître-autel d’Ename – la Descente de croix – pour lequel le peintre, le Sieur Jan Baptiste Gillis, toucha des arrhes le 29 novembre 1654. Ce peintre anversois jouissait d’une certaine réputation et avait, comme tant de peintres des Pays-Bas, fait un séjour à Rome.34 Le montant s’élevait à 19 livres de gros, ce qui donne en pouvoir d’achat 380 poules. Les charpentiers Jan et Joos de Weerdt travaillèrent au « beelfroot » – au clocher – et l’on installa des vitraux, on acheta des candélabres, on renouvela des portes. Enfin le maître-autel avait été consacré par l’évêque de Namur, Joannes van Wachtendonck. Faut-il encore attribuer tous ces embellissements au zèle et au bon goût de Schuermans, en fait nous n’en savons rien, car nous ne disposons pas d’informations sur le donneur d’ordre ni sur le moment de la commande, ni de la livraison.35 Mais nous avons déjà été frappés par le fait que Maria Hughe, en des jours meilleurs, avait au pied de son lit un portrait de Schuermans en rouge cardinalice. Pourquoi n’aurait-ce pas été un cadeau du curé, réalisé par un peintre qui aurait fréquenté les milieux romains ?
12Fin 1649, l’archevêque avait rappelé Schuermans de son exil volontaire pour qu’il exerçât à nouveau ses fonctions. Pourtant Schuermans n’avait pas pu les reprendre sans qu’on lui imposât des conditions. Dans les registres paroissiaux qui rendent compte de sa pastorale, il ne nota plus rien après le 13 avril 1649 – date qui se situe avant sa fuite à L’Écluse – bien que des témoins eussent déclaré en février 1650 qu’il administrait à nouveau et correctement les sacrements. À partir de sa fuite, les registres sont tenus en néerlandais, et il en fut ainsi jusqu’à l’arrivée d’un deservitor (c’est-à-dire d’un ecclésiastique faisant office de curé sans avoir été nommé dans les formes) en 1653. À en juger par l’écriture et par le fait qu’il faisait chaque fois office de témoin, c’était le coutre et maître d’école Andries Raes qui fut chargé tout ce temps des inscriptions, certainement sur ordre du doyen Van Huffel.
Notes de bas de page
21 AAM, Aartsbisschoppen (Archevêques), Boonen, 3.
22 AAM, Ib., Boonen, 4.
23 RAG, Bisdom, M 15. Cf. aussi M 16 (le Manuel du doyen de chrétienté), f° 17r.
24 RAR, Abdij Ename, 471.
25 RAR, Abdij Ename, 442.
26 AAM, Benediktijnenabdijen, 344, Déposition de Pieter van Cauwenberghe, 9 février 1650.
27 AAM, Ib., 344, Lettre de Van Huffel à Calenus, 9 février 1650.
28 Quand il revint deux ans plus tard, Verplancken avait un bébé (RAG, Bisdom, M 16, f° 16r)
29 RAG, Bisdom, M 15 (année 1653) ; M 16, f° 16v.
30 RAG, Bisdom, M 15.
31 RAG, Bisdom, M 15, visite pastorale de 1653.
32 Le tableau au-dessus de l’autel de Notre– Dame semble avoir été remplacé dix ans plus tard par un autre, encore en place, de la main de Simon (II) de Pape, né en 1623 d’une famille d’artistes de l’Audenardois et décédé en 1677 (UBG, Vliegende Bladen, I E 38, f° 1v).
33 RAR, Abdij Ename, 449.
34 En 1643, il habitait la Via Vittoria, une rue située entre la Via del Corso et la Via del Babuino, près de la Piazza del Popolo, le quartier par excellence des artistes. – Il doit s’être lié d’amitié à Rome avec les peintres audenardois Joos en Simon II de Pape. Le premier nommé résida à partir de 1635 dans la Ville Éternelle, Via del Babuino. Il y était bien intégré dans les milieux néerlandais (plus précisément concerné par la gestion de la fondation Saint-Julien-des-Flamands, San Giuliano dei Fiamminghi) et y décéda en 1646. Son frère Simon (II) de Pape est sans doute le Simone Fiammingo qui est signalé à Rome en 1649. Il habitait, tout comme Joos, la Via del Babuino. Un autre Simone Fiammingo, résidant à Rome en 1609-1610 et travaillant pour la confrérie Santa Maria in Campo Santo Teutonico, pourrait bien être Simon (I) de Pape (° 1585) (cf. à ce sujet : D. Bodard, Les peintres des Pays-Bas Méridionaux et de la principauté de Liège à Rome au XVIIe siècle, II. Bruxelles, Rome, 1970, p. 33-34, 36, 39, 55 ; E. Vandermeersch-Lantmeeters, Kunstenaarsfamilies van Oudenaarde. Audenarde, 2001, passim.)
35 Une quittance jointe au compte, en date du 6 février 1654, est signée par le deservitor Dionysius Robens ; une autre du 6 avril 1655 portait la signature du curé Petrus de Scheemaecker. Cela ne dit rien du donneur d’ordre, car la livraison vient naturellement un certain temps après la commande.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le charme indiscret de Jan Schuermans
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3