Dame Marie, nonne cloîtrée à Maagdendale
p. 84-90
Texte intégral
1Bien avant la naissance du fils qu’il aurait de Kathelijne, Schuermans avait demandé avec insistance que le bruit n’en parvienne pas à Dame Marie, une nonne de Maagdendale.120 Dans le dossier établi contre le curé, on ne trouve nulle part d’identification plus précise de cette moniale. Nous savons seulement, grâce à une lettre du doyen de chrétienté Van Huffel à l’archidiacre Calenus, qu’elle quitta le voile et « brisa [ainsi] les vœux qu’elle avait prononcés onze ans auparavant ».121 Elle était donc entrée au couvent en 1638 ou 1639. La popularité du culte à la Vierge Marie, particulièrement au XVIIe siècle, faisait que les Marias, les Maries et les Maijkens pullulaient. C’était de loin le prénom le plus populaire. De plus, quand une demoiselle embrassait la vie religieuse, elle avait de bonnes chances de se voir attribuer Marie comme nom de religion. Il n’est donc pas facile de savoir qui était exactement cette « Dame Marie ». Il est frappant que lorsque l’autorité ecclésiastique s’exprime elle-même dans le dossier, elle ne mentionne même pas le prénom et encore moins le patronyme. Tout était fort décemment couvert du manteau de la discrétion.
2Quelle idée peut-on se faire de la vie à Maagdendale dans ces années-là ? Le rétablissement des revenus avait été l’absolue priorité des moniales : il fallait en effet réparer les destructions perpétrées un siècle auparavant par les Calvinistes. Sous la direction de l’abbesse Anne Gheeraerds, tout semblait restauré. « Sous son abbatiat, le couvent connut une grande prospérité. Les revenus en argent de l’abbaye furent pratiquement rétablis et une nouvelle campagne de construction s’ouvrit. »122
3Autour de 1648, l’abbaye avait maille à partir avec la municipalité d’Audenarde, car celle-ci lui avait imposé de loger une douzaine de soldats espagnols, certains avec femme et enfants, ce qui n’était naturellement pas profitable à la stricte discipline conventuelle et à la paix intérieure. L’abbesse dénonçait surtout les frais élevés que cet hébergement entraînait, d’autant plus que la communauté elle-même comportait déjà « soi-sante cinq persones professes, par dessus le nombre des valets et servantes. »123
4Le compte rendu de l’élection de l’abbesse, le 14 mai 1649, est l’une des rares sources à nous permettre un regard sur la vie au sein de l’abbaye. Le 26 avril, l’abbesse Anne Geeraerds était décédée. Les dernières années, elle n’était plus en état de gouverner convenablement la communauté. Normalement, l’abbé de Baudelo à Gand aurait dû intervenir, puisque l’ordre cistercien l’avait chargé, en qualité de père-abbé, de surveiller l’abbaye-fille. Mais cet abbé venait de mourir.124 Il n’y avait donc pas de direction adéquate à Maagdendale et aucune possibilité de contrôle idoine de la part de Baudelo.
5Nous ne voulions provisoirement utiliser le compte rendu d’élection que pour rechercher des nonnes appelées Marie. D’autres sources nous apprennent qu’il y en avait au moins deux, mais il existe des preuves décisives qu’aucune des deux n’avait le moindre rapport avec Schuermans.125 L’une d’elles était Marie Baccard, la prieure de la communauté et donc la plus élevée en rang après l’abbesse. Moniale depuis ses vingt ans, elle avait soixante-deux ans en 1649. Le rapport déclare qu’elle remplissait bien sa tâche. « Le bon exercice de sa tâche dans les remontrances aux coupables et dans l’encouragement de la bonne volonté » était son point fort, et le terme coupable pourrait bien s’appliquer à l’amie de Schuermans.
6Le compte rendu de l’élection énumère six autres religieuses nommées Marie, âgées d’entre 63 et 25 ans.126 Aucune n’était toutefois la Dame Marie de Schuermans pour la simple raison que l’abbé de Cambron qui rédigea ce compte rendu en qualité de vicaire-général de l’ordre de Cîteaux, parlait déjà d’une nonne « enfuie en Hollande ». Elle défroqua donc certainement avant le 14 mai 1649…, ce qui correspond bien à ce que nous apprend le dossier Schuermans de Malines, à savoir qu’elle avait quitté le couvent avant le 21 avril.
7Maagdendale avait encore d’autres problèmes que le logement de soldats et une nonne en fuite. La plus jeune des sœurs, Jeanne de Brabant, avait, lors de l’élection de l’abbesse, donné sa voix à Élisabeth du Bois, arguant que c’était « pour remettre et conserver ceste maison en sa bonne et ancienne réputation et tenir toutes les religieuses en paix et concorde ».127 Dans son rapport à l’autorité centrale de Bruxelles (qui nommait les abbesses), l’abbé de Cambron écrivait qu’il fallait élever à la plus haute dignité une nonne qui n’aurait pas trempé dans les désordres et les hantises des dernières années. Il convient ici de prendre le mot au pied de la lettre, en son sens d’obsession donc, de possession ! Une des sœurs qui en avaient été atteintes, était Marie Reymbouts, et c’est précisément à elle que le régent, l’archiduc Leopold, conférerait l’abbatiat. Estimait-il que son comportement bizarre était la garantie d’une religion profonde et intimement ressentie, en un temps où les phénomènes paranormaux n’étaient pas rares dans les couvents ?128 L’objection de l’abbé de Cambron que la maladie chronique éloignait souvent la moniale de l’office et lui interdisait pratiquement le supériorat, n’avait manifestement pas fait grande impression. Selon ses consœurs, elle était « depuis longtemps, et maintenant encore, ensorcelée et marquée de la malemain ». Pour l’en délivrer, l’abbesse précédente l’avait envoyée chez les Dominicains de Tournai. Il y avait là un père qui avait chassé le démon qui l’habitait « avec de l’huile et du pain béni, dont elle se sert quotidiennement. Le corporal béni, sur lequel le confesseur dit la Sainte Messe, lui est appliqué et cela la soulage parfois. »
8Selon nos normes, la vie de l’abbaye présentait quelques traits angoissants : une abbesse possédée, des soldats sous le même toit, qui avaient un peu trop de contacts avec les nonnettes.
9C’est sans doute devant l’Official de Gand que s’ouvrit le procès qui délierait Dame Marie de ses vœux monastiques, car elle ne s’en alla pas comme ça. Selon le droit canon, on pouvait relever le religieux de ses vœux s’il pouvait démontrer l’absence de volonté libre ou une entrée à un âge trop tendre.129 Hélas, nous ne trouvons pas trace d’un procès aux archives de l’Évêché de Gand. Il se peut que d’autres instances encore aient traité l’affaire, mais là non plus il ne nous reste aucun dossier. Les Archives du Vatican sont muettes, tout comme les hautes institutions séculières qui accaparaient parfois le jugement d’affaires ecclésiastiques : le Conseil de Flandre à Gand et surtout le Conseil Secret à Bruxelles. L’allusion de Schuermans, le 5 mai 1649, à une entremise de sa part en sa faveur, rend toutefois invraisemblable un procès devant ce type de juridiction. Puisque Dame Marie ne reconnaissait pas la validité de ses vœux et ne s’estimait donc pas cistercienne, le règlement de l’affaire n’était donc pas non plus l’affaire du Chapitre Général de l’Ordre de Cîteaux.
10En ce qui concerne la question cruciale – l’identification de Dame Marie – nous n’avons toujours pas avancé d’un pouce vers la solution. Elle venait de partir quand l’abbesse mourut et que toute la communauté, nominativement recensée, dut pourvoir par son vote à sa succession. Le patronyme de Marie reste donc, hélas, inconnu.
11Dans l’une de ses lettres, le doyen de chrétienté Van Huffel avait écrit que « les oreilles vous tintent de ce qu’on raconte au sujet de la vie indiscrète et suspecte que mène Schuermans à son domicile avec cette fille, cette femme non mariée, qui vient de quitter l’habit et qui, avec son concours et peut-être à son instigation, a obtenu la levée de ses vœux. » Le fait que c’était tout ceci (et pas seulement son fricotage avec Kathelijne Schamelhaut) qui indisposait l’autorité ecclésiastique, Schuermans en vint naturellement aussi à le savoir. Dans la lettre qu’il écrivit le 5 mai de L’Écluse à Calenus et où il s’excusait de n’avoir pas répondu à sa convocation, il ajoutait en post-scriptum que « la profession d’une certaine religieuse » avait été invalidée devant les tribunaux ecclésiastiques, et qu’il avait, en ce qui la concerne, agi de bonne foi. Une semaine plus tard, Van Huffel revenait lui aussi sur l’affaire dans une lettre à Calenus. Il avait appris que Schuermans avait gagné Bruges (il ne sait ou ne dit rien de L’Écluse) pour « y régler des affaires de la fille qui vient de quitter le couvent de Maagdendale et avec qui il a une fréquentation suspecte et scandaleuse, que dénonce avec indignation toute la ville d’Audenarde. » À en juger par tout cela, le scénario semble clair. Schuermans l’avait poussée ou aidée à quitter le couvent, l’avait recueillie chez lui – il était alors chassé de la conciergerie de l’abbaye ! –, puis s’était enfui à L’Écluse. Mais qu’écrivait donc l’abbé de Cambron dans son rapport du 14 mai 1649 ? Qu’il avait voulu, dès le moment où il s’était occupé de Maagdendale, mettre immédiatement un terme aux désordres. Il faisait essentiellement allusion aux soldats qui y avaient leurs quartiers, lesquels « par leur hantise et conversation avec certaines religieuses, [ont] donné sujet au monde de mal soupçonner et parler d’elles. » Mais avec la même diligence, il tenta « par toutes voies de retirer une religieuse de l’abbaye, enfuie en Hollande, ainsi que à l’aide de Dieu j’ay faict. » Il fallait – c’est ainsi que nous interprétons la phrase – qu’elle fût exclue du couvent parce qu’elle avait fui en Hollande. Du coup, nous savons également que c’était l’abbé de Cambron qui s’était dépêché de la faire relever de son état de religieuse. Sa fuite en Hollande, le dossier de Malines ne nous l’apprenait pas, mais qu’elle y ait accompagné Schuermans dans ses pérégrinations, c’est dès lors une certitude. Dans sa lettre du 5 mai, le curé arguait qu’il s’était rendu en Hollande pour y circuler et y voyager maintenant que la Paix de Westphalie y avait assuré sécurité et libre circulation.
12Et pourtant, Schuermans, même alors, continuait à avoir un comportement douteux. Car il gagnait, avec Dame Marie, les Provinces Unies ; vers la même époque, il était à Bruges pour régler les affaires de l’ex-nonne ; il logeait à L’Écluse pour échapper au cachot où les moines d’Ename voulaient l’enfermer ; il menait Maria Hughe batifoler dans l’étale des polders et au bac d’Ename, et avait l’intention de l’épouser à L’Écluse ! Tout cela fait un peu beaucoup pour un seul homme, lequel venait, juste avant, d’avoir à digérer une brève paternité et était convoqué par l’autorité archiépiscopale pour une autre série d’attentats à la pudeur. À moins qu’il n’ait quand même eu raison de se prétendre tout bonnement victime d’une immense machination.
Notes de bas de page
120 L’abbaye de Maagdendale fut fondée en 1233 à Pamele pour des moniales de l’ordre de Cîteaux. Comme c’est l’habitude pour les couvents féminins, l’abbaye avait discrètement traversé les siècles. Depuis 1468, il était interdit aux « dames » d’enfreindre la clôture. Comme presque toutes les maisons de la région, le riche couvent fut victime des pillages que la municipalité calviniste de Gand organisa dans les années 1570. Les bâtiments claustraux du 17e siècle viennent d’être restaurés avec goût. La chapelle gothique fortement délabrée attend encore son tour.
121 AAM, Benediktijnenabdijen, 344, Lettre du 21 avril 1649.
122 B. Augustyn, ‘Abbaye de Maagdendale, à Flobecq, puis à Pamele-Audenarde’, dans : Monasticon belge. Tome VII. Province Flandre orientale, vol. 3. Liège, 1980, pp. 369-370.
123 RAR, Abdij Maagdendale, 54 (Copie d’une lettre au régent, sans date (mais nécessairement du début 1648). – De ces soixante-cinq professes, trente-six étaient religieuses, les autres sœurs converses.
124 Boudewijn van der Schuere (qui avait été confesseur des nonnes de Maagdendale) était décédé le 14 février 1649, après un abbatiat particulièrement court. Son prédécesseur Jan d’Ysembaert n’avait cessé d’avoir des problèmes de santé avant de mourir le 4 février 1647.
125 Dans les documents de Maagdendale dans le RAR et le SAO nous trouvons, d’après le prénom, deux candidates. Il y a Dame Marie Lescaillet, la fille de Sieur François Lescaillet, marchand de Valenciennes. Marie Lescaillet ne peut toutefois être identifiée avec notre ‘ Dame Marie’pour la bonne raison qu’elle resta fidèle à ses vœux jusqu’à sa mort. L’autre est Marie Baccart qui consacra sa vie au Seigneur à Maagdendale avec ses sœurs cadettes Sabine et Jacqueline. Mais cette ‘Dame Marie’ n’entre pas non plus en ligne de compte car nous connaissons des paiements de la période 1650-1655, et cela prouve qu’elle aussi resta au couvent (SAO, Abbaye de Magdendale, 13).
126 Marie Durant, 65 ans, et professe depuis 47 ans ; Marie d’Ysembaert, 63 ans, depuis 36 ans professe et maintenant sous-prieure (c’était une sœur de feu l’abbé de Baudelo). Il y a encore Marie de la Veuilleuze, 50 ans et religieuse depuis 33 ans. Parmi les religieuses plus jeunes, il y avait Marie Reymbout, 42 ans, depuis 18 ans au couvent, Marie Deutels, 35 ans, religieuse depuis 16 ans et enfin Marie Fievet, 25 ans, et religieuse depuis 9 ans. (Th. Ploegaerts, Les moniales de l’ordre de Cîteaux dans les Pays-Bas Méridionaux depuis le XVIe siècle jusqu’à la Révolution française de 1550 à 1800 d’après les rapports des élections abbatiales, II. Westmalle, 1937, pp. 310-317).
127 AR-AGR, Raad van State - Conseil d’État, 1269.
128 Que ce soit pour cela qu’elle fut nommée abbesse, le régent ne le dit toutefois pas dans son apostille en italien : ‘Conferisco questa abbadia a Maria Reynbouts havendo bona informatione di diversi religiosi e del proprio abbate di Baudelo’ (AR-AGR, Raad van State - Conseil d’État, 1269).
129 Corpus Iuris Canonici, Decretum II, Causa XX.
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