Ename, Nederename, et leur nouveau curé
p. 37-42
Texte intégral
1L’église Saint-Laurent d’Ename et l’église Saint-Vaast de Nederename pouvaient s’enorgueillir d’un glorieux passé. Celle d’Ename, superbement restaurée en 2002, date des environs de l’an mil, précocité qui s’explique par la puissante forteresse que Geoffroi de Verdun et son épouse Mathilde, membres de la haute noblesse lotharingienne, y avaient construite sur l’Escaut, qui marquait alors la frontière entre l’Empire germanique et le royaume de France. Le donjon n’avait pas tardé à être démoli et la petite ville qui s’était épanouie à son ombre ne fut bientôt plus qu’une simple communauté rurale. Dans la vieille chapelle du château – dont, selon un compte rendu de visite de 1656, on pouvait encore voir les fondations à cette date44 – le comte de Flandre, Baudouin V, et son épouse, Adèle de France, avaient appelé en 1063 des moines de la vénérable abbaye de Saint-Vaast d’Arras pour y fonder un monastère bénédictin. Cette communauté déménagea quelques années plus tard pour s’installer dans une autre église, à un jet de pierre, dédiée au Saint-Sauveur. D’importantes fouilles ont déjà exhumé bien des vestiges de ce passé lointain, y compris, bien sûr, de la période qui nous occupe ici, le dix-septième siècle.45
2Au temps de l’hégémonie espagnole, Ename et Nederename comptaient chacune trop peu d’habitants pour constituer encore deux paroisses indépendantes, comme elles l’avaient été de mémoire d’homme. Le 12 juillet 1618, on les plaça sous la houlette d’un seul curé.46 Vingt minutes de marche dans la toute récente Neerstraat (Rue basse ou encore Chaussée de Termonde) suffisaient au curé pour desservir les deux églises. La double paroisse se maintint jusqu’au Concordat napoléonien et au redécoupage connexe des diocèses, soit jusqu’au début du dix-neuvième siècle.
3Le 4 octobre 1646, après un pastorat de vingt-huit ans, le curé d’Ename et de Nederename, Livinus Vinck, fut déchargé de sa fonction. Depuis deux ans, il préparait sa démission en rédigeant l’inventaire des biens des deux églises et de la ‘ table des pauvres’. Sa santé lui donnait du souci. Les derniers mois de son séjour à Ename, « malade, [il gardait] le lit mais jouissait toutefois de toute sa mémoire et de toute sa raison. » On établit des soldes d’arriérés entre lui et l’abbé d’Ename les 14 octobre 1645, 20 mars 1646 et 19 septembre 1646.47
4Entre-temps, l’abbé et les moines de l’abbaye Saint-Sauveur avaient certainement pris contact avec l’autorité archiépiscopale de Malines en vue de trouver un remplaçant adéquat. Normalement, le collaborateur le plus proche de l’archevêque, le vicaire-général – il s’agissait donc du Calenus susnommé – aurait organisé un « concursus », un concours, où les candidats à la cure seraient interrogés sur leurs connaissances et leurs capacités. Puis, on aurait communiqué le nom du meilleur, ou des meilleurs, au patronus. Il revenait en effet à celui-ci de présenter dans les formes à l’archevêque le candidat proposé, aux fins de nomination. Le patronus était en l’occurrence l’abbé de l’abbaye locale. Ce processus respectait en partie l’ancien droit médiéval de collation, selon lequel le patron (même laïque) était libre de présenter un candidat. Par la suite, le concursus était toutefois venu empiéter sur ce droit, puisque l’autorité épiscopale imposait elle-même un nom ou une liste au patron.48
5Il semble bien que le vicaire-général Calenus, très certainement après concertation avec l’abbé et les moines de l’abbaye, ait suggéré à Schuermans d’engager une période d’essai aux côtés du curé Vinck, qui songeait à démissionner, afin de lui succéder ensuite, sans qu’on organise un concours. Le jeune ecclésiastique, intelligent et sous peu titulaire d’une licence de théologie, semblait l’homme idéal pour faire des paroissiens de bons croyants et pour élever le niveau intellectuel et spirituel des moines eux-mêmes.
6Jan Schuermans est mentionné pour la première fois à Ename le 24 novembre 1645, peut-être, comme nous le suggérions, comme assistant du vieux curé Vinck. Mais on ne sait jamais en matière de succession ! Aussi, au décès, une demi-année plus tard, dans la collégiale d’Eine, juste de l’autre côté de l’Escaut (donc dans le diocèse de Gand), d’un des chanoines, Schuermans se porta-t-il candidat à sa dignité. Le 21 juin 1646, le vicariat de Gand organisa un concours. Schuermans n’avait guère de chances : ce fut un curé plein d’expérience qui l’emporta et qui, plus tard, bref papal en main, fut effectivement intronisé chanoine.49 Quelque deux semaines après cette épreuve, le 5 juillet, il se présentait derechef à un concursus, cette fois pour la cure de Destelbergen, à l’est de Gand.50 Cette fois non plus il n’avait aucune chance, mais il est clair qu’il pouvait compter sur des appuis, car, le jour même, l’évêque de Gand, Antonius Triest en personne, accorda à Schuermans la permission d’entendre en confession et de prêcher dans tout son diocèse.51 Comment expliquer cette sollicitude ? Sans doute le jeune prêtre avait-il en poche une lettre de recommandation de l’influent Calenus, intime de l’évêque, et avait-il frappé directement à sa porte, lors de son second échec. Prendre part à ces concours pro forma ressemble fort à une tactique pour pouvoir compter, sans trop de problèmes, sur une nomination à Ename. C’est ce que ses amis influents ont dû lui glisser à l’oreille.
7Et de fait, il devint officiellement curé d’Ename et Nederename le 10 octobre 1646, six jours après qu’on eut accordé un congé définitif à son prédécesseur, et après « un examen préliminaire » de ses qualités par l’autorité épiscopale, sans aucun doute par Calenus en personne. Notons qu’il n’est pas question de concours : on ne voulut sans doute pas courir le risque d’avoir à nommer un concurrent plus expérimenté.52 Trois semaines plus tard, le doyen de chrétienté Van Huffel procédait à l’installation solennelle de Schuermans. Avec la proverbiale ponctualité que nous aurons encore l’occasion de relever, il consigna l’événement dans son mémorial.53
8Sûr par avance de sa nomination, Schuermans agissait déjà en curé avant cette date, et il en prenait déjà le titre. Sa première initiative fut l’ouverture d’un registre paroissial : « Registrum baptismale ecclesie parochialis S. Laurentii de Eennaem superius inceptum 29. Augusti Anno 1646 residentie Joannis Schuermans S.T.F. necnon in Abbatia Eenamensi S.T. lectoris ac Ecclesie utriusque Eenam pastoris »54 («Registre de baptêmes de l’église paroissiale de Saint-Laurent à Ename, commencé le 29 août de l’an 1646, [à l’époque] de la résidence de Jan Schuermans [bachelier] formé à la théologie sacrée, ainsi que lector en théologie sacrée à l’abbaye d’Ename, en tant que curé des deux paroisses d’Ename »). La date nous permet de conclure que Livinus Vinck, vieux et malade, avait d’ores et déjà passé la main. Mais il y a plus. Les registres paroissiaux commencent habituellement sans beaucoup de cérémonie. Ici par contre résonne un enthousiasme juvénile et emphatique. En témoignent l’énumération de ses titres et fonctions, mais surtout l’ouverture-même de ce registre. Il est vrai que ça n’était pas trop tôt en tout cas ! Il existe certes encore un livret plus ancien mentionnant les baptêmes entre le 21 décembre 1609 et le 12 juillet 1614, mais on en était resté là dans le passé.55 C’est précisément cet exorde si solennel, de surcroît dans un nouveau registre, qui prouve que son prédécesseur Vinck, dans les quelque trente années de sa fonction, n’y avait jamais mis la première main, en dépit des stipulations du Concile de Trente et des probables pressions de l’archevêché. L’un des points forts de l’Église du temps de la Contre-Réforme, mise en place par ce concile, était un contrôle exact et minutieux des paroissiens, qui supposait la tenue de listes de population. On ne cessait de rappeler ce point aux ecclésiastiques en formation. L’emploi par le jeune curé du terme residentia – ou poste fixe – faisait allusion à la mobilité qui avait caractérisé toutes ses entreprises au cours de l’année et demie écoulée : la permission de s’absenter de l’université, la période d’essai à Ename, une mention dans les parages de Bruges et le lieu introuvable de son ordination au diaconat et à la prêtrise. C’était aussi une allusion au fait qu’il attendait alors – en août – son imminente nomination définitive à Ename.
9Schuermans n’habitait pas au presbytère d’Ename, alors en ruines. Après la fusion des paroisses d’Ename et de Nederename, trois décennies plus tôt, et par suite du réaménagement complet de la place du village d’Ename, on avait vendu des terrains afin d’en consacrer le prix à l’achat d’une « maison et hoir dans la susdite paroisse à côté du cimetière », sur la parcelle où s’élève toujours le presbytère – un édifice de 1768 –. Le maire et les échevins d’Ename chargés du logement du curé avaient ensuite acheté à l’abbaye la maison et le terrain en question.56 On avait également vendu alors, et dans le même but, l’ancien presbytère de Nederename. Selon le Terrier des possessions foncières de l’abbaye, daté de 1662, c’était un « prêtrage » plaisamment situé, entre le cimetière et le Breenaert, l’ancien ‘ embarcadère large’de l’Escaut.57
10Schuermans habitait la « réception » de l’abbaye, laquelle, d’après une carte de 1730, jouxtait la prévôté.58 Les deux édifices se trouvaient à mi-chemin de l’allée qui reliait la conciergerie aux quartiers de l’abbé. Cela permettait à Schuermans de surveiller les allées et venues autour de l’abbaye, une aubaine pour lui, s’agissant du beau sexe. Cette allusion nous amène à Maijken de Ruddere.
Notes de bas de page
44 RAG, Bisdom, M 15.
45 Voir par exemple le joli site web www.ename974.org.
46 AAM, Mechliniensia, 163, f° 365r ; C. Van Gestel, Historia sacra et profana archiepiscopatus Mechliniensis. La Haye, 1725, p. 250. À cette date, subsistaient encore des ruines dela fortification (p. 245). Universiteitsbibliotheek Gent (UBG), Fonds Vliegende bladen, I E 38, note du curé Bruno van Brabant.
47 RAG, Bisdom, M 45 et M 98. - RAR, Abdij Ename, 446. – Les Carmélites de Gand étaient également concernés et il y était question d’un certain « père Livinus Vynck ». Les sources antérieures ne mentionnent jamais sa qualité de religieux, si bien qu’il est clair qu’il n’entra au monastère qu’au moment où il prit son éméritat à Ename.
48 T. Quaghebeur, ‘Posttridentijnse benoemingsprocedures voor pastoors in het aartsbisdom Mechelen’, dans : Trajecta. Tijdschrift voor de geschiedenis van het katholiek leven in de Nederlanden, 9/4, 2000, pp. 350-369.
49 BAG, Acta episcopatus, reg. 6, f° 36r. – RAR, Kerkarchief Eine, 16, f° 55v.
50 BAG, Acta episcopatus, reg. 6, f° 38r.
51 BAG, Acta episcopatus, reg. 7, f° 17r.
52 AAM, Mechliniensia, 161, f° 186v.
53 KBR, Ms 22484. f° 7v.
54 RAR, Registres paroissiaux d’Ename – Nederename, 2.
55 RAR, Registres paroissiaux d’Ename – Nederename, 1.
56 L’abbaye en avait elle-même obtenu quelque temps auparavant la propriété d’un certain Andries Taelman (RAR, Abdij Ename, 507). – L’archevêque Hovius avait approuvé cette transaction le 17 novembre 1629 (AAM, Aartsbisschoppen (Archevêques), Boonen, 12, f° 40r). – Voir aussi G. Berings, ‘Ename meer dan een abdij : historische schets van een dorpsontwikkeling’, dans : Handelingen van de geschied-en oudheidkundige Kring van Oudenaarde, XXIX, 1992, pp. 39-72 (surtout pp. 58-59).
57 UBG, Manuscrit 3678 ; RAR, Abdij Ename, 1456 (la première des cartes encore conservées).
58 UBG, Carte 1027 (G. Milis – Proost, Inventaris der kaarten en globes, Gand, 1967, p. 51, n° 245). Il y a des incertitudes quant à la chronologie précise des bâtiments au cours de la période de restauration du milieu du dix-septième siècle (cf. G. Berings, Landschap, geschiedenis en archeologie in het Oudenaardse, pp. 179-181).
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