La « Paix » de Westphalie
p. 13-16
Texte intégral
1Le célèbre Traité de Münster ou de Westphalie, comme on a coutume de l’appeler en France, fut conclu le 30 janvier 1648. On le considère toujours comme un tournant décisif du processus de découpage territorial de l’Europe. Le 15 mai, il faisait l’objet d’une ratification solennelle au Binnenhof, le centre politique de La Haye. Le roi d’Espagne et les États de Hollande s’accordaient à mettre un terme à une longue lutte, la Guerre de Quatre-Vingts Ans, menée par les Pays-Bas contre leur souverain espagnol. Pendant tout ce temps, les Plats Pays s’étaient opposés à leur prince légitime, le roi d’Espagne Philippe II et à ses successeurs, au terme d’un bizarre concours de frustrations. Les nobles avaient en effet dû se résigner la mort dans l’âme à voir leur rôle traditionnel et leur prestige de hauts dignitaires conseillers du prince régresser devant son absolutisme croissant. Les bourgeois des villes aussi avaient leurs raisons d’exprimer leur mécontentement. Ils avaient dû éprouver à leurs dépens et à leur honte à quelles extrémités les Habsbourgs poussaient la centralisation engagée au cours des quatorzième et quinzième siècles par les ducs de Bourgogne. Et si les Pays-Bas – les Dix-sept Provinces, comme on disait à l’époque – devaient surtout leur unification territoriale à la volonté politique des dynasties successives, cette union n’en incarnait pas moins le sentiment de cohésion du peuple tout entier. La religion jouait en outre un rôle important. Le protestantisme avait trouvé ici un terreau fertile : on n’en pensait qu’à sa tête dans les villes et les exigences économiques ne demandaient qu’à se greffer sur de nouveaux courants d’idées. La Tourmente Iconoclaste, qui éclata à Steenvoorde en 1566, traduisait l’insatisfaction sociale tout autant que le mécontentement religieux. Les luttes avaient duré quatre-vingts années, seulement interrompues par la Trêve de Douze Ans, observée de 1609 à 1621, sous le gouvernement des archiducs Albert et Isabelle, délégués ici par le roi d’Espagne.
2Nul doute que le mois de mai 1648 ait exigé son lot de festivités. Après toutes ces calamités, le traité offrait enfin quelque soulas, bien que la lutte des Habsbourgs d’Espagne contre la France continuât sans désemparer et que le prix à payer par les Pays-Bas du Sud fût particulièrement élevé. Alors que le Nord obtenait son indépendance, le Sud allait demeurer – jusqu’en 1713 – sous le joug espagnol. Cela signifiait à court terme l’installation durable d’un sévère et stérile absolutisme, l’introduction d’un catholicisme romain strictement corseté qui généralisait le sombre et pesant centralisme théologique et pastoral du Concile de Trente, ainsi que le déclin de la métropole mondiale d’Anvers, du fait de la fermeture des bouches de l’Escaut par les provinces du nord. Les provinces méridionales ne bénéficiaient pas de l’aiguillon de la liberté de penser et de commercer qui sublimait intellectuellement les Pays-Bas septentrionaux et qui les introduirait rapidement, sous le nom de Provinces Unies, dans le concert des grandes puissances, en qualité de première nation maritime. Le Sud ne tarderait pas à connaître d’autres épreuves encore, celles des conquêtes des rois de France absolutistes ; le Roi Soleil grignoterait en effet peu à peu ces contrées, entraînant la perte de l’Artois et de lambeaux de Flandre et de Hainaut.
3Et pourtant la fête battait son plein en 1648, pour les mêmes raisons qu’on célébrerait bien plus tard la fin de la dictature de Napoléon, le succès de la Révolution belge et l’issue des deux guerres mondiales : la libération de l’angoisse et des misères de la guerre. Les habitants des Pays-Bas du Sud étaient en outre un peuple de noceurs « bourguignons ». Les Brueghels, Téniers, Jordaens et tant d’autres artistes ont fixé cette propension à la bamboche dans leurs toiles et eaux-fortes, souvent fort baroques, contrastant violemment avec le sérieux et la réserve calvinistes des portraits nord-néerlandais de l’époque. On dressait des arcs de triomphe tape-à-l’œil lors des Joyeuses Entrées, en dépit de l’antipathie pour les rois d’Espagne et de la méfiance vis-à-vis de leurs gouverneurs. On organisait des cortèges et l’on tirait des feux d’artifices. L’exubérante liesse populaire, soupape de sûreté adéquate dans les bons comme dans les mauvais jours, était une composante de la culture de nos ancêtres.
4Au 6 juin 1648, le représentant du pape dans nos régions, l’internonce Bichi, faisait, depuis Bruxelles, rapport au cardinal-secrétaire Giovanni Panciroli à Rome : « Hier, vers midi, la Paix a été solennellement annoncée sur la Grand-Place par un héraut d’armes, devant l’Hôtel de Ville, sur une estrade joliment décorée, en présence des magistrats de cette ville et devant un exceptionnel concours de peuple. Il n’y eut pas d’autre expression de joie que le tir du canon et la sonnerie des trompettes. Le programme prévoit en effet pour demain de plus grandes manifestations de liesse, tant parce que tous les préparatifs n’ont pas encore eu lieu que pour permettre au peuple de cesser le travail : nous serons en effet dimanche ».1
5Dans son rapport suivant – très exactement une semaine plus tard – Bichi brosse un tableau des festivités passées : « Dimanche soir, on a vu dans cette ville (Bruxelles donc) allumer les feux de joie à l’occasion de la Paix avec la Hollande. Sur toutes les places publiques, on a dressé de grands arbres, entourés de nombreux lumignons, ainsi que diverses barques, châteaux et engins pleins de fusées et autres feux d’artifices, sur la Grand-Place plus encore qu’ailleurs, si bien que presque toutes les dames et nobles, ainsi qu’une énorme masse de gens du peuple sont venus les voir, chacun les trouvant fort à son goût. Toutes les assemblées, conseils, confréries, métiers, nobles, dames et tout un chacun, jusqu’au plus modeste citoyen de la ville, ont manifesté leur joie. Ils ont allumé des feux devant leurs demeures, certains joliment imaginés. Chacun faisait de son mieux pour faire honneur à son statut. Ces festivités ont duré trois nuits consécutives, à tel point qu’après l’extinction des feux on n’entendait toujours que tirs de canon et d’arquebuses, et son de trompes, de tambours et autres instruments, jusqu’à la fin du jour. Pas question de relâche pour la liesse populaire, si bien qu’au cours de la troisième nuit on dressa une foule de tables dans les rues à cet effet, où on trouvait encore, jusque tard dans la matinée du mercredi, bien des gens n’arrivant pas à calmer leurs débordements d’allégresse ».2
6Ainsi en allait-il à Bruxelles, la capitale, mais pourquoi en aurait-il été autrement ces jours-là dans la petite ville provinciale flamande d’Audenarde ? N’était-ce pas à Audenarde que le peintre flamand de la joie de vivre, Adriaan Brouwer, avait vu le jour ?
7Le feu d’artifice pour la Paix avec les États de Hollande empourprait en effet le ciel d’Audenarde. Les chopes ne désemplissaient pas dans cette ville de la bière et deux jours durant, le dimanche et le lundi, on but, dansa et chanta à qui mieux mieux.3 Cela se passait les 7 et 8 juin. Et c’est à ce moment-là, au milieu des vapeurs de l’alcool, de la licence la plus débridée et des tentations de la moite nuit printanière que nous faisons irruption dans une histoire amère, émouvante et profondément humaine : le charme indiscret de Jan Schuermans, curé d’Ename. Et comme nous savons que les bénédictins de l’abbaye locale avaient eux-mêmes organisé une fête le dimanche 7 juin, jour de la Sainte Trinité, le présent ouvrage tourne tout entier autour des agissements de Schuermans le jour suivant.4
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