L’improvisation : corps démocratique/corps citoyen
p. 163-177
Texte intégral
1Nous proposons d’examiner ici deux pratiques où l’improvisation dansée intervient à des degrés divers et de montrer comment le discours relatif aux valeurs qui accompagne ces pratiques n’a pas nécessairement une incidence concrète sur la danse que génèrent ces dispositifs.
2« Improviser, c’est exprimer sur-le-champ ses pensées, aussi rapidement qu’elles se présentent puis se déroulent en notre esprit » écrivait Jaques Dalcroze1. Pour le pédagogue, l’improvisation musicale est ici affaire d’expression. En danse aujourd’hui, les improvisateurs parlent volontiers de composition instantanée pour évoquer leur pratique. Dans les deux cas, l’esprit de l’improvisation consiste à se mettre en état de disponibilité et d’écoute. C’est pourquoi, sans doute, certains le désignent parfois comme un lieu utopique. C’est le cas chez les musiciens2, mais également chez les danseurs pour qui l’improvisation a toujours eu une aura de liberté un peu dérangeante et permissive pour des interprètes cantonnés dans la reproduction du mouvement. Il faut attendre les recherches des artistes de la Judson Church dans les années soixante pour que l’improvisation soit considérée comme autre chose qu’une méthode infantile d’expression corporelle. Steve Paxton est le principal artisan de la création du Contact Improvisation. Cette discipline privilégie les capacités d’écoute de l’autre et de soi et offre un nouvel espace à investir par le corps et dans l’instant. La réflexion de Paxton touche au scientifique, aux modes de connaissance, au politique. L’originalité de sa démarche réside dans le lien que le chorégraphe tisse entre les différents domaines et une pratique dont les règles bousculent le rapport au corps de l’autre qu’ont institué les sociétés occidentales. La recherche de forme, constante de la recherche en danse, est ici moins importante que les procédures mises en place pour que ces formes adviennent. Ces règles du jeu s’attaquent à certains tabous régissant la bienséance : entrée dans la sphère intime de l’autre, étreinte, déséquilibre sont, chez Paxton, systématiquement explorés. En Contact, cette recherche de forme est centrée sur le collectif. Le duo – sur lequel nous allons nous centrer – en représente une étape fondatrice.
Les bals modernes : le dispositif de José Montalvo
3Aux côtés de ces pratiques professionnelles existant depuis les années soixante-dix se situe une forme d’improvisation plus contemporaine qui ne dit pas forcément son nom et qui tente de relier les aspects associatifs, festifs et performatifs. Ils ont pour nom les bals modernes. C’est en 1992 dans le cadre du Festival Paris Quartier d’été que Michel Reilhac imagine le concept du bal moderne. Quatre ou cinq chorégraphes contemporains créent une chorégraphie de quelques minutes qu’ils enseignent au public avec l’aide de leurs danseurs. « Le spectateur va se réapproprier la danse dans un rapport littéralement physique, en ne se contentant plus de la regarder mais en la reproduisant. Les non-initiés doivent pouvoir déchiffrer les travaux des artistes contemporains en se sentant parfaitement à l’aise » explique Michel Reilhac. Initialement organisé au Palais de Chaillot, le bal moderne est maintenant diffusé et dansé dans différents lieux en France et à l’étranger. Aujourd’hui d’autres formes, basées sur ce concept, ont vu le jour et sont parfois devenues l’unique spécialité de compagnies comme Le bal dingue de Philippe Chevalier qui fait alterner chorégraphies de danseurs professionnels et temps d’apprentissage pour les spectateurs volontaires. Les danses apprises débouchent toujours sur un temps de récréation où chacun a la liberté de reproduire ce qu’il a appris, de revenir à une forme mieux maîtrisée (sur le modèle des danses de « société ») ou de laisser libre cours à une expression corporelle spontanée qu’on pourrait rapprocher de l’improvisation. Devenu parfois instrument de promotion, le recrutement des chorégraphes invités se fait parfois sur auditions, comme dans le cas de la compagnie Rosas et le Ministère de la communauté flamande qui co-organisent des bals modernes.
4L’idée du bal moderne est en partie empruntée aux Danses à voir et à danser de Montalvo. En 1989, José Montalvo engage sa toute jeune compagnie (Compagnie Montalvo-Hervieu – 1988) dans une voie nouvelle : la création d’événements in situ, qui proposent aux habitants d’une ville une pièce chorégraphique écrite sur mesure pour eux. Œuvres éphémères qui permettent à ceux qui le souhaitent d’entrer concrètement dans la danse et d’en éprouver les sensations et les émotions. L’initiative est simple puisqu’elle consiste en l’organisation d’un bal. Des groupes d’amateurs (sans distinction d’âge, d’expérience de danse, ni de condition physique) travaillent à la conception de petites chorégraphies. Ces danses brèves, bâties sur des règles de jeu très simples, sont suffisamment accessibles pour être apprises en quelques séances. Une répétition générale la veille du bal permet de coordonner l’ensemble. Lors de la soirée les danseurs montrent leurs chorégraphies et invitent le public à les danser à leur tour. Danses à voir et à danser (c’est le nom de ce dispositif) rassemble entre trois cents et trois mille personnes de tous âges, de tous les horizons et constituent, sur un mode ludique, une tentative de reconquête de la fête et du plaisir de danser dans ce que cela peut avoir d’irréductible. Les propositions de Montalvo mettent davantage les participants « en situation » plutôt qu’elles n’imposent des chorégraphies et offrent des possibilités d’improvisation au sein de structures pré-écrites qui peuvent être rassurantes pour le danseur débutant. C’est sur le dispositif de José Montalvo que je vais me centrer en examinant trois de ces propositions3. Elles nous permettront de comparer ces propositions d’improvisation avec celles de Paxton et de mettre en évidence que le statut des corps qui s’y soumettent n’y est pas identique, même si au premier abord, chacun peut – dans le cadre des règles fixées – utiliser son corps comme il l’entend. À l’analyse, les corps soumis à l’usage quotidien chez Montalvo s’opposent aux corps démocratiques prônés par Paxton.
5La première situation consiste en une déambulation, les bras levés.
6Il s’agit d’abord d’inventer un trajet de descente des bras parallèles en marchant ou en sautillant.
7Les deux bras deviennent ensuite indépendants dans leur trajet descendant. Regroupés par deux, les danseurs vont ensuite mener à leur tour, trajets de bras parallèles et trajets de bras indépendants devant toujours coexister (voir photo). Puis, dans une déambulation, des phases de cristallisation de durée variable apparaissent. Les danseurs sont invités ensuite à chercher des décentrations de plus en plus importantes en fonction des trajets de bras.
8Enfin, dans un arrêt, le mené vient prendre la forme du meneur et ne repart qu’après un arrêt à proximité de ce dernier.
9Dans la second situation, toujours en duo, il s’agit pour l’un des danseurs d’adopter une posture permettant un relâchement, et pour l’autre de souffler sur les parties du corps dénudées (voir photo).
10Il est demandé aux partenaires d’être attentifs aux sensations ainsi qu’aux rapports qui se créent entre les deux corps. Le danseur au repos est amené, par exemple, à bouger lui-même pour offrir d’autres surfaces d’exposition au souffle.
11Dans un troisième temps, les danseurs sont invités à oser souffler ou exposer des parties du corps moins accessibles.
12Enfin, la troisième situation est construite à partir d’un jeu de percussion des mains que nous avons tous pratiqué dans les cours d’école : il s’agit de toucher les doigts de l’autre ou d’éviter d’être touché.
13Sur ce principe, mais avec les yeux, un des danseurs va chercher à surprendre celui qui suit en se retournant plus vite que lui.
14Puis le meneur improvise une danse que tente d’imiter celui qui suit (voir photo).
15La situation devient alors autant un jeu de surprise qu’un passage de relais pour un danseur à court d’imagination.
16Puis il est demandé au meneur de déhancher sa marche.
17Des arrêts viennent ponctuer les changements de rôle, arrêts pendant lesquels peuvent intervenir des changements de groupes ou de lieux.
18Dans les situations 1 et 3, l’alternance des rôles socio-moteurs de meneur et de mené mobilise l’attention des danseurs dans une relation d’échange alternatif se déroulant dans des espaces séparés.
19Les jambes assurent une partie de la rythmicité du mouvement, aidés par les bras qui ont en charge sa dimension plastique.
20Les invitations au décentrement et au déhanchement permettent d’esquisser une distribution du mouvement dont le centre serait le buste et plus seulement les ceintures scapulaires et pelviennes.
21Ce rôle de moteur de mouvement se retrouve assigné au haut du corps et principalement la tête dans la seconde situation. L’invitation à mettre en évidence des parties du corps moins neutres sur le plan social ou affectif permet au participant des agencements plastiques du corps tout entier. Cette création sans contact direct, fruit de deux envies complémentaires de rafraîchir ou de s’exposer à ce rafraîchissement, fait naître une relation de partage d’un espace intercorporel intime, construit à partir de la possibilité physique de chacun à diffuser son souffle.
22On remarquera cependant qu’à l’image d’une motricité strictement usuelle, les pieds servent toujours d’appui, aucune des trois situations ne remettant en cause l’équilibre construit sur la verticalité.
23À première vue, les corps improvisateurs chez Montalvo fonctionnent – sur le plan relationnel – de manière à privilégier l’égalité. Tout comme chez Paxton, les relations sociales instaurées entre les corps privilégient le partage ou l’échange de rôle et toute tentation de prise de pouvoir est soigneusement évitée.
24Mais proscrivant le contact corporel, les soutenus ou les portés, le dispositif fait l’impasse sur l’inégalité de fait (l’inégalité morphologique par exemple) pour promouvoir le plaisir d’une rencontre inhabituelle mais toujours bienséante. La danse de Montalvo fonctionne bien comme une démocratie, c’est-à-dire un dispositif abstrait qui proclame l’égalité des citoyens4 contre l’inégalité qui apparaît de toute évidence dans l’expérience quotidienne. Les Danses à voir et à danser font exister des corps « citoyens » au sein d’une idéologie démocratique où les situations proposées, bien plus que la danse elle-même, permet de faire une expérience sociale de solidarité, de fraternité, de prise en compte de l’autre. Il s’y joue là aussi une forme originale de convivialité que tentent parfois de récupérer les politiques (en Belgique par exemple, le Ministre de la Culture a inclus le Bal Moderne dans ses « projets participatifs »).
25Mais pour comprendre ce que serait, par comparaison, un « corps démocratique » dans l’improvisation, il faut revenir à Steve Paxton.
Steve Paxton et le Arm-drop
26Pour Paxton, le Contact Improvisation naît d’un comportement démocratique où deux personnes peuvent échanger, sans que l’une prenne le pouvoir sur l’autre. Cette conception s’inscrit dans le fonctionnement relationnel du Contact. Elle est illustrée par un des exercices fondateur du Contact et de l’écoute que Paxton appelle Arm-drop. Il s’agit d’une situation où l’on va moduler finement l’état tonique pour passer rapidement du soutien au relâchement des bras. Il s’agit pour l’un de soutenir les avant-bras de l’autre, puis de les relâcher à son tour, les avant-bras du second danseur devenant à leur tour soutien du premier – et cela sans que les bras ne chutent complètement (voir photo). Comme il le dit lui-même, « dans ce type de jeu, l’adversaire s’avère être vous-même et les deux personnes gagnent ; au lieu que votre adversaire soit l’autre et qu’une des deux personnes gagne. »5
27Peu de différence avec Montalvo jusqu’ici. Mais l’Arm-drop n’est qu’un préliminaire à l’improvisation.
28En Contact Improvisation, il s’agit d’explorer les multiples possibilités d’appui et de contact, en jouant avec les lois physiques liées à la force de gravité et sur les relations établies entre les danseurs. L’invention du mouvement survient comme interaction de ces lois avec les structures vivantes du corps. Tout le corps peut servir à établir le contact, l’équilibre étant ensuite relatif à la partie du corps qui supporte le poids : que ce soit le pied, l’épaule, le dos ou la tête. Souvent pratiquée à deux, l’improvisation peut partir d’une poignée de main, d’une étreinte ou d’une lutte, passer par la danse ou la méditation. Toucher et équilibre sont les deux mots-clés qui permettent les échanges de poids, de perte et de récupération de l’équilibre. L’improvisation met donc en jeu des rôles socio-moteurs, non plus ceux qu’induit la création chorégraphique (danseur, chorégraphe, spectateur) mais des rôles actif/passif ou demandes/réponses. Ainsi les danseurs se soutiennent mutuellement (au propre comme au figuré) car ils sont leur propre support d’évolution. Ils créent ainsi un espace-temps de solidarité intense.
29L’improvisation est une forme fragile faite de remises en question et de tensions permanentes. Concernant le Contact, et en écoutant ceux qui le pratiquent, il est difficile de se départir des chemins de danse déjà connus. Pour que l’inconnu puisse se produire, il faut laisser de coté tout automatisme : une danse peut être adroite sans être inventive. Certains l’ont appelée « jaser avec le corps », c’est-à-dire laisser s’écouler du temps entre l’intention, la décision et le déploiement de la forme sous forme d’action6. Mais les improvisateurs tentent d’y renoncer : « Lorsque j’improvise, je ne recherche rien, j’essaie simplement de voir ce qui est là, à ce moment bien précis » dit Felice Wolfzahn7.
30La danse est ici démocratique du point de vue de son fonctionnement, mais elle l’est également du point de vue constitutif. La danse générée par l’improvisation présente des qualités qui proviennent en partie de son caractère multipolaire : les éléments fondamentaux du mouvement (poids, vitesse, trajectoire…) sont pris en charge successivement par toutes les parties du corps. Toutes sont susceptibles de fournir un appui, une aide, une énergie au partenaire. C’est donc à la fois le corps lui-même et les règles du jeu qui se font démocratiques. Toutes les parties du corps sont dignes d’intérêt dans l’élaboration de cette danse8. Nous allons tenter d’objectiver davantage cette notion.
La fonctionnalité du corps dans le mouvement dansé
31L’observation fonctionnelle du corps dans la danse permet de mettre en évidence les réponses du danseur à trois problèmes qui émergent dans la pratique de l’improvisation :
32Comment préserver l’inscription spatiale du corps ?
33Comment préserver l’évolution du mouvement par rapport à la gravitation ?
34Comment préserver la qualité du déroulement temporel du mouvement ?
35Nous distinguons quatre fonctions qui répondent respectivement à ces problèmes.
36La danse est un jeu de formes, basé sur la fonction plastique du corps et ses capacités à générer du mouvement considéré pour lui-même. Dès que le corps entre dans un mouvement dynamique, il laisse une trace dans l’espace, à l’image du sillage d’un navire sur l’eau, moins objectif peut-être, mais tout aussi net pour celui qui a éprouvé cette forme de persistance rétinienne et a décelé la spirale laissée dans l’espace par un port de bras prolongeant une rotation. Le corps peut valoriser l’espace qu’il occupe, mais également dévoiler l’importance de cet espace et le mettre au premier plan. Ainsi un déplacement peut valoriser le corps qui l’effectue, la forme que prend ce déplacement mais aussi le lieu où il se situe, le trajet ou la direction qu’il investit. Enfin, le corps renvoie à sa propre composition dans l’exploration de ses propriétés spécifiques qu’impose le mouvement. Ainsi l’élasticité de telle danseuse donne à son battement un tempo particulier. Ces propriétés du corps permettent de moduler des états : intensités toniques, laxité, élasticité, densité, respiration, contrôle moteur des vitesses. Elles engendrent une dynamique de métamorphose comme si le corps tentait de nier son apparente unité dans la multiplicité des formes qu’il peut prendre. C’est le jeu des morphocinèses, ou motricité de formes, dans lequel le corps « devient une chaîne animée et plastique de figures mobiles qui s’autodétruisent sans cesse et exhibent la dynamique interne illimitée du free flow labanien »9. Ce jeu de mouvement par lequel le corps explore ses fonctions de trace – dessinant des lignes, investissant de volumes, délimitant des espaces – et qu’il distille à travers la distribution des intensités dans les différentes zones qui le composent.
37La danse s’exprime également à travers une caractéristique qu’avait discernée Valéry en parlant de « trame de la durée avec la terre »10. Pour le danseur, ce sol devient le lieu d’un jeu paradoxal où alternent attraction et répulsion. En effet, ce dialogue avec la terre s’exprime à travers un défi à la gravité. Ce dialogue incessant du corps avec la pesanteur s’instaure à travers le travail des appuis et celui de la colonne vertébrale qui les distribue. Le jeu gravitaire pose la question du poids et la manière dont il s’applique sur ou au-delà du polygone de sustentation. Le poids en lui-même est une sensation perçue, mais aussi une entité construite par Laban ; celui-ci classe le poids parmi les facteurs moteurs envers lesquels une personne en mouvement adopte une attitude définie. C’est là, dans la primauté du poids, que Laban situe l’essence de la danse11. De ce point de vue, le théoricien rejoint les philosophes de la danse. Sur le plan fonctionnel, le poids pose pour nous la question du choix et de la succession des appuis. L’appui est une fonction de soutien du corps par rapport à un support d’évolution. En danse, ce support est le plus souvent le sol, mais pas exclusivement : Trisha Brown, dans Man Walking Down the Side of a Building (1970), fait marcher un danseur horizontalement sur un mur. Ce travail d’exploration de la verticale sera poursuivi, via les techniques d’escalade, par Laura De Nercy et Bruno Dizien pour leur compagnie Roc In Lichen (Le creux poplité, 1987). D’autres chorégraphes poursuivront ce travail basé sur l’appui suspendu (par exemple, Philippe Découflé dans Petites pièces montées, 1993). L’appui se dit du poids qui porte sur un point précis du polygone de sustentation. Il induit une organisation posturale dépendant de la nature et de la qualité du contact, et de la perception du poids du corps. En effet, la fonction d’appui gère les propulsions et la gestion du couple équilibre/déséquilibre. Enfin, la liaison entre intention et effort musculaire permet de traduire l’appui en verbes d’action (dont a parlé Laban : pousser, repousser, tirer, enfoncer, soulever...).
38Michel Bernard caractérise également la danse par le tissage/détissage de la temporalité. La danse donne corps et rend visible une succession de moments auxquels elle affecte des valeurs de durées différentes et dans lesquels, par le jeu des formes, elle ne cesse de se détruire pour mieux se reconstituer l’instant d’après. Cette temporalité est bien entendue perçue et reconstruite par le spectateur mais le danseur la forge et l’investit corporellement. La métamorphose perpétuelle investit les durées, modifie ses vitesses, se suspend dans ses silences, pour mieux mettre en évidence l’accélération suivante. Ce que nous désignerons comme la fonction rythmique ne correspond pas à tout ce que ce terme recouvre ni en musique, ni dans le domaine de l’art plus généralement12. Le rythme naît du lien instauré entre deux unités par la création d’une structure cyclique. C’est un système ou un élément d’organisation du temps, une manière d’introduire des boucles contrastées d’intensités dans le mouvement. Le terme est donc pris ici au plus près de son acception musicale, c’est-à-dire comme rapports de durée, mais aussi d’intensités. Le mouvement de danse commence avec le rythme binaire, alternance de temps forts et faibles. Le rythme ternaire est également élémentaire car il permet une distribution du mouvement successivement à droite et à gauche. Il y a donc une relation entre le rythme comme organisation temporelle et la structure du corps dansant avec ses symétries et asymétries.
39Une dernière fonction nous paraît importante à distinguer. Nous la nommerons distribution. Selon Hubert Godard13, il y a deux manières de s’organiser par rapport à la verticalité. Celle qui privilégie le haut et dont la cage thoracique constitue le point d’appui et celle qui s’organise autour du bas et dont bassin et jambes sont initiateurs des gestes. Ces deux tendances génèrent des manières d’utiliser le corps très différentes. Ainsi une courte diagonale répétée peut mettre en évidence qu’un danseur commence ses mouvements par l’appui et le rassemblement des forces de manière concentrique alors que l’autre, qui interprète une partition rigoureusement identique, fait précéder l’appui d’une orientation dans l’espace, une suspension que vient stabiliser l’appui14. Ceintures scapulaire et pelvienne ont donc un rôle distinctif dans l’organisation du mouvement. Nous qualifierons cette fonction de distributive car elle nous paraît générer des utilisations et des répartitions des moteurs de mouvement, c’est-à-dire les endroits du corps par lesquels sont initiés les mouvements, ainsi que les énergies qu’ils utilisent. Le terme de distribution désigne l’action de répartir, de conduire, d’ordonner, d’organiser. On est donc proche ici des sens physiologique et architectural, au sens de ce qui divise selon certaines destinations.
Le corps démocratique dans le Contact Improvisation
40Les parties du corps assurant ces quatre fonctions peuvent varier dès lors qu’on s’éloigne d’une motricité dite quotidienne, c’est-à-dire d’une posture érigée où le déplacement se fait par les pieds, les manipulations par les mains et dans l’espace avant, où le regard est horizontal. Une danse non démocratique (classique ou despotique ?) réserverait des fonctions à certaines parties du corps (c’est aussi le cas de la motricité quotidienne ou du militaire qui défile).
41La danse de Paxton telle que nous l’avons décrite est bien corporellement démocratique, autant dans les principes énoncés et les modes de mise en relation (disponibilité, non-volonté dans le désir de faire ou d’être agi), que dans la réalisation corporelle que ces principes induisent. Le Contact révèle donc un positionnement « politique » global dépassant le corps individuel pour atteindre aux relations sociales. En effet, le corps mis à l’épreuve en Contact Improvisation doit, à travers les différentes contraintes posées par la situation de départ, pouvoir permettre à chacune des parties qui le composent d’assumer n’importe quelle fonction que nous avons évoquée. « Utiliser des parties du corps pour des choses qu’elles ne sont pas supposées faire » permet d’instaurer une véritable « démocratie corporelle », comme l’a souligné Trisha Brown15.
42Ainsi, la tête peut tracer, servir d’appui, les bras imprimer le rythme ou distribuer le mouvement chez le partenaire (voir photo).
43Malgré son aspiration tout à fait respectable, l’idéologie véhiculée par les propositions de José Montalvo trouve sa limite dans une expérience corporelle ludique, mais finalement classique, et presque quotidienne. Dans les bals, et pour les propositions à danser étudiées ici, l’écoute est une forme de conscience qui privilégie l’imitation ou la réalisation d’une référence commune.
44La dimension véritablement interactive n’apparaît que rarement, dans le cas des danses à deux.
45En revanche, en Contact, la conscience de l’instant, l’attention qu’on porte à la fois à soi et aux autres se situe plus particulièrement dans l’interaction des corps soumis, dans leurs différences, à une loi commune.
46On pourra nous objecter l’utilisation d’un vocabulaire à connotation politique dans une pratique qui, à première vue, n’a pas pour finalité, ni même pour utilité, une incursion dans ce domaine. Pourtant ce rapprochement nous paraît pertinent à deux titres. Tout d’abord, l’improvisation – dans les conditions que nous venons de décrire – crée du lien, des relations intersubjectives et intercorporelles. Cette fonction avait été perçue et énoncée par Paxton dans sa recherche pour élaborer le Contact Improvisation. « Le politique, dès lors, ne serait ni une substance, ni une forme, mais d’abord un geste : le geste même de nouer et d’enchaîner, de chacun à chacun, nouant chaque fois des unicités » écrit aussi Jean-Luc Nancy16. L’improvisation-à travers les relations qu’elle tisse entre les corps, les volontés et l’environnement-entretient un rapport au politique susceptible de créer, sinon une société, du moins une véritable communauté de pratiquants régie par des valeurs et des pratiques. Daniel Dobbels a également montré comment en s’extirpant du spectaculaire, la postmodern dance avait créé sur une scène coupée du monde, « un état de fait politique »17. D’autre part, José Montalvo tient, à l’égard des bals contemporains qu’il organise, un discours explicite sur la redécouverte de l’être ensemble et la nécessité de recréer des espaces de solidarité. Nous trouvons ce discours en phase avec des thématiques abordées et mises en avant par les politiques ces dernières années (on a vu précédemment comment ce détournement s’opérait également en Belgique).
47Il nous paraissait donc important de confronter les déclarations d’intentions avec la manière dont ces artistes les mettent « en œuvre » (au sens propre comme au sens figuré) afin d’instaurer des vigilances envers de possibles glissements de sens. En effet, une réelle différence existe entre une pratique qui demeure confidentielle, hors du cercle restreint des danseurs, mais qui met en acte (c’est-à-dire ici corporellement) une valeur – fût-elle aussi générale que la démocratie – alors que l’autre, plus exposée médiatiquement et d’une plus grande notoriété, valorise des procédures de rapprochement tout en maintenant les corps dans un répertoire d’utilisation relativement quotidien, voire classique et qui ne créent que très temporairement, c’est-à-dire le temps de l’événement, une forme de cohabitation entre les individus.
48Bien sûr, on ne peut occulter l’idée que ces pratiques ne s’adressent pas aux mêmes personnes et ne poursuivent pas les mêmes buts. Mais cette comparaison était pour moi l’occasion de pointer le problème des valeurs véhiculées par le corps contemporain.
49On peut cependant trouver à ces deux démarches un point commun : celui de mettre au premier plan, et dans le partage d’un moment commun, la question des relations à son corps et/ou au corps de l’autre.
50« L’improvisation est un processus qui va vers l’honnêteté » déclare le musicien Barre Phillips18. Une qualité que l’on peut rattacher indifféremment à la démocratie ou la citoyenneté.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Émile Jaques-Dalcroze, « La rythmique, l’enseignement du piano et de l’improvisation », La Musique et nous, Slatkine, Paris, 1981.
2 Jean-Yves Bosseur, « Du jeu à l’écrit ou de l’écrit au jeu. L’improvisation en musique contemporaine », Nouvelles de danse no 22, hiver 1995, p. 51-59.
3 Cet article correspond à une communication qui s’est déroulée sous forme de lecture-démonstration par quatre danseuses du dispositif Version bleue. Les photographies qui accompagnent le texte tentent de rendre compte de cette présence. Photos : Pidz ; remerciements à Aurélia Dupuis, Delphine Dury, Anne Cécile Lafeuille, Angélique Verdevoye.
4 Dominique Schnapper, La Relation à l’autre, Gallimard, Paris, 1998.
5 Conversation entre Yvonne Rainer et Steve Paxton, « On the Edge : Créateurs de l’imprévu », Nouvelles de danse no 32-33, automne/hiver 1997, p. 22.
6 Randy Warshaw, « Qu’enseignons-nous ? », Nouvelles de danse no 38-39, printemps/été 1999, p. 200-208.
7 Felice Wolfzahn, « On the Edge/Créateurs de l’imprévu », op. cit., p. 120.
8 Cette remarque est valable pour l’énonciation, mais également du point de vue de l’évocation et de la présentation de la danse. Ce qui permet à Trisha Brown de créer, par exemple avec le dos et pour le dos dans son solo If You Couldn’t See Me (1994).
9 Michel Bernard, De la création chorégraphique, CND, coll. Recherches, Pantin, 2001, p. 236. Laban conçoit le flux comme le jeu des forces qui propagent le mouvement à travers le corps. Le flux dépend des relations de tension entre les muscles agonistes et antagonistes. Dans le flux libre, les muscles sont en relation de complémentarité.
10 Paul Valery, « Philosophie de la danse », Œuvres, Gallimard, coll. La Pléiade, Paris, 1960, tome II, p. 1392-1403.
11 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, « La pensée du mouvement », Bruxelles, 2000, p. 225.
12 Pour cette question, on se reportera à l’étude de l’esthétique des rythmes proposée par Henri Maldiney dans Regard Parole Espace, L’Âge d’homme, Lausanne, 1973, p. 147-172.
13 Hubert Godard, « À propos des théories sur le mouvement », Marsyas no 16, déc. 1990, p. 19.
14 Hubert Godard, « Le geste et sa perception », Isabelle Ginot et Marcelle Michel, La Danse au XXe siècle, Bordas, Paris, 1995, p. 224-228.
15 Lise Brunel, Trisha Brown, Babette Mangolte et Guy Delahaye, Trisha Brown, Bougé, Paris, 1987, p. 70.
16 Jean-Luc Nancy, Le Sens du monde, Galilée, coll. La philosophie en effet, Paris, 1993, p. 175.
17 Daniel Dobbels, « Le Politique inaperçu », Michèle Febvre (ed.), La Danse au défi, Parachute, Montréal, 1987, p. 27.
18 Barre Phillips, « Paroles d’improvisateurs », Nouvelles de danse no 22, hiver 1995, p. 60-62.
Auteur
Enseigne la danse à l’Université de Lille-2 et l’analyse chorégraphique à l’Université de Lille-3. Il est chercheur au Centre d’Étude des Arts Contemporains. Il a publié dernièrement « Pollock ou les états de corps du peintre », DEMéter, Juin 2004 ; « Jérôme Bel ou les figures du retrait », Opéra national de Paris, Septembre 2004, « La critique de danse ou les promesses de la description »
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Au service d'une biologie de l’art. Tomes I et II
Recherches sur les arts de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est
Jean Naudou, Claudine Picron et Philippe Stern
1978
Les fils d’un entrelacs sans fin
La danse dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker
Philippe Guisgand
2008
Tombeau de Léonard De Vinci
Le peintre et ses tableaux dans l’écriture symboliste et décadente
Jean-Pierre Guillerm
1981