Troisième partie. La physiologie de la musique du Nietzsche de la maturité
p. 227-317
Texte intégral
I. La physiologie de la musique
1Au Nietzsche de la maturité, dont la philosophie s’articule autour des concepts de vie, de volonté de puissance et d’éternel retour, correspond une physiologie de la musique – conformément à l’expression de « physiologie de l’art », qui ne cesse d’apparaître dans les textes de Nietzsche à partir des années 18861.
2Les considérations physiologiques sur la musique ne sont pas nouvelles, même si Nietzsche leur confère, dans ses textes, une configuration inédite. Elles prédominent dans l’Allemagne du XIXe siècle – on les trouve autant chez des auteurs que Nietzsche, pour d’autres raisons, conteste, comme Hugo Riemann, que chez des auteurs qu’il ignore complètement, comme Hermann Cohen. Ainsi le rapport entre musique et digestion, cher à Nietzsche2, apparaît-il bien avant lui. Marcel Beaufils écrit à propos de la musique en Allemagne au XVIIIe siècle : « Et l’on sait qu’après la louange du Seigneur, l’utilité du chant était, à Saint-Thomas, de favoriser la digestion3. » Cet auteur souligne aussi que les considérations physiologiques sont liées au fait que les théoriciens du XVIIIe siècle, Kant compris, assimilent l’émotion musicale à quelque chose de viscéral et de physique4.
3C’est pourquoi le rythme est un élément fondamental – peut-être même l’élément essentiel – de telles considérations. Des auteurs aussi différents que Mattheson ou Cohen soulignent l’importance du rythme dans la musique et rattachent le rythme musical au rythme biologique. Riemann dérive le rythme de « l’idée de mesure propre au phénomène physiologique du pouls5 », donnant naissance à une polémique, puisque certains, sous prétexte que le rythme du pouls n’offre pas de division en temps forts et temps faibles, chercheront l’origine de la mesure dans le rythme respiratoire6. Hermann Cohen soutient lui aussi que le rythme trouve son origine dans la respiration, même si on ne peut l’y réduire7 : car, contrairement à Kant, pour lequel les considérations physiologiques trouvent leur origine dans le fait que la musique occupe une place inférieure dans la hiérarchie des arts et n’est au fond qu’un art de la sensation8, pour Cohen ce n’est pas seulement le corps, c’est, dans le rythme musical, l’âme qui respire9. La musique, pour le néokantien Cohen – et contrairement à Kant –, a donc une dimension spirituelle.
4Quant à Nietzsche, on sait qu’il nie l’existence d’une âme, d’un esprit ou d’une conscience, c’est-à-dire une faculté de pensée qui serait irréductible au corps. Mais il n’en maintient pas moins l’irréductibilité des phénomènes de la pensée (et de la vie) au discours quantitatif qu’en donne la science, garantissant par là même la spécificité d’un discours philosophique qui se voit désormais baptisé, par opposition à la tradition, « physiologie ». Ainsi le discours sur la musique est-il irréductible à l’acoustique, comme en témoigne par exemple ce texte qui insiste sur la spécificité des qualia sonores : « mettons que l’on n’estime la valeur d’une musique que d’après la quantité d’éléments susceptibles d’être comptés, calculés, réduits en formules, – pareille estimation « scientifique » de la musique, combien absurde ne serait-elle pas ! Qu’en aurait-on retenu, compris, reconnu ! Rien, strictement rien de ce qui en fait essentiellement de la “musique”10 ? »
5Le premier sens du terme de « physiologie », chez Nietzsche, est lié à la thèse selon laquelle c’est le corps qui pense11 : il faut « partir du corps (Leib) et de la physiologie12 ».
6La musique provient du corps et n’est rien d’autre que le symptôme de l’état du corps qui la crée, c’est-à-dire de la santé ou de la maladie de ce corps – de l’autre côté, une pièce musicale ne plaît que si cette dimension physiologique propre à l’organisation rythmique possède une affinité avec la constitution physiologique de celui qui écoute cette musique ou en lit la partition. Il y a une analogie entre le rythme propre à la vie et celui de la musique. Mieux : un musicien n’exprime jamais dans sa musique que le rythme dont est capable son corps. Tel est le second sens du mot « physiologie ». En liant les deux sens du mot « physiologie » chez Nietzsche, il apparaît que la musique est l’expression d’une force ou faiblesse qui n’est pas seulement d’ordre physique, mais aussi psychique et psychologique. La physiologie de la musique est donc axiologique13. Interprétant la musique comme l’expression des « instincts » du musicien, elle distingue la « musique du sud » (Bizet) et la « musique du nord » (Wagner) et fait l’apologie de la première au détriment de la seconde. Elle oppose donc dans la musique les expressions de la vie ascendante et de l’affirmation à celles de la vie déclinante et de la négation.
7Lorsque Nietzsche ne cesse de condamner la musique wagnérienne qu’il traite de « décadente », il ne s’agit ni d’un jugement esthétique (« je n’ai plus d’esthétique14 »), ni d’un jugement « métaphysique » analogue à celui qu’on trouvait dans La Naissance de la tragédie, mais d’un jugement physiologique. La chose est claire. De la même manière que la valorisation de la musique wagnérienne et des prédécesseurs que Wagner lui-même se reconnaît, dans l’ouvrage de 1871, ne trouvait pas son origine dans des raisons purement esthétiques, mais dans une « supposition métaphysique » qui permettait d’apprécier la musique, la dévalorisation de la musique wagnérienne, qui commence avec Humain trop humain, s’effectue, non pas à partir d’une esthétique, mais d’une physiologie.
8Ce qui implique quelque chose de remarquable. C’est que, pour Nietzsche, il n’y a pas d’esthétique. Une véritable esthétique pourrait produire un jugement de goût d’une manière autonome. Or, la conviction intime de Nietzsche est que tout jugement de goût n’est jamais fondé en lui-même et sur lui-même, mais sur autre chose que lui. Autrement dit : le domaine esthétique n’est absolument pas indépendant. On a vu que Nietzsche, dans Humain trop humain, reprend l’esthétique formaliste hanslickienne. La question est de savoir si une telle conception peut être appelée une esthétique dès lors qu’elle n’autorise qu’un jugement de fait.
9Il y a une idée essentielle et constante dans le discours de Nietzsche sur l’art et plus précisément sur la musique à partir de Humain trop humain. Cette idée est explicitement énoncée dans la lettre à C. Fuchs du 29 juillet 187715. C’est qu’on ne saurait se contenter de parler des sentiments que suscite en nous une œuvre d’art. Le discours du spectateur sur lui-même et sur ses états d’âme occasionnés par l’œuvre d’art n’apprend absolument rien. Il faut s’intéresser à l’œuvre elle-même et décrire les différents procédés utilisés par un artiste afin de faire surgir la spécificité de son œuvre – le seul discours esthétique légitime consiste donc à décrire les moyens employés par l’artiste. C’est d’ailleurs un tel travail descriptif que, dans cette lettre, Nietzsche recommande à son ami musicologue de faire.
10Ce faisant, on peut montrer l’intérêt de l’œuvre d’un musicien, on peut même établir les moyens utilisés par l’artiste pour affecter son auditeur – on peut donc en somme mettre en évidence sa singularité : mais on n’établira jamais son infériorité ni sa supériorité par rapport aux autres, et on ne pourra jamais expliquer pourquoi elle me plaît et produit en moi un sentiment esthétique. Autrement dit, on ne peut passer du plan descriptif au plan axiologique, d’un jugement de fait à un jugement de valeur.
11Nietzsche ne cesse toutefois, à côté d’un discours purement descriptif sur la musique, d’émettre des jugements de valeur et de critiquer la musique wagnérienne. Cependant, ces jugements de valeur qui conduisent Nietzsche, dans Le Cas Wagner, à ériger la musique de Bizet en antithèse de la musique de Wagner – toute la question étant de savoir s’il s’agit simplement, comme il l’écrit à C. Fuchs le 27 décembre 1888, d’une « antithèse ironique16 » –, s’inscrivent à l’intérieur, non pas d’une esthétique musicale, mais d’une physiologie de la musique. « Mes objections à la musique de Wagner sont des objections physiologiques : à quoi bon les travestir en formules esthétiques17 ? » Ou encore : « la réfutation de W [agner] que donne ce livre [sc. Le Cas Wagner] n’est pas seulement esthétique ; elle est avant tout physiologique18 ». Si la physiologie de la musique émet des jugements de valeur sur la musique, c’est parce qu’elle s’intéresse à l’effet, à l’affect positif ou négatif que la musique produit sur l’auditeur (« La musique de Wagner me rend malade »).
12Nietzsche est convaincu que les jugements esthétiques, dans la mesure où l’on entend par là des jugements de valeur, sont fondés sur des jugements physiologiques : « de la genèse du beau et du laid. Ce qui par instinct nous répugne esthétiquement, c’est ce qu’une longue expérience a démontré à l’homme comme nuisible, dangereux, suspect [...]. Sous ce rapport, le beau se situe à l’intérieur de la catégorie générale des valeurs biologiques du nuisible, du bienfaisant et de ce qui intensifie la vie. [...] le sentiment du beau, c’est-à-dire de l’augmentation du sentiment de puissance19 ». Ou bien : « l’esthétique est indissolublement liée à des conditions biologiques20 ». Ou encore : « ces deux formules [à partir desquelles je comprends le phénomène Wagner] ne sont que la déduction logique de ce principe général qui fournit pour moi le fondement de toute esthétique : à savoir que les valeurs esthétiques reposent sur des valeurs biologiques, que les sentiments de bien-être esthétique sont des sentiments de bien-être biologique21 ».
13Dès lors, Nietzsche condamne tout autant la subordination de l’art à la morale que la doctrine de « l’art pour l’art » soutenue par ceux qui s’opposent à une telle subordination et qui s’élèvent contre l’idée selon laquelle l’art obéirait à un « besoin extra-esthétique22 ».
14On comprend dès lors le sens de la critique des présupposés de l’esthétique kantienne et plus largement de l’esthétique. C’est que, si Kant s’est fourvoyé en croyant que le beau est ce qui est l’objet d’une satisfaction désintéressée, ce qui plaît « sans intérêt23 », c’est alors la notion de « beau » elle-même qui n’a plus de sens et à laquelle on doit substituer celle d’« intérêt ». On remarquera que, dans les considérations de Nietzsche sur la musique à partir de la constitution de la physiologie de musique, la notion de « beau » disparaît complètement. La question n’est plus de savoir si une œuvre d’art est belle ou non (notion vide pour Nietzsche), mais de savoir si l’œuvre est intéressante – et ce qui possède un intérêt, c’est ce qui valorise la vie.
15Dire que c’est le corps qui pense, cela signifie, pour Nietzsche, qu’on ne peut pas séparer le sentiment esthétique des sensations corporelles. Non seulement on ne peut pas isoler différentes facultés, et dissocier par exemple la faculté de connaître du sentiment esthétique, contrairement à ce que prétend la tradition philosophique, en sorte que, comme on l’a vu, les sentiments esthétiques qu’on a sont liés au savoir qu’on possède, mais le sentiment du beau est indissociablement lié au corps et donc à la vie toute entière : la jouissance esthétique n’est rien d’autre qu’une intensification des instincts vitaux. Nietzsche écrit : « l’art nous rappelle les états du vigor animal : il est, d’une part, un excédent et une effusion de corporéité épanouie dans le monde des images et des désirs ; d’autre part, une excitation de la fonction animale et des désirs de la vie intensifiée – une excitation du sentiment de vivre, un stimulant de celui-ci24. » Ou encore : « tout art exerce une action tonique, augmente la force, enflamme le plaisir (c’est-à-dire le sentiment de force), stimule les plus délicats souvenirs de l’ivresse25 ».
16Ce qui plaît, c’est donc ce qui correspond à la vie – ce qui est un « symptôme » de la vie, ce dans quoi la force affirmative de la vie s’exprime (Nietzsche parle d’« intensification » de la vie). D’où les affirmations dans lesquelles il est dit que l’art doit présenter une « surabondance » de vie, qu’il est « affirmation » ou « affirmatif », qu’il est un « dire-oui » à la vie, etc.
17Il s’agit toutefois d’un point de vue normatif et axiologique qui permet de hiérarchiser les œuvres d’art : l’art doit ou devrait intensifier la vie. Car aux deux types de vie distingués plus haut correspondent deux types d’art. Le tact psychologique consiste à être capable de remonter de l’œuvre d’art et de la pièce musicale, jusqu’à l’artiste et jusqu’au musicien, pour déchiffrer les forces vitales (ascendantes ou bien déclinantes) qui s’expriment dans son œuvre. Celle-ci est-elle l’expression d’une plénitude et d’une surabondance de vie ou bien l’expression du manque, de la lassitude et du dégoût de la vie26 ?
18C’est à partir d’une telle conception physiologique, qui fait de l’art et plus précisément de la musique l’expression de la vie, que s’effectue la critique de la musique wagnérienne, qualifiée de musique dans laquelle se manifeste la faiblesse et le renoncement. Dans le drame musical de Wagner, la vie se retourne contre elle-même pour s’anéantir. Mais en quoi la musique wagnérienne est-elle l’expression de la dégénérescence et de la décadence ?
19Il y a un apparent paradoxe dans les jugements de valeur de Nietzsche sur la musique. Soit Le Cas Wagner. Ce livre est sous-titré « Un livre pour musiciens ». Mais ce qui est étrange, c’est que Nietzsche ne parle quasiment pas de musique. Lorsqu’il oppose Bizet à Wagner, ce sont les livrets qu’il confronte, en sorte qu’il s’agit du coup de faire valoir, non pas Bizet, mais Halevy et Meilhac, les deux auteurs du livret de Carmen, contre Wagner librettiste (et non pas Wagner musicien !). Ainsi Nietzsche oppose-t-il la force et le caractère affirmatif de Carmen, qui préfère mourir plutôt que de renoncer à ce qu’elle veut, à Brünnhilde qui s’immole en prêchant l’abnégation et le renoncement. La critique frôle même l’insulte gratuite : les personnages de Wagner sont des « névrosés » (en français dans le texte), Parsifal un « efféminé », etc.
20En premier lieu, les amoureux et défenseurs de l’art wagnérien sont des gens qui n’y connaissent absolument rien à la musique, comme l’écrit par exemple Nietzsche à Mathilde Maier le 6 août 187827 – et conformément au discours effectif des premiers wagnériens comme par exemple Nerval, Gautier, Champfleury ou encore Baudelaire. Si Nietzsche ne parle pas de musique, c’est parce que c’est d’abord aux wagnériens qu’il s’adresse. En second lieu, les accusations de Nietzsche sont bien fondées sur une critique de la musique wagnérienne. Mais Le Cas Wagner se contente de l’indiquer – et le développement de la critique proprement musicale se trouve essentiellement dans les « écrits posthumes ». Les personnages de Wagner sont physiologiquement faibles, mais cette faiblesse n’est rien d’autre qu’un indice d’une faiblesse proprement musicale : « Wagner n’a mis en musique que des “dossiers médicaux”, que des [...] types très modernes de dégénérescence [...]. Rien n’a été mieux étudié par les médecins et les physiologistes actuels que le type hystérico-hypnotique de l’héroïne wagnérienne : Wagner est ici connaisseur, [...] sa musique est une analyse psychophysiologique d’états maladifs28. »
21Voilà qui implique, dans la musique vocale, une correspondance véritable entre la musique et le texte. Car, même si ce n’est pas toujours le musicien qui écrit le texte qu’il met en musique, c’est en tout cas bien lui qui le choisit et qui donc s’y arrête en fonction de l’intérêt et du plaisir, déterminés par le type de vie qui l’habite, qu’ils lui procurent. Texte et musique sont l’indice d’une certaine disposition du corps. Ce n’est donc pas seulement le livret, mais aussi la musique qui révèle l’état physiologique du musicien. Comme nous allons le voir, cette faiblesse proprement musicale est liée aux caractéristiques musicales énoncées plus haut et à l’interprétation qu’en fait Nietzsche.
22Une telle physiologie semble dès lors impliquer que la musique possède un sens extra-musical, au même titre que la métaphysique de la musique dont il fut question auparavant. Dans les deux cas d’ailleurs, on remarquera que ce pouvoir par lequel la musique renvoie à autre chose qu’elle-même n’est pas un pouvoir de représentation, mais d’expression, au sens où il s’agit tout autant ici que là d’un isomorphisme c’est-à-dire d’une identité de structure. Mais quelle est alors la différence entre la métaphysique de la musique et la physiologie de la musique ?
23La question devient celle de savoir comment Nietzsche peut toutefois construire une physiologie de la musique tout en maintenant les exigences de l’esthétique formaliste, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la musique ne possède pas de sens extra-musical. Si la critique de la musique wagnérienne – et, plus largement, de la musique romantique dont le drame wagnérien constitue l’aboutissement – se fonde sur le fait qu’elle opère une négation de la musique proprement dite, puisqu’elle est orientée sur le « qu’est-ce que cela signifie ? » et non sur le « qu’est-ce que c’est ? », comment défendre une physiologie de la musique qui semble paradoxalement maintenir le primat du « qu’est-ce que cela signifie ? », puisqu’elle subordonne la musique à la vie ?
24Dans la métaphysique de la musique, le flux musical symbolisait une essence intelligible au-delà des apparences sensibles. La musique, dans son aspect sensible, n’était donc que le « substitut analogique » de quelque chose qui répugne au sensible, de quelque chose appelé d’une manière inadéquate « vouloir » ou « un originaire » et qui se révélait être une négation du sensible. Ce n’est plus le cas désormais, dans la mesure où, si la musique renvoie certes à autre chose qu’elle-même, c’est au sensible dans sa variété et sa diversité, c’est à la vie dans son caractère protéiforme. Ce qui change, donc, c’est que le flux musical ne s’élève pas pour se nier au profit de son autre absolu. Bref, la vie n’est pas un au-delà auquel renverrait la musique, mais elle n’est pas non plus à proprement parler un en deçà qui, à ce titre, resterait encore transcendant à la musique. S’il n’y a pas, dans la physiologie de la musique et contrairement à ce que l’on pourrait croire, un sens extra-musical de la musique, c’est parce que la vie n’est pas ce à quoi renverrait la musique, elle n’est pas un objet extérieur à la musique que celle-ci exprimerait. Car la vie est dans la musique, elle est à la fois l’origine créatrice du déploiement du flux musical en même temps que la loi qui régit l’ordonnance des sons, la succession des différentes phrases et des différents moments.
25Afin de comprendre mieux tout autant la critique de la musique wagnérienne que cette physiologie de la musique dans son ensemble, ce sont d’abord les caractéristiques de la notion de « vie » chez Nietzsche qu’il faut rappeler.
II. Vie et rythme
26Tout ce qui vit est mu par un rythme. Ou plutôt : le propre de ce qui vit est d’engendrer le rythme. La vie est donc une organisation rythmique spontanée, de sorte que la notion de « rythme » possède un sens beaucoup plus large que son sens musical, et que celui-ci ne peut être compris qu’à l’aune de celui-là.
27Une telle idée, d’ailleurs, ne s’applique pas seulement aux êtres vivants. Certes la tendance de tout être organique est de préférer « l’effort rythmé à l’effort désordonné », comme le souligne René Dumesnil qui ajoute : « Il en résulte que, pour éviter la fatigue et obéir à la loi du moindre effort, pour utiliser au maximum le travail musculaire, nous avons tendance à exécuter des mouvements égaux dans des durées égales29 ». Mais cette idée vaut aussi pour l’inorganique. Le même auteur rappelle en effet que « le rythme se produit partout où il y a conflit de forces qui ne font pas équilibre30 ». Tout ce qui existe lutte et par là même instaure un rythme. La vie dans sa totalité est donc liée au rythme, qui devient une notion essentielle pour comprendre cette vie – idée commune à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, puisqu’on la retrouve chez des auteurs aussi différents que Dühring, Spencer, Tarde, Whitehead ou encore Bergson31.
28Nietzsche, dans ses notes de lecture sur La Valeur de la vie de Dühring, écrit la chose suivante : « le rythme domine toute l’existence appelée inerte. Des vagues sont des alternances d’accroissement et de diminution d’une manière dont, du reste, la quantité demeure constante. Sa forme fondamentale est : alternance de concentration et d’expansion. L’énergie des sentiments se développe dans une perpétuelle alternance de hauts et de bas, les états persistants sont un rythme qui revient régulièrement, mais dont nous ne distinguons pas les pulsations singulières. C’est ainsi que nous éprouvons les impressions lumineuses et sonores comme continues alors qu’elles sont rythmiques. [...] Le dionysiaque est le fond disharmonieux qui aspire au rythme [...]32. »
29Aussi peut-on en conclure que vivre, c’est instaurer un rapport d’équilibre sur un fond de déséquilibre, une régularité et une périodicité ou encore un ordre dans le chaos. C’est tout autant le cas des vagues que celui de l’organisme. Nietzsche est suffisamment musicien pour ne pas identifier le rythme à la mesure et à la pulsation. Il n’ignore pas que le rythme est ce qui se passe entre les pulsations. Cependant, il souligne dans ses textes comment une telle organisation rythmique ne peut se produire sans cette pulsation, donc sans une structure qui assure régularité et symétrie et qui peut seule unifier les différents moments en un tout.
30Quant à la connaissance, elle n’est, comme forme de vie, rien d’autre que la réduction du différent à l’identique, du singulier au général, de l’inédit à l’ancien : « identifier le semblable avec le semblable – découvrir quelque ressemblance entre une chose et une autre, c’est là le processus originaire. La mémoire vit de cette activité et s’exerce continuellement. La confusion est le phénomène primaire33. » Partant, le processus de détermination, constitutif de toute vie, consiste à tisser une continuité et une unité entre les différents moments du temps – donc non seulement à se souvenir, mais aussi à gommer ce que les choses présentent de différent (leur singularité) pour les ramener à l’identique. Par là, le vivant échappe à l’instant pour conquérir le temps, puisque la détermination s’exerce en fonction du passé (j’identifie ce qui m’apparaît dans la perception en fonction de ce que j’ai déjà vu) et permet l’anticipation du futur (je sais déjà avant de le percevoir ce que je percevrai). La détermination permet donc d’apporter une régularité et un ordre dans mes perceptions. Nietzsche écrit : « L’homme est une créature qui construit des formes. L’homme croit à l’“être” et aux choses, parce qu’il est une créature qui construit des formes et des rythmes. Les configurations et formes que nous voyons et dans lesquelles nous croyons posséder les choses n’existent aucunement. Nous simplifions et lions toutes les sensations par des figures que nous créons. [...] L’homme est une créature qui forme des images et des rythmes. Il introduit tout ce qui arrive dans ces rythmes, ce qui est une manière de se saisir des “impressions”34. »
31Par exemple, lorsque nous entendons une succession de bruits, nous sélectionnons certains sons, nous en isolons certains, nous gommons les irrégularités, afin de les ordonner dans un schéma, dans une forme – en un mot : dans une loi35. Il faut donc commencer par déterminer des points d’appui pour pouvoir saisir ce qui se passe entre ces points d’appui. Autrement dit : l’irrégularité ne peut être saisie que sur le fond de la régularité, la dissymétrie ne peut être identifiée que par rapport à la symétrie. Puisque la partition n’est pas la musique, la mesure est seulement un élément régulateur prévisible, qui permet de se repérer et est simplement formel, en fonction duquel on peut déterminer et identifier l’organisation imprévisible du contenu de la mesure36.
32Le musicien procède comme la vie. De même que, spontanément (et donc pour ainsi dire naturellement) le sportif qui exécute un exercice organise le temps en mesure, puisqu’il rythme cet exercice au moyen d’une alternance de temps forts et de temps faible »37, le rapport au temps institué par le musicien, dans ce qu’on appelle la musique classique, est conditionné par une succession de points d’appui – ce qui n’interdit nullement les transgressions : le contretemps où l’on accentue le temps faible, les cadences, etc. Cependant, si le temps fort ne revient pas à intervalles réguliers, ou bien la transgression est passagère, ou bien l’irrégularité elle-même peut revenir d’une manière régulière – comme, par exemple, dans le cas de cellules irrégulières qui, par le retour, assurent la périodicité. Il ressort de cette analyse que le temps fort n’a aucun sens en lui-même, mais ne trouve son sens que par rapport à ce qu’il prolonge et ce qu’il annonce ou laisse présager : Jacques Chailley, qui fait valoir sa signification dynamique contre toutes les conceptions statiques, le compare au rebond d’une balle, afin de bien faire comprendre qu’il ne faut pas l’assimiler à un instant ou à une coupe immobile dans le mouvement, mais au contraire le comprendre comme le moment d’une durée qu’il organise et dont on ne saurait l’isoler, à titre de résultat d’un passé dont il découle et d’anticipation d’un avenir qu’il annonce38.
33Ainsi le rythme est-il l’introduction d’une détermination proprement temporelle et, partant, l’avènement du temps comme tel. C’est pourquoi le rythme n’est pas dans le temps, parce que, s’il n’y a pas de rythme, il n’y a pas encore de temps, c’est-à-dire d’unité des différents moments : il n’y a que du chaos et de l’indétermination, que des instants ou des moments qui se succèdent sans qu’on puisse établir un lien entre eux. Le rythme est créateur du temps, car il est l’élément essentiel de la musique qui fait advenir le temps comme tel. Le temps n’est pas donné passivement à l’homme, mais celui-ci l’institue en créant un ordre rythmique, non pas au sein d’une activité consciente, mais au moyen d’un processus de constitution antéprédicatif propre au corps pensant. Cette instauration du temps ne se contente pas de lier les différents instants, mais elle les rapporte à un tout, donc à une unité d’ordre supérieur par rapport à laquelle chacun d’eux prend un sens.
34Ce n’est pas d’abord la mélodie et l’harmonie, intrinsèquement liées, qui organisent le temps. Ainsi peut-on prendre n’importe quel air, en conserver toutes les hauteurs, mais donner à toutes les notes une durée absolument égale : on n’aura pas encore d’organisation du temps, mais simplement la répétition du même – c’est-à-dire un instant indéfiniment renouvelé. Qu’on fasse en revanche abstraction de toutes les hauteurs et qu’on conserve toutes les durées des notes d’un air : malgré la pauvreté d’une telle musique, on trouvera déjà là une organisation du temps qui joue à la fois sur l’identité, à savoir la régularité et la symétrie dans la répartition des durées, mais aussi sur la différence, la variation des durées, c’est-à-dire sur la complexité, la richesse et le caractère inédit qui fait que l’organisation rythmique échappe à une simple pulsation répétée d’une manière invariable39. Par conséquent, c’est bien le rythme qui constitue l’élément essentiel de l’organisation musicale du temps.
35Il ne faut pas croire que les textes qui, chez Nietzsche, semblent accorder un primat à la mélodie réfutent notre affirmation d’une préséance du rythme dans toute physiologie de la musique (et donc aussi dans celle de Nietzsche)40. La musique, écrit Nietzsche, doit pouvoir être sifflée41 – et c’est bien la mélodie qu’on siffle. Cependant, la mélodie conquiert moins son unité et sa régularité par la hauteur des notes qu’elle renferme que par son articulation rythmique : la consistance de la mélodie tient donc à son rythme.
36Le rythme devient, après la rupture avec Wagner, l’élément sur lequel ne cesse de revenir et d’insister Nietzsche – d’une manière directe, mais aussi d’une manière indirecte, lorsque le philosophe lie la musique à la danse42, à la marche43 ou encore à la respiration44 (« une musique sur laquelle on ne peut pas respirer en mesure est malsaine45 » ; dans la musique de Wagner, « respiration irrégulière, perturbation de la circulation sanguine46 »). Par là, la musique est bien rattachée au corps : « car, jusqu’à un certain point, tout rythme parle encore à nos muscles47 ».
37Nietzsche distingue deux types de rythme, qui correspondent aux deux types de vie. Il oppose le rythme du temps (Zeit-Rhythmik) et le rythme de l’affect (Affekt-Rhythmik)48, qui correspondent respectivement au rythme de la musique grecque et au rythme de la musique wagnérienne.
38Pour comprendre cette distinction, rappelons les griefs nietzschéens à l’encontre du rythme wagnérien. Nietzsche y souligne la volonté affichée chez Wagner de briser la dimension mathématique du rythme49. Il y a, dans les œuvres de Wagner, une ambiguïté rythmique systématique dont témoignent non seulement le changement constant du tempo50, l’entremêlement de mesures à deux temps avec des mesures à trois temps, l’excès dans l’utilisation du triolet, mais aussi le fait qu’on y trouve des périodes qui ne contiennent pas le même nombre de mesures51. Wagner hait la symétrie mathématique, qui équivaut pour lui à la mort à cause de la discontinuité qu’elle implique, et cherche au contraire, par des artifices censés établir une continuité, à mettre de la vie dans la musique52.
39Il faut souligner le paradoxe de cette distinction nietzschéenne entre deux types de rythme53. Car, dans la musique grecque, le rythme musical est subordonné au discours. N’est-il pas alors soumis aux inflexions propres à la langue grecque parlée ? C’est tardivement, dans ce qu’on appelle la musique « classique », que le rythme se trouve libéré de tout assujettissement au discours pour trouver son autonomie dans une mathématisation du temps liée, d’une part, à la subdivision d’une unité (la ronde) en unités plus petites et, d’autre part, à l’apparition de la mesure.
40On pourrait donc penser, lorsqu’on observe l’histoire de la musique, que notre rythme est aujourd’hui mathématique, et que c’est au contraire le rythme des Grecs et des Latins qui, étant subordonné au discours parlé, est soumis à l’affect que produisent les mots en nous.
41Ce qui est remarquable, c’est que cette thèse a bien été soutenue par Nietzsche, au moment où il était proche de Wagner. On a vu que, dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche opposait notre rythme apollinien, c’est-à-dire mathématique, dans lequel les durées sont toutes découpées et quantifiées, donc nettement individualisées, à un rythme dionysiaque dans lequel ce découpage mathématique des durées n’existe pas. Un tel rythme dionysiaque se trouvait tout autant dans la tragédie grecque que dans son renouveau, c’est-à-dire Tristan et Isolde.
42Mais c’est précisément sur ce point que le jugement de Nietzsche se modifie. Autrement dit : ce qui change, ce n’est pas le jugement purement descriptif de Nietzsche sur la spécificité de la musique wagnérienne et plus largement de la musique d’alors, mais l’interprétation qu’il en donne. De même que, en ce qui concerne la structure mélodique et harmonique de la musique wagnérienne, il décrit d’une manière très précise et absolument invariable les procédés techniques par lesquels Wagner instaure une indétermination tonale, mais les interprète d’une manière différente voire même opposée dans La Naissance de la tragédie et dans tous les textes qu’il écrit à partir de Humain trop humain, Nietzsche, en ce qui concerne le rythme, modifie son jugement sur la valeur des deux types de rythmes qu’il avait déjà distingués, du point de vue simplement descriptif, avant La Naissance de la tragédie, dans les cours de philologie donnés à Bâle en 187054.
43Dès les années 1870, Nietzsche affirmait que « tout le développement moderne de la métrique, depuis G. Hermann jusqu’à Westphal ou Schmidt, est une erreur55 » – affirmation qui réapparaît telle quelle dans la lettre à C. Fuchs d’avril 1886 : « tout le développement de la métrique de Bentley à Westphal est l’histoire d’une erreur fondamentale56 ». Tous ces théoriciens manquent de sens historique, car ils assimilent le rythme tel qu’il existe aujourd’hui au rythme grec. Ainsi pensent-ils que le rythme grec était fondé sur l’accentuation, sur l’intonation et donc sur le primat de la syllabe et de son sens.
44Alors que La Naissance de la tragédie, dans la lignée du discours wagnérien, majorait les éléments qui permettent de rattacher le « drame musical de l’avenir » à la tragédie grecque, il s’agit désormais au contraire de faire valoir les éléments qui permettent de les opposer.
45La musique de Wagner n’a donc désormais plus rien à voir avec la musique grecque. Certes, Wagner lutte contre une organisation et un découpage mathématiques du rythme qui n’existaient pas encore, tels quels, chez les Grecs, mais il ne retrouve pas pour autant l’esprit des Grecs dont le rythme était, dit Nietzsche d’une manière paradoxale, mathématique. Si Nietzsche émet une telle assertion, c’est simplement parce que, si le rythme grec est bien orienté sur le rythme du discours verbal, il n’est pas pour autant soumis aux affects suscités par la sonorité que les mots évoquent chez l’auditeur et donc à l’intensité : « la musique grecque est la musique la plus idéale en ce qu’elle n’a pas d’égard pour l’intonation du mot (Wortbetonung) [...] Elle ne connaît absolument pas l’accentuation musicale : son effet repose sur le rythme temporel et sur la mélodie, pas sur le rythme des intensités (Stärken). Le rythme était seulement ressenti, il ne s’exprimait pas par l’intonation (Betonung)57. »
46Dans la musique grecque, l’accent tonique (Wortaccent) est soumis aux quantités temporelles (Zeitquantitäten)58. Il s’agit simplement, lorsqu’on chante un vers, de découper (diviser) la durée des syllabes non pas en fonction d’elles-mêmes et de ce que leur sonorité suscite en nous, mais en rapport au tout que constitue le vers, de sorte que la durée qu’on accorde à une syllabe dépend de celles qui précèdent et de celles qui suivent. Il s’agit donc bien d’une organisation pure de la durée, d’une organisation quantitative du temps. Nietzsche, à propos des Français qui, selon lui et sur ce point, ont plus d’affinité avec les Grecs que les Allemands, parle du fait de « sentir le nombre des syllabes comme temps59 ».
47Aussi ne faut-il pas se concentrer sur le mot, mais sur le vers. Car, s’il y a bien, quand on prononce un mot, un temps fort (Ictus), ce temps fort est perdu dans le vers auquel la valeur du mot est soumise. La partie est donc subordonnée au tout et c’est la place du mot dans le vers, c’est-à-dire la préstructuration rythmique propre à l’hexamètre et le couple arsis et thesis qui déterminent la durée de chacune des syllabes du mot60. Cette subordination de chacun des moments au tout implique alors une régularité qui se manifeste, dans la musique grecque, par le battement de la mesure – ce qui seul permet de repérer les unités temporelles qui possèdent la durée la plus longue. Cet élément est par ailleurs lié au fait que le rythme grec est né de la danse61 – on remarque, au passage, que Nietzsche soutient désormais une conception du rythme grec qui était précisément celle que défendait Wagner avant sa rencontre avec Nietzsche, c’est-à-dire par exemple dans Opéra et drame.
48La soumission du rythme à l’élément mathématique ou quantitatif a pour résultat que, si le rythme grec est bien subordonné au langage, à la poésie, il permet d’obtenir, car il s’agit simplement de gérer et d’organiser d’une manière stable et symétrique la durée, la maîtrise des affects et donc du pathos. C’est pourquoi Nietzsche le lie à l’ethos62. Cette maîtrise des affects se manifeste dans le fait que la poésie grecque respectait si rigoureusement la durée d’une syllabe qu’elle a disparu de la vie quotidienne qui, elle, faisait des accommodements et ne respectait pas les durées de chaque syllabe63.
49Pour mieux comprendre cette idée, il faut l’opposer à l’organisation rythmique qu’on trouve dans la musique du XIXe siècle et plus précisément dans la musique wagnérienne. Si le rythme wagnérien n’est pas mathématique, c’est parce qu’il n’est pas subordonné à une pure organisation du temps qu’il faut découper en quantités distinctes, en ménageant des points d’appui qui sont réguliers : il s’agit au contraire de subordonner la durée pure à l’affect, à l’effet que produit le mot en nous – donc au pathos64. Aussi le découpage des durées de chaque syllabe est-il fondé sur l’intensité, sur le crescendo et le diminuendo65. C’est pour cette raison que le rythme, chez Wagner, parce qu’il est rythme de l’affect et non rythme du temps, n’est pas un rythme proprement musical et échoue à construire une temporalité66.
50Wagner porte son attention sur l’instant au détriment du tout. Par opposition au rythme grec qui fonctionne par division, le rythme wagnérien se forme par composition sans parvenir à construire une unité dans laquelle les différents moments s’intégreraient (voir par exemple Le cas Wagner67, où Nietzsche souligne que cette Zusammensetzung exclut toute unité véritable). Le drame wagnérien privilégie la phrase sur la mélodie et donc la partie sur le tout. C’est pourquoi il n’y a plus à proprement parler de mélodie chez Wagner68 : « Dans la musique wagnérienne, la partie devient maître du tout, la phrase de la mélodie, l’instant devient maître du temps (même du tempo), le pathos de l’ethos (caractère, style, ou qu’on l’appelle autrement), en fin de compte l’esprit du “sens”69. »
51Nietzsche, à propos de la musique wagnérienne, parle de « l’excès de vie dans les plus petites choses70 » ou encore de « l’excès de la maturité du sentiment rythmique71 ». Cet excès consiste à modeler ou à ciseler chaque moment particulier (chaque phrase), à indiquer les nuances et le caractère, en sorte que ce moment acquiert une précision qui, dans l’interprétation, exclut toute ambiguïté72. Il faut mettre cette idée en rapport avec quelque chose qui préoccupe fortement Nietzsche et Wagner, dans la mesure où tous deux ont été des interprètes des musiciens qui les ont précédés. Tous deux sont très sensibles aux problèmes d’interprétation des musiciens antérieurs qui sont liés, non seulement à la difficulté de savoir si ceux-ci comprenaient les signes qui nous servent encore aujourd’hui à écrire la musique de la même manière que nous, mais aussi aux insuffisances de la notation des tempi, des nuances, etc. – voir, par exemple, les remarques sur l’insuffisance de la notation chez Beethoven73. Comme on l’a vu, c’est précisément l’indécision renfermée par toute partition, c’est-à-dire le fait que tout ce qui relève de l’interprétation ne peut pas être écrit, qui conduit Wagner a annoter si scrupuleusement ses partitions, afin précisément de réduire l’écart entre la partition et l’interprétation.
52L’art wagnérien oblige à changer constamment de point de vue. Wagner reste myope pour le tout, pour la grande forme, donc pour un point de vue à partir duquel on appréhenderait, sans en changer, la totalité des moments74. Il nous contraint à adopter le point de vue du moment dans lequel on est pour en changer aussitôt dans un mouvement imprévisible et surtout sans fin75. Nietzsche raconte à Peter Gast que ce qui fascinait Wagner dans les derniers quatuors de Beethoven, c’est précisément que la rupture avec les lois de la musique tonale a pour conséquence que ces quatuors n’ont pas vraiment d’unité et que, en vérité, Beethoven aurait bien pu s’arrêter à telle mesure ou à telle autre sans qu’on ait aucune impression d’inachèvement76.
53Nietzsche ne critique pas seulement le rythme wagnérien, mais aussi le « prolongement » auquel il a donné naissance, à savoir les théories rythmiques de Riemann (« le premier qui a fait valoir le concept central de ponctuation pour la musique elle aussi77 »). Riemann est l’initiateur d’un mouvement qui a essayé de penser le rythme musical à l’aide de concepts tirés d’un autre domaine, à savoir du langage. Il s’agit de partir de concepts qui sont liés à la théorie de la ponctuation du discours (Interpunktionslehre) pour essayer de penser le rythme musical. C’est ainsi qu’on a introduit des termes tirés de la rhétorique, comme ceux de « phrase » et de « phrasé » (Phrasierung), dans la théorie musicale78. Ce mouvement aboutit à une justification théorique de cette entreprise wagnérienne qui abandonne le tout pour le moment et qui soumet le rythme musical, purement temporel, au discours et à l’affect que les mots produisent en nous. Mais surtout : si Nietzsche critique l’entreprise de Riemann, c’est parce que l’introduction, pour rendre intelligible la musique, de notions qui servent à expliquer le langage ordinaire repose sur le postulat d’une analogie entre le langage musical et le langage ordinaire et conduit donc à faire de la musique un langage signifiant79.
54Le rythme que défend Nietzsche, le rythme de la musique affirmative, est donc soumis au temps fort et à la barre de mesure. Nietzsche souligne que la musique de Wagner est malsaine – on ne peut pas y trouver ni y reprendre sa respiration80. Il écrit : « L’intention que poursuit la musique d’aujourd’hui dans ce qu’on nomme désormais avec autant de force que d’imprécision la “mélodie infinie”, on peut la comprendre en imaginant que l’on entre dans la mer, que l’on perd progressivement pied et que, pour finir, on s’en remet à la merci des éléments : il ne reste plus alors qu’à nager. Dans la musique d’avant, il fallait faire tout autre chose, dans des mouvements gracieux ou solennels, ou ardemment passionnés, vifs et lents tour à tour : il fallait danser. [...] Richard Wagner a voulu un mouvement tout différent. Il a bouleversé toutes les conditions physiologiques de la musique. Nager, planer, au lieu de marcher, danser… [...] Si l’on imitait un tel goût, s’il devenait dominant, il en résulterait pour la musique le danger le plus grave : la totale dégénérescence du sens du rythme, le chaos à la place du rythme81. »
55Il faut au passage remarquer comment Nietzsche reprend des expressions qui proviennent de Wagner pour les retourner contre lui. C’est en effet Wagner qui, le premier, utilise la métaphore de l’élément liquide (l’eau, la mer, la vague) pour qualifier la spécificité de sa propre musique, c’est-à-dire sa capacité à échapper aux formes fixes et figées, par exemple lorsqu’il évoque, dans Ma vie, le prélude de L’Or du Rhin82. C’est, chez Nietzsche, une manière constante de procéder – et qui n’est pas exempte de perversion et de mauvaise foi – puisque la « Senta-sentimentalité » critiquée dans le Cas Wagner83 et à laquelle Nietzsche oppose le personnage de Carmen, fait directement référence à un texte de Wagner, Conseils pour l’exécution du « Vaisseau fantôme », dans lequel le musicien écrit à propos de l’héroïne : « que le caractère rêveur n’en soit pas compris dans le sens d’une sentimentalité moderne, maladive ! Au contraire, Senta est une robuste fille du nord, extrêmement naïve même, dans sa sentimentalité apparente84 ».
56On comprend le sens des métaphores nietzschéennes. Que la musique soit subordonnée à la marche et à la danse ne signifie pas qu’on puisse effectivement danser ou marcher sur la musique dont Nietzsche se fait le défenseur – contrairement à ce que semble supposer Kessler. La danse et la marche sont ici tout intérieures – et, si elles sont celles du corps, c’est du Leib et non du Körper qu’il s’agit. D’autant plus que, dans la musique qui n’est précisément pas une musique de danse, il n’y a pas de coïncidence véritable entre les deux plans : « La danseuse a beau tenter d’accorder ses gestes au tempo rubato de cette valse de Chopin, pourtant elle oblige le pianiste à restreindre, pour accompagner cette danse, la liberté de ses rubatos et à rejoindre, quittant la valse-musique, la valse-danse, si différente rythmiquement85 ! » Les métaphores de la danse et de la marche ne signifient que la chose suivante : à savoir simplement la possibilité, pour l’auditeur, d’avoir des repères et de ne pas se perdre dans un flux au sein duquel il ne trouverait aucun point d’appui. Il faut à nouveau revenir sur un sujet déjà évoqué. Si faire de la musique n’équivaut pas seulement à exécuter les notes inscrites sur la partition, c’est aussi et surtout parce que l’interprétation consiste précisément à insuffler la vie à un texte mort, donc à articuler en tous les sens que les théories de la musique donnent à cette expression. Faire « chanter » (ou, en langage nietzschéen, faire « marcher » et « danser ») la musique, cela consiste précisément, au lieu de tout jouer legato sans aucun sens de la distinction à la manière d’un débutant, à établir une hiérarchie entre les différentes notes afin de privilégier certains points d’appui, tout autant en les détachant que par l’intensité qu’on leur accorde. En somme, de même que la nage est la caractéristique de l’esprit immergé dans le flux wagnérien qui exclut toute balise, la danse et la marche relèvent d’un état spirituel produit par une musique dans laquelle on peut effectivement s’orienter au moyen de repères.
57Ce n’est pas tout. Lorsque Nietzsche écrit que la musique doit faire marcher, danser, cela signifie que la musique parle au corps c’est-à-dire qu’elle est d’abord et avant tout l’appréhension d’une ordonnance mélodique, harmonique et rythmique. Autrement dit : les métaphores de Nietzsche doivent être à nouveau comprise au sens d’un refus d’une musique qui s’adresse à l’esprit et non pas au corps, c’est-à-dire qui se donne comme l’objet d’une compréhension symbolique. Si « tout art agit comme suggestion sur les muscles et les sens86 », la musique est condamnée lorsqu’elle s’intellectualise et perd précisément tout rapport avec le sensible.
III. Chaos et ordre dans la musique : le « sens du temps »
58On a vu que Wagner s’est opposé aux lois rythmiques qui régissent la musique et proviennent de l’assujettissement de la musique à la danse. Il s’est opposé à la tyrannie de la barre de mesure, à l’assujettissement du texte à une ordonnance rythmique proprement musicale, dans laquelle le discours, contre son rythme naturel, c’est-à-dire l’irrégularité des temps forts propres aux mots qu’on prononce, se trouve assujetti à la symétrie et à la régularité des temps forts de la phrase musicale. C’est pourquoi Nietzsche affirme que Wagner a détruit tous les points d’appui, de sorte que sa musique n’est qu’un magma confus, un chaos sonore, sans aucune organisation (« dégénérescence du sens du rythme87 »). L’organisation rythmique, dans son imprévisibilité, exclut tout repère et toute anticipation : noyé, l’auditeur n’a plus qu’à se laisser emporter. Nietzsche, désormais, se tourne contre le système apériodique impliqué par le Stabreim88.
59La critique nietzschéenne, on le devine, est la même lorsqu’il s’agit de mesurer la valeur de l’organisation mélodique et harmonique du drame musical wagnérien.
60Le privilège du détail sur le tout apparaît dans l’écriture harmonique de Wagner et, comme le souligne Jacques Chailley à propos d’un thème semblable qui apparaît chez Wagner et Berlioz, caractérise la différence entre la musique française et la musique allemande : « Le contenu musical et expressif est rigoureusement identique. Mais Wagner écrit, à cinq voix égales, toute l’harmonie signifiée ; Berlioz, lui, n’écrit que l’essentiel, dans le registre le plus chaud du violoncelle ; très à l’arrière-plan, sans aucun soulignement instrumental, la basse harmonique dans un registre volontairement faible du ténor ; les notes intermédiaires, elles, ne sont pas même inscrites en accord : elles sont seulement suggérées par un dessin mouvant de la clarinette. En somme, Wagner écrit tout en bloc ; Berlioz n’écrit que ce qui est nécessaire, dosant le détail et sachant jouer de l’implicite pour faire deviner le reste89. » C’est précisément ce cisèlement du moment qui a pour conséquence de rendre indécis un tout, puisque, si chaque moment paraît clair en lui-même et par lui-même, il est désormais par là décontextualisé de l’ensemble dans lequel il s’insère.
61Désormais, le choix volontaire de Wagner est expliqué comme une incapacité musicale, comme une impuissance à ordonner le chaos musical90. La volonté d’énoncer des thèmes qui sont répétés sans jamais être développés91, la volonté de brouiller les tonalités, de subordonner la modulation au sens des vers et donc au drame92, tout cela est expliqué, par Nietzsche, comme l’incapacité de Wagner à construire une temporalité proprement musicale. Par exemple, puisque les thèmes ne sont pas développés, mais répétés voire amplifiés, Nietzsche affirme que la musique de Wagner bégaye. Puisque la musique de Wagner transgresse systématiquement les lois de la musique tonale et ne se soumet pas aux règles traditionnelles de la composition, Nietzsche écrit qu’elle part à l’aventure – il oppose au recitativo secco de l’opéra italien la mélodie infinie à titre de « récitatif mouillé ».
62Nous comprenons en quel sens la musique wagnérienne s’oppose aux « conditions physiologiques de la musique ». Non seulement l’homme est une créature qui introduit des formes et des rythmes dans le devenir afin de l’immobiliser en « choses » et en « êtres », mais, plus largement, le propre de la vie, c’est d’introduire de la régularité et de l’unité dans ce qui, en soi, n’en a pas. Partant, c’est donc bien un refus de la tendance propre à la vie qu’exprime la musique wagnérienne. Par exemple, chez Wagner, « la cessation des grandes périodes rythmiques, le fait qu’il ne reste que des phrases d’une mesure, produit à vrai dire l’impression de l’infini, de la mer ; mais c’est là un artifice, pas la loi normale… Nous aspirons à des périodes93. »
63La musique de Wagner refuse tout ordre et toute unité, elle se borne à construire des moments ou des phrases qu’on pourrait légitimement isoler de ce qui précède et de ce qui suit. Son apparente continuité est due au fait qu’elle se construit dans l’instant, qu’elle entame à chaque instant un processus de constitution sans cesse démenti, qui ne trouve ni repos ni forme ni détermination, et qui se poursuit jusqu’à la fin de l’opéra. C’est en ce sens que la « mélodie infinie » n’est rien d’autre, comme le dit déjà Humain trop humain, que le « règne de l’informe » : elle laisse pressentir quelque chose, commence un processus de détermination, mais la détermination, à peine esquissée, se dissout dans une nouvelle détermination94. La mélodie wagnérienne n’a donc qu’une continuité apparente, étant donné qu’elle est dénuée de toute unité, c’est-à-dire qu’elle ne constitue pas une totalité par rapport à laquelle chaque moment prend un sens. Elle est une simple succession d’instants ou de moments, sans qu’aucune loi, aucune règle logique ne nous expliquent pourquoi telle phrase donne naissance à telle autre dans laquelle elle se poursuit. Faute d’une légalité véritable, on voit que seul le hasard détermine l’enchaînement des différentes esquisses. Comme l’écrit le musicien et théoricien André Boucourechliev : « Chez Wagner, changer de tonalité devient un geste tellement constant qu’il se vide de sa capacité à articuler. Moduler – mais venant de quel ton, allant vers quel autre ? Venant, en réalité, d’une modulation, allant vers une autre – c’est-à-dire errant entre les tonalités et par là même les suspendant, les ignorant95. »
64La myopie de Wagner pour le tout, l’absence d’unité des différents moments trouvent leur pendant dans la surdétermination du détail c’est-à-dire de chaque mesure considérée comme fin en soi, dans le cisèlement maniaque de chaque instant pris isolément96. Néanmoins, il ne s’agit nullement, malgré ce que prétend Wagner (et ce que prétendait Nietzsche lui-même encore sous influence), d’une image du temps, mais d’une image de ce qui s’oppose au temps, d’une image d’un chaos qui nous fait pressentir quelque chose qui n’arrive jamais97. La musique wagnérienne, dans ses dimensions mélodique, harmonique et rythmique, part « à l’aventure » (« Pour cette musique, la pire de toutes les mauvaises musiques possibles, avec cette agitation et ce chaos partant à l’aventure mesure après mesure98 »).
65Wagner n’arrive pas à développer une idée musicale. Nietzsche écrit qu’il « redoute la pétrification, la cristallisation de la musique, son passage aux formes architecturales, et c’est ainsi qu’il oppose au rythme à deux temps un rythme à trois temps, qu’il introduit assez fréquemment une mesure à cinq ou sept temps, qu’il répète la même phrase immédiatement à la suite, mais en l’étirant tellement qu’elle en reçoit une durée double ou triple99. » Wagner est incapable de développer une mélodie et la brise constamment : « Pauvreté de la mélodie et dans la mélodie chez Wagner. La mélodie est un tout aux belles proportions nombreuses. Reflet de l’âme ordonnée. Il y aspire : tient-il une mélodie, il manque de l’étouffer sous ses embrassements100. »
66C’est parce que l’idée musicale, lorsqu’elle apparaît, n’est jamais développée, que Nietzsche écrit que Wagner ignore toute « dialectique101 » (terme pris ici positivement, puisqu’il équivaut au « sens suprême des formes, qui consiste à développer logiquement les plus compliquées à partir de la forme initiale la plus simple102 ») – car elle est simplement répétée, ou amplifiée ou encore abandonnée. L’art wagnérien n’est en ce sens rien d’autre qu’un « art de l’amplification103 », dans la mesure où le musicien ne sait ni « raconter » ni « démontrer (beweisen)104 » : « Après un thème, Wagner est toujours embarrassé pour continuer. De là la longue préparation – la tension105. » Pour poursuivre l’analogie nietzschéenne, on dira que si la musique wagnérienne se contente de poser (setzen) au lieu de composer, c’est parce qu’elle se contente de produire une succession d’affirmations (Behauptungen) qui entretiennent un lien tout extérieur au lieu de construire une preuve ou une démonstration (Beweis) qui seule permettrait d’échapper à la fragmentation106.
67Tous les commentateurs ont relevé les qualificatifs qui reviennent dans les textes du Nietzsche de la maturité : la musique de Wagner met l’auditeur dans le même état qu’un somnambule, elle produit le même effet que l’alcool ou, plus largement, que la drogue107. Cela posé, on ne comprend pas le sens de telles comparaisons si l’on fait l’impasse sur les développements qui précèdent. En effet, ce qui caractérise l’alcoolique ou le drogué, c’est qu’ils perdent le sens du temps : non seulement leur présent se dilate, mais ils restent incapables, d’une part, de mesurer le temps qui s’est écoulé et, d’autre part, d’appréhender ce présent par rapport au passé et au futur. Dans les deux cas, la dispersion (ou l’éclatement) des moments fragmentés, soumis à la pure succession, est liée à une acuité excessive des sens dans un présent autonomisé qui s’étire indéfiniment – exactement comme dans le Prélude de Lohengrin, cette étrange impression qu’on assiste à l’avènement de quelque chose qui ne vient pas : ce que Nietzsche appelle le « pressentiment de l’infini ». Le propre de la musique wagnérienne, c’est qu’elle « fait pressentir » (ahnen machen), c’est-à-dire qu’elle nie l’élément fini dans lequel elle se déploie (la succession des sons) en suggérant l’infini (Unendlichkeit). Les comparaisons de Nietzsche, on le voit, ne sont pas anodines, car elles insistent à nouveau sur l’incapacité d’ordonner le moment dans un tout. De même, si la musique wagnérienne est, comme ne cesse de le répéter Nietzsche, l’expression d’une vie malade et dégénérée, c’est parce que la vie malade est celle qui, passive, se perd dans le chaos sans tenter activement de l’ordonner.
68La synthèse des critiques de Nietzsche se trouve dans l’affirmation selon laquelle ce qui, chez Wagner, est détestable, c’est « son sens du temps108 ». Le propre de la musique wagnérienne, c’est qu’elle privilégie le devenir et, par conséquent, l’instant sur le temps comme totalité. Cette musique se meut irrémédiablement dans un instant qui se transforme et se renouvelle sans cesse, dans un instant qui devient sans jamais être, sans jamais pouvoir trouver une détermination et une identité. Non seulement l’instant présent, chez Wagner, ne construit aucune direction déterminée vers laquelle il se projetterait, un futur qu’on pourrait anticiper, mais il opère systématiquement un déni du passé qu’il refuse d’assumer, en recommençant à chaque fois quelque chose de radicalement nouveau. Aussi la musique de Wagner ne procède-t-elle que d’une manière négative, et ce n’est qu’au moyen de prédicats ayant une valeur négative qu’on peut en parler. La musique de Wagner n’affirme pas, ne construit pas, elle n’invente pas, mais elle déconstruit, elle s’oppose, elle nie, tel le lion des « trois métamorphoses109 » dans le Zarathoustra.
69Nous croyons qu’il faut prendre l’expression de « musique affirmative » au mot. Si la musique wagnérienne n’est nullement une musique affirmative, c’est précisément parce qu’elle reste incapable, si l’on peut dire, de produire des phrases musicales assertoriques – la musique de Wagner n’énonce pas une pensée, mais l’état qui précède la pensée, « dans lequel on sent sourdre les pensées pas encore nées, la promesse de pensées futures110 ». Ainsi la septième diminuée, si fréquente dans l’œuvre de Wagner (mais aussi dans les œuvres musicales de Nietzsche pendant la période wagnérienne), apparaît-elle comme l’élément qui fait de la phrase musicale un énoncé hypothétique d’autant plus aporétique que, alors que toute question formulée dans notre langage ordinaire implique quelque chose quant à ce qu’il faut chercher et quant à la manière dont nous devons le chercher, la septième diminuée apparaît comme le fait d’interroger en général, sans même poser une question déterminée. Elle est l’interrogation radicale qui ne détermine même pas ce sur quoi on interroge, elle est l’indétermination même, puisqu’elle permet de moduler dans n’importe quel ton. Autrement dit : la septième diminuée n’assume pas le passé et ne pose aucune direction par rapport à laquelle le présent pourrait s’instituer comme tel en faisant advenir un futur, elle refuse au contraire de sortir du flux des instants qui se succèdent sans ordre, sans légalité. Elle est donc le moyen exemplaire qui permet de faire de la musique un discours imprévisible et de mettre en place une succession de surprises inattendues affectant l’auditeur.
70On a souvent comparé la musique à un discours ou à un récit. L’œuvre musicale énonce des idées, les développe, les hiérarchise, les met en rapport, fait des variations, revient en arrière, introduit des silences, etc.111 Comme l’écrit Schoenberg (et indépendamment du fait que le jugement de valeur qu’il porte sur Wagner n’est pas le même que celui de Nietzsche), « bien peu savent l’art d’exprimer une pensée musicale de façon juste et variée. [...] Cette façon simpliste d’exposer des idées [...] est la marque des esprits incultes, qui ne savent parler des choses que dans l’ordre où elles se présentent, qui ne peuvent les concevoir dans leur ensemble et ne sauraient en conséquence ni prévoir ce qui va suivre ni faire un retour en arrière, en vue de lier logiquement une phrase à une autre autrement que par des “et” : “Et je dis... et alors il dit... et alors nous avons éclaté de rire... et... et...” à l’infini112. » Il apparaît que ce qu’on nomme une idée musicale est beaucoup moins une trouvaille ponctuelle qu’on pourrait isoler et décontextualiser que, au contraire, la méthode de construction des différentes figures et donc ce qui fonde l’unité d’une pièce113. Partant, la musique affirmative est une musique qui avance, qui élabore, qui se construit en se fondant sur les assertions déjà produites et en anticipant celles qui vont suivre, bref, qui obéit à un style, c’est-à-dire à une « force organisatrice114 » en vertu de laquelle les différents moments forment une « unité » et un « tout115 ».
71Par opposition à l’interrogation radicale présente dans la musique wagnérienne, qu’on peut pour cette raison qualifier de musique « équivoque116 », la musique affirmative n’en reste pas au présent dans lequel, néanmoins, elle s’effectue. Elle se risque à ouvrir une direction, restreignant par là même le champ des possibles. Elle assume (par opposition au « pressentiment de l’infini ») son caractère fini et par là même imparfait. La direction ouverte par le moment présent, c’est ce par quoi le présent se transcende vers l’avenir qu’il instaure. Nietzsche écrit dans Le Cas Wagner que la musique de Bizet « construit, organise et achève117 ». L’émergence du temps, par opposition à un devenir assimilé au chaos, implique au contraire l’arrêt ou l’immobilisation du devenir. L’émergence du temps n’exige pas le rejet de l’instant présent pour prétendre se déporter dans un passé qui n’est plus et dans un futur qui n’est pas encore. Car la création du temps équivaut seulement à la construction dans le moment présent de ce présent comme tel, en établissant son lien avec un passé qui n’est plus, mais que cet instant assume sans le détruire (puisqu’il en constitue à la fois la conservation et le dépassement), et avec un futur qui n’est pas encore mais qui apparaît déjà dans un présent qui l’anticipe. Autrement dit, le présent pose le futur comme but, comme telos, et c’est par là même qu’il crée le temps, parce qu’il refuse d’en rester à un devenir vide, gros d’un sens qu’il laisse pressentir mais dans lequel rien n’advient, donc d’en rester à un instant indéfiniment renouvelé, toujours absolument nouveau, sur lequel on ne peut pas prendre appui et duquel on ne peut pas sortir.
72C’est en soumettant le développement mélodique, harmonique et rythmique aux inflexions du discours que Wagner rompt avec les lois du langage musical et instaure une indétermination constante. Ce qui, chez Wagner, justifie la transgression de la légalité musicale, c’est que la musique n’est qu’un moyen d’expression du texte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Nietzsche soutient que Wagner n’écrit pas en musicien – puisque ce qui importe est pour lui le sens extra-musical de la musique, l’affect, c’est-à-dire l’effet que produisent les mots sur notre sensibilité : « de fait, Wagner a répété toute sa vie une unique proposition : que sa musique ne signifie pas seulement de la musique ! Mais plus ! Mais beaucoup plus !... [...] Ainsi ne parle aucun musicien118. »
73Voilà pourquoi Adorno voit en Wagner le précurseur de la musique de cinéma. C’est là d’ailleurs la seule remarque de Adorno sur Wagner qui présente un caractère inédit – et son absence chez Nietzsche, n’est évidemment liée qu’à des raisons historiques que tout le monde comprend. L’Essai sur Wagner souligne que « la musique devient le commentaire de la scène du fait que l’auteur prend position et viole exactement cette immanence formelle pour l’idéal de laquelle le drame musical fut imaginé. C’est la raison de ce qu’il y a en elle de pelliculaire, de “suiviste”, de proprement cinématographique119. » La musique, dès lors, non seulement s’aligne sur la parole mais la commente à la manière d’un discours qui la doublerait – on sait comment, dans le Ring, la musique peut, grâce à la technique du leitmotiv, dire autre chose que ce que dit la parole, dire plus que ce que dit la parole, ou même la dédire pour faire apparaître le véritable sens d’une situation ou d’un personnage. En ce sens, la musique, précisément parce qu’elle est promue leitmotiv, se trouve investie d’« un caractère de marchandise, [d’]une fonction semblable à la publicité : la musique est destinée, comme plus tard dans la culture de masse en général, à être retenue de mémoire, conçue au premier chef pour les oublieux » – souligne Adorno en reprenant immédiatement après le mot de Nietzsche, selon lequel « il [sc. Wagner] aurait écrit pour des gens n’entendant rien à la musique120 ». Dans la bible du wagnérien français, Le Voyage artistique à Bayreuth, Lavignac, lorsqu’il définit le leitmotiv, assimile le langage musical à notre langage ordinaire et, s’il affirme certes que le musicien pense au même titre par exemple que le philosophe, même s’il pense par sons et non pas par concepts (« Wagner pensait en musique »), ne se rend pas compte qu’il nie la spécificité de la pensée proprement musicale, dans la mesure où il thématise celle-ci à l’aune de la pensée qui procède conceptuellement. C’est que, selon lui, le leitmotiv est une « image sonore » qui devient la synthèse d’un personnage ou d’un caractère, dans la mesure où elle y a été associée un certain nombre de fois (exactement comme un mot qui, à titre de support graphique et sonore, est associée à son référent). « Penser en musique », si l’on suit les analyses de Lavignac, n’est nullement construire à partir de l’organisation des sons une certaine image de la temporalité, mais organiser un discours à la manière des propositions de notre langage ordinaire, dans lequel apparaissent des leitmotive qui nouent des rapports variables les uns avec les autres.
74Le leitmotiv, qui est l’élément originaire à partir duquel se construit la musique wagnérienne, donc sa loi ultime d’organisation, apparaît tel un panneau indicateur ou une carte de visite – pour reprendre des formules connues121. Si l’analogie avec le cinéma est pertinente, c’est pour deux raisons. La première est l’exigence de brièveté à laquelle est soumise la musique de film, de sorte qu’elle consiste en une énonciation de thèmes, qui non seulement voisinent les uns à côté des autres (exactement comme Wagner juxtapose les thèmes dans le Prélude de Parsifal), mais ne peuvent pas être développés. Et s’ils ne peuvent pas être développés, c’est non seulement faute de temps, mais aussi parce que leur rôle ou leur fonction est ailleurs. La seconde raison consiste dans le fait que la musique de film reste un élément qui ne possède aucune autonomie, dans la mesure où elle est simplement et absolument un moyen au service de l’image cinématographique, dont elle sert simplement à souligner ou à renforcer le sens.
75Comme le remarque encore Adorno, la manière dont Wagner conçoit la musique a pour conséquence de substituer au développement proprement musical « un discours en quelque sorte associatif122 ». On peut certes dire, comme par exemple Pierre Boulez, que cette manière est en vérité un prétexte qui a permis à Wagner de bouleverser les lois de la composition musicale pour créer quelque chose de radicalement nouveau en musique, mais on peut également penser, comme Nietzsche, Boucourechliev ou encore Adorno, que « chez Wagner, les insuffisances de l’organisation technique de la composition proviennent toujours du fait que la logique musicale [...] est amollie et remplacée par une espèce de gesticulation, par exemple comme des agitateurs substituent des gestes verbaux, des slogans, au développement discursif de la pensée. [...] La séquence de Wagner s’oppose diamétralement à celle de la symphonie beethovenienne. Elle exclut par principe la durchgebrochene Arbeit du classicisme viennois. Les gestes se laissent répéter et renforcer, mais non pas proprement “développer”123. » De là la conclusion à laquelle parvient Adorno, qui est très exactement la même que celle de Nietzsche, à savoir que « le geste wagnérien [...] est étranger au temps124 » : « s’il ne domine pas le temps comme Beethoven, alors il ne le remplit pas non plus comme Schubert. Il le révoque125. »
76Si l’on excepte la dimension politique de la critique d’Adorno, dont on peut d’ailleurs soupçonner la légitimité, on ne trouve dans son texte sur Wagner rien d’autre que des critiques qui apparaissaient déjà chez Nietzsche : 1) la substitution du leitmotiv au thème a pour conséquence la substitution de la répétition au développement126 ; 2) « atomisation du matériau » (l’art de l’infiniment petit, chez Nietzsche) et subordination du tout aux éléments : alors que chez Beethoven, c’est à partir du motif que se développe un tout dans lequel se fond le motif, chez Wagner « le détail est démenti par la progression qu’il est incapable de fonder à partir de lui-même127 » ; 3) l’absence d’invention mélodique : le « procédé gestuel » de Wagner interdit toute construction proprement mélodique, Adorno insistant, à partir de quelques exemples précis, sur l’aspect « inarticulé » de la mélodie wagnérienne et sur son absence d’« univocité128 » ; 4) l’autonomisation du timbre, qui dès lors vaut pour lui-même (en l’absence de toute forme véritable129) ; 5) la subordination de la musique à l’élément extra-musical, de sorte que la musique devient spectacle : lorsque Nietzsche écrit que la musique de Wagner se donne sans cesse comme la révélation imminente d’un sens infini sans cesse différé, qu’elle passe son temps à suggérer quelque chose qui n’advient jamais, Adorno écrit ironiquement à propos de « la musique du vendredi saint de Parsifal » que, « du miracle, l’on ne dit rien de plus que “la forêt et la prairie brillent dans la lumière matinale”130 ».
IV. L’idéal musical de Nietzsche dans les textes de la maturité
77Pour comprendre quel est le type de musique que défend Nietzsche à partir du moment où il élabore sa physiologie de la musique, trois directions s’ouvrent à nous.
78La première consiste dans l’examen des œuvres musicales et des écrits sur la musique de Heinrich Köselitz (1854-1918), plus connu sous le pseudonyme de Peter Gast131. Rappelons que Gast commença par étudier la musique au conservatoire de Leipzig. C’est après avoir découvert La Naissance de la tragédie qu’il s’inscrit en 1875 à l’Université de Bâle pour y suivre un enseignement de philologie et qu’il rencontre Nietzsche, à la vie et à l’œuvre duquel il restera indissociablement lié pour autant que, non seulement il se lie d’amitié avec lui, mais qu’il l’assiste au sens littéral du terme à la manière d’un secrétaire. Si Janz a peut-être raison de souligner que, entre les deux hommes, « il subsista toujours un reste de distance, une ultime barrière », et que « Köselitz ne sortit ainsi jamais du rôle effacé de l’élève respectueux132 », il nous semble que cette thèse, si elle a quelque valeur, ne l’a toutefois qu’en ce qui concerne les affaires proprement philosophiques. Car la correspondance fait apparaître une autre dimension : dès qu’il est question de musique, Nietzsche s’efface devant Gast. Non seulement il passe son temps à répéter à propos de lui-même qu’il est un piètre musicien et ne cesse de souligner qu’il ne possède pas la compétence de son interlocuteur133, non seulement il lui écrit le 17 mai 1888 : « je voudrais pouvoir vous dire combien tous vos jugements musicaux m’édifient », mais c’est à celui-ci qu’il demande de revoir son lied Prière à la vie afin de lui « ôter un peu son tour novice134 ».
79On sait aussi que, à la mort de Nietzsche, et sous l’influence de Elisabeth Förster-Nietzsche, il collabora à la création des Nietzsche-Archiv à Weimar et, du coup, à la falsification des textes du philosophe.
80Gast a composé plusieurs œuvres qui ont rarement été jouées et qui sont sans cesse citées par Nietzsche comme un exemple exemplaire de la musique affirmative ou de la musique méditerranéenne qu’il ne cesse d’opposer à Wagner135. Nietzsche écrit à Overbeck le 18 mai 1881 : « notre ami Köselitz est un musicien de premier rang, la beauté de son œuvre est d’une magie nouvelle et toute particulière, dans laquelle aucun contemporain ne peut l’égaler. Pétulance, charme, ferveur, un grand éventail de sentiments, depuis la plus innocente folâtrerie jusqu’à l’ingénieuse sublimité : avec cela une perfection technique, une finesse des exigences envers soi-même qui, en ce siècle grossier, me réconfortent indiciblement. Enfin, il existe une parenté entre cette musique et ma philosophie136. »
81Parmi les œuvres de Gast, il y a au moins deux opéras dont paradoxalement, on connaît les noms sans en avoir jamais entendu une note, dans la mesure où ils ne sont pas joués, mais systématiquement cités par Nietzsche, à savoir Badinage, ruse et vengeance (1880), qui n’a connu aucune exécution, et Le Lion de Venise (ou Le Mariage secret), sur le même livret que l’opéra homonyme de Cimarosa, composé en 1884 et créé à Danzig en 1891 (la dernière exécution eut lieu à Chemnitz en 1933). Gast a également composé un quatuor à cordes (1874), un septuor pour instruments à vent (1885), de nombreux lieder pour piano et orchestre (environ 50) et de la musique symphonique.
82Gast, de plus, a également écrit sur la musique. Il a collaboré à la revue Internationale Monatsschrift, créée en 1882 par Schmeitzner et qui disparaît au bout d’un an et demi, dans laquelle il publie ses articles sur la musique sous le nom de Ludwig Murner137. Gast a été très influencé par les idées développées par Nietzsche – raison pour laquelle Janz écrit que les « questions esthétiques [sont chez Gast] abordées dans l’optique nietzschéenne138 ». Ainsi Gast écrit-il à Overbeck le 12 mai 1880 : « Nous comprenons malheureusement aujourd’hui presque toute la musique d’une manière programmatique. Je dis “malheureusement”, non pas par rapport à l’auditeur, mais par rapport au musicien qui produit, étant donné que sous le principe tout à fait exécrable de musique à programme trop de choses ont été commises ; quelque chose d’aussi fouillis que le troisième acte du Crépuscule des Dieux (à l’exception de la première scène avec les filles du Rhin) serait impossible sans ce principe. Je ne sais pas non plus si l’époque du goût pour de telles choses durera si longtemps. À Riva, j’avais de nouveau dans les mains, pour la première fois depuis quatre ans, la transcription pour piano des Nibelungen, et plus précisément une transcription complète pour piano, sans texte. J’ai jadis dit à Nietzsche que cette transcription pour piano est pour Wagner le danger le plus grand, parce qu’il y apparaît combien on procède ici d’une manière rhapsodique, sans unité, inconséquente, décousue. Sans texte, ces sauts, qui restent absolument sans motif pour ce qui est de la musique, sont à peine supportables. Les wagnériens peuvent bien dire ce qu’ils veulent, mais les mots, même quand ils emploient les expressions les plus claires, on ne les comprend pas, et du moins le sens de propositions entières, surtout quand elles sont aussi obscures que celles de Wagner, on ne les comprend pas. La musique, même dans le drame, doit se développer aussi logiquement que dans la symphonie ; car nous n’entendrions, si nous n’avions pas toujours en regard le livret imprimé, rien d’autre que cette symphonie, à laquelle pour ainsi dire d’une manière contingente une voix qui chante collabore139. » Frederick R. Love a souligné, d’une part, la similitude entre les idées qui apparaissent chez Gast et chez Nietzsche, renvoyant d’ailleurs à un fragment posthume de Nietzsche dans lequel on lit littéralement la même chose140, et, d’autre part, le fait que ces idées ne surgissent toutefois pas au même moment chez les deux hommes – et nous avons en effet vu qu’elles trouvent leur expression, chez Nietzsche, dès les écrits posthumes de 1874-1876. Cette lettre de Gast, de plus, est le témoignage d’une conversion récente. Car le musicien, en 1880, essaie de composer son premier opéra, Willram et Sigeher, qu’il abandonne sans raison la même année, et qui témoigne jusque dans le livret (tout autant l’histoire, les personnages que le style avec une utilisation systématique du Stabreim) d’une influence wagnérienne141.
83Cela posé, on notera toutefois que, si Gast est réticent vis-à-vis de la musique wagnérienne, il n’y a pas chez lui un rejet total, mais, d’une part, une hiérarchie des œuvres de Wagner (et une préférence nettement marquée pour la Tétralogie et pour Tristan par rapport à Parsifal) et, d’autre part, une reconnaissance – contre la critique unilatérale de Nietzsche142 – des aspects novateurs de cette musique (essentiellement au niveau de l’harmonie et de l’orchestration).
84Que les œuvres de Peter Gast soient tombées dans l’oubli le plus total est désolant pour deux raisons. La première, c’est que cet état de chose condamne les commentateurs, dont l’esprit n’est décidément pas très wissenschaftlich, à vouloir en parler sans même en avoir une connaissance de deuxième ou de troisième main143. Voilà pourquoi la musique de Gast souffre du même discrédit que celle de Nietzsche. Dans les deux cas, sous prétexte que les deux hommes sont connus pour autre chose que leur œuvre musicale, on affirme que celle-ci ne vaut pas une heure de peine en s’appuyant sur des jugements décontextualisés produits par certains de leur contemporains. La seconde, c’est que, pour quiconque cherche et donc trouve les partitions de Gast, il apparaît que celles-ci témoignent tout autant que les œuvres musicales de Nietzsche de qualités qui nous autorisent, sans parler de génie, à qualifier le musicien de « petit maître ». Ce qui seul, ici, nous intéresse, c’est de noter que :
les opéras de Gast, contre l’idéal wagnérien de la « mélodie infinie » – et, plus largement, contre la tentative de créer un opéra allemand qu’on trouve déjà dans le Singspiel de Mozart ou l’unique tentative de Beethoven dans ce domaine – récupèrent les lois d’organisation de l’opéra italien, à savoir la division en airs et en récitatifs144 ;
il y a tout autant dans les airs d’opéra de Gast que dans ses lieder un primat de la mélodie : la dimension verticale est subordonnée à la dimension horizontale et ne s’autonomise jamais. De plus, les mélodies, dont Love souligne le « charme incontestable145 » restent simples tout en renfermant de subtiles richesses dans l’ornementation – de sorte que la musique de Gast, conformément à l’idéal nietzschéen, est faite pour être chantée –, et elles obéissent à une régularité si prévisible qu’on peut même parler d’uniformité146.
l’écriture de Gast demeure classique et fidèle aux lois de la musique tonale (balisée par le rapport tonique-dominante) : l’examen des partitions révèle que, pour lui, la seule voie ouverte au musicien de la fin du XIXe siècle est d’explorer les possibilités infinies de la conscience tonale147. Ainsi Love souligne-t-il à propos de l’œuvre majeure de Gast, Le Lion de Venise, dont il remarque qu’elle est somme toute l’équivalent musical du Cas Wagner, pour autant que c’est en elle que culmine la réaction anti-wagnérienne du musicien qui a connu le même itinéraire que Nietzsche148, passant du stade de fervent admirateur à celui de critique implacable, la transparence d’une organisation harmonique qui évite systématiquement toute l’ambiguïté wagnérienne149 – et bien qu’elle incorpore en elle certains accords et même certains tics qui sont, au XIXe siècle, rentrés dans un système qui s’est progressivement élargi150.
85La deuxième direction consiste à examiner l’unique œuvre musicale composée par Nietzsche après sa rupture avec Wagner, c’est-à-dire le lied pour voix et piano intitulé Prière à la vie (Gebet an das Leben) (1882) – dont il fera une version pour chœur et orchestre intitulée Hymne à la vie (Hymnus an das Leben) (1884-1885, puis 1887151). On rappellera que, d’une certaine manière, la Prière à la vie n’est pas une composition inédite, puisque Nietzsche y reprend un thème qui apparaît dans l’Hymne à l’amitié (1874).
86Nietzsche écrit à Peter Gast au moment où il lui envoie cette partition : « c’est cette fois la “musique” qui vient à vous. Je voudrais bien avoir composé un lied qui pourrait également être exécuté en public – “pour rallier les hommes à ma philosophie”. Jugez si cette Prière à la vie s’y prête. Un grand chanteur pourrait avec cela m’arracher l’âme du corps [...]. Vous me croirez peut-être sur parole si je vous dis que je me suis donné de la peine dans la mesure où j’en suis capable152. »
87D’une part, Nietzsche ne cesse de souligner que ce lied est une illustration exemplaire de l’idéal musical qu’il défend dans ses ouvrages et, d’autre part, il insiste sur le fait que cette pièce est l’expression musicale adéquate des idées philosophiques développées dans ses ouvrages. Autrement dit : ce sont les même idées qui sont exprimées, dans un cas par le discours du philosophe et, dans l’autre par le langage musical.
88Davantage, apparaît dans la correspondance de Nietzsche l’idée selon laquelle la musique reste quelque chose de supérieur à la philosophie et à tous les discours. En témoignent d’abord deux lettres à Peter Gast. Dans la première, Nietzsche écrit : « La musique est de beaucoup ce qu’il y a de mieux ; à présent, plus que jamais, j’aurais voulu être musicien153 ». Dans la seconde, on lit la chose suivante : « [...] et, après tout, je suis un vieux musicien pour qui il n’est de consolation que dans les sons ! [...] Il est hors de doute que dans le tréfonds de mon être, j’aurais voulu pouvoir composer la musique que vous composez, vous, – et ma propre musique (bouquins compris) n’a été faite que faute de mieux154 … » En témoignent ensuite les lettres que Nietzsche envoie à plusieurs de ses interlocuteurs au moment de la parution de son Hymne à la vie, la seule de ses œuvres musicales qui ait été publiée de son vivant155. Pour Nietzsche, cette publication est au moins aussi importante que celle de ses textes. En témoigne enfin la proposition si célèbre selon laquelle « sans la musique, la vie serait une erreur », qu’on trouve telle quelle, dans une lettre à Peter Gast du 15 janvier 1888, par ailleurs au moment où Nietzsche mentionne qu’il a entendu Carmen quatre fois, dans une lettre à Georg Brandes du 27 mars 1888 et dans un fragment posthume de la même année156.
89La Prière à la vie est organisée à partir de la tonalité de ré M. Nietzsche commence par la dominante et effectue un point d’orgue sur cette dominante. Ce n’est qu’après ce point d’orgue qu’entre le chant, les deux premières mesures constituant donc une « ouverture » qui fixe l’ambiance. Nietzsche fait alors un emprunt en mi m (mes. 8-9), puis une cadence rompue sur un nouveau point d’orgue (mes. 12). Il fait ensuite un emprunt en mi m (mes. 14) avant de revenir en ré M (mes. 14-17). D’autres modulations sous forme d’emprunts interviennent à partir de la mesure 21. Puis Nietzsche passe sur la dominante de la dominante (mes. 27 : nous sommes en mi, mais sans note fondamentale), avant qu’arrive la grande conclusion qui s’effectue sur une pédale de la M (à partir de la mes. 28). Nietzsche conclut sur la dominante. Il faut remarquer le beau retard avec l’introduction d’une note étrangère à la tonalité (le ré).
90Il y a bien ici une stabilité, une unité tonale qui organise chacun des moments. La conclusion sur la dominante (qui apparaissait déjà dans des lieder de jeunesse de Nietzsche157) n’invalide nullement ce sentiment d’une unité, dans la mesure où elle ne dégage aucune impression d’inachèvement. Elle apparaît bien plutôt comme l’intégration parfaite d’un élément original au sein d’une totalité construite et organisée d’une manière tout à fait logique (pour reprendre un terme qui revient sans cesse dans Le Cas Wagner pour qualifier la musique de Bizet) et traditionnelle. La mélodie est simple, ample et majestueuse. La voix est utilisée comme un instrument qui est subordonné à la grande ligne instrumentale, pour les inflexions et les respirations qu’elle peut apporter, sans qu’on puisse dire qu’elle est expressive – autrement dit : aucun pathos ici. L’unique indication expressive est : mit heroischem Ausdrucke. Les seules nuances dynamiques surgissent dans le passage majestueux au ppp précédé par un ritardendo – passage qui est suivi par cet autre, tout aussi continu, au f qui conclut la pièce. Force est de constater la majesté sereine de la ligne de chant, affirmative et égale, débarrassée de tout tourment. Nous pourrions croire qu’il s’agit ici d’une voix céleste : si cette voix évoque celle de la musique religieuse, elle n’en est pas moins incarnée, puisque le Dieu qu’il s’agit de prier est la Vie158.
91La grande force de ce lied consiste dans le fait que le piano est pensé comme un accompagnement : il est donc subordonné au chant qui tient la mélodie. Si ce principe était déjà celui de nombreux lieder de jeunesse de Nietzsche, la différence se trouve dans le fait que, ici, l’accompagnement enrichit le chant, l’orne et le complète : il y a dans cette Prière à la vie une multitude de détails qui n’existaient pas dans les lieder de jeunesse de Nietzsche159, et qui lui confèrent une richesse incomparable qui n’est pas sans évoquer la forme du lied telle qu’elle se manifeste en particulier chez Schumann. Le piano soutient le chant, mais il ne s’agit pas d’un simple remplissage. Appoggiatures, notes de passage, retards et autres procédés colorent de façon originale le schéma classique dans lequel s’inscrit ce lied :
92S’agit-il d’une coïncidence ? Les intervalles des premières notes de la Prière à la vie sont également ceux du « thème des pèlerins » (en mi M) de l’Ouverture du Tannhäuser de Wagner :
93Il y a donc une parfaite adéquation entre ce que dit Nietzsche de la musique et la musique qu’il fait. Outre les caractéristiques sur lesquelles nous avons déjà insistées (un temps pulsé et non lisse, dans lequel les articulations rythmiques sont évidentes, une unité tonale et une clarté dans les modulations), deux remarques s’imposent. En premier lieu, le texte doit être subordonné à la musique160, l’inverse n’étant au fond qu’un alibi des mauvais musiciens pour masquer leur indigence musicale. Nietzsche va même jusqu’à dire que l’idéal, dans la musique vocale, serait que le texte soit écrit après la musique – de sorte que celle-ci n’aurait pas à se plier à celui-là, et que seule une telle pratique garantirait une unité qui serait purement musicale sans que la musique s’assujettisse à ce texte161. Dans un tel cas, la seule chose que devrait connaître le musicien avant de composer, ce sont les sentiments qui se succèdent dans le texte. En second lieu, Nietzsche ne cesse d’insister, non seulement sur le primat de la dimension horizontale, mais sur la nécessité pour ainsi dire d’« assécher » la dimension verticale qui ne doit jamais s’autonomiser, dans la mesure où son unique fonction est l’accompagnement : « Au piano, l’essentiel est de laisser chanter le chant et l’accompagnement accompagner. Une musique qui ne sépare point de la sorte la musique et l’accompagnement, je ne la supporte plus désormais qu’en tant que bref intermède, que bruit idéal qui nous fasse désirer la reprise du chant162 ».
94On ne peut pas ne pas évoquer, pour conclure ce point, la question de savoir pourquoi les commentateurs font perdurer la rumeur selon laquelle cette Prière à la vie manifesterait, comme les autres œuvres musicales du philosophe, une incompétence totale témoignant de maladresses techniques et de dissonances incroyables. On a vu ce qu’écrit Kessler, renvoyant bien sûr à Liébert. Celui-ci, aussi avare que d’habitude en « analyse musicologique » (pour reprendre l’expression de Crépon), se contente de nous donner le texte de Lou Andréa Salomé et de renvoyer à Charles Andler, pour autant que ce commentateur est le premier qui ait fait état de la lettre que Peter Gast écrivit à Nietzsche le 4 septembre 1882, après réception de la Prière à la vie : « pour finir, cette œuvre a pour moi une sonorité chrétienne – oui, si vous m’aviez envoyé la musique sans le texte, je l’aurais prise pour une marche des croisés. C’est guerrier et chrétien, et les dissonances aiguës fréquentes m’ont donné l’impression de boucliers qui s’entrechoquent163. » En vérité, le contexte permet de comprendre le sens de la critique émise par Gast. Celle-ci, en effet, vise d’abord et avant tout le texte choisi par Nietzsche. Gast ne comprend pas comment il est possible de voir dans le texte de Salomé un hymne à la vie : « je ne supporte pas tout à fait cette utilisation des expressions guerrières et encore moins l’aspiration à la douleur (Pein) de la vie. Cette demoiselle n’est-elle pas malade164 ? » En second lieu, le problème qu’aperçoit immédiatement Gast, c’est celui du rapport entre le texte et la musique. Frederick R. Love souligne que Gast, à qui Nietzsche avait caché qu’il s’agissait là d’une reprise d’une ancienne composition, s’en est aperçu. C’est que le texte de Salomé ne s’ajuste évidemment pas naturellement au thème tiré de l’Hymne à l’amitié, et que cette inadéquation est ce qui crée un malaise et ce qui a conduit Gast à proposer à Nietzsche quelques modifications dans la partition165. En ce qui concerne précisément les dissonances musicales, elles sont intentionnelles et interviennent, à titre simplement de ruptures passagères, sur le mot « Pein », ne nuisant donc nullement à l’ordonnance tonale (contrairement à ce que prétend Gast166).
95La troisième direction, enfin, apparaît dans les remarques de Nietzsche sur les musiciens et les œuvres musicales qu’il aime. Cette direction non seulement corrobore les analyses qui précèdent, mais permet aussi de les poursuivre et de les approfondir. On sait que Nietzsche insiste sur le fait que son goût le porte, contre les musiciens romantiques, vers un retour au style classique. Ainsi célèbre-t-il Bach, Händel, Mozart, Chopin ou encore Rossini167, contre Schumann, Weber, Liszt ou évidemment Wagner, mais aussi contre des musiciens tel Johann Strauss, dont il déplore, derrière la simplicité et le raffinement apparents, « les deux aspects de la grossièreté allemande : animale et sentimentale168 ».
96Nietzsche se révèle être un partisan du bel canto, dans lequel il range non seulement Händel, Rossini, Bellini, Paisiello, mais aussi Mozart ou Gast169. C’est qu’il accorde un primat aux musiciens qui sont des mélodistes, mais il faut encore préciser ce qu’il entend par là, et on ne saurait mieux le faire qu’en citant ce qu’écrit Schumann dans ses Conseils au jeunes musiciens, pour autant que c’est exactement ce à quoi s’oppose le philosophe : « La mélodie : tel est le cri de guerre des amateurs. Assurément, il n’existe pas de musique sans mélodie, mais sachez bien que, ce que ces personnes entendent par ce mot, sont des motifs faciles à retenir, rythmiques et agréables. [...] Vous serez, je l’espère, dégoûté de ce qu’on nomme mélodie dans les opéras italiens. » Nous avons déjà souligné, à propos de la différence entre Schumann et Chopin, le privilège accordé par Nietzsche à cette simplicité condamnée par Schumann, qui apparaît dans ses nombreuses références tout autant à la musique italienne qu’à la musique populaire. Il n’y a d’ailleurs pas pour Nietzsche proprement de musique allemande, parce que pour lui la seule opposition se trouve entre la musique française et la musique italienne170. S’il faut écarter « la notion hybride de musique allemande171 », c’est parce que celle-ci n’est qu’un rejeton de l’opéra français théorisé par Gluck – Wagner, d’ailleurs, revendiquant cette filiation dans sa condamnation de l’aspect contre-nature des règles qui régissent la musique et le chant172. Nietzsche écrit : « Pendant un siècle, il n’y a eu que l’opposition de la musique française et de la musique italienne. Dans le combat entre Gluck et Piccini, cette opposition s’est affinée et est parvenue à son sommet ; par là Gluck a été ressenti comme le parfait représentant du goût français – comme représentant de ce qui est noble, pompeux et rationaliste173. » Si la musique romantique allemande et donc la musique wagnérienne proviennent de la musique française, c’est parce que la subordination de la musique au texte, dans l’opéra français, est à l’origine de « la musique à programme » dans laquelle « la littérature [est] devenue maîtresse de la musique174 ». Autrement dit, c’est la musique française qui est à l’origine de la conception qui confère à la musique un sens extra musical175.
97On comprend qu’il ne faut donc pas prendre les expressions de « musique italienne » ou de « musique française » au simple sens historique du terme, mais comme des concepts possédant un sens proprement philosophique. Car les musiciens français du XIXe siècle dont Nietzsche vante les mérites ne rentrent précisément pas dans la catégorie de « musique française ». Carmen de Bizet ou bien Lakme de Leo Delibes176 relèvent de ce qu’il appelle musique italienne au sens large, pour autant que ces œuvres manifestent l’esprit de la « musique affirmative », tel qu’il a été décrit précédemment, promu idéal dans le slogan « il faut méditerraniser la musique177 ».
98La musique italienne, telle que Nietzsche l’entend, entretient d’ailleurs un lien étroit avec la musique populaire, puisqu’elle apparaît précisément comme privilégiant l’air, l’aria, et comme construisant des mélismes simples qui, s’ils n’ont pas d’origine populaire, en ont toutefois la résonance : « on vient d’établir que les airs les plus appréciés de Bellini et de Paisiello empruntent leurs motifs à des chants répandus aux environs de Catane178 ». Ce n’est pas par hasard non plus si Nietzsche, dans ses dernières lettres, se tourne vers l’opérette et écrit à Gast, qui semble avoir quelques réticences vis-à-vis de cette nouvelle forme musicale : « aussi longtemps que par “opérette” vous entendrez une certaine condescendance, une certaine vulgarité du goût, vous ne serez – excusez la rudesse du terme – qu’un Allemand179 ». Le mépris pour l’opérette est seulement la conséquence d’une certaine attitude qui prend ce qui brille pour de l’or et la volonté affichée de complexité d’une certaine musique pour de la profondeur. Aussi la simplicité (qui n’est d’ailleurs qu’apparente) des mélodies de l’opérette ne mériterait-elle pas d’être élevée au rang de l’art. Contre une telle idée, Nietzsche défend la valeur proprement musicale de La Mascotte d’Edmond Audran – dont il cite la définition de l’opérette, à savoir « le paradis de toutes les choses délicates et raffinées, y compris les sublimes douceurs180 » – ou bien des œuvres du créateur de cette forme musicale, Jacques Offenbach. Nietzsche écrit à propos d’Offenbach : « quatre, cinq fois dans chacune de ses œuvres, il atteint à un état d’exubérante bouffonnerie, mais dans un goût classique, d’une logique absolue – et en même temps dans un esprit merveilleusement parisien181 ! » Qu’on ne croie pas qu’il s’agisse ici d’une « simple antithèse ironique » contre la musique sérieuse critiquée par Nietzsche : il ne faut pas oublier, d’une part, que Wagner lui-même admirait Offenbach182 et que, d’autre part, Claude Debussy, qui lui aussi s’étonne du mépris général pour l’opérette, n’hésite pas à souligner dans Monsieur Croche qu’Offenbach est « quelquefois sublime183 ».
99À propos de l’opérette et plus particulièrement d’Offenbach, Nietzsche souligne la dimension ironique d’une musique qui ne se prend pas au sérieux. Cette idée doit être prise au sens littéral, car il ne s’agit pas seulement de l’humour qu’on trouve dans les livrets eux-mêmes (dont Nietzsche souligne l’aspect spirituel et léger), ni de la dimension ironique qui apparaît dans le rapport musique et texte (on se souvient de la « marche des rois » au premier acte de La Belle Hélène, où l’effet comique tient au fait que le rythme proprement musical tombe à contresens du rythme des mots), mais d’une musique qui devient soudainement grave pour tout à coup rire d’elle-même et manifester en une autoréférence explicite la conscience qu’elle a d’elle-même184.
100Il est difficile de définir ce qu’est, dans la musique, l’ironie. On peut dire que la musique de Bizet est profonde et légère à la fois, mais pas qu’elle est ironique. L’attitude ironique du musicien, qui en revanche caractérise Offenbach, peut être précisée au moyen d’un exemple. Dans le rondeau de Gabrielle, au deuxième acte de La Vie parisienne, la modulation en mi m introduit un parfum nostalgique et grave. Cependant, ce qui atteste que cette musique ne veut pas se prendre au sérieux, c’est précisément le retour à la gaieté. En somme, comme partout chez Offenbach, la musique, si elle sait devenir par moments grave, se dédit pour sourire de sa propre gravité. Et s’il y a toutefois quelque chose que cette musique prend au sérieux, c’est le refus du sérieux.
101De plus, il semble que l’idéal de Nietzsche le porte vers un retour au système tonal : toutes ses références aux musiciens et aux œuvres particulières ont comme point commun le classicisme du style, de sorte que, pour lui, il semble que seule l’organisation tonale puisse donner une véritable unité à une œuvre. Nietzsche reconnaît d’ailleurs que sa distinction entre musique active et musique réactive recoupe l’opposition entre classicisme et romantisme. Cependant, s’il préfère la première distinction, c’est justement parce qu’elle est irréductible à une simple distinction historique185. Et il est vrai qu’on ne saurait dire de la musique de Carmen qu’elle ressortit au classicisme.
102C’est en ce sens qu’on ne pourrait prétendre que la seule issue, pour Nietzsche, soit un retour au système tonal contre les transgressions romantiques. On a vu que la Prière à la vie se conclut sur la dominante et non sur la tonique – et l’on sait qu’un tel geste apparaît pour la première fois chez Schumann, et qu’il est en ce sens typiquement romantique. De plus, on sait aussi que Nietzsche oppose Carmen, qu’il découvre en 1881186 et qu’il connaît dans la version avec les récitatifs chantés ajoutés par Ernest Guiraud187, aux opéras wagnériens. Or il y a dans la musique de Bizet des ruptures dramatiques qui sont caractéristiques du XIXe siècle et qui, en outre, relèvent de la subordination de la musique au drame. En témoignent par exemple les modulations du trio des cartes, à propos duquel Nietzsche écrit, au moment du brusque accord majeur sur le mot « impitoyable » : « tout à fait effrayant ».
103Une des choses dont raffolait Nietzsche, c’est, dans le Prélude, le thème en ré m (appelé « thème du destin ») qui apparaît après un long silence et qui « donne d’ailleurs lieu à un beau développement dès le Prélude, où il monte avec un chromatisme fiévreux jusqu’à ce qu’il vienne buter et même s’écraser contre une septième diminuée, suivie d’un long silence, comme si le destin restait en suspens188 ». Nietzsche écrit à ce propos : « épigramme sur la passion, ce que l’on a écrit de meilleur depuis les pages de Stendhal sur l’amour ».
104Les annotations de Nietzsche sur son exemplaire de la partition de Carmen (dans la transcription pour piano, dont il souligne qu’elle est « d’une maigreur toute française »), qu’il envoie à Peter Gast le 5 janvier 1882189, ont été publiées par Hugo Daffner190. Elles portent toutes explicitement, non sur le livret, mais sur la musique. Ces annotations renvoient à des passages très précis. Ainsi Nietzsche écrit-il à propos de la modulation imprévue en fa M avec l’entrée fortissimo des cuivres dans l’entracte qui précède le quatrième acte : « pour moi, ce majeur me touche aux larmes ». Ou bien, à propos de « telles dissonances, originales à cette époque, [qu’elles] lui paraissent “agréablement rêches191 ” ». Les autres annotations consistent en comparaisons. Le final du deuxième acte rappelle à Nietzsche une scène des Brigands de Schiller, ou bien le duo entre Micaëla et José, au premier acte (« parle-moi de ma mère ») lui paraît trop sentimental et wagnérien : « c’est là-dessus que Wolfram voulait chanter l’amour ; mais il ne trouve pas l’air et se contente d’exprimer son désir de le rencontrer » – écrit Nietzsche pour lequel, donc, la « romance à l’étoile » n’est pas proprement un air, mais la recherche ou l’effort vers un air qui n’est jamais trouvé192.
105Évidemment, Nietzsche souligne la progression admirable, la rigueur implacable de la dernière scène, à partir de « – C’est toi ? – C’est moi. – L’on m’avait avertie que tu n’étais pas loin… » : « un morceau de maître, à étudier, comme gradation, contrastes, logique ». Et, à partir de « Le salut de mon âme, je l’aurai perdu pour toi… » : de la « vraie musique de tragédie ».
106On voit que, pour Nietzsche, il ne s’agit pas de condamner toute musique dramatique, c’est-à-dire toute subordination de la musique au drame – mais seulement de critiquer ce que le XIXe siècle appelle « musique dramatique » par référence au drame musical wagnérien. Si la musique comme expression des passions possède une supériorité chez Bizet, c’est parce que, dans Carmen, « la passion n’est pas tirée par les cheveux193 ». La musique de Bizet, écrit encore Nietzsche dans les annotations, est « sans exagération, sans excentricité » – ajoutant, à propos du chœur des cigarières : « songez donc à ce que Wagner aurait écrit là-dessus ». Ernest Closson commente justement ces remarques de Nietzsche ainsi : « Nous pourrions nous demander de même, dans Pelléas, au moment des aveux réciproques de Pelléas et de Mélisande : “– je t’aime ; – je t’aime aussi”, quels torrents de polyphonie, quels pots de couleur orchestrale Wagner eût déversés sur ce moment capital du drame, que Debussy entoure d’un religieux silence194. » La « maigreur toute française » dont il était question plus haut signifie, d’une part, que la mélodie ne doit jamais être noyée sous des flots d’harmonie et étouffée par la diversité des timbres de l’orchestre (« il faut laisser l’accompagnement accompagner ») et que, d’autre, part, le moment ou l’instant privilégié doit rester subordonné à la totalité dans laquelle il s’insère.
107Carmen, pour Nietzsche, n’est nullement une simple « antithèse ironique » au sens où l’entendent les commentateurs qui croient faussement que Nietzsche révère encore Wagner et sa musique en 1888. Si Nietzsche a certes employé cette expression, il faut toutefois remarquer plusieurs choses.
Nietzsche ne l’utilise qu’une seule fois, alors qu’on ne compte pas les lettres et les fragments posthumes dans lesquels la musique de Bizet est reconnue dans sa valeur positive, et n’est pas simplement une altérité qu’on oppose d’une manière toute négative à la musique wagnérienne.
Il ne suffit pas de reconnaître que Nietzsche produit souvent des affirmations contradictoires, mais il faut observer que ce n’est pas sous le même rapport que ces affirmations trouvent un sens. Par exemple, Nietzsche écrit à Peter Gast le 16 mars 1883 que « la mort de Wagner m’est un grand soulagement », mais il écrit également au même le 27 avril 1883 que « cela a été ma plus rude épreuve ». Cela posé, le mot « Wagner » renvoie dans le premier cas aux valeurs que l’homme a défendues, alors qu’il renvoie dans le second cas à l’homme et à un moment de la vie de Nietzsche dont il ne cessera de dire qu’il a été important et heureux. C’est donc au musicologue Carl Fuchs que Nietzsche parle d’« antithèse ironique », semblant se dédire. Il faut rappeler deux choses. La première, c’est que Fuchs n’est pas proprement un ami, mais une relation dont il ne faut pas froisser la susceptibilité : Fuchs demeure un fervent admirateur de la musique wagnérienne195, de sorte qu’on comprend que Nietzsche puisse lui écrire dans la même lettre : « vous ne devez pas prendre au sérieux ce que je dis sur Bizet ». La seconde consiste dans le fait que Nietzsche, même lorsqu’il s’adresse à Gast avec lequel il entretient des liens pourtant plus étroits, ne cesse, dès qu’il parle de musique, de produire des jugements problématiques et non assertoriques et de souligner qu’il est incompétent dans les choses musicales. On comprend dès lors qu’il puisse d’autant plus souligner le caractère hypothétique de ses assertions lorsqu’il écrit à Fuchs.
En quel sens s’agit-il d’une antithèse ironique qui ne doit pas être prise au sérieux ? Non pas au sens où Nietzsche ne penserait absolument pas ce qu’il dit (auquel cas le livre Le Cas Wagner n’aurait aucun sens), mais au sens où, face à Wagner, Nietzsche en appelle à une musique qui, d’une part, n’est pas considérée (par les personnes reconnues institutionnellement comme compétentes) comme sérieuse et importante dans l’évolution du langage musical et l’histoire de la musique, et qui, d’autre part, n’est qu’un exemple parmi d’autres : alors que le « drame musical wagnérien » n’est absolument pas un exemple, mais un genre à lui tout seul, parce que la musique dramatique culmine dans la tentative wagnérienne qui en constitue donc l’aboutissement et la quintessence196, Carmen reste le simple représentant d’une « musique affirmative » qui y reste irréductible. Et, à ce titre, Carmen reste un exemple nécessairement imparfait de ce genre – comme en témoigne ce que Nietzsche écrit en 1884 : « le grand style continue à manquer dans la musique197 ». Nous avons souligné qu’il y a des moments qui, dans Carmen, ne plaisent pas à Nietzsche et lui rappellent d’ailleurs la musique wagnérienne – et on peut remarquer que le philosophe, à tel ou tel moment de sa vie, en appellera davantage, mais toujours contre la musique wagnérienne, à la musique de Gast, de Chopin ou bien d’Offenbach, ou bien à son propre Hymne à la vie. L’ironie, dès lors, consiste dans Le Cas Wagner à faire d’un exemple imparfait un idéal absolu.
Il n’y a absolument rien de nouveau dans cette lettre par rapport à ce qu’on savait déjà et ce que Nietzsche avait publiquement écrit dans Le Cas Wagner. On lit en effet dans le « second post-scriptum » de ce livre : « Si, dans ces pages-ci, je pars en guerre contre Wagner – et, incidemment, contre un certain “goût” allemand –, [...] rien n’est plus éloigné de mes intentions que de célébrer un autre musicien, quel qu’il soit. En face de Wagner, aucun autre musicien ne compte. C’est sans espoir. Le déclin est général. Les atteintes du mal sont profondes198. » Si Bizet n’est qu’une antithèse ironique et si rien ne compte face à Wagner, ce n’est sûrement pas au sens où Nietzsche aurait encore un goût quelconque pour le drame wagnérien, comme il apparaît explicitement dans le texte cité, mais c’est parce qu’on ne peut trouver aucun musicien à célébrer qui serait l’expression inversée de la décadence de la musique wagnérienne. On comprend dès lors que la fameuse expression d’« antithèse ironique » reste tout à fait compatible avec l’affirmation selon laquelle « je ne suis pas loin de croire que Carmen est le meilleur opéra qui soit199 ». Si la musique wagnérienne atteint la perfection du mauvais goût et correspond à la quintessence de la décadence, de sorte qu’elle est véritablement un achèvement, une fin, ce n’est pas le cas de la musique de Bizet en ce qui concerne la musique du sud qui demeure un idéal et un but.
108D’ailleurs, dans Le Cas Wagner, c’est moins de Wagner et de Bizet qu’il est question que, simplement, de Wagner. Si certes le premier musicien nommé est Bizet200, il n’en est plus question ensuite jusqu’à la fin. Et, à la fin, ce n’est plus Bizet que Nietzsche oppose à Wagner, mais, d’une part Peter Gast pour les musiciens du temps présent201 et, d’autre part, Händel et Rossini pour les musiciens du passé202. De plus, Nietzsche souligne (à l’aune de l’exemple de Brahms) que la musique est aujourd’hui un art crépusculaire, précisément au sens où même la musique qui s’oppose le plus à l’art wagnérien est elle aussi contaminée par un processus de dégénérescence qui doit nous amener à poser la question de savoir si la musique n’est pas un art du passé – c’est-à-dire si la musique n’est pas, aujourd’hui, un art mort.
109Il est donc incompréhensible qu’on ait pu penser que l’expression d’« antithèse ironique » était un retour de Nietzsche à Wagner : « un an plus tôt, on le sait, il [sc. Nietzsche] avait entendu à Monte-Carlo le Prélude de Parsifal et, depuis lors, s’était repris de passion pour Tristan : [...] “vous trouverez dans Ecce homo une page prodigieuse sur Tristan” [...], écrit-il le 31 décembre 1888 à Peter Gast203. » Faut-il donc perdre tout bon sens pour faire table rase des propos explicites de Nietzsche sur Wagner et sur Tristan204 et pour se méprendre sur le sens de la fameuse page de Ecce homo ? Dans la lettre à Peter Gast où Nietzsche parle du Prélude de Parsifal205, il n’y a nul indice d’une admiration pour cette musique, mais seulement l’expression d’un intérêt psychologique pour un artiste qui est représentatif de son temps. Apparaissent dans cette lettre, à propos de Parsifal, les deux éléments caractéristiques pour Nietzsche de la dégénérescence de l’art musical : d’une part, la négation de la musique qui en fait un langage signifiant et, d’autre part, l’expression dans la musique de valeurs qui déprécient la vie. Au passage, ce sont précisément ces deux caractéristiques qui permettaient déjà à Nietzsche, au moment où il préparait sa sœur à l’audition de Parsifal pour le festival de Bayreuth en 1882, d’affirmer la parenté entre la dernière œuvre de Wagner (qui se veut, rappelons-le, un Bühnenweihfestspiel) et son propre Oratorio de Noël composé dans sa jeunesse206. C’est que Nietzsche, rappelons-le, ne découvre pas Parsifal lorsqu’il entend le Prélude en 1887, mais l’année où l’œuvre est créée et la partition publiée (certes, en transcription pour piano, de sorte que ce que Nietzsche découvre véritablement en 1887, c’est l’orchestration de l’œuvre). En ce qui concerne ce que dit Ecce homo sur Tristan, cela relève également – et c’est Nietzsche lui-même qui le dit – de « la curiosité du psychologue207 » pour cette force de la faiblesse, pour cette perfection de l’art wagnérien qui est explicitement qualifiée de maladie (pour Wagner, « retrouver la vie est une régression ») : « Mais aujourd’hui encore, je cherche en vain une œuvre qui ait la même dangereuse fascination, la même effrayante et suave infinitude que Tristan – et je la cherche dans tous les arts208 ».
V. Temporalité et éternel retour
110La musique, comme on l’a vu, n’est pas pour Nietzsche dans le temps. Ce qui est donné, ce n’est pas le temps, c’est-à-dire l’ordre, l’unité, mais c’est uniquement le « chaos209 » ou, comme il l’écrit, « la confusion ». C’est qu’il ne faut pas concevoir le temps comme une grille, comme une forme apriorique qui préexisterait à l’acte créateur du musicien et dans laquelle la musique prendrait place. L’œuvre musicale, au contraire, est ce qui, à partir du chaos originaire, institue la temporalité comme telle. Car c’est moins du temps qu’il s’agit chez Nietzsche, à titre de cadre vide dans lequel les choses et événements prendraient place, que d’une temporalité dans laquelle la forme est indissociable du contenu qui la fait émerger. En ce sens, on comprend qu’il n’y a pas une temporalité unique, qui serait la même pour tous les musiciens, mais que chaque musicien instaure un ordre qui est le sien, donc une temporalité qui lui est propre – ainsi la manière dont Bach, Mozart ou Beethoven organisent les sons et inventent la durée est-elle différente. C’est en ce sens que la musique est bien un langage, une forme ou un type de pensée. Mais le contenu de pensée de la musique n’est rien d’autre que sa manière de penser et d’ordonner la durée pour nous donner une image du temps. C’est aussi en ce sens que « la musique ne révèle pas l’essence du monde et sa “volonté”, contrairement à ce que prétend Schopenhauer [...] : la musique ne révèle que Messieurs les musiciens210 ! » C’est qu’elle est l’expression du rapport qu’ils entretiennent avec la temporalité et la vie.
111La musique, puisqu’elle est liée au temps, est du coup liée au thème central de la philosophie nietzschéenne qu’est l’éternel retour, pour autant qu’on trouve en lui la conception nietzschéenne du temps.
112On sait que la question qui agite les commentateurs est de savoir si l’éternel retour doit être compris comme une thèse éthique ou comme une thèse ontologique. C’est que, tantôt Nietzsche parle de l’éternel retour comme s’il s’agissait d’une caractéristique de l’être lui-même, donc comme si l’éternel retour était une dimension – et la dimension principale – du monde, mais tantôt l’éternel retour apparaît au contraire comme une simple pensée, comme une épreuve à laquelle se soumet l’homme libre.
113De plus, cette question conduit l’interrogation jusqu’aux fondements ultimes du discours nietzschéen. Car la question est la même lorsque Nietzsche parle de ce qu’il appelle la « vie ». Est-ce la vie, fondement premier et originaire, qui donne le sens, ou bien, au contraire, la vie relève-t-elle d’une donation de sens qui serait première et donc d’une certaine conception philosophique du monde dans laquelle elle trouverait son origine ? Mais, si tant est que la vie soit posée par le sens, ne tombe-t-on pas dans un relativisme pour lequel tout se vaut ?
114Ce qui, donc, est ici en question, c’est le statut du discours du philosophe. On sait que cette question, à savoir la question de l’autoréférence, n’est pas nouvelle et qu’elle apparaît, dans l’histoire de la philosophie, avec les postkantiens. C’est que Kant, s’il s’est interrogé sur les conditions de possibilité de la connaissance, ne s’est toutefois pas interrogé sur les conditions de possibilité de son propre discours211. Aussi la question philosophique, après Kant, n’est plus seulement celle de fonder la connaissance en général, mais aussi celle de fonder la connaissance de la connaissance, c’est-à-dire la connaissance philosophique.
115C’est en ce sens que le soupçon nietzschéen achève la critique kantienne. D’une part, il est indubitable que le discours nietzschéen n’est pas naïf, c’est-à-dire qu’il ne produit pas des affirmations sans s’interroger sur le statut de celles-ci – conformément à une inquiétude qui est propre à la philosophie postkantienne dans laquelle Nietzsche a été élevé ; et, d’autre part, c’est justement la philosophie kantienne qui présente une touchante naïveté pour autant qu’elle véhicule certains présupposés dont elle n’a pas su se débarrasser. Ainsi la critique de la connaissance part-elle du « fait de la science », donc de l’existence de la connaissance et de la vérité212, ou bien de même présuppose-t-elle l’existence d’une raison, faculté autonome mue par une pure volonté de vérité sans qu’aucun intérêt extérieur ne s’y mêle, capable de faire sa propre critique, sans que jamais aucun de ces points ne soit établi ni même discuté ! S’il y a une leçon que Nietzsche, comme tous les philosophes élevés dans l’esprit critique du XIXe siècle, retient de Kant, c’est l’idée, résumée dans l’expression de « révolution copernicienne », selon laquelle nous ne connaissons des choses que ce que nous introduisons en elles213. C’est à la célèbre proposition kantienne de la seconde Préface de la Critique de la raison pure que renvoie explicitement la proposition nietzschéenne selon laquelle « ce sont nos lois et nos légalités que nous introduisons dans le monde214 ». Comme dans la théorie kantienne de la connaissance, non seulement l’objet n’existe pour nous que pour autant qu’il est déterminé par un réseau de sens qui nous permet de l’appréhender et de l’identifier comme tel215 – réseau de sens que, certes, Kant assimile encore dogmatiquement à la connaissance, en se donnant ce qu’il faut établir –, mais le sujet lui-même ne s’appréhende également qu’à travers ce réseau de sens qui est premier. Ce qui est premier, ce n’est certes pas l’objet, mais ce n’est pas non plus le sujet, de sorte que ni la philosophie kantienne ni la philosophie nietzschéenne ne sont des « philosophies du sujet ». Si, chez Kant, ce qui est premier est le « fait de la science », ce qui, chez Nietzsche, est premier, c’est l’interprétation ou plutôt l’interpréter comme acte. Le rapport que j’entretiens avec moi-même n’est jamais direct, immédiat, mais il relève toujours d’une certaine interprétation qui me permet de me poser comme tel et tel.
116On ne dira pas que cette thèse nous reconduit à un sujet donateur de sens, en arguant du fait qu’il faut bien, après tout, que quelqu’un produise ces interprétations. Car la question n’est pas recevable pour Nietzsche, pour autant qu’elle se donne ce qu’il faut établir, à savoir le primat d’un sujet donateur de sens qui est précisément en question – exactement de la même façon que, dans la critique kantienne de la connaissance, on ne posera pas la question de savoir qui produit l’a priori dont Kant souligne seulement qu’il est indépendant de l’expérience, sans reconduire cet a priori à une préstructuration de la subjectivité et l’assimiler, contre la lettre du texte, à ce qui est antérieur à l’expérience.
117Autrement dit, ce qui est premier, c’est la relation, qu’il ne faut pas réduire à une propriété d’un des termes (par exemple faire du sens le produit d’un sujet). La relation précède les termes qu’elle actualise, et c’est elle qui confère une détermination au monde et un visage à l’homme. En ce sens, l’interprétation ne peut pas plus être subordonnée à un objet (la vie en général comme volonté de puissance) qu’elle ne peut être renvoyée à un sujet donateur de sens (le primat de l’« individu » dans certaines lectures de Nietzsche), car elle ne peut être renvoyée qu’à elle-même, pour autant que ceux-ci la présupposent. Une telle thèse est explicitement énoncée par Nietzsche lui-même. Ce n’est pas nous, mais lui qui écrit : « D’où devons-nous tirer les évaluations ? De la “vie” ? Mais “plus haut, plus profondément, plus simplement et d’une manière multiple” – ce sont d’abord des évaluations que nous introduisons dans la vie216. » S’il y a certes d’autres textes dans lesquels il semble que la vie soit le fondement de l’interprétation, donc que ce soit la vie qui parle à Nietzsche, on prendra en considération les points suivants :
Nietzsche distingue explicitement les deux caractéristiques complémentaires du jugement. En premier lieu, le jugement confère une forme à un matériel protéïforme, donc fixe et fige une forme pour éviter que ce matériel soit pris dans un flux changeant et variable qui le déforme sans cesse et interdit toute identification217. La forme est donc simplification. En second lieu, tout jugement contient un Fürwahr-halten, c’est-à-dire un tenir pour vrai, une créance à l’égard de ce qui a été fabriqué par ses propres soins218. Aussi comprend-on que le jugement soit explicitement défini par Nietzsche, non pas comme la découverte d’une essence (et donc de la structuration d’un monde qui existerait indépendamment de ce jugement, de sorte que le jugement apparaîtrait d’ailleurs comme une Abbild et alors que la philosophie allemande, à partir de Kant, substitue au paradigme de l’Abbild celui de l’Umbild), mais comme une imposition de sens. Alors que ce qu’on appelle traditionnellement le jugement de connaissance semble être une description d’un fait, un « il en est ainsi », il est en vérité un « il doit en être ainsi » c’est-à-dire une construction du fait219. Le jugement, en ce sens, renferme une illusion nécessaire. Car sa nature est de se donner comme s’il n’était qu’un simple constat d’un état de chose, de sorte qu’il doit s’examiner et prendre conscience que ce qu’il croit être une description est en vérité une fabulation d’un réel qu’il institue lui-même. Or, si l’on admet l’exigence minimale selon laquelle ce que dit Nietzsche du jugement doit en même temps valoir pour ses propres jugements, on concevra difficilement la vie comme un « fait » ou un « donné » qui ne serait pas le résultat d’une imposition de sens. On comprend que, par opposition à l’époque de La Naissance de la tragédie, où l’œuvre d’art était assimilée à une forme de connaissance (l’« art vrai »), c’est désormais la philosophie qui est assimilée à une œuvre d’art, pour autant que, comme celle-ci, elle produit et construit la réalité220.
Si la vie était le fondement de l’interprétation, non seulement il n’y aurait plus à proprement parler d’interprétation, parce que le jugement pourrait se régler sur un absolu qui lui garantirait le statut de « connaissance » et de « vérité » – de sorte qu’on sortirait des limites de la philosophie nietzschéenne –, mais cela supposerait que l’homme ait un accès immédiat ou direct à la vie elle-même. Nous avons essayé de montrer ailleurs221 qu’il y a chez Nietzsche une « théorie de la connaissance », c’est-à-dire une analyse de la formation et du statut des représentations (perception, imagination, conception), qui reprend la conception sensualiste du concept, et que cette théorie de la connaissance, qui nie qu’il puisse y avoir un rapport immédiat de l’individu tout autant avec le monde qu’avec lui-même, dans la mesure où je ne peux pas sortir de la sphère de mes propres représentations pour aller voir comment sont les choses en elles-mêmes et par elles-mêmes (impossibilité d’une connaissance des « choses en soi »), vaut également pour le discours de Nietzsche. Aussi ne peut-il encore une fois y avoir pour lui de « fait » au sens qu’on donne communément à ce terme.
Comme l’a pour la première fois souligné Karl Schlechta, Nietzsche ne cesse d’insérer dans ses textes publiés (et justement parce qu’il les destinait à la publication, de sorte qu’on ne peut pas mettre sur le même plan des notes destinées à rester dans ses tiroirs) des formules du type « à mon avis », « pour moi », « le monde ainsi conçu, je l’appelle… ». Il introduit souvent une idée par les expressions « Vorausgesetzt, dass… », « Gesetzt, dass » ou « Wie, wenn », il emploie très souvent des conditionnels, parfois malencontreusement traduits par des indicatifs222. Bref, il ne cesse d’introduire un soupçon, non pas sur le contenu de ses assertions, mais simplement sur la modalité assertorique impliquée spontanément par tout jugement de connaissance, afin de montrer que ses jugements ont simplement une valeur hypothétique.
Enfin, la supériorité de la thèse qui fait de la philosophie nietzschéenne une philosophie du sens et non une philosophie de la vie apparaît dans l’argument suivant. La thèse qui fait de la philosophie nietzschéenne une philosophie de la vie est condamnée à sélectionner certaines propositions du philosophe et à abandonner toute une partie du corpus nietzschéen (c’est-à-dire les nombreuses propositions du type de celles que nous avons citées plus haut). Ce n’est en revanche pas le cas de celle qui fait de la philosophie de Nietzsche une philosophie du sens, car une telle thèse peut rendre compte de toutes les assertions du philosophe.
118On pourra toutefois prétendre que l’argument le plus fort qu’on puisse objecter à une telle lecture de la philosophie nietzschéenne consiste dans la conséquence suivante : si la vie est fondée par le sens, si donc le sens est premier, qu’est-ce qui alors fonde une telle interprétation ? Quel est alors le critère qui permet d’établir une hiérarchie des interprétations ? Mais la réponse est pourtant simple et, encore une fois, explicitement énoncée par Nietzsche lui-même. Si certes tout est interprétation, les interprétations doivent être évaluées à l’aune d’un critère qui est l’exigence ultime de la philosophie nietzschéenne : à savoir sa capacité à revaloriser l’existence sensible sous toutes ses formes, à « dire oui » à la vie, c’est-à-dire à rendre compte du monde sensible sans en appeler à des entités qui relèvent d’un arrière-monde. Tel est le sens qu’il faut accorder à la formule qui dit qu’il faut « prendre le corps pour fil conducteur ». Par exemple, si Nietzsche récupère la conception sensualiste du concept et en affirme la valeur, ce n’est pas parce qu’elle est vraie, mais c’est uniquement à cause de sa force affirmatrice, laquelle consiste à rendre compte de l’existence de la pensée conceptuelle à partir des éléments du monde sensible sans les nier au profit d’entités intelligibles (le concept n’est rien d’autre qu’un rapport entre Bildzeichen et Tonzeichen223).
119Le sens de l’éternel retour devient désormais compréhensible. On sait que, dans tous les textes publiés, Nietzsche, ou bien parle, non pas de « l’éternel retour », mais de la « pensée de l’éternel retour », ou bien présente l’éternel retour comme une possibilité et non comme un fait – comme le souligne justement Michel Haar224. De quoi s’agit-il dans l’éternel retour ? Il ne s’agit pas d’affirmer platement que tout ce qui arrive est « nécessité », « destin », ce qui est moins vouloir qu’un anéantissement du vouloir225, mais il faut créer une nécessité à partir du sens qu’on donne à sa vie dans l’instant et l’avenir ouvert par l’instant présent.
120Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer la liberté contre la nécessité, puisque le débat s’épuise alors dans un combat sans fin (pour résumer : Descartes-Spinoza) dans lequel tout le monde a tort. Il ne s’agit pas non plus de faire de la liberté un postulat qui relèverait d’une connaissance proprement pratique, car on présuppose toujours que la question, telle que l’a posée la tradition philosophique, est bien posée. Or le problème de la liberté ne prend pas sens au niveau des intentions, mais au sein du faire ou du créer226. À la liberté de la volonté telle que la conçoit traditionnellement la philosophie, c’est-à-dire la « liberté de » (frei wovon) qui n’a de sens qu’au niveau d’une prétendue « intention » qui précède l’action et en constitue l’origine, Nietzsche oppose la « liberté pour » (frei wozu), l’accomplissement d’une action ou d’une œuvre par laquelle l’homme donne un sens, donc une règle (une loi) à sa vie, et se conquiert en même temps qu’il se dépasse227. Une liberté vide qui ne se réaliserait ou ne s’effectuerait nulle part, telle qu’on la conçoit quand on pose le problème de la liberté en terme d’une intention libre, d’une autodétermination ou encore d’une autonomie par laquelle le sujet se donnerait sa propre loi, est un non-sens pour Nietzsche. Le problème n’est pas de savoir si l’homme peut s’autodéterminer, mais qu’il fasse quelque chose, qu’il accomplisse une œuvre et s’accomplisse ainsi, sans se demander s’il le fait librement ou s’il est déterminé par autre chose que lui-même dans l’action libératrice. Être libre est faire, la liberté n’est pas ailleurs que dans l’action effective ; la liberté est la loi à laquelle l’homme s’assujettit en créant quelque chose au-dessus de lui. Ce n’est pas dans une intention libre (monde intelligible) que se manifeste la liberté, c’est dans l’action effective (monde sensible) : l’intention n’existe pas ailleurs que dans les actes dans lesquels elle s’incarne et se réalise.
121Par un tel but qui n’existe que dans sa réalisation228 (la création), l’homme ordonne le chaos en donnant un sens tout autant au monde qu’à lui-même. Il ne faut pas croire que, dans le cas contraire, le monde resterait désordonné, sans détermination aucune, mais il serait éclaté en une multiplicité de déterminations changeantes et mouvantes partant dans tous les sens (comme l’est l’homme de la Wollust, qui a pour maître la seule volupté). Créer est donc ordonner le chaos constitutif de l’existence (« il faut encore porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile vivante229 »). C’est grâce à la création que ma vie échappe à la fragmentation en moments déliés sans sens. Je confère ainsi à mon existence une nécessité qui déborde le présent, ordonnant mon futur autour d’un but qui donne un sens à ma vie et rachète le passé qui m’a mené jusque-là. Ma vie échappe ainsi à la fragmentation en moments décousus. C’est donc la création qui, comme but, réunit ce qui est divers en l’homme, parce qu’elle rassemble ce qui est en lui énigme et hasard230.
122Ce faire, cette institution d’une loi qui ordonne la vie de l’homme, est bien une manière de donner un sens à la terre, de valoriser le monde sensible et d’affirmer la plénitude de l’instant : la loi est en effet constitutive d’un créer effectif, par lequel l’homme se trouve et se dépasse vers le surhomme. Nietzsche insiste également sur un point important : ce faire s’effectue dans le présent, mais il institue une loi qui va orienter le futur qu’ainsi je peux voir, et il rend nécessaire le passé en tant qu’il m’a conduit jusque-là. Passé, présent et futur coexistent donc dans un même moment, celui de la création. La création et sa loi donnent une nécessité au temps, tout autant à mon action future qu’à mon action passée. Si l’on doit privilégier une des trois dimensions du temps, il semble que ce ne peut être le présent. Certes, c’est dans le présent que je vois ce qui arrivera ; mais la création est quelque chose qui me sort du présent, me précipitant dans un avenir qui en retour donne un sens au présent et au passé. Il s’agit donc de penser le passé et le présent à partir du futur. « De l’amour du prochain », dans Zarathoustra, dit que l’avenir doit être pour nous la cause de notre aujourd’hui. Et « De la rédemption » est encore plus clair sur ce point : « Le maintenant et le jadis sur terre, ah ! mes amis, voilà ce qui m’est le plus intolérable, à moi ! Et je ne pourrais vivre si je n’étais encore un voyant de ce qui nécessairement viendra. Un voyant, un voulant, un créateur, un futur et un pont vers le futur – et ah ! aussi en même temps un estropié sur ce pont, voilà tout ce qu’est Zarathoustra. »
123Nietzsche ajoute plus loin qu’il faut vouloir le passé, c’est-à-dire vouloir en arrière (Zurückwollen) : c’est en cela que consiste la rédemption. On obtient donc l’équation suivante : je ne peux vouloir le passé qu’en créant dans le présent et en voyant le futur, c’est-à-dire en donnant un but à ma vie. L’assignation d’un sens à sa vie par et dans la création fonde seule l’affirmation (le grand oui à la vie) et la nécessité de ce qui (m’)arrive (l’éternel retour). « Ce à quoi j’aspire, c’est à mon œuvre » : ce sont les derniers mots de Zarathoustra. Et si l’homme se métamorphose ainsi en surhomme, il n’en est pas moins aussi un « estropié » qui doit sans cesse lutter contre l’adversité, c’est-à-dire le temps (le devenir) : la discontinuité du temps se manifeste dans le fait que je dois à chaque instant actualiser à nouveau un but qui n’existe que dans une réalisation effective qui n’est jamais définitivement atteinte.
124L’éternel retour est donc bien une pensée qui confère un certain type de nécessité au devenir, mais cette nécessité n’est pas de l’ordre d’une « rengaine ». Nietzsche utilise dans « D’anciennes et de nouvelles tables » le mot « destin » en deux sens : d’une part négativement, au sens de la croyance des devins et des astrologues ; d’autre part positivement, au sens du but ou de la loi qui ordonne l’existence par et dans la création. On voit tout ce qui sépare la thèse nietzschéenne de l’acceptation stoïcienne ou de la nécessité comprise chez Spinoza. Dans le « vouloir en arrière », il ne s’agit pas d’une acceptation d’un passé qu’on ne peut pas changer (résignation et abnégation) ; il s’agit d’une re-création du passé à l’aune du présent et du futur : l’auteur des « Préfaces » de 1886 et de Ecce homo ne procède-t-il pas ainsi, visitant son passé et le produisant à nouveau, le rachetant à partir de ce qui lui donne rétroactivement un sens et une nécessité ?
125On comprend aussi qu’il est vain de se demander ce qui revient dans l’éternel retour. Ce qui revient n’est rien d’autre que l’effort constant de l’homme vers un terme dont on a montré que la possession n’en est jamais véritablement assurée ; c’est la joie dans l’éclair de sa réalisation, mais aussi la douleur de sa perte, en sorte que joie et douleur sont indissociables et le devenir l’une de l’autre. Créer n’est pas acquis une fois pour toutes, et ce qui me ferait définitivement sortir du temps, donc de la nécessité d’avoir à renouveler l’effort de la création. L’éternité est perdue aussitôt qu’elle est atteinte. Et ce qui revient, c’est précisément cette éternité, en sorte que si le retour est éternel, c’est d’abord au sens où c’est l’éternité qui est l’objet du retour. La création, du fait de sa temporalité, implique une tension telle que le créateur doit toujours renouveler son effort pour être à la hauteur de sa tâche et accomplir son œuvre. La loi qui ordonne la vie et le fait d’échapper au chaos ne subsistent que grâce à la constance et à la vigilance de celui qui s’y astreint et risque à chaque moment de perdre cette loi. C’est en ce sens que le créateur, et lui seul, s’élève à la pensée la plus haute, et que celle-ci consiste précisément dans ce retour éternel d’un effort et d’une conquête infinie de soi-même, qui est en même temps dépassement de soi dans la création.
126L’être du temps est donc constitué par l’éternel retour et non par les trois dimensions du temps. Toutes trois sont données, en même temps, dans chaque instant du temps : ce qui est donc donné à chaque instant, c’est l’éternité. Ce n’est pas à partir du présent que je me souviens de mon passé et que j’anticipe mon avenir : c’est à partir de chaque nouvel instant que je recrée la totalité du temps, passé, présent et futur, totalité dans laquelle je me déploie. C’est en ce sens que le temps est intrinsèquement éternel retour, retour du présent, du passé et du futur ; donc de l’éternité.
127On sait toutefois que Nietzsche, dans des textes non publiés de son vivant, tend à faire de l’éternel retour une thèse ontologique et semble même avoir tenté de la fonder scientifiquement. Mais n’est-ce pas là une tentation que Nietzsche aurait rapidement conjurée, d’autant plus qu’elle n’apparaît pas dans les textes publiés ? Peut-être que, tel Zarathoustra, Nietzsche ne peut pas ne pas être en même temps le bouffon de sa propre pensée.
128Dans les textes publiés, toutes les expressions de l’éternel retour ne concernent absolument pas ce qui est, mais l’homme dans son rapport avec ce qui est, ou encore ce qui est en tant qu’il s’inscrit dans la vie de l’homme. Il ne s’agit pas des choses en général, mais de cette araignée-là, de ce clair de lune entre les arbres, de cet instant-ci et de moi-même231. L’éternel retour n’est donc pas celui du monde, mais celui de l’effort en tant que l’affirmation consiste à lui imprimer le sceau de la nécessité.
VI. Le « grand style » et le retour de Dionysos
129Le temps n’existe que pour autant que l’instant présent échappe à lui-même et se transcende en débordant dans ce futur anticipé. Autrement dit : le devenir doit se solidifier en une détermination unitaire qui résorbe en elle les moments passés et les moments futurs. Si la musique de Bizet possède une « stricte nécessité », si elle se présente comme une « mer lisse232 » (i.e. sans vagues), c’est bien parce qu’elle instaure dans le présent une légalité qui permet, non pas de déduire, mais du moins d’anticiper les moments qui vont suivre. C’est précisément en ce sens qu’elle est une musique affirmative. La musique de Bizet – comme d’ailleurs celle de Händel, de Rossini, ou encore de Chopin, cités dans les derniers textes comme les représentants de la musique du sud – ne joue pas sur l’effet, c’est-à-dire sur la surprise liée au surgissement de quelque chose qui est complètement inattendu, et qui pour cette raison affecte les nerfs de l’auditeur (la notion d’« effet », qui est empruntée à la critique wagnérienne de Meyerbeer, occupe comme on sait une position centrale dans la critique nietzschéenne de Wagner233), mais sur le suspense234. On « sait » ou du moins on pressent certes ce qui va arriver et qui en effet arrive, mais on ne sait pas comment cela va arriver : le style et la force du musicien consistent à nous étonner dans la manière dont il fait surgir un élément absolument prévisible235.
130On connaît le texte dans lequel Nietzsche définit le « grand style », c’est-à-dire la volonté de puissance en musique. Il écrit : « Ce style a de commun avec la grande passion qu’il dédaigne de plaire, qu’il oublie de persuader, qu’il commande, qu’il veut… Maîtriser le chaos que l’on est, contraindre son chaos à devenir forme ; devenir nécessité dans la forme – devenir logique, simple, non équivoque, mathématique, devenir loi : c’est là la grande ambition236 ». Il est remarquable que cette expression d’une unique légalité se trouve déjà dans Richard Wagner à Bayreuth, mais à propos de Wagner237. Lorsque nous jugeons qu’une musique nous plaît ou ne nous plaît pas, ce jugement « se forme d’après ce que nous ressentons comme “soumis à la loi”, raisonnable, sensé, compréhensible238 ».
131La « grande passion » ou « passion dominante239 » institue une unité que Nietzsche érige contre « l’opposition des passions entre elles », la « désagrégation interne » et la maladie – « à moins qu’une passion ne finisse par l’emporter et dominer », ce qui est le « retour à la santé ». La passion dominante équivaut donc à l’unicité du point de vue à partir duquel un homme agit et pense : elle substitue à la diversité des points de vue successifs et/ou simultanés un unique point de vue. Il y a donc une analogie entre le grand style et la grande passion : dans les deux cas, une loi permet d’échapper à l’éparpillement et au morcellement, une unité régit la diversité. On trouve dans Ainsi parlait Zarathoustra une critique de ceux qui ne savent pas se donner un but qui excède une journée, donc un but qui puisse informer, styliser une vie. Celui qui est incapable de projeter un but à peine au-delà du lendemain a pour maître la seule volupté, il n’est pas un homme noble, pas un héros, mais un jouisseur, lit-on dans « De l’arbre sur la montagne ». La volonté de puissance consiste à ordonner sa vie, à échapper à la fragmentation discontinue de moments séparés pour lui imprimer un sens, un but. Mais si le but est atteint dès qu’il est posé, il ne faut pas croire que tout est gagné pour autant, car tout reste à rejouer à chaque instant. La loi qui ordonne la vie et la fait échapper au chaos ne subsiste que grâce à la force de celui qui s’y astreint et qui sait qu’il risque à chaque moment de la perdre. La vie apparaît donc tel un récit qui, une fois qu’il est bien engagé, doit toujours être soutenu par celui qui l’a bien introduit. Le temps dans sa totalité est donné dans l’instant, pour autant que cet instant, on l’a vu, assume le passé et prépare le futur – il fait tenir ensemble les morceaux dispersés –, mais cet instant se renouvelle sans cesse, dans la mesure où l’homme est pris dans le devenir, de sorte que la loi ne peut subsister que par l’effort de celui qui, à chaque instant, la maintient et la soutient. Autrement dit : ce n’est pas le temps qui est donné, mais le chaos, le devenir ou encore le flux sur le fondement duquel le temps est construit. Et si ce chaos menace sans cesse de réapparaître, seule la vigilance de l’homme peut permettre d’y échapper.
132Ainsi, pour poser le temps, il faut sortir du flux pour instaurer quelque chose qui est hors de ce flux et qui, fixe et figé, relève de l’être et non pas du devenir. C’est en ce sens que le temps est inséparable de l’espace et forme avec lui une unité indissociable. Le fondement du temps, c’est le chaos obscur qui équivaut à l’indistinction radicale – l’oreille est l’organe de la peur et de la nuit240, « le son provient de la nuit241 ». Mais le temps n’apparaît qu’au moyen de la clarté propre aux formes architecturales et plastiques permettant d’introduire une régularité, une légalité dans le chaos, et, partant, de dépasser ce chaos. Déjà La Naissance de la tragédie distinguait l’élément apollinien, la clarté et la distinction des formes statiques, de l’élément dionysiaque, de l’obscurité et l’indifférenciation du pur devenir. Cependant, alors que, durant sa période wagnérienne, Nietzsche subordonnait dans l’art dionysiaque (la musique) l’élément apollinien à l’élément dionysiaque et affirmait que la musique ne peut reconquérir son essence qu’en se débarrassant de toute tentation spatialisante, il soutient à présent que la musique ne peut désormais se conquérir que si elle ne cède pas à la tentation de s’abandonner à un flux qu’elle doit au contraire dominer et qu’elle ne peut dominer qu’en le déterminant par des formes spatiales. En témoignent l’insistance de Nietzsche sur la notion plastique de « forme », sur la régularité, la périodicité, la symétrie, mais aussi le fait que le philosophe ne cesse de subordonner la musique à la danse et à la marche, et enfin le privilège tardif, dans Le Crépuscule des idoles, accordé à l’architecture, dans laquelle seule apparaît véritablement le grand style242. Si le devenir s’oppose à l’espace, le temps, lui, implique l’espace avec lequel il forme une unité indissociable : il n’y a qu’en sortant du flux temporel et en se référant à des formes spatiales liées à la visibilité qu’on peut poser le temps comme tel. Comme l’écrit Henri Maldiney, le rythme (et donc le temps comme tel) est « dans les remous de l’eau, non dans le cours du fleuve243 ». C’est le mouvement dans l’espace qui permet de mesurer le devenir et donc d’instaurer le temps. L’œuvre musicale crée, pour reprendre une formule communément employée, un « espace sonore » dans lequel on ne peut déterminer, par exemple dans une fugue de Bach, le déploiement temporel de deux lignes mélodiques individualisées qui se développent simultanément et se croisent qu’en se référant à un mouvement spatial, c’est-à-dire en s’appuyant sur des points fixes par lesquels elles passent : ces points fixes, ces coupes immobiles dans le devenir, ce sont non seulement les repères permettant d’identifier la tonalité d’une ligne mélodique et les transgressions de cette ligne (notes de passage, appoggiatures, etc.), mais aussi les pulsations en fonction desquelles on apprécie l’imprévisibilité et l’irrégularité dans l’organisation des mesures.
133Il est certain que cette spatialisation implique un écart ou plutôt un espacement du présent par rapport à lui-même244. La spatialisation immobilise le devenir, de sorte qu’elle ne me donne jamais qu’un présent qui vient de passer en même temps qu’un présent qui s’annonce d’une manière imminente – c’est précisément en ce sens que c’est la totalité infinie du temps qui se trouve donnée dans un présent qui ne coïncide jamais avec l’insaisissable jaillissement du pur présent dans le devenir, simple condition de possibilité. Déterminer, immobiliser ou encore fixer le présent dans des formes spatiales, voilà qui a pour conséquence que le présent est toujours à la fois en avance et en retard sur lui-même.
134Cela posé, si la détermination du temps fixe le devenir, il ne s’agit que d’une immobilisation provisoire. C’est qu’il est aussi impossible de réduire la musique à sa notation, le temps à l’espace, que d’assimiler la musique à un art plastique. Il s’agit, écrit Nietzsche dans le texte sur le grand style, de devenir et non pas d’être logique, mathématique, loi. Il est impossible de supprimer le devenir et, à la manière de Platon, de réduire l’illimité à la mesure et le rythme à l’ordre du mouvement. On l’a dit : c’est sur le fond d’un devenir incessant que se construit le temps. Dès lors, le temps ne peut que se situer entre deux extrêmes, d’une part le flux ou devenir indéterminé et d’autre part la loi. Cette situation-limite, en vertu de laquelle la forme ou loi est prise dans le devenir au sein duquel elle se construit, se manifeste dans une tension par laquelle la forme, en même temps qu’elle s’élabore, laisse constamment transparaître son autre qui menace – ce qui se passe entre les pulsations reste aussi imprévisible que les transgressions faites à la tonalité.
135Autrement dit, il est impossible d’assimiler l’éternel retour, entendu comme l’avènement d’une temporalité qui résulte d’une création de sens, au surgissement de quelque chose qui serait radicalement différent. On sait que, puisque Nietzsche souligne que l’éternel retour n’est nullement l’éternel retour du même, c’est-à-dire de l’identique, certains commentateurs ont prétendu qu’il serait le retour de la différence pure245. Nous nous opposons pour deux raisons à une telle interprétation. La première est la suivante : conformément à ce que développe Jean-François Mattéi dans L’Étranger et le simulacre, nous ne comprenons pas comment la différence pourrait être première et apparaître autrement que sur le fond d’une identité. Nous ne comprenons pas, par ailleurs, comment une différence pure peut proprement revenir, puisque, si elle est radicalement différente de la différence qui précède, elle est dès lors absolument nouvelle et est davantage un surgissement qu’un retour. La seconde, c’est que tous les développements qui précèdent inter-disent une telle conception. Comment, dans ce cas, réunir la diversité des moments sous une loi commune ? Comment comprendre l’exigence nietzschéenne du grand style, qui équivaut à l’instauration d’une unité ordonnant une diversité de moments ? Nous avons suffisamment développé l’idée selon laquelle, pour Nietzsche, le rythme implique une régularité : le temps pulsé, contre le temps lisse, implique qu’on puisse se repérer et trouver des points d’appui (la marche et la danse contre la nage). Comme l’écrit Gisèle Brelet, « la loi du rythme, dans la musique primitive comme dans la musique occidentale, c’est la variation dans la répétition246 », soulignant d’ailleurs que « le vrai rythme est retour, non de l’identique, mais seulement du semblable247 ».
136Si tant est que l’expression de « différence pure » ait un sens, c’est en tout cas, non pas dans la conception nietzschéenne de la musique, mais peut-être dans la musique wagnérienne et dans la conception qu’elle sous-tend.
137De plus, on trouve dans l’aphorisme 56 de Par delà bien et mal, qui traite de l’éternel retour, une métaphore musicale. Non seulement, exactement comme dans le texte du Gai savoir qui pour la première fois introduit cette thèse nietzschéenne, l’éternel retour n’apparaît pas comme une caractéristique de l’être, mais comme une attitude humaine vis-à-vis de l’être (il est un « idéal [...], celui de l’homme le plus impulsif, le plus vivant, le plus consentant à l’univers »), mais l’éternel retour est défini comme l’attitude de « celui qui insatiablement adresse un da capo non seulement à lui-même, mais à la pièce et au spectacle entier, non seulement au spectacle, mais au fond à l’être qui a besoin de ce spectacle et le rend nécessaire248 … » Que l’éternel retour soit assimilé à un da capo signifie énormément. En premier lieu, un da capo suppose un interprète qui le fasse advenir comme tel. Le da capo n’est pas inscrit dans l’être lui-même, puisqu’il est une indication qui signifie à l’interprète que le morceau ne s’arrête pas là où la partition finit, mais qu’il lui faut recommencer. Le da capo, en ce sens, suppose bien une action humaine qui le fasse advenir comme tel. En second lieu, le da capo est une reprise du début du morceau, de sorte que, si l’on respecte ce qu’écrit explicitement Nietzsche à propos de l’éternel retour, il est impossible d’en faire le surgissement de quelque chose de radicalement nouveau. Cela posé, le da capo n’est pas pour autant le retour de l’identique – mais seulement celui du semblable249 –, dans la mesure où la reprise n’est pas littérale, mais qu’elle introduit des ornementations (et des variations, par exemple dans l’intensité) laissées au bon goût de l’interprète. La référence au da capo nous conduit donc à la même idée que l’examen du rythme. Pour que quelque chose puisse proprement revenir, et donc revenir pour celui qui parle de l’éternel retour et le thématise comme tel, il faut pouvoir appréhender une différence sur le fond d’une identité. Cela posé, Nietzsche, dans le texte déjà cité sur Dühring, écrit que la régularité de la pulsation ne peut apparaître comme telle que par la répétition qui permet d’identifier le semblable au moment où surgit en même temps la différence (le semblable n’est pas l’identique puisque l’identité de la pulsation laisse complètement imprévisible la différence qui apparaît dans le remplissement d’une durée qui s’écoule entre les pulsations), soulignant que cette régularité forme « un rythme qui revient régulièrement, mais dont nous ne distinguons pas isolément les pulsations250 ». Autrement dit : contre la conception statique du rythme, la conception dynamique soutenue par Nietzsche insiste sur le fait que seul le moment du retour permet d’identifier rétroactivement le même comme tel, et que cette identification est le corrélat de l’appréhension du nouveau dans son aspect inédit. De même, l’identification du semblable, dans le da capo, n’apparaît qu’au moment où se découvre également la différence dans la reprise.
138Qu’il faille devenir loi, ceci implique que l’instauration de la loi soit l’objet d’un processus infini. Nietzsche ne réduit nullement le temps au nombre de la mesure, c’est-à-dire à un ordre transcendant le devenir. Le temps, en effet, n’est pas donné, il n’existe pas en soi, mais seulement pour autant que je l’institue comme tel. Puisque je suis dans le devenir, chaque instant apparaît comme un recommencement radical. La forme imprimée au devenir s’invente et se reprend à chaque instant. Maldiney écrit : « ce sens de la forme en formation, en transformation perpétuelle dans le retour du même, est proprement le sens du rythme251. » La régularité, la symétrie, la loi mathématique ne nous précipitent pas hors du devenir, mais elles doivent conduire et maîtriser ce devenir de l’intérieur en se réinventant au sein d’un flux duquel elles ne sauraient s’échapper. La forme est précaire, toujours au bord d’une possible déformation : à la limite du chaos. Elle est l’objet d’une recréation continuée, elle exige d’être constamment reprise et posée comme pour la première fois : elle exige une continuité qui relève moins d’une donation passive que d’une activité infinie par laquelle l’homme pose un sens unitaire au devenir et à sa propre vie (l’activité du sens, l’établissement de la forme, ne fondent pas seulement le sens unitaire du devenir, mais aussi la continuité du moi).
139On sait que Nietzsche n’a jamais abandonné la dualité Dionysos-Apollon, et qu’elle réapparaît d’une manière insistante dans ses textes à partir des années 1883 et surtout 1885 – et d’ailleurs dans des textes où il commente La Naissance de la tragédie252. La distinction recoupe toujours celle de la forme (détermination) apparente (l’œil253) et de la « face intérieure254 » dont procède cette forme – de sorte que Dionysos équivaut toujours à la métamorphose, au devenir, et donc à l’indétermination. Cependant, bien des choses ont changé. En premier lieu, Dionysos n’est plus l’autre absolu d’Apollon, mais, comme on vient de le dire, citant Nietzsche, sa face intérieure, donc sa loi d’organisation (« Dionysos. Type du législateur255 »). En deuxième lieu, le rapport est désormais pensé d’une manière nouvelle, puisque, d’une part, l’apollinien équivaut à l’illusion, celle d’une forme qui subsisterait éternellement sans que le mouvement ne l’altère256 (comme dit le poète, « je hais le mouvement qui déforme les lignes »), alors que, d’autre part, le dionysiaque n’est plus l’autre de la forme, mais le créateur de la forme (ou « le devenir conçu activement257 »), mais aussi, du coup, le destructeur de la forme, puisque création et destruction sont les deux faces complémentaires d’une même force258 : la création d’une forme ne va pas sans sa destruction au profit d’une autre forme – ce qui équivaut à la métamorphose et, conformément aux analyses qui précèdent, au fait que la loi, prise dans le devenir, n’est jamais conquise et n’existe que pour autant qu’elle est pour ainsi dire (et l’expression se trouve chez Nietzsche) l’objet d’une « création continuelle259 ». En troisième lieu, cette dualité, qui apparaît essentiellement dans les fragments posthumes, est explicitement surmontée dans les derniers textes publiés, puisque Le Crépuscule des idoles souligne que le grand style est au-delà d’une telle dichotomie : « l’architecte ne présente ni un état apollinien, ni un état dionysiaque ; là, c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes. [...] L’architecture est une sorte d’éloquence de la puissance qui s’exprime par des formes, tantôt persuasive, ou même flatteuse, tantôt seulement impérative. Le plus haut sentiment de puissance et d’assurance s’exprime dans toute œuvre du grand style. » On ne saurait donc dire plus clairement que le grand style est au-delà de la distinction apollinien-dionysiaque. Nietzsche, s’il conserve donc la référence à Dionysos comme qualificatif de sa philosophie, l’exclut toutefois, avec son complément qu’est Apollon, pour thématiser la question esthétique et existentielle du grand style.
140On peut penser que cette éviction est due au fait que, chacun des deux termes du couple présupposant son autre afin de recevoir un sens, cette dualité reste précisément une dualité, et qu’elle ne peut pas ne pas faire surgir l’idée selon laquelle le dionysiaque, qui s’oppose à la forme apparente relevant de la perception visuelle, équivaudrait à un ordre transcendant immuable et caché – donc à une force organisatrice qui subsisterait sans avoir besoin de se poser et de s’inventer à chaque instant. Or, comme on l’a vu, une telle idée s’oppose au grand style. Celui-ci, en effet, équivaut à ordonner le flux temporel, à introduire une régularité dans l’irrégularité, une symétrie dans la dissymétrie, une limite dans l’illimité – mais sans qu’on puisse jamais sortir d’un chaos ordonné de l’intérieur : on ne saurait réduire une exigence à un fait, et donc l’ordre qui n’apparaît jamais que d’une manière précaire à une loi transcendante. C’est la raison pour laquelle la forme est l’objet d’une tâche infinie. Mieux, le chaos (ce que La Naissance de la tragédie appelait le dionysiaque) n’est saisi que par rapport à la loi qui le force et l’ordonne, de sorte qu’on ne saurait opposer cette loi (la forme = apollinienne) à un chaos qui serait donné à titre de temps pur comme un cadre transcendant qui serait après coup l’objet d’une organisation. Le temps n’est pas saisi comme chaos, mais comme ordonnance du chaos : la relation est première et permet seule de poser les deux termes du rapport. La dualité Dionysos-Apollon est dérivée, et ne peut être appréhendée qu’à partir de la thématisation de la forme ou de la formation du chaos.
141C’est que, de l’autre côté, la loi elle-même n’est saisie que par rapport au chaos qu’elle organise – et ce chaos déborde constamment la loi pour autant qu’elle n’est jamais définitivement conquise et acquise, mais qu’elle doit se réinstaurer sans cesse.
142On comprend dès lors que les concepts de « chaos » et de « devenir » possèdent deux sens chez Nietzsche. C’est qu’on oppose souvent au chaos la loi. Dès lors, la philosophie de Nietzsche reste incompréhensible, puisque celui-ci semble affirmer, d’une part que la vie, c’est le chaos et, d’autre part, que la vie est l’organisation du chaos – et, si la vie est le chaos, si elle est le pur devenir qui exclut tout ordre, la légalité et l’ordre sont dès lors l’autre absolu de la vie. Si toutefois la vie n’est pas le pur devenir et si elle n’exclut pas l’ordre, c’est précisément parce que l’ordre n’est qu’ordonnance, c’est-à-dire un acte infini (éternel) qui doit sans cesse maîtriser le chaos. Si la loi est chaos, devenir, c’est parce qu’elle est le « devenir conçu activement », c’est-à-dire la capacité du devenir de s’organiser sans que cette organisation, pourtant, lui permette d’échapper à la dispersion des moments et aux fragments de l’énigme qu’il faut réunir dans un effort sans fin. S’il faut porter du chaos en soi pour engendrer une étoile, c’est parce que l’organisation du chaos ne peut surgir que du chaos lui-même.
143On comprend la raison du primat de la musique. Le texte du Crépuscule des idoles est l’unique texte qui, dans l’œuvre de Nietzsche, conteste le primat de la musique sur les autres arts. Peut-être équivaut-il à une condamnation de la musique qui vaut de fait, mais non de droit – c’est-à-dire à une lassitude de Nietzsche qui, décidément, ne voit momentanément aucun avenir pour la musique, dans la mesure où l’engouement général pour la musique wagnérienne ne cesse pas. Dans tous les autres textes de la maturité, on trouve encore et toujours la supériorité de la musique. Et ce n’est pas par hasard. C’est que seule la musique peut donner une image directe c’est-à-dire adéquate d’une telle formation du chaos, du « devenir conçu activement » – en d’autre termes : du mouvement. Car, dans les arts plastiques, le temps ne peut jamais apparaître autrement qu’indirectement, au travers d’une coupe immobile ou d’un instantané qui en nie la spécificité. Dans l’architecture, par exemple, l’ordre se donne, non pas comme une ordonnance, donc comme un acte en train de s’instaurer et, pour cette raison, comme un effort ou une tentative qui peut toujours se dissoudre et retomber dans le chaos, mais au contraire comme le résultat fixe et figé d’un tel acte (suppression du mouvement), donc comme un ordre définitif – en un mot, un ordre transcendant.
VII. La pensée et son autre dans la musique
144En vérité, le dionysiaque, à titre de chaos, ne peut être saisi que par rapport à l’apollinien qui occupe donc une position centrale, pour autant que c’est lui seul qui permet de rendre sensible ce qui résiste à la forme, ce qui la limite c’est-à-dire ce qui à chaque instant la menace. C’est que le rapport de l’informe à la forme, de Dionysos à Apollon, est exactement le même que celui de la pensée et de son autre.
145Faire de la musique (ou en écouter) est une chose, parler de la musique en est une autre. Nietzsche ne l’ignore pas, mais il souligne que les deux sphères ne sont pas coupées et, de plus, il insiste sur la nécessité de penser la musique, c’est-à-dire de forger des instruments conceptuels adéquats pour rendre compte, par exemple, de l’enthousiasme que peut susciter l’audition de telle œuvre. Il ne cesse de suggérer à ses interlocuteurs Carl Fuchs et Peter Gast l’idée d’un livre sur Wagner, parce qu’on ne saurait se contenter d’affirmer d’une manière péremptoire l’indigence de sa musique, et qu’il faut, au contraire, tâcher de rendre compte de cette affirmation et d’exhiber les raisons qui permettent de condamner la musique de Wagner. Ainsi écrit-il à Peter Gast le 19 novembre 1886 : « j’ai un goût (par exemple pour Pietro Gast), mais point de raisons, de logique, d’impératif motivant ce goût. Même si je me livre à un calcul psychologique, le problème “pourquoi votre musique me plaît-elle ?” me semble insoluble ». Mieux, il conseille à son ami de théoriser sa propre musique, ajoutant : « de nos jours, une profession de foi énergique trouvera non seulement audience, mais elle sera écoutée avec ardeur, avec gratitude. Nous avons un besoin urgent d’une profession de foi musicale antiromantique260 ».
146Si le plaisir ou la répugnance qu’on éprouve doit pouvoir se dire, c’est parce que le sentiment est intimement lié à la connaissance et qu’il n’est pas l’autre de la pensée, ainsi qu’on l’a vu. Et s’il doit pouvoir être « motivé » par des arguments, comme dit Nietzsche, c’est parce qu’il doit pouvoir trouver sa fondation dans une analyse de l’œuvre effectuée en fonction de certaines valeurs (l’art wagnérien comme symptôme de la vie déclinante, par exemple).
147Une telle thèse permet déjà de renverser l’image d’un Nietzsche chez qui la vie (ici sous la forme du sentiment) et la pensée discursive seraient opposées. Mais elle conduit dès lors à s’interroger sur le statut accordé, dans la musique, à cet autre de la pensée qu’est le sensible. Quel est le rôle respectif de la pensée et du sensible dans la musique ? Et, déjà, il faut souligner que, puisque c’est – autant pour nous, commentateur de Nietzsche, que pour Nietzsche lui-même, à titre de philosophe qui formule ce statut du sensible, et enfin que pour l’homme ordinaire selon Nietzsche, chez qui l’activité des sens est conditionnée par la pensée dont elle est indissociable – toujours la pensée discursive qui pose le sensible comme tel et lui confère son statut, il n’y a un autre de la pensée que pour autant que la pensée pose cet autre comme tel.
148Ce qui, dans le son, semble le plus étranger à la pensée, ce n’est ni sa hauteur ni sa durée (dont on a vu que, comme le souligne Nietzsche, elles sont appréhendées comme telles par l’intelligence), mais son timbre. La reconnaissance de l’instrument qui émet un son est certes conditionnée par l’intelligence, mais en elle se manifeste quelque chose d’irréductible à toute pensée et qu’on pourrait appeler la chair ou la couleur du son. Car c’est par et dans ce timbre toujours particulier que le son s’individualise – au sens où chaque instrument, exactement comme la sonorité de la voix humaine, est quelque chose d’irréductiblement singulier (on reconnaît immédiatement, par exemple le timbre de tel ou tel chanteur). On sait que c’est au XIXe siècle que le timbre, jusque-là inessentiel et subordonné aux dimensions mélodiques, harmoniques et rythmiques, s’émancipe et passe au premier plan. Ainsi, « en dépit de quelques merveilleuses exceptions, la sonorité ne joue pas un rôle important dans l’art contrapunctique de Bach. Le Clavier bien tempéré, par exemple, a été exécuté sur des instruments de qualité sonore aussi différente que le clavecin, le clavicorde, l’orgue ou le pianoforte du début du XVIIIe siècle, avec des résultats également remarquables. [...] Cette musique n’est qu’en partie conçue en fonction de ce qui s’entend : elle échappe à toute traduction intégrale dans le domaine de l’audible261 ». Dès lors, Bach conçoit « l’inaudible comme une structure théorique vouée à une réalisation sonore imparfaite262 ».
149De ce changement dans la conception de la musique et des musiciens, témoignent non seulement le Traité d’instrumentation de Berlioz, mais aussi les transcriptions de Liszt, dans la mesure où c’est avec elles qu’on découvre l’extraordinaire pouvoir d’expression du piano, c’est-à-dire des couleurs restées jusque-là inédites, ou encore les opéras wagnériens – comme par exemple l’incroyable tenue des sons harmoniques des violons, dans leur registre le plus aigu, au début de l’Ouverture de Lohengrin263, ou bien le Parsifal tout entier, à propos duquel Nietzsche écrit à Gast le 4 août 1882 : « j’aurais souhaité que vous fussiez allé à Bayreuth : on vante l’instrumentation de Wagner dans Parsifal comme ce que cet art offre de plus surprenant » : ce qui d’ailleurs confirme l’idée selon laquelle la critique n’exclut pas la curiosité et qu’il ne faut pas prendre cet intérêt de Nietzsche pour le signe d’une volonté de réconciliation et d’un amour qui persisterait pour l’œuvre de Wagner.
150Ce qu’il y a en tout cas de curieux, c’est que Nietzsche, dans Le Cas Wagner, critique précisément une telle tendance qui est bien évidemment celle de Wagner, mais aussi celle de la musique romantique dans son ensemble. C’est que, pour lui, Wagner – qui n’est en ce sens que le représentant de la musique malade – s’intéresse moins à la forme pour ainsi dire théorique (l’organisation mélodique, harmonique et rythmique) qu’à la couleur du son qu’il a autonomisée et qui jouit désormais d’un pouvoir absolu. Ce renversement est lié, d’une part, à la subordination du rythme à l’intensité et, d’autre part, au privilège de l’instant sur le tout : « c’est en fait pratiquement Wagner qui a découvert la magie qu’exerce encore une musique incohérente et, pour tout dire, élémentaire. [...] L’élémentaire suffit – timbre, coloration, bref, tout l’aspect de la musique lié à la sensibilité264 ». Il s’agit donc d’autonomiser la sonorité, à titre d’affect pur (sensibilité pure), du sens qu’elle reçoit, par sa hauteur, dans son rapport aux autres sons au sein d’un tout harmonique et mélodique dans lequel on peut repérer les tonalités et les modulations : « c’est la couleur du son qui est décisive ; ce qui sonne est indifférent265 ».
151Si la critique nietzschéenne est étrange, c’est parce qu’elle semble condamner – ce qui est le comble de la part d’un philosophe qui, comme « philosophe de la vie », prétend revaloriser l’existence sensible sous toutes ses formes – la dimension proprement sensible de la musique. Wagner, en effet, n’a-t-il pas fait valoir le son dans son altérité à la pensée, c’est-à-dire dans sa dimension immédiate, ineffable et indicible ?
152Cependant, Nietzsche ne dévalorise pas cette dimension qu’est le timbre – pas plus d’ailleurs qu’il ne critique la sensibilité. En revanche, ce qu’il condamne, c’est l’autonomisation du timbre, rendu par Wagner indépendant des autres dimensions du son (pour autant que, comme on l’a vu, il privilégie l’indétermination harmonique et rythmique) : lorsque Nietzsche dit que la musique de Wagner ne s’adresse qu’à la sensibilité, il veut dire qu’elle ne s’adresse pas à la compréhension musicale (identification des hauteurs et des durées), mais qu’elle ne cherche qu’à affecter (i.e. à surprendre), agissant dès lors comme un enchantement (et Wagner comme un magicien).
153On sait que le reproche essentiel que fait Nietzsche à la musique romantique et particulièrement à Wagner, dans l’œuvre duquel il voit l’achèvement de cette tendance, c’est d’avoir intellectualisé la musique. C’est que, si Wagner autonomise certes le timbre, qui vaut désormais en lui-même et pour lui-même, celui-ci est utilisé, non pas à titre de dimension du son (précisément au même titre que la hauteur et la durée), c’est-à-dire dans son aspect sensible, mais comme simple support sonore d’un sens extra-musical. Ce qui importe pour Wagner et comme on l’a vu, ce n’est pas « qu’est-ce que c’est ? » mais « qu’est-ce que cela signifie ? » : Nietzsche ne cesse de critiquer, dans la musique wagnérienne, « la domination de l’abstrait “cela signifie266 ” ». C’est la raison pour laquelle la revalorisation du sensible n’est chez lui qu’apparente et que sa musique se donne, non pas à entendre mais à comprendre267.
154Aussi ne faut-il pas croire que l’importance du timbre dans la musique de Wagner équivaudrait à une reconnaissance de la dimension sensible de la musique. Au contraire, l’importance du timbre, liée à un morcellement du tout qui répugne à toute compréhension proprement musicale, doit être comprise en rapport au procédé wagnérien qui fait de ce timbre le support d’un sens extramusical qui relève d’une compréhension symbolique exigée par Wagner. C’est en ce sens que le timbre agit comme le philtre de Tristan, puisqu’il n’est plus utilisé comme un élément sur pied d’égalité avec la hauteur et la durée, mais qu’il devient le moyen d’expression d’un sens extra-musical infini. La critique essentielle du Cas Wagner – pour ne pas dire la seule et unique critique de ce texte, pour autant que toutes les autres s’y rapportent – se ramène en effet à celle-ci. Car on ne comprend pas pourquoi Nietzsche traite Wagner et les wagnériens d’idéalistes (Seien wir Idealisten268 !) si l’on ne prend pas en compte cette dénégation du sensible (et ici du sensible sonore). De même, l’opposition de la « mer lisse » (Bizet) à l’orage ou grondement qui fait pressentir un nébuleux lointain269 (Wagner) reste une comparaison vide de sens tant que l’on ne souligne pas que, si la mer lisse équivaut à une musique qui se donne tout entière sans que rien ne soit caché derrière, l’orage et le tonnerre équivalent au contraire à une musique dans laquelle le son n’est pas fin en soi, mais se veut moyen d’expression de l’idée : c’est, chez Wagner, « la grande imposture de la transcendance et de l’au-delà270 » – der Wagnerianer ahnt271.
155Face à l’intellectualisation wagnérienne de la musique, c’est sa dimension proprement sensible que veut faire valoir Nietzsche.
156Il y a, comme on sait, un gouffre incommensurable entre la partition et l’exécution. Wagner, on l’a dit, en a toujours eu d’autant plus conscience qu’il était aussi chef d’orchestre. Cette béance est ce qui l’a conduit, afin que les problèmes d’interprétation ne se posent pas pour ses propres œuvres, d’une part à introduire des indications extrêmement précises dans ses partitions, d’autre part à écrire des textes pour apporter encore des précisions dans l’interprétation (nous avons cité quelques-uns de ces textes). Cette volonté de réduire la distance entre la pensée de l’œuvre et l’exécution de cette œuvre peut apparaître comme une volonté d’éviter tout imprévu et de rationaliser absolument l’interprétation. Pour Wagner, tout doit être écrit, de sorte qu’il ne peut y avoir nulle nouveauté dans l’exécution. De ce fait, l’interprétation apparaît comme le prolongement nécessaire de la partition (et des textes qui l’accompagnent). C’est comme s’il y avait une négation du sensible et une résorption de celui-ci dans la pensée. En ce sens, toutes les exécutions devraient de droit être les mêmes, puisque Wagner prétend tout indiquer. Ce que refuse Wagner par cette volonté de déduire le sensible de la pensée, c’est l’unicité absolue de l’interprétation à titre d’événement singulier.
157Et cette dimension apparaît également dans un autre élément. À savoir que les partitions de Wagner, si précisément écrites, sont pour cette raison littéralement inexécutables. La négation du sensible apparaît par exemple dans le fait que Wagner, au fond, ne prend pas en compte le pouvoir effectif de la voix humaine : qu’on suive une exécution de Tristan, partition en main, et l’on s’apercevra qu’aucune interprète d’Isolde ne fait toutes les notes. Ce point a si peu été remarqué qu’il faut citer l’un des rares auteurs qui l’évoque, Marcel Beaufils dans Wagner et le wagnérisme : « nous percevons ici le caractère, si l’on peut dire, limite, de l’art wagnérien. Sa dimension exige impitoyablement l’exploitation maximum de la matière : de la vocale comme de l’instrumentale. Les envols des Walkyries, ces trilles déchaînés, poussés sur quatre triple croches comme sur un arrachement d’air, puis modelés en galops dans les successions chromatiques des rires, exigent d’être à l’échelle de tout ce que le ciel peut fournir de démesures spatiales. [...] Un regard sur la partition fait sentir combien l’écoute idéale laisse loin derrière la réalisation matérielle. Les “hojotoho” traduits en voix humaine, sortent fatigués, alourdis ou freinés, de l’universelle tourmente. Il semble qu’ici la matière se rue à sa propre impasse, et essaie d’emporter d’assaut une sorte de droit vengeur à exprimer l’invisible272. »
158Comment mieux exprimer la volonté wagnérienne de réduire le sensible à la pensée du sensible – c’est-à-dire la réduction de la musique à la partition et en définitive à un acte mental, à une structure abstraite qui relève moins du sensible que de la pensée du sensible –, mais en même temps l’impossibilité d’une telle entreprise ? Comme l’ajoute Marcel Beaufils, « le réalisme wagnérien n’est que la position inéluctable de ce qui se réfère en dernière analyse au matériel. Et la matière, si elle apporte avec elle sa véhémence, sa masse et sa force vive, apporte aussi son inertie, sa limite et sa pesanteur. [...] La “Chevauchée des Walkyries”, c’est le drame de la matière qui tente de s’évader de son essence triviale, sans jamais rejoindre l’Esprit273 ». Autrement dit : même si le sensible est nié, il ne s’en manifeste pas moins dans son impossibilité de fait à être réduit à la pensée du sensible.
159Wagner a donc réduit le sensible à la pensée – ce que condamne Nietzsche qui fait valoir la dimension par laquelle la musique reste irréductible à la pensée. Nietzsche écrit à Overbeck le 30 juillet 1874, alors qu’il passe son été à Bergün : « j’ai apporté avec moi les partitions de Riemenschneider ; nous nous en délecterons ensemble. J’y trouve pour ma part une confirmation de ma capacité à imaginer et même à goûter en imagination la musique, même la plus compliquée ; bien qu’il reste quelque chose d’abstrait, et une profonde aspiration à la matérialisation sonore ». Il faut donc établir une différence entre la partition, à titre de structure abstraite qui n’est pas encore de la musique, et la musique effective dans son aspect sensible, c’est-à-dire l’exécution qui, à titre d’interprétation, est également une restriction des possibles ouverts par la partition. La musique, au sens véritable du terme, n’existe que dans la matérialisation de la partition, c’est-à-dire dans son aspect sonore effectif274.
160Une œuvre musicale, en ce sens, n’est pas un objet abstrait qui existerait en dehors du temps, mais un événement toujours singulier. Je peux toujours rejouer le même morceau de musique sur mon violoncelle, par exemple la « Romance à l’étoile » du Tannhäuser de Wagner. On pourrait penser dès lors qu’il y a une unité de sens qui fait que toute exécution nouvelle n’est que le retour de l’identique. Ce n’est pourtant pas le cas. Chaque exécution est différente, pour autant que, à chaque fois, les inflexions ne sont jamais exactement les mêmes, les respirations varient toujours et même le mouvement de l’archet sur les cordes n’est pas littéralement identique à celui de la dernière exécution. Ce qui reste identique, ce n’est sûrement pas la romance dans son aspect proprement musical, c’est-à-dire sensible, à titre de déploiement effectif des différents sons, mais c’est simplement une certaine structure qui fonctionne comme une loi abstraite d’organisation des sons, pour autant qu’elle en détermine aprioriquement la hauteur et la durée. Reste qu’il y a toujours quelque chose d’irréductible à cet a priori, c’est-à-dire à la pensée : précisément cette altérité du son qui se manifeste, à travers le mouvement de mon archet et la position de mes doigts sur les cordes, et qui ne peut être anticipée, parce qu’elle demeure absolument indéductible de ce cadre théorique et abstrait qu’est la partition.
161En ce sens, on pourrait encore parler d’éternel retour du même. Ce qui revient ici, c’est bien la « Romance à l’étoile », mais pourtant toujours différente dans sa concrétude et dans sa matérialité. Si la différence ne peut être saisie que sur le fond d’une identité, cette identité n’est absolument pas dans la partition, pour autant que la partition, de ce point de vue, ne signifie absolument rien et ne peut pas être conçue comme une chose en soi. Si ce qui importe ici n’est plus la distinction entre la partition et les exécutions, c’est parce que la partition est toujours lue ou jouée, de sorte que l’identité apparaît, au moment du retour, dans la référence avec les exécutions qui précèdent. Comme le dit Nietzsche, le fait est indissociable des interprétations et ne peut être atteint qu’à travers elles. Si la partition n’est que du son en puissance, c’est parce que le son et donc la musique n’adviennent qu’au moment où j’entends les notes dans leur aspect sensible. La référence de celui qui tout à coup reconnaît ce qu’il a déjà entendu et saisit la spécificité de l’événement singulier qu’il appréhende, ce ne peut être que le souvenir proprement sonore d’un événement singulier antérieur.
162Il est vrai qu’on rapporte l’identité à la partition à titre de noyau qui perdure dans toutes les exécutions. Mais une telle identité qui relève du domaine de la pensée se révèle n’être rien. Ce n’est pas la différence qui est insaisissable, puisqu’elle s’impose au contraire à la pensée qui ne peut que la constater dans l’irréductibilité de chaque événement singulier, c’est-à-dire chaque nouvelle exécution de la Romance, mais c’est l’identité qui reste abstraite, insaisissable, parce qu’elle ne peut être appréhendée qu’à partir de la spécificité d’un événement toujours différent qui s’impose et se donne à moi dans son irréductibilité à tout autre. Le propre de la musique, à titre d’événement sonore, c’est son caractère pour ainsi dire « miraculeux », au sens où elle reste inattendue et ne saurait être anticipée : elle produit à chaque fois quelque chose de nouveau et d’inattendu (au sens du suspense et non de la surprise)275. Le propre de l’oreille exercée, c’est, en concert, de pouvoir reconnaître derrière l’apparent retour de l’identique (le même interprète va jouer, une nouvelle fois, la même pièce qu’on avait déjà entendue par lui), les subtiles différences et nouveautés qui n’existaient pas dans l’exécution antérieure. C’est précisément en ce sens que le réel n’est pas rationnel – et que, pour s’exprimer dans le langage de Nietzsche et reprendre les exemples qu’il donne, les catégories générales sont des simplifications et des falsifications du monde, puisque, si elles nous servent certes à nous repérer dans le monde et à l’organiser en espèces et en genres, elles gomment la singularité de chaque existant au profit de ce qu’il présente d’analogue aux autres.
163La revalorisation du sensible – mot d’ordre de la philosophie nietzschéenne – consiste donc, en ce qui concerne la musique, à faire valoir ce que celle-ci présente de proprement sensible et d’irréductible à la pensée. Mais il n’en demeure pas moins, Nietzsche ayant évacué la tentation romantique qui consiste dans la négation de la pensée par elle-même au profit d’une saisie immédiate d’un quelconque absolu, que c’est la pensée elle-même qui reconnaît sa propre impuissance et qui constate l’existence de cet autre sur lequel elle butte et qui lui est irréductible. De même que les choses ne sont pas identiques avec l’idée générale des choses, il y a plus dans la musique que dans l’idée de la musique, c’est-à-dire dans cette structure abstraite qu’est la partition.
164Si la partition n’est pas encore la musique, c’est parce qu’elle est une négation de la temporalité, contractant la durée en un unique point et niant le passé et le futur – spatialisation du temps. L’interprétation, elle, restaure la temporalité dans son caractère sensible et le futur dans son caractère imprévisible. L’interprétation, à titre d’événement toujours singulier, restitue les mondes possibles fermés par la partition, dans la mesure où, au moment où elle s’effectue, elle ne peut pas être anticipée.
165Si donc le temps musical n’existe pas dans la partition, c’est parce que celle-ci, comme le développe justement Gisèle Brelet en reprenant, non pas les thèses mais le vocabulaire de Bergson, réduit le temps à une structure abstraite et mathématique276, alors que l’interprétation est le lieu de construction d’une durée qualitative concrète. C’est la raison pour laquelle elle aussi assimile le temps musical à l’« éternel retour277 » : alors que la partition réduit le temps à un découpage rationnel d’élément quantitatifs réglés par le retour de l’identique, l’interprétation est l’avènement d’une « durée vécue, impulsion et liberté278 » où, si ce qui revient n’est jamais le même, c’est non seulement parce qu’il surgit à un moment différent du temps279 – qui n’est appréhendé comme tel que pour autant qu’il est conditionné par le passé qu’il continue –, de sorte que son sens est contextuellement différent, mais aussi parce qu’il n’est pas un cadre vide à la manière du découpage mathématique du temps dans la partition, mais le remplissement d’une durée par et dans les sons qui se déploient et s’organisent dynamiquement en informant le chaos (et dont le seul sens, comme le disait déjà Hanslick, est précisément de s’organiser en une forme temporelle – donc de nous donner une image du temps)280. Si ce qui revient n’est jamais littéralement le même, c’est d’abord parce que dans l’interprétation « il s’agit plus encore d’inventer que de retrouver281 », mais c’est ensuite parce « l’hétérogénéité créatrice de la durée » qui s’invente est par définition la manifestation de quelque chose de nouveau (ce qui revient ne peut pas être littéralement le même). Alors que la partition se réduit à un simple mécanisme (la mesure, le découpage d’un continuum en sons dont on détermine la durée, la hauteur, etc.), l’interprétation équivaut à un tout dynamique, vivant et subjectif (pour autant qu’elle présuppose une réappropriation de la partition par celui qui la lit, l’interprète ou encore entend l’interprétation), avec laquelle il apparaît que la musique (c’est-à-dire, comme le dit Gisèle Brelet en reprenant les termes de Ludwig Klages, le rythme proprement dit par opposition à la mesure282) est irréductible à la partition et le discours sur la musique à une simple analyse technique.
166On retrouve donc un élément essentiel que l’analyse de l’éternel retour nietzschéen (le da capo) nous avait permis de mettre à jour. De même qu’il ne faut pas concevoir l’éternel retour comme une caractéristique de l’être qui ne relèverait pas d’une imposition de sens (l’interprétation), il ne faut pas concevoir le temps musical – ce que suggère pourtant la partition qui le spatialise et laisse croire que ce temps se donne immédiatement à la manière d’un tout qui existerait indépendamment de toute activité (de toute imposition de sens) – à la manière d’une réalité transcendante qui pourrait être appréhendée, de l’extérieur, dans sa totalité, par un être qui dès lors ne serait pas dans le temps : car le temps musical n’existe qu’à titre de durée vécue, c’est-à-dire de production d’une temporalité qui est dès lors saisie, non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur (le portique de Zarathoustra), au sein d’une activité de création à laquelle on ne peut échapper, et pour laquelle surgit la tâche de construire, à partir du présent dans lequel on se meut, le passé et le futur à partir desquels seulement ce présent peut être appréhendé comme tel.
Notes de bas de page
1 1886, 6 [26] ; 1886-1887, 7 [7] ; 1888, 16 [71], 16 [73], 16 [86] ; 1888, 17 [9] ; 1888, 18 [17] ; OPCVIII, p. 33 (KSA6, p. 26)
2 Voir par exemple 1886-1887, 7 [7].
3 M. Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne, Paris, Robert Laffont, coll. Diapason, 1983, p. 43.
4 Ibid., p. 207, 210. 373-374.
5 R. Dumesnil, Le Rythme musical, op. cit., 1979, p. 207.
6 Ibid.
7 H. Holzhey, « Dieu et l’âme. Les rapports entre la critique de la métaphysique et la philosophie de la religion chez Hermann Cohen », Revue de métaphysique et de morale, trad. fr. E. Dufour et J. Servois, no 3/1998, p. 344.
8 Voir E. Kant, Critique de la faculté de la juger, § 53 : « jugée selon la raison, elle [sc. la musique] possède moins de valeur que n’importe quel autre des beaux-arts ». La musique est plutôt « jouissance que culture » et n’est qu’un pur agrément comme par exemple le vin des Canaries (7).
9 H. Holzhey, « Dieu et l’âme », op. cit., p. 344.
10 GS, § 373.
11 GS, § 59.
12 1885, 40 [21].
13 On voit tout ce qui sépare la physiologie de la musique de Nietzsche de ce qu’on entend communément par une telle expression. Voir p. ex. H. von Helmholtz, Théorie physiologique de la musique, trad. fr. M.G. Guéroult. Paris, Victor Masson, 1868. Selon Helmholtz, la physiologie de la musique est une théorie seulement descriptive qui établit d’une manière scientifique le rapport des lois de la musique avec les « activités physiologiques de la sensation » (p. 3). « Dans la musique, [...] les sensations auditives sont précisément ce qui forme la matière de l’art. [...] Cette théorie des sensations de l’ouïe tombe dans le domaine de [...] l’acoustique physiologique. » (p. 4)
14 1886-1887, 7 [7].
15 KSB5, p. 262.
16 KSB8, p. 554.
17 GS, § 368.
18 1888, 16 [80].
19 1887, 10 [167].
20 CW, OPCVIII, p. 53.
21 1888, 16 [75].
22 1887, 9 [119].
23 Voir p. ex. 1882-1883, 7 [19], 7 [154].
24 1887, 9 [102].
25 1888, 14 [119].
26 1886, 2 [101] ; 1887, 9 [119].
27 Voir aussi 1885, 41 [2] et 1887-1888, 11 [323] : « Où prend-il [sc. Wagner] ses adeptes ? Dans le surnombre des non-musiciens, des demi-musiciens, des gens cultivés aux trois quarts, [...] ».
28 1888, 15 [99].
29 R. Dumesnil, Le Rythme musical, op. cit., p. 26-27.
30 Ibid., p. 14
31 Voir P. Montebello, L’Autre métaphysique, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.
32 1875, 9 [1].
33 1872-1873, 19 [217].
34 1883-1884, 24 [14].
35 On trouve une illustration d’une telle idée dans Stalker, le film d’Andrei Tarkovski, avec le bruit de la draisine qui s’organise progressivement en musique, à cause de la régularité rythmique qui apparaît progressivement, lorsque les trois hommes passent dans la zone.
36 Comme le note G. Brelet dans Le Temps musical, op. cit., « si pour l’exécutant qui travaille, qui décompose le rythme, la mesure est première, pour l’exécutant qui joue et retrouve l’œuvre dans une libre improvisation, c’est le rythme qui est premier » (p. 296) : on voit bien comment, pour reprendre une distinction kantienne, la mesure n’est qu’une idée régulatrice nécessaire à laquelle il ne faut nullement accorder une valeur déterminante.
37 J. Chailley et H. Challan, Théorie complète de la musique, op. cit., vol. I, p. 18.
38 Ibid., vol. II, op. cit.
39 Nous trouvons la même idée dans G. Brelet, Le Temps musical, op. cit., vol. I, p. 352.
40 Voir par exemple 1880, 8 [54], 8 [65] ; 1888, 14 [62]. Il faut faire attention au fait que Nietzsche, lorsqu’il souligne le caractère essentiel de la mélodie, pense, non pas au problème du rapport hiérarchique entre les dimensions mélodique, harmonique et rythmique, mais à l’opposition entre mélodie et phrase (on le verra par la suite).
41 Lettre à H. Köselitz, 17 nov. 1880, KSB6, p. 47.
42 1886-1887, 7 [7].
43 1887, 9 [70].
44 GS, § 268.
45 1888, 15 [111].
46 1888, 16 [75]. D’où la différence avec la métaphysique de la musique défendue par La Naissance de la tragédie, dans laquelle l’élément principal de la musique est la mélodie.
47 Cid, « Divagations d’un inactuel », 10.
48 Lettre à C. Fuchs de fin août 1888, KSB8, p. 403-405.
49 Lettre à C. Fuchs de juillet 1877, KSB5, p. 261.
50 1871, 9 [49].
51 KSB5, p. 261 ; voir aussi OSM, § 134.
52 KSB5, p. 260-263.
53 Rappelons que l’expression « rythme de la quantité », à propos du rythme grec, n’est absolument pas propre à Nietzsche : voir T. Georgiades, « Musique et rythme chez les Grecs », Poésie 20 (1981), p. 72.
54 Voir GA XVIII, p. 281-320. Voir sur cette question A. Kremer-Marietti, Nietzsche et la rhétorique, Paris, P.U.F., 1992, chap. IV (particulièrement p. 184-194).
55 Lettre à E. Rohde du 27 nov. 1870, KSB3, p. 159.
56 KSB7, p. 178.
57 1871, 9 [111].
58 Lettre à C. Fuchs d’avril 1886, KSB7, p. 178. Autrement dit : la durée qu’on accorde à la syllabe est une propriété objective du mot et ne dépend absolument pas de ce que le sujet qui énonce ce mot veut exprimer (voir T. Georgiades, « Musique et rythme chez les Grecs », op. cit., p. 79). La durée de la syllabe « est un trait objectif du mot, elle caractérise le mot en tant que support matériel, corps, objet. Ces syllabes longues ou brèves ne sont d’aucune manière en rapport avec la volonté d’exprimer du sujet, aussi n’apparaissent-elles pas comme la conséquence de la signification du mot. » (ibid.)
59 KSB7, p. 179.
60 1870-1871, 4 [7].
61 KSB8, p. 404.
62 KSB8, p. 405.
63 KSB7, p. 178.
64 Partant, le rythme dépend, non pas du mot, de la phrase et des propriétés qu’ils possèdent, mais du sujet qui parle.
65 KSB7, p. 178.
66 On trouvera la même distinction et hiérarchisation de ces deux types d’organisation rythmique dans G. Brelet, Le Temps musical, op. cit., vol. I, p. 316-317 : « [...] et c’est à la durée, non à l’intensité, que revient le rôle essentiel dans la construction du rythme ».
67 CW, OPCVIII, p. 34. E. Bertram a montré combien le texte du Cas Wagner doit, sur ce point, au Baudelaire de P. Bourget paru en 1883 : voir Nietzsche. Essai de mythologie, trad. fr. R. Pitrou, Paris, Éditions du félin, 1990, p. 299-300.
68 Voir par exemple A. Tubeuf, « Interprètes wagnériens », Richard Wagner, Obliques, numéro spécial dirigé par Y. Caroutch, 1979, p. 38 : « Il (sc. le chant wagnérien) n’est pas mélodique, on le sait du reste. Wagner qui haïssait la musique italienne, facile à l’oreille des foules faciles [...], d’une haine d’idéologue, ne se cachait pas d’envier à Bellini le don mélodique qui lui descendait [...] du ciel même. La cantilène chez lui, c’est bien en vain qu’on la chercherait, – sauf peut-être, pour reprendre l’immortel persiflage de Nietzsche, avec un cure-dent ! ce sont bribes, cellules motiviques. Un ressassement infini les anoblira peut-être comme conducteurs, leitmotive [...]. Dès Rienzi, [...] Wagner mettrait bout à bout dans ses ouvertures tout ce qu’il avait de mélodie pour nourrir six heures de musique, sans réussir à les faire chanter. »
69 KSB7, p. 177.
70 CW, OPCVIII, p. 51.
71 OSM, § 134.
72 KSB8, p. 401.
73 1876-1877, 23 [138].
74 KSB8, p. 401.
75 CW, OPCVIII, p. 33-34.
76 Lettre à H. Köselitz du 2 avril 1883, KSB6, p. 353.
77 KSA6, p. 38.
78 KSB8, p. 401. Rappelons que ces termes étaient déjà utilisés auparavant dès le début du XIXe siècle – en témoigne p. ex. l’analyse que fait Robert Schumann de la Symphonie fantastique de Berlioz.
79 . Voir p. ex. H. Riemann, Les Éléments de l’esthétique musicale, trad. fr. G. Humbert, Paris, Alcan, 1906, p. 26-27, où l’auteur s’élève contre la thèse de Hanslick : « Il est vrai que ce dernier démontre lui-même que la musique représente l’élément dynamique des émotions, la mobilité de leurs formes ; mais il ne remarque pas qu’elle est ainsi l’interprète de l’être intime, de l’âme, au même titre que les arts plastiques le sont de l’être extérieur, du corps ».
80 GS, § 368.
81 NCW, « Wagner comme danger ». Nous avons vu comment Wagner critique « la mélodie préparée à l’avance, issue, d’après sa nature, de la danse » (Une communication à mes amis, op. cit., p. 141). Au passage, on lit sous la plume de M. Kessler, L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 198, que, dans sa « nouvelle esthétique », « il [sc. Nietzsche] accompagne sa référence aux “formes architecturales” et à la “cristallisation de la musique” de réflexions qui mettent en valeur une semblable simplicité et symétrie dans le goût, valorisant l’équilibre du rythme à deux temps (typiquement celui de la marche) plutôt qu’à trois, à cinq ou même à sept temps ». L’opposition introduite par Kessler entre le rythme binaire et le rythme ternaire (si tant est qu’il s’agisse bien de cela dans ce texte équivoque…) est complètement artificielle, dans la mesure où : 1) le modèle de Nietzsche est certes celui de la marche, mais aussi celui de la danse (laquelle n’exclut nullement le rythme ternaire) ; 2) la question nietzschéenne est celle de la mesure et des temps forts, nullement celle du nombre de temps dans la mesure ; 3) le rythme binaire n’exclut nullement sa « transgression » avec l’introduction de triolets (ainsi la Prière à la vie, qui est certes un 4/4, renferme-t-elle des triolets : voir plus loin les exemples) ; 4) plus largement, la musique à laquelle se réfère Nietzsche (que ce soit les œuvres de Gast, celles de Rossini, de Bizet ou de Offenbach) n’est évidemment pas une rengaine construite sur deux temps. Pour ne prendre qu’un seul exemple, Offenbach à essentiellement recours à deux types de rythme (comme il est souvent dit d’une manière simplificatrice) : la polka à deux temps et la valse à trois temps.
82 R. Wagner, Ma vie, op. cit., p. 315.
83 CW, OPCVIII, p. 23 (Senta-Sentimentalität).
84 R. Wagner, Conseils pour l’exécution du « Vaisseau fantôme », Œuvres en prose, op. cit., vol. VII, p. 241.
85 G. Brelet, Le Temps musical, op. cit., vol. I, p. 264.
86 1888, 14 [119].
87 CW, OPCVIII, p. 48.
88 1884, 25 [173].
89 J. Chailley, Analyse musicale du “Tristan et Isole” de Richard Wagner, op. cit., p. 48 (voir aussi la Préface de À travers chant, Gründ, 1971).
90 CW, OPCVIII, p. 36.
91 Ibid., p. 21-22.
92 Ibid., p. 41.
93 1874, 32 [42].
94 Voir CW, OPCVIII, p 31, où Nietzsche écrit que la musique de Wagner est toujours grosse d’une pensée à venir, qu’elle laisse pressentir quelque chose de merveilleux et d’ineffable – elle est telle la dialectique de Hegel, dans laquelle chaque moment de la vérité apparaît comme faux dès qu’on est passé dans le moment supérieur. C’est donc une musique dialectique, qui passe son temps à nier sans rien affirmer – donc sans rien construire (ibid., p. 42). Voir aussi 1887, 10 [116].
95 A. Boucourechliev, Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993, p. 41. Voir aussi Dire la musique, op. cit., p. 138-139 : « [...] l’harmonie wagnérienne est le modèle idéal du processus évolutif. Elle exacerbe ses facultés de transformation et de modulation jusqu’aux limites de la saturation, jusqu’au vertige et jusqu’au point – cependant jamais transgressé – de mettre en question sa propre existence. “Moduler d’un ton à un autre” est, de ce fait, une expression en train de se vider de son sens. Venant de quel ton, allant vers quel autre ? Venant, en réalité, d’une modulation, s’enchaînant à une autre ; c’est-à-dire flottant dans une perpétuelle migration. »
96 . CW, OPCVIII, p. 33. La « décadence » se caractérise précisément, selon Nietzsche, par ces deux éléments : l’absence d’unité et l’excès de vie dans les petites choses (ibid., p. 51).
97 Ibid., p. 31.
98 1888, 15 [22].
99 OSM, § 134.
100 1878, 27 [50] ; voir sur ce point également E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 58.
101 1878, 27 [24].
102 1878, 28 [47].
103 Ibid.
104 1878, 27 [29].
105 1878, 27 [31].
106 Lettre à H. Köselitz du 2 avril 1883.
107 CW, p. 45 ; KSA6, p. 40 ; 1887-1888, 10 [155] ; 1888, 14 [43].
108 1888, 15 [12].
109 Voir aussi sur ce point A. Boucourechliev, Dire la musique, op. cit., p. 137 : « On est frappé de constater à quel point encore les jugements du public sur le langage musical wagnérien procèdent de la référence négative. La mélodie de Wagner “n’existe pas” : la référence est celle du bel canto. Le rythme de Wagner est “insaisissable” : la référence, cette fois, est celle de la “carrure”. La forme elle-même n’apparaît qu’en creux, pour autant qu’elle se réfère non à un processus, mais à un musée des formes et qu’elle signe l’absence effective de schèmes formels constitués, issus soit de l’opéra, soit de la symphonie traditionnels. »
110 CW, OPCVIII, p. 31.
111 Voir A. Boucourechliev, Le Langage musical, op. cit., p. 52.
112 A. Schœnberg, « La tonalité et la forme » (1925), Le Style et l’idée, trad. fr. C. de Lisle, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p. 196-197.
113 Voir C. Dahlhaus, Schoenberg, trad. fr., Genève, Éd. Contrechamps, 1991, p. 14, 233, 266-267.
114 CW, OPCVIII, p. 51.
115 Ibid., p. 33.
116 Au sens où, précisément, la caractéristique du « grand style » est d’être unzweideutig : 1888, 14 [61].
117 CW, OPCVIII, p. 21.
118 KSA6, p. 35. Voir aussi 1888, 14 [49] (« le règne de l’abstrait “cela signifie” »). Cette idée est à mettre en rapport avec, dans la musique vocale, le primat de la musique sur le texte : « dès que nous comprenons le texte, notre sensation de la musique est devenue superficielle : nous la lions alors avec des concepts, nous la comparons avec des sentiments et nous nous mouvons dans une compréhension symbolique » (1880, 3 [118]).
119 T.W. Adorno, Essai sur Wagner, op. cit., p. 139 ; voir aussi p. 56.
120 Ibid., p. 34.
121 Voir C. Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, coll. l’imaginaire, 1987, p. 244, 277.
122 T.W. Adorno, Essai sur Wagner, op. cit., p. 35.
123 Ibid., p. 39-40, 42. Nietzsche parle aussi de gesticulation dans le même sens : « Il s’agite et gesticule » (1888, 15 [3]).
124 Ibid., p. 43.
125 Ibid., p. 48.
126 Ibid., p. 50.
127 Ibid., p. 64. Adorno insiste exactement comme Nietzsche sur le fait que l’énorme attention au détail est la conséquence de la dissolution du tout : voir p. 86.
128 Ibid., p. 65.
129 Ibid., p. 93.
130 Ibid., p. 119, 131.
131 Voir F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 71, qui souligne que, contrairement à ce que prétendent les commentateurs, ce pseudonyme vient de Gast lui-même, et nullement d’une idée de Nietzsche.
132 C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. II, p. 146.
133 Voir les lettres à H. Köselitz du 2 avril 1883, du 21 mars 1888.
134 Lettre à H. Köselitz du 1er septembre 1882.
135 Voir les lettres à H. Köselitz du 22 décembre 1880, du 13 mars 1881 (« cher, cher ami, pourquoi ne puis-je entendre votre musique ! »), du 14 août 1881, de la fin août 1881 (« vous êtes jusqu’à présent le seul à m’avoir donné cette jouissance, et il en est ainsi entre nous seulement depuis que je connais votre musique »), du 28 décembre 1881 (où Nietzsche écrit à propos des mélodies de Gast : « quand me sera-t-il donné de les entendre [...] ! »), du 25 janvier 1882 (« je ne saurais vous dire quel grand désir j’ai de votre Lion de Venise »), du 23 septembre 1882 (« souvent je me fredonne à moi-même le premier air de chant de votre œuvre, qui me fait du bien »), du 10 mai 1883 (« si je devais formuler ce qui me manque, je dirais : votre musique. [...] et je me proclamerais volontiers le héraut de votre musique »), du 21 août 1883 (« me manquent par trop un ciel serein, la confiance en les hommes et votre musique ! »), du 25 février 1884 (« j’ai positivement soif de votre musique »), du 25 juillet 1884 (« que me manque-t-il encore ? De ne pouvoir entendre votre musique »), etc.
136 Voir aussi la lettre au même du 10 novembre 1882 : « [...] Köselitz est la justification sonore de toute ma nouvelle pratique, de ma renaissance [...]. Il y a là un nouveau Mozart – je n’ai plus d’autre sentiment : beauté, chaleur, gaieté, surabondance d’invention et de légèreté dans la maîtrise du contrepoint – jamais encore toutes ces qualités ne se sont trouvées réunies à un tel degré. »
137 Voir C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. II, p. 386.
138 Ibid.
139 Lettre de H. Köselitz à F. Overbeck du 12 mai 1880 : H. Köselitz-F. Overbeck, Briefwechsel, herausgegeben und kommentiert von D.M. Hoffmann, N. Peter, T. Salfinger, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1998, p. 51.
140 F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 41-42. Nietzsche écrit (1878, 30 [111]) : « Que l’on écoute le deuxième acte du Crépuscule des Dieux, sans le drame : c’est une musique confuse, échevelée comme un mauvais rêve [...]. – Est-ce un éloge que cette musique, prise toute seule, soit, à titre de tout, insupportable [...] ? »
141 Ibid., p. 15. On comprend que la relation entre Gast et Nietzsche demeure encore à cette époque celle d’une « distant proximity », comme le dit cet auteur, soulignant par ailleurs que Nietzsche ne commence à s’intéresser à Gast musicien qu’en 1881 (p. 31). Love remarque que la conversion de Gast trouve aussi son origine dans la lecture des articles publiés par Hanslick dans la Neue freie Presse de Vienne (p. 42). Mais là où Love croit pouvoir en conclure qu’il peut y avoir eu une influence de Gast sur Nietzsche, nous croyons au contraire, à l’aune de nos analyses de Humain trop humain qui montrent l’influence de Hanslick sur la pensée nietzschéenne, que c’est au contraire encore une fois le signe de l’influence de Nietzsche sur Gast.
142 Voir p. ex. la lettre de H. Köselitz à F. Overbeck du 25 janvier 1889 (H. Köselitz-F. Overbeck, Briefwechsel, op. cit., p. 218) : « Dire que le duo d’amour du deuxième acte de Tristan n’est qu’une conversation sur le petit mot “et”, c’est fort – non, c’est simplement bas. C’est précisément cet acte qui me semble être l’apport le plus important de Wagner dans le domaine du lyrique (Lyrik), quelque chose d’incroyablement nouveau et à propos de quoi, avant que ça existe, personne n’aurait pu avoir l’idée. » De plus, F.R. Love souligne que Gast n’a jamais adhéré à l’enthousiasme de Nietzsche pour Carmen (Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 84).
143 C.P. Janz parle de la « comparaison totalement hybride de son Köselitz [sc. à Nietzsche] avec Mozart », et ajoute du coup : « Ses jugements esthétiques [sc. à Nietzsche] en matière de musique apparaissent comme des mesures diététiques déterminées par sa situation personnelle » (p. 347) – discréditant donc totalement le discours de Nietzsche sur la musique à cause de ce que Nietzsche écrit sur la musique de Gast et s’en aucunement s’appuyer sur une analyse des œuvres musicales de Gast.
144 C’est la raison essentielle pour laquelle le chef d’orchestre Felix Mottl, créateur de la version intégrale des Troyens de Berlioz, refusa de faire jouer Le Lion de Venise (voir A. Schaeffner, Introduction et notes à F. Nietzsche, Lettres à Peter Gast, op. cit., p. 656).
145 F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 224. Voir aussi p. 227 : « Il y a dans l’œuvre de Gast des moments de beauté véritable. »
146 Voir F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 209.
147 Les œuvres musicales de Peter Gast et ses idées sur la musique sont l’objet d’un travail en cours : E. Dufour et M. Lehmann, Peter Gast entre Nietzsche et Wagner, Lille, Septentrion, à paraître.
148 F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. IX.
149 Ibid., p. 204.
150 Ibid., p. 227.
151 Ce n’est pas « après avoir entendu le prélude de Parsifal, [que Nietzsche] demanda à Gast, en 1887, d’adapter l’Hymne pour chœur et orchestre mixte » (G. Liébert, Nietzsche et la musique, op. cit., p. 180), puisque la première adaptation par Gast date de 1884-1885 : voir F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 114.
152 Lettre à H. Köselitz du 1er septembre 1882. Voir aussi la lettre du 16 septembre 1882 au même : « Considérez que cette Prière à la vie est un commentaire du Gai savoir, une sorte de basse d’accompagnement ».
153 Lettre à H. Köselitz du 25 février 1884.
154 Lettre à H. Köselitz du 22 juin 1887.
155 Voir p. ex. les lettres à W. Fritzsch du 24 juin 1887 et du 20 août 1887, à Franziska Nietzsche du 12 août 1887, à Hermann Levi du 20 octobre 1887, à Felix Mottl du 20 octobre 1887, à Carl Riedel du 20 octobre 1887, à Alfred Volkland du 20 octobre 1887, à Hans von Bülow du 22 octobre 1887. Revient systématiquement dans ces lettres la même idée : Nietzsche ne cesse d’y répéter que s’il doit rester quelque chose de lui, c’est précisément cet Hymne à la vie qui doit lui survivre et être joué en sa mémoire.
156 1888, 16 [24].
157 Voir notre dissertation « Les lieder de Nietzsche », op. cit.
158 Peter Gast et d’autres auditeurs affirment que Gebet an das Leben « sonne chrétiennement ». Sur ce point, voir A. Schaeffner, Introduction et notes de F. Nietzsche, Lettres à Peter Gast, Paris, op. cit., p. 620 (repris par G. Liébert, Nietzsche et la musique, op. cit., p. 178 ss.).
159 Voir sur ce point notre dissertation « Les lieder de Nietzsche », Nietzsche-Studien, op. cit.
160 1880, 3 [118].
161 Lettre à H. Köselitz du 10 janvier 1883.
162 1881, 14 [22]. Voir aussi la lettre à H. Köselitz du 17 novembre 1880 : « tout ce qui est bon en musique devrait pouvoir se siffler ; mais les Allemands n’ont jamais su chanter et trimballent partout leur piano avec eux ; d’où fringale d’harmonie. »
163 H. Köselitz, Die Briefe Peter Gasts an Friedrich Nietzsche, München, Nietzsche Gesellschaft, 1923, vol. I, p. 263.
164 Ibid., p. 266 (lettre du 20 septembre 1882).
165 F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 113.
166 H. Köselitz, Die Briefe Peter Gasts an Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 266 : « Vous même n’avez pu vous transformer dans le domaine de la musique – cela demeure du Manfred, grand et puissant, mais lugubre (unheimlich). » F.R. Love écrit dans Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., « Mais la chose qui choqua Köselitz fut moins la dimension d’amateurisme que l’intensité sombre de la composition » (p. 113).
167 Sur Rossini, le jugement de Nietzsche évolue. Il commence par déprécier Rossini, se demandant si sa musique n’est pas artificielle et les procédés techniques, qui sautent aux oreilles de l’auditeur telles des recettes immuables (les instruments qui s’ajoutent peu à peu les uns aux autres, le crescendo doublé par le forte progressif, tout cela menant vers le point culminant qu’est la conclusion), relativement vains (voir la lettre à H. Köselitz du 4 mars 1882). Mais le soupçon initial se dissout pour faire place à un engouement pour une musique à la fois profonde et légère, privilégiant le chant sur la dimension harmonique et la simplicité raffinée sur une complexité toute apparente : voir la lettre à H. Köselitz du 16 décembre 1888 et CW, OPCVIII, p. 52.
168 Lettre à H. Köselitz du 27 sept. 1888.
169 1881-1882, 12 [92] ; 1884-1885, 35 [64].
170 Voir la lettre à H. Köselitz du 10 novembre 1887. Voir aussi la lettre au même du 22 mars 1884.
171 Ibid.
172 Voir KSA1, p. 515 (« Le drame musical grec ») ; 1868-1872, 8 [28], 9 [136] ; 1883, 12 [36].
173 1884-1885, 35 [64].
174 Ibid.
175 Voir 1885, 37 [15] et 1888, 15 [6] sur « tout ce que Wagner doit à la France » : l’emphase, l’histrionisme, l’art de l’étalage (c’est-à-dire le grand opéra à la Meyerbeer).
176 Voir la lettre à H. Köselitz du 27 octobre 1887.
177 CW, p. 24 ; KSA6, p. 16 ; voir aussi 1887, 9 [166] ; 1888-1889, 19 [1], 19 [7].
178 Lettre à H. Köselitz du 24 mars 1883.
179 Lettre à H. Köselitz du 18 novembre 1888. M. Kessler n’est donc qu’un « Allemand » lorsqu’il parle du « simple divertissement fourni par l’opérette » (L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 52) ou bien de « délassement » à propos de l’opérette (ibid., p. 242), et lorsqu’il écrit : « Si donc sa [sc. à Nietzsche] passion ancienne et jamais démentie pour Offenbach peut s’apparenter à un loisir de pacotille, comparé au sérieux de l’art de Wagner, [...] » (ibid., p. 26). On lit également sous la plume du même commentateur : « Seule l’opérette semble un art recommandable par Nietzsche dans la mesure où la musique y reste toute entière au service d’une intrigue si mensongère et si farfelue qu’elle n’abuse plus personne, mais divertit les sens et la raison. Carmen, que Nietzsche recommande chaleureusement comme antidote à l’art wagnérien, possède également l’avantage de ne mettre en scène que de “petites gens” » et non des « dieux ou héros » (p. 201-202). On rappellera à l’auteur que : 1) l’opérette met souvent en scène des dieux et non des « petites gens » (voir La Belle Hélène ou Orphée aux enfers), et elle propose non seulement une très sérieuse critique sociale, mais aussi une nouvelle puissance de sens : voir, sur la désinvolture avec laquelle on traite la « musique légère », J.C. Marti, « Karl Krauss et l’opérette » (ainsi que sa remarquable analyse musicale de La Vie parisienne) dans L’Avant-scène opéra, no 206, 2002 ; 2) la question n’est pas de savoir si les protagonistes sont des dieux ou des « petites gens » : s’il y a une correspondance entre la musique et le livret, c’est parce que, par exemple, à l’affirmation proprement musicale de la musique de Bizet correspond l’attitude affirmative de Carmen. Du coup, il est inadmissible de prétendre que si la « musique [est] apollinienne (Offenbach, Bizet, Gast), seul le contenu du drame tragique (Carmen) reste dionysiaque dans le sens de La Naissance de la tragédie » (p. 18) : la musique de Bizet est apollinienne c’est-à-dire affirmative au même titre que le contenu c’est-à-dire le livret (la mort de Carmen reste affirmation de la vie, par opposition à la dénégation du monde sensible illustrée par l’attitude de Tristan et d’Isolde).
180 Ibid. Nietzsche ajoute : « Lisez n’importe quel feuilleton sur une nouvelle opérette parisienne ; ils sont présentement en France, dans ce domaine, de vrais génies d’espièglerie, de malice indulgente, d’archaïsmes, d’exotisme, de choses tout à fait naïves. [...] Il y a une vraie science des finesses du goût et des effets. ». Sur Audran, voir 1888, 16 [37].
181 Lettre à H. Köselitz du 21 mars 1888. Voir aussi 1887, 9 [12], 9 [53] ; 1888, 12 [1], 16 [37], 18 [3], 22 [26], 24 [1].
182 Wagner écrit à F. Mottl en 1882 : « Offenbach sait faire comme le divin Mozart » (cité dans J. Bruyr, L’Opérette, Paris, P.U.F., 1974, p. 25).
183 Voir C. Goubault, La Critique musicale dans la presse française de 1870 à 1914, Genève-Paris, Slatkine, 1984, p. 416 : « Pourquoi Les Huguenots sont “de la grande musique” et La Belle Hélène ne mérite que l’appellation de musique bouffe ?, s’étonne Claude Debussy [...]. » D. Rissin, dans Offenbach ou le rire en musique, Paris, Fayard, 1980, note les caractéristiques de cette musique qui recoupent ce qu’on a déjà dit : 1) le modèle de la chanson populaire (p. 295) ; 2) Offenbach, « à l’intérieur de chaque tonalité, [...] s’en tient au plus simple, au plus direct, au plus efficace : la tonique et la dominante, presque toujours à l’état fondamental » (p. 308) – ce qui, d’ailleurs, n’exclut nullement l’extrême mobilité des modulations ; 3) « le secret de leur étonnante beauté [sc. aux lignes mélodiques] est qu’elles cachent des finesses de détail (appoggiatures, broderies, chromatismes, intervalles inattendus) sous des courbes globales simples, franches, accessibles à quiconque veut les fredonner » (p. 309) ; 4) Offenbach, « qui passe pour un grand rythmicien, ne combine jamais que des éléments rythmiques très simples et carrés : la richesse et la subtilité viennent de la variété des combinaisons, non des matériaux de base » (p. 309).
184 L’idée selon laquelle l’humour est une caractéristique de la musique est manifestement dans l’air du temps, puisqu’on la trouve aussi dans l’esthétique de Hermann Cohen : voir notre Hermann Cohen. Introduction au néokantisme de Marbourg, op. cit., p. 110.
185 C’est ce que souligne également M. Heidegger quand il écrit : « Si [...] Nietzsche fait coïncider l’art de grand style avec le goût classique, il ne donne pas pour autant dans le classicisme » (Nietzsche, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, vol. I, p. 119).
186 Voir la lettre à H. Köselitz du 18 novembre 1881.
187 Voir F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 83.
188 J. de Solliers, Commentaire littéraire et musical du Carmen de Bizet, L’avant-scène opéra, 26 (1980), p. 25.
189 Lettre à H. Köselitz du 5 janvier 1882 : « La partition pour piano, que j’ai parcourue hier, est d’une maigreur toute française, il y manque tout assaisonnement ! [...] Je me suis permis d’y insérer quelques notes en marge, – confiant dans votre humanité et votre musicalité. »
190 H. Daffner, Friedrich Nietzsche Randglossen zu Bizets Carmen, Regensburg, G. Bosse, 1912. Comme l’écrit E. Closson dans son compte-rendu de l’ouvrage de Daffner, « Nietzsche et Bizet », Revue musicale, 7 (1922), « il s’agit d’environ soixante-dix remarques notées au crayon, à la volée, (…). Quelques passages sont simplement marqués d’un signe. [...] Le ton dominant est celui de l’hyperbole, les “ravissant”, “éminent”, “émouvant”, “admirable”, “sonne admirablement”, “très bien”, “très joli” se succèdent. » (p. 131)
191 E. Closson, « Nietzsche et Bizet », op. cit., p. 152, qui est très attentif à la chose suivante : « Le philosophe remarque et signale telle modulation ingénieuse, une harmonie neuve » (p. 151). Autrement dit : s’il y a certes quelques remarques dont on peut contester la légitimité (« on ne voit pas, par exemple, en quoi consiste l’accent “militaire” qu’il découvre dans le finale du deuxième acte, au passage : “et surtout la chose enivrante…” », p. 151), Closson souligne l’attention de Nietzsche aux caractéristiques qui fondent la spécificité de Carmen. On ne souscrira pas au jugement de valeur négatif que porte E. Bertram, pour lequel ces annotations portent « témoignage de sa [sc. à Nietzsche] gratitude pour l’infiniment petit, pour le moment le plus volatil » (Nietzsche. Essai de mythologie, op. cit., p. 299), comme si l’intérêt de Nietzsche pour le détail était le revers d’une incapacité d’appréhender le tout. Car : 1) il s’agit d’annotations sur une partition (qui, à ce titre ne peuvent qu’être ponctuelles) et non proprement d’une analyse musicale ; 2) l’attention au tout est d’ailleurs l’objet du Cas Wagner dans lequel on ne trouve en revanche aucune remarque précise sur le détail ; 3) l’intérêt de Nietzsche ne porte pas ici sur la structure unitaire de telle chanson, de tel trio ou de tel entracte, pour autant que cette unité, non seulement existe mais frappe l’oreille (dimension populaire de cette musique) ; mais il porte sur les mille et un détails par lesquels la musique de Bizet, alors qu’elle semble simple et peu raffinée (justement si on la compare à la complexité et au raffinement apparents de la musique de Wagner, par exemple) est en vérité très bien écrite et subtile dans chacun de ses moments.
192 Deux remarques : 1) on trouve une idée analogue exprimée par Stravinski à propos de la différence entre Bellini et Beethoven : « Stravinski oppose dans sa Poétique Bellini et Beethoven : le premier trouvant des mélodies sans les chercher, le second les cherchant sans les trouver » (G. Brelet, Le Temps musical, op. cit., p. 167) ; 2) c’est également cette idée qu’exprime Tchaïkowsky « lorsqu’il déclara, après avoir entendu en 1888 le concerto pour violon et violoncelle de Brahms : “La plupart des Allemands construisent leurs mélodies avec leur entendement au lieu de les découvrir par l’intuition. Brahms juxtapose deux quintes pour obtenir un thème et Wagner déduit ses motifs de l’accord parfait. Même Beethoven construit au lieu de chanter” » (ibid., p. 168).
193 Lettre à H. Köselitz du 28 novembre 1881.
194 E. Closson, « Nietzsche et Bizet », op. cit., p. 152.
195 Voir C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. II, p. 125-130.
196 Voir 1888, 16 [41] : « Wagner est un fait capital dans l’histoire de l’“esprit européen”, de l’“âme moderne” ».
197 1884, 26 [21]. Voir aussi 1888, 14 [61] : « Tous les arts connaissent de tels ambitieux du grand style : pourquoi manquent-ils dans la musique ? Aucun musicien n’a-t-il jamais bâti comme cet architecte qui a créé le Palazzo Pitti ?... »
198 CW, p. 50 ; KSA6, p. 46.
199 Lettre à H. Köselitz du 8 décembre 1881.
200 CW, p. 17. Et déjà les choses sont claires : on peut ne pas aimer Bizet, mais il faut détester Wagner – dit explicitement Nietzsche.
201 Ibid., p. 51.
202 Ibid., p. 52.
203 G. Liébert, Nietzsche et la musique, op. cit., p. 260.
204 Voir p. ex. 1888, 16 [76] : « les coups de fouets dont Wagner maltraite le pauvre Pégase (deuxième acte de Tristan) » ; 23 [2] : « Qui a osé nommer, vraiment nommer les ardeurs de la musique de Tristan ? – Je mets des gants pour lire la partition de Tristan… » (lettre que Liébert cite pourtant p. 172 !)
205 Lettre à H. Köselitz du 21 janvier 1887.
206 Lettre à H. Köselitz du 25 juillet 1882 : « Finalement, j’ai dit : “Ma chère sœur, j’ai pratiqué tout à fait ce genre de musique quand j’étais un jeune garçon, à l’époque où je composais mon Oratorio” – là-dessus, je suis allé exhumer les vieux papiers et, après un si long intervalle, je les ai rejoués : l’identité entre l’état d’âme et l’expression était si fabuleuse ! Oui, certains passages, p. ex. la mort des rois, nous semblèrent à tous deux plus émouvants que tout ce que nous avions joué du Parsifal, mais d’un accent tout à fait parsifalesque ! » C.P. Janz souligne à raison, dans Die musikalische Nachlass, op. cit., que les deux œuvres n’ont rien en commun. Ce qui donc est commun, c’est uniquement : 1) le présupposé romantique selon lequel la musique reçoit sa loi de l’élément extra-musical (elle est expression des états d’âme) ; 2) l’état d’âme romantique et religieux qui cherche à s’exprimer musicalement. Dans « Pensée sur la musique », le jeune Nietzsche écrivait : « Si Dieu nous a donné la musique, c’est d’abord pour qu’elle nous aide à nous élever plus haut. [...] sa destination principale est de diriger notre pensée vers ce qui est au-dessus de nous, de nous élever, voire de nous bouleverser » (Premiers écrits, trad. fr. J.L. Backès, Paris, Le cherche midi, 1994, p. 38). Voir aussi 1886-1887, 5 [41].
207 EH, p. 268.
208 Ibid.
209 GS, § 109.
210 1885-1886, 2 [29] (voir aussi 2 [101]).
211 Nous avons développé ce point dans Les Néokantiens, Paris, Vrin, 2003, chap. III.
212 Voir 1887, 7 [4].
213 Critique de la raison pure, Ak. III, p. 13.
214 1881, 15 [9].
215 Cette thèse est très joliment résumée dans cette proposition de H. Cohen : « ce n’est pas dans le ciel que les étoiles nous sont données, mais dans les raisons de l’astronomie » (Le principe de la méthode infinitésimale et son histoire, trad. fr. M. de Launay, Paris, Vrin, 1999).
216 1884-1885, 34 [194] (c’est nous qui soulignons).
217 Voir 1884, 25 [333].
218 1885-1886, 2 [84], 4 [8].
219 Voir 1885, 40 [7] ; 1886, 2 [90] ; 1887, 5 [18].
220 Voir 1888, 14 [119] : « Les états antiartistiques : ceux de l’objectivité, de la contemplation d’un miroir, de la volonté suspendue… »
221 Voir notre dissertation « Le processus de formation des concepts dans la philosophie de Nietzsche », Philosophie, no 66, 2000, p. 46-69.
222 Voir R. Roos, « Règles pour une lecture philologique de Nietzsche », Nietzsche aujourd’hui, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1973, vol. II, p. 299-300.
223 Voir « Le processus de formation des concepts dans la philosophie de Nietzsche », op. cit.
224 M. Haar, « Critique et subversion de la subjectivité », Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 162.
225 APZ, « Des anciennes et nouvelles tables ».
226 Distinguer l’action, à titre de résultat, de la volonté dont elle résulte, donc en appeler, contre l’acte effectif qui existe dans le monde sensible, à une volonté illusoire qui serait la cause de l’acte, c’est, comme il apparaît dans les lumineuses analyses de Gilles Deleuze, dissocier la volonté de ce qu’elle peut (voir Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F., 1967, p. 63-65). Nietzsche, sur cette question, renverse la tradition : la volonté, pour lui, n’est rien d’autre qu’un habitus qui résulte de l’acte. De sorte que, pour faire quelque chose, il ne faut pas d’abord en avoir la volonté, mais simplement commencer par accomplir l’acte pour qu’advienne ensuite la volonté correspondante : « d’abord et avant tout les œuvres ! C’est-à-dire l’exercice, l’exercice, l’exercice ! La “foi” adéquate s’ajoutera d’elle-même – soyez-en sûrs » (A, § 34). Voir aussi : « l’exercice constant d’une certaine forme de stimulation engendre finalement la nature » (A, § 248). Partant, la transformation du cœur résulte de la transformation des mœurs.
227 APZ, « De la voie du créateur ».
228 Voir sur cette question les justes remarques de J.L. Nancy sur la différence entre Ziel et Zweck, Nietzsche aujourd’hui ?, Paris, U.G.E., coll. 10/18, 1973, vol. I, p. 81.
229 APZ, Préface.
230 APZ, « De la rédemption ».
231 GS, § 341.
232 CW, OPCVIII, p. 23.
233 Voir R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 169 (voir chez Nietzsche 1875, 11 [15] où l’Effekt est thématisé en un sens wagnérien). Sur ce point encore, Nietzsche reprend un concept wagnérien pour le retourner contre Wagner. La thématisation nietzschéenne de la musique wagnérienne comme une musique qui recherche l’effet, et se situe de ce fait du point de vue du spectateur (et non du créateur), apparaît pour la première fois à l’époque de Humain trop humain, où les deux pôles esthétiques sont dégagés. Voir p. ex. 1878, 27 [30] : « s’adressant à des personnes sans goût artistique, il s’agit de produire un effet par tous les moyens, le but très généralement visé n’est pas un effet d’art, mais un effet sur les nerfs ».
234 Cette distinction est formulée par A. Hitchcock, pour expliquer la spécificité de ses propres films (le suspense hitchcockien), dans ses entretiens avec F. Truffaut : Hitchcock-Truffaut, Paris, Ramsay, 1983, p. 57, 207.
235 Voir « Danser dans les chaînes » (VO, § 140). Voir aussi 1877, 23 [91], où il s’agit certes de l’art du récit, mais Nietzsche en parle avec des métaphores musicales : « L’œuvre de qualité, dans l’art du récit, développera son motif principal à la manière dont croît une plante, en dessinant avec de plus en plus de clarté les formes successives jusqu’à ce que la fleur s’en épanouisse, neuve et pourtant pressentie. L’art du romancier est surtout de savoir préluder sur son thème, de l’évoquer plusieurs fois par une anticipation symbolique, de préparer l’état d’âme dans lequel on pressent l’éclatement de l’orage, de jouer les accords approchant la mélodie principale et de stimuler ainsi de toutes les manières les facultés inventives du lecteur comme s’il y avait une énigme à deviner ; mais de résoudre alors celle-ci de sorte à surprendre (überraschen) quand même son lecteur » (c’est nous qui soulignons).
236 1888, 14 [61].
237 OPCII-2, p. 103.
238 1886-1887, 7 [7].
239 1887, 9 [75], 9 [107] ; 1887-188, 11 [48] (où la grande passion est assimilée à un impératif catégorique qui règle la vie) ; 1888, 14 [157].
240 A, § 250.
241 1869-1870, 3 [37].
242 CID, « Divagations d’un “inactuel” », § 10 et 11.
243 H. Maldiney, Regard Parole Espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1973, p. 157-159.
244 Voir sur ce point les belles analyses de R. Calin, « Passivité et profondeur, l’affectivité chez Lévinas et M. Henry », Les Études philosophiques, no 3, 2000, p. 355-378.
245 Voir p. ex. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 27-28 ; voir aussi Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 154.
246 G. Brelet, Le Temps musical, op. cit., vol. I, p. 361.
247 Ibid, p. 298.
248 Voir aussi 1884-1885, 34 [204] : « [...] il faut en vérité être de la meilleure humeur du monde pour supporter un monde de l’éternel retour tel que celui que j’ai enseigné par l’intermédiaire de mon fils Zarathoustra – donc pour nous supporter nous-mêmes compris dans l’éternel da capo ».
249 C’est Heinz Wismann qui souligne la chose suivante : « On ne trouve effectivement jamais chez Nietzsche, quand il parle de l’éternel retour, l’équivalent du terme français “le même”, à savoir dasselbe. L’idée d’identité, dans les rares cas où elle est exprimée, est marquée par un autre mot : das gleiche. » (Nietzsche aujourd’hui ?, op. cit., vol. I, p. 31)
250 1875, 9 [1].
251 H. Maldiney, Regard Parole Espace, op. cit., p. 157.
252 1885-1886, 2 [110].
253 CID, « Divagations d’un “inactuel” », § 10.
254 1885, 35 [68].
255 1888, 23 [8]. De là l’opposition systématique de Dionysos au crucifié, pour autant que celuici en appelle, contre le monde sensible, à un arrière-monde intelligible (p. ex. EH, « Pourquoi je suis un destin », § 9).
256 1885-1886, 2 [106].
257 1885-1886, 2 [110].
258 1885-1886, 2 [106].
259 Ibid.
260 Voir aussi la lettre à H. Köselitz du 19 avril 1887 : « au fond, “nous” sommes dépourvus d’esthétique musicale et nous ne savons plus motiver nos valeurs, bien que nous en ayons un sentiment très vif. Chez moi, c’est un état vraiment pénible. » Voir aussi la lettre au même du 21 mars 1888 : « Tous ce que vous avez écrit in puncto Wagneri la dernière fois m’a vraiment édifié. Vous êtes aujourd’hui le seul capable, non seulement d’avoir ces finesses du goût, mais de les motiver ; alors qu’à l’inverse je me sens condamné à de simples tâtonnements, à ma manière absurde » – ajoutant : « au fond, rien ne m’importe davantage que le sort de la musique ». Ou encore celle du 17 mai 1888 : « je voudrais vous dire combien tous vos jugements musicaux m’édifient. Il me semble qu’à présent mon instinct n’est plus éloigné de votre propre goût – mais que je suis infiniment loin de vous quant à la capacité d’expression. » Voir aussi 1888-1889, 16 [29].
261 C. Rosen, La Génération romantique, op. cit., p. 29.
262 Ibid., p. 31.
263 À propos de Lohengrin, Nietzsche parle de « musique bleue » (1881, 11 [251]) – comparaison qu’on retrouve chez T. Mann, Wagner et notre temps, op. cit., p. 214.
264 CW, OPCVIII, p. 36.
265 Ibid., p. 31.
266 1888, 14 [49].
267 L’erreur de Wagner et plus largement de la musique romantique est de croire que « la musique représente désormais des sentiments – elle ne les suscite plus ! » (1881, 12 [14]) : « Il y a là quelque chose de nouveau dans la musique d’aujourd’hui, telle que je viens de l’entendre ! Elle représente des sentiments, elle ne les éveille plus – on se contente de comprendre par son moyen ! Quelle modestie ! » (1881, 14 [1]).
268 CW, p. 32.
269 Ibid., p. 42.
270 Ibid., p. 47.
271 Ibid., p. 39.
272 M. Beaufils, Wagner et le wagnérisme, Paris, Aubier, 2e éd., 1980, p. 198-199.
273 Ibid., p. 199.
274 Voir aussi 1886-1887, 7 [34] : « En rester à la conception mécaniste du monde – c’est comme si un sourd prenait pour but la partition d’une œuvre. »
275 Si une telle thèse ne s’impose pas comme une évidence, c’est à cause du rapport à la musique, qui aujourd’hui, pour beaucoup, passe moins par la pratique d’un instrument ou le fait d’aller au concert que par l’enregistrement qu’on écoute. Or, le propre de l’enregistrement, c’est qu’il fige et éternise un événement singulier auquel il confère de ce fait une valeur idéale. Lorsque je réécoute une pièce dans la même version, il n’y a précisément rien d’imprévisible et tout peut être anticipé, déductible a priori, dans la mesure où les plus petites choses, comme les attaques des notes ou les subtiles inflexions resteront toujours désespérément les mêmes.
276 G. Brelet, Le Temps musical, op. cit., vol. I, p. 271.
277 Ibid., p. 361.
278 Ibid., p. 299.
279 Ibid., p. 15. Voir aussi V. Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, op. cit. (p. 117), qui montre comment la confusion du semblable et de l’identique est liée à l’assimilation du temps à l’espace : « [...] comme si le mouvement musical était une chose réversible : or s’il y a un souvenir de la chose répétée, il n’y a pas de symétries ni de centre dans un devenir irréversible et orienté où la réexposition prend la suite et où la seconda volta, même indiscernable de la première, en différerait déjà imperceptiblement par le seul fait de sa secondarité, c’est-à-dire par la seule priorité chronologique de la première fois. »
280 Ibid., p. 361.
281 Ibid., p. 5.
282 Ibid., p. 297.
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