Deuxième partie. L’esthétique formaliste dans humain trop humain
p. 157-225
Texte intégral
I. L’ambiguïté du discours de Nietzsche en 1874-1876
1Curt Paul Janz montre bien, dans son Nietzsche, comment il n’y a pas proprement de rupture avec Wagner, mais un éloignement progressif1. De même, l’abandon de la métaphysique de la musique ne se produit pas d’un seul coup. Certes, Humain trop humain prend le contre-pied absolu de La Naissance, et l’on peut opposer thèse contre thèse toutes les affirmations des deux ouvrages. Outre la critique de Wagner, Humain trop humain introduit, contre La Naissance, que : 1) la musique n’est pas un langage signifiant ; 2) les arts occupent une place inférieure à la connaissance et à l’investigation philosophique ; 3) la musique elle-même occupe une place secondaire dans la hiérarchie des arts.
2Autrement dit : le discours conceptuel, désormais, ne trouve plus son assomption dans la reconnaissance de sa propre impuissance et dans sa dénégation au profit du langage musical. Il apparaît, au contraire, comme l’unique moyen permettant d’accéder à la vérité.
3Il y a dans les « fragments posthumes » de 1874-1876 quelque chose de remarquable. D’une part, ces fragments annoncent Schopenhauer éducateur et Richard Wagner à Bayreuth, dont ils constituent les ébauches, et on y trouve des analyses qui subsisteront telles quelles dans ces deux ouvrages ; mais, d’autre part, Nietzsche reprend les thèmes de ces analyses pour les développer dans d’autres directions qui aboutissent à des thèses qui s’opposent à ce qu’on trouve dans les textes publiés. On est désormais loin du dogmatisme de La Naissance de la tragédie, puisque surgit ici un doute systématique quant à la modalité qu’il faut accorder au jugement, dans une conscience aiguë par le jugement de la question de sa valeur de vérité. C’est comme si Nietzsche, qui continue toutefois à soutenir, non pas seulement en public (Richard Wagner à Bayreuth), mais aussi en privé (les « fragments posthumes »), les mêmes thèses que dans La Naissance de la tragédie, ne pouvait énoncer un jugement qu’en en suspendant la modalité, c’est-à-dire en lui conférant systématiquement une valeur problématique, sans jamais acquiescer d’une façon véritable et définitive au contenu de sens qui y est énoncé. Autrement dit : si Nietzsche soutient toujours les mêmes affirmations, les fragments posthumes témoignent simplement, par rapport à l’engagement fougueux et pour ainsi dire juvénile de 1871, d’un léger retrait de Nietzsche par rapport à ces thèses, qui se manifeste uniquement dans cette mise en question de leur valeur de vérité qui conduira à leur éviction et à leur critique. Le désengagement de Nietzsche n’apparaît donc nullement dans le contenu de sens affirmé : celui-ci reste identique au texte de 1871, comme en témoigne l’éloge unilatéral de Wagner dans le texte de 1876. Il se manifeste uniquement dans la suspension de la modalité assertorique dont témoignent les fragments posthumes qui ouvrent une nouvelle voie dans laquelle les mêmes constats sur l’art wagnérien peuvent être interprétés en un tout autre sens. C’est que, comme il l’écrit lui-même, « un philosophe recèle ce que jamais ne recèlera nulle philosophie : l’origine de nombreuses philosophies2 ».
4Ainsi Nietzsche remarque-t-il à plusieurs reprises que ce qui caractérise l’œuvre de Wagner, c’est l’invention d’un langage musical propre à chaque œuvre. Plus précisément : s’il y a certes des caractéristiques générales qui sont communes aux œuvres de Wagner – comme on l’a précédemment souligné, et avec cette restriction qu’elles ne s’appliquent pas aux premières œuvres de Wagner –, il n’y a pas de « style » wagnérien – au sens où, par exemple, on reconnaît immédiatement une cadence de Mozart ou un récitatif de Bach, ou bien au sens où Schumann note, en 1838 : « Chopin ne peut déjà plus rien écrire sans que l’on ne doive, dès la septième ou huitième mesure, s’écrier : “C’est de lui !”3 ». Mais ce constat reçoit deux développements différents et contradictoires. Dans certains textes, Nietzsche souligne du coup le caractère proprement génial de Wagner, habité par une force créatrice telle qu’il invente constamment sans jamais réutiliser et répéter des formules qui marqueraient l’œuvre au sceau de sa propre idiosyncrasie. Nietzsche écrit dans Richard Wagner à Bayreuth : « Quand on lit à la suite deux poèmes tels que Tristan et les Maîtres chanteurs, leur langue nous fait éprouver un étonnement et un doute analogues à ceux qu’inspire leur musique : on se demande comment il a été possible de régner en maître et en créateur sur deux mondes aussi différents par la forme, la couleur, l’agencement que par l’âme. C’est là ce qu’il y a de plus puissant parmi tous les dons de Wagner – ce qui ne peut réussir qu’à un grand maître : forger pour chaque œuvre une langue nouvelle4. »
5Cependant, cette caractéristique n’est peut-être qu’une force apparente : l’absence de style de Wagner n’est-elle pas, au contraire, l’indice du fait qu’il n’est pas un musicien ? « Sa nature [sc. à Wagner] se divise peu à peu, comme le tronc se divise en branches ; à côté de Tannhäuser, Walther et Siegfried apparaissent Sachs et Wotan. Il apprend à connaître l’homme, et l’apprend tard. Tannhäuser et Lohengrin sont les reflets d’un jeune homme. La jeunesse de Wagner est celle d’un dilettante aux intérêts multiples mais dont il ne sort rien de bon. Moi-même, au cours des dernières années, j’ai senti naître en moi à deux ou trois reprises ce doute insensé : Wagner a-t-il vraiment un talent musical ?5 » Un musicien qui, à chaque œuvre, change de style, n’est qu’un comédien qui dissimule son incapacité proprement musicale : « son rapport à la musique est celui d’un acteur : c’est pourquoi il peut en quelque sorte parler à partir de différentes âmes de musiciens et placer l’un à côté de l’autre des mondes très divers (Tristan, Les Maîtres chanteurs)6. »
6Dans La Naissance, Nietzsche fait l’apologie de l’art total. Une des forces de Wagner est d’avoir cherché à réconcilier les différents arts et d’avoir par là même retrouvé l’art véritable (la tragédie grecque). Wagner « est l’artiste vraiment libre qui ne peut s’empêcher de penser dans tous les domaines de l’art à la fois, le médiateur et le conciliateur de sphères apparemment opposées, le restaurateur de l’unité et de la totalité du pouvoir artistique [...]7. » Dans les fragments posthumes de 1874, cette tentative est pourtant interprétée en un tout autre sens. Nietzsche, en effet, y pressent la volonté mégalomane d’asseoir son pouvoir et d’affirmer sa force. À ce propos, Nietzsche, qui non seulement accuse Wagner de considérer l’autre, l’ami, comme un moyen pour atteindre ses propres but8, mais est tout à fait conscient du racisme du musicien9, note : « c’est une chance que Wagner ne soit pas d’une naissance plus relevée, ne soit pas né dans l’aristocratie et n’ai pas eu affaire à la sphère politique10 ». La « tyrannie11 » exercée par Wagner est la force d’un faible : elle se manifeste dans son sens pour le « colossal », c’est-à-dire pour ce qui est excessif et démesuré12, dans celui de se prétendre « révolutionnaire », comme un novateur absolu qui refuse toute filiation et se veut sans héritier13, dans le fait de pallier à son insuffisance musicale par le drame et un texte dont la plénitude camoufle les manques de la musique en lui apportant un sens dont elle est dénuée, dans celui de créer un art populaire et de s’assujettir le peuple. La « nature dominatrice14 » de Wagner provient de la haute image que le musicien a de lui-même, prétention démesurée qui se manifeste dans la musique qu’il fait, pour autant que sa caractéristique essentielle consiste à prendre son temps pour s’écouter et s’émerveiller d’elle-même : « l’homme qui se sent apte à ces extases et à ces extériorisations inouïes garde difficilement de la modestie, car seul celui qui sait est convié à la modération, alors que l’enthousiasme de celui qui ne sait pas est sans limite. À cela s’ajoute le culte du génie, nourri par Schopenhauer15 ».
7De plus, le drame wagnérien, qui se veut une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), suscite certains problèmes : s’agit-il d’une union des différents arts au profit de la musique, qui paraîtrait par là même grandie et surgirait dans son statut tout à fait spécifique (l’unique art dionysiaque, donc l’espèce d’art auquel les autres arts seraient assujettis, au sens où le geste et la parole sont, comme on l’a vu, enfantés par l’esprit de la musique), ou bien ne s’agit-il pas plutôt d’une dénégation de la musique au profit des autres arts, auxquels celle-ci serait soumise – de sorte que la musique ne serait, pour reprendre les termes mêmes d’Opéra et drame, qu’un simple moyen d’expression ? Nietzsche souligne à propos de l’écrit zurichois : « Ainsi la musique est-elle, pour Wagner, un moyen d’expression – ce qui est très caractéristique de l’acteur. Si l’on se demande maintenant à propos d’une symphonie : puisque la musique est ici moyen d’expression, quelle est la fin ? Celle-ci ne peut donc pas se trouver dans la musique : ce dont l’être consiste à être un moyen d’expression a nécessairement quelque chose à exprimer : Wagner pense au drame. Sans le drame, il tient la musique pour quelque chose d’absurde, qui suscite la question : “pourquoi ce bruit ?”16. » À propos des premières œuvres de Wagner, Nietzsche, qui remarque par ailleurs que « aucun de nos grands musiciens n’était encore dans sa vingt-huitième année aussi mauvais musicien que Wagner17 », écrit qu’en elles « la musique n’y vaut pas grand-chose, ni la poésie, ni le drame », mais c’est précisément l’union des différents arts qui fait oublier la faiblesse de chacun d’entre eux18. Aussi comprend-on que Wagner ait pu, très vite, avoir d’ardents défenseurs chez les musiciens ou les chanteurs d’opéra qui trouvaient par là un moyen de justifier la limitation de leurs moyens vocaux, en invoquant contre l’art du chant la déclamation et l’expression dramatiques19, ou bien chez les musiciens d’orchestre qui, ou bien possédaient des compétences limitées ou bien s’ennuyaient jusque-là – bref, chez « toutes sortes d’insatisfaits qui espèrent à chaque révolution gagner quelque chose pour eux-mêmes20 ».
8Puisque la musique apparaît comme un moyen d’expression, c’est-à-dire comme le simple support d’un sens extra-musical, surgit pour la première fois ce doute insensé : il est bien possible que, dans la musique de Wagner, « la véritable cohérence et le plan se trouvent au-delà et en dehors de la musique »21. Mais, dans ce cas, la musique de Wagner, si on la considère isolément, n’est qu’un flux informe sans aucun ordre… On objectera que de tels propos ne valent plus dès qu’on considère le « retournement schopenhauérien » de Wagner avec Beethoven. Ce n’est toutefois pas le cas. En témoigne en premier lieu le texte qu’on a cité, c’est-à-dire précisément l’exemple de la symphonie. Nietzsche, qui a lu et bien lu Wagner, n’ignore pas que, dans Opéra et drame, le modèle de la musique entendue comme moyen d’expression, c’est précisément la symphonie beethovenienne, de sorte que, pour Wagner, la distinction entre la musique et le drame, c’est-à-dire entre le moyen d’expression et la fin, correspond, non pas à la distinction entre la musique et le livret (d’opéra), mais entre la musique et son contenu de sens extra-musical. En second lieu, Nietzsche écrit dans le même texte à propos de Wagner : « Moyen et fin – musique et drame –, ancienne théorie. Universel et exemple – musique et drame –, nouvelle théorie. » Autrement dit : dans le Beethoven, la musique est toujours entendue comme musique dramatique, c’est-à-dire comme musique qui, en ce qu’elle exprime un contenu de sens extra-musical, est et demeure un moyen d’expression. À cette différence que le drame singulier, par exemple l’histoire de Tristan et d’Isolde, apparaît désormais comme un exemple ou une illustration du sens infini de la musique, laquelle n’y est donc pas réductible. Autrement dit : rien de nouveau par rapport à Opéra et drame, sinon qu’il est précisé, d’une part, que le drame n’est qu’un exemple de la signification de la musique, dans la mesure où celle-ci, exprimant directement la volonté, s’élève bien au-delà de l’histoire particulière dans laquelle la volonté peut s’incarner, et, d’autre part, que cet exemple (i.e. le drame) naît de l’esprit de la musique.
9Mais ce n’est pas tout. Le drame musical wagnérien pose deux questions : d’abord celle de savoir si Wagner veut régner sur la musique ou sur le théâtre et la « théâtrocratie », l’art de la masse, pour autant que le théâtre ne requiert pas l’attention ni la connaissance propres aux spectateurs des salles de concert22, ensuite celle de savoir si le but ultime de Wagner n’est pas extra artistique. Wagner a donné un côté « solennel » et « sérieux23 » au drame. L’art wagnérien apparaît comme le substitut du religieux dans une société où la religion s’effondre24 : c’est que, comme celle-ci, il est une négation du monde dans lequel nous vivons et non pas une tentative de le changer et de l’améliorer – « l’art de Wagner nie ce monde, il ne le transfigure pas25 ».
10Les remarques de Nietzsche ne s’arrêtent pas là. La musique de Wagner est une musique qui recherche les effets. En un certain sens, c’est là sa force. Non seulement « tout art a un échelon de rhétorique26 », mais il y a des figures de la rhétorique musicale qui déjà, avant Wagner, possédaient une nécessité (union véritable du texte et de la musique), alors que d’autres étaient totalement arbitraires et le simple fruit de la convention27. La force de Wagner n’est-elle pas d’avoir su inventer un système de figures musicales absolument nécessaires, relevant d’une correspondance parfaite entre la musique et le texte, mais aussi d’avoir su l’inventer d’une manière nouvelle dans chaque œuvre ? La puissance incroyable de L’Anneau du Nibelung est attestée par le simple constat suivant. Wagner part de rien, et construit le tout à partir de ce rien. C’est d’un grondement sourd qu’émerge progressivement la musique, et que naissent peu à peu tous les « motifs conducteurs » qui constituent la texture du Prologue et des trois journées, donc la musique proprement dite. L’Anneau n’est fait de rien d’autre que de ces motifs qui s’interpénètrent, s’enchevêtrent et se transforment sans cesse, sortant les uns des autres à partir d’une origine absolue – ce qui a pour effet que le sens qui leur est contextuellement assigné se modifie et s’affine en même temps qu’eux. Ce qui constitue toujours un sujet d’étonnement et d’émerveillement chez Nietzsche, c’est justement le fait qu’ici, la construction musicale refuse tout a priori et invente la structure selon laquelle elle procède. La construction musicale ne s’opère pas en suivant des lois préfixées d’avance qu’elle présupposerait d’une manière somme toute arbitraire sans avoir à en rendre compte – de sorte qu’elle n’est rien d’autre que l’expression d’un héritage et, du coup, la répétition du même28 –, mais elle s’auto-organise en inventant les règles auxquelles elle se conforme. S’il y a un auteur qui, après Nietzsche, a souligné cette caractéristique admirable d’une musique qui construit son propre monde sans jamais renvoyer à un autre monde sur lequel elle se règlerait, c’est Thomas Mann. L’Anneau du Nibelung, en effet, est un mythe qui engendre son propre début, puisque Wagner, comme on le sait, fut amené, à partir de la mort de Siegfried, à s’intéresser à sa jeunesse et à lui donner une généalogie. Mais comment faire pour la musique ? « Recommençons donc au commencement, au commencement de toutes choses et au commencement de la musique ! Car les flots profonds du Rhin, où l’or chatoie vaguement et où les filles du fleuve prennent leurs ébats insouciants, ces flots représentent l’état initial d’un monde alors plein d’innocence, ignorant la cupidité et le blasphème, et ils représentent en même temps le commencement de la musique. Il ne s’agissait pas seulement pour Wagner d’écrire une musique mythique ; il lui appartenait, en tant que musicien-poète, de créer le mythe même de la musique, de composer une philosophie mythique et une genèse de la musique29. »
11Voilà pourquoi la Tétralogie est l’invention d’un langage musical autonome, qui ne se nourrit que de lui-même. La musique ne naît que de ce qu’elle se donne ou plus exactement de ce qu’elle produit à partir de la métamorphose en son du bruit originaire. Et ses figures musicales ainsi que leurs significations se construisent, du coup, avec une nécessité organique. C’est en ce sens que Wagner donne une légitimité à ses figures, puisque, d’une part, les figures relèvent d’une adéquation complète avec un texte qui n’est pas plaqué après-coup sur elle mais dont au contraire elles naissent – pour autant que le discours lui-même n’est pas étranger à la musique, mais la première forme de musique de l’humanité –, et que, d’autre part, elles ne sont jamais empruntées à une tradition musicale qui les marqueraient au sceau de l’arbitraire et de la convention.
12Cependant, en un autre sens, l’idée même de « motif conducteur » ou de « leitmotiv » – pour reprendre l’expression désormais populaire qui vient de Hans von Wollzogen –, dans la mesure où elle lie la musique à un contenu de sens extramusical que la figure est censée exprimer, au sens où nos mots, nos propositions et notre discours n’ont de valeur que pour autant qu’ils possèdent un sens et renvoient donc à autre chose qu’à eux-mêmes, n’est-elle pas, non seulement un moyen de dévaluer la musique au rang d’un simple moyen (d’expression), mais, du coup, de la condamner à l’« effet » ? Il ne faut pas développer davantage la remarque, pour autant qu’elle perdrait le caractère problématique qu’elle possède encore en 1874, et on ne doit pas anticiper sur les développements du « Nietzsche de la maturité ». Reste, en tout cas, que l’idée commence à poindre. L’« effet », dont il sera tant question dans les textes ultérieurs de Nietzsche, est donc propre à toute musique qui se donne comme un moyen d’expression. Il est extrêmement intéressant que Nietzsche évoque une possibilité : celle selon laquelle la création musicale wagnérienne proviendrait d’un seul souci, à savoir celui de composer une musique qui produise une émotion analogue (contenu de sens extra-musical) à celle que Wagner a pu éprouver30. La musique, en ce sens, est l’expression des états d’âme d’un moi absolument singulier – ce qui, d’ailleurs, ne relève nullement, tant qu’on se contente de dire cela, de la critique : « Il faudrait plutôt établir cette règle : quelqu’un n’a le droit d’exprimer ses expériences intérieures que s’il sait aussi trouver sa propre langue pour les exprimer31. » Mais la remarque, apparemment anodine, se transforme en critique, si l’on ajoute que, procéder ainsi, c’est réduire la musique à un art de l’expression c’est-à-dire de l’effet : « Le premier problème qu’ait rencontré Wagner est celui-ci : pourquoi l’effet ne se produit-il pas alors que je le ressens32 ? » – et si l’on anticipe sur le contenu des textes ultérieurs de Nietzsche, en introduisant déjà la distinction entre l’esthétique du spectateur et l’esthétique de l’artiste, car c’est bien ici la position du spectateur qu’occupe Wagner (« ce qui agissait fortement sur lui, il a voulu le produire »). Du coup, loin d’être une innovation et la création de quelque chose qui n’aurait jamais existé, la musique de Wagner est au contraire une imitation, une reproduction – autre raison pour laquelle Wagner est qualifié d’« acteur » : « C’est en tant qu’acteur que Wagner reproduit le mieux, il entre dans des âmes (de musiciens) étrangères33 ». Et s’il peut faire illusion, c’est parce qu’il ne copie pas un style, mais des procédés qui, s’ils sont parcimonieusement utilisés par ses prédécesseurs (la rupture musicale via la septième diminuée dans les moments dramatiques des opéras mozartiens, par exemple), trouvent une utilisation systématique chez lui.
13En premier lieu, la musique de Wagner, puisqu’elle se veut moyen d’expression, ne construit pas en partant de rien une musique absolument nouvelle et originaire, étant donné qu’elle présuppose au contraire, non seulement l’évolution de notre musique occidentale qui rend immédiatement compréhensible une telle musique, mais aussi les règles conventionnelles qui gouvernent les moments dramatiques de la forme « opéra », et qui se sont progressivement mises en place. En second lieu, la conception de la musique comme moyen d’expression a la conséquence suivante : l’introduction dans la musique de ce qui est irrégulier, disproportionné, surprenant, disharmonieux, en un mot : laid34. Nietzsche écrit : « Wagner apprécie la simplicité de la structure dramatique parce que c’est elle qui agit le plus fort. Il rassemble tous les éléments actifs en un temps qui, à cause de son hébétude, a besoin de moyens très rudes et énergiques. Le magnifique, le bouleversant, le grandiose, le terrible, le bruyant, le laid, l’extatique, le nerveux, tout est légitime. Dimensions qui sortent de l’ordinaire, moyens qui sortent de l’ordinaire. L’irrégulier, l’excès dans l’ornement et l’éclat donnent une impression de richesse et de luxuriance. Il sait ce qui agit encore sur les hommes de notre temps [...]35. »
14Pour le dire autrement : il est bien possible que la subordination de la musique à un contenu de sens extra-musical ait pour conséquence que la musique, « contrainte à servir le pathos naturaliste », perde toute forme, écrit Nietzsche en évoquant la possibilité que Beckmesser ait raison contre Hans Sachs (« si elle suit les allures de Hans Sachs, la musique dégénère nécessairement36 »). Il écrit encore : « dangers de la musique dramatique pour la musique37 ». Car « Wagner utilise geste, parole, mélodie de la langue et au surplus les symboles reconnus de l’expression musicale. Il présuppose une musique très richement développée, déjà parvenue à conférer à une masse de mouvements une expression suffisamment ferme, reconnaissable et récurrente. Par ces citations, il rappelle à l’auditeur un état d’âme déterminé où l’acteur veut qu’on le situe en pensée. Du coup, la musique est devenue un « moyen d’expression » ; pour cette raison, elle se situe à un échelon inférieur car elle n’est plus organiquement en elle-même. Alors le maître musicien restera toujours capable d’entretisser les symboles avec un art consommé, mais du fait que la véritable cohérence et le plan se trouvent au-delà et en dehors de la musique, celle-ci ne peut pas être organique38. » Mais il ne s’agit ici que d’une possibilité simplement évoquée, puisque d’autres textes s’opposent absolument au sacro-saint respect des règles de la tablature défendues par Beckmesser : quelques pages plus loin, Nietzsche condamne « la théorie formaliste qui fait des sons des arabesques39 ». Si la musique est donc toujours définie comme un langage signifiant, ce n’est donc plus avec la même immédiateté, la même énergie et la même confiance : l’affirmation persiste, certes, mais il y a une prise de distance dont témoignent ces écrits posthumes. Et, mieux, puisqu’on trouve également l’affirmation contraire, c’est comme si la proposition subsistait sans pourtant que son énonciateur y acquièsce.
15Cette attitude se retrouve encore en ce qui concerne le rapport entre musique et langage. La Naissance nous a appris – thèse encore développée par Richard Wagner à Bayreuth – qu’il peut y avoir une correspondance organique entre les deux plans. Mais les fragments posthumes émettent un doute. Si, d’un côté, « il est possible d’établir une liaison véritablement organique entre musique et paroles40 », on peut se demander, d’un autre côté, si la temporalité propre de ces deux sphères n’exclut pas cet idéal, de sorte qu’il faut constamment adapter d’une manière qui reste totalement artificielle la musique aux paroles ou les paroles à la musique41.
16Curieusement, aux fragments dans lesquels s’esquisse une possible critique de Wagner succèdent les textes qui constituent proprement les notes préparatoires de Richard Wagner à Bayreuth, livre dans lequel on ne trouve dès lors qu’une apparente apologie de l’art wagnérien. Cependant, que cette apologie ne soit qu’apparente, on ne peut nullement le dire en lisant le texte publié. Les arrière-pensées du philosophe, c’est-à-dire l’indécision qui commence à grever ses conceptions, n’apparaissent ni dans le texte ni dans l’esprit du livre. Seules les idées énoncées et développées dans les « fragments posthumes » en témoignent. En ce sens, il en va de la rupture de Nietzsche avec l’art wagnérien et avec les idées qu’il avait lui-même soutenues dès La Naissance de la tragédie comme il en va de la rupture avec Schopenhauer, à propos duquel il écrit à Cosima le 19 décembre 1876 : « vous-étonnerez-vous, si je vous avoue mon opposition vis-à-vis de la théorie de Schopenhauer, qui a surgi progressivement et dont j’ai pris conscience d’une manière tout à fait soudaine42 ? » La différence entre les deux écrits de Nietzsche consiste toutefois dans le fait, comme on l’a noté plus haut, qu’on ne trouve plus aucune trace, dans les Considérations intempestives, de la distinction entre l’un ou la volonté et le phénomène ou la représentation – distinction qui constitue le levier de La Naissance de la tragédie –, ce qui est au moins l’indice que l’opposition à Schopenhauer est plus précoce que l’opposition à Wagner et aux thèses qu’il soutient.
17Lors de la parution de Richard Wagner à Bayreuth et du premier festival de Bayreuth (été 1876), l’opposition à Wagner, qui néanmoins se dessine sur le mode problématique, n’est toutefois pas encore parvenue à une prise de conscience et à la modalité assertorique : en témoigne le fait que Nietzsche fait deux séjours à Bayreuth, et qu’il reste tout de même la deuxième fois « trois semaines entières, entamant largement le troisième cycle du festival43 », après s’être absenté pour des raisons de santé – et nullement par dégoût, comme il le prétendra plus tard, dans Nietzsche contre Wagner, en omettant d’ailleurs d’indiquer qu’il retourna à Bayreuth44.
II. Les présupposés philosophiques de Humain trop humain
18Nous avons vu que la musique, pour le Nietzsche de 1871, est, non seulement une forme de connaissance, mais la connaissance au sens véritable du mot. On pourrait reprendre le mot de Boileau et de l’esthétique classique : pour l’auteur de La Naissance de la tragédie, « rien n’est beau que le vrai ». Néanmoins, alors que, pour les représentants de l’esthétique classique et conformément à ce que montre Ernst Cassirer dans La Philosophie des lumières45, le beau est nié dans sa spécificité et ravalé au rang du vrai, dans la philosophie nietzschéenne c’est le vrai qui est nié dans son irréductibilité et assimilé au beau46 (et plus exactement ici au sublime), dans la mesure où c’est l’œuvre d’art (et plus précisément la musique) qui devient le lieu de révélation du vrai.
19On voit dès lors ce qui, à notre sens, distingue l’esthétique classique de l’esthétique romantique. C’est que, si la première rabat le beau sur le vrai, et pense l’œuvre d’art à l’aune de la connaissance discursive, la seconde, en 168 revanche, critique la conception classique de la connaissance et, thématisant celle-ci en rapport avec la contemplation artistique, la pense sur le mode d’une immédiateté qui ne passe ni par le concept ni plus largement par la représentation.
20Qu’est-ce qui change de La Naissance de la tragédie à Humain trop humain ? Selon C. P. Janz, rien : « Jusqu’à aujourd’hui, la thèse a généralement prévalu, selon laquelle Nietzsche aurait avec cette œuvre [i.e. Humain trop humain] accompli une rupture, radicalement inauguré une nouvelle période créatrice, et à vrai dire tout abandonné, pour ne pas dire renversé, ce qu’il aurait écrit auparavant. C’est un schéma très répandu que de diviser toute biographie intellectuelle en trois périodes : une période “de jeunesse”, marquée par un relatif manque d’originalité mais de prometteurs échantillons de talent, une période “moyenne” d’émancipation et de découverte “de soi-même”, et finalement une “troisième” période de maturité, celle de l’œuvre de vieillesse. L’itinéraire de Nietzsche n’a pas échappé à cette schématisation, [...]. Opérer, afin de tout de même retrouver dans cette brève activité créatrice un semblant de tripartition, une coupure au moment d’Humain trop humain, c’est introduire au sein d’un processus continu et profondément cohérent une tension, voire un hiatus, en tout cas un élément conflictuel qu’il est impossible de faire cadrer avec l’image fournie par les données historico-biographiques, et qui entrave la juste compréhension tant d’Humain trop humain que de l’ensemble de l’œuvre nietzschéenne47. »
21Il est vrai que Nietzsche lui-même, lorsqu’il relit ses propres œuvres au sein d’une évolution et donc d’une histoire téléologiquement orientée, dont les thèses exprimées dans les grandes Préfaces de 1886 constituent le nécessaire aboutissement, nie une telle coupure et la division de sa progression en trois étapes dont on ne verrait pas le lien. Mais c’est Janz lui-même qui remarque plusieurs fois très justement que Nietzsche passe son temps à fabuler, à l’aune de l’état auquel il est parvenu, son propre passé et sa propre histoire : à propos d’un passage d’Ecce homo, il souligne que « ce n’est pas le seul passage [...] où la fiabilité biographique du texte est à mettre en doute, car Nietzsche ne s’y montre que trop souvent enclin à davantage interpréter que raconter sa vie48 ».
22Nous remarquons deux choses. En premier lieu, Janz ne s’appuie nullement sur le texte de Humain trop humain, qu’il ignore copieusement sans examiner si les propositions mêmes de ce texte récusent les propositions qu’on trouvait dans La Naissance, et en appelle uniquement à des motifs psychologiques, selon lesquels il est possible et certainement probable que Nietzsche ait souhaité une réconciliation avec Wagner. Les seuls arguments que fait valoir Janz, en faveur de sa thèse, sont les suivants : 1) Nietzsche continue à recevoir les Bayreuther Blätter49 ; 2) les propos de Nietzsche affirmant que Wagner l’a « abandonné50 » ; 3) l’insistance qu’il met pour envoyer ses proches (particulièrement sa sœur Elizabeth et Lou) au festival de Bayreuth, en 1882, pour la première de Parsifal51.
23Mais lorsque Janz écrit, à propos d’une lettre du 23 février 1881, dans laquelle Peter Gast écrit à Nietzsche que la famille Wagner publierait volontiers l’« Appel aux Allemands » de 1873 alors rejeté par les wagnériens, que « la pensée de se voir sollicité par Wagner dut faire impression sur Nietzsche, qui n’attendait au fond qu’une telle ouverture de Bayreuth52 », on voit mal ce qui fonde véritablement la légitimité d’une telle assertion. C’est que tous les textes et les gestes de Nietzsche auxquels Janz en appelle restent ambigus. Il est tout à fait possible et probable – c’est du moins notre thèse qui, elle, a pour avantage d’être confirmée par le contenu des textes de Nietzsche, c’est-à-dire par la lettre et l’esprit des livres de Nietzsche à partir d’Humain trop humain – que : 1) c’est par simple intérêt sociologique et psychologique que Nietzsche s’intéresse encore à Bayreuth et aux wagnériens, spécimens animaux représentatifs de l’Europe de la fin du XIXe siècle, et qu’il envoie ses proches au festival ; 2) Nietzsche est encore attaché, non seulement à la personne de Richard Wagner53, mais aussi à un Wagner peut-être rêvé et fabulé qu’il oppose au Wagner réel – à savoir le Wagner révolutionnaire, d’avant la conversion schopenhauérienne, qui avait initialement pensé Siegfried comme un héros libre54 ou un « surhomme » au sens que la philosophie nietzschéenne donne à ce mot, c’est-à-dire comme un homme qui nie toute transcendance, celle de Dieu ou bien celle d’une religion laïcisée, ou encore d’une loi et d’un ordre qui s’imposent sans que l’homme en soit l’initiateur, le créateur. Bref, il y a plusieurs Wagner55, et il y a au moins, face au musicien romantique décadent, habité par le ressentiment et la haine, celui qui dit non à la vie (le renoncement et l’abnégation de Brünnhilde) et en appelle à la haine du juif, un Wagner nietzschéen – mais ce dernier Wagner n’est qu’un Wagner possible, celui qui aurait pu naître et voir le jour si l’homme Wagner avait suivi une autre voie et avait su lutter contre les plus bas instincts qui l’habitent. Ce n’est pas tout. Pour Nietzsche, comme on le sait, tout n’est jamais tout noir et tout n’est jamais tout blanc. Gilles Deleuze a montré comment toute force contient toujours un degré de faiblesse et comment toute faiblesse elle aussi renferme un petit peu de force. La différence est de nature et non de degré. En ce sens, l’opposition à Wagner ne peut pas être totale, de sorte qu’il y a et qu’il reste, entre Nietzsche et Wagner, des points communs qui fondent une ressemblance. Il y a au moins un point qui réunit encore ceux qui furent amis, à savoir l’idée, partagée par tous deux, selon laquelle l’art, ou plutôt la production artistique au sens large, c’est-à-dire autant la musique que le livre et, partant, le livre de philosophie, peuvent changer la vie des hommes et avoir une efficace sur l’humanité. Nietzsche écrit et publie, il croit ou veut croire qu’il peut par là se faire entendre, au moins de quelques-uns. Il n’en va pas autrement pour Wagner. Dans les deux cas, l’art, non seulement a une fonction politique, mais est le seul véritable moyen pour exercer une influence sur la vie des hommes et les amener à changer leur manière d’être au monde (« on ne devra jamais oublier que Wagner, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, nous a à sa manière [...] rappelé que l’art est une chose importante et sublime56 »).
24Pourquoi vouloir, tel Janz, nier aprioriquement une coupure dans la pensée nietzschéenne. Pourquoi décréter que la pensée nietzschéenne doit présenter une unité – sans, précisément, se donner ce qu’il faut établir ? Outre que seuls les textes et l’examen attentif de leur contenu doivent nous permettre de prendre position sur cette question, il nous semble, du point de vue méthodologique et apriorique, qui donc précède logiquement l’examen des textes, que la rigueur exige d’être davantage attentif aux divergences et aux différences qu’aux ressemblances et aux identités. On verra, de plus, que la négation d’une telle diversité du parcours nietzschéen, diversité que Charles Andler – et c’est là son mérite – a été le premier à établir, est ce qui conduit des commentateurs comme Kessler à produire des affirmations douteuses et incertaines comme celle selon laquelle la musique perdrait chez le Nietzsche de la maturité le primat qu’elle avait dans La Naissance de la tragédie. Mais il ne sera pas difficile de mettre en évidence que les seuls textes qui condamnent la musique – et qui la condamnent explicitement – se trouvent dans Humain trop humain, dont il faudra établir le statut intermédiaire, c’est-à-dire le fait que ce livre représente une étape dépassée par les textes ultérieurs.
25Posons à nouveau la question : qu’est-ce qui distingue Humain trop humain de La Naissance de la tragédie ? Et, pour y répondre, examinons désormais le texte nietzschéen. Alors que La Naissance de la tragédie portait uniquement sur l’art, dans la mesure où la connaissance n’y occupait qu’une place secondaire et s’y trouvait thématisée en rapport avec celui-ci, tel le statut de Socrate et plus largement du discours philosophique qui se trouve introduit et thématisé par rapport à la tragédie grecque, c’est une inversion du rapport qu’on trouve dans Humain trop humain. Ce livre porte d’abord et avant tout sur la connaissance, et ce n’est qu’ensuite, assez tardivement dans le texte, que se trouve introduit l’art. Bref, alors que La Naissance de la tragédie n’est au fond rien d’autre qu’un livre sur l’art et même sur la musique, Humain trop humain est un livre sur la connaissance. Et c’est en ce sens qu’on retrouve ici les problèmes de la philosophie moderne de la connaissance – problèmes quasiment absents de La Naissance de la tragédie, où les termes de « représentation », de « phénomène » ou de « chose en soi » sont, non pas thématisés, mais simplement évoqués et utilisés du fait de l’armature schopenhauérienne du texte.
26La référence à Voltaire et donc, plus largement, à la philosophie des Lumières, qui déjà constitue un indice du retournement nietzschéen (par opposition à la nuit de La Naissance, qui est celle du Tristan et des romantiques), trouve son développement dans une idée qui nous paraît essentielle pour autant qu’elle prend explicitement le contre-pied des textes antérieurs. C’est que la connaissance humaine passe par la discursivité du concept. Nietzsche présente comme une illusion humaine, trop humaine, la vaine tentative de ceux qui prétendent que la connaissance véritable serait le fait d’une intuition immédiate qui resterait indicible et ineffable. Une telle erreur trouve son origine dans une méconnaissance de l’homme par lui-même – ou, pour le dire avec des termes qui sont ceux de la philosophie moderne, dans l’absence de tout souci critique par lequel le théoricien, avant de produire une affirmation qui, à ce titre, prétend au vrai, s’interroge sur les conditions de possibilité de toute vérité c’est-à-dire de son propre discours. Nietzsche écrit : on attribue à certains esprits, dont on croit qu’ils sont supérieurs, « un regard plongeant directement dans l’essence du monde, comme par un trou du manteau de l’apparence, et on les croit capables, sans passer par la fatigue et la rigueur de la science, grâce à ce merveilleux regard divinatoire, de nous communiquer des vérités capitales et définitives sur l’homme et le monde57 ». Or, il faut perdre « toute croyance à l’inspiration, à la communication miraculeuse des vérités58 », ce qui n’est possible qu’avec l’avènement du souci critique – au sens kantien du terme – que Nietzsche appelle ici l’« esprit scientifique ».
27Nietzsche oppose au « romantisme » « l’esprit du siècle des Lumières59 » comme l’intuition ineffable (communication miraculeuse des vérités) à la pensée discursive, de sorte qu’on trouve ici un curieux renversement de la conception traditionnelle. Alors que, pour Kant, c’est le devenir de la pensée que de se transformer, de non critique qu’elle était, en une autocompréhension de la raison – terme inévitable et ultime de son processus spontané et pour ainsi dire naturel –, Nietzsche souligne, lui, que cette autocompréhension qui se manifeste au XVIIIe siècle a été obscurcie au cours de l’autodéploiement de la pensée. Curieusement, le développement de la pensée ne la conduit pas à s’éclaircir, mais, au contraire, à se déformer et à se mutiler. C’est comme si l’on partait d’un état (qui est certes déjà l’aboutissement d’un processus) plus près du vrai pour s’en éloigner et le détériorer. Nietzsche remarque toutefois dans un fragment posthume, conformément à ce que nous avions déjà souligné, que le renversement romantique est toutefois typiquement allemand, et il ajoute qu’il est lié à l’histoire même du peuple allemand : « ce qu’il y a de pressentiment d’irrationalité intuitive dans le caractère allemand est signe qu’il est arriéré, encore déterminé par des facteurs médiévaux [...]60 ».
28L’homme a tendance à se croire « en possession de forces surnaturelles », parce que c’est pour lui « une source d’exaltation et d’enthousiasme61 ». Il oppose, à la manière des philosophes, le sentiment et le concept, et croit que, si celui-ci reste à la surface des choses et ne peut permettre de dire et de décrire que l’apparence phénoménale sur laquelle nous nous ouvrons par la médiation des sens, celui-là peut saisir, sans pouvoir certes trouver des mots adéquats pour le formuler, le « dedans » ou « l’essence du monde62 ». Si certes cette opposition l’exalte et l’enthousiasme, parce qu’il a, ainsi, l’impression de découvrir la loi suprême qui ordonne la multiplicité des apparences, le fondement ultime qui régit les phénomènes de la nature, une telle croyance n’est toutefois fondée que sur une inattention aux processus qui gouvernent la pensée humaine.
29Apparaît ici, pour la première fois, une thèse qui sera ensuite sans cesse reprise par Nietzsche, et qui permet d’apporter, sinon la solution, du moins une autre voie pour tenter de répondre à l’antinomie kantienne du jugement de goût. Alors que les philosophes opposent sentiment et concept, Nietzsche souligne qu’ils sont indissociables et que le sentiment, loin d’être le fondement du concept, contrairement à la thèse défendue par Schopenhauer qui affirme que toute pensée discursive trouve son origine dans une intuition qui est d’un autre ordre et n’en est au fond que la formulation, est seulement le prolongement du concept. Il est vrai que le propre d’une idée est de surgir d’une manière abrupte, sans qu’on l’ait apparemment cherchée, voulue, et qu’elle nous apparaît toujours d’abord comme étant impossible à formuler adéquatement. C’est d’ailleurs ce fait psychologique dont chacun peut faire l’expérience en lui-même, et dans lequel l’idée nouvelle semble résister à toute expression langagière véritable, qui peut nous conduire, si tant est qu’on se contente de ce constat sans pousser plus avant l’analyse, à croire à l’antériorité d’une pensée intuitive et non langagière. Cela posé, l’observation psychologique (et, dans le langage de Humain trop humain, scientifique !) qui reconduit le sentiment à son origine – entreprise généalogique introduite dès le premier aphorisme qui, sous le titre de « chimie des idées et des sentiments », énonce la méthode qui reconduit un résultat complexe aux éléments simples qui en constituent le fondement63 – nous conduit au contraire à observer qu’une telle idée subite (einfallen) ne surgit jamais que sur le fond d’un réseau conceptuel déjà construit. L’idée ne surgit jamais ex nihilo, mais en fonction et en vertu de ce que nous connaissons déjà. L’idée, nommée « sentiment » parce qu’elle semble précisément répugner à toute formulation adéquate, relève en vérité de la pensée conceptuelle et n’apparaît que dans la mesure où elle est telle une voie nouvelle qui s’entrouvre à partir des sédiments opérés par notre pensée discursive c’est-à-dire des chemins déjà parcourus par celle-ci. De là l’impossibilité immédiate d’une formulation adéquate, puisque le nouveau, qui n’apparaît qu’en vertu de l’ancien, du déjà connu, ne peut jamais être nommé comme tel qu’en fonction de ce qu’on connaît déjà et ne peut trouver une formulation conforme qu’à partir d’un effort qui conduit à construire un nouveau concept, mais aussi la nécessaire croyance spontanée en une pensée qui n’est pas discursive, puisque c’est à partir d’une maturation souterraine, pour ainsi dire inconsciente, que surgit la nouvelle voie et qu’une porte inédite s’entrouvre.
30C’est donc bien la méconnaissance qu’a l’homme de lui-même qui engendre l’opposition entre sentiment et pensée. Des « sentiments ne sont profonds que dans la mesure où [...] sont [...] excités en même temps qu’eux certains groupes de pensées que nous appelons profonds ; un sentiment est profond du moment que nous estimons profonde la pensée qui l’accompagne64 ».
31Il n’y a donc rien qui soit informulable et qui, par nature, échapperait à la discursivité. Il n’y a aucun mode de connaissance qui ne relève pas du concept. En ce sens, une telle thèse s’oppose diamétralement à l’unique message scandé dans La Naissance de la tragédie, et selon lequel seul le langage musical (le Tristan de Wagner) pourrait véritablement « dire » ce que notre langage ordinaire ne pourrait au mieux que suggérer. Et, si tant est qu’on nous accorde que l’exercice de la philosophie trouve son premier fondement dans la reconnaissance du pouvoir de la pensée discursive – et non dans la condamnation par celle-ci de son propre pouvoir, parce qu’alors la discursivité ne prendrait la parole que pour énoncer son impuissance au profit d’un autre mode de pensée, ce que Kant nommait Schwärmerei –, il est alors manifeste que c’est avec Humain trop humain que Nietzsche devient proprement philosophe.
32Il y a d’ailleurs deux éléments qui confirment qu’une telle vision est celle de Nietzsche lui-même. Nietzsche ne cesse dans Humain trop humain d’en appeler à la science contre la métaphysique. On a vu comment La Naissance de la tragédie se prétend une métaphysique et plus précisément une métaphysique de la musique – métaphysique qui s’élève explicitement contre la science, terme sans cesse utilisé d’une manière dépréciative par Nietzsche65. On remarque ici le renversement. Nietzsche ne cesse d’en appeler à la science et à la philosophie comme science66, et il critique sans cesse la métaphysique, qui apparaît comme le premier degré d’une philosophie qui ne s’est pas encore élevée jusqu’à sa maturité, jusqu’à son âge scientifique. De plus, Nietzsche oppose à l’esprit scientifique les « philosophes poétisants et les artistes poétisants67 ». Désormais, l’utilisation des symboles et des « substituts analogiques », dans lesquels La Naissance de la tragédie voyait la quintessence du discours philosophique, devient le signe d’une pensée préscientifique68.
33Dans La Naissance de la tragédie, la distinction entre le sentiment ou intuition et la pensée discursive était liée, d’une manière éminemment schopenhauérienne, à la distinction entre la chose en soi et le phénomène ou apparence. On devine que la nouvelle position nietzschéenne le conduit (déjà) à l’éviction de ce que les textes de la maturité appelleront les « arrières-mondes ». S’il n’y a aucune faculté mystérieuse qui puisse nous permettre de saisir le fondement caché derrière les phénomènes, s’il n’y a donc, pour reprendre une image que ne cesse d’utiliser Nietzsche, aucun trou dans le manteau de l’apparence, cela ne conduit pas seulement à dire que la chose en soi est inconnaissable, mais, exactement comme déjà le faisaient les postkantiens, à critiquer le terme même de « chose en soi », pour autant qu’il suscite l’illusion d’un fondement caché. Il n’y a donc rien d’autre que de l’apparence (Nietzsche retrouvant la critique néokantienne qui conduit à dire qu’il faut éviter le terme de « phénomène », pour autant qu’il est historiquement lié à celui de « chose en soi », et que l’un ne va pas sans l’autre).
34Ce n’est pas tout ! Conformément à ce que nous avons annoncé plus haut, la nouvelle position nietzschéenne ne va pas sans la condamnation de l’art au profit de la philosophie promue science. C’est que le primat du sentiment n’est pas seulement lié au primat de la chose en soi sur le phénomène, mais aussi au privilège de l’art promu véritable mode de connaissance, puisque le sentiment est le médium de l’art tout comme la discursivité est le médium du discours philosophique.
35Le renversement nietzschéen apparaît donc dans la dévalorisation systématique de l’art, troisième idée fondamentale par laquelle Humain trop humain renverse absolument les thèses défendues dans La Naissance de la tragédie et interdit, contrairement à ce que dit Janz, qu’on puisse parler de continuité.
36L’art, en effet, n’est plus le lieu du vrai. Alors que, comme on l’a dit, La Naissance de la tragédie pensait la connaissance à l’aune d’une « métaphysique d’artiste », c’est-à-dire du point de vue de l’art, Humain trop humain veut comprendre l’art à partir de la science. Nietzsche souligne – et c’est là la différence fondamentale – que, pour comprendre l’art, il faut sortir de l’art69. On ne peut s’élever à une compréhension de l’art qu’à partir d’une position scientifique, à partir, non pas d’une métaphysique d’artiste, mais d’une philosophie qui est une « science de l’art70 ». Ici encore, on retrouve l’illusion dénoncée plus haut. L’œuvre d’art suscite chez celui qui la contemple un sentiment qui peut facilement passer pour une forme de connaissance et par laquelle l’homme croit pouvoir atteindre la vérité71. Mieux : une telle conception de l’art, qui caractérise le romantisme, n’est rien d’autre qu’un substitut qui, en vérité, satisfait le même besoin que celui que satisfaisait auparavant la religion72, à savoir l’illusion de comprendre le monde par un autre moyen que la discursivité et de donner à l’homme « quelque plénitude de sens dans des choses qu’il trouvait désagréables ou méprisables73 ».
37On condamnera tout individu qui met l’art, la religion ou encore la métaphysique (c’est tout un) au-dessus de la science. Car tous trois correspondent à un besoin qui peut et doit être dépassé lorsque l’homme, se tournant vers lui-même, comprend qu’il doit devenir maître de ses illusions et les surmonter dans une étude rigoureuse et exacte des phénomènes naturels. Nietzsche développe l’idée selon laquelle l’histoire de l’humanité comme celle de chaque homme en particulier74 est rythmée par une succession de stades qui marquent une progression : après s’être libéré de la religion, il faut se libérer de la métaphysique afin de parvenir à la vision scientifique du monde75. La religion et la métaphysique apparaissent comme les stades primitifs ou archaïques de la pensée humaine76, et l’art s’intègre dans cet « âge métaphysique ».
38La partie de Humain trop humain consacrée à l’art, et intitulée « De l’âme des artistes et des écrivains », se conclut par les mots suivants : « c’est la science qui dans l’évolution de l’homme prend la suite de l’art77 ». Dans le dernier aphorisme qui suit, intitulé « Le crépuscule de l’art », on peut lire : « Jamais auparavant l’art n’a été compris peut-être avec autant de profondeur et d’âme que de nos jours où il semble que la magie de la mort le baigne de son halo78. »
39Ce n’est donc pas seulement la « métaphysique d’artiste » qui est dépassée. C’est aussi l’art lui-même, en tant qu’activité humaine, dont éclate au grand jour le caractère illusoire et menteur. L’art, au terme de son évolution qui le conduit à la période romantique, prétend en effet être le lieu de révélation du vrai et s’assigne ainsi sa fonction. Mais Humain trop humain démasque cette prétention illégitime et montre comment elle trouve son origine dans des besoins préscientifiques de l’humanité. Si l’art a eu le mérite de prolonger la religion79, d’élever et d’exalter notre âme ainsi que d’accroître la richesse de notre sentiment80, d’intensifier et de varier notre bonheur de vivre, le chemin qu’il a suivi dans son évolution, et alors que d’autres étaient possibles81, semble devoir le conduire à sa mort. Et si cette mort, qui n’est pas un futur lointain mais le présent d’un art mortifère, est inéluctable82, c’est précisément parce que l’art a voulu se substituer à la connaissance au lieu d’emprunter la voie par laquelle il aurait trouvé son véritable but.
40Cependant, si l’art ne délivre aucun savoir, quelle est donc sa fonction ? Nietzsche répond : « Il nous a enseigné durant des millénaires à considérer la vie et chacune de ses formes avec intérêt, avec plaisir, et à amener ces sentiments jusqu’au point de nous écrier enfin : “quelle qu’elle soit, la vie, elle est bonne”83. » En ce sens, Humain trop humain présente les traits de ce qu’on appellera ultérieurement « la philosophie nietzschéenne de la vie ». L’art, s’il lui est refusé le statut de mode de connaissance, n’en reçoit pas moins une détermination positive, pour autant qu’il lui est assigné la fonction de faire valoir l’existence sensible sous toutes ses formes (ce que Nietzsche, ultérieurement, appellera « le grand oui à la vie » ou la « revalorisation du monde sensible »). Mais c’est aussi parce que l’art n’est pas une forme de connaissance qu’il occupe une position inférieure dans la hiérarchie des activités humaines (« l’art a pour point de départ l’ignorance naturelle au sujet du dedans (corps et caractère)84 »)
41Si l’art et plus particulièrement la musique sont condamnés à mourir, si même la musique se meurt déjà, c’est justement parce qu’ils ne s’élèvent que pour se nier. Les sons, dès qu’ils prétendent renvoyer à autre chose qu’eux-mêmes, opèrent leur propre négation au profit de ce monde intelligible qu’est le sens extra-musical dont ils ne sont précisément que le véhicule. La musique wagnérienne, en ce sens, n’est pas le commencement de quelque chose de nouveau, mais l’achèvement d’un processus de dégénérescence de la musique. Les sons, dans la « musique absolue » que Nietzsche assimile au symbolisme, apparaissent donc comme la dévalorisation de l’existence sensible, c’est-à-dire d’eux-mêmes, et donc de l’art, pour autant que celui-ci se situe dans le règne du sensible. C’est aussi la raison pour laquelle – autre renversement par rapport à La Naissance – le critère n’est plus le sublime, comme en 1871, mais la beauté85.
42Encore une fois, on voit le gouffre qui sépare de telles affirmations de la conception antérieure puisque, dans les « textes wagnériens », l’art reçoit les deux déterminations inverses. Non seulement il y apparaît comme une sagesse dionysiaque – c’est-à-dire, ainsi qu’on l’a vu, comme le seul véritable mode de connaissance –, mais celle-ci permet de mettre en évidence la nullité de l’existence sensible et de dévoiler le fondement intelligible qui sinon nous resterait caché. Le plaisir esthétique est une révélation de l’être vrai qui fait souhaiter au spectateur la dissolution des apparences et la mort. On se souvient que La Naissance de la tragédie résume la sagesse dionysiaque dans cette histoire : « Une antique légende rapporte que le bon roi Midas avait longtemps battu les bois, mais en vain, à la recherche du sage Silène, le compagnon de Dionysos. Quand enfin celui-ci tombe entre ses mains, le roi lui demande quel est pour l’homme ce qu’il y a de plus désirable, le bien suprême. Roide et figé, le démon se taît ; jusqu’à ce que, pressé par le roi, il finisse par lâcher ces mots en éclatant d’un rire strident : « Misérable race d’éphémères, enfant du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as le moins d’intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi – et c’est de mourir sous peu86. »
43Comment ne pas apercevoir une contradiction avec Humain trop humain, texte dans lequel on lit en revanche : « Il est vrai que le christianisme avait dit : tout homme est conçu et enfanté dans le péché, et dans l’intolérable christianisme d’un Calderon cette idée s’était encore une fois resserrée et entortillée au point de lui faire oser le paradoxe le plus absurde qui soit dans ces vers bien connus : la plus grande faute de l’homme est celle d’être né87. » Si la dénégation de l’existence sensible est intrinsèquement liée au christianisme, il est alors possible de dire que Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie, était encore chrétien.
44Humain trop humain prend d’une manière explicite le contre-pied des thèses développées auparavant par Nietzsche. Et ce renversement trouve encore sa confirmation dans les fragments posthumes que Nietzsche n’a sans doute pas conservés dans le texte publié pour la raison suivante, à savoir que ce livre inaugure un type d’écriture nouveau, aphoristique, qui rompt avec le style dissertatif des écrits antérieurs. Or l’aphorisme exclut que le sens soit déterminé d’une manière définitive et univoque, il exige que le lecteur fasse l’effort de la rumination et achève un processus de détermination qui ouvre un horizon sans toutefois jamais le clore. Nietzsche écrit dans les fragments qui constituent les ébauches de Humain trop humain : « Je veux expressément déclarer aux lecteurs de mes précédents ouvrages que j’ai abandonné les positions métaphysico-esthétiques qui y dominent essentiellement : elles sont plaisantes, mais intenables. Qui se permet prématurément de parler en public est d’ordinaire forcé de se contredire publiquement bientôt après88. » Si Nietzsche n’a pas publié une telle déclaration – comme d’ailleurs celle où il écrit qu’il a autrefois « donné des gages à une esthétique dangereuse89 » –, ce n’est pas parce qu’elle est fausse, mais tout bonnement parce qu’elle n’est pas nécessaire à la lumière, non seulement des textes qu’on vient d’examiner, qui portent sur les présupposés philosophiques de Humain trop humain, mais aussi de ceux qu’on va désormais étudier et dans lesquels Nietzsche propose une conception de la musique qui, non seulement réfute la conception wagnéro-schopenhauérienne antérieure, mais se rallie à la conception exposée par l’ennemi de Wagner, le musicologue Edouard Hanslick. C’est pourquoi il nous faut présenter, sinon brièvement cet homme, du moins son œuvre, afin de rendre sensible l’identité des lignes générales mais aussi les divergences dans le détail.
III. L’esthétique formaliste : Du beau dans la musique de Hanslick
45Les rapports entre Hanslick et Wagner s’étaient bien engagés, puisque celui-là, alors étudiant, avait écrit un compte-rendu élogieux du Tannhäuser, à l’occasion d’une représentation donnée à Dresde en 1846. Hanslick, toutefois, n’adhère guère à la conception de la musique développée par Wagner dans ses écrits zurichois, et fait paraître en 1854 Du beau dans la musique, ouvrage qui prend le contre-pied des idées essentiellement exposées dans Opéra et drame. Le livre de Hanslick, qui ne connaîtra pas moins de dix éditions du vivant de son auteur, apparaît en ce sens comme le livre antiwagnérien, c’est-à-dire comme la théorisation d’une conception de la musique qui s’oppose de part en part aux idées wagnériennes. L’ouvrage de Hanslick est important pour deux raisons. La première, négative, se trouve dans le fait qu’il s’agit du premier ouvrage systématique dirigé contre la théorie wagnérienne. Même si la critique hanslickienne est bien plus large et que Wagner n’y apparaît, au fond, que comme un épiphénomène (comme on le verra), ce livre est le premier qui propose, par une voie argumentative, une réfutation des idées wagnériennes alors répandues. Hanslick, d’ailleurs, le rappelle dans la Préface à la sixième édition : « c’était le moment où les coryphées de la musique de l’avenir élevaient le plus haut la voix ; ils ont naturellement entraîné à une réaction les hommes de ma religion artistique90. » La seconde, positive, c’est qu’il est le premier ouvrage qui développe, d’une manière systématique, ce qu’on appelle aujourd’hui une conception formaliste de la musique, c’est-à-dire au fond l’idée selon laquelle la musique est un langage non signifiant – conception que, certes, Hanslick n’invente pas ni ne découvre, mais qui n’existait auparavant que sous forme de brèves remarques décousues sans développement ni argumentation. Ainsi la thèse défendue dans Du beau dans la musique apparaît-elle déjà chez le postkantien Herbart (« le premier auteur qui, à notre connaissance, se soit élevé contre l’esthétique du sentiment91 ») – et la citation par Hanslick de Herbart, tirée du chapitre 9 de l’Encyclopédie, met d’ailleurs en évidence que les propos de Herbart sont moins dirigés vers une fondation explicite d’une esthétique formaliste, qui n’apparaît que d’une manière très allusive comme l’unique position possible ouverte par la critique, que vers une réfutation de la tendance qui lie la musique à l’expression du sentiment92.
46L’ouvrage de Hanslick n’est donc pas seulement polémique : il contient une partie constructive, puisqu’il propose, à côté de la critique du drame musical wagnérien, une certaine conception de ce que sont la musique et le beau musical.
47Les rapports entre les deux hommes, après la parution de l’ouvrage de Hanslick, se détériorent définitivement avec les villes attaques de Wagner – qu’on voie, non seulement la généalogie du livret des Maîtres chanteurs, où la célébration de l’art allemand par Hans Sachs s’oppose à la décadence d’une musique allemande judaïsée par Hans Lick (qui deviendra Beckmesser), mais aussi l’ajout sur Hanslick dans la réédition du texte sur le judaïsme. Hanslick, de son côté, continue à développer, dans les critiques qui portent sur l’œuvre wagnérienne, l’idée d’une absence de forme véritable, et y ajoute celle d’une mégalomanie de l’artiste – idées d’autant plus importantes qu’elles apparaissent chez Nietzsche.
48Hanslick distingue le plan du fait et celui du droit, le plan du sentiment et celui de la forme proprement dite, le plan du sujet esthétique et celui de l’objet esthétique. Ces distinctions qui, comme on va le voir, se recoupent, nous paraissent essentielles à deux titres : d’une part, elles permettent de clarifier la pensée hanslickienne et de cerner la configuration de son esthétique forma182 liste, d’autre part, elles seules permettent, précisément pour cette raison, d’éviter certains fâcheux contresens qui défigurent la pensée de l’auteur.
49Partons de la notion essentielle du livre de Hanslick, à savoir la notion de « forme » qui, à tort, a conduit certains commentateurs à rapprocher Hanslick de Kant. La « forme », ici, ne doit pas être entendue au sens que la musicologie donne à ce terme – à savoir les « formes » de la musique comme sont la sonate, la symphonie, etc. –, mais tout simplement au sens de structure. Le terme allemand « Form » est systématiquement employé en ce sens chez les auteurs du XIXe siècle (Schumann, Wagner, Nietzsche, etc.). Si l’on parle d’« esthétique formaliste » à propos de Hanslick, c’est parce qu’il écrit et explique que, dans la musique, la forme est le contenu même93. La forme, c’est la structure proprement musicale de l’œuvre, donc son organisation mélodique, harmonique et rythmique94. Hanslick écrit : « “la beauté d’une œuvre musicale est spécifiquement musicale”, c’est-à-dire qu’elle réside dans les combinaisons de sons, sans relation avec une sphère d’idées étrangères, extra musicales95 ».
50Une telle détermination de la musique, mais aussi du beau musical, s’oppose non seulement à la conception que nous avons développée précédemment, celle, typiquement romantique, selon laquelle la musique est un langage qui nous révèle l’essence de l’être lui-même, mais aussi à la conception qui prédomine au XVIIIe siècle, et selon laquelle la musique est une expression des passions humaines ou des sentiments de l’homme. C’est que, dans les deux cas, la forme proprement musicale devient le simple support d’un contenu qui se trouve hors d’elle. À la manière des propositions de notre langage ordinaire, les phrases musicales deviennent le simple support matériel, sonore et graphique, d’un contenu de sens extra-musical. Voilà précisément ce que critique Hanslick, de sorte que, comme on le voit, la critique est bien plus large que la musique wagnérienne et englobe toutes les conceptions de la musique qui en font un langage signifiant96. Il est remarquable que Hanslick, citant nombre d’auteurs qui attribuent à la musique la propriété d’« exciter les passions » ou « d’exprimer les sentiments et les passions », etc., ajoute que les définitions de la musique données par Wagner à partir du Beethoven, comme « saisir l’essence des choses dans sa plus immédiate manifestation », « deviennent plus nébuleuses encore97 ».
51Il est donc faux de dire que « le concept même de forme, chez Hanslick, ne va pas de soi », et qu’« on ne peut donc » le « saisir que par approximations successives98 ». Il est, au contraire, étonnamment clair. La musique, en somme, est une diversité de sons. La forme, c’est l’unité (mélodique, harmonique et rythmique) du divers, la loi qui organise ce divers et lui confère un ordre. La forme, à titre d’unité proprement musicale, est donc irréductible : a) à une légalité physique (« une sorte de beau purement acoustique99 ») ; b) à une légalité mathématique (« quelque symétrie proportionnelle100 ») – car ces deux dimensions constituent simplement des réquisits de la forme proprement musicale, sans que celle-ci se réduise à ceux-là, ainsi ne peut-on pas par exemple assimiler la théorie de la musique à l’acoustique – ; c) à « des sons qui chatouillent l’oreille101 », de sorte qu’il ne faut pas identifier le sentiment du beau avec la sensation agréable, pour reprendre une distinction initiée par Kant et reprise par tous les penseurs du XIXe siècle. La distinction entre la sensation (physique) et le sentiment (spirituel), qui apparaît explicitement chez Hanslick, ne permet toutefois pas de faire un rapprochement avec Kant, dans la mesure où, d’une part, elle est pour ainsi dire dans l’air du temps et où, d’autre part, elle n’est pas posée ici de la même manière que chez Kant.
52Bref, il apparaît clairement que ce que Hanslick appelle « forme musicale » ou « beau musical » réside dans des « figures sonores » dont les « rapports [sont] bien ordonnés102 », ou dans une « architecture de sons103 » composée de « combinaisons et de formes sonores qui n’ont d’autre sujet qu’elles-mêmes104 ». Voilà l’intérêt de l’ouvrage Du beau dans la mesure. Car il ouvre la voie au discours sur la musique du XXe siècle, qui s’est construit sur le présupposé, désormais promu évidence, selon lequel la musique est réductible à l’agencement des sons. Pour nous, aujourd’hui, la question est, non pas celle de savoir si la musique est ou non un langage signifiant, mais celle de déterminer des instruments conceptuels qui nous permettent de penser cette forme musicale. Les querelles, lorsqu’on lit les polémiques qui agitent la discipline nommée musicologie, sont de savoir comment découper une œuvre musicale en éléments simples et isoler un motif dont le sens est contextuel105.
53C’est précisément relativement à la notion de forme qu’apparaît la critique de Wagner. Car Hanslick, citant les fameux textes de Opéra et drame qui affirment que la musique est un moyen dont la fin est le drame, et les prenant, comme tous les commentateurs, au mot, accuse Wagner d’avoir cherché l’unité musicale en dehors de la musique106. Hanslick affirme que la musique de Wagner est une musique qui ne possède aucune forme, parce que Wagner n’a pas créé en musicien, mais qu’il a subordonné la musique, donc la succession des sons, à une loi d’organisation extra-musicale. Chez Wagner, c’est l’unité dramatique qui confère son unité et donc son sens à la musique. Pour cette raison, la musique wagnérienne n’entre pas dans la catégorie du beau musical, car celui-ci relève simplement de la forme musicale. Aussi la préface à la sixième édition (1881) peut-elle assimiler la mélodie infinie à « l’absence de forme érigée en principe107 ».
54Et c’est ici que nous rencontrons une difficulté au moins apparente dans le texte de Hanslick. C’est qu’il semble mêler à la question proprement descriptive de savoir ce qu’est la musique – est-elle expression du sentiment ou bien simple configuration de sons ? – une interrogation normative, à savoir la question de la détermination du beau. Cependant, jamais Hanslick ne traite en vérité de cette interrogation. Il l’écrit explicitement : « nous ne prétendons pas [...] déduire un idéal musical déterminé qui puisse être considéré comme un beau véritable ; mais nous montrons ce qui est beau à un égal degré dans toutes les écoles, même les plus opposées108 ». Le discours de Hanslick n’est jamais normatif. C’est qu’il ne parle jamais du « beau », mais simplement du « beau musical ». Et, par cette expression, il cherche à déterminer, non pas ce qui est beau (jugement normatif), mais simplement ce qui peut légitimement être qualifié de beau musical (jugement descriptif). Il ne cesse de tourner dans tous les sens l’idée suivante : à savoir qu’on n’a pas le droit (du point de vue de la rationalité) d’appeler belle une musique parce qu’elle produit en nous une grande émotion c’est-à-dire de vives passions, ou bien parce qu’elle possède une justesse dans l’expression d’un sentiment quelconque (« comment se fait-il encore que bien des morceaux de chant, qui traduisent leur texte d’une façon impeccable, nous paraissent intolérablement mauvais109 ? »). Le beau musical ne se trouve absolument pas dans l’effet qu’il produit sur l’auditeur, il n’est pas dans les sentiments qu’il provoque ou suscite dans le sujet qui contemple l’œuvre d’art, mais il n’est pas non plus dans l’adéquation entre la structure musicale et l’expression d’une passion : il se trouve dans la structure mélodique, harmonique et rythmique de l’objet lui-même, de sorte que seule une analyse technique de l’œuvre musicale peut nous permettre de la qualifier de belle, si tant est qu’elle possède une loi d’organisation qui confère un ordre au chaos sonore. La question, donc, n’est pas de savoir ce qu’est le beau en musique, mais simplement de savoir ce qui est susceptible d’être qualifié de beau dans la musique.
55Et c’est ici qu’on comprend la distance par rapport à l’esthétique kantienne. C’est que, pour Hanslick, le beau n’est pas un sentiment du sujet, mais une propriété de l’objet. Ce qui irrite sans doute le plus Hanslick, c’est l’attitude de celui qui mesure la valeur d’une œuvre à l’aune des sentiments qu’elle produit en lui. Ce n’est pas parce que cette œuvre produit en moi une émotion très forte qu’elle est belle, auquel cas on ne dispose plus d’aucun critère pour hiérarchiser les œuvres d’art et défendre la supériorité de telle ou telle – parce que toutes, dès lors, se valent, pour autant qu’elles peuvent d’une même manière produire une émotion subjective. C’est, au contraire, parce que cette œuvre est belle en elle-même et par elle-même, du fait de sa structure (sa forme), qu’elle produit (ou, du moins, devrait logiquement produire) en moi un sentiment du beau : « si des sentiments agréables se produisent chez celui qui contemple le beau, ces sentiments n’ont rien à voir avec le beau, considéré en lui-même. [...] Le beau est et reste beau, même quand il n’éveille aucun sentiment, même quand personne ne le voit ni le contemple110. »
56L’esthétique de Hanslick se construit donc sur une éviction totale du sujet. Ici, c’est sans doute le critique d’art qui parle. Il est certes vrai que tout commence par un sentiment subjectif, puisque l’œuvre d’art est nécessairement appréhendée par le sujet qui la contemple et qui va peut-être écrire un article à son propos dans la Wienerzeitung. Néanmoins – pour reprendre dans un autre contexte une distinction kantienne –, si ce sentiment est le point de départ ou le commencement, il n’est toutefois pas l’origine. Car le critique doit examiner l’œuvre d’art elle-même afin de comprendre en quoi son sentiment est fondé dans la structure de l’objet. D’où l’importance de l’analyse, c’est-à-dire de la pensée discursive qui résout un tout en ses éléments afin de comprendre les mécanismes auxquels il obéit. On doit, si l’on veut parler avec quelque rigueur de la musique, « échapper à la domination mystérieuse et vague du sentiment » et, contre la « méthode qui part du sentiment subjectif » (Kant), viser une « tendance vers une connaissance des choses aussi objective que possible ». À propos de l’étude du beau, Hanslick souligne qu’« il faut qu’elle se rapproche de la méthode des sciences naturelles [...] pour découvrir la partie objective [du beau] », à savoir « ce qui reste après l’élimination des milles formes changeantes de l’impression reçue111 ».
57Dès lors, contrairement à une idée exprimée par Nattiez, et dont il nous dit qu’elle lui a été suggérée par Molino112 – qu’il aurait donc mieux fait de ne pas écouter –, la forme hanslickienne n’a rien à voir avec « la forme de la ligne au sens de Kant, lorsque ce dernier présente le dessin comme archétype du formel113 », c’est-à-dire avec la forme décrite dans la Critique de la faculté de juger. Car elle est apparentée avec les notions d’unité et de loi telles qu’elles apparaissent dans la Critique de la raison pure. C’est que la forme de la troisième Critique est précisément liée à une unité qui reste toujours derrière, cachée, sans que l’entendement puisse l’identifier et la déterminer – ce qui n’est absolument pas le cas ici. Elle est liée à l’appréhension esthétique du sujet et est donc irréductible à une détermination logique de l’objet. Or, Hanslick, lui, évacue cette appréhension subjective et fait explicitement de la forme une propriété de l’objet.
58Nattiez écrit que, en ce sens, Hanslick a ouvert la voie au « positivisme musicologique le plus radical114 ». C’est faux, et nous y voyons au contraire l’expression de deux exigences. La première, c’est celle selon laquelle le discours sur une œuvre doit s’appuyer sur une analyse descriptive de la chose même, évidence pour toute critique musicale aujourd’hui. Comme nous l’avons dit plus haut, si Hanslick ouvre la voie à quelque chose, c’est tout simplement à la musicologie à titre de discours scientifique sur la musique115. La seconde est liée à la volonté de lutter contre une tendance typiquement allemande du XIXe siècle, à savoir cet esprit dans lequel l’objet (ici la musique) est si facilement oublié qu’il devient un simple prétexte à des épanchements tout à fait subjectifs. Qu’on n’oublie pas comment Schumann, dans son article sur la Symphonie fantastique de Berlioz, où il énonce la méthode que doit suivre la critique musicale, parle avec mépris de la pensée analytique qui décompose une œuvre et ne peut que résoudre un tout vivant en ses éléments morts. En ce sens, la pensée hanslickienne est une réaction contre les égarements de la critique musicale en Allemagne – et si une telle réaction est impensable en France à la même époque, c’est tout bonnement parce qu’il n’y a jamais eu un tel mouvement contre lequel il fallait lutter, comme en témoignent toutes les critiques musicales de Berlioz, où le sentiment (que ce soit l’engouement ou le dégoût) coexiste pacifiquement avec les exigences de la pensée analytique dans lesquelles il cherche une fondation.
59Ce n’est pas tout. Il faut remonter au présupposé ultime du discours hanslickien, c’est-à-dire jusqu’à la méthode qui fonde le partage entre la subjectivité du sentiment et l’objectivité de l’analyse discursive. Tout le début du livre est donc consacré à la thèse qui, avec toutes ses diverses variations, fait de la musique l’expression des passions humaines. Et, sur cette question, le discours de Hanslick est à nouveau remarquablement clair. C’est sur ce point méthodologique qu’apparaît l’unique proximité – mais quelle proximité ! – entre Kant et Hanslick. Hanslick écrit que la musique éveille chez les auditeurs des états d’âme, mais qu’elle ne doit pas les éveiller, ou bien il écrit encore qu’il est interdit à la musique de s’élever au niveau du langage116. Nattiez, dans son introduction à la traduction française du texte de Hanslick, conclut trop vite deux choses. La première, c’est que Hanslick n’est pas formaliste, contrairement à ce qu’écrivent les commentateurs depuis un siècle, puisqu’il reconnaît, puisqu’il avoue que la musique suscite des états d’âme chez les auditeurs. Dans le langage de Nattiez et des siens, on dira que Hanslick est un « expressionniste »117. La seconde, c’est que la pensée hanslickienne est normative, puisque – et Nattiez insiste – on lit dans Du beau dans la musique que la musique ne doit pas susciter des états d’âme. Nattiez va jusqu’à parler des « deux niveaux du discours hanslickien – la position de caractère sémiologique sur la place des sentiments dans l’acte de composition et la position esthétique normative sur ce que le compositeur doit faire et ne pas faire118 ».
60C’est là que se trouve l’erreur fondamentale de Nattiez. Dans la Critique de la raison pure par exemple, Kant écrit que l’unité de la conscience (ce qu’il appelle l’aperception transcendantale) doit pouvoir accompagner toutes nos représentations (Das : Ich denke, muss alle meine Vorstellungen begleiten können119). Or, tout le monde sait que Kant n’intime pas, par là, un ordre à cette aperception transcendantale, qu’il obligerait à s’introduire dans toute représentation. Plus précisément : si, avec la critique de la connaissance, Kant inaugure une problématique radicalement nouvelle et pose donc le problème de la connaissance d’une manière inédite, c’est parce qu’il fonde la spécificité de l’interrogation logique par opposition à l’interrogation psychologique, c’est-à-dire qu’il introduit la distinction, fondamentale, entre la question de droit (quid juris) et la question de fait (quid facti). La question est de savoir, non pas comment naissent et se développent nos représentations, mais pourquoi certaines possèdent un privilège et sont considérées comme vraies. Autrement dit : il ne s’agit pas de décrire les lois selon lesquelles le sujet connaissant pense (question psychologique), mais de mettre en évidence les lois selon lesquelles il doit penser (question logique). Dès lors, que l’aperception transcendantale doive, à titre d’unité qui rattache les représentations à un même pôle, accompagner toutes mes représentations, voilà qui n’est ni un fait (contrairement à ce que présuppose par exemple le cogito cartésien), ni même une norme que Kant imposerait aux diverses représentations (contrairement à ce que pourrait croire Nattiez). De même, lorsque Hanslick écrit que la musique ne doit pas éveiller des sentiments, il s’agit de l’énonciation, non pas d’une norme, mais d’une condition logique du beau musical mise en évidence par l’analyse – comme cela apparaît d’ailleurs explicitement dans le texte allemand120, puisqu’il s’agit de la nécessité d’un Müssen et non de celle d’un Sollen.
61Exactement comme Kant dans la Critique de la faculté de juger, la question de Hanslick n’est pas « cette rose est-elle belle ? », mais « à quelles conditions peut-on dire “cette rose est-elle belle ?” ». Appliquons cette idée à notre problème. Hanslick dit : la musique, certes, éveille des sentiments, mais elle ne devrait pas en éveiller. Nattiez cite deux commentateurs et nous ne résistons pas au plaisir de reprendre les citations qu’il donne. « Formaliste, Hanslick l’était sans aucun doute, pour autant qu’il considérait la conception stylistique formelle pour l’appréciation esthétique de la musique comme obligatoire. Mais si, d’un côté, il refuse à la musique la capacité d’exprimer des sentiments, il considère de l’autre sa force à les éveiller comme un de ses plus importants critères » (Fahlbusch). « [La théorie de Hanslick] est une théorie hétéronome modifiée, selon laquelle les sons musicaux sont analogues à certains traits généraux de l’expérience humaine et peuvent, pour cette raison, être considérés comme représentant quelque chose de non musical. En ce sens, la musique pour Hanslick possède une signification et est un langage, quoique restreint » (Weitz). Ces deux affirmations, tout comme d’ailleurs le texte de Nattiez, procèdent d’une manière tout à fait cavalière avec le texte de Hanslick. Hanslick constate que la musique éveille des sentiments dans l’esprit de celui qui l’écoute, certes. Cependant, d’une part, il ajoute que les sentiments qu’elle éveille varient selon l’auditeur, car ils dépendent non seulement de son éducation et donc de sa culture, mais également de son « impressionnabilité121 », c’est-à-dire de son idiosyncrasie (Nattiez oublie bien évidemment de rappeler ce détail dans son introduction) ; d’autre part, il écrit bien qu’il s’agit d’un constat – donc nullement d’une thèse qu’il soutient, et selon laquelle l’expression de sentiments serait une condition du beau musical mise en évidence par l’analyse. On imagine mal, d’ailleurs, comment quelqu’un pourrait même dire le contraire sans être pris pour un fou et être complètement discrédité. Autrement dit : c’est un fait que la musique éveille en l’homme des sentiments qui sont relatifs et variables. C’est un fait duquel on part, et c’est tout. Voilà ce que signifie le premier membre de la proposition, ni plus ni moins. Hanslick écrit : « loin de nous l’idée de dédaigner ces sentiments puissants que la musique tire de leur sommeil [...]. Nous n’élevons la voix que contre la transformation abusive et antiscientifique de ces faits en principes esthétiques122 ». Quant au second membre de la proposition, il souligne au contraire que l’expression de sentiment n’est pas une condition du beau musical. Dire que la musique ne devrait pas exprimer des sentiments, c’est simplement dire que cette expression des sentiments est une caractéristique empirique, inessentielle et accidentelle, qui détourne l’analyse de la mise en évidence des conditions de possibilité du beau musical. Partant, le beau musical ne peut se trouver que dans l’organisation proprement musicale de l’œuvre – et nulle part ailleurs.
62D’où nos deux conclusions. La première, c’est que Hanslick est complètement et totalement formaliste. Ici encore, nous devons nous arrêter. Nattiez écrit : « il faut souligner que, à chaque fois que des possibilités réelles de stabilité sémantique sont apparues, Hanslick, comme s’il était effrayé d’avoir à tirer les conséquences d’une évidence empirique, se soit [sic] vite rejeté dans le normativisme, en précisant que ces manifestations ne devaient pas être recherchées123 ». D’abord, il n’y a en général aucune « évidence empirique », et il y en a encore moins en ce qui concerne ces correspondances sémantiques entre les sons et les sentiments. Rappelons à Nattiez, non seulement les très faibles résultats auxquels est parvenu Francès dans son énorme ouvrage, La Perception de la musique124, qui, au mieux, a seulement réussi à confirmer ce que tout le monde savait déjà (le majeur est généralement ressenti comme gai, etc.), mais aussi le conseil de Jacques Chailley, dans sa Théorie de la musique, qui note qu’il faut être méfiant et ne jamais exagérer le côté « pittoresque » (sic) de telles associations125. Cette méfiance apparaît d’ailleurs chez Hanslick, puisque ce que Nattiez appelle sa peur vis-à-vis des évidences empiriques consiste simplement à dire qu’une pièce en sol majeur n’est pas toujours gaie et qu’une septième diminuée n’exprime pas nécessairement le désespoir126 ! Ensuite, ce que Nattiez appelle le « normativisme » n’est pas un refuge, mais la détermination du lieu du discours esthétique, donc philosophique (la question de droit), par opposition à une psychologie et une physiologie de la musique (question de fait), dont Hanslick reconnaît absolument la pertinence et la légitimité, soulignant tout simplement qu’elles ne tiennent pas lieu de discours esthétique – exactement de la même façon que, pour parler avec Kant, la psychologie ne tient pas lieu de logique et ne répond pas à la question de la vérité de nos représentations127.
63On pourra toujours nous objecter le passage dans lequel Hanslick explique que la musique « n’est apte à traduire que les adjectifs accompagnant le substantif128 ». À celui qui dira que telle pièce exprime « les murmures de la tendresse » ou « l’impétuosité de la bravoure », Hanslick rétorque : « le murmure, oui, mais non la tendresse », « l’impétuosité, oui, mais non la bravoure129 ». C’est que la musique possède un caractère commun avec le sentiment : « le mouvement est ce que la musique a de commun avec le sentiment130 », de sorte que le mouvement de la musique, c’est-à-dire non seulement par exemple l’accélération ou bien la répétition qui suspend le temps, mais aussi les variations dynamiques peuvent susciter en nous, par ce caractère commun, une émotion qui possède la même variation d’intensité ou de vitesse. Mais la musique, si elle peut traduire la hâte, la lenteur ou l’empressement, ne pourra jamais exprimer un sentiment déterminé sans que l’esprit plaque sur la musique quelque chose qui provient de son propre fond et qui n’est nullement inscrit en elle131 : ainsi, « la musique ne peut exprimer l’amour, mais seulement un mouvement qui peut se produire lorsqu’on éprouve de l’amour ou même une autre passion, et qui est précisément une chose accessoire, secondaire, dans la caractéristique de ce sentiment132 ». Lorsque Hanslick développe ce point, on trouve sous sa plume des idées et des formules qui ne sont pas sans rappeler ce qu’on a trouvé chez les romantiques et plus particulièrement chez Wagner – du moins le Wagner d’Opéra et drame, ce qui est toutefois d’autant plus curieux que Hanslick veut prendre le contre-pied des idées défendues par celui-ci. Ainsi lit-on dans Du beau dans la musique que « la musique [...] ne peut traduire des idées parce qu’elle est une langue indéfinie133 », que « l’expression d’un sentiment déterminé [...] est en dehors du pouvoir de la musique134 ». Mais là où Wagner et les romantiques concluent de cette indétermination dans l’expression au pouvoir infini de la musique, Hanslick en tire la conséquence que la musique, exprimant quelque chose de si indéterminé, n’exprime rien du tout. « Toute activité artistique consiste à individualiser des idées, à tirer le défini de l’indéfini, le particulier du général. Dans la théorie des “sentiments indéfinis”, il faudrait procéder tout au rebours. Avec elle, on arrive à un résultat pire encore que celui de la vieille doctrine : on est obligé de croire que la musique exprime quelque chose, et on est condamné à ne jamais savoir quoi135. » En ce sens, le discours de Hanslick est très clair : la musique n’est pas un langage au sens fort du terme, et elle ne consiste, de droit, donc indépendamment du constat qu’on peut très bien, de fait, plaquer sur elle des sentiments qu’elle éveille en nous, qu’en une organisation du divers temporel des sons.
64Nous avons donc vu le seul point sur lequel Hanslick est kantien. Ce point concerne la méthode, c’est-à-dire la manière même dont le théoricien pose la question du beau musical. Dès lors, il n’y a, du moins à ce niveau, aucune parenté avec Hegel, pour autant que celui-ci s’éloigne de la question critique des conditions de possibilité136. En revanche, il y a plusieurs points sur lesquels Hanslick s’oppose à Kant. Le premier, on l’a vu, tient à l’objectivisme qu’il défend contre Kant. Le deuxième tient au fait qu’il n’y a, pour lui, qu’une esthétique spéciale et en aucun cas une esthétique générale condamnée à se perdre dans des généralités vagues sans jamais parler de la chose même137. Ce point, d’ailleurs, nous semble le seul sur lequel on peut établir une proximité entre Hanslick et Hegel, pour autant que Hegel a cherché à déterminer chaque sphère artistique dans sa spécificité (ce qui n’est pas le cas de Kant). Le troisième est lié au premier. Hanslick écrit que, puisque, dans la musique, le contenu n’est rien d’autre que la forme elle-même (« il n’y a pas de contenu opposable à la forme, parce qu’il n’y a pas de forme séparable du contenu138 »), il en résulte que cette forme « n’a d’autre fin qu’elle-même139 ». Nattiez, voyant les termes de « forme » et de « fin », c’est-à-dire les mêmes termes que chez Kant, ne peut s’empêcher de faire le rapprochement et nous dit qu’« on ne peut être plus proche de la conception kantienne du désintéressement kantien » et qu’il s’agit ici de la finalité sans fin dont il est question dans la Critique de la faculté de juger140. Quelle grossière erreur ! Erreur qu’une attention au présupposé méthodologique de Hanslick, c’est-à-dire à son objectivisme, aurait permis d’éviter. C’est que la finalité sans fin de Kant ne prend sens que par rapport à un sujet esthétique qui perçoit une forme sans pouvoir identifier la fin141. Or, ici, d’une part, l’éviction du sujet a pour conséquence que la fin est dans l’objet et, d’autre part, il ne s’agit nullement d’une finalité sans fin puisque la fin est clairement identifiable. Que la forme soit sa propre fin signifie simplement encore une fois, selon le mot d’ordre développé dans d’infinies variations par Hanslick, que la structuration proprement musicale est le but, c’est-à-dire l’élément proprement musical dans lequel la musique trouve sa fin – autrement dit, la musique n’est nullement un moyen qui serait subordonné « aux buts les plus divers142 » et exprimerait un contenu extra-musical, que ce soit les passions humaines ou bien le drame.
65Les idées développées par Hanslick ne vont pas de soi. C’est qu’elles posent un problème qui est précisément celui autour duquel gravite toute la Critique de la faculté de juger esthétique, à savoir l’antinomie du jugement de goût. Nous avons vu que Hanslick fait explicitement du beau une propriété de l’objet. N’assimile-t-il pas dès lors le jugement de goût à un jugement logique et ne manque-t-il pas l’attitude esthétique dans sa spécificité ? Pourtant, Du beau dans la musique cherche à fonder les droits du sentiment esthétique. Hanslick écrit en effet : « la beauté d’un thème simple et indépendant se révèle au sentiment esthétique d’une façon immédiate143 ». Mais il semble y avoir alors une contradiction insoluble. Si le beau se révèle immédiatement au sentiment dans son irréductibilité à la connaissance discursive, comment peut-il en même temps être une propriété de l’objet qui relèverait de cette connaissance ? Le beau, en vérité, ne se révèle pas véritablement d’une manière immédiate au sentiment, dans la mesure où le sentiment n’est précisément jamais immédiat, comme le souligne Hanslick. Le sentiment, en effet, est toujours médié par l’imagination, promue par Hanslick faculté esthétique : « la faculté par laquelle nous recevons l’impression du beau n’est point le sentiment, mais l’imagination144 ». La substitution de l’imagination au sentiment, chez Hanslick, a un but précis. Car on entend par « sentiment » une faculté qui serait coupée de toute connaissance, comme si l’on pouvait délier le sentiment esthétique du sujet de la connaissance de ce sujet145. L’imagination désigne, certes, une appréhension ou une contemplation de l’objet, mais c’est une « contemplation intelligente, c’est-à-dire la réunion de l’image présentée à l’esprit et du jugement ; ce dernier, naturellement, s’émettant avec une telle rapidité que nous restons inconscients des phases diverses du phénomène, et que nous croyons immédiat ce qui nécessite une opération complexe de l’esprit146 ».
66On ne saurait mieux dire que l’intelligence collabore et sous-tend le sentiment esthétique et que, pour parodier Deleuze commentant Nietzsche, on a les sentiments esthétiques qu’on mérite en fonction de la vie et de la connaissance qu’on a. L’antinomie du jugement de goût présentée par Kant n’a donc de sens que pour autant qu’on présuppose une coupure et une opposition entre deux sphères : le sentiment d’un côté, la connaissance de l’autre. Elle n’a aucun sens pour celui qui, tel Hanslick, reconnaît en même temps que l’irréductibilité du sentiment à la connaissance (le jugement de goût ne saurait donc être réduit à un jugement logique) le conditionnement de celui-là par celle-ci. L’irréductibilité du sentiment à la connaissance se manifeste d’ailleurs dans le fait que, non seulement on ne peut partir que du sentiment, point de départ nécessaire de toute discussion d’ordre esthétique, mais que c’est ce sentiment qui, en définitive, restera toujours l’unique critère de tout jugement de goût – donc : à la fois commencement et terme de l’investigation esthétique, mais aussi critère absolu auquel est toujours reconduite l’analyse147.
67Néanmoins, en même temps, le sentiment conduit à l’analyse descriptive dans laquelle il doit trouver son fondement et qui lui confère en retour sa légitimité – puisque, comme on l’a vu, le sentiment est une simple conséquence d’une propriété inscrite dans l’objet lui-même. Le sentiment a donc un fondement objectif. On voit, ici, le présupposé ultime de la théorie hanslickienne. À savoir l’axiome selon lequel le sentiment, si tant est qu’il soit bien éduqué, finit par se régler sur la structuration de l’objectivité. Ce n’est pas la discussion qui doit permettre de régler la polémique esthétique, mais le présupposé d’une harmonie préétablie entre une beauté objective postulée et un sentiment qui doit pouvoir se régler sur elle. De là la croyance au rôle fondamental d’une culture musicale qui est l’objet d’une acquisition progressive – croyance intimement liée au travail même du critique musical qui se fonde sur l’éducabilité du goût.
68La question qui ressurgit toujours, en dernière analyse, est bien celle de savoir si, derrière toutes ces déclarations d’intention, l’affirmation d’une éducation du goût n’est pas une manière de ravaler le sentiment au rang d’une connaissance. Les propos de Hanslick font d’autant plus surgir ce doute que celui-ci, dans un discours qui est paradoxalement totalement légitime, ne cesse d’opposer « l’amateur peu instruit », qui ne peut avoir qu’un rapport extérieur et passif avec la musique, puisqu’il ne peut pas identifier la forme proprement musicale de l’œuvre et donc en jouir, à « l’artiste » qui ne se contente pas de « sentir la musique qu’il entend », mais « avant tout la comprend148 ».
69Pour conclure sur l’esthétique hanslickienne, il faut revenir sur le caractère absolument non normatif149 d’un discours qui, loin de pouvoir être taxé de réactionnaire, souligne au contraire que le système tonal est une simple convention dont il ne faut pas exclure le dépassement. En premier lieu, « il faut se garder de croire que notre système actuel existe nécessairement dans la nature150 ». Les commentateurs n’ont pas pris garde à la critique du romantisme qui se cache dans une telle idée. C’est que, si Hanslick insiste tellement sur le fait que la nature ne nous donne qu’une matière (le bruit) dont nous tirons les sons (possédant, à ce titre, une hauteur, une durée et un timbre151), c’est en réaction à la thèse romantique, que nous avons développée plus haut, selon laquelle la musique ne révèle l’essence de la nature que dans la mesure où elle en est la quintessence (la loi qui gouverne la nature dans sa totalité est écrite dans le langage musical).
70En second lieu, Hanslick souligne certes que, pour employer des formules qui ne sont pas les siennes (mais l’idée est la même), la nature suggère, précisément par le jeu des consonances naturelles, le système des accords sur lequel est construit la musique tonale152, mais il ajoute : « notre système musical se modifiera et s’enrichira certainement encore dans le courant des siècles. Mais il y a de si nombreuses et de si grandes évolutions possibles dans les limites des lois actuelles, qu’un changement complet du système ne saurait se produire avant longtemps. Cette modification radicale pourrait provenir, par exemple, de l’émancipation des quarts de tons, [...]153 ».
IV. La conception de la musique dans Humain trop humain
71C’est donc armé de nouvelles convictions que Nietzsche, à nouveau, va réfléchir sur la musique. Mais c’est toujours avec la certitude qu’il y a une prééminence de la musique sur les autres arts154. Encore et toujours : Nietzsche parle de l’art en général, mais ses exemples et ses analyses précises portent presque exclusivement sur la musique.
72Qu’est-ce que la musique ? « La “musique absolue” est ou bien une forme en soi, au stade rudimentaire de la musique où le plaisir naît tout bonnement de sons produits en mesure et d’intensités diverses, ou bien le symbolisme des formes dont la langue est comprise même sans poésie, après une évolution dans laquelle les deux arts furent unis jusqu’à ce qu’enfin la forme musicale fût entièrement entretissée de fils d’idées et de sentiments155. »
73Dans le premier cas, on sent « la musique de façon purement formelle » : la musique n’est rien d’autre que l’organisation des sons dans la durée, par la détermination de leur hauteur, durée, timbre et intensité. Dans le second cas, qui est celui des hommes « plus avancés », on comprend la musique « symboliquement », souligne encore Nietzsche dans le même texte. La musique est dès lors un langage au sens fort du terme : le son n’est qu’un support qui véhicule un sens extra-musical et exprime des sentiments et idées.
74Lorsqu’il écoute la musique de Bach, l’auditeur peut éprouver un plaisir esthétique à entendre comment les lignes mélodiques simultanées se déploient, se rencontrent et se séparent, comment les tonalités naissent et disparaissent au sein des diverses modulations. Dans la Fugue en ut mineur (BWV 545), n’est-ce pas l’inventivité des moyens par lesquels Bach imite le motif et établit de nouvelles tonalités qui produit un plaisir esthétique ? Le plaisir musical, c’est par exemple le mouvement contraire (renversement) dans les chœurs de la cantate Wär’ Gott nicht mit uns diese Zeit (BWV 14) ou bien l’imitation à la quinte dans les chœurs de la cantate Schauet doch und sehet (BWV 46).
75L’auditeur peut cependant éprouver un autre type de plaisir dont il semble d’ailleurs qu’il soit supérieur. Le texte que nous venons de citer paraît en effet indiquer une évolution qui conduit d’une première appréhension esthétique à l’autre. Ce n’est pourtant pas le cas, comme on le verra, de sorte que le passage d’un stade à un autre et, pour le dire plus précisément, de l’époque classique à l’époque romantique, est au contraire une régression.
76S’il ne connaît pas les éléments du solfège156, l’auditeur ne pourra pas identifier la hauteur d’une note, les tonalités et les modulations ; tout au plus arrivera-t-il à pressentir obscurément les consonances et les dissonances. Il sera dès lors moins attentif au discours musical lui-même qu’à ce qu’il exprime, à son sens ou encore à ce qu’il symbolise. Au lieu d’être attentif au déploiement des lignes mélodiques dans le chœur final de la cantate Ich hatte viel Bekümmernis (BWV 21) et à la manière dont elles s’organisent musicalement (les règles du contrepoint), il y verra l’assomption finale dans laquelle l’âme égarée trouve enfin Dieu. Le chœur qui clôt la cantate équivaut alors à la béatitude et à la joie soulignées par le texte : les notes, groupées selon des intervalles consonants (unité de la multiplicité), exprimeront l’enthousiasme et l’union ultime des âmes sous le règne de Dieu. De la même façon, cet auditeur assimilera les fréquentes dissonances (multiplicité non unifiée) qui précèdent le chœur final à la détresse et à l’angoisse de l’homme sans Dieu, mais sans pouvoir déterminer ces dissonances comme telles (par exemple la septième diminuée, si fréquente dans l’accompagnement).
77Ainsi que l’écrit Nietzsche : « Si nous n’écoutons pas la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué, et devons par conséquent nous passer de la jouissance proprement artistique, nous aurons, à l’audition de sa musique (pour le dire à la sublime manière de Goethe) l’impression d’être présents au moment même où Dieu créa le monde157. »
78Nietzsche ne se contente pas de distinguer deux types d’appréhension de la musique : il les hiérarchise et souligne que seule l’une d’elles est légitime. La jouissance proprement esthétique et musicale est liée aux caractéristiques techniques d’une pièce musicale, de sorte que la seule esthétique musicale possédant une légitimité est l’esthétique formaliste. Ce qui importe dans la musique, c’est donc l’architecture des sons, le dessin des lignes et des figures, c’est, comme l’écrit Nietzsche, « ce plaisir au fond quasi-scientifique que l’on prend aux habiletés de l’harmonie et de la conduite de la voix158 ». Bref, la musique n’a d’autre sens que son sens littéral, musical. Si la musique est bien un discours, il s’agit simplement d’un discours musical, qui obéit aux lois d’une syntaxe musicale qu’il faut apprendre à connaître pour pouvoir en parler.
79La musique n’a donc aucun sens extra-musical. Peu importe ce que la musique peut « exprimer », « évoquer » ou encore « suggérer » : ce ne sont là que des associations d’idées proprement subjectives, qui varient suivant les individus et ne sont pas fondées dans la musique même. La musique, du coup, n’est pas non plus un moyen de connaissance qui révèlerait l’essence du monde159 : « En soi, aucune musique n’est profonde ni significative, ne parle de “volonté” ou de “chose en soi”160. »
80L’ennemi, c’est donc ici, via Schopenhauer et toute l’esthétique romantique du XIXe, Richard Wagner lui-même – mais aussi et surtout l’auteur de La Naissance de la tragédie ! D’une part, la conception de la musique comme langage signifiant est une dénégation du son dans son caractère sensible et donc proprement de la musique au profit d’un prétendu sens intelligible, conformément à la thèse inédite qui, on l’a vu, apparaît à partir de Humain trop humain, et, d’autre part, cette conception est le résultat d’un devenir qu’il faut décrire. Il y a d’ailleurs sur ce point un élément fort douteux dans l’art, par quoi celui-ci se révèle en contradiction avec l’esprit scientifique. C’est que, si l’esprit scientifique nous apprend que toute chose a une histoire qui permet seule d’en comprendre le sens, le propre de l’art est, au contraire, de se donner comme étant sans histoire, comme étant une création immuable et éternelle qui, non seulement survit à travers un temps qui n’aurait aucune prise sur cette œuvre d’art et son sens, mais aussi semble provenir d’un geste immédiat sans avoir aucune genèse161.
81Nietzsche souligne le fait que la musique a une histoire. Il affirme que c’est avec la naissance de l’opéra que se produit un changement. Avec l’opéra, produit de l’homme théorique, ce qui importe à l’auditeur est de comprendre les paroles, « exigence d’amateurs proprement non musiciens162 ». Apparaissent alors les figures musicales (Tonfigur) dont le propre est d’être associées à un élément extra-musical. Ce processus conventionnel est systématisé par les musiciens : l’habitude nous amène donc à lier spontanément telle figure mélodique, harmonique ou rythmique à tel élément extra-musical, d’une façon analogue à un réflexe conditionné. Au bout du compte, la musique n’a même plus besoin de se trouver liée à cet élément : la seule audition de telle ou telle figure suscite immédiatement en nous l’élément auquel nous avons appris à l’associer163. C’est ainsi que la musique devient un langage symbolique, une « rhétorique conventionnelle » ou une « musique mnémonique164 » : la compréhension symbolique est celle qui lie les sons, du fait d’une association fréquente, à une idée ou un sentiment165.
82Ainsi une rhétorique musicale s’est-elle progressivement constituée et la musique est-elle devenue un langage, au sens fort du terme166. La musique perd son caractère musical pour devenir une « rhétorique (Wort-und Tonrhetorik) rationnelle de la passion167 ». C’est ainsi que naît la compréhension symbolique de la musique. Dans le stile rappresentativo, le texte domine le contrepoint et les paroles sont « beaucoup plus nobles que le système harmonique qui les accompagne ». Aussi l’auditeur est-il désormais moins attentif à l’organisation harmonique et rythmique qu’à ce que symbolise la musique. La musique devient expression d’un sens extra musical. Or c’est par l’intermédiaire de la raison et du raisonnement que se forment ces Stimmungsbilder qui doivent, par habitude, produire chez l’auditeur tel état d’âme (Stimmung)168. Pour reprendre les exemples les plus simples de cette rhétorique musicale, nous savons que l’auditeur du XVIIIe siècle associait spontanément une mélodie ascendante à l’idée d’élévation, des progressions mélodiques uniformes, strictes et continues à la force intérieure, la destruction de cette progression par des notes altérées et des intervalles chromatiques au trouble169. Cette rhétorique ne parle donc pas directement au sentiment ou à l’affect : l’affect produit par la musique est médié par l’intellect qui a assimilé le lexique de ce langage musical170.
83Nietzsche oppose, dans le texte que nous avons cité plus haut, la jouissance proprement formelle à la compréhension symbolique. Il affirme que le sens symbolique de la musique a été introduit progressivement, au cours de l’histoire, par l’intellect171. Il ajoute que nos sens se sont intellectualisés au cours de ce processus qui nous a amenés à oublier le plaisir proprement musical de la musique : « Nos oreilles [...] se sont de plus en plus intellectualisées. [...] Plus l’oeil et l’oreille se prêtent à la pensée, plus ils se rapprochent de la limite où cesse leur sensualité172. »
84L’intellectualisation de la musique tient dans le fait que, lorsque nous entendons des sons, notre question n’est pas « qu’est-ce que c’est ? », donc l’identification de la hauteur d’un son ou d’une tonalité, mais « qu’est-ce que cela signifie ?173 », donc l’identification du sentiment ou de l’idée que le son exprime. Il ne faut toutefois pas croire que l’appréhension musicale authentique, qui certes évite toute intellectualisation de la musique, serait pour autant immédiate et ne passerait pas par la connaissance. Car seul celui qui connaît les règles de la technique musicale, la syntaxe de la musique, peut éprouver un plaisir esthétique authentique. Comme preuve que les sens se sont émoussés et intellectualisés au cours de l’histoire et que les hommes ont perdu le plaisir formel, musical et sensuel de la musique, Nietzsche donne le règne absolu du tempérament qui conduit l’oreille à ne plus savoir distinguer un ut dièse d’un ré bémol174. Or la reconnaissance d’une telle distinction relève du savoir, non du sentiment.
85Il ne faut toutefois pas croire que Nietzsche opèrerait ici une intellectualisation des sens. On a vu que la sensibilité ou sensation est indissociable de l’activité discursive. Cela posé, dans le plaisir authentiquement musical, l’activité intellectuelle est subordonnée aux sens, pour autant qu’elle permet d’identifier et de jouir de ce qui est donné d’une manière sensible (identification des timbres, des durées, des hauteurs et des modulations). En revanche, dans le plaisir procuré par le « symbolisme des formes », la sensibilité se trouve non seulement assujettie à la pensée discursive mais pour ainsi dire oubliée et niée dans son irréductibilité. Il ne s’agit plus d’une complémentarité entre deux activités mises sur plan d’égalité, pour autant qu’elles collaborent toutes deux au plaisir esthétique, mais d’une subordination de la sensibilité à l’intellect et d’une négation de cette sensibilité, puisque les sons deviennent les véhicules d’un sens extra-musical qui seul importe. C’est pourquoi Nietzsche, dans Humain trop humain, souligne que le laid s’est progressivement introduit dans la musique, et qu’il ne s’y est introduit que pour autant qu’on a accordé un sens extra-musical à la musique – ce qui équivaut à « l’appauvrissement sensuel du grand art175 ». C’est donc l’assujettissement de la forme musicale à un contenu extra musical qui a rendu possible la déformation de la forme. Si « le côté laid du monde, à l’origine ennemi des sens, [...] a été conquis à la musique176 », c’est à cause de l’intellectualisation de la musique177. L’auditeur amusa est celui qui, écoutant une œuvre musicale, la considère au fond comme un prétexte, puisqu’il est attentif, non pas à l’ordonnance des sonorités qui se déploie devant lui, mais aux états d’âme qu’elle provoque en lui.
86On comprend dès lors ce qu’est le beau pour Nietzsche. D’une manière totalement hanslickienne, le beau, dont la détermination est explicitement empruntée à l’architecture178, signifie non pas le symbolisme de l’œuvre, mais le simple dessin des lignes et des figures, c’est-à-dire la forme devenue fin en soi. Le beau est assimilé à l’équilibre, à la mesure et la limite179, la symétrie et la rigueur180, aux belles proportions181 – conformément à un modèle emprunté aux arts plastiques, et dont Nietzsche souligne maintenant (grand renversement par rapport à La Naissance de la tragédie) qu’il était l’idéal de l’art grec182.
87De plus, la distinction entre le beau et le sublime recoupe désormais la distinction entre les deux types d’appréhension de la musique : alors que l’appréhension authentique de la musique correspond au beau, l’appréhension symbolique, par laquelle « le côté laid du monde, à l’origine ennemi du monde, a été conquis à la musique », correspond pour cette raison au sublime183.
88On comprend dès lors que, d’un tel point de vue, la musique de Wagner apparaisse désormais comme un art de l’informe184 : cette musique est « la négation continuelle de toutes les lois supérieures du style de l’ancienne musique185 ». De là, également, le privilège accordé à Händel, Haydn, Mozart ou encore Chopin : « Le sens suprême des formes, qui consiste à développer logiquement les plus compliquées à partir de la forme initiale la plus simple – je la trouve chez Chopin186. » La musique de Wagner, c’est désormais l’aboutissement de cette tendance qui a introduit le laid dans la musique, c’est-à-dire le changement subit, soudain, l’indétermination systématique.
89Ce point est intéressant parce que, sans anticiper sur la critique de Wagner, que nous développerons plus tard, l’opposition entre Chopin et Schumann permet toutefois de comprendre le ralliement de Nietzsche, contre l’idéal romantique, à l’idéal classique. Si la musique de Schumann, « l’éternel jeune homme », « rappelle par moments l’éternelle “vieille fille” », si donc la musique de Schumann est condamnée par Nietzsche, cette critique trouve son origine, non seulement dans l’esprit romantique des articles de Schumann sur la musique, mais aussi dans la structure de la musique de Schumann. C’est que les œuvres de Schumann ne suivent jamais un parcours continu et linéaire et possèdent une structure certes cohérente, mais éclatée par rapport aux lois du développement classique. Charles Rosen montre bien comment, dans la première mélodie de Dichterliebe, Schumann inverse le processus habituel : alors que « le procédé tonal traditionnel consiste à définir un point de repos – un accord parfait central – et à s’en éloigner pour y retourner une ou plusieurs fois », cette pièce « commence par un accord classiquement instable, progresse vers un point de repos – une cadence stable –, puis retourne à l’accord instable comme si c’était là son but187 ». De même, le thème, aussitôt énoncé, n’est jamais développé au sens qu’un classique donne à cette expression, c’est-à-dire qu’il n’est pas pensé comme un matériau à élaborer : il est répété, amplifié, morcelé. Brigitte François-Sappey188, qui insiste sur ces caractéristiques de la musique de Schumann, rappelle que, si on a pu utiliser celles-ci afin de condamner la musique schumanienne, Schumann lui-même a procédé ainsi à l’égard de Schubert, à propos duquel il a écrit que c’est « un tempérament de jeune fille qui s’est attaché au maître Beethoven » – de sorte qu’on voit d’où provient la métaphore nietzschéenne. Elle oppose, en outre, à la structure de la musique schumanienne l’écriture de Chopin, avec ses « fluides structures bithématiques » et son « cheminement continu, formant un tout parfait, avec introduction intégrée et culmination dans une péroraison échevelée, sorte de cabaletta d’opéra italien » – c’est-à-dire, en définitive, sa manière somme toute classique de procéder189. Et il est vrai que, si l’on examine les Ballades, l’écriture fonctionne sur le développement ou la combinaison de deux thèmes préalablement énoncés, donc conformément à ce qu’on appelle métaphoriquement une structure narrative (la Fortsetzung). Et si l’on ajoute à cela le sens qu’avait Chopin de la mélodie, son goût pour l’« arabesque », le souvenir des inflexions de la musique populaire de son pays natal et, enfin, sa maîtrise des formes de l’opéra italien, on comprendra qu’il devienne, pour Nietzsche, l’exemple canonique du beau musical. Apparaissent ici deux éléments qui permettent d’opposer la conception de la musique qui surgit ici avec la conception de la musique qui est celle de Wagner et de La Naissance de la tragédie : 1) le retour au primat d’une architecture formelle (contre la transgression liée à son assujettissement au texte c’est-à-dire au drame) ; 2) la référence à la musique populaire (contre la musique savante c’est-à-dire complexe) et aux mélismes simples de l’opéra italien190.
90En ce sens, si Nietzsche affirme que le critère d’appréciation d’une œuvre d’art est l’originalité191, il condamne l’originalité à tout prix192. Le grand artiste n’est pas celui qui refuse les règles et les transgresse systématiquement193. Pour reprendre le titre de l’aphorisme 140 du Voyageur et son ombre, ce qui importe est de savoir « danser dans les chaînes » – et la musique de Chopin illustre une telle « liberté dans les chaînes194 ». La liberté de musicien consiste alors, semble-t-il, à développer les perspectives infinies ouvertes par la conscience tonale, et non pas à vouloir renverser l’« ancienne musique » à coup de « paradoxes » ou de « blasphèmes ». Seul le système tonal pourrait donc, pour Nietzsche, instaurer un ordre dans le chaos sonore. Si la musique de Wagner est qualifiée d’informe, c’est précisément par rapport aux traités d’harmonie classique – exactement comme chez Hanslick. Alors que les écarts par rapport aux règles de l’esprit musical du siècle précédent étaient, en 1871, qualifiés de « sublimes », ouvrant un monde insoupçonné par lequel l’art (c’est-à-dire le Tristan) devenait plus que de l’art, la musique plus que de la musique, mais la révélation du vrai, désormais ces mêmes écarts sont tout simplement qualifiés de « laids ».
91Les présupposés qui sont au fondement de Humain trop humain ont une conséquence immédiate sur l’esthétique. On récusera, du côté du créateur, le concept romantique de « génie ». La croyance en une inspiration qui procèderait indépendamment de toute règle, et qui n’impliquerait aucun travail de l’ordre de la besogne, n’est qu’une illusion entretenue par les artistes eux-mêmes afin de faire croire à la supériorité de leur talent (les « grands esprits » dont il était déjà question plus haut). Il ne s’agit pas de prétendre, bien évidemment, que la création artistique se réduirait une technique effectuée selon des règles, mais simplement de dire que l’imagination artistique est sous-tendue par le jugement. Ainsi voit-on, dans les Carnets de Beethoven, comment c’est le « jugement, extrêmement aiguisé et exercé, [qui] rejette, choisit, combine195 ». On a justement remarqué que les Carnets venaient d’être publiés196, ruinant définitivement l’image de Beethoven à laquelle Wagner, par la présentation qu’il en donne, avait fortement collaboré, à savoir l’image du génie qui produit sans travail et sans règles, de sorte que Wagner ne pouvait pas ne pas prendre pour lui cette critique nietzschéenne197. Les grands artistes, dit Nietzsche, sont de « grands travailleurs » : « le capital n’a fait que s’accumuler, il n’est pas tombé du ciel tout à coup198 ».
92De même du côté du spectateur. L’appréhension du sens proprement musical d’une œuvre n’est pas le fait d’un sentiment immédiat, mais elle est liée sur le plan collectif à l’histoire et sur le plan individuel à l’éducation. Non seulement la musique a été l’objet d’une constitution progressive, en sorte que la musique telle que la connaît l’homme européen du XIXe n’a pas toujours existé199, mais on apprend à écouter la musique comme on apprend à lire une partition200. Comme l’écrit Nietzsche, « la jouissance esthétique dépend de certaines connaissances. Il n’existe pas d’effet immédiat sur l’auditeur201 ». Nietzsche condamne le mythe qui fait de la musique un langage « si riche de signification pour notre être intime [...] qu’elle pût passer pour le langage immédiat du sentiment202 ». Aussi est-il faux d’affirmer – comme le prétend pourtant Wagner – que « la musique parle un langage immédiatement compréhensible pour chacun et ne nécessitant aucunement l’intermédiaire des concepts203 ».
93Le plaisir esthétique est médié par un savoir qui est indissociable du sentiment. Nietzsche ne nie pas qu’il y ait, dans le jugement esthétique, quelque chose d’irréductible au jugement logique, c’est-à-dire une dimension qui est de l’ordre du sentiment, de l’affect et du plaisir. Il affirme cependant que ce sentiment est lié à une connaissance, qu’il est donc médiat et construit : le sentiment esthétique, comme la faculté de connaître, est le résultat d’un devenir204. La musique produit en moi un sentiment par l’intermédiaire d’un ensemble d’anticipations qui me permettent de l’appréhender de telle ou telle façon : ma perception et mon plaisir esthétique sont sous-tendus par un réseau de sens qui les conditionne. Le sentiment ne peut être coupé et séparé du « groupe complexe de pensées » auxquelles il est lié et des « éléments intellectuels » qui s’y mêlent205.
94Mieux : le sentiment n’est pas une unité, mais il n’est que l’effet de pensées que nous avons acquises et dont les résultats sédimentés s’entremêlent en nous206. Le morceau de musique fait résonner, lorsque nous l’écoutons, une multiplicité de pensées qui s’interposent entre nous-mêmes et ce que nous entendons avec une telle spontanéité que nous ne nous en rendons pas compte. Ce sont ces pensées, résultats solidifiés de notre expérience, qui produisent et constituent ce sentiment esthétique dont nous croyons qu’il forme une unité et peut être dissocié de la pensée.
95S’il n’y a pas de sentiment immédiat pour Nietzsche, c’est parce qu’il n’y a pas de nature ou de naturel. Tout sentiment, toute idée ont une histoire, une généalogie, en sorte qu’ils sont liés à un processus culturel d’acquisition. Ainsi tout sentiment paraît-il immédiat et spontané, alors qu’il est le résultat d’un devenir. De la même façon, ce qui est rationnel semble anhistorique, alors que la rationalité a été conquise progressivement et émerge d’un fond irrationnel207. Il ne faut donc pas croire que nous pouvons nous affranchir de ce qui constitue notre culture pour retrouver une prétendue nature originaire208, de la même façon qu’il ne faut pas croire qu’il y ait quoi que ce soit d’universel et d’intemporel209. Quelle que soit la chose sur laquelle nous nous interrogeons, il nous faut, pour la comprendre, en décrire la genèse210. La « philosophie historique » prônée par Nietzsche dans Humain trop humain a donc pour fonction première de faire apparaître le lien intime qui rattache ce qui paraît distinct et contraire : logique/illogique, raison/déraison, pensée/sentiment211.
96Aussi la musique n’a-t-elle aucun fondement naturel – thèse largement admise aujourd’hui, mais novatrice du temps de Nietzsche. La tonalité n’est donc pas fondée naturellement, mais n’est qu’une institution humaine : ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres212. On retrouve donc, ici, la thèse hanslickienne – ce qui est d’autant plus important que, comme on l’a vu, elle s’oppose à l’idée wagnérienne et romantique de la musique qui, comprise comme ordre naturel, peut aussitôt être conçue comme la loi d’organisation de la diversité des phénomènes naturels (révélation du secret). Nietzsche insiste sur ce point et écrit que, plus largement, « l’art n’appartient pas à la nature, mais seulement à l’homme » : « la nature, si on en soustrait notre subjectivité, est quelque chose de très indifférent, d’inintéressant, et non pas un fondement originaire plein de mystères, une énigme du monde qui nous serait dévoilée213 ». La critique de la conception romantique de la musique et de l’art ne peut pas être plus claire.
97On comprend aussi, du coup, la raison pour laquelle Nietzsche insiste sur la différence entre la partition et l’exécution, posant du coup implicitement la question de savoir où est la musique et quand elle commence. Peut-on, en effet, dire que la partition est déjà de la musique ? Nietzsche est attentif à la différence qui existe entre les deux dimensions, et remarque les difficultés qui sont liées à l’insuffisance de la notation dans la musique préwagnérienne. L’interprétation y est liée à des codes qui ne sont pas notés et qui vont de soi dans une culture donnée, codes transmis mais aussi modifiés par la tradition. Puisque les codes et les pratiques musicales changent, une interprétation historique (authentique) est impossible, dans la mesure où nous ne pourrons jamais connaître la manière dont les contemporains de Beethoven jouaient ses œuvres214. Sur ce point, c’est encore d’une critique de Wagner qu’il s’agit, puisque celui-ci, dans les nombreux textes techniques qu’il a consacrés à l’interprétation des symphonies de Beethoven, prétend au contraire en retrouver l’esprit véritable. Nietzsche, lui, affirme que lorsqu’on entend Wagner jouer Beethoven, ce n’est pas Beethoven qu’on entend, mais Wagner : « le tempo, les intensités, l’interprétation des phrases isolées, le caractère dramatique imposé à l’ensemble, seront wagnériens et non pas beethoveniens »215. Par opposition, lorsqu’on entend un interprète mineur, on entendra quelque chose de Beethoven, mais celui-ci dirait : « cela est moi et n’est pas moi216 ».
98Aussi la partition apparaît-elle pour Nietzsche comme un horizon ouvert pour un nombre infini d’interprétations possibles. Cette partition doit être comprise comme un texte qui, comme n’importe quel texte, se donne à lire et à interpréter217. Si elle interdit certaines voies interprétatives – il y a des interprétations de Mozart qui contredisent l’esprit de sa musique218 –, elle en autorise pourtant une infinité : et chacune particularise la partition au moment où elle la réalise, restreignant le champ des possibles. Partant, il semble qu’il y ait pour Nietzsche un primat de la partition, puisque c’est en elle qu’apparaît la pensée musicale du compositeur. La musique, c’est d’abord entendre les sons quand on lit la partition : c’est seulement ainsi qu’on peut juger de la valeur d’une interprétation219.
99Il est important, afin de distinguer la méthode nietzschéenne de celle de Hanslick, de souligner que la position nietzschéenne du problème, c’est-à-dire la méthode généalogique qui part d’un fait pour examiner, non pas ses conditions de possibilité (l’a priori kantien), mais sa genèse empirique, exclut toute distinction entre la question de fait et la question de droit, dans la mesure où seule la première est légitime. Aussi n’est-ce pas à partir d’une analyse des conditions du jugement de goût que sont distingués et hiérarchisés les deux types d’appréhension. Nietzsche en appelle simplement à une analyse historique et psychologique de ce fait qu’est la musique, en montrant que son caractère sensible exclut qu’on la considère comme le moyen ou le véhicule d’un sens extra-musical qu’on ne peut absolument pas fonder.
100La conception qui apparaît dans Humain trop humain s’oppose à celle qui se trouve dans La naissance de la tragédie. Si, désormais, la musique n’est rien d’autre qu’un ensemble de sons ordonnés suivant une syntaxe proprement musicale, si Nietzsche écrit en 1878 : « En soi, aucune musique n’est profonde ni significative, ne parle de “volonté”, de “chose en soi”220 », il écrivait en 1871 : la musique est « une reproduction immédiate de la volonté221 », elle « se rapporte symboliquement à la contradiction et à la douleur qui sont au cœur de l’être originaire222 », elle « reproduit223 » le monde ou « doit exprimer symboliquement l’essence de la nature224 ». Contre Wagner et Schopenhauer, Nietzsche prend le parti de Hanslick, sans pourtant jamais mentionner explicitement son nom, et alors qu’il condamnait ses positions à l’époque de La Naissance de la tragédie : « Hanslick : ne trouve pas le contenu et pense qu’il n’y a que de la forme225 ». Il y a donc un gouffre infranchissable entre les positions de La naissance de la tragédie et celles de Humain trop humain, c’est-à-dire un changement radical sans aucune continuité qui permette d’expliquer le passage d’une conception à l’autre. En ce sens, la métaphysique de la musique de 1871 témoigne d’une adhérence à un irrationalisme romantique dont Nietzsche se débarrasse par la suite – en langage nietzschéen : une maladie qu’il a fallu surmonter.
101L’esthétique musicale proposée par Humain trop humain est donc une esthétique formaliste. Le seul discours légitime sur la musique est un discours sur sa forme, c’est-à-dire sur l’organisation mélodique, harmonique et rythmique, sur les intensités et les timbres. Par une telle conception, Nietzsche veut lutter contre tous les discours sur la musique qui, sous couvert de parler de la musique, ne sont rien d’autre que les exhibitions d’états d’âme qui n’ont rien à voir avec la chose même. Une chose est certaine : il faut distinguer l’objet esthétique de ce que le sujet plaque sur lui. Sentiments et idées sont relatifs et contingents : comme on l’a vu, ils ne sont pas contenus dans la musique et ni non plus éveillés par elle d’une façon nécessaire dans l’esprit de l’auditeur.
102L’esthétique musicale proposée par Nietzsche a deux caractéristiques principales. La première consiste dans l’éviction du sujet. Ce qui importe pour Nietzsche, ce n’est pas le sujet qui contemple l’œuvre d’art et en qui elle produit un plaisir esthétique. Ce n’est pas la structuration d’une subjectivité esthétique sur laquelle l’œuvre d’art produit un certain effet qu’il faut analyser ; mais c’est la structuration de l’objet lui-même, par exemple en musique la structure de telle pièce. La seconde caractéristique est la suivante : parler de l’œuvre d’art en général ou du beau en soi est un non-sens. Il est remarquable que, lorsqu’il parle d’art, Nietzsche parle toujours de musique et plus exactement de musiciens et d’œuvres particulières. Le discours esthétique est un discours sur les œuvres elles-mêmes, ainsi qu’en témoignent chez Nietzsche les analyses ou remarques très précises à propos d’œuvres singulières, le Prélude de Lohengrin, les premières mesures du second acte du Crépuscule des Dieux.
103Remarquons cependant une difficulté. L’esthétique musicale ne doit pas prendre en compte les sentiments et idées que la musique éveille, dans la mesure où ils sont arbitraires et subjectifs. Est-ce à dire alors que l’esthétique musicale n’est rien d’autre qu’un discours technique sur la musique ? L’esthéticien doit-il se limiter à une sèche et aride analyse des partitions, dans laquelle il consignerait les particularités rythmiques et harmoniques de telle pièce, et renoncer à toute interprétation ? Peut-on, dans ce cas, encore parler d’une esthétique ? Il est certain que Nietzsche a raison de vouloir fonder l’esthétique musicale, contre le foisonnement des discours qui prétendent parler de la musique sans qu’y intervienne une seule considération musicale, sur une analyse des partitions. Il est toutefois douteux qu’on puisse réduire le discours sur l’art à des considérations techniques d’où seraient exclues toute subjectivité, toute interprétation concernant le sens ou l’effet des procédés musicaux qu’on met à jour. Le discours sur l’art ne saurait être réduit à un jugement de fait qui proscrirait toute appréciation (jugement de valeur).
104Le problème apparaît lorsqu’on examine les jugements de valeur sur les œuvres et les musiciens qui se trouvent dans le Voyageur et son ombre. Ainsi Nietzsche écrit-il sur Bach : « dans Bach, il y a encore trop de christianisme, de germanisme, de scolastique, tout cela à l’état brut ; il se tient au seuil de la musique européenne (moderne), mais de là tourne les yeux vers le Moyen Âge226. » Il semble que Nietzsche soit ici à cent mille lieux du discours esthétique qu’il défend. Cependant, cette affirmation ne s’inscrit pas dans le champ d’une esthétique musicale. Nietzsche s’oppose ici à ceux qui affirment que la musique est un langage universel et intemporel, et soutient au contraire qu’elle est liée à la culture dans laquelle elle émerge227. Ce n’est pas d’esthétique musicale qu’il s’agit ici, mais d’histoire de la musique. Mais qu’est-ce qui justifie l’assimilation de la musique de Mendelssohn à « la musique du bon goût appliqué à tout ce qu’il y a déjà eu de bon228 », ou l’idée selon laquelle « s’il était permis d’appeler Beethoven l’auditeur idéal d’un ménétrier, Schubert aurait le droit de se dire lui-même ce ménétrier idéal229 » ?
105La musique, on le voit, n’est pas dans Humain trop humain l’objet d’un unique discours. Pour mieux comprendre le double discours de Nietzsche sur la musique, il faut se référer aux textes posthumes de 1876. Nietzsche y distingue l’esthétique qui part des causes et celle qui part des effets230. La seconde ne part pas (ni ne parle) de la chose même, c’est-à-dire de l’œuvre d’art, mais de l’effet qu’elle produit. Cette esthétique « subit [...] le charme magique de l’art et est elle-même une sorte de poésie et d’ivresse231 ». Pour cette raison, elle n’est pas, du point de vue esthétique, un discours légitime sur l’œuvre d’art. En effet, on ne voit pas, d’une part, en quoi le sentiment éprouvé par un individu garantirait la valeur d’une œuvre d’art232 et, d’autre part, si tant est qu’une même œuvre produise un même engouement chez de nombreux individus, le nombre ne fonde pas la valeur comme le disait déjà La Naissance de la tragédie233.
106La première part de la cause, donc de l’œuvre d’art dont elle analyse la structure. Cette esthétique se situe du point de vue, non du spectateur, mais du créateur234 – conception qui, à notre connaissance, apparaît pour la première fois dans le Beethoven de Wagner, bien qu’elle ne soit pas développée dans le même sens235. Le spectateur qui a une attitude esthétique légitime est celui qui se place du côté du créateur. Il ne veut pas être surpris, affecté, étonné, et se laisser emporter par le charme magique de l’œuvre d’art, mais son attention se concentre sur les moyens qui sont mis en œuvre. C’est par exemple le tragédien assistant à la représentation de pièces autres que les siennes, et qui « trouve son plaisir dans les inventions techniques et les procédés ingénieux, dans le traitement et la distribution de la matière, dans le tour nouveau donné à de vieux motifs, à de vieilles idées. Il a vis-à-vis de l’œuvre d’art une position esthétique, celle du créateur236. » Autrement dit, le discours esthétique correspond à l’idéal hanslickien d’une analyse de la forme, à partir duquel naîtra la musicologie. Mais ce discours, à titre de discours simplement descriptif, ne saurait pourtant donner une entière satisfaction même si lui seul possède une légitimité esthétique.
107Voilà le point essentiel sur lequel Nietzsche se sépare de Hanslick. C’est que, comme on l’a vu, Hanslick prétend tirer de la simple description de la forme un élément appréciatif. Autrement dit : il prétend déduire d’un jugement de fait un jugement de valeur. Ce n’est pas le cas de Nietzsche. Dans Humain trop humain, on constate simplement la coexistence de deux plans dont on ne voit pas encore le rapport : d’un côté, les exigences du discours descriptif de l’esthétique formaliste, et, de l’autre, une multiplicité de jugements de valeur dont il est difficile de voir ce qui les fonde. Mais le second plan va, dans les années suivantes, trouver sa fondation. C’est que, à côté de cette esthétique formaliste à laquelle Nietzsche ne renoncera jamais, comme en témoignent encore les propositions du Cas Wagner, le philosophe va tenter d’élaborer une physiologie de la musique qui supplée aux carences d’un discours esthétique uniquement descriptif et qui rend légitime un jugement de valeur.
108Aussi ne faut-il pas confondre les plans et imaginer que, après Humain trop humain, Nietzsche aurait tenté de fonder une nouvelle esthétique – même s’il n’en continue pas moins à faire, çà-et-là, quelques remarques d’ordre esthétique. Il a lui-même explicitement distingué la physiologie de la musique de l’esthétique formaliste à laquelle il s’est rallié. S’il ne s’agit pas dans cette physiologie d’une esthétique, c’est parce que, comme on verra, le discours sur la musique y est subordonné à une certaine philosophie de la vie : la musique est interprétée à l’aune de la vie et de la volonté de puissance, elle devient l’expression de la force et de la puissance du corps. Ainsi Nietzsche va-t-il opposer la musique malade à celle qui ne l’est pas, le renoncement et l’abnégation de la musique wagnérienne à l’affirmation présente dans celle de Bizet, la musique du nord à la musique du sud (distinction d’origine schumanienne) et la musique coupable à la musique innocente.
Notes de bas de page
1 C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. II, p. 204, 230. Voir aussi p. 89 : « L’itinéraire philosophique de Nietzsche ne comporte en effet, en dépit parfois des apparences, aucune soudaine rupture, tout y est développement de germes déposés longtemps auparavant. »
2 GOA X, p. 317.
3 Cité in B. François-Sappey, Robert Schumann, op. cit., p. 294.
4 OPCII-2, p. 148.
5 1874, 33 [15]. Voir aussi 1874, 32 [15] : « J’ai souvent conçu ce doute insensé : Wagner a-t-il un talent musical ? » Il s’agit ici de la première formulation de ce doute.
6 1874, 32 [24]. Voir aussi 1874, 33 [1] : « (…) il peut aussi être exact de voir en Wagner un talent originaire d’acteur, auquel il fut refusé de se satisfaire par la voie la plus directe et qui trouva son issue en attirant à lui tous les autres arts dans l’intérêt d’un grand idéal d’acteur ».
7 OPCII-2, p. 131 ; voir aussi p. 109 et ss.
8 1874, 32 [15] : « tous les individus qu’il fréquente sont de tels segments limités de son propre parcours (tout au moins n’éprouve-t-il rien de plus à leur égard) ». Voir aussi 1874, 33 [12].
9 Il est insoutenable, du point de vue à la fois historique et proprement logique, d’écrire comme le fait pourtant G. Liébert que, « antisémite, Wagner n’était pas raciste » (Nietzsche et la musique, op. cit., p. 154). En premier lieu, la référence au lien qui unissait Wagner à Hermann Levi n’est pas pertinente, dans la mesure où, d’abord cela ne prouve rien (d’autant plus que Wagner souhaitait que Levi se convertisse : voir M. Gregor-Dellin, Richard Wagner, op. cit., p. 777) et où, ensuite, Adorno montre très bien comment cette relation avec celui auquel Wagner demanda de diriger la première de Parsifal était fondée sur une humiliation permanente (T.W. Adorno, Essai sur Wagner, op. cit., p. 17). De plus, on ne voit pas comment Liébert peut séparer autrement que d’une manière sophistique les deux concepts. Si cela veut dire, pour Liébert, que la haine des juifs est une haine pour un fait culturel, la culture juive, indépendamment de toute thèse sur le rapport entre cette culture et un arrière-plan biologique, non seulement cette idée est intenable, mais elle est bien évidemment réfutée par les écrits de Wagner qui ne cessent au contraire de faire de la culture juive la conséquence de caractéristiques proprement biologiques. Non seulement « la répulsion involontaire » pour le juif est une « aversion instinctive » (Du judaïsme dans la musique, Œuvres en prose, op. cit., vol. VII, p. 96), mais le musicien juif, tel Mendelssohn, « peut être doué du talent spécifique le plus beau, posséder l’éducation la plus parfaite et la plus étendue », etc., reste que, parce que précisément il est juif, « il ne pourra jamais (…) produire sur notre cœur et en notre âme cette impression saisissante que nous attendons de l’art » (ibid., p. 114). Il ne faut pas, encore contrairement à ce que dit Liébert, accuser non seulement les wagnériens de Bayreuth mais aussi Cosima d’être à l’origine de l’antisémitisme de Wagner. Non seulement celui-ci écrit Du judaïsme dans la musique bien avant de la connaître, mais celle-ci (tout comme les wagnériens) ne fait, sur ce point, que répéter le discours du maître. Sur cette question (comme sur d’ailleurs beaucoup d’autres), Liébert reprend les idées exprimées par C.P. Janz, qui affirme que l’antisémitisme est moins le fait de Wagner que celui de Cosima et des wagnériens (voir Nietzsche, op. cit., vol. II, p. 125). Pourtant, ce n’est ni Cosima, ni un quelconque wagnérien, mais bien Richard Wagner lui-même qui écrit : « le mélange ne lui [sc. au juif] nuit pas : homme ou femme, qu’il s’allie aux races les plus étrangères, il engendre toujours un juif » (cité par J.J. Nattiez, Wagner androgyne, op. cit., p. 192).
10 1874, 32 [35]. Voir aussi 1874, 32 [39].
11 1874, 32 [31], 32 [34].
12 Ce qui est non seulement une caractéristique de la musique de Wagner, mais aussi de ses œuvres en prose, dans lesquelles il utilise « des expressions trop fortes », comme quand « il nomme Beethoven un saint » ou qu’il qualifie « d’exploit l’introduction de paroles dans la neuvième symphonie » (1874, 32 [40]).
13 1874, 32 [32].
14 1874, 32 [20].
15 1874, 32 [36].
16 1874, 31 [52].
17 1874, 32 [15]. À cela est liée l’affirmation sans cesse répétée selon laquelle « la jeunesse de Wagner est celle d’un dilettante aux talents multiples dont rien de bon ne semble vouloir sortir » (ibid.). Rappelons que la critique du « dilettantisme » de Wagner, dont Nietzsche est l’initiateur et qui se trouve reprise par T. Mann (Wagner et notre temps, trad. fr., Paris, Librairie générale française, coll. Pluriel, 1978, p. 70) et T.W. Adorno (Essai sur Wagner, op. cit., p. 31), trouve son origine dans la tentative par laquelle Wagner aimait minorer le rôle du travail dans sa propre création, comme cela apparaît par exemple dans Ma vie, afin de donner une image de lui-même conforme à la description schopenhauérienne du génie.
18 1874, 33 [5]. Voir aussi 1874, 32 [10].
19 Nietzsche mentionne d’ailleurs l’interprète wagnérienne par excellence, la Schröder-Devrient, dont la voix était un instrument usé et chez qui l’expression dramatique palliait à l’insuffisance des moyens vocaux : voir 1874, 33 [2].
20 1874, 32 [31].
21 1874, 32 [52].
22 1874, 32 [61]. À cette thèse, selon laquelle le drame wagnérien s’adresserait à ce que Schumann appelait les « philistins » de la culture, s’oppose l’idée, exprimée par Wagner lui-même – ne serait-ce qu’à la fin du Crépuscule des dieux, qui montre une société délivrée des dieux, c’est-à-dire des distinctions de classe sociale (voir 1875, 11 [31]) – et encore reprise par Nietzsche, d’après laquelle Wagner aurait inventé un art véritablement populaire qui s’adresse à tous sans distinction de classe (« il a découvert un sens pour les pauvres et les parias de notre culture », 1875, 11 [2]).
23 1874, 32, [18].
24 Sur la conception romantique de l’art et surtout de la musique comme substitut du religieux, voir C. Dahlhaus, L’Idée de musique absolue, op. cit., p. 82, qui cite Tieck : « l’art musical est certainement l’ultime secret de la foi, la mystique, la religion révélée ».
25 1874, 32 [44].
26 1874, 32 [14]
27 OPCII/2, p. 152.
28 Les musiciens antérieurs à Wagner « jouaient avec des types mélodiques reçus », 1875, 11 [29].
29 T. Mann, Wagner et notre temps, op. cit., p. 159.
30 1874, 33 [3].
31 1874, 3 [20].
32 1874, 33 [6]. Voir aussi 1874, 33 [2].
33 1874, 32 [55].
34 1874, 1874 32 [16].
35 1874, 32 [57].
36 1874, 32 [27]. Voir aussi 1874, 32 [43].
37 1874, 32 [53].
38 1874, 32 [52].
39 1874, 32 [52].
40 1874, 32 [27].
41 1874, 32 [52].
42 KSB 5, p. 210.
43 C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. II, p. 174. On ne rentrera pas ici dans les explications psychologiques largement évoquées par les différents commentateurs : 1 ° non seulement Wagner ignore quasiment Nietzsche au festival, car il « se trouvait dans l’obligation de s’entourer de “personnalités” totalement insignifiantes sur le plan intellectuel, mais dont l’appui financier ou quelque autre pouvoir pouvait, en revanche, peser lourd dans la balance » (ibid., p. 169) ; 2 ° le festival met en évidence les insolubles problèmes suscités par la mise en scène de L’Anneau – et l’on sait comment Wagner lui-même fut insatisfait (ibid., p. 170) ; 3 ° Nietzsche met en contact le Dr. Eiser avec Wagner, ce qui donne lieu à la fameuse polémique sur la sexualité de Nietzsche (ibid., p. 232) – sur ce point, voir aussi le récit plus détaillé de M. Gregor-Dellin, Richard Wagner, op. cit., p. 734 et ss.
44 OPCVIII, p. 365.
45 E. Cassirer, La Philosophie des lumières, trad. fr. P. Quillet, Paris, Fayard, 1966, chap. VII.
46 C’est d’ailleurs la critique que fait H. Cohen à l’égard de Schopenhauer, Ästhetik des reinen Gefühls, op. cit., vol. I, p. 13-15 ; voir notre Hermann Cohen. Introduction au néokantisme de Marbourg, Paris, P.U.F., 2001, p. 96-97. Cette critique, comme la précédente, possède une légitimité par rapport aux thèses, non pas de Schopenhauer, mais du Nietzsche de La Naissance.
47 C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. II, p. 253.
48 Ibid., p. 263.
49 Ibid., p. 323.
50 Ibid., p. 322.
51 Ibid., p. 372 : « “je brillerai cette fois à Bayreuth par mon absence – à moins que Wagner ne m’y invite personnellement [...]” Mais de tels gestes furent à peine relevés à Wahnfried ». Liébert reprend littéralement ce que dit Janz sans imaginer que cette évidence n’en est pas une : « En 1882, pourtant, un signe de Wagner aurait probablement suffi pour que Nietzsche assiste à la première de Parsifal [...]. “Cette fois, je brillerai [...]” » (Nietzsche et la musique, op. cit., p. 165).
52 Ibid., p. 371.
53 Voir par exemple la lettre à Heinrich Köselitz du 20 août 1880 : « [...] et rien, par exemple, ne peut me dédommager d’avoir perdu pendant ces dernières années la sympathie de Wagner. [...] Jamais une parole méchante n’a été échangée entre nous, pas même dans mes rêves, pour combien de paroles réjouissantes et encourageantes ! Jamais, peut-être, n’ai-je autant ri qu’en compagnie de Wagner. »
54 Voir p. ex. 1884-1885, 34 [205].
55 1883, 7 [16].
56 1878, 30 [90].
57 HTH, § 164.
58 HTH, § 3
59 Ibid., § 110.
60 1876-1877, 21 [14].
61 HTH, § 164.
62 Ibid., § 15.
63 En ce sens, ce qui caractérise le passage de La Naissance de la tragédie (et de Richard Wagner à Bayreuth) à Humain trop humain, c’est la substitution de la question de la genèse à celle de l’essence. On a vu comment les précédents textes de Nietzsche sont marqués par un essentialisme quasi platonicien. Jusqu’à Humain trop humain, le temps n’est pas créateur et les choses sont immuables. Nietzsche souligne, dans Richard Wagner à Bayreuth, « l’essence très relative de tous les concepts de temps : ce serait à croire que certaines choses sont liées entre elles et que le temps n’est qu’un nuage qui nous empêche de voir ce lien. [...] L’image qu’offre notre monde d’à présent n’a absolument rien de neuf : celui qui connaît l’histoire éprouve de plus en plus le sentiment de retrouver les traits anciens et familiers d’un visage », OPCII-2, p. 113 (KSA1, p. 446). Par opposition, dans Humain trop humain rien n’est éternel et immuable, et comprendre quelque chose c’est retracer son devenir, c’est-à-dire exhiber le processus temporel par lequel cette chose a progressivement conquis sa configuration unique.
64 HTH, § 15.
65 Voir p. ex. OPCI-1, p. 85-86 : l’esprit scientifique doit reconnaître ses limites et laisser place à une connaissance dionysiaque qui s’exprime par « substituts analogiques », c’est-à-dire par symboles. Mieux : la connaissance doit laisser place à l’art, comme on l’a vu. Voir aussi p. 137-138, 142-143, et surtout p. 147-150, où l’on trouve l’équation : métaphysique = mythe (et le mythe est, ici, opposé à l’histoire !). Il faut d’ailleurs rappeler que l’assimilation du mythe à un moyen de connaissance se trouve déjà chez Wagner (voir sur ce point les développements de E. Sans, Richard Wagner et la pensée schopenhauérienne, Paris, Klincksiek, 1969, p. 259).
66 Voir HTH, § 16 et 17 (où Nietzsche oppose les explications métaphysiques et les explications scientifiques, et donne comme exemples de celles-ci les explications physiques et historiques). Voir aussi § 6 (où le modèle de la connaissance apparaît, d’une manière très conforme à l’esprit de la philosophie critique, être la physique) et § 8 (où Nietzsche insiste sur le modèle philologique de l’interprétation rigoureuse). « En conclusion : la raison avec la science, “force suprême de l’homme” » (1876-1877, 23 [86]).
67 HTH, § 110.
68 Ibid., § 3 : « par le passé, l’esprit, qui n’était pas sollicité par la rigueur de la pensée, mettait tout son sérieux à ourdir formes et symboles. Les choses ont changé ; ce sérieux appliqué aux symbolismes est désormais la caractéristique d’un bas niveau de culture ; [...]. »
69 1876-1877, 23 [160].
70 HTH, § 145.
71 Ibid., § 29, 146.
72 Ibid., § 150, 153.
73 Ibid., § 17.
74 Ibid., § 273 ; voir aussi 1876-1877, 23 [39].
75 Ibid., § 20, 27.
76 Ibid., § 145 ; voir aussi § 13.
77 Ibid., § 222.
78 Ibid., § 223 ; voir aussi § 27 et § 148.
79 Ibid., § 150.
80 Ibid., § 222.
81 Ibid., § 221.
82 Ibid.
83 Ibid., § 222.
84 Ibid., § 160. Nietzsche ajoute : « il n’existe pas pour les physiciens et les philosophes ».
85 Voir p. ex. HTH, § 149. On remarquera, en outre, que le beau est identifié à l’agréable (voir OSM, § 101 et 1878, 30 [89]). Cela posé, ce beau = agréable est irréductible à une simple sensation, puisqu’il met en jeu la pensée discursive. Le sublime, on le verra, devient l’opposé du beau, l’avènement du laid dans la musique.
86 OPCI-1, p. 50.
87 HTH, § 141. E. Sans rappelle que « Schopenhauer cite Calderon à plusieurs reprises, et en particulier ce passage [...] : “car la faute la plus grave de l’homme, c’est d’être né” » (Richard Wagner et Schopenhauer, op. cit., p. 42 ; voir MVR, IV, § 63).
88 1876-1877, 23 [159].
89 1878, 30 [56]. Voir aussi 1878, 27 [26], où Nietzsche déclare : « j’appelais “musique la plus morale” le passage où il y a un paroxysme extatique », faisant explicitement référence au passage de Richard Wagner à Bayreuth où il écrivait (OPCII-2, p. 105) : « je trouve dans L’Anneau du Nibelung la musique la plus morale que je connaisse, par exemple là où Brünnhilde est éveillée par Siegfried ». Voir enfin 1884, 26 [22] : « tout ce que j’avais dit sur Richard Wagner est faux. Je m’en rendis compte en 1875 (…). »
90 E. Hanslick, Du beau dans la musique, trad. fr. C. Bannelier, revue et complétée par G. Pucher, Paris, C. Bourgois, 1986, p. 57.
91 Ibid., p. 67.
92 Ibid., p. 67-68, où Hanslick cite les propos de Herbart : « De même, jusqu’à nos jours, de bons musiciens vont répétant que la musique exprime des sentiments, comme si le sentiment suscité par la musique formait la base des règles générales du contrepoint simple. Que se proposaient d’exprimer les anciens maîtres qui développaient toutes les possibilités de la fugue ? Ils ne voulaient rien exprimer du tout, leurs pensées ne se dirigeaient pas vers l’extérieur, mais vers l’essence intime de l’art [...]. »
93 Ibid., p. 159-162.
94 Ibid., p. 94, où Hanslick distingue les trois éléments de la forme proprement musicale et les hiérarchise : d’abord la mélodie, puis l’harmonie et enfin le rythme. La musique, ajoute-t-il, ne contient pas autre chose. Remarquons, à propos du primat de la mélodie, que si l’on retrouve certes cette thèse dans le Beethoven de Wagner, il est toutefois tout à fait exclu, contrairement à ce que dit Nattiez (« Introduction à l’esthétique de Hanslick », in E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 17), que celui-ci l’ait empruntée à Hanslick, pour la bonne raison qu’elle apparaît déjà dans les écrits zurichois (nous avons cité plus haut les textes de Opéra et drame qui affirment le primat de la mélodie).
95 Ibid., p. 57. Voir aussi p. 164 : « La forme d’une symphonie, d’une ouverture, d’une sonate, d’un air, d’un chœur, c’est l’architecture de l’œuvre, l’ordonnance et le groupement de ses parties isolées, leur symétrie et leurs contrastes, les retours ingénieux des motifs, leurs développements. »
96 Ibid., p. 112 : « dans le langage, le son n’est qu’un signe, c’est-à-dire un moyen employé pour exprimer une chose tout à fait étrangère à ce moyen ; dans la musique, le son est une chose réelle et il est à lui-même son propre but ».
97 Ibid., p. 70.
98 J.J. Nattiez, « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 17.
99 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 97.
100 Ibid.
101 Ibid.
102 Ibid., p. 93.
103 Ibid., p. 96
104 Ibid., p. 159.
105 Voir N. Ruwet, « Méthodes d’analyse en musicologie », Langage, musique, poésie, Paris, Seuil, 1972, p. 104-108.
106 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 91.
107 Ibid., p. 58.
108 Ibid., p. 107.
109 Ibid., p. 92.
110 Ibid., p. 61-62.
111 Ibid., p. 59.
112 J.J. Nattiez, « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 17.
113 Ibid., p. 17.
114 Ibid., p. 17.
115 C’est par exemple la leçon que tire également G. Brelet de la position hanslickienne : l’esthétique formaliste est pour cet auteur ce qui permet de comprendre la spécificité du temps musical et d’éviter toute subordination de la musique à une métaphysique préalablement construite : Le Temps musical, op. cit., vol. I, p. 30, 37.
116 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 73 : « Nous rechercherons plus loin [...] comment certains sentiments, tels que la douleur, la joie, etc., peuvent (mais ne doivent pas) être provoqués par elle [sc. la musique]. » Voir aussi p. 113, où Hanslick écrit : « il est interdit à cet art de “s’élever au niveau du langage” ». J.J. Nattiez cite et commente ces deux textes, dans son introduction, p. 36.
117 J.J. Nattiez, « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 18-19. Mieux, Nattiez nous explique, à l’aide d’un langage sémiologique qui n’a rien à envier aux termes pseudo-scientifiques des films de science-fiction, que Hanslick est un « expressionniste-référentialiste », ce qui signifie tout simplement qu’il affirme que la musique exprime des sentiments, mais que ceux-ci ne sont pas contenus dans la musique (par opposition à l’« expressionniste-absolutiste » pour qui les sentiments sont inscrits dans la musique même).
118 Ibid., p. 28. Nous avons cité le texte dans lequel Hanslick, lui, dit exactement le contraire !
119 Critique de la raison pure, Ak. III, p. 108.
120 E. Hanslick, Vom musikalisch-Schönen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981, p. 14 : « Wie es komme, dass Musik dennoch Gefühle, wie Wehmuth, Frohsinn, erregen kann (nicht muss), das wollen wir, usw. ». Mieux, là où la légèreté si peu scientifique de Nattiez attribue l’expression « il est interdit de [...] » à Hanslick sans se douter qu’il y a peut-être une différence entre le texte de Hanslick et la traduction Bannelier (dont cette édition nous prévient de plus qu’elle a été revue par G. Pucher, qui pourtant conserve l’expression de Bannelier), on lit dans le texte de Hanslick : « Die Musik kann sich niemals “zur Sprache erheben” » (ibid., p. 50) (donc, dans la traduction Bannelier revue cette fois par nos soins) : « la musique ne peut jamais “s’élever au niveau d’une langue” ». Où est-il donc question d’interdiction ?
121 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 66.
122 Ibid. p. 66-67 (c’est nous qui soulignons).
123 J.J. Nattiez, « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 36.
124 R. Francès, La Perception de la musique, Paris, Vrin, 1984.
125 J. Chailley et H. Challan, Théorie de la musique, op. cit., vol. I, p. 54.
126 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 77.
127 J.J. Nattiez écrit dans « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 35-36 : « Mais psychologie et neuro-biologie de la musique n’existent pas encore à son époque. Du coup, Hanslick reste fidèle à son esthétique spéculative. On peut même dire que c’est l’impossibilité de trouver des corrélations stables entre la musique et les sentiments, nous dirions aujourd’hui entre le signifiant et le signifié, qui lui font préférer une approche transcendantale du beau à l’approche scientifique ». D’abord, le terme kantien « transcendantal » est absolument inapproprié dans ce contexte. Ce qui, chez Kant, est transcendantal, c’est la connaissance du fait que certaines de nos représentations sont a priori (voir H. Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience, trad. fr. E. Dufour et J. Servois, Paris, Le Cerf, 2001, p. 172-174). Dans la Critique de la raison pure, le qualificatif « transcendantal » désigne le type de scientificité propre au discours philosophique. Ensuite, l’erreur est d’attribuer à Hanslick une position esthétique comme substitut d’une psycho-physiologie impossible à son époque – alors que Hanslick, lui, a une pleine conscience de la distinction entre la question de droit et la question de fait et se revendique philosophe. Hanslick souligne (Du beau dans la musique, op. cit., p. 129-130), que, quand bien même la science pourrait établir un rapport nécessaire entre les sons et les sentiments (« Et dans le cas où l’on y parviendrait, etc. »), on ne pourrait toutefois pas en déduire des recettes permettant de produire une belle œuvre musicale, dans la mesure où, précisément, le fait ne fonde pas le droit – l’élément esthétique ne saurait être dérivé de l’élément corporel ou pathologique, dit textuellement Hanslick. D’où, précisément, la nécessité et la légitimité d’une « approche transcendantale » (si tant est qu’on assimile le « transcendantal » avec la question de droit), car la question esthétique ne peut – autant pour Hanslick que pour nous – trouver sa résorption dans une « approche scientifique ».
128 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 73.
129 Ibid., p. 72.
130 Ibid., p. 75.
131 Ibid., p. 74.
132 Ibid., p. 75.
133 Ibid., p. 73.
134 Ibid., p. 72.
135 Ibid., p. 86.
136 Voir J.J. Nattiez, « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 12, qui écrit qu’on voit, « après l’influence décisive de Herbart et de Kant sur les premières éditions du livre, une pénétration progressive et ultérieure de la pensée hégélienne ». L’erreur provient en vérité d’un préjugé de C. Dahlhaus, que Nattiez prend pour une vérité établie. Dahlhaus, en effet, affirme que « Hanslick [...] doit être lu en regard de Hegel » (L’Idée de musique absolue, op. cit., p. 98), donnant comme seul argument l’influence de Hegel au moment où Hanslick écrit – et oubliant donc complètement que, comme le souligne justement M. Ferrari dans Retours à Kant, la philosophie allemande présente heureusement à ce moment-là d’autres alternatives à l’idéalisme hégélien (trad. fr. T. Loisel, Paris, Le Cerf, 2001, chap. I). Quand bien même on admettrait cette influence improbable, il est inadmissible d’en appeler à la définition hégélienne de la forme comme « éclat sensible de l’idée » pour prétendre que, chez Hanslick, il faudrait distinguer de l’apparence (le divers temporel des sons) une forme qui ne serait pas une « forme d’apparence » mais une « forme d’essence » (sic) (L’Idée de musique absolue, op. cit., p. 99) – et dont on ne voit pas, qui plus est, à quoi elle correspond. Il n’y a, en dehors de la forme entendue explicitement par Hanslick comme loi d’organisation des sons (forme qui n’est nullement une prétendue « forme d’essence », mais la loi d’organisation du sensible inscrite dans ce sensible lui-même), aucune notion de « forme » à laquelle on puisse ici accorder un sens. Et qu’est donc cette forme à laquelle en appelle Dahlhaus et qu’il appelle très vaguement « esprit », sinon une telle loi ? Il est absolument impossible de comprendre la forme de l’œuvre musicale, chez Hanslick, en un sens hégélien, c’est-à-dire comme moment du vrai.
137 Par conséquent, lorsque Hanslick critique les esthétiques spéciales subordonnées à des présupposés métaphysiques (Du beau dans la musique, op. cit., p. 60), il s’agit certes de Hegel, mais aussi de Schopenhauer et de Wagner – mais en aucun cas, contrairement à ce que dit Nattiez, de Kant, chez qui il n’y a pas proprement d’esthétique musicale pour les raisons qu’on sait.
138 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 163.
139 Ibid., p. 61.
140 J.J. Nattiez, « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 25.
141 S’il y a chez Kant une finalité sans fin, c’est précisément parce que l’objet, promu simple forme, est désinvesti de sa transcendance (mise entre parenthèse de l’existence) par l’attitude esthétique. Ce n’est nullement le cas ici.
142 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 61.
143 Ibid., p. 99.
144 Ibid., p. 62.
145 Ibid., p. 61.
146 Ibid., p. 63.
147 On ne peut donc nullement rapprocher la position hanslickienne de la thèse kantienne selon laquelle le beau est « ce qui plaît universellement sans concept » et ajouter que « comme le beau kantien, le beau musical de Hanslick n’est pas dicible » (J.J. Nattiez, « Introduction à l’esthétique de Hanslick », op. cit., p. 27), puisque, comme on l’a vu, d’une part le beau est une propriété de l’objet et, d’autre part, le sentiment n’est pas coupé de la pensée discursive, de sorte que la critique musicale apparaît fondée dans sa prétention. Nattiez, d’ailleurs, reconnaît bien cette légitimité (absolument antikantienne), puisqu’il ajoute : « la saisie de ce beau musical pur n’en est donc que plus difficile. Elle nécessite un véritable travail, [...] ». Or, ce que développe la Critique de la faculté de juger esthétique, ce sont précisément les conditions d’impossibilité de la critique musicale.
148 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 142.
149 Au sens où, selon Nattiez, le discours normatif est celui qui prétendrait imposer des règles aux musiciens pour faire de la belle musique (différence entre le Sollen et le Müssen !).
150 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 149.
151 Ibid., p. 147.
152 Ibid., p. 149.
153 Ibid., p. 150.
154 HTH, § 219. L’argument, toutefois, n’est plus le même : la supériorité de la musique est désormais fondée sur le fait qu’elle invente les styles que se réapproprient les autres arts.
155 HTH, § 215.
156 M. Emmanuel, Histoire de la langue musicale, op. cit., vol. I, p. 3-4, les caractérise ainsi : « lecture courante des clefs de sol et de fa ; connaissance précise de la génération et l’armature des tons ; de la modalité usuelle (majeur et mineur). »
157 F. Nietzsche, VO, § 149.
158 HTH, § 219. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 90. souligne également que la musique est seulement une architecture de sons et compare la musique à une « arabesque » et à un « kaléidoscope ».
159 L’œuvre d’art n’est pas révélation du vrai (HTH, § 174).
160 HTH, § 215.
161 OSM, § 171 ; 1876, 22 [36].
162 OPCI-1, p. 127 ; KSA1, p. 123.
163 Voir 1870-1871, 7 [127].
164 1870-1871, 7 [127].
165 1876-1877, 23 [52].
166 « Alors que la musique [...] est au commencement une rumeur vide, il se fait que, par une longue accoutumance à ce parallélisme de la musique et du mouvement, l’oreille est dressée à interpréter immédiatement les figures musicales et finit par s’élever à un tel degré de prompte compréhension qu’elle n’a plus du tout besoin du mouvement visible » (HTH, § 216).
167 OPCI-1, p. 128 ; KSA1, p. 123.
168 C’est pourquoi Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., appelle l’esthétique qui confère à la musique un sens extra-musical l’« esthétique du sentiment » (p. 68 et s.).
169 A. Pirro, L’Esthétique de Jean-Sebastien Bach, Paris, Fischbacher, 1907, rééd., Genève, Minkoff, 1973, p. 21, 42, 54.
170 Nietzsche met sur le même plan que cette rhétorique musicale les innombrables essais de « musique imitative » (Tonmalerei) (HTH, § 215).
171 HTH, § 215.
172 HTH, § 217.
173 HTH, § 217.
174 HTH, § 217. Et non pas ut dièse et si bémol, comme on lit dans les traductions !
175 Ibid.
176 Ibid., § 218.
177 HTH, § 217.
178 HTH, § 218. De là, on le remarquera, l’erreur de M. Kessler. Celui-ci prétend que, à partir de Humain trop humain, la musique perd le privilège qu’elle avait auparavant, ce qui serait attesté par sa subordination aux arts visuels et plus particulièrement à l’architecture (L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 191, 194, 198). Ce que ne voit pas Kessler, c’est tout simplement qu’il s’agit d’une destitution, non pas de la musique, mais d’une certaine musique et d’une certaine manière de penser la musique – puisque la musique wagnérienne est désormais critiquée et que le modèle wagnéro-schopenhauérien (la musique = obscurité = temporalité) est renversé au profit du modèle hanslickien (musique = clarté = formes architectoniques). Au passage, ce renversement n’équivaut évidemment nullement à faire de la musique un art « imitatif et figuratif » (ibid., p. 191, 205) – ce qui n’a, autant pour Nietzsche que pour quiconque réfléchit sur la musique, aucun sens. Le livre de Kessler doit manifestement beaucoup à Liébert, puisque celui-ci est le premier qui prétend que, à partir de Humain trop humain et jusqu’au Gai savoir, « c’est contre la musique qu’il [sc. Nietzsche] philosophe » (Nietzsche et la musique, op. cit., p. 202) – alors qu’on a vu que la musique est simplement destituée de sa prétention (wagnéro-schopenhauérienne) à prendre la place de la philosophie !
179 Voir HTH, § 221.
180 Voir 1876-1877, 23 [138]. Dans OSM, § 134, Nietzsche parle de « symétrie mathématique ».
181 Voir 1878, 27 [50].
182 1877, 23 [133].
183 HTH, § 217.
184 HTH, § 113. Voir aussi OSM, § 134 : « son fameux procédé [...], sa “mélodie infinie”, s’efforce de rompre, parfois même de bafouer toute symétrie mathématique de temps et de force, et ce musicien est d’une invention débordante dans l’invention de ces effets qui sonnent comme des paradoxes et blasphèmes rythmiques aux oreilles d’autrefois ».
185 1878, 30 [111].
186 1878, 28 [47]. Voir aussi les lettres à H. Köselitz du 18 juillet 1880 (« De temps en temps résonne en moi un écho de la musique de Chopin »), du 27 octobre 1880 (« en silence, je continue à me nourrir de quelques mesures de Chopin que j’ai emportées dans votre chambre ») et du 26 avril 1881.
187 C. Rosen, La Génération romantique, op. cit., p. 80-81.
188 B. François-Sappey, Schumann, op. cit., p. 290-291. Cet auteur cite (p. 297) Nono qui écrit : « Schumann a une technique de fragmentation du matériau que je trouve extraordinaire. [...] Dans la Fantaisie en do M, mais aussi dans les grandes sonates, Schumann procède par fragments qui s’encastrent les uns dans les autres. Ce n’est pas un développement thématique, il n’y a rien de progressif ; ce sont des fragments harmoniques, rythmiques et mélodiques qui sont complètement mis en morceaux par d’autres fragments. C’est le fragment qui se fragmente lui-même ». C’est également avec cette notion de « fragment » que C. Rosen met en évidence la spécificité de la musique de Schumann.
189 Ibid., p. 281-282.
190 Voir VO, § 168 : « Malgré le goût qu’on pourra avoir pour la musique sérieuse et riche, on n’en est peut-être, à certaines heures, que davantage subjugué, envoûté et presque fondu en extase par son contraire, je veux dire par ces mélismes d’opéras italiens les plus simples qui soient et qui, en dépit de leur uniformité rythmique et de leur puérilité harmonique, semblent parfois chanter à nos oreilles comme l’âme même de la musique ».
191 Voir 1876-1877, 23 [84].
192 Voir OSM, § 179.
193 Ainsi la musique de Wagner témoigne-t-elle d’une liberté que rien n’enchaîne : 1874, 32 [15].
194 VO, § 159.
195 HTH, § 155.
196 Voir G. Liébert, Nietzsche et la musique, op. cit., p. 25.
197 Voir par exemple ce qu’écrit Cosima le 27 juillet 1878 dans son Journal, op. cit., vol. III, p. 158 : « R. parle avec mauvaise humeur de la manière dont Nietzsche nie l’inspiration en se fondant sur des exemples pris dans les esquisses de Beethoven : il aurait été préférable de ne pas les éditer. »
198 HTH, § 155.
199 OSM, § 171.
200 « Il faut en effet être préparé et exercé pour recevoir même les plus minimes “révélations” de l’art, malgré les contes bleus des philosophes à ce sujet. » (VO, § 168) « Le doigt du pianiste n’a pas l’“instinct” de frapper les bonnes touches, il n’a que l’habitude. » (1876-1877, 23 [9])
201 1876-1877, 23 [58].
202 HTH, § 215.
203 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 36-37.
204 HTH, § 2.
205 HTH, § 15. Voir aussi : « J’entends que nous ne pouvons plus penser le plaisir, la douleur, le désir, séparés de l’intellect. » (1876-1877, 23 [80])
206 HTH, § 14.
207 HTH, § 1.
208 1876-1877, 23 [7].
209 Voir HTH, §§ 2, 222, 247.
210 Voir HTH, §§ 1, 2, 16, 17, 26,
211 Voir HTH, §§ 1, 2.
212 Il est vrai que les rapports et la hiérarchisation des sons opérés par la musique tonale sont suggérés par le phénomène naturel des harmoniques. Mais cette musique tonale est l’objet d’une institution proprement humaine : comme l’écrit Nietzsche, « dans la nature, il n’y a pas de sons. » 1876-1877, 23 [150] Ainsi d’autres systèmes sont-ils possibles, comme la musique orientale ou bien les modes du plain-chant qui possèdent une organisation différente dans la succession des tons et des demi-tons.
213 1877, 23 [150].
214 1876-1877, 23 [138].
215 1876-1877, 23 [190]. Voir aussi VO, § 165 (contre l’interprétation dramatique des œuvres).
216 1876-1877, 23 [190]
217 Voir HTH, §§ 178, 199, 207 (sur la valeur de l’exposition incomplète d’une pensée).
218 VO, § 165. Il est donc faux d’affirmer que, pour Nietzsche, toutes les interprétations en musique se valent – ce que prétend pourtant G. Liébert, qui, en plus, s’appuie sur le perspectivisme de Nietzsche entendu comme un relativisme (Nietzsche et la musique, op. cit., p. 17). Qu’il n’y ait certes pas d’interprétation authentique n’implique pas pour autant qu’il ne faille pas hiérarchiser les interprétations !
219 E. Hanslick, Du beau dans la musique, op. cit., p. 119, affirme également le primat de la partition.
220 HTH, § 215.
221 OPCI-1, p. 110 ; KSA1, p. 104.
222 OPCI-1, p. 65 ; KSA1, p. 51.
223 OPCI-1, p. 58 ; KSA1, p. 44.
224 OPCI-1, p. 49 ; KSA1, p. 33.
225 1871, 9 [8] ; voir aussi 1871, 9 [98] ; 1875, 5 [134]. Voir aussi 1872-1873, 19 [259] où Hanslick fait partie des ennemis « à attaquer » (sic). Le nom d’Hanslick n’est donc pas mentionné « une fois » (G. Liébert, Nietzsche et la musique, op. cit., p. 222) dans les notes préparatoires de La Naissance de la tragédie, mais deux. Nietzsche, en outre, avait lu l’ouvrage de Hanslick dès 1865 : voir C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. I, p. 165. F.R. Love souligne que la thèse selon laquelle « Nietzsche avait une certaine sympathie avec les conceptions formalistes de Edouard Hanslick même avant sa rencontre avec Wagner – une sympathie qui a été momentanément gommée par la période de Tribschen – semble raisonnablement fondée » (Nietzsche’s Saint Peter, op. cit., p. 45), renvoyant à son texte Young Nietzsche and the wagnerian experience, Chapel Hill, Univ. of North Carolina, 1963, p. 31-36.
226 VO, § 149.
227 OSM, § 171.
228 VO, § 157.
229 Ibid., § 155.
230 1876-1877, 20 [1].
231 1876-1877, 20 [1].
232 HTH, § 161 : « Nous nous figurons tous que la qualité d’une œuvre, d’un artiste, est démontrée du moment qu’ils nous émeuvent, nous secouent. Mais il faudrait encore que soit d’abord démontrée la qualité de notre jugement et de notre sentiment à nous : ce qui n’est pas le cas. »
233 OCI-1, p. 89.
234 HTH, § 166.
235 Voir R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 45 : « [...] nous croyons que, pour expliquer l’essence de la musique en tant qu’art, le moyen le plus sûr est de considérer le mode de créer du musicien inspiré ».
236 HTH, § 166 ; voir aussi § 221.
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