Première partie. La métaphysique de la musique dans La naissance de la tragédie
p. 21-156
Texte intégral
I. Le statut de la musique dans le romantisme allemand
1C’est à la fin du XVIIIe siècle que se produit un changement dans le statut social de la musique et du musicien. Qu’on songe à Bach, qui fut successivement organiste, musicien de chambre, puis pendant longtemps cantor à la Thomasschule de Leipzig. On sait ce que signifiait une telle fonction : Bach « s’engageait à donner le bon exemple aux enfants de l’école de Saint-Thomas, à organiser pour le mieux la musique dans les deux églises de la ville, [...] à enseigner dans les classes, à ne point quitter la ville sans la permission du bourgmestre1 », et également à produire un certain nombre de compositions musicales, comme par exemple une cantate hebdomadaire2. Tel un artisan, le compositeur du XVIIIe siècle compose sur commande et est subordonné à un employeur, l’Église ou le Prince. Son art possède une double fonction, religieuse (la prière) ou sociale (le divertissement).
2On peut mesurer tout ce qui sépare Bach, qui meurt en 1750, de Beethoven, qui naît en 1770. Beethoven inaugure l’ère de l’artiste maudit, solitaire, qui refuse que son art soit assujetti à une quelconque fonction3. Le musicien n’est plus un artisan dont la production pourrait être réduite à une simple technique et qui composerait sur commande, mais un génie qui est soumis à une inspiration imprévisible4 : Wagner, dans son Beethoven, souligne que « jamais un artiste ne raisonna moins sur son art que Beethoven » et « qu’il faut écarter la supposition d’une connaissance raisonnée qui aurait guidé le développement de ses instincts artistiques5 ». Il ajoute que l’auteur de Fidelio est le premier musicien qui n’est plus au service d’un maître – comme Bach, Mozart ou Haydn ont pu l’être –, mais qui soumet ce maître : Beethoven « traitait en despote ses nouveaux protecteurs, et l’on ne pouvait rien obtenir de lui que ce qui lui plaisait et quand cela lui convenait6 ». Enfin et surtout, il insiste sur la nouvelle fonction que revêt la musique, car l’émancipation de la musique est liée au nouveau statut qu’elle conquiert. Beethoven, parce que sa musique ne cherche pas à plaire et, plus largement, devient sa propre fin, découvre une nouvelle puissance de la musique, c’est-à-dire sa véritable essence : le sublime d’une structure qui peut décontenancer, effrayer – autrement dit : qui s’oppose au beau –, et par laquelle la musique se révèle être une manifestation de l’être lui-même. La musique, unique langage qui peut révéler l’essence du monde et qui, pour cette raison, est supérieur à toute philosophie7. Une telle thèse n’est pas une projection par Wagner de ses propres idées sur Beethoven, puisque celui-ci disait à Bettina Brentano que « la musique est une révélation supérieure à tout savoir et à toute philosophie [...] ; elle est l’unique porte immatérielle par laquelle on s’élève au monde supérieur de la connaissance, qui embrasse l’homme et ne peut être embrassée8 ».
3On sait que Beethoven avait lu Hoffmann et Schelling. Schelling, dans sa Philosophie de l’art (§ 83), parle du privilège de la musique sur les autres arts, la musique « dont les formes sont celles des choses éternelles [...]. La musique est le rythme et l’harmonie de l’univers visible même ». Si Beethoven s’écarte de Schelling, qu’il considère toutefois avec son ami Kanne comme « le plus grand9 » des philosophes, c’est parce que la musique, pour lui, ne doit pas être subordonnée à la philosophie, mais qu’elle transcende la philosophie en révélant ce que celle-ci ne pourra jamais soupçonner10. Aussi est-il proche des thèmes qui apparaissent pour la première fois chez les romantiques de Iéna (Wackenroder, Schlegel, Tieck, Novalis) et chez Hoffmann.
4Pour ceux-ci, l’art est supérieur à toute science et donc à toute philosophie, parce que lui seul constitue le mode de connaissance véritable de ce qui est. D’où le primat de l’imagination et du sentiment sur l’entendement et la raison, mais aussi le caractère dangereux de l’art.
5Friedrich Schlegel soutient la thèse selon laquelle l’imagination est la faculté fondamentale de l’esprit humain, dans la mesure où la raison ne peut se développer que pour autant qu’elle s’appuie sur une compréhension immédiate d’ordre imaginatif qu’elle cherche à formuler, à développer et à valider. De plus, seule l’imagination peut reconnaître et faire valoir une diversité que la raison cherche toujours à unifier, c’est-à-dire à égaliser et en vérité à éliminer. À cette thèse est liée l’insistance sur la pauvreté de notre langage qui, pour le dire en des termes bergsoniens – mais l’idée est déjà là –, découpe dans la continuité et fige ce qui est mobile11. De là la supériorité de la musique – entendue chez Schlegel et Novalis comme analogue à la poésie12. Novalis oppose deux types de langage, puisqu’il distingue de notre langage ordinaire actuel la source dont celui-ci s’est progressivement éloigné, à savoir le langage originaire de l’humanité qui est musique et non concept : « notre langue si désonorisée – elle était au début beaucoup plus musique et ne s’est qu’ensuite à ce point prosaïsée13 ». D’où, déjà chez lui, le privilège de la musique c’est-à-dire d’un langage poétique qui possède la capacité de renvoyer, non pas à des objets fixes et séparés les uns des autres, mais au tout de la nature. Dans Les Disciples à Saïs, le secret, c’est-à-dire le langage véritable qui est désespérément recherché, c’est justement ce langage musical simplement évoqué à la fin du texte – et dont le langage du poète apparaît comme un substitut. Le monde est écrit, non pas dans le langage des mathématiques, mais dans le langage de la musique : « il me semble que les relations musicales sont de la façon la plus propre les relations fondamentales de la nature14 ». Le primat de la musique, chez Novalis, apparaît clairement dans le fait que « la plastique n’est [...] rien d’autre que la figuristique de la musique15 » – c’est-à-dire que, comme le dit Gurnemanz au héros dans le premier acte de Parsifal de Wagner, « ici le temps donne naissance à l’espace », de sorte que le changement de décor du premier acte semble procéder des accords parfaits des cuivres, dans lesquels la dominante (le la) s’est métamorphosée en tonique.
6De même chez Jean-Paul Richter, que Schumann vénérait tant et dont la différence d’âge avec les représentants du romantisme de Iéna explique qu’il n’en ait jamais fait partie malgré ses profondes affinités avec eux. Jean-Paul est le premier poète chez qui le rêve occupe une place décisive, pour autant qu’il permet à l’individu de se déprendre du monde spatial de la veille pour retrouver un contact avec un autre monde d’où procède le monde spatial, à savoir le monde invisible et simplement temporel des sons. Le rêve – et donc avec lui la poésie et, évidemment, la musique – procure la connaissance de la loi d’où procèdent les formes visibles et leurs métamorphoses. Jean-Paul écrit dans L’Âge ingrat : « pareil au chaos, le monde invisible voulait enfanter toutes choses ensemble, les figures naissaient sans cesse, les fleurs devenaient arbres, puis se transformaient en colonnes de nuages et à leur faîte poussaient des fleurs et des visages16 ».
7Mais c’est aussi de là que vient le grand danger de la musique. Chez E.T.A. Hoffmann, poète et musicien solitaire qui reste à l’écart des romantiques de Iéna mais participe lui aussi au même univers, la musique est également l’unique instrument qui révèle le secret du monde. Hoffmann, lorsqu’il frappait une note sur son piano et écoutait, sans lâcher la touche, « se répercuter des ondes », ne voyait-il pas dans ce phénomène l’expression la plus adéquate de l’unité de la nature à laquelle nous participons17 ? Le musicien n’est pas proprement un créateur, au sens où l’on pourrait lui imputer une activité au sens véritable du mot, mais au contraire celui qui entrevoit un monde obscur, au-delà du visible, et qu’il ne fait que découvrir. La musique est une réalité transcendante qui s’impose à lui. « Tout cela, Monsieur, je l’ai écrit en revenant du royaume des rêves18 » s’écrit Gluck au narrateur (Le Chevalier Gluck), ajoutant que le rêve « est le moment suprême : c’est le contact avec l’éternel, l’ineffable. Contemplez le soleil : c’est l’accord parfait, dont les trois accords, comme des étoiles, fondent sur vous pour vous envelopper de leurs fils de feu19 ». Le musicien est condamné à l’isolement, parce qu’il a révélé aux hommes ce que ceux-ci n’ont pas d’« yeux » pour voir, de sorte qu’il reste incompris : et la contrepartie des œuvres qu’il a produites – et qui ne sont rien d’autre que l’expression symbolique du secret du monde –, c’est qu’il est condamné à expier en menant une vie misérable. De même pour Antonia, l’héroïne du Conseiller Krespel, la plus belle voix du monde, pour qui il faut renoncer à la musique ou bien mourir. Puisque l’attirance pour la musique reste la plus forte, elle est condamnée à expier c’est-à-dire à mourir.
8C’est toutefois chez Wackenroder et Tieck que le privilège de l’art sur la science20 et que le primat de la musique sont thématisés comme tels. L’idée selon laquelle l’art menace la vie est également au centre de la dernière partie du livre de Wackenroder publié anonymement avec l’aide de Tieck en 1797, Épanchements d’un moine ami des arts, intitulée « La remarquable vie musicale du compositeur Joseph Berlinger », où la leçon est exactement la même que dans Le Conseiller Krespel. Wackenroder y écrit : « Aucune sonorité, fut-elle presque imperceptible, ne lui échappait et, à la fin, il se sentait épuisé par cette attention soutenue. [...] Souvent la musique offrait des passages si clairs et si pénétrants que les sons paraissaient devenir des mots. D’autres fois, les sonorités faisaient dans son cœur un si merveilleux mélange d’enjouement et de tristesse que le sourire lui paraissait près des larmes : et cette impression, si fréquente sur le chemin de la vie, seule la musique sait l’exprimer, mieux que tout autre art. Avec quel étonnement ravi n’écoutait-il pas telle pièce folâtre et de mélodie gaie comme un ruisseau, puis peu à peu imperceptiblement orientée vers les lents méandres de la mélancolie pour finir en un sanglot violent ou dans le tonnerre angoissant d’une cascade parmi des rocs sauvages. Toutes ces impressions évoquaient à son âme des images sensibles, des idées nouvelles toujours plus exactes : merveilleux privilège de la musique, art d’une puissance d’autant plus vive et plus apte à mettre en rumeur les forces de notre être que son langage est plus obscur et plus mystérieux21. »
9La musique occupe donc désormais la place auparavant dévolue à la science et à la philosophie. Si elle seule possède la capacité de révéler l’essence du monde, c’est parce que les romantiques opposent à la raison ou à l’entendement, reconnus dans leur insuffisance, le pouvoir d’un sentiment ineffable et indicible. On soulignera toutefois que cette tendance est spécifiquement germanique22. Car il n’y a dans les nombreux écrits de Hector Berlioz, le plus grand musicien français du XIXe siècle, et dont il faut souligner que les écrits théoriques sont tout aussi remarquables que l’œuvre musicale, aucune ligne qui témoignerait d’une adhésion à de telles thèses. J. Tiersot remarque très justement dans La Musique au temps romantique : « Voilà [...] la différence principale entre la conception allemande et celle des Français : ceux-ci veulent toujours être menés conformément à la raison ! Dans le même temps qu’à Berlin on jouait le Freischütz, on représentait à Paris La Dame blanche. C’est un ouvrage qui a de grandes qualités musicales, et qui, par certains côtés, touche au fantastique et au mystérieux. Mais cette dame blanche, qui se promène la nuit sur les créneaux et que les gens crédules prennent pour un fantôme, n’est qu’une demoiselle à marier : au dénouement, elle épousera le ténor [...]23. »
10Pour les romantiques allemands, la dénégation de la raison au profit du sentiment trouve son origine dans la thèse selon laquelle c’est seulement par celui-ci que nous pouvons éprouver d’une manière immédiate notre propre vie et, partant, la vie dans sa totalité dont la nôtre n’est précisément qu’un morceau. C’est la même vie qui, dans son caractère originaire et unitaire, parcourt la nature dans sa totalité et traverse tous les êtres. Or, comme le sentiment est une forme de pensée, cela signifie que la nature dans sa totalité pense, même si nous n’en avons pas conscience : « l’homme n’est pas le seul à parler – l’univers aussi parle – tout parle – des langues infinies24 ». Il n’y a pas que les animaux – le chat qui, chez Hoffmann, écrit ses mémoires (Le Chat Murr) – mais aussi le moindre brin d’herbe qui se retrouve doué de la pensée. Dans Les Disciples à Saïs, la violette dit en confidence à la fraise l’amour réciproque de Rosefleur et de Hyacinthe, « qui le redit à son amie la groseille épineuse, [...] : ce qui fit que bientôt tout le jardin et la forêt surent la chose25. »
11Il faut opposer la clarté du monde des Lumières, monde intelligible par la seule raison, à l’obscurité qui hante les textes romantiques – des Hymnes à la nuit de Novalis jusqu’à la nuit du duo d’amour de Tristan, dans lequel, d’ailleurs, l’expression de Nachtgeweihte est empruntée à Novalis : « La lumière s’est vu mesurer son temps ; mais hors du temps, hors de l’espace est le règne de la nuit ! – Éternelle est la durée du sommeil ! Sommeil sacré ! [...] Seuls les insensés [...] ne soupçonnent point que c’est toi qui apporte la clé des demeures bienheureuses, des mystères infinis silencieux messager26. » Si la clarté est liée à la distinction, celle des contours qui permettent de séparer les choses entre elles, l’obscurité est au contraire liée au moment où, la nuit venue, les choses perdent ces contours et paraissent se fondre les unes avec les autres : le monde phénoménal disparaît et se révèle illusion lorsque surgit l’être véritable des choses. La nuit est le moment où les choses ne peuvent plus être distinguées les unes des autres, à titre de symbole d’une connaissance qui rejoindrait enfin l’unité du monde par-delà toutes les différences – non seulement toutes les différences entre les choses, mais aussi cette première différence, celle en vertu de laquelle la connaissance se distingue de l’objet qu’elle cherche à connaître : la connaissance véritable est donc la coïncidence du sujet connaissant et de l’objet connu. Jankélévitch écrit que si, pour les Lumières, l’obscurité n’est qu’une conséquence du manque de lumière, donc seconde et pensée par rapport à elle, pour les romantiques « le jour est le fils de “la nuit”27 », la clarté seconde et l’obscurité première. Cette idée est littéralement énoncée par Novalis : « la nuit où me voici descendu n’est pas une privation de lumière, mais la mère très profonde en qui cette lumière est née, qui la contient tout entière, et en qui, la fin du temps venue, elle se résorbera28 ». C’est que, pour les romantiques, la connaissance logique est seconde par rapport à la vie qui est elle-même une forme de connaissance : intuition par la vie d’elle-même qui transcende les différenciations fixes et figées de l’entendement pour saisir ce souffle mystérieux qui parcourt la nature et fonde son irréductibilité à tout mécanisme – « intuition d’un certain ordre vital selon lequel l’informe progressivement monte à la lumière29 ».
12Puisque la pensée rationnelle et discursive reste incapable de nous permettre d’accéder à cette essence du monde, c’est par une intuition qui n’est qu’un autre nom du sentiment vital que je saisis d’une manière immédiate ma communauté avec le reste du monde dont m’éloigne le concept. C’est donc par le rapport que j’entretiens avec mon propre corps, pour autant que ce corps est irréductible à l’objectivation de la rationalité scientifique, que j’éprouve cette unité finalisée à laquelle je participe, et donc ma communauté avec tout ce qui m’entoure. C’est ce que s’exclame le Faust de Goethe, dans l’« Invocation à la nature » mise en musique par Berlioz : « Tu as amené devant moi la longue chaîne des vivants, et tu m’as instruit à reconnaître mes frères dans le buisson tranquille, dans l’air et dans les eaux. Et quand, dans la forêt, la tempête mugit et crie, en précipitant à terre les pins gigantesques dont les tiges voisines se froissent avec bruit, et dont la chute résonne comme un tonnerre de montagne en montagne ; tu me conduis alors dans l’asile des cavernes, tu me révèles à moi-même, et je vois se découvrir les merveilles cachées dans mon propre sein30. »
13Les Hymnes à la nuit ne cessent de développer – tout comme l’Encyclopédie, d’ailleurs – la thèse de la médiocrité du discours scientifique et plus largement rationnel, pour autant que, « à coup de scalpel », il abîme et tue une nature irréductible à un simple mécanisme31. L’entendement ou raison, « cette raison que la nature cherche à anéantir comme sa pire ennemie32 », reste toujours extérieur à la physique – car, pour faire de la physique, il faut d’abord « un obscur sentiment de la nature33 ». De même que le processus mécanique de la nature provient d’un processus dynamique finalisé, c’est-à-dire que les figures mécaniques figées et séparées analysées par la physique trouvent leur origine dans une force, dans un mouvement infini qui continue de se déployer et les fait passer les unes dans les autres34, l’entendement qui connaît les premières procède de cette force vitale dont il s’est malheureusement autonomisé – de même que, corrélativement, le langage s’est rendu indépendant de sa source musicale.
14Aussi Novalis peut-il distinguer deux rapports de l’individu à lui-même, car « il y a diverses façons d’observer la nature35 ». En effet, si ma raison m’éloigne de la vérité en me donnant pour effectif un monde apparent dans lequel les objets se détachent les uns des autres et dans lequel l’homme serait le seul être pourvu d’une pensée par laquelle il introduit un ordre dans le chaos des sensations (l’idéal de la science moderne de devenir comme maître et possesseur de la nature), l’obscur sentiment qui persiste en moi, même si la raison a cherché à l’anéantir en se construisant sur lui et s’en détachant, peut ressurgir pour, en de brefs moments (le rêve, au sens propre comme au sens figuré), me faire prendre conscience du « fil étincelant36 » qui relie les parties isolées – « la musique intérieure de la nature37 » – et m’amener à comprendre que ce sentiment n’est rien d’autre que la réfraction de la nature tout entière qui, par là, prend conscience d’elle-même38. Le monde des phénomènes renvoie donc à un autre monde qui, tel « un mot mystérieux » qu’on ne cherche au fond que si on l’a déjà trouvé – « qui le comprend est de lui-même, à bon droit, un initié » –, constitue la loi d’organisation secrète du premier39.
15Il est remarquable que cette théorie romantique puisse s’appuyer sur la philosophie kantienne et les prolongements auxquels elle a donné naissance dans le postkantisme. Cette thèse est, d’une certaine façon, un prolongement possible de la théorie de la connaissance telle qu’elle apparaît dans la Critique de la raison pure. Car, si le fondement de toute connaissance est la conscience de soi (en langage kantien l’aperception transcendantale, à savoir le « je pense » qui accompagne toutes mes représentations), cette conscience de soi, qui devient chez les romantiques – et contre Kant – une conscience empirique, présuppose à son tour un fondement qui devient un fondement transcendant insaisissable par la réflexion40.
16Les romantiques opèrent un renversement des valeurs. C’est le jour et notre vie quotidienne (la veille) qui équivalent à la mort et à l’obscurité véritables, pour autant qu’elles nous enchaînent à un monde qui n’est qu’une illusion – « je me tenais près du tertre aride où, recluse dans les ténèbres de l’étroit caveau, gisait cette forme qui est ma vie41 » –, mais dont l’homme ordinaire croit pourtant qu’ils sont la seule réalité, et donc la mort qui équivaut au véritable commencement et à la vie au sens authentique du mot – « aux flots de la mort je me sens renaître42 ».
17L’opposition entre la nuit et la clarté, entre le rêve et la veille, qui correspond à la distinction entre le sentiment et l’entendement et à la distinction entre l’unité finalisée (infinie) et le morcellement de cette unité en parties (finies) qui entretiennent un rapport de causalité mécanique, s’identifie en définitive à l’opposition entre l’audition (« la musique intérieure de la nature ») et la vision, entre la forme temporelle non figurative et la forme spatiale figurative43. En effet, si les romantiques allemands insistent sur le pouvoir exceptionnel de la musique, c’est parce qu’ils découvrent, pour parler avec des termes contemporains, son caractère non représentatif (« art d’une puissance d’autant plus vive et plus apte à mettre en rumeur les forces de notre être que son langage est plus obscur et plus mystérieux44 »). C’est que tous les autres arts passent par l’image ou le mot qui découpent, individualisent et figent – on verra qu’on retrouvera cette idée chez Nietzsche. La musique, les sons sont promus langage susceptible d’exprimer cette unité originaire que dissimule la clarté des formes découpées et individualisées. Si la musique est « le plus romantique des arts et pour ainsi dire le seul art véritablement romantique », comme l’écrit Hoffmann dans son fameux article sur Beethoven, c’est parce que « l’infini est son seul objet. [...] La musique ouvre sur un domaine inconnu, sur un monde qui n’a rien de commun avec le monde des sens externes (mit der äussern Sinnenwelt) qui nous entoure45. » Il ajoute : « Pauvres compositeurs, avez-vous ne serait-ce que soupçonné cette essence particulière de la musique, vous qui vous êtes acharnés à présenter par son moyen des sentiments et même des événements déterminés ? Comment a t-il pu vous venir à l’idée de traiter cet art d’une manière plastique, alors qu’il est précisément à l’opposé de la plastique ? »
18De là, chez les romantiques, le primat de la musique instrumentale ou « musique absolue » (l’expression vient de Wagner dans un texte de 1846 sur la neuvième symphonie de Beethoven). Car la musique perd pour ainsi dire sa véritable essence lorsqu’elle est soumise à un texte qui détermine le sens qu’il faut lui accorder et qui lui fait perdre son propre pouvoir de signification. Mais la condamnation ne porte pas seulement sur la musique vocale : elle porte également, du fait de la spécificité de cet art, sur tous les types de musique qui subordonnent celle-ci à son autre, c’est-à-dire qui introduisent en elle par la force les caractéristiques des arts plastiques ou figuratifs. C’est en ce sens que Novalis condamne, non seulement le lied, mais également la musique de danse, et soutient que « sonates, symphonies, fugues, variations – voilà la musique proprement dite46 ».
19La musique, donc, devient non seulement un langage, mais le seul langage adéquat qui puisse exprimer l’essence du monde. Partant, elle équivaut à un mode de connaissance et elle peut recevoir la qualification de « vraie » ou de « fausse » – on verra que, chez Nietzsche, la musique wagnérienne est qualifiée d’« art vrai ». C’est ce point qu’il nous faut désormais développer.
20Que la musique constitue une forme de pensée et un langage n’est pas une thèse propre aux romantiques. Chez les Grecs et pour les théologiens du Moyen-âge, la musique se révèle déjà être une expression du monde tout entier. Mais, pour eux, si la musique possède ce pouvoir, ce n’est pas en elle-même et par elle-même, mais du fait qu’elle est réductible à une structure mathématique. Le son, du fait de sa dimension mathématique, n’est rien d’autre qu’un ensemble de rapports qui expriment le cosmos. C’est donc un simple isomorphisme, une correspondance bi-univoque entre le cosmos et la musique qui permet de parler de « langage » à propos de la musique.
21Quant à l’idée d’une « rhétorique musicale », qui règne dans la musique de l’époque classique et en vertu de laquelle la musique est l’expression des sentiments ou des passions humaines, elle relève de la convention ou de la coutume par lesquelles une figure musicale, habituellement associée à telle pensée dans la musique vocale, finit par susciter, même en l’absence de tout texte dans la musique instrumentale, la même pensée. Aussi la musique n’exprime-t-elle des idées qu’en un sens indirect. Et si la musique est un langage, c’est, pour les classiques, uniquement au sens d’une ordonnance de la successivité des sons. Ainsi Leopold Mozart écrit-il : « je ressentais une grande compassion lorsque j’entendais des violonistes ayant déjà une certaine formation [...] exécuter des passages très faciles [...] en allant complètement à l’encontre de la pensée du compositeur47 ». Mais la pensée dont il est ici question n’est rien d’autre que le respect, dans l’exécution, de ce qui est indiqué dans la partition48. On mesure dès lors tout ce qui sépare, chez les classiques et chez les romantiques, l’assimilation de la musique à un langage et à une forme de pensée, lorsqu’on lit, dans le Beethoven de Richard Wagner, que le musicien « exprime la vérité la plus haute dans une langue que la raison ne comprend pas49 ».
22Une telle conception, qui fait de la musique quelque chose qui, somme toute, est beaucoup plus que de la musique, apparaît de fait chez Beethoven. Celui-ci est en effet le premier à introduire du texte dans la musique. Il ne s’agit pas d’un texte qui accompagnerait la musique en suivant ses propres lois, comme dans la musique vocale – toute la question des romantiques étant de savoir s’il peut y avoir une correspondance véritable entre les deux plans : on y reviendra avec Wagner –, mais d’un texte qui, dans une pièce instrumentale, surgit au sein même de la partition sans être destiné à être chanté. Dans le quatrième mouvement du quatuor en fa majeur op. 135, qui constitue la dernière œuvre de Beethoven, on lit dans la partition la chose suivante :
23Indépendamment de la question de savoir s’il y a une correspondance entre chacun des mots et chacune des notes, on ne saurait en tout cas se contenter de dire que, par ce geste, Beethoven aurait voulu souligner la différence entre la suspension musicale et sa résolution, puisqu’il n’y a précisément pas besoin de mots pour le dire. Autrement dit : le texte veut nous dire autre chose au sens où il veut nous dire plus que cette caractéristique de la musique que toutes les théories de la musique expliquent métaphoriquement par la dualité question-réponse – et d’autant plus que, ici, il ne s’agit pas d’une simple question et d’une simple réponse, mais d’une question particulière et précise qui reçoit une réponse appropriée, et qui porte sur la nature du monde lui-même.
24Le geste de Beethoven possède cette caractéristique étonnante qu’il confère à la musique qu’il accompagne pour ainsi dire un supplément de sens, comme si ce qu’elle avait à nous dire ne s’épuisait pas dans la simple organisation mélodique, harmonique et rythmique de sons. Ces mots, si tant est qu’on ne les considère pas comme une simple plaisanterie, apparaissent tel un commentaire de la musique, donc telle une traduction dans notre langage ordinaire d’un sens extra musical proprement véhiculé par la musique, conférant dès lors à celle-ci un pouvoir mystérieux et une puissance incroyable.
25Il est remarquable qu’on retrouve exactement le même type de procédé chez Schumann. Dans la première édition des Danses des compagnons de David, op. 6 (1837), on lit, après la huitième danse et avant que commence la neuvième qui clôt le premier cahier : « Sur ce, Florestan s’arrêta et ses lèvres frémirent douloureusement ». De même entre la dix-septième et la dix-huitième qui termine le second cahier : « Eusébius était songeur : et ses yeux exprimaient l’extase ». Il est vrai que Schumann supprime ces didascalies dans la deuxième édition (1850), sans doute sous l’influence de Stephen Heller qui les jugeait déplacées. Elles sont toutefois irréductibles à la signification psychologique que leur donne Heller, qui les réduit à des manifestations exaltées d’un moi créateur qui devrait, au contraire, se dissimuler derrière l’œuvre qu’il a créée50. Car elles indiquent que le sens de la musique ne s’épuise pas dans la musique. Schumann préfèrera ensuite exprimer d’une manière proprement musicale ce mystère de la musique, c’est-à-dire ce pouvoir d’exprimer un sens qui déborde sa simple structure musicale. Dans Humoresque, op. 20 (1839), apparaît à la mesure 252 de l’œuvre une troisième portée (« voix intime »), intercalée entre celle de la main gauche et celle de la main droite, qui n’est pas destinée à être jouée et qui énonce dans son intégralité un thème qui n’apparaît que d’une manière fragmentée, donc dissimulée, dans ce qui est effectivement exécuté.
26Le thème ne se donne pas au public c’est-à-dire aux auditeurs passifs, mais uniquement à la solitude du pianiste face à sa partition. Là encore, la musique renferme un secret ou un mystère – et non pas une énigme à la manière des hiéroglyphes de Sphinxes ou du rébus musical renfermé par le lied justement intitulé Räthsel. Et le fait que ce secret apparaisse dans un langage proprement musical n’implique nullement que sa signification et sa portée ne dépassent pas l’organisation musicale de l’œuvre. Au contraire : que ce mystère reçoive ici une formulation musicale, cela indique plus encore l’insuffisance du langage ordinaire – qui ne peut, comme dans les Danses des compagnons de David, suggérer un secret se révélant à l’initié au moyen d’un sentiment ineffable et indicible que sur le mode négatif, celui de la négation par la discursivité d’elle-même51. De même que le thème ne devient accessible qu’au musicien, à titre de clé qui constitue la loi d’engendrement de l’œuvre, et sans jamais se donner comme tel au profane, la musique ne révèle son sens véritable, au-delà de la fonction de délassement et de plaisir qu’elle peut susciter chez le philistin de la culture, donc par delà son aspect formel qui se manifeste dans la succession de sons organisés, qu’à l’initié qui a compris qu’en elle c’est la vérité qui se manifeste. Marcel Beaufils écrit très justement à propos de la conception de la musique selon Schumann : « par la musique, l’homme prend conscience, comme tactilement, de mille états que sa “raison” refuse de connaître [...]. Par la musique, l’homme se reconnaît dans des vibrations profondes sur lesquelles il n’a plus besoin de mettre des idées ni des mots. La musique apporte à l’homme ce plan total de conscience où il lui suffit de se sentir comme simultanément dans toutes ses épaisseurs, et de se blottir dans cette aperception physique de lui-même. [...] Et si la musique est une vibration, si elle trouve en nous, par une voie royale ouverte, un terrain mouvant, inconnaissable, sans cesse en obscure gestation, et, dans ce terrain, cette vie universelle dans laquelle nous sommes baignés, enracinés, impliqués par l’esprit à la fois et la chair : ne va-t-elle pas nous situer dans cet univers mieux, et plus immédiatement, qu’une métaphysique pensée ? Elle est une métaphysique à chaque instant sentie et pressentie, guidée par l’obscur instinct et non par des dogmes d’école, aussi bien qu’elle est une introspection confirmée par la vibration en nous du vivant qui se reconnaît et s’écoute vivre52. »
27Cette conception, qui se manifeste dans la pratique musicale même de Schumann, apparaît également dans ses écrits sur la musique. Dans le fameux article consacré à la Symphonie fantastique de Hector Berlioz (1835), Schumann prend parti sur la question du programme. On sait qu’un musicien comme Franz Liszt, par exemple, voit dans le programme un substitut qui permet d’exprimer le sens profond véhiculé par l’architecture sonore : le programme est en somme une traduction, dans les termes du langage ordinaire, d’un sens inscrit dans la structure musicale elle-même : le musicien « pense, il sent, il parle en musique ; mais comme sa langue est plus arbitraire et moins définie que toutes les autres, se plie à une multitude d’interprétations diverses, [...] il n’est pas inutile, et surtout il n’est pas ridicule, comme on se plaît à le répéter, que le compositeur donne en quelques lignes l’esquisse psychique de son œuvre, qu’il dise ce qu’il a voulu faire, et que, sans entrer dans des explications puériles, il exprime l’idée fondamentale de sa composition53 ». Si le programme, pour Liszt, est nécessaire, c’est, d’une part, parce qu’il évite d’attribuer au compositeur des intentions poétiques qu’il n’a pas eues et, d’autre part, parce qu’il permet de communiquer une pensée qui peut sans cela rester difficilement accessible : « n’est-il pas à regretter, par exemple, que Beethoven, d’une si difficile compréhension, et sur les intentions duquel on a tant de mal à tomber d’accord, n’ait pas sommairement indiqué la pensée intime de plusieurs de ses grandes œuvres et les modifications principales de cette pensée54 ? »
28Schumann, au contraire, voit dans le programme un « simple panneau indicateur, voire même une charlatanerie55 » : la question fondamentale est de savoir « si la musique sans texte et sans explication est par elle-même quelque chose et, principalement, si son esprit lui est immanent56 » – ce qui est indéniable, répond l’auteur. En vérité, ajoute-t-il, non seulement le texte reste toujours conventionnel, non seulement l’image emmêle l’oreille, mais le programme réduit considérablement le sens de la musique57. Le pouvoir véritable de la musique, à savoir sa capacité à être beaucoup plus qu’une succession organisée de sons, trouve son expression dans le petit conte intitulé Der alte Hauptmann (183758), qui présente les mêmes idées que Le Conseiller Kreisler de Hoffmann, et il est énoncé comme tel par le musicien dans la détermination de la méthode de la critique musicale donnée au début de l’article sur la Symphonie fantastique59. Car le critique musical ne doit pas seulement décrire la structure proprement musicale de l’œuvre – d’autant plus que celle-ci n’équivaut, au fond, qu’à la réduction d’une unité organique et vivante à un mécanisme entre des parties inertes –, mais il doit mettre en évidence l’« idée particulière que voulait présenter le musicien » et « l’esprit (Geist) qui organise la forme, la matière et l’idée60 ». C’est d’ailleurs au moment de « conclure brièvement sur l’idée et la forme61 » qui organisent la symphonie de Berlioz que Schumann souligne, non pas que la musique ne possède pas un sens qui dépasse sa structure musicale, mais, tout simplement, que ce sens ne doit et ne peut être exprimé que par les sons. C’est, par exemple, le cas de la symphonie en do majeur de Schubert, comme l’écrit Schumann dans l’article qu’il lui consacre : « dans cette symphonie, il y a davantage que du chant (Gesang), davantage que les simples douleur et plaisir, ce que la musique a exprimé un nombre incalculable de fois, c’est-à-dire qu’elle nous mène dans une région dont nous ne pouvions jamais nous souvenir y être allé auparavant [...]62 ».
29On comprend donc mieux le secret de l’Humoresque. Il ne s’agit pas d’un simple jeu ni d’une simple énigme, puisque la solution est donnée dans la portée intermédiaire. Mais il s’agit d’exprimer, par des moyens musicaux, le fait que la musique exprime d’une manière symbolique et donc mystérieuse le secret du monde : elle cache en son sein la clé de l’univers de même que la partition abrite le thème. Et si c’est la musique qui doit elle-même montrer cette signification qui est la sienne, c’est parce que tout programme et tout texte, outre qu’ils sont l’indice d’une incapacité de la musique à exhiber d’elle-même sa signification, sont condamnés à donner une signification déterminée et donc particulière à la musique – partant, à ravaler l’infini porté par la musique en un terme fini exprimé par les mots. En somme, et pour reprendre une formule de Schlegel, la musique instrumentale, qui « porte en elle une certaine tendance à la philosophie », « ne doit-elle pas élaborer son texte elle-même63 ? »
30La musique, pour les romantiques, devient donc un langage au sens fort du terme. L’origine de cette thèse se trouve d’abord dans l’idée selon laquelle tous les langages particuliers de l’humanité ont leur origine dans un langage commun, qui n’était pas encore conceptuel, mais proprement musical – au sens où, comme on le verra avec Nietzsche et Wagner, c’est la sonorité du mot qui renvoie à la chose ou au sentiment qu’elle évoque d’une manière immédiate. La musique apparaît donc comme le langage originaire, lequel se particularise, se restreint et limite son pouvoir de signification dans les différents langages particuliers de l’humanité. Le rapport entre le langage que nous parlons et le langage musical est donc celui de l’exemple et de la loi, du particulier et du général. C’est précisément en ce sens qu’apparaît, en rapport avec l’affirmation du primat de la musique instrumentale, l’idée selon laquelle ce n’est pas la musique qui doit se régler sur le mot, mais au contraire le mot qui doit être subordonné à la musique64. Le sens d’une proposition du langage ordinaire ne peut être qu’une particularisation du sens proprement musical duquel cette proposition émerge – au sens où pour Wagner, dans Opéra et drame, l’allitération, à titre de langage originaire, possède un pouvoir d’exprimer l’affinité des contraires qui répugne à la logique de notre langage ordinaire et, dans Beethoven, la parole et le geste naissent de l’esprit de la musique : de sorte qu’on aperçoit déjà qu’il n’y a aucune contradiction dans les œuvres en prose de Richard Wagner. Ce nouveau statut de la musique, ensuite, trouve sa raison dans la nature du son : celui-ci, comme on l’a évoqué, se résout en vibrations et apparaît de ce fait pour les romantiques comme l’étoffe de toutes choses et donc comme l’origine de l’univers – de même que le secret de toute forme solidifiée se trouve dans le mouvement infini qui la cause et la transforme. Mais il ne s’agit pas pour autant de résoudre l’univers dans la rationalité scientifique et dans des formules physiques et chimiques, puisque les romantiques voient au contraire le secret du monde dans la dimension métaphysique de cette caractéristique physico-chimique – qu’on se souvienne, par exemple, de l’attirance de Novalis ou de Schumann pour les sciences occultes.
31La musique, donc, devient une forme de pensée philosophique. Comme l’écrit Charles Rosen, « cela fait de la musique un modèle de pensée abstraite, une structure sous-jacente à la logique et au langage, une forme de raison pure qui précède l’expression parlée65 ». La langue allemande est révélatrice sur ce point : le musicien n’est désormais plus désigné par le terme de Musiker, mais par celui de Tonkünstler (littéralement : poète ès sons). La musique devient un langage analogue à notre langage ordinaire : d’abord, elle organise les sons en suivant les lois d’une syntaxe proprement musicale, de sorte que les sons forment ainsi des « phrases », des thèmes qu’on appelle désormais couramment des « idées », et ces « idées » sont « développées66 » au même titre que la pensée discursive le fait dans le raisonnement ; ensuite, le discours musical renvoie à un état de chose qu’il décrit au moyen des sons. De même que les propositions de notre langage ordinaire ont un sens qu’elles doivent à l’objet ou l’événement qu’elles représentent par le biais des mots, la musique est un langage qui exprime des idées et possède un sens extra musical, parce qu’elle renvoie à un état de chose. Et si l’on est loin du statut accordé auparavant à la musique, c’est parce que cette expression n’est plus le fruit d’une convention qui associe arbitrairement telle figure musicale à telle idée, mais que cette correspondance est organique, pour ainsi dire naturelle (elle tient à l’essence même de la musique), c’est-à-dire que la musique possède d’une manière immédiate un sens extra musical, par opposition à la rhétorique musicale qui passe par la médiation du langage ordinaire, lequel confère son sens à la figure musicale (et l’on verra, encore une fois, comment l’on retrouve cette conception chez Wagner et chez Nietzsche).
32Cette thèse, somme toute, est une conséquence nécessaire de l’idée selon laquelle notre langage ordinaire trouve sa source dans le langage musical. Si, en effet, notre langage possède cette double caractéristique du sens et de la référence, d’où peut-il la tenir sinon du langage originaire dont il provient ? Alors que notre langage, à titre de particularisation ou d’exemple, possède toujours un sens précis et délimité, renvoyant toujours à tel état de chose, le sens général et infini de la musique, qui est précisément ce qui a pu faire croire qu’elle ne possédait aucun sens, ne renvoie jamais à un objet ou à un événement déterminé, mais à la nature comme totalité. Si, pour les romantiques, « l’absence de signification de la musique était désormais constitutive de sa grandeur67 », c’est parce que cette apparente signification de la musique ou signification obscure devient en fait une signification infinie et la plus profonde.
II. La « métaphysique de la musique » de Schopenhauer
33Il y a une filiation entre Schopenhauer et le romantisme allemand que nous venons d’évoquer. Rappelons que le jeune Schopenhauer écrit des contes et des poèmes, et qu’il lit Matthias Claudius, Wackenroder et Tieck. Il est imprégné, non seulement de la conception qui déprécie la vision au profit de l’audition et les lumières de la raison au profit de l’obscurité d’un sentiment dans lequel se révèle l’être véritable des choses, mais aussi de la conception qui fait de la musique un mode de révélation de l’être68 : ainsi écrit-il à sa mère quand il était jeune homme – d’une manière analogue à Jean-Paul ou à Hoffmann, pour lesquels le secret du monde est écrit en langage musical : « le pouls de la musique divine n’a pas cessé de battre à travers les siècles de la barbarie et un écho immédiat de l’Éternel nous est resté en elle, compréhensible par tous et au-dessus même du vice et de la vertu69 ». Il a fréquenté, du fait de la présence de Goethe dans les soirées de sa mère Johanna, des personnalités comme Bettina et Clemens Brentano, Achim von Arnim, les frères Humboldt, ou encore Zacharias Werner, qui a grandi dans la même maison que Hoffmann70.
34En ce sens, la « métaphysique de la musique » de Schopenhauer, telle qu’elle apparaît pour la première fois dans Le Monde comme volonté et comme représentation et qu’elle sera reprise dans les écrits ultérieurs, constitue l’expression philosophique de la conception qui apparaît chez les poètes et musiciens romantiques allemands. Car ni chez Schelling – pourtant le plus proche des romantiques – ni chez Hegel – dont les écrits esthétiques sont toutefois postérieurs, puisque ce sont des cours tardivement publiés –, la musique n’est véritablement investie de ce privilège qui en fait non seulement un mode d’expression ou de révélation de l’être, mais un mode d’expression supérieur aux autres arts. Il n’y a pas proprement chez eux de « métaphysique de la musique ». C’est que ces deux philosophes, même s’ils confèrent à la musique un statut qu’elle ne possédaient pas auparavant (par exemple chez Kant), en conformité avec les préoccupations de leur temps, n’avaient pas d’intérêt véritable pour la musique. Schopenhauer, lui, possède les rudiments de solfège et joue de la flûte traversière. Si la musique devient une véritable préoccupation du philosophe, c’est parce qu’elle est une occupation de l’homme qui, comme on le sait, aimait jouer après chaque repas des airs de Rossini71.
35La question, on le devine, est de savoir si, chez Schopenhauer, et conformément à ce qu’on a trouvé chez les poètes et les musiciens, la musique est pour autant investie d’un pouvoir supérieur à la philosophie. Puisque Schopenhauer est le premier philosophe qui thématise la conception romantique allemande de la musique, il faudra examiner si, chez lui, le discours conceptuel opère une négation de lui-même, dans un aveu de sa propre impuissance, au profit du seul langage qui puisse adéquatement « dire » l’être, à savoir la musique.
36Le chapitre sur la musique du Monde comme volonté et comme représentation s’ouvre avec la définition leibnizienne de la musique (« un exercice d’arithmétique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il compte ») que Schopenhauer transforme en soulignant que la musique est « un exercice de métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie72 ». Si la musique « peut se ramener à des règles très rigoureuses pouvant s’exprimer en chiffres73 », elle n’est pas réductible à sa dimension mathématique, comme le montre la philosophie qui examine « son côté métaphysique, c’est-à-dire [...] la signification intime des œuvres musicales74 ». La musique est en effet un langage qui possède un contenu de sens extra musical : elle est une « langue éminemment universelle » immédiatement « compréhensible75 » qui exprime au moyen des sons l’essence du monde.
37Selon Schopenhauer, tous les arts, à l’exception de la musique, sont des copies ou des reproductions des Idées telles qu’elles se manifestent dans le monde phénoménal, c’est-à-dire sous une forme particularisée et individualisée (comme par exemple la statuaire exprime l’Idée de la beauté de l’homme au travers de la particularisation de cette beauté dans le corps d’un homme)76. S’il est vrai que, en un sens, les Idées ne sont pas proprement représentées par l’œuvre d’art, mais seulement éveillées ou suggérées dans l’esprit du spectateur au moyen de la représentation d’êtres particuliers, il n’en demeure pas moins que, en un autre sens, ces arts n’en sont pas moins une représentation des Idées, dans la mesure où « le monde [sc. phénoménal] n’est que le phénomène des Idées multiplié indéfiniment par la forme du principium individuationis77 ».
38Seule la musique, art « complètement indépendant du monde phénoménal », est, non pas reproduction (Abbild) de ces Idées, mais une reproduction ou une expression (Ausdruck) – Schopenhauer employant indifféremment ces deux termes – de l’essence du monde, dont les Idées sont déjà des objectivations78. De là le privilège de la musique : elle est reproduction de la volonté alors que les autres arts sont des reproductions d’Idées, donc des reproductions de reproductions. Si la musique est la reproduction de la volonté, si donc elle a pour objet la volonté, c’est précisément parce qu’elle n’a pas d’objet, au sens où le son – à la différence des moyens utilisés par les autres arts – n’est pas figuratif. Si la musique a pour objet la volonté, c’est justement parce que la volonté n’est pas un objet. Et c’est parce que l’« objet » de la musique est la volonté que le raisonnement qui l’établit ne peut procéder qu’analogiquement79. La musique, à proprement parler, ne peut donc pas représenter (vorstellen) la volonté, mais elle peut seulement l’exprimer (ausdrücken).
39Comment le philosophe justifie-t-il cette affirmation ? La thèse selon laquelle les Idées sont, comme la musique, des objectivations de la volonté, fonde un parallélisme, et plus exactement une analogie entre les Idées et la musique. De la même façon que les Idées ne sont que des objectivations de la volonté une et originaire, la diversité des sons, qui sont aussi distincts et déterminés que le sont les Idées, trouve son origine dans un son fondamental. Non seulement chaque gamme est construite à partir d’un seul son, la tonique ou fondamentale, mais toutes les toniques ou fondamentales ne sont à leur tour que des notes d’une première gamme originaire dont la tonique constitue la source ultime et première de toute musique, soit la gamme de do majeur. La gamme de do majeur apparaît comme génératrice de toutes les autres gammes, non seulement du mode majeur, mais également du mode mineur, dans la mesure où le mineur est relatif au majeur c’est-à-dire construit à partir de lui80. Cette systématisation est le propre de la musique tonale, qui peut donc apparaître comme étant construite à partir d’un seul son. En effet, si cette gamme est construite à partir de l’octave, la quinte et la tierce, celles-ci sont tout autant des notes distinctes de la tonique, ayant donc une individualité propre (i.e. une hauteur déterminée), que des harmoniques de cette tonique, étant dès lors contenues en elle : « Les sons aigus, plus légers et fugitifs, sont tous, comme on le sait, des harmoniques accompagnant le son fondamental, et ils résonnent légèrement à chaque fois que l’on produit celui-ci. On recommande même, en harmonie, de n’introduire dans un accord que des harmoniques de la note fondamentale, de sorte que ces sons résonnent à la fois en tant que sons distincts et en tant qu’harmoniques de la note fondamentale81. »
40Partant, le rapport entre la multiplicité des sons qui constituent la musique, entre les différentes gammes qui ne sont que l’établissement de rapports hiérarchiques différents entre un nombre somme toute limité de sons, avec la tonique de la gamme de do majeur, origine ultime de toute musique, est le même que celui qu’entretient la multiplicité des Idées avec la volonté et dont les Idées ne sont que l’objectivation. En ce sens, toute la musique n’est que l’« objectivation » de ce do.
41Il faut ajouter que ce rapport est le même que celui qui existe, au sein de chaque gamme, entre la note fondamentale ou tonique et les autres notes, de la sus-tonique à la sensible ou sous-tonique, et que celui qu’entretiennent les Idées avec le monde phénoménal (puisque ce dernier n’est que la multiplication des Idées via le principium individuationis).
42Nous sommes désormais en mesure de comprendre l’analyse schopenhauérienne de la musique instrumentale et de la musique lyrique. Puisque la musique est, comme les Idées, expression ou reproduction de l’essence du monde ou volonté, il apparaît que les différentes parties instrumentales, au sein de l’orchestration, doivent entretenir le même rapport que les Idées entre elles. C’est ce rapport entre les différents instruments de l’orchestre qu’il faut désormais analyser.
43L’analogie est la suivante. De la même façon que le monde se développe hiérarchiquement à partir de la matière inorganique, origine de la totalité du monde phénoménal, de son degré de développement le plus bas (les minéraux), jusqu’au degré le plus haut (l’humanité), en passant par des degrés de développement intermédiaires (l’animal), la musique orchestrale, qu’elle soit vocale ou non, se développe hiérarchiquement, à partir de sa voix la plus basse – c’est-à-dire les instruments dont le registre est le plus grave, qui n’ont pas à proprement parler de mélodie, mais qui servent essentiellement à marquer le rythme82 –, jusqu’à son degré de développement le plus haut, c’est-à-dire la voix ou les instruments au timbre le plus aigu, auxquels est confiée la mélodie83. Cette partie supérieure qui domine la totalité « s’avance librement et capricieusement84 ». Entre les deux, nous trouvons les parties médianes qui, sans être réduites à marquer le rythme, ne se voient pas pour autant confier la mélodie85 : leur rôle est d’effectuer une liaison permettant de relier harmonieusement les deux parties extrêmes86. Nous pouvons résumer cette idée ainsi87 :
44On remarquera que, de même que l’analogie entre la volonté et le son fondamental duquel surgit l’ordre des sons ne vaut que pour une période limitée de l’histoire de la musique occidentale, la caractérisation qui vient d’être faite s’applique essentiellement à la musique du XVIIIIe siècle, dans l’observation de laquelle elle trouve son origine : non seulement une telle orchestration n’a pas toujours existé, mais elle ne tardera pas à être remise en cause – au même titre d’ailleurs que toutes les règles qui régissent forme et structure de la musique occidentale avant la période romantique. Il ne faut pas oublier que les traités d’orchestration ne surgissent qu’au XIXe siècle, et que la composition musicale opère auparavant une répartition des différentes parties de l’orchestre en se conformant à un usage qui fait fonction de loi. On sait que c’est avec les musiciens du XIXe siècle que le coloris et la beauté des timbres deviennent essentiels, et l’orchestration un souci majeur du musicien et un domaine dans lequel il est possible d’innover88.
45Aussi l’analyse de Schopenhauer doit-elle beaucoup à la musique de son temps, c’est-à-dire non seulement à la musique tonale qui connaît alors son apogée, mais aussi à l’orchestration du XVIIIe siècle. Si l’on en croit le philosophe, les règles qui régissent la musique qu’il décrit apparaissent comme des lois immuables et éternelles. Il n’y a pas, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, un mot sur l’histoire de la musique, c’est-à-dire, non pas sur la possibilité de dépasser ces règles pour instaurer un nouvel ordre musical – ce que, après tout, Schopenhauer ne pouvait pas prévoir –, mais du moins sur la constitution progressive de règles qui apparaîtraient dès lors pour ce qu’elles sont, à savoir de simples conventions. On ne saurait toutefois blâmer Schopenhauer, au sens où ses contemporains européens – qu’ils soient musiciens ou philosophes –, ne voient dans le passé musical qu’une préparation qui menait jusqu’au présent (la tonalité comme aboutissement, parce que systématisation), et n’évoquent les autres systèmes, telle la musique orientale, que pour en faire une critique lapidaire (qu’on songe, par exemple, au jugement de Berlioz sur la musique arabe).
46Revenons sur « la partie supérieure de l’harmonie », qui exécute le chant. Dans la musique lyrique, écrit Schopenhauer, cette mélodie ne doit pas être subordonnée au texte, donc à la situation ou à l’événement qui se joue sur la scène. Le philosophe ne cesse de souligner l’« indifférence de la musique au texte » : la musique a une « existence indépendante » et « reste étrangère aux événements et aux personnages89 ». Voilà ce qui fonde la grandeur de Rossini : il n’a jamais subordonné la musique au livret. S’il y a une analogie entre la mélodie et la volonté de l’homme, c’est pour la raison suivante : par le choix subtil de procédés purement musicaux, par exemple d’une tonalité joyeuse et gaie, d’un rythme vif et enjoué, d’un tempo rapide et entraînant, d’une ligne mélodique aux intervalles consonants90 et sans grands écarts (parce qu’ils exprimeraient alors comme une douleur ou une blessure), à quoi on ajoutera quelques acrobaties vertigineuses, un air pourra reproduire la joie. Et Schopenhauer d’énumérer les figures canoniques de cette « rhétorique musicale » qui permet à la musique d’exprimer des sentiments91.
47Cela posé, ce qu’imite la mélodie, ce n’est absolument pas le monde phénoménal. Schopenhauer en profite au passage pour critiquer Haydn, chez qui « la musique imite d’une manière directe des phénomènes du monde matériel » et, plus largement, tous les musiciens qui ont pratiqué la musique imitative92. Certes, sur ce point encore, Schopenhauer est dans l’air du temps, puisque La Création (1798) et Les Saisons (1801) furent deux œuvres vivement critiquées pour leur caractère imitatif93 – et Haydn lui-même s’est plaint de son librettiste, Van Swieten, pendant l’écriture des Saisons, car, pour reprendre les termes de Stendhal, il pensait « que la musique, qui sait si bien exprimer les passions, peut aussi peindre les objets physiques, en réveillant dans l’âme des auditeurs les émotions que leur donnent ces objets94 ».
48Ce qu’exprime la mélodie, ce n’est absolument pas cette joie particulière qui habite le personnage de la soprano, mais la joie, soit la quintessence du sentiment95. Aussi y a-t-il bien un rapport de la musique au texte, mais il n’est rien d’autre que celui de la règle ou du concept général avec l’exemple. Cependant, si l’on dit que la mélodie exprime, non pas telle ou telle joie, telle ou telle douleur, mais la joie ou la douleur, comment peut-on affirmer qu’elle reproduit l’essence du monde ? Ne reproduit-elle pas plutôt l’essence de la joie ou de la douleur ? Schopenhauer écrit qu’on ne peut pas dire que la musique exprime tel état d’âme déterminé dans sa généralité (la joie ou la douleur), car « elle n’exprime (aussprechen) jamais le phénomène, mais l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même96 ».
49Si la mélodie exprime l’essence du phénomène, cela signifie qu’elle n’en exprime ni la phénoménalité, donc la particularité, ni même l’Idée, l’essence de la joie ou de la douleur. Ce que reproduit la mélodie, ce n’est donc à proprement parler ni la joie ni l’affliction, mais les mouvements de la volonté qui traversent le monde dans sa totalité et qui constituent l’essence de la joie et de l’affliction. En toute rigueur, nous ne saurions dire que la musique exprime la joie ou tel autre sentiment, puisqu’elle exprime la volonté. Du coup, il semble que la musique, exprimant quelque chose de si général, n’exprime plus rien du tout. Mais ce n’est pas le cas, nous dit Schopenhauer qui affirme au contraire que la généralité de l’expression musicale est liée à sa précision. Le langage musical ressemble au langage mathématique : les nombres et les figures géométriques « ont beau être les formes générales de tous les objets possibles de l’expérience, applicables a priori à toute chose ; ils n’en sont pas moins nullement abstraits, mais au contraire intuitifs et parfaitement déterminés97 ».
50La musique n’exprime donc pas un sentiment, ni dans sa particularité ni dans sa généralité. N’oublions pas que le parallélisme entre la mélodie et le sentiment n’est qu’une analogie, c’est-à-dire un rapport indirect (et non pas un rapport représentatif direct). On ne peut pas dire que la mélodie représente le sentiment, car c’est le rapport entre la mélodie et les autres parties de l’harmonie qui est le même que celui qu’entretiennent les mouvements de la volonté (et donc des sentiments à titre d’états de cette volonté) avec le reste du monde phénoménal. La mélodie apparaît comme l’équivalent musical du degré le plus élevé de l’objectivation de la volonté dans le monde, c’est-à-dire l’humanité. Schopenhauer insiste à plusieurs reprises sur le caractère analogique de son raisonnement98, de sorte qu’il s’agit d’une identité entre des rapports et non entre des termes. Ce qui fonde l’analogie, c’est le fait que la musique et la multiplicité des Idées apparaissent toutes deux comme des objectivations de la volonté99.
51Pour résumer, nous avons donc :
52Nous comprenons donc en quel sens la musique exprime l’essence du monde. Il est vrai que cette thèse ne peut pas être prouvée, reconnaît Schopenhauer, sans doute parce que l’essence du monde ou volonté ne relève pas proprement d’une connaissance au sens canonique du terme : « la musique est la copie d’un modèle qui, lui, ne peut jamais être représenté adéquatement100 ». En effet, la connaissance de la volonté ne passe pas par la représentation.
53Schopenhauer distingue deux types de connaissance du monde qu’il lie au double rapport que chacun entretient avec son propre corps. Si, d’un côté, mon corps m’est connu comme objet, c’est-à-dire médiatement, au travers d’une représentation, d’un autre côté, il m’est connu dans le sentiment par lequel je l’éprouve immédiatement comme moi-même, donc comme sujet, dans l’action volontaire : « le corps lui [sc. au sujet de la connaissance] est donc donné de deux façons toutes différentes : d’une part comme représentation dans la connaissance phénoménale, comme objet parmi d’autres objets et comme soumis à leurs lois ; et d’autre part, en même temps, comme ce principe immédiatement connu de chacun, que désigne le mot volonté101 ». D’un côté, la connaissance discursive de l’entendement, qui procède par la médiation d’une intuition sensible par laquelle un phénomène est donné ; de l’autre, un type de connaissance qui ne passe ni par la discursivité du concept ni par l’intuition sensible, et que Schopenhauer appelle « sentiment102 ». À cette double connaissance de moi-même correspond terme à terme une double connaissance du monde. Celui-ci peut m’apparaître soit comme un monde d’objets phénoménaux soumis à un déterminisme mécanique, soit par analogie avec moi-même comme phénomène de la volonté et donc irréductible à toute mécanisation103 : « Ce n’est pas seulement dans les phénomènes tout semblables au sien propre, chez les hommes et les animaux, qu’il retrouvera, comme essence intime, cette même volonté ; mais un peu plus de réflexion l’amènera à reconnaître que l’universalité des phénomènes, si divers pour la représentation, a une seule et même essence, la même qui lui est intimement, immédiatement et mieux que toute autre connue, celle-là enfin qui, dans sa manifestation la plus apparente, porte le nom de volonté. Il la verra dans la force qui fait croître et végéter la plante et cristalliser le minéral ; qui dirige l’aiguille aimantée vers le nord ; dans la commotion qu’il éprouve au contact de deux métaux hétérogènes ; il la retrouvera dans les affinités électives des corps, se montrant sous forme d’attraction ou de répulsion, de combinaison ou de décomposition ; et jusque dans la gravité qui agit avec tant de puissance dans toute matière et attire la pierre vers la terre, comme la terre vers le soleil104. »
54Puisque la volonté n’est connue que par le sentiment, le sens de la musique, pour autant que celle-ci exprime la volonté, ne peut dès lors être connu que par ce sentiment. Aussi comprend-on que la signification de la musique reste inexplicable bien qu’elle soit parfaitement intelligible. C’est la raison pour laquelle on n’en peut parler que par analogie.
55Reste que, si la musique et la philosophie sont deux expressions d’une même chose, Schopenhauer ne conclut pas pour autant à une supériorité et à une plus grande dignité du langage musical sur le langage conceptuel. Le néokantien Hermann Cohen, dans son Esthétique du sentiment pur, cite le texte suivant de Schopenhauer : « Si l’on parvenait à une explication (Erklärung) parfaitement exacte et détaillée de la musique, donc à une véritable répétition, par le moyen des concepts, de ce qu’elle exprime, alors celle-ci serait [...] la véritable philosophie ». Et il en conclut, contre Schopenhauer, que « la musique ne peut être la véritable philosophie105 ». Mais il ne s’agit nullement pour Schopenhauer de prétendre que seule la musique accomplirait la tâche que la philosophie s’est donnée. Schopenhauer oppose certes à la discursivité de l’entendement une intuition intellectuelle immédiate qui ne passe pas par le concept – distinction qui correspond à la distinction entre le monde phénoménal et la chose en soi ou essence du monde. Mais il ne dénie pas à la philosophie sa propre tâche, comme en témoigne Le Monde comme volonté et comme représentation, c’est-à-dire le simple fait que Schopenhauer n’en continue pas moins à assumer la tâche propre de la philosophie. Autrement dit : la compréhension intuitive de l’essence du monde, dont la musique présente un analogon, ne remplace pas l’expression conceptuelle de cette vérité par le discours philosophique106. Bref, « la véritable philosophie » reste l’affaire de la raison. Ce que dit Schopenhauer dans le passage cité par Cohen – si tant est qu’on rende justice à Schopenhauer, ce que ne veut pas faire Cohen, pour qui les thèses défendues par ce philosophe représentent ce qu’il déteste le plus –, c’est que Le Monde comme volonté et comme représentation n’est précisément rien d’autre que l’expression conceptuelle et indirecte de ce dont la musique donne une intuition immédiate. Et c’est précisément là la supériorité de la philosophie : « on s’est contenté de comprendre la musique d’une manière immédiate, sans chercher à saisir d’une manière abstraite la raison de cette intelligibilité immédiate107 ». Schopenhauer ajoute : « À force de me livrer à l’influence de la musique sous toutes ses formes et de réfléchir sur cet art en me reportant toujours aux idées exposées dans ce livre, je suis arrivé à me rendre compte de son essence108 ».
56Il ne faut donc pas confondre la conception des poètes et musiciens romantiques allemands (et donc les idées du jeune Schopenhauer, pour autant qu’il n’est pas encore philosophe) avec la thèse exposée, non seulement dans Le Monde comme volonté et comme représentation, mais aussi dans les ouvrages ultérieurs et les rééditions de ce livre fondamental. Il est curieux qu’on lise chez certains commentateurs, comme par exemple R. Safranski109, qu’il y a chez Schopenhauer un primat de la musique sur la philosophie. Car il s’agit d’un mythe sans fondement. Schopenhauer, à titre de philosophe, ne dénie jamais à la discursivité du concept dans lequel passe sa pensée le droit d’exprimer d’une manière adéquate l’essence du monde, mais souligne simplement que le concept est second au sens où il trouve toujours son origine dans son autre, à savoir un sentiment. D’une part, celui-ci n’est nullement ineffable et indicible, puisqu’il peut au contraire trouver sa formulation certes fragmentaire mais néanmoins exacte dans des concepts110, comme en témoigne la philosophie même de Schopenhauer ; d’autre part, il peut également trouver sa formulation dans un langage qui, s’il est supérieur à tous les autres arts, n’est pas pour autant supérieur à la philosophie, à savoir le langage musical. Si l’on a pu attribuer à Schopenhauer une thèse qu’il n’a absolument jamais soutenue, c’est parce qu’on a assimilé à tort la distinction entre les deux types de connaissance dont il était question plus haut à la différence entre la connaissance musicale et la connaissance philosophique. On a cru que le sentiment opposé à la représentation était constitutivement musical. Or une telle interprétation ne peut être attribuée qu’à une lecture rapide, puisqu’elle n’a aucun fondement dans les textes. En d’autre termes : il n’y a pas besoin de l’art pour que la volonté parvienne à une connaissance d’elle-même. Et la musique est, au même titre que la philosophie, un mode de connaissance de l’être sans posséder un quelconque privilège. Car son avantage, à savoir son immédiateté, est une faiblesse sur un autre plan, de sorte que son intelligibilité immédiate ne tient pas lieu de conscience de soi de cette intelligibilité, conscience qui ne peut surgir qu’avec le discours abstrait et donc la philosophie. La conclusion du passage consacré à la métaphysique de la musique est, à cet égard, très claire : la musique demeure une « consolation provisoire » et, après en avoir parlé somme toute brièvement, il convient désormais de passer aux « choses sérieuses111 ».
III. Le schopenhauerisme de Nietzsche en 1871
57Avant de présenter la métaphysique nietzschéenne de la musique qui apparaît dans l’ouvrage de 1871 et d’examiner en quoi elle s’identifie et en quoi elle se distingue de la métaphysique schopenhauérienne de la musique, il importe de régler une question préalable. Il faut, avant tout, se demander si Nietzsche est, à cette époque, encore schopenhauérien. Michel Haar, dans un article initialement paru en 1988 et repris dans Nietzsche et la métaphysique112, soutient en effet la thèse d’une « rupture initiale avec Schopenhauer ». Les traducteurs de La Naissance dans l’édition des Œuvres philosophiques complètes – parmi lesquels se trouvait M. Haar – nous mettaient déjà en garde : « tout l’effort de Nietzsche revient à tenter d’effacer ou de dissoudre l’opposition du phénomène et de la chose en soi, ou si l’on préfère, à faire reculer cette dernière en-deçà de toute assignation (qu’on pourrait dire ontique, au sens heideggerien, pour chercher un équivalent dans la tradition ouverte par cette tentative même) : Nietzsche peut alors déclarer, contre Schopenhauer, que la volonté est elle-même Erscheinung – auquel cas la distinction avec le Schein s’estompe nécessairement113. » Cette thèse, qui se trouve ici validée par une seule référence à un texte de Nietzsche tiré des « fragments posthumes », semble avoir trouvé une fondation véritable et définitive dans l’article de M. Haar, puisque G. Liébert considère comme une évidence l’affirmation selon laquelle Schopenhauer est « déjà à demi “surmonté” dans La Naissance de la tragédie114 », et que M. Kessler écrit : « comme l’a bien démontré M. Haar [...], l’étude argumentée et précise des textes de sa soi-disant période schopenhauérienne [...] permet de conclure à une “rupture initiale avec Schopenhauer”115 ».
58Les arguments donnés par M. Haar sont les suivants : 1) l’assimilation nietzschéenne de l’art à la jubilation et la séduction en faveur de la vie sont « contraires à la négation du vouloir vivre », tout comme la conception de la volonté comme mélange de plaisir et de déplaisir116 ; 2) le refus de toute « “intuition intellectuelle”117 », « dès 1872, [...] indique un retour à Kant qui ne se démentira plus118 » ; 3) mais surtout la distinction entre apollinien et dionysiaque ne recouvre pas la distinction entre la chose en soi et le phénomène, « au moins sur deux points essentiels119 » : d’une part, il n’y a pas, pour le jeune Nietzsche « de séparation radicale entre la vérité absolue “en soi” du vouloir et les apparences phénoménales trompeuses », d’autre part, « il n’y a plus [...] de séparation absolue entre la souffrance et le plaisir (séparation que Schopenhauer associe à la première opposition)120 » ; 4) bref, l’un originaire n’existe que dans ses manifestations phénoménales, « la présentation est le dieu même » – comme l’écrit M. Haar121 : Nietzsche, en effet, n’affirme-t-il pas que « la volonté [est] déjà une forme du phénomène », que « la volonté appartient à l’apparence122 » ou encore que « la volonté n’est rien d’autre que l’apparence elle-même123 » ?
59Commençons par la fin et par les textes de Nietzsche auxquels nous sommes renvoyés. Il est vrai que Nietzsche, dans les pages extrêmement intéressantes citées par Haar, écrit que « l’un originaire est tout entier phénomène », mais il faut être attentif au contexte. « Il n’y a, pour l’homme, aucune voie qui mène à l’un originaire. L’un originaire est totalement phénomène124. » Ou bien : « nous ne connaissons le vouloir originaire qu’à travers le phénomène, c’est-à-dire que notre connaissance même est une connaissance représentée, tel un miroir de miroir125 ». Autrement dit, Nietzsche ne rabat nullement le vouloir sur les phénomènes, il ne dissout nullement l’un originaire dans la diversité de ses manifestations empiriques. Comme on le voit, il affirme que l’un originaire, au contraire, n’est nullement identique à ses manifestations, puisqu’il distingue dans son texte deux plans. S’il est vrai que, pour nous qui, comme le relève justement M. Haar, ne disposons pas d’intuition intellectuelle pour traverser les apparences phénoménales, le vouloir dans son unité véritable n’existe qu’au sein de ses manifestations, Nietzsche n’en maintient pas moins la dualité – dualité qui trouve précisément sa légitimité dans le fait que le pour nous ne correspond pas à ce qui est en soi.
60Mieux, la série des fragments posthumes à laquelle s’intéresse Haar identifie explicitement, comme c’est le cas chez Schopenhauer, la distinction entre l’un et les apparences phénoménales à la distinction entre souffrance et plaisir : « si la contradiction est l’être véritable, et le plaisir l’apparence, [...]. Tout subsiste par le plaisir, dont le moyen est l’illusion. L’apparence rend possible l’existence empirique. L’apparence comme père de l’être empirique : qui, donc, n’est pas l’être vrai. Ne sont véritablement étants que la douleur et la contradiction126. » – ou bien : « Il n’y a qu’une vie : là où elle apparaît, elle apparaît comme douleur et contradiction. Le plaisir est seulement possible dans le phénomène et l’intuition127 » (au sens kantien). Qui pourrait nier que Nietzsche, non seulement oppose le vouloir, compris comme le seul être réel, au monde empirique des représentations, compris comme illusion, et que cette dualité correspond à la dualité plaisir (= illusion) et douleur (= réalité) ?
61En vérité, si ces pages de Nietzsche sont remarquables, c’est parce qu’elles tournent autour d’un problème et témoignent d’une indécision de la part de leur auteur. Nietzsche évoque le « problème schopenhauérien128 » qui apparaît précisément être celui du rapport entre l’un et le phénomène (ou, en langage schopenhauérien, entre la volonté et la représentation). Comment affirmer que les phénomènes sont les manifestations de l’un originaire si nous n’y avons aucun accès c’est-à-dire si nous ne pouvons pas sortir de la représentation ? L’affirmation même selon laquelle la volonté se manifeste dans les phénomènes présuppose pourtant bien – et contrairement à ce que prétend M. Haar, car il n’y aurait alors aucune raison de maintenir une dualité qui laisserait place à un phénoménisme, à la manière de celui du Nietzsche de la maturité – qu’on ait quelque accès à cette volonté ou, du moins, qu’il y ait dans les phénomènes une trace ou un indice de cette volonté. Il faut donc que la volonté, bien qu’elle reste (en elle-même) irréductible aux phénomènes, soit (pour nous) dans les phénomènes. La question essentielle est alors celle de l’adéquation : « les visions de l’un originaire ne peuvent être que des miroirs adéquats de l’être129. » De là, d’ailleurs, l’affirmation immédiate et secondaire sur laquelle Nietzsche, en effet, s’éloigne de Schopenhauer (mais pour résoudre le problème posé par celui-ci, donc en restant dans les limites de la métaphysique schopenhauérienne) : « Dans la mesure où la contradiction est l’essence de l’un originaire, celui-ci peut être à la fois douleur suprême et plaisir suprême130. » Ce n’est donc nullement le signe d’une rupture avec Schopenhauer que de ne pas assimiler la dualité être-apparence à la dualité douleur-plaisir. On nous objectera que nous avons pourtant cité des textes qui ne vont pas dans ce sens. Mais ces textes sont également chez Nietzsche, de sorte qu’on voit, dans les fragments posthumes, une ambiguïté : le philosophe cherche à développer davantage les idées de Schopenhauer et entrevoit différentes possibilités, sans arriver à s’arrêter d’une manière définitive sur l’une d’elles. Qu’il faille considérer ces posthumes comme un Versuch, comme des jugements qui restent problématiques ou comme des voies que Nietzsche emprunte sans pour autant affirmer leur vérité, c’est encore ce dont témoigne cette alternative : si Nietzsche écrit qu’« il n’y a pas de voie qui mène à l’un originaire », il écrit également dans les mêmes pages : « Plus profondément notre connaissance pénètre dans l’un originaire – que nous sommes –, plus l’intuition pure de l’un originaire elle-même se produit en nous131. »
62Mais y a-t-il alors une connaissance intuitive de l’un originaire en vertu de laquelle nous pouvons affirmer que les phénomènes sont une illusion engendrée par cet un ? S’il s’agit ici du « problème schopenhauérien », c’est parce que cette question apparaît dans la lettre du texte de Schopenhauer. On a vu que Schopenhauer distingue deux types de connaissance et affirme l’existence d’une connaissance qui ne passe pas par la représentation, et par laquelle nous connaissons la volonté d’une manière immédiate. Cependant, l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation écrit, dans ce qu’un kantien qualifierait de moment de lucidité où le philosophe se souvient des leçons de la Critique de la raison pure : « N’oublions pas cependant (pour moi, je suis toujours attaché à ce point de vue) que cette perception intime que nous avons de notre propre volonté est loin de fournir une connaissance complète et adéquate de la chose en soi. Ce serait le cas, si cette perception était tout à fait immédiate. Or, elle nous arrive à travers toute une série d’intermédiaires : la volonté en effet se crée un corps, au moyen de ce corps un intellect qui lui permet d’entrer en relation avec le monde extérieur, et enfin, grâce à cet intellect, elle se reconnaît dans la conscience réfléchie (pendant nécessaire du monde extérieur) comme volonté ; par conséquent, cette connaissance de la chose en soi n’est pas complètement adéquate. D’abord, elle est liée à la forme de la représentation, elle est perception et, comme telle, se subdivise en sujet et objet. Car, dans la conscience même, le moi n’est pas absolument simple, mais il se compose d’une partie connaissante, l’intellect, et d’une partie connue, la volonté [...]. Aussi ce moi n’est-il pas intimement connu dans tous ses éléments, il n’est pas absolument transparent, mais opaque, et c’est pourquoi il demeure une énigme à lui-même. Ainsi donc, dans la connaissance de notre être interne aussi, il y a une différence entre l’être en soi de l’objet de cette connaissance et la perception de cet être dans le sujet qui connaît132. » Quoi ? La connaissance de la volonté n’est donc pas immédiate ? Le sujet, lorsqu’il a conscience de sa volonté, reste encore et toujours dans la représentation. Car, si la connaissance de notre être interne ne passe pas par la forme du sens externe, elle n’en présuppose pas moins la forme du temps, de sorte que, « dans cette connaissance intérieure, la chose en soi s’est sans doute débarrassée d’un grand nombre de voiles, sans toutefois qu’elle se présente tout à fait nue et sans enveloppe133 ».
63On le voit, l’ambiguïté est dans le texte même de Schopenhauer. D’une part, la connaissance de la volonté est une connaissance immédiate, qui ne passe pas par la représentation et dans laquelle la volonté accède à la pleine conscience d’elle-même, de sorte qu’on trouve ici une coïncidence entre le sujet connaissant et l’objet connu, mais, d’autre part, cette connaissance implique, à titre précisément de connaissance, un rapport entre un sujet connaissant et un objet connu et donc une scission entre les deux termes du rapport. La chose en soi se donne en même temps qu’elle se soustrait… Certes, on peut avec raison penser que, chez Schopenhauer, l’acuité critique (au sens proprement kantien du mot) ne surgit qu’un bref instant et se trouve abandonnée au profit d’un contact immédiat et anté-représentatif avec le vouloir dans le rapport au corps propre, ce que confirment les nombreux textes qui opposent ces deux types de connaissance.
64Le statut de la volonté est donc ambigu chez Schopenhauer – et c’est précisément ce que critique Nietzsche. Celui-ci, lorsqu’il souligne dès 1867-1868 que « la tentative [sc. de Schopenhauer] est un échec », ne met pas en cause la dualité entre volonté et phénomène, mais la manière dont il faut la comprendre. C’est que Schopenhauer, qui souligne l’irréductibilité de la volonté à la représentation, ne cesse de penser la volonté à l’aune de la représentation et la présente, comme c’est le cas dans le texte que nous venons de citer, d’une manière qui « présuppose un monde phénoménal d’avant le monde des phénomènes134 ». Non seulement la volonté est objectivée au même titre que tout contenu représentatif – comme en témoigne ne serait-ce que le mot « volonté », raison pour laquelle Nietzsche préfère parler d’« un » ou d’« unité originaire » –, mais la question reste de savoir comment le philosophe peut sortir de la sphère de ses propres représentations pour décrire la manière dont la volonté parvient à la représentation135 (« la volonté en effet se crée un corps, au moyen de ce corps un intellect qui lui permet d’entrer en relation avec le monde extérieur, et enfin, etc. »). Puisque Schopenhauer fait de la volonté l’autre absolu de la représentation, écrit Nietzsche en citant le texte du Monde comme volonté et comme représentation qui affirme que « la volonté, comme chose en soi, est absolument différente de son phénomène et indépendante de toutes les formes phénoménales dans lesquelles elle pénètre pour se manifester136 », la question est de savoir comment elle est, pour nous, connaissable. Donc, dès les premiers textes de 1867-1868, la question, chez Nietzsche, est formulée ainsi : « La volonté se manifeste ; comment se manifeste-t-elle137 ? » S’il fallait interpréter les textes de Nietzsche dans le sens proposé par M. Haar, ce n’est même pas d’une « rupture initiale » qu’il faudrait parler, parce qu’il n’y aurait alors jamais eu d’affinité et de lien entre la pensée de Nietzsche et de celle de Schopenhauer.
65Si l’on prend, non pas les fragments posthumes, mais le texte publié par Nietzsche lui-même, La Naissance de la tragédie, dont on peut supposer qu’il y a exprimé sa conviction la plus profonde, on y lit que la musique, unique art qui symbolise la volonté, « symbolise une sphère qui transcende tout phénomène (…eine Sphäre, die über alle Erscheinung und vor aller Erscheinung ist)138 ». Or, si Nietzsche évoquait plus haut dans le même texte « ce fond mystérieux de notre être dont nous sommes la manifestation », c’est-à-dire l’idée que nous sommes « une représentation à tout moment engendrée par l’un originaire139 », le contexte interdit qu’on puisse réduire les deux plans l’un à l’autre et assimiler la sphère originaire à celle des phénomènes. Non seulement Nietzsche reprend à son compte l’opposition entre phénomène et chose en soi, dont il soutient le caractère instructif140, mais on retrouve sans cesse dans La Naissance de la tragédie la dénégation de l’apparence illusoire au profit de la réalité vraie cachée derrière le voile de la représentation.
66Le questionnement nietzschéen, à l’époque de La Naissance, trouve la raison de son balancement dans cette fidélité à la pensée schopenhauérienne. Si Nietzsche hésite, la double voie qu’il instaure dans les fragments posthumes ne témoigne donc nullement de cette « rupture initiale » vis-à-vis de Schopenhauer, mais manifeste au contraire une inquiétude trouvant son origine dans la philosophie même de son héros à laquelle il s’agit de rester fidèle et de la débarrasser de son problème essentiel.
67Ce qui est certain, c’est que la possibilité d’une connaissance autre que représentative est niée sans ambiguïté possible dans les textes publiés dès La Naissance de la tragédie, et que le texte que nous avons cité est le seul qui évoque une telle possibilité. Dès lors, à l’aune du présupposé fondamental sur lequel se construit l’édifice conceptuel de Nietzsche, on peut mieux comprendre le sens des textes cités par M. Haar. Nous avons déjà souligné que, si nous ne disposons d’aucun accès direct et immédiat à la volonté, il faut alors que celle-ci se manifeste dans les phénomènes – « pour l’homme, [...] l’un originaire est tout entier phénomène ». C’est que la représentation n’est autre que la conscience que le vouloir prend de lui même : « l’unique volonté du monde est en même temps intuition de soi, et elle se voit comme monde, comme phénomène141 ». Ce qui ne signifie pas qu’il y ait en soi une identité, puisque ce même fragment, comme ceux qui l’entourent, souligne le caractère d’une part intemporel et d’autre part unitaire du vouloir. En effet, que l’espace et le temps aient une idéalité transcendantale, pour reprendre la formule kantienne, cela signifie pour Schopenhauer et pour Nietzsche qu’ils n’existent, au sens d’un a priori psychologique ou d’une préstructuration de la subjectivité, que pour le sujet connaissant, donc pour la conscience ou la connaissance que le vouloir prend de lui-même142. De plus, le vouloir est une unité et non une totalité : Nietzsche ne cesse de souligner qu’il exclut de ce fait toute divisibilité : l’unité originaire est insécable143.
68En ce sens, certes, « chaque phénomène est donc à la fois l’un originaire lui-même », mais, comme l’ajoute Nietzsche, « vu à travers le phénomène » ! Comme l’écrit encore Nietzsche, « la volonté est protégée par le phénomène comme un manteau qui rend invisible144 ».
69Que les phénomènes soient le vouloir, parce qu’ils ne sont que la conscience que celui-ci prend de lui-même, voilà qui ne suffit pas. L’argument, en fait, est exactement le même que celui-ci qu’on trouve chez Schopenhauer et, déjà, dans l’Esthétique transcendantale de Kant qui a – comme l’a souligné Hermann Cohen – provoqué la grave méprise suscitant une interprétation erronée de la première Critique. C’est que tout phénomène suppose, précisément à titre de phénomène, une chose en soi qui en est la cause – de même que toute représentation présuppose un objet transcendant qui préexiste à la représentation qu’on en prend. Le phénomène, dans le langage de l’Esthétique, suppose une chose qui affecte nos sens. Ce présupposé fondamental, dans le texte de Nietzsche, est tout aussi présent que le deuxième présupposé, cette fois proprement schopenhauérien, selon lequel la chose en soi, étant en dehors de l’espace et du temps qui relèvent seulement de la représentation, ne peut être qu’une et indivisible. C’est pourquoi la volonté, à titre de chose en soi, apparaît dans le texte de Nietzsche comme un présupposé ultime qu’il n’y a pas à justifier davantage. L’un originaire ou vouloir est sans cesse admis comme la cause des phénomènes, sans qu’il faille davantage fonder cette thèse. Ce que cherche à établir Nietzsche, ce n’est pas cette hypothèse qui constitue au contraire son point de départ, mais c’est le rapport d’adéquation entre les deux sphères, entre la volonté et la représentation, dans la mesure où lui seul atteste de l’un originaire et permet qu’on en fasse l’hypothèse.
70Ce n’est pas tout. Nietzsche écrit, comme le souligne M. Haar : « la volonté est la forme la plus générale du phénomène », et il ajoute : « c’est-à-dire l’alternance de plaisir et de déplaisir ». Mais le sens de cette assertion n’est nullement de ravaler la volonté au rang de phénomène : il s’agit, si l’on est attentif à chaque mot de cette proposition, de souligner que le phénomène, qui est nécessairement subjectif (en langage kantien, tout phénomène est le phénomène d’une conscience, d’un Gemüt), implique, quelle que soit la diversité des contenus qui peuvent être absolument différents, c’est-à-dire n’avoir aucun caractère commun, une forme qui reste toutefois absolument identique, c’est-à-dire un caractère formel qui relève de la volonté et est le degré de plaisir et de peine. Et pourquoi une telle proposition est-elle décisive ? Tout simplement parce qu’elle met en évidence, dans le monde des représentations, un élément identique qui permet de rapporter toute représentation à sa source ou cause unitaire, à savoir la volonté dans son unité ! Aussi faut-il distinguer deux sens, certes impliqués l’un par l’autre, du mot « volonté » chez Nietzsche : la présence, dans toute représentation humaine, d’un degré de plaisir et de déplaisir et donc d’une faculté psychologique qu’on appelle communément « volonté », permet de rattacher les représentations dans leur multiplicité à un même fond commun qui reste irréductible à toute représentation, à savoir la volonté dans son sens métaphysique (donc proprement schopenhauérien). Autrement dit : la volonté psychologique n’est rien d’autre que la volonté métaphysique, mais « vue à travers le phénomène », c’est-à-dire « prise dans le filet du temps ». On comprend que Nietzsche insiste sur les deux faces (ou les deux aspects) de l’homme, qui relèvent toutefois toutes deux de la représentation145. Ce double aspect de l’homme apparaît, d’une manière synthétique, dans une proposition du type : « nous sommes la volonté, nous sommes des figures de la vision146 », qui indique que nous sommes à la fois un phénomène mais aussi, à ce titre, un phénomène de la volonté et donc la volonté elle-même. Nietzsche écrit d’ailleurs un peu plus loin : « nous sommes en même temps volonté, mais complètement intriqués dans le monde du phénomène147 ».
71De là l’importance du couple plaisir-déplaisir (ou souffrance) et, en ce qui concerne la musique, du couple consonance-dissonance. Et la question devient désormais celle de savoir pourquoi la vie humaine est alternance ou même mélange de plaisir et de déplaisir. La douleur est, dans la vie humaine, un fait, dont la philosophie doit rendre compte – on remarquera en passant que, du coup, la question est celle de la représentation de la douleur et du plaisir, mais nullement celle de ce que sont la douleur et le plaisir en eux-mêmes, puisqu’ils sont à ce titre inconnaissables148. Et si Nietzsche écrit : « la douleur comme phénomène – difficile problème149 ! », c’est bien parce qu’elle est impensable dans Le Monde comme volonté et comme représentation – si tant est que Schopenhauer associe la distinction entre volonté et représentation à la distinction entre souffrance et plaisir150. Cependant, la réponse apportée par Nietzsche, certes contraire à la lettre du texte schopenhauérien, n’en est pas moins fidèle à l’esprit, puisqu’elle résulte d’une réponse apportée au « problème schopenhauérien » et qu’elle se situe toujours dans les limites de la métaphysique de l’auteur des Parerga151. Si la distinction entre chose en soi et phénomène ne peut pas platement correspondre à la distinction entre douleur et plaisir, c’est parce que l’un originaire n’est pas totalement coupé du phénomène dans lequel il se manifeste, mais qu’il y a, comme nous avons tenté de le montrer, une adéquation entre les deux plans : il y a dans le phénomène quelque chose de l’un originaire, sans quoi on ne comprendrait pas en quoi l’un originaire engendre la diversité des phénomènes. Nietzsche peut donc légitimement écrire : « Notre douleur et notre contradiction sont la douleur et la contradiction originaires, brisées par la représentation (qui engendre le plaisir)152. » Autrement dit : puisque l’homme a somme toute deux faces, l’une tournée vers la représentation, mais l’autre tournée vers la volonté, pour autant que celle-ci, inconnaissable en elle-même, laisse toutefois quelque chose d’elle dans la représentation, la vie humaine ne peut pas être un simple plaisir (pris aux apparences et causé par celles-ci), mais elle incorpore nécessairement quelque chose de la douleur propre à la volonté. Nietzsche, assurément, ajoute conformément au dualisme qui déprécie le devenir du phénomène au profit de l’être véritable accordé à la seule volonté, que le plaisir n’est qu’apparence, illusion (tout comme l’est le monde phénoménal) : « ne sont des étants véritables que la douleur et la contradiction153 », « réalité de la douleur par rapport au plaisir154 ». La douleur que nous éprouvons, en ce sens, est non seulement la seule réalité véritable, mais c’est aussi ce qui nous fait connaître ce que nous sommes, à savoir la volonté : « nous sommes d’un côté pure intuition (c’est-à-dire des images projetées d’un être en pure extase, qui trouve dans cette intuition le repos suprême), mais d’un autre côté nous sommes l’être unique lui-même. Partant, nous ne sommes donc réellement que la souffrance, le vouloir, la douleur : nous n’avons pas de réalité à titre de représentations, bien que nous ayons toutefois une autre espèce de réalité155. »
72Autrement dit : si la volonté engendre la représentation, ce n’est pas seulement pour parvenir à la conscience (connaissance) d’elle-même, c’est aussi pour annuler la douleur et trouver un moment de répit dans le plaisir. Nietzsche écrit : « l’individualité n’est qu’apparence : quand elle devient génie, c’est la volonté qui vise un plaisir. C’est-à-dire que l’un originaire, qui souffre éternellement, intuitionne sans douleur156. »
73De ce fait, le rapport entre plaisir et douleur dans l’homme (la représentation) et dans la volonté est inverse. Dans le premier cas, la douleur reste secondaire et le plaisir occupe la première place. Dans le second cas, la douleur est fondamentale et le plaisir n’est qu’un répit occasionnel. Il y a donc, dans la vie empirique, un primat du plaisir. M. Haar peut ainsi écrire que, contrairement à Schopenhauer, il ne s’agit pas pour Nietzsche « de faire de l’art le chemin de la négation et de l’extinction d’un vouloir-vivre par essence souffrant et malheureux. Au contraire, l’art tragique fait ressentir et partager “l’incommensurable et originaire plaisir d’exister”, une joie dionysiaque plus forte que toute mort et toute souffrance, “une joie originaire au sein même de l’un originaire”157. » Là où M. Haar se trompe, c’est non seulement lorsqu’il tire argument de ces lignes pour opposer Nietzsche et Schopenhauer, mais aussi lorsqu’il suppose constamment une opposition entre plaisir et douleur.
74En ce qui concerne le premier point, il est vrai que Nietzsche, à propos de ses thèses, parle déjà d’« inversion du platonisme ». L’erreur, toutefois, serait d’interpréter ces thèses et cette expression au sens d’une revalorisation du monde phénoménal qui s’effectuerait au détriment de tout arrière-monde. Le texte est clair : « Ma philosophie, platonisme inversé : plus on est loin de l’étant véritable (wahrhaft Seienden), plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but158. » M. Haar, qui cite ce texte au début de l’article « Le renversement du platonisme et la nouvelle signification de l’apparence159 », en conclut curieusement que « ce célèbre fragment de jeunesse est l’acte de naissance de la philosophie de Nietzsche ». Pourtant, ce texte ne conteste nullement qu’il faille opposer deux mondes, le monde des apparence et le monde de la réalité véritable, pas plus qu’il ne conteste le jugement de valeur qui, de toute façon, y est nécessairement impliqué – conformément à la thèse développée par le Nietzsche de la maturité, par exemple dans le fameux texte du Crépuscule des idoles, « Comment le “monde vrai” est devenu fable ». Ce qu’il conteste, simplement, c’est qu’il faille pour autant renoncer à vivre dans l’illusion et dans l’erreur : l’inversion du platonisme consiste alors simplement à faire valoir le droit de l’apparence entendue comme illusion – car, comme nous l’avons souligné, l’apparence dont il s’agit ici ne doit pas être entendue au sens que le Nietzsche phénoméniste donnera à ce mot, puisque l’apparence, ici, est une illusion qui cache un « étant vrai ».
75En ce qui concerne le second point, il est encore une fois très instructif de retourner au texte de Nietzsche et d’apprécier le passage cité en vertu de son contexte. Nietzsche écrit : « l’art dionysiaque, lui aussi, veut nous persuader de ce plaisir éternel de l’existence, à ceci près toutefois que ce plaisir, nous ne devons pas le chercher dans les phénomènes, mais derrière eux160. » Certes, tout ce qui naît périt, et « doit périr dans la souffrance », mais, ajoute l’auteur, « une consolation métaphysique nous arrache un moment au tourbillon des formes changeantes. Pour de brefs instants, nous sommes réellement l’être originaire lui-même, nous ressentons son incoercible désir, et son plaisir d’exister ». C’est alors que « nous ne faisons pour ainsi dire plus qu’un avec l’incommensurable et originaire plaisir d’exister et où, ravis dans l’extase dionysiaque, nous pressentons l’indestructible éternité de ce plaisir ; – où, malgré toute terreur et pitié, nous connaissons la félicité de vivre, non pas en tant qu’individus, mais en tant que le vivant unique qui engendre et procrée, et dans l’orgasme duquel nous nous confondons. » Nous comprenons mieux le sens de la formule décontextualisée. La douleur est le lot ou le sort de tout être humain et plus largement de tout être vivant : tout ce qui naît périt dans la douleur. Mais cette douleur peut se muer en joie, pour autant que l’homme peut se déprendre de lui-même, c’est-à-dire faire abstraction de son existence phénoménale et par là même de son individualité, lorsqu’il réalise qu’il est le phénomène d’un vouloir avec lequel il se fond (extase dionysiaque) et duquel il ressent le plaisir d’exister. En premier lieu, douleur et plaisir ne s’opposent pas, puisque chacun des deux peut se changer en son contraire, que l’un est en même temps d’une certaine façon l’autre, puisque je ne peux pas éprouver ce plaisir originaire (c’est-à-dire propre à la volonté ou un originaire) d’exister sans ressentir la douleur propre à tout être phénoménal. En second lieu, le plaisir pris à l’apparence n’est, encore une fois, que le plaisir pris à l’apparence du vouloir originaire, c’est-à-dire au vouloir originaire ! Ce qui fait plaisir, ce n’est nullement l’apparence qui suppose un sujet individuel qui l’appréhende comme telle, mais c’est la chose en soi qui se révèle à travers l’apparence et qui reste cachée derrière celle-ci comme derrière un manteau – et qui se révèle au sein d’une communion mystique qui équivaut à ce dessaisissement de soi qui revient constamment dans La Naissance de la tragédie. En ce sens, le plaisir est la « joie originaire au sein même de l’un originaire ».
76Il est remarquable que le seul exemple de La Naissance de la tragédie, si l’on excepte la tragédie grecque, soit Tristan et Isolde, l’opéra de Richard Wagner. Rappelons que, dans Ma vie, esquisse autobiographique écrite au moment où Nietzsche fréquente Wagner, le musicien écrit que la lecture du Monde comme volonté et comme représentation est ce qui a suscité en lui le projet de Tristan161. Tout le livret de Tristan repose sur l’ambiguïté du mot « et », comme cela apparaît explicitement dans le texte du duo du deuxième acte. Tristan et Isolde : alors que Isolde commence par souligner que ce « petit mot doux » est ce qui les unit, donc le « lien de l’amour », Tristan lui fait au contraire comprendre qu’il est ce qui les sépare, de sorte que la mort (nécessaire), qui apparaissait au début à Isolde comme la destruction (inévitable) de l’amour, et donc comme douleur, finit au contraire par lui apparaître comme un espoir, comme le but ultime et, partant, comme une joie (l’extase dionysiaque). Tous deux chantent à la fin du duo : « Sans nom, sans séparation, une nouvelle connaissance, un nouvel embrasement, éternellement sans fin, pour une seule conscience, la plus intense volupté amoureuse, d’un cœur brûlant d’ardeur ! » Mieux, la séparation qui perdure jusqu’à la fin de l’opéra trouve son expression systématique dans la dissonance dont la résolution, sans cesse ajournée, ne surgit précisément qu’à la fin, c’est-à-dire avec la mort d’Isolde – nous reviendrons plus loin sur les caractéristiques musicales de Tristan. Rappelons les derniers mots d’Isolde : « Dans la houle des vagues, dans le flot qui ondule, dans les sons qui modulent, dans la respiration de l’univers, sous le souffle du monde, se noyer, sombrer, inconsciente-suprême volupté. »
77L’unique exemple de La Naissance de la tragédie développe à l’envie non seulement l’idée selon laquelle la réalité empirique est une illusion trompeuse qui nous dissimule l’être vrai, mais également celle selon laquelle le seul plaisir qu’on puisse trouver dans l’existence phénoménale consiste à s’en déprendre ! La joie la plus forte consiste dans la négation de soi, qu’il s’agisse des émotions esthétiques dans lesquelles l’homme « fait un avec tous, comme si le voile de Maya s’était déchiré et qu’il n’en flottait plus que les lambeaux devant le mystère de l’un originaire162 », ou de la mort.
78Certes, il faut distinguer, chez Nietzsche, deux types de plaisir liés au deux types d’art. Nietzsche distingue les arts apolliniens des arts dionysiaques, soulignant qu’ils correspondent à des pulsions artistiques de la nature163. L’art apollinien est le plaisir pris aux apparences, donc aux belles formes et contours individualisés. L’art dionysiaque, lui, correspond au plaisir pris à la disparition de ces contours et formes qui s’estompent pour faire apparaître leur affinité avec l’un originaire dont ils sont la manifestation. Dès lors, seul le plaisir procuré par l’art dionysiaque correspond à l’« extase dionysiaque » dont il était question plus haut. On remarquera, au passage, que la distinction entre apollinien et dionysiaque ne peut absolument pas correspondre à la distinction entre la représentation et le vouloir. C’est que, si l’un originaire, comme on l’a répété en citant de nombreux textes de Nietzsche, est en deçà de toute représentation, le dionysiaque, lui, est une espèce ou un type de représentation. Le dionysiaque est, au même titre que l’apollinien, une « pulsion artistique de la nature », une « émotion164 ». Bref, le dionysiaque est pour ainsi dire le mode de compréhension de l’un, il est l’expression phénoménale du vouloir. Ainsi, La Naissance de la tragédie ou Tristan sont des œuvres dans lesquelles on trouve une représentation du vouloir. « Comment naît l’art ? Le plaisir du phénomène, la douleur du phénomène – l’apollinien et le dionysiaque qui se provoquent sans cesse mutuellement à l’existence165. » Non seulement le dionysiaque est une caractéristique de l’art et plus largement du monde phénoménal, mais il entre dans un rapport contradictoire avec l’apollinien puisqu’il s’oppose au plaisir pris aux apparences mais en passant par lui : le dionysiaque exprime l’un originaire à travers les moyens de la représentation et donc de l’apollinien, de sorte qu’il se construit à partir d’une lutte contre l’apollinien. Le dionysiaque n’est pas la chose en soi, mais sa manifestation phénoménale. Il est l’élément qui, dans le monde phénoménal, nie celui-ci au profit de la réalité véritable : il est donc l’élément qui dévoile la supercherie en soulevant le manteau de l’apparence. Aussi la douleur dionysiaque équivaut-elle, non pas à un déplaisir pris à l’apparence, mais à un plaisir pris dans sa destruction au profit de la réalité vraie.
79C’est pourquoi l’art apollinien, art trompeur qui reste à la surface de la réalité (c’est-à-dire qui en reste à la réalité phénoménale), est l’art du beau : respect des traits réguliers et symétriques, élimination systématique de ce qui n’obéit pas au principe de raison et qui peut altérer la ligne parfaite. En revanche, l’art dionysiaque est l’art du sublime et non pas du beau. C’est que, au contraire, il introduit ce qui brouille la ligne et efface le contour, il pervertit la belle apparence pour la rattacher au fond obscur dont elle provient, celle-ci se retrouvant progressivement gagnée par l’indétermination. Mais l’art dionysiaque n’est pas pour autant l’avènement de l’indétermination et donc de la laideur. Dans Tristan, la dissonance n’est pas émancipée166, mais simplement accentuée et mise en évidence, de sorte que l’autonomie qu’elle conquiert demeure toute relative. Les historiens de la musique ne cessent de condamner l’idée selon laquelle Tristan marquerait le début de la musique atonale et Wagner serait le précurseur de Schoenberg.
80La distinction entre beau et sublime qu’on trouve dans La Naissance de la tragédie et dans les textes qui gravitent autour est empruntée au Beethoven de Richard Wagner. Nietzsche écrit : « dans son Beethoven, il [sc. Wagner] établit que la musique relève de tout autres principes que les arts plastiques et que, en général, on ne saurait la mesurer à l’étalon de la catégorie du beau, – encore qu’une esthétique erronée, se guidant sur un art dévoyé et dégénéré, ait pris l’habitude, à partir de cette notion de beau qui a cours dans le domaine de la plastique, d’exiger de la musique un effet analogue à celui des beaux-arts : à savoir la provocation du plaisir que l’on prend aux belles formes167. »
81Le sublime vise comme l’apollinien le plaisir et donc le beau. Mais il n’en incorpore pas moins, à la différence de l’apollinien, des éléments qui contreviennent à la beauté des apparences et qui produisent un effet désagréable sur le spectateur (rôle de la dissonance dans Tristan, insistance de Nietzsche sur l’importance de la démesure et de la terreur dans l’art dionysiaque). Le sublime, conformément à la théorie qu’on trouvait déjà dans la littérature du XVIIIe siècle, ne peut pas être assimilé au beau parce qu’il renferme un élément qui, s’il ne provoque pas nécessairement la peur, engendre du moins un déplaisir. Le déplaisir, néanmoins, n’est pas la fin visée par le dionysiaque, puisqu’il est réincorporé dans un sentiment d’harmonie et d’unité qui n’est toutefois pas le beau, mais un sentiment supérieur au beau qu’on appellera pour cette raison le sublime. La supériorité du sublime est donc fondée sur le fait qu’il est une harmonie ou une symétrie d’un rang supérieur, qui réincorpore en lui son autre – ce qui n’est pas le cas du beau : dans Tristan, « la dissonance comme l’image terrible de l’univers se résolvent en accords ravissants168. »
82Ce n’est pas tout. Le beau est mensonger, non pas au sens où il est un plaisir pris aux apparences trompeuses, mais au sens où il nous fait prendre ces apparences pour l’être lui-même. Ce n’est pas le cas du sublime, qui est lui aussi un plaisir pris aux apparences, mais – à la différence de l’apollinien – au sens où, à titre de révélation de l’être vrai, il montre que les apparences qui nous enchantent sont des illusions : aussi détruit-il les apparences de l’intérieur, puisque, de toute façon, il ne peut pas se mouvoir ailleurs. En ce sens, le sublime présente une similitude avec le vrai : l’art dionysiaque, à la différence de l’art apollinien qui se révèle mensonger, est un « art vrai169 » (die wahre Kunst). Cependant, le sublime n’est nullement identique à la vérité, dans la mesure où il est un intermédiaire entre le beau et le vrai. Si le sublime n’est pas identique à la vérité, c’est qu’il « enveloppe la vérité d’un voile », pour autant qu’il reste dans la sphère de la représentation. À titre de représentation de ce qui ne saurait être représenté, il ne peut échapper totalement à l’illusion170.
83Si donc le sublime n’est pas réductible au vrai, c’est parce qu’il est la manière qu’a l’art dionysiaque d’être vrai, c’est-à-dire de révéler l’essence du monde tout en incorporant en lui le plaisir pris aux belles apparences trompeuses (le « renversement du platonisme » évoqué plus haut). Alors que le vrai est pure douleur (la douleur qui caractérise l’un originaire), le dionysiaque, à titre de phénomène, est un mélange de douleur et de plaisir, donc de vérité et d’illusion. On imagine mal comment il pourrait en être autrement : l’art dionysiaque symbolise ou présente l’unité originaire, mais il ne peut le faire qu’à l’aide de moyens qu’il emprunte nécessairement au monde phénoménal, et donc aux belles apparences. Le sublime découvre que le plaisir et la douleur ne sont pas les membres d’une alternative exclusive, et qu’il peut y avoir un plaisir dans la douleur même. Ainsi la dissonance, loin d’être uniquement déplaisante, produit-elle « une émotion agréable171 ». Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens d’une telle proposition.
84C’est qu’une telle détermination de la dissonance peut paraître étrange, pour autant qu’elle semble prendre le contre-pied de la définition traditionnelle et subjective, qu’on trouvait chez Schopenhauer, et qui assimile au contraire la dissonance à la laideur et à ce qui est désagréable. On retrouve d’ailleurs cette définition chez Nietzsche, non seulement d’une manière implicite un peu plus loin (« un domaine où la dissonance aussi bien que le spectacle terrifiant de l’univers se résolvent en accords ravissants »), mais aussi d’une manière explicite dans des fragments posthumes comme celui-ci, qui éclaire d’ailleurs le sens de l’assimilation de la dissonance au plaisir : « Il n’existe pas de beau naturel. Mais il y a la laideur-perturbation et un point d’indifférence. Qu’on songe à la réalité de la dissonance par rapport à l’idéalité de la consonance. La douleur est donc productive, elle qui engendre le beau comme contre-douleur apparentée – à partir de ce point d’indifférence172 ». Le texte qui suit est encore plus explicite : « Direction de l’art, surmonter les dissonances : c’est ainsi que le monde du beau, né du point d’indifférence, s’efforce de faire passer dans l’œuvre d’art la dissonance, elle-même perturbante. D’où la jouissance progressive au mode mineur et à la dissonance173 ».
85Ces textes ont le mérite de rappeler plusieurs évidences aux commentateurs. La première, c’est que, puisqu’il n’y a pas de beau naturel, la dissonance est toute relative (et relative à la consonance174), de sorte que ce concept ne saurait recevoir une détermination immuable et invariable – comme on le sait, le sentiment de ce qui est dissonant varie dans le temps. Il faut penser la dissonance d’un manière dynamique et non statique. S’il est légitime de parler d’une « jouissance progressive » à la dissonance, c’est parce que, comme le dit Jacques Chailley, l’histoire de la musique occidentale montre l’intégration progressive dans le système tonal d’accords (fondés sur des harmoniques naturels) qui étaient d’abord considérés comme dissonants (pour autant que ces harmoniques ne sont pas immédiatement audibles)175. La deuxième, c’est que la notion de dissonance n’a aucun sens si on l’isole de celle de consonance, de même qu’on ne saurait isoler le plaisir du déplaisir : dans les deux cas, il s’agit de degrés sur une échelle (« le monde est donc les deux en même temps176 »). Aussi le plaisir pris à la dissonance est-il un plaisir dans lequel le flux musical ne se soumet pas au « sentiment de l’harmonie » qui écarte « les harmoniques supérieurs » de la fondamentale, traditionnellement qualifiés de dissonants, mais il n’en finit pas moins par les résoudre dans la consonance qui clôt le devenir temporel de la pièce musicale. On retrouve donc la détermination du sublime donnée plus haut. Et le Tristan de Wagner confirme cette idée. On peut toujours écrire que Tristan représente le triomphe de la dissonance sur la consonance, comme l’a fait P. Lasserre qui, comme M. Kessler, ne définit jamais ce concept, et, de plus, oppose la « virile consonance », qui « ne convient qu’à de nobles et grandes idées », à la dissonance qui a « une vertu merveilleuse pour amplifier et faire chatoyer à l’infini des avortons, des larves et des filaments d’idées177 », cela n’en reste pas moins totalement faux178. Jacques Chailley, qui, lui, non seulement définit le terme de dissonance, mais examine la partition de Tristan, montre que la caractéristique de cette œuvre se trouve dans le fait que la dissonance conquiert une valeur qu’elle n’avait pas auparavant dans la musique : alors qu’elle était avant un élément occasionnel, immédiatement résorbé dans la consonance, elle se fait désormais insistante et affirme de ce fait son droit d’exister, mais elle n’en est pas moins résolue (de sorte qu’on ne peut pas parler d’une autonomisation de la dissonance).
86On peut légitimement se poser la question de savoir ce qu’est, pour Nietzsche en 1871, le vrai. Le vrai n’est pas une caractéristique du discours (pour autant, on le verra, que la discursivité est apollinienne), mais il n’est pas véritablement non plus une caractéristique de l’art dionysiaque (qui est toutefois plus près de la vérité). Aussi n’est-il pas une caractéristique de la connaissance, en quelque sens qu’on l’entende, mais de l’être lui-même – au sens où il ne peut advenir que par la dissolution de l’individualité, du sujet connaissant et donc de la distinction entre sujet et objet connu, au sein d’une fusion ou d’une communion avec l’être lui-même (exactement comme ce que l’on a vu chez les romantiques).
87On a souligné combien Nietzsche, à cette période de sa vie, admire également les écrits théoriques de Wagner – et l’on ne trouvera jamais à cette époque le soupçon d’une critique à l’égard du Beethoven de Wagner, qui paraît en 1870. L’ouvrage de Wagner se veut absolument schopenhauérien : « Mais c’est surtout Schopenhauer qui a reconnu et caractérisé avec une clarté philosophique la position de la musique à l’égard des autres beaux-arts, en lui attribuant une nature absolument différente de celle des arts plastique et poétique. Il part de ce fait admirable que la musique parle un langage immédiatement compréhensible pour chacun, et ne nécessitant aucunement l’intermédiaire des concepts, [...]. [...] et si Schopenhauer n’a pas pu aller plus au fond, c’est uniquement parce que, profane, il n’était pas assez familiarisé avec la musique, et que, en outre, la connaissance qu’il en avait ne lui permettait pas encore de comprendre entièrement le musicien dont l’œuvre a, pour la première fois, ouvert au monde le mystère profond de la musique179 ».
88Nietzsche ne se contente pas de louer « la profonde philosophie de la musique de Wagner180 ». Il se rattache explicitement à la métaphysique schopenhauérienne de la musique, et écrit à ce propos : « Schopenhauer, qui ne s’est pas dissimulé la difficulté que le poète lyrique offre à la prise en considération philosophique de l’art, croit avoir trouvé une issue où il m’est impossible de le suivre. Il était pourtant le seul à qui sa profonde métaphysique de la musique mettait entre les mains le moyen d’écarter de manière décisive cette difficulté, comme je crois y être parvenu ici, dans son esprit et en son honneur181. » M. Haar a donc raison de souligner « son admiration [sc. à Nietzsche] pour la théorie schopenhauérienne de la musique182 ». Le problème est toutefois qu’il n’y pas chez Schopenhauer de théorie de la musique, mais seulement une métaphysique de la musique, ce qui n’est pas la même chose. Autrement dit et comme on l’a vu : la musique est expliquée à partir d’une conception métaphysique fondée sur la distinction entre la volonté et la représentation. Dès lors, l’admiration de Nietzsche pour la « théorie schopenhauérienne de la musique » est en vérité une admiration (et une reprise) de la métaphysique de la musique exposée dans Le Monde comme volonté et comme représentation183. On rappellera que Nietzsche, en 1874, écrit encore que « Schopenhauer a compris le sens de la musique184 ».
89S’il y a une distinction à établir, cette distinction ne se trouve pas entre le Nietzsche de 1869 qui, nous dit-on, serait encore schopenhauérien, alors que La Naissance de la tragédie témoignerait d’une rupture vis-à-vis de Schopenhauer, mais elle se trouve bien plutôt entre La Naissance de la tragédie et Richard Wagner à Bayreuth, ouvrage à propos duquel Nietzsche, dans une lettre à Rohde du 7 octobre 1875, évoque « une nouvelle orientation ». Il est étrange que les commentateurs ne se soient pas penchés sur la question de savoir s’il n’y a pas un éloignement par rapport à Schopenhauer entre 1871 et 1876. L’ouvrage de 1876, certes, ne témoigne d’aucune distance vis-à-vis de l’œuvre et la personne de Richard Wagner. Mais, curieusement, toute l’armature conceptuelle schopenhauérienne de La Naissance de la tragédie est totalement abandonnée. Non seulement il n’y est absolument pas question d’art apollinien et d’art dionysiaque – ni, plus largement, d’Apollon et de Dionysos –, mais il n’y a nulle trace de la distinction entre le phénomène et la chose en soi, entre la représentation et la volonté. C’est comme si, désormais, la volonté n’existait plus que dans les phénomènes qu’elle fait passer les uns dans les autres. Et, déjà, ce renversement était anticipé par la troisième considération inactuelle, puisque la célébration de Schopenhauer y relève d’une certaine attitude humaine sans qu’aucun point de la doctrine du philosophe soit discuté et valorisé. Bref, si la distinction Apollon-Dionysos disparaît dans Richard Wagner à Bayreuth, c’est parce que la distinction entre le monde des apparences et la réalité vraie est abandonnée et que s’annonce ici le Nietzsche de la maturité qui pourfend toute tentative de dévaloriser le monde sensible au profit d’un au delà.
90La question n’est donc plus de savoir si Nietzsche, en 1871, est ou n’est pas schopenhauérien. Mais elle est de savoir en quoi la métaphysique de la musique proposée par Nietzsche se distingue de la métaphysique de la musique exposée par Schopenhauer. D’autant plus que, puisque Wagner publie en 1870 son Beethoven, ouvrage qui développe également une conception de la musique qui trouve son origine dans la métaphysique schopenhauérienne de la musique, la question est de savoir pourquoi Nietzsche publie à son tour La Naissance de la tragédie. Cosima Wagner, d’ailleurs, écrit deux fois dans son Journal que l’ouvrage de Nietzsche reprend et développe les idées de Richard Wagner185. Qu’est-ce que Nietzsche trouve d’important à dire pour que son ouvrage ne soit pas une simple répétition de ce qui a été développé par Schopenhauer et Wagner186 ?
IV. La « métaphysique de la musique » dans La Naissance de la tragédie
91Le problème de La Naissance de la tragédie est un problème esthétique, ainsi que le dit Nietzsche dès le début187. Cependant la compréhension véritable du problème esthétique passe par une ontologie, comme il l’écrit également aussitôt. Le problème esthétique est en effet lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque. Or ces deux impulsions (Trieb) ou mondes artistiques (Kunstwelt) sont « des forces artistiques qui jaillissent de la nature elle-même » et par lesquelles « la nature satisfait ses pulsions artistiques (Kunsttrieb)188 ». Ainsi apollinien et dionysiaque sont-ils des forces constitutives de la nature.
92Nietzsche écrit : « je me sens poussé à former la supposition métaphysique selon laquelle l’être véritable, l’un originaire, en tant qu’il est ce qui souffre éternellement et la contradiction pleine, a besoin en même temps, pour sa perpétuelle délivrance, de la vision extatique et de l’apparence délectable, – étant entendu que cette apparence dans laquelle nous sommes pris tout entiers et dont nous sommes constitués, nous sommes contraints de l’éprouver comme le véritable non-être, c’est-à-dire comme un incessant devenir dans le temps, l’espace et la causalité, ou, en d’autres termes, comme réalité empirique189. » Conformément à ce que nous avons déjà développé, pour Nietzsche, notre monde phénoménal, spatial et temporel, dans lequel chaque chose est individualisée, n’est que la « représentation190 », l’« apparence191 » engendrée par l’un originaire. Cet un originaire est encore appelé par Nietzsche « douleur192 », dans la mesure où il ne peut pas ne pas s’objectiver dans le monde phénoménal. Cette objectivation constitue son « but » et sa « délivrance193 ». Cette « victoire de l’illusion apollinienne194 » est toutefois liée à une « contradiction195 » originaire, au « mal irrémédiable dans l’essence des choses, [à] la contradiction qui est au cœur du monde196 ». Aussi devrions-nous « considérer l’état d’individuation comme la source et la cause de toute souffrance, comme quelque chose de condamnable en soi197 ». L’élément apollinien nécessairement engendré par l’élément dionysiaque finit par retourner dans ce dernier, et « l’art est ce qui représente l’espoir d’une future destruction des frontières de l’individuation et le pressentiment joyeux de l’unité restaurée198 ».
93Nietzsche distingue en conséquence de sa métaphysique deux espèces d’art qu’il oppose : l’art apollinien et l’art dionysiaque199. L’art apollinien représente200 ce qui est individualisé201 : il s’agit certes de l’art plastique (la peinture)202, mais aussi d’une large part de la poésie203. Le propre de l’art apollinien est de passer par la médiation de l’image ou du mot, lesquels symbolisent toujours quelque chose qui possède une identité204, en sorte que nous pouvons déterminer cette chose et la distinguer de ce qu’elle n’est pas. L’apollinien est lié à l’individuation, à la mesure205, à la clarté et à la distinction. Les arts apolliniens sont des symboles de symboles, puisqu’ils représentent le monde apollinien qui n’est qu’une apparence (illusion) engendrée par la volonté.
94Ce n’est pas le cas de la musique qui est le seul art dionysiaque : cette dernière « diffère par son caractère comme par son origine de tous les autres arts, parce qu’elle n’est pas, comme eux, une reproduction (Abbild) du phénomène, mais une reproduction immédiate de la volonté206. » La musique est pour Nietzsche un langage signifiant qui possède, à ce titre, un sens extra-musical. Autrement dit : le musicien ne se contente pas de manier des hauteurs et des durées, mais il exprime, par le moyen des sons, des idées extra musicales. La musique n’est pas la volonté, mais elle se manifeste comme volonté. « Le langage ne peut en aucun cas épuiser ce symbolisme du monde que nous trouvons dans la musique, parce que cette dernière se rapporte symboliquement à la contradiction et à la douleur qui sont au cœur de l’être originaire207. »
95Nietzsche condamne les auteurs qui soutiennent une conception formaliste de la musique et affirment que la musique ne consiste que dans une organisation des sons selon des lois, sans relation avec des idées extra-musicales. D’où la critique de Hanslick : si celui-ci peut soutenir une conception formaliste de la musique, essentiellement exposée dans l’ouvrage Du beau dans la musique, c’est parce qu’il reste incapable d’accéder à son contenu, affirme Nietzsche dans un fragment posthume de 1871208.
96La musique « symbolise », elle est une « reproduction209 » (Abbild) du monde. La musique exprime symboliquement l’essence de la nature210. C’est que le son, à la différence du discours conceptuel, n’est pas soumis aux lois de la logique (principe d’identité, de non contradiction). Partant, il peut symboliser ce qui est au-delà de la logique, à savoir ce que Nietzsche appelle le vouloir, la volonté originaire, la douleur primitive ou encore la contradiction211. Il peut exprimer ce qui est au-delà de toute détermination et de toute identité. Le dionysiaque correspond donc à la dissolution de l’individualité et à l’avènement de la démesure212.
97Le dionysiaque est en ce sens la réconciliation de l’homme avec la nature dans laquelle il se fond : « la nature [...] célèbre de nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l’homme ». Dans cette « harmonie universelle », chacun « fait un avec tous » – et l’on retrouve d’autant plus la communion mystique avec la nature, évoquée plus haut avec les musiciens comme Liszt ou les poètes comme Novalis, que Nietzsche ajoute : « les animaux maintenant parlent213 ».
98La Naissance de la tragédie affirme en outre que l’essence de la musique, découverte par les Grecs, s’est perdue au cours de l’histoire. C’est avec l’œuvre de Richard Wagner et Tristan – œuvre qualifiée dans Richard Wagner à Bayreuth d’« opus metaphysicum de tout art214 » – que la musique a retrouvé son essence. Pour comprendre d’abord le rapport entre l’art apollinien et l’art dionysiaque, et ensuite l’essence de la musique, il nous faut mettre en évidence les caractéristiques de l’analyse nietzschéenne du drame musical wagnérien.
99Le drame wagnérien, telle la tragédie antique, unit les deux types d’art – l’œuvre d’art wagnérienne est œuvre d’art totale, au sens non seulement où elle mêle tous les différents types d’art, mais aussi où elle établit une fusion organique entre eux, de sorte qu’ils ne restent plus artificiellement réunis au sein d’une coexistence pacifique où chacun suit son propre cours en obéissant à ses propres lois. Alors qu’il y a chez Schopenhauer une supériorité de la musique instrumentale, on remarque la priorité chez Nietzsche du drame musical et donc de la musique vocale. La question de savoir si, pour Nietzsche, la musique peut exister sans le drame, donc sans complément, est d’autant plus importante qu’elle est celle de savoir s’il y a une autonomie du dionysiaque.
100La relation, dans le drame musical, entre l’élément dionysiaque et l’élément apollinien est la même que la relation entre la volonté et le monde des phénomènes. Le monde des sons, qui « provient de la nuit215 », s’incarne dans le monde plastique – et non inversement, comme le souligne Nietzsche : « sans doute, la mystérieuse forteresse où vit le musicien communique par une passerelle avec l’espace libre des images, et le poète lyrique franchit cette passerelle, mais il est impossible de faire le chemin inverse216 ». C’est en ce sens que la tragédie naît « de l’esprit de la musique », pour reprendre le sous-titre de La Naissance de la tragédie, que Nietzsche supprimera dans la seconde édition. Ainsi les héros de Wagner naissent-ils de la musique217 (de la même façon que, dans la tragédie grecque, ce qui se passe sur scène n’est qu’une vision du chœur), de sorte que la musique ne peut jamais être un moyen218. De là une fusion organique véritable des différents arts, tous soumis à la même loi musicale originaire. Aussi y a-t-il, dans la tragédie grecque et dans le drame wagnérien, une correspondance entre le texte, l’image et la musique qui expriment le même contenu de sens, c’est-à-dire entre l’élément plastique qui n’est qu’un simple « reflet » de la musique, et « la musique [qui] est l’idée vraie du monde219 » – Nietzsche parle d’une « harmonie préétablie220 ».
101Dès lors, dans l’art total comme réunion ou fusion des différents arts, il n’y a pas égalité entre ceux-ci, mais une supériorité de la musique du fait de son caractère originaire et productif : c’est elle qui engendre les autres arts, lesquels sont donc dérivés et subordonnés221. La musique possède un contenu de sens extra-musical et elle produit l’image et le texte à titre d’exemplifications de ce contenu de sens (« la mélodie est donc l’élément premier et universel qui, pour cette raison, peut même tolérer plusieurs objectivations, dans plusieurs textes222 »). Il y a dès lors une déperdition, puisque le rapport de la musique aux autres arts est, comme dit Nietzsche en renvoyant explicitement à Schopenhauer sur ce point, celui de la règle ou de la loi (l’universel) à l’exemple (le particulier)223. De là cette affirmation : « il ne peut donc pas être question d’un rapport nécessaire entre le poème à chanter et la musique ; car les deux mondes, ici mis en rapport, celui du son et de l’image, sont trop éloignés l’un de l’autre pour pouvoir entrer dans une association qui soit autre chose qu’extérieure ; le poème à chanter n’est que symbole et a avec la musique le rapport du hiéroglyphe égyptien avec le guerrier brave en personne224. » Du coup, pour Nietzsche, ce n’est pas la musique qui imite le langage et qui se règle sur lui (Gluck), mais c’est au contraire le langage qui imite la musique (voir dans La Naissance de la tragédie l’exemple de la chanson populaire225).
102On remarquera comment, ici, Nietzsche reprend la thèse soutenue dans le Beethoven de Wagner. Dans cet ouvrage, Wagner formule l’idée suivante : de même que je peux me saisir par le sentiment intérieur comme volonté sans passer par l’intellect tourné vers l’extérieur et dont la nature objectivante conduit à la représentation226, le rêve révèle cet « autre monde » à côté du monde phénoménal qui en est l’incarnation. Car « il existe un autre monde qui n’est perceptible que par l’oreille et qui se manifeste par des sons ; ainsi il y a pour notre conscience un monde des sons à côté d’un monde de la lumière ; nous pouvons dire qu’il se comporte à l’égard de celui-ci comme le rêve en face de l’état de veille227 ». Par le rêve, nous entrons dans un contact immédiat avec la nature où la modalité de notre rapport ordinaire avec elle (espace, temps, formes de la connaissance extérieure) est abolie228. Telle est la raison pour laquelle le drame procède de la musique229 : « le musicien, en composant, tend la main au monde phénoménal230 », c’est-à-dire incarne sa musique dans des personnages et des situations particulières. Aussi la correspondance totale entre le texte et la musique, qui n’a jamais pour l’instant été atteinte – écrit pudiquement Wagner, alors que Nietzsche, lui, nommera Tristan – mais qui reste le but artistique à atteindre, est-elle possible. Non seulement le monde plastique provient du monde des sons, mais la fonction de celui-ci, dans le drame, est de « dépotentialiser » celui-là, c’est-à-dire de mettre en évidence le fait qu’il n’est qu’une illusion231. Wagner écrit, dans Beethoven – ce sont les lignes conclusives du livre –, que le monde spatial n’est qu’un symbole (Gleichniss) engendré par l’esprit de la musique (Geist der Musik) – expressions que l’on retrouve telles quelles dans La Naissance de la tragédie. C’est aussi en ce sens que, dans Sur l’expression « Musikdrama », Wagner écrit : « j’aurais volontiers qualifié mes drames d’actes de musique devenus visibles232 ».
103Il y a, semble-t-il, une petite différence entre les thèses de Nietzsche et celles de Wagner – et c’est parce que Nietzsche assume jusque dans leurs conséquences les thèses exprimées par son maître qu’il en vient à s’écarter de lui. Non seulement la procession du drame à partir de la musique fait, pour Nietzsche, qu’il ne peut pas y avoir une correspondance parfaite, puisqu’on a vu que l’« harmonie préétablie » qui existe entre les deux plans doit toutefois être entendue comme une correspondance toute extérieure (la musique possède un excédent de sens qui fait que le drame n’en est jamais qu’une interprétation qui restreint les possibles), mais surtout la musique, puisqu’elle se suffit à elle-même, n’a nulle besoin de s’incarner dans un monde visuel qui en réduit considérablement la portée. Une telle idée, si elle n’apparaît pas dans le texte publié, est toutefois formulée dans les fragments posthumes : la musique dionysiaque est une musique qui délivre pleinement son sens extra-musical, donc sa richesse infinie de signification, sans que celle-ci soit limitée par un drame visuel qui agit à la manière d’un texte-commentaire233. Wagner n’est donc pas allé assez loin parce qu’il faut « biffer le chanteur. Car le chanteur dramatique est un non sens234 ». On remarquera qu’il ne s’agit toutefois pas de retourner à la « musique pure », puisque Nietzsche ajoute dans un fragment contemporain : « l’orchestre ne suffit pas. Nous avons besoin du chœur : du chœur qui a une vision et qui décrit dans l’enthousiasme ce qu’il voit235 ».
104Nietzsche écrit que, dans la musique dionysiaque véritable, donc dans Tristan, on entendra, si l’on est un authentique musicien, « battre de tout près le cœur du vouloir universel » derrière « la misérable coque de verre de l’individualité humaine236 ». Il faut savoir écouter Tristan en authentique musicien, dépasser le texte et l’image, pour saisir « comme une immense phrase symphonique237 » dans laquelle s’exprime la volonté universelle. La question devient alors celle de savoir comment et en quoi la musique possède ce singulier pouvoir.
105L’expression musicale de l’unité originaire n’implique pas le refus de toute musique imitative qui subordonne la musique au monde phénoménal. Au contraire, elle passe par cette expression qui seule peut donner un langage – et c’est non pas seulement de Tristan, mais plus généralement de toute l’œuvre musicale de Wagner dont parle Nietzsche dans ce passage de Richard Wagner à Bayreuth – « à tout ce qui dans la nature, ne consentait pas à parler ; rien n’y saurait rester muet. Aurore, forêt, brouillard, précipices ou sommets, frisson de la nuit ou clair de lune, il [sc. Wagner] s’y plonge et prête l’oreille à leur secret désir ; eux aussi veulent une résonance238. » Certes, Le Vaisseau fantôme use de procédés figuratifs et peint, musicalement, la mer, de la même façon que la forêt murmure dans Siegfried : « Wagner fait de nombreux emprunts à la nature. On s’abandonne à l’harmonie imitative des flots du Rhin, aux scintillements du feu. On entend le tonnerre qui éclate avec les tubas au milieu des cordes. Les arpèges rendent le souffle du vent et les trilles annoncent le salut du monde. La forêt entière bruit239 ».
106Plus précisément, si la musique est le seul art dionysiaque, c’est parce qu’elle possède le pouvoir de montrer comment chaque phénomène individualisé qu’elle peint, avec ses contours clairs et distincts, finit par se dissoudre dans la volonté qui l’a engendré. Autrement dit : l’expression, par la musique, de la volonté originaire, ne va pas sans la représentation des phénomènes singuliers. C’est la raison pour laquelle la musique n’est l’expression de la volonté que pour autant qu’elle est la représentation des passions humaines. Il serait donc erroné de croire que la musique, puisqu’elle est l’art dionysiaque, exclut tout élément apollinien, et que le dionysiaque et l’apollinien soient les membres d’une alternative exclusive240. Le dionysiaque renferme de l’apollinien, mais se le subordonne (les formes individualisées se déforment) – de même que l’apollinien renferme du dionysiaque et le soumet à son pouvoir (les formes se construisent à partir du chaos). On comprend que la question de l’autonomie du dionysiaque ne se pose pas, et que la musique pourrait très bien, pour Nietzsche, ne pas pouvoir exister sans le drame sans que cela nuise au dionysiaque et nous conduise à mettre sur pied d’égalité les deux éléments. L’art dionysiaque n’est pas l’autre absolu de l’art apollinien, mais l’art dans lequel l’élément dionysiaque se subordonne l’élément apollinien, lequel trouve en lui sa loi d’engendrement – de sorte qu’on parlera d’art dionysiaque ou d’art apollinien, mais pas d’art à la fois dionysiaque et apollinien241. C’est que, en effet, le fond dionysiaque, « l’horrible tréfonds de la nature242 » est irreprésentable, et la seule manière dont on puisse connaître Dionysos, c’est par son objectivation dans les apparences apolliniennes243.
107On comprend comment Nietzsche résout le problème que rencontrait Schopenhauer et auquel il est également confronté. Il écrit en effet que la musique exprime le sentiment et qu’elle exprime l’unité originaire. Contrairement à ce qu’affirmait Schopenhauer, elle ne peut, pour Nietzsche, exprimer l’unité originaire qu’en étant expression des sentiments (et plus largement des phénomènes).
108Cela posé, on trouve chez Nietzsche une critique de la conception traditionnelle de la musique comme langage des passions. C’est d’une manière nouvelle, qui s’oppose à celle traditionnelle, que, pour Nietzsche, la musique véritable, exprime les passions humaines – et l’on va retrouver, sur ce point, toutes les thèses que Wagner a énoncées depuis Opéra et drame et mises en pratique dans ses opéras.
109L’expression musicale de la passion, jusqu’à l’opéra seria (Händel) ou l’opéra buffa (Mozart), est construite sur le style représentatif et la théorie des affetti qui apparaît en Italie à la fin du XVIe siècle – c’est Joachim Burmeister qui, en 1589, établit pour la première fois un catalogue des figures musicales dans son Hypomnematum musicae. Ce style représentatif, par lequel la musique s’émancipe du quadrivium pour être désormais subordonnée à la rhétorique, fait rigoureusement correspondre à chaque figure mélodique, harmonique et rythmique une passion particulière.
110Nietzsche observe que cette subordination de la musique à la rhétorique relève d’une intellectualisation de la musique. La musique devient une « rhétorique rationnelle de la passion244 ». La rhétorique musicale est en effet instaurée par la musique vocale, dans laquelle l’usage, donc la convention, fait progressivement correspondre à telle figure musicale telle passion. Ce n’est pas immédiatement qu’une figure musicale correspond à une passion, mais d’une manière médiate, au moyen d’une convention établie par l’intellect ou raison : l’opéra, qui trouve son origine dans une « passion pour un langage semi-musical, [...] une tendance extra esthétique », est « le produit de l’homme théorique245 ». Cette rhétorique musicale contamine la musique instrumentale elle-même, parce que l’habitude et la coutume ont pour effet que l’auditeur, même en l’absence de tout texte, finit par associer telle figure à tel sentiment.
111C’est donc à la discursivité du langage de la raison que la musique se trouve assujettie. Car c’est la raison qui, à la manière dont elle procède en assemblant des concepts fixes et figés dans des propositions, a construit un langage musical constitué de figures fixes et figées, associées ou assemblées selon les lois d’une syntaxe proprement musicale. Du coup, la rhétorique musicale propre à l’opéra néglige complètement le rythme du discours poétique246 : elle détruit le rythme du discours poétique pour assujettir celui-ci au rythme proprement musical, à la mesure et aux temps forts de la mélodie, c’est-à-dire à un découpage régulier qui relève de la raison. Cette subordination de la musique à la raison et donc à la discursivité a la conséquence suivante : la musique perd sa capacité à exprimer l’universel (« la musique est bien le véritable langage de l’universel ») et se met à exprimer le particulier247.
112Nietzsche, à la suite de Wagner, souligne que la temporalité de la musique n’est absolument pas la même que celle du discours – la musique procède selon un tempo beaucoup plus lent que lorsqu’on forme un énoncé pour y exprimer une passion : autrement dit, chanter prend beaucoup plus de temps que dire248. De plus, les accents, dans une phrase musicale, ne sont pas les mêmes que ceux du vers – même chez Gluck, et malgré le manifeste d’Alceste qui pourtant prétendait assujettir la musique à la parole, tout l’effort ne vise en vérité qu’à subordonner l’accent verbal à l’accent musical249. Wagner, expressément repris par Nietzsche sur ce point250, critique le fait qu’on subordonne le texte, dans l’opéra, à une organisation rythmique a priori héritée de la danse (ce qui est dû au rôle qu’y jouent les ballets) : « La mélodie préparée à l’avance, issue, d’après sa nature, de la danse, qui est la seule dont notre oreille moderne puisse en général concevoir l’essence, ne saurait en général s’accommoder de l’accent tonique du vers. Cet accent se montre tantôt dans tel membre du vers, tantôt dans tel autre, et ne revient jamais à la même place [...]251 ».
113Par là, c’est l’idée de drame qui a été détruite, parce que, dans la musique vocale, non seulement les accents du discours parlé sont déplacés pour correspondre aux temps forts du rythme musical, mais les gestes et les mots sont étirés, de sorte que l’opéra manque de naturel, demeure plein d’emphase et n’est en vérité qu’une caricature qui déforme les passions. Le drame musical authentique, celui inventé par Wagner et à propos duquel Nietzsche, fidèle au maître, n’emploie précisément jamais le mot « opéra », est le seul qui subordonne la musique au texte, c’est-à-dire qui transgresse volontairement les articulations rythmiques de la musique, les lois canoniques de la syntaxe musicale, pour assujettir le déploiement temporel de la mélodie au rythme de la phrase, du discours parlé, opérant par là même un déplacement des temps forts en fonction de la sonorité du mot – pour exprimer cette idée dans le langage d’Opéra et drame : c’est le drame qui doit féconder la musique252. C’est en ce sens que seul le drame musical wagnérien peut représenter d’une manière adéquate les passions humaines.
114Qu’est-ce en effet que le rythme musical ? Rythmer, c’est compter, c’est décomposer en s’appuyant sur des unités253. Le rythme organise de façon mathématique la musique en découpant la durée : non seulement chaque note possède une durée qui est calculée à partir de la division de l’unité de mesure qu’est la ronde, mais ces notes s’organisent en mesures qui ont des durées égales, qui se divisent en temps et sont soumises à la carrure. Nietzsche et Wagner critiquent la pauvreté du rythme qui subordonne la musique à des « formes rigides254 ». L’originalité dans une telle organisation rythmique qui n’est qu’un jeu mathématique de la raison consiste dans les possibilités qu’a le musicien de combiner ces cellules préexistantes. Nietzsche et Wagner en appellent à la tragédie grecque pour s’affranchir de ces lois255. C’est qu’il n’existe rien de comparable dans la musique grecque : nous savons que le rythme grec est subordonné au rythme du langage, de la phrase, et que le temps le plus court correspond à la syllabe chantée la plus brève256. La musique des Grecs n’est pas soumise à ces intervalles égaux et carrés qui caractérisent notre rythme et en font sa pauvreté257. S’il y a dans la musique grecque une égalité des mesures, il n’y a pas de barre de mesure ni de temps forts au sens que notre rythme donne à cette expression258.
115Dans l’œuvre musicale de Wagner, la volonté de lutter contre les lois qui régissent le rythme se manifeste par les modifications systématiques des rythmes et des tempi, ainsi que le remarque Nietzsche259. Wagner change systématiquement de mesure, utilisant des mesures binaires et des mesures ternaires successivement ou même simultanément, de sorte que le rythme ne devient pas seulement imprévisible, mais surtout imperceptible, parce qu’il est désormais subordonné aux modulations de la ligne mélodique, elles-mêmes soumises à l’énonciation du vers260. Tel est le rythme dionysiaque auquel Nietzsche fait allusion dans La Naissance de la tragédie261 : ce rythme se débarrasse de la fixité mathématique et de toute prévisibilité en se subordonnant au drame, au déploiement du vers poétique. La mesure et les temps forts disparaissent, les contours nettement délimités des figures rythmiques se dissolvent, dans la mesure où ils sont happés par un mouvement continu qui les frappe d’indétermination.
116La notation, propre à notre musique occidentale, exige une rationalisation et une mécanisation du rythme. La spatialisation du rythme opérée par la partition se manifeste dans les exigences immuables de la barre de mesure et du découpage mathématique des durées qui l’occupent. Cependant, il ne faut pas voir dans cette notation l’essence de la musique. Si la musique n’est que du temps à l’état pur, la partition dénature la musique en ce qu’elle opère précisément une spatialisation du temps. Par là, elle dissout ce qui caractérise le temps et le distingue de l’espace, à savoir le flux ou le devenir. S’il y a une chose que répète Wagner262 et que reprend Nietzsche263, c’est que le rythme constitue l’élément plastique (en langage wagnérien) ou apollinien (en langage nietzschéen) de la musique – autrement dit : ce qui, dans la musique, reste inessentiel et étranger à l’essence de la musique. On a jusqu’à présent pensé la musique en la subordonnant à l’art plastique : en témoignent le primat occidental de la partition, le découpage mathématique du rythme, la subordination de la musique à la danse et son assujettissement aux belles formes264. Il faut donc retrouver la temporalité pure de la musique en la libérant de cette subordination aux éléments plastiques – et, pour commencer, il faut libérer la musique de ce carcan mathématique en soumettant l’organisation rythmique à la force et à l’intensité de la dimension poétique des mots. Libérer le temps de son assujettissement à l’espace, c’est aussi libérer le sentiment, qui permet d’appréhender un tout organique, de son assujettissement à la raison qui mécanise la durée265. C’est pourquoi la libération du rythme est intimement liée à l’émancipation du langage de la tutelle de la raison. Il faut simplifier notre langage ordinaire266 et le reconduire, contre le primat du concept, à un langage originaire dans lequel ce sont les sonorités qui, par leur pouvoir suggestif, évocateur et symbolique, sont immédiatement liées à un sens affectif : c’est seulement ainsi qu’on pourra retrouver un rythme organique, dans lequel l’énoncé, raccourci, peut être appréhendé comme un tout, et qu’on pourra mettre en place un rythme véritable et continu, dans lequel les inflexions sont subordonnées au sens des mots et aux exigences de la respiration267.
117Nietzsche reprend et développe la thèse wagnérienne selon laquelle il faut revenir, en deçà de notre langage ordinaire qui s’est intellectualisé parce qu’il passe désormais par la médiation de la compréhension discursive de la raison, à un langage originaire et naturel dans lequel le mot, par sa simple sonorité, est immédiatement compréhensible par le sentiment268. Il insiste sur cette dimension de sens qui forme la « basse continue » de notre langage conceptuel : c’est par la sonorité et donc par la dimension musicale de notre langage qu’est symbolisée la volonté. La simple sonorité de la phrase, indépendamment du sens qui tient aux concepts dont elle est composée, décrit des sentiments et est immédiatement compréhensible par le sentiment269 : « tous les degrés de plaisir et de déplaisir – extériorisations d’un fondement originaire qu’on ne peut atteindre – se symbolisent dans le son émis par celui qui parle270 ». L’exemple donné par Nietzsche et Wagner, c’est celui du cri, dans lequel, par opposition à un énoncé du type « je suis effrayé par le visage de ce dragon », « l’objet du son perçu coïncide immédiatement avec le sujet du son émis : sans aucun intermédiaire du concept, nous comprenons immédiatement ce que nous dit un cri de détresse, de souffrance ou de joie271 ». Autrement dit, il y a dans le cri une coïncidence entre ce qui est exprimé et ce qui l’exprime, entre le contenu et la forme de l’expression, de sorte que le cri, pour ainsi dire, fait ce qu’il dit et dit ce qu’il fait.
118Nietzsche, donc, reprend la thèse qu’on a déjà rencontrée chez les poètes romantiques allemands : « le fondement des sons est universel et intelligible, malgré la diversité des langues. Il est à l’origine du symbolisme du geste, plus arbitraire et imparfaitement adéquat à ce qu’il signifie, et qui est la source de la diversité des langues272 ». Nietzsche oppose à notre langage ordinaire, résultat solidifié d’un processus de constitution, le langage originaire de l’humanité dont notre langage ordinaire conserve encore quelque chose. Les exemples donnés par Nietzsche – c’est-à-dire non seulement le cri, mais aussi les livrets de Wagner – nous permettent de mieux comprendre les caractéristiques de ce langage originaire. Si le mot, à l’origine, peut renvoyer à quelque chose, c’est précisément parce que le support sonore conserve quelque chose de ce à quoi il réfère. En ce sens, ce langage n’est pas conceptuel mais musical. L’homme donne un nom aux choses selon le sentiment de plaisir ou de déplaisir qu’elles produisent sur lui, et le choix même du mot, dans sa sonorité, se règle sur cet effet de la chose sur l’homme, donc sur les caractéristiques qui le frappent et lui permettent de caractériser les choses. La langue originaire, écrit Nietzsche, « ne pense encore presque rien par concepts », mais « est encore poésie, image et sentiment ».
119D’où les deux dimensions du sens. Si le sens explicite (proprement conceptuel) de la parole renvoie au monde phénoménal, sa dimension non conceptuelle, c’est-à-dire proprement musicale, renvoie à la volonté. De là, également, la possibilité de deux types de discours différents (c’est l’opposition, dans l’antiquité, de Homère et Pindare273) : mais l’expression de la volonté passe par l’annexion du langage ordinaire et de la discursivité à la musique. Le discours peut « imiter le monde des phénomènes274 », s’aligner sur le monde des apparences, ce qui est d’autant plus tentant qu’il y a un isomorphisme entre les deux ; mais il peut aussi « imiter le monde de la musique » et chercher à exprimer l’unité originaire. On remarque que Nietzsche écrit que la musique peut imiter le monde des phénomènes ou la musique (et non pas : l’un originaire ou l’essence). C’est qu’on ne peut pas atteindre l’essence du monde directement par le langage, de sorte qu’il faut passer par l’annexion du langage, inadéquat pour symboliser l’essence, à ce seul symbolisme adéquat qu’est la musique.
120Il y a dans Richard Wagner à Bayreuth un texte fondamental dans lequel Nietzsche met en évidence ce qui distingue la représentation musicale de la passion chez Wagner de celle qu’on trouve chez ses prédécesseurs275. Nietzsche y explique que, jusqu’à Beethoven et Wagner, la musique représente un ethos, c’est-à-dire un état d’âme (Stimmung), et non pas un pathos c’est-à-dire une passion. La représentation de l’ethos est celle d’un état d’âme fixe, statique et figé, alors que la représentation du pathos est la représentation du mouvement continu au sein duquel cet état d’âme se déploie. Ce qui, d’ailleurs, caractérise la musique de Beethoven, ajoute Nietzsche, c’est qu’il cherche à peindre le pathos au moyen de l’ethos. Autrement dit : il ne décrit pas le mouvement par lequel la passion passe par divers états ou moments d’une manière continue, mais il isole dans ce cours continu différents états statiques qu’il conserve à titre d’images fixes en les sortant du mouvement dans lequel elles sont prises. Autrement dit : Beethoven découpe dans le mouvement continu du pathos une succession d’instantanés qui donnent l’illusion du mouvement, sans montrer comment chaque étape, chaque instantané procède de l’étape qui précède et mène à celle qui suit276. La grandeur de Wagner, lit-on dans le même texte, c’est d’être le premier à peindre ce flux continu par lequel la passion traverse divers états. Si Wagner est le premier à donner une image musicale adéquate de la passion, c’est parce qu’il est le premier qui résout l’être dans le devenir et qui donne une représentation adéquate du mouvement et de la temporalité propre à la passion.
121Nietzsche écrit dans ce texte : « Mesurée à l’aune de la musique wagnérienne, toute musique antérieure semble rigide et timorée, comme s’il n’était pas permis de la regarder sous tous les angles, comme si elle avait honte. Wagner saisit chaque degré et chaque nuance de sentiment avec une sûreté et une précision extrêmes ». On comprend mieux pourquoi il était précédemment question d’arbitraire et de conventionnel. Dans l’aria da capo, forme musicale née du style représentatif, l’affetto est représenté par quelques traits structurels très simples, d’ordre harmonique, mélodique et rythmique, qui en figent pour ainsi dire l’essence. Nietzsche souligne dans le « fragment posthume » qui correspond à ce texte publié277 les règles fixes et figées auxquelles obéit la rhétorique musicale propre au style représentatif. Il écrit que l’ethos entrave la passion à la manière d’une « loi rigide ». Ce qui est représenté musicalement, c’est par exemple l’essence de l’amour, l’amour dans sa généralité, peint par certains traits structuraux répétés au cours de l’aria. Dans l’aria, l’amour ne bouge pas. La structure exemplaire de l’aria da capo, A B A, le signifie d’ailleurs explicitement : après le premier moment consacré à l’exposition, le deuxième moment introduit une modulation certes inédite mais prévisible, avant la réapparition du premier moment auquel s’ajoutent désormais des ornementations laissées au bon goût de l’interprète.
122Autrement dit, l’affetto musical représente une passion abstraite, épurée de son développement, puisqu’on n’assiste ni à sa naissance ni aux aventures par lesquelles cette passion passe – les « intermittences du cœur » dont parle Proust –, mais cette passion est en outre un abstrait qu’on a vidé de ses caractéristiques particulières et concrètes : l’affetto est un peu analogue à ce que la théorie empiriste de la connaissance appelle l’idée générale par opposition aux sensations concrètes.
123Si l’ethos est un moment fixe ou figé, la passion (ou pathos) possède en revanche un « développement dramatique qui lui est propre », écrit Nietzsche dans le même texte, avant d’ajouter que chaque passion impose « sa propre forme ». Partant, on ne peut aucunement assigner a priori à chaque passion une expression musicale figée, fixe et identique. Cette expression musicale se découvre a posteriori et impose au musicien qui cherche à la peindre sa forme spécifique, forme qui est toujours inédite et ne peut absolument pas être anticipée. C’est donc d’une lutte contre le système des figures de la rhétorique musicale qu’il s’agit ici. La représentation musicale d’une passion n’acquiert de légitimité que pour autant qu’elle est créée par son auteur (et non pas reprise à une tradition), et elle ne conquiert sa nécessité qu’au sein du développement dans lequel elle naît, de sorte que c’est l’acte musical qui la fait émerger et lui confère une genèse qui lui donne une nécessité.
124On comprend désormais pourquoi Nietzsche parle, chez Wagner, d’une représentation individualisée de la passion. Ce qui fonde l’individualité de la passion représentée, c’est précisément la volonté d’en représenter le flux nécessairement concret : Wagner en peint non seulement tous les moments, mais aussi la manière dont ils procèdent les uns des autres, donnant ainsi à chacun d’eux une nécessité278. C’est donc l’incarnation de la passion dans le mouvement continu par lequel elle naît, passe par divers états pour, en fin de compte, se dissoudre dans une autre passion, qui assure son caractère individuel. Nietzsche écrit encore dans le même texte à propos de Wagner : « Jamais sa musique n’est vague, faite d’ethos ; tout ce qui parle à travers elle, homme ou nature, le fait à partir d’une passion strictement individualisée ; l’orage et le feu prennent chez lui la force contraignante d’une volonté personnelle. »
125Si on lit la suite du texte de Richard Wagner à Bayreuth cité plus haut, on s’aperçoit qu’on ne peut pas en rester à cette détermination de la passion. Lorsque Nietzsche développe ce qu’il entend par l’expression musicale des passions en prenant pour exemple la neuvième symphonie de Beethoven, et qu’il évoque cette passion une qui touche successivement les rochers, les forêts, les ravins et, pour finir, l’homme dans le dernier mouvement vocal, on comprend que la passion dont il est question dans ce texte possède toujours des accents schopenhauériens. Car, pour parler rigoureusement, la passion n’est pas individuelle, mais elle s’individualise dans les êtres dans lesquels elle s’incarne – ce qui n’est pas exactement la même chose. Autrement dit, la passion, c’est la volonté schopenhauérienne, dont il était déjà question dans La Naissance, volonté s’incarnant dans des phénomènes singuliers qui finissent par revenir en elle. Le cours de la passion, dans la neuvième symphonie de Beethoven, c’est de s’individualiser dans les rochers, les forêts, puis pour finir dans l’homme : la passion, c’est donc l’unité du monde et ce qui rattache entre eux tous les phénomènes isolés et séparés par leur spatio-temporalité.
126Cette idée est confirmée par un fragment posthume de la même époque279 : « La passion aux cent têtes dans le drame, c’est l’élément de Wagner : ce qu’il ressent simultanément, ce sont les événements de l’âme dans tout un groupe. Son orchestre est l’expression des entrelacs de la passion, symbolique, infinie. » Et la chose est évidente, autant dans Richard Wagner à Bayreuth que dans l’esquisse des « fragments posthumes », lorsque Nietzsche parle de « passion individualisée, y compris la tempête et le feu », et qu’il ajoute que la nature et le feu y sont représentés comme une chose qui veut, qui désire. Au-delà de l’allusion aux personnages wagnériens Donner et Loge, il s’agit de souligner que le vouloir s’incarne dans tous les phénomènes qu’il produit, de sorte que même les êtres inanimés sont traversés, au même titre que l’homme, par un unique vouloir qui anime tous les phénomènes du monde sensible.
127Il faut désormais revenir à l’état de choses proprement musical sur lequel s’appuie cette métaphysique de la musique. Chaque figure musicale singulière représente, chez Wagner, une passion particulière, c’est-à-dire l’incarnation du vouloir dans un phénomène singulier. Non seulement cette figure n’est pas figée, statique – comme l’a souligné Pierre Boulez à la suite de Richard Strauss, qui le premier a remarqué que la musique, chez Wagner, ne se répète littéralement jamais –, mais sa singularité lui est conférée par le flux continu duquel elle émerge et dans lequel elle se dissout.
128Il faut rappeler que, chez Wagner, ce qui importe est moins le développement d’un motif que sa naissance ou encore sa provenance. On se souvient que, dans L’Or du Rhin, c’est d’un grondement sourd qui s’élève progressivement et qui avait déjà commencé avant qu’on puisse le percevoir, que surgit le thème en mi bémol majeur duquel vont à leur tour sortir, au sein d’un entrelacement inouï, tous les différents motifs dont est tissé L’Anneau du Nibelung280. En ce sens, la musique du commencement est aussi le commencement de la musique – et l’on sait comment Beethoven, dans la neuvième symphonie, avait déjà proposé quelque chose d’analogue.
129Wagner insiste sur cette idée : le musicien ne doit pas se donner ce qu’il faut établir, il ne doit pas se contenter de conserver le résultat de ses pensées musicales, par exemple ne garder que la mélodie toute faite, en gommant toutes les tentatives et toutes les esquisses par lesquelles, progressivement, la mélodie s’est formée. Au contraire, il doit présenter pour ainsi dire le « pensement » de ses pensées, c’est-à-dire le chemin qui y mène. Il doit exhiber la voie dynamique et continue par laquelle germe et éclot une idée musicale sans n’en conserver que le résultat statique. Le musicien doit mettre du mouvement dans la musique, c’est-à-dire exhiber l’émergence d’une figure musicale puis sa dissolution dans une autre figure – et ceci au sein d’un développement qui ne trouve de terme qu’à la fin de l’œuvre musicale. C’est par là, et par là seulement, qu’il confère à chaque figure une légitimité, puisqu’elle ne surgit pas arbitrairement mais d’une loi d’engendrement qui se forme sous nos yeux281.
130Dans Opéra et drame282, Wagner attribue à Beethoven un procédé dont sa propre œuvre constitue le prolongement. Avant Beethoven, le musicien ne conserve dans sa musique que le résultat du processus de constitution qui aboutit à une mélodie achevée, toujours construite selon des structures préétablies. C’est avec Beethoven que surgit la volonté d’introduire dans l’œuvre musicale le processus par lequel la mélodie s’engendre d’elle-même et selon des lois qu’elle invente au moment où elle naît283. Il s’agit donc – comme le montrent les pages qui précèdent, dans lesquelles il apparaît que « l’histoire de l’opéra à partir de Rossini n’est autre chose [...] que l’histoire de la mélodie d’opéra284 » – de montrer comment la déstructuration de la mélodie trouve son achèvement dans l’opéra dramatique wagnérien. Ainsi l’analyse nietzschéenne du rapport entre Beethoven et Wagner trouve-t-elle son origine dans les textes même de Wagner. Et c’est aussi le cas de l’idée selon laquelle toute figure particulière doit trouver sa légitimité dans un mouvement continu qui y mène. Cette idée, en effet, est énoncée par Wagner, par exemple dans la célèbre lettre à Mathilde Wesendonck du 29 octobre 1859 sur l’« art de la transition » : « Une particularité que je me suis acquise dans mon art, et dont j’ai conscience de plus en plus clairement, me détermine aussi dans ma vie. Il a toujours été dans ma nature de passer rapidement et fortement aux extrêmes d’un état d’âme [...]. Au fond, l’art véritable n’a d’autre objet que de présenter ces états suprêmes dans leurs relations : ce dont il s’agit uniquement ici, le résultat décisif, n’est dû qu’à ces oppositions tranchées. Pour l’art, cependant, naît de l’emploi matériel de ces oppositions une manière pernicieuse, qui peut dégénérer en recherche d’effets tout extérieurs [...]. Je reconnais maintenant que la particulière texture de ma musique [...], ce que mes amis considèrent comme si nouveau et si important, doit son enchaînement à la sensibilité extrêmement fine qui me dispose à concilier, à relier intimement toutes les phases de transition entre les états d’âme extrêmes. Mon art le plus subtil et le plus profond, je voudrais pouvoir l’appeler l’art de la transition, car toute mon œuvre artistique est composée de telles transitions : la brusquerie, les heurts me sont devenus antipathiques ; souvent ils sont inévitables et nécessaires, mais alors même on ne doit les employer que si l’état d’âme est assez formellement préparé à cette brusque transition pour la réclamer de lui-même. Mon chef d’œuvre dans l’art subtil de la gradation est sans doute la grande scène du deuxième acte de Tristan et Isolde285 ».
131La « représentation entrelacée des passions individuelles » refuse de dessiner nettement les contours d’une passion : ce serait la fixer et la figer, l’isoler du flux en lui conférant une détermination définitive, et par là même arrêter le mouvement, de sorte qu’on introduirait nécessairement une discontinuité par rapport à la figure qui suit et celle qui précède. Au contraire, les contours de la figure, aussitôt esquissés, ne cessent de bouger et de se dissiper, pour donner naissance à une autre figure. Voilà ce qui, d’une part, permet de conférer à une passion son caractère singulier et concret, parce qu’elle apparaît irréductible à toute autre passion, mais aussi ce qui, d’autre part, permet de la résorber dans le vouloir, puisque le processus d’identification commence par annoncer quelque chose qui va se trouver invalidé par ce qui suit, de sorte que la passion singulière, aux déterminations changeantes et mouvantes, finit par se dissoudre dans une autre figure, c’est-à-dire dans une autre passion.
132C’est seulement ainsi que la musique peut conquérir son essence, c’est-à-dire conquérir une temporalité débarrassée de toute tentation spatialisante286. Le propre du temps, ce n’est pas d’être mais de devenir : Opéra et drame distingue en effet explicitement les arts plastiques, dont l’objet est l’être, parce qu’ils sont intimement liés à l’espace, et la musique, dont l’objet est le devenir, parce qu’elle relève non pas de l’espace mais du temps287. Lorsque le musicien se donne la mélodie toute faite, comme une structure fixe et figée, il nie la spécificité de la musique et l’assimile par là aux arts plastiques. La mélodie fixe et figée est analogue à l’être présenté par les arts plastiques. Or, le propre de la musique, c’est justement de pouvoir manifester, non pas ce qui est, mais ce qui devient, donc le mouvement et la temporalité dans lesquels une idée mélodique se cherche, se dessine et surgit pour finalement se supprimer dans une autre. Aussi la musique, si elle veut donner une image véritable du temps et conquérir une vérité qu’elle seule peut exprimer, ne doit-elle pas se figer dans une détermination, mais tisser une continuité dans laquelle chaque moment laisse pressentir une détermination prise dans un devenir tel qu’on ne peut jamais anticiper ce qui va suivre à partir de ce qu’on entend. Elle dessine donc un devenir temporel continu dans lequel le temps apparaît dans sa caractéristique véritable, comme un changement incessant, comme un flux. Partant, le rythme, pour autant qu’il spatialise le temps et qu’il immobilise le devenir, reste quelque chose d’extérieur à la musique qui déforme la temporalité véritable. C’est pourquoi l’élément essentiel de la musique reste la mélodie, qui apparaît comme le devenir dans lequel advient une forme qui reste en métamorphose constante sans pouvoir trouver des contours clairs et distincts. Et l’harmonie n’est rien d’autre que l’élément qui, subordonné à l’invention mélodique dans laquelle s’exprime immédiatement l’émotion, révèle ou indique tout en nuance et d’une manière imperceptible les modifications rythmiques.
133Il faut mettre en évidence les caractéristiques proprement techniques par lesquelles Tristan et Isolde construit un tel devenir musical qui exprime la volonté dans laquelle son résorbées toutes les formes individuelles.
134En premier lieu, cette continuité musicale se manifeste dans le refus de la structure de l’opéra, c’est-à-dire la discontinuité instituée par la succession des récitatifs, des airs et des ensembles288. La « mélodie infinie » wagnérienne est précisément un flux mélodique qui ne s’interrompt pas289.
135En second lieu, Wagner construit une continuité véritable au niveau harmonique et mélodique. Dès le Prélude, l’écriture musicale est subordonnée à la mélodie.
136Cet accord, qu’on appelle l’« accord de Tristan », est en effet pensé mélodiquement (et non harmoniquement). Son indétermination tonale est due à son aspect horizontal : aussi hésite-t-il temporellement entre le mi mineur et le la mineur et participe-t-il des deux à la fois, sans qu’on puisse accorder un privilège à l’une des deux tonalités290. Cet accord n’est pas pensé harmoniquement, en fonction des lois du cadre tonal et des passages (modulations) qu’il autorise et défend, mais en fonction d’un déploiement temporel imprévisible de la ligne mélodique qui intègre des notes de passage inattendues déstabilisant la tonalité. Cette idée vaut pour Tristan dans sa totalité.
137De plus, l’écriture musicale de cet opéra est chromatique. Aussi la mélodie contient-elle systématiquement de longues appoggiatures au demi-ton qui introduisent des dissonances. Le chromatisme, qui était auparavant « un élément occasionnel dans un contexte diatonique », devient ici « le fond essentiel291 » et constitue le moyen par lequel Wagner porte « atteinte à la tonalité292 ».
138Plus largement, la musique wagnérienne cherche à instaurer une indétermination tonale systématique, en abusant des notes de passages, des appoggiatures et des modulations, de sorte que la tonalité est constamment brouillée sans que l’auditeur puisse l’identifier. Ce procédé fait de la musique, non pas une succession d’états figés et immédiatement reconnaissables (identification de la tonalité et des modulations successives), mais un pur devenir qui se transforme au sein d’un processus de détermination infini qui n’atteint aucun but, même temporaire.
139Ces procédés sont précisément ceux qui permettent de dissoudre l’individualisation et la détermination, donc l’identité. Il y a dans Tristan une instabilité tonale qui apparaît dès l’accord initial, lequel ne trouve sa résolution qu’avec l’accord parfait en si majeur qui conclut la mort d’Isolde.
140Partant, nous ne pouvons jamais identifier ni déterminer la tonalité dans laquelle nous nous trouvons. L’indétermination tonale est provoquée par les notes de passages et appoggiatures qui contreviennent à la tonalité, mais aussi par le devenir incessant qui fait que cette tonalité se transforme, donc par la dimension temporelle et mélodique dans laquelle est prise la musique. Wagner ne cesse de moduler et d’esquisser une tonalité pour passer dans une autre sans que ce mouvement infini trouve une fin.
141Nous ne pouvons donc pas fixer des moments précis à propos desquels nous pourrions dire qu’il s’y produit une modulation, c’est-à-dire que nous cessons d’être dans une tonalité pour entrer dans une autre : les modulations systématiques, les notes de passage et les appoggiatures ont pour conséquence le fait que le matériel musical est en perpétuel devenir. Wagner rejette toute stabilité ainsi que toute fixité et nous précipite dans l’indétermination et l’incertitude. Aussi y a t-il dans Tristan une véritable continuité et une véritable unité, puisque les contours s’effacent dans un flux mélodique ininterrompu (« une immense phrase symphonique ») qu’on ne peut séparer et découper en moments clairement et distinctement déterminés.
142Dans le schéma classique, la mélodie est subordonnée à l’harmonie, puisque le déploiement temporel de la ligne mélodique est pensé en fonction de la tonalité initiale qui autorise et interdit certains développements, limitant ainsi les possibles. C’est au Moyen Âge que naissent la polyphonie et la tonalité293. Aussi est-ce avec le Moyen Âge que la musique se trouve subordonnée à l’harmonie. Nous comprenons que Nietzsche puisse écrire : « [...] la musique chrétienne, dans laquelle l’harmonie, qui est le symbole véritable de la pluralité, a dominé si longtemps que la mélodie en était étouffée et a dû être redécouverte à nouveau294. » La mélodie serait-elle alors pour Nietzsche l’élément essentiel de la musique, celui qui permet d’exprimer l’un originaire ?
143Nietzsche écrit pourtant que l’harmonie correspond à l’essence du monde295. Cette thèse est schopenhauérienne. De la même façon qu’un do n’est jamais un do pur, une unité insécable, et qu’il ne saurait être sans contenir en lui la totalité des notes qu’il va engendrer (les harmoniques), la volonté ne peut être sans un éclatement analogue dans la multiplicité qu’elle engendre, donc sans cette contradiction qui constitue son essence. L’harmonie est une image immédiate de la volonté : « Dans l’harmonie, la volonté se trouve dans la pluralité, elle-même fondue en une unité296. » Cette analogie entre la volonté et l’harmonie est d’autant plus frappante que « le caractère de chaque son est un peu divergent dans les harmoniques supérieurs : ainsi le caractère de chaque être individuel est-il un peu divergent par rapport à l’être total297. » Nietzsche fait ici allusion au fait que, lorsque je produis un son, l’harmonique qui surgit en septième position (la septième) présente une perturbation singulière. En partant du sol par exemple, la septième est la sous-tonique, c’est-à-dire le fa ; or ce dernier apparaît comme étant dissonant, au sens où il est trop bas et diffère de la série. Aussi comprenons-nous en quel sens l’harmonie est une image de la volonté – ainsi que le sens esthétique de la septième. De la même façon qu’un son engendre une multiplicité de sons dans lesquels il éclate et qu’il ne peut unifier (puisque la septième est dissonante), la volonté engendre le monde phénoménal et perd son unité dans la multiplicité des individus qu’elle produit, chaque individu apparaissant de la même façon comme une « dissonance298 » par rapport à la volonté originaire. Les êtres du monde phénoménal retournent toutefois se fondre dans la volonté (voir les dernières paroles d’Isolde, citées par Nietzsche), de la même manière que l’« accord de Tristan » trouve sa résolution dans l’accord parfait en si majeur qui conclut l’opéra299.
144C’est encore en ce sens que Nietzsche écrit : « Rythmique et harmonie sont les parties principales, la mélodie n’est qu’une abréviation de l’harmonie300. » Ce privilège de l’harmonie est encore corroboré par le fait que l’harmonie apparaît à Nietzsche comme la caractéristique essentielle de la musique hellénique, dans laquelle apparaît pour la première fois l’essence de la musique. C’est en revanche chez les modernes que surgit le primat de la mélodie qui va de pair avec la séparation des arts301.
145Cette thèse ne s’accorde cependant pas avec ce que nous trouvons dans La Naissance de la tragédie. Nietzsche y écrit en effet que « la mélodie est [...] l’élément premier et universel302. » L’harmonie, « symbole de la pluralité », doit donc être soumise à la mélodie. Ces deux dimensions de la musique, bien qu’elles soient impliquées l’une par l’autre, combattent l’une contre l’autre, en sorte que l’une des deux doit se subordonner l’autre303. Nous savons que, pour Nietzsche, l’essence de la musique ne s’est pleinement réalisée que deux fois au cours de l’histoire : la première fois avec les Grecs, la seconde fois avec le Tristan de Richard Wagner. Or la musique grecque est caractérisée, dans La Naissance de la tragédie, comme une musique où la mélodie se soumet une harmonie quasi-inexistante304. Ce jugement concorde avec celui des historiens de la musique : la musique grecque est essentiellement mélodique, parce qu’elle est modale et non tonale305.
146Nous trouvons donc chez Nietzsche une hésitation sur la question de savoir lequel des deux éléments, mélodie ou harmonie, est l’élément principal qui doit se subordonner l’autre. La thèse affirmant le primat de la mélodie est néanmoins corroborée par les analyses précédentes. Au lieu de soumettre le développement de la mélodie à des exigences harmoniques immuables qui sont fixées dès le début, c’est au contraire l’harmonie qui se trouve soumise au développement temporel et imprévisible de la mélodie. Si le diatonisme est lié au calme, au repos, donc au statisme, le chromatisme de Tristan est lié à la tension, à l’attente et l’angoisse306, et par conséquent au développement temporel de la mélodie.
147L’analyse que Nietzsche donne du Tristan confirme cette thèse. Nietzsche souligne « l’indépendance des lignes mélodiques qui se meuvent » et leur lien avec les « modulations de l’harmonie qui accompagnent délicatement307 » le drame. Si les lignes mélodiques sont indépendantes, c’est parce qu’elles ne sont pas soumises à une harmonie qui serait fixée au préalable, en sorte que cette harmonie est bien plutôt leur conséquence. L’« accord de Tristan » dont nous avons déjà parlé illustre cette idée. Nous y trouvons en effet deux lignes mélodiques indépendantes : d’une part le thème de Tristan qui est en la mineur (sol #, la, la #, si), d’autre part le thème d’Isolde qui est en mi mineur (la, fa, mi, ré #, ré)308. Aussi l’accord et donc l’harmonie sont-ils subordonnés au développement horizontal de deux lignes mélodiques indépendantes qui créent l’indétermination et le caractère étrange de cet accord. Nous avons affirmé plus haut que l’harmonie exprime l’essence du monde au sens où elle est une image du mouvement par lequel l’unité engendre une pluralité qui retourne se fondre en elle. La résolution de l’« accord de Tristan » est toutefois temporelle : si l’harmonie est multiplicité, la résorption de la multiplicité dans l’unité ne peut advenir qu’au sein d’un développement mélodique ayant pour fonction d’établir l’unité (« un domaine où la dissonance aussi bien que le spectacle terrifiant de l’univers se résolvent en accords délicieux »).
148C’est, de plus, la thèse des écrits de Wagner sur la musique, qui témoignent sur ce point d’une cohérence totale. La mélodie est pour ainsi dire l’objectivation de la musique, l’effectuation, c’est-à-dire l’incorporation ou l’incarnation dans l’espace et le temps, donc dans le devenir temporel, de simples possibilités inscrites dans les lois abstraites de l’harmonie et du rythme. On lit dans Beethoven que la mélodie est « la forme capitale de la musique » – alors que l’harmonie, certes « élément essentiel de la musique », n’appartient ni au temps ni à l’espace309. Déjà, Wagner écrivait dans Opéra et drame : « de même que l’intérieur est le fondement et la condition de l’extérieur, mais ne se manifeste et ne se détermine que dans l’extérieur, l’harmonie et le rythme sont bien les organes producteurs, mais seule la mélodie est la forme effective (wirkliche Gestalt) de la musique même. L’harmonie et le rythme sont le sang, la chair, les nerfs et les os et tous les viscères qui restent cachés à l’œil observant l’homme fini, vivant – alors que la mélodie est cet homme fini même, tel qu’il se présente à nos yeux. [...] Ainsi la mélodie est-elle l’expression la plus complète de l’essence véritable de la musique310. »
149Nietzsche affirme le primat de l’harmonie dans des textes de 1869 (et plus particulièrement dans la conférence intitulée « La conception dionysiaque du monde »). Dans l’un d’eux, il affirme également le primat du rythme ; mais La Naissance de la tragédie qualifie explicitement le rythme d’élément apollinien qui ne fait pas partie de l’essence de la musique311. Dans un autre de ces textes, Nietzsche ajoute que l’harmonie est la caractéristique de la musique grecque, thèse qui va encore à l’encontre de qu’il écrit dans La Naissance de la tragédie.
150Pour toutes ces raisons, nous soutenons que la mélodie est pour Nietzsche, en 1872, l’élément essentiel de la musique312.
V. Manfred meditation
151Nietzsche ne se contente pas de parler de la musique, il compose, juste après avoir écrit La Naissance de la tragédie, une pièce pour piano quatre mains intitulée Manfred Meditation313. Si Nietzsche philosophe est wagnérien, est-ce également le cas de l’auteur de Manfred Meditation ? C.-P. Janz répond par la négative et affirme que, même lorsque le philosophe Nietzsche était wagnérien, ce n’était pas le cas du musicien Nietzsche. Or l’examen de cette oeuvre nous permettra de montrer que ce n’est pas le cas, et que la Manfred Meditation est indubitablement écrite dans le style de la musique wagnérienne ; il nous permettra, en outre, d’approfondir et de mieux comprendre les procédés musicaux qui permettent à la musique d’être un art dionysiaque.
152La question de savoir si nous pouvons prendre Manfred au sérieux reste aporétique si nous considérons les textes de Nietzsche lui-même. L’anecdote est connue. Nietzsche envoie la partition de Manfred à Hans von Bülow le 20 juillet 1872. Ce dernier lui répond le 24 juillet de la même année et lui demande si c’est en toute conscience qu’il a ainsi méprisé les règles élémentaires de la composition. Il ajoute que Manfred n’a pas d’autre valeur esthétique que celle d’un crime dans l’ordre moral. Si Nietzsche, amateur éclairé face au musicien de métier qu’est H. von Bülow, nie alors honteusement toute valeur à cette composition dans une nouvelle lettre qu’il lui écrit le 29 octobre 1872, et affirme qu’elle relève d’une « si barbare frénésie, mélange de provocation et d’ironie314 », nous ne pouvons cependant nous appuyer sur ce fait pour écarter cette pièce et la juger insignifiante. C’est seulement après le jugement négatif porté par von Bülow, en outre seulement pendant un certain temps, que Nietzsche déprécie lui-même Manfred315. De plus, la question de la valeur musicale de la pièce de Nietzsche n’est pas exactement la nôtre. Ce qui nous importe est la chose suivante : la composition de cette pièce doit bien correspondre à un besoin ou à une nécessité chez Nietzsche – sinon pourquoi l’aurait-il écrite ? Elle doit révéler ce dont le musicien est capable. Davantage, et pour employer le vocabulaire du philosophe Nietzsche : c’est par ce que fait un homme que nous pouvons connaître ce qu’il peut. Laissons donc de côté les arrière-pensées et les intentions sur lesquelles il est toujours possible de conjecturer.
153Nietzsche n’intitule pas sa pièce « sonate pour piano à quatre mains », mais Manfred Meditation. Non seulement cette pièce est ainsi libérée de l’assujettissement à une forme musicale, mais son titre, tel un « programme », nous prévient qu’elle est également libérée de la soumission à une structure musicale prévisible, étant donné qu’elle est organisée autour de ce thème unificateur : une méditation sur Manfred de Byron. Cette double caractéristique est propre au XIXe siècle musical qui se débarrasse du joug des lois auxquelles la musique a été subordonnée jusque-là.
154Les textes de Nietzsche nous laissent penser qu’il a voulu composer dans le style de la musique de l’avenir, c’est-à-dire dans le style wagnérien. Ainsi Nietzsche écrit-il le 29 avril 1872 à E. W. Fritzsch, à qui il envoie cette pièce en prétendant qu’elle a été composée par un de ses amis anglais, que Manfred Meditation est la preuve des puissants échos qu’a déjà éveillé Wagner en Angleterre316.
155Quelles sont les caractéristiques de cette pièce de Nietzsche ?
156L’instauration du climat avec lequel commence Manfred contient quasiment une citation de Tristan et Isolde. Le célèbre Sehnsucht-Motiv de Tristan est en effet composé de quatre notes qui forment une progression chromatique : sol #, la, la #, si. Or le début de Manfred contient également quatre notes qui forment une progression chromatique et qui donnent une même impression de Sehnsucht : la b, la bécarre, si b, si bécarre. Il s’agit donc de motifs qui sont enharmoniques et qui sont donc, au clavier, littéralement les mêmes.
157Manfred privilégie l’indétermination tonale et porte atteinte à la tonalité par les mêmes moyens que Tristan. Dès les premières mesures, Nietzsche utilise cet « effet » consistant à insérer des notes de passages qui déstructurent la stabilité tonale. D’après l’armature, nous pourrions être en sol majeur ou en mi mineur. La profusion de sol dans la première mesure pourrait nous faire pencher pour le sol majeur. Il y a bien cependant une indétermination tonale, puisque le sol peut être compris comme la médiante de mi mineur. S’il semble que nous sommes en mi mineur, c’est parce que cette tonalité s’installe explicitement dès la mesure 3, grâce au ré # qui est la note sensible de cette tonalité.
158Cette caractéristique apparaît dans l’ensemble de cette oeuvre musicale : nous ne pouvons jamais déterminer immédiatement et aisément la tonalité dans laquelle nous sommes, parce qu’elle est constamment brouillée par des notes de passage. Les accords constitutifs de la tonalité de la mélodie sont toujours difficilement repérables.
159La déstabilisation de la tonalité est également produite par l’utilisation fréquente de glissements chromatiques, autant dans la mélodie que dans l’harmonie. La mesure 39 est représentative de cette tendance : elle installe à nouveau le climat du commencement par des glissements chromatiques qui créent une nouvelle fois un sentiment d’attente par l’indétermination tonale qu’ils introduisent. Nous pouvons également observer les mesures 290-291, où l’utilisation du chromatisme n’est pas sans évoquer le duo d’amour du second acte de Tristan. Comme dans l’accord de Tristan, la mélodie se déplace sur des intervalles chromatiques et la tonalité reste indéterminée317. Le premier accord est un accord de septième mineure du deuxième degré de sol (mesure 290), le second est un accord renversé de quinte diminuée du septième degré de si mineur ou majeur. Cela posé, le ré # gêne la tonalité dans la première mesure, ce qui est également le cas du fa bécarre dans la seconde mesure. Si nous considérons le ré # comme une note réelle et non accidentelle, nous pourrions être en mi mineur (ou dans sept autres tons). Dans la seconde mesure, le fa bécarre ne peut être considéré comme une note réelle, en sorte que nous sommes nécessairement en si. Ce fa introduit cependant une dissonance étrange et annonce la tonalité de si b majeur qui s’installe dans les mesures 292-293.
160Les modulations systématiques de Manfred ont également pour but d’accentuer l’indétermination tonale. Il n’y a pas dans cette oeuvre de tonalité principale, c’est-à-dire d’organisation tonale autour d’une tonalité centrale : la pièce, qui s’ouvre en mi mineur, se conclut en do mineur. Manfred passe d’une tonalité à une autre sans que ce processus trouve, sinon un terme, du moins un repos momentané.
161C’est le cas par exemple à partir de la mesure 31, où Nietzsche passe en ré majeur, après un long passage en mi mineur qu’il étire par des notes de passage (mesures 27 à 30), sans nous donner la résolution que nous fait attendre la pédale de dominante (mesures 22 à 26) que nous retrouvons à la mesure 30. Cette tonalité n’est toutefois qu’une tonalité de passage, puisque Nietzsche nous entraîne vers quelque chose d’énigmatique : le sol #, le la #, le do bécarre et le fa bécarre de la mesure 32 impliquent que nous sommes sortis du ré majeur. Nietzsche nous précipite dans l’indétermination : il semble s’agir d’un accord de septième de dominante de la majeur ou mineur, puisque nous avons mi, sol #, si, ré (seule cette hypothèse donne une intelligibilité à la mesure). Cette mesure nous donne l’impression étrange d’être suspendu : nous sommes en suspens sur la dominante, mais sans pouvoir savoir s’il s’agit de la mineur ou de la majeur (Nietzsche introduit en outre des notes étrangères). Cette indétermination s’épaissit avec la mesure 33 qui semble nous amener sur le mi mineur : le sol # devient bécarre dans la mesure 34 et nous trouvons cette note de basse qui est le mi. Il est certain que, dans la mesure 34, le premier temps est basé sur l’accord à l’état renversé de septième diminuée – le septième degré de si mineur ; cependant le si mineur n’est plus certain dès la seconde mesure, puisque l’accord sol, ré #, mi, sol nous laisse penser que nous sommes en mi mineur.
162Non seulement Nietzsche ne cesse de troubler les tonalités, mais il utilise même la bitonalité de la mesure 180 à la mesure 183 : la partie écrite en clé de fa soutient par des accords de fa la mélodie de la partie écrite en clé de sol qui est en do majeur.
163Cette incertitude tonale qui organise Manfred Meditation nous permet de rattacher Nietzsche à Wagner plutôt qu’à Schumann. Nietzsche s’est vanté beaucoup plus tard d’avoir écrit une « contre-ouverture du Manfred de Schumann318 ». Si nous examinons l’ouverture de Schumann, nous nous apercevons qu’elle part du mi bémol pour y revenir à la fin : il y a donc une tonalité principale par rapport à laquelle sont pensées les différentes modulations, lesquelles sont toujours claires et aisément déterminables. L’utilisation du chromatisme et des notes de passage, déstabilisant la tonalité ainsi que les modulations systématiques et imprévisibles, nous permet de rattacher Manfred Meditation au Tristan de Wagner, dans lequel nous trouvons précisément les mêmes procédés.
164Dans un schéma musical que nous pouvons appeler « classique », il y a un rapport absolu dominante-tonique qui crée un rapport de quinte en quinte (et la basse fait l’harmonie, n’intégrant que des notes constitutives de la tonalité). Ce rapport de quinte en quinte interdit certains enchaînements mélodiques, sauf lorsqu’une rupture surgit – mais un musicien « classique » se défend d’abuser de la rupture, ce que font au contraire systématiquement Nietzsche et Wagner. Cette rupture se manifeste dans Manfred par l’utilisation systématique de la cadence rompue.
165Dans sa lettre à Rohde du 11 novembre 1869, Nietzsche cite un accord du Manfred de Schumann qui est un accord de septième diminuée :
166L’analyse de Manfred Meditation révèle que Nietzsche a une prédilection pour les accords de septième diminuée et plus largement pour les accords diminués. Ce point est très important. Avec un accord de septième diminuée, nous pouvons nous diriger vers huit tons – alors qu’avec un accord de dominante nous ne pouvons aller que dans deux tons. L’accord de septième diminuée n’est certes pas nouveau ; nous pouvons par exemple en trouver dans l’œuvre de Mozart. Cependant, Mozart s’en sert uniquement comme rupture et pour un usage dramatique. L’accord de septième diminuée lui sert à attirer l’attention et à créer une tension. Aussi n’en fait-il aucun usage systématique. Dans l’œuvre de Nietzsche et de Wagner, nous trouvons au contraire une utilisation systématique de la septième diminuée, dans la mesure où cette dernière sert à instaurer une imprévisibilité et une instabilité constantes. Étant donné que la septième diminuée permet des modulations dans huit tons, elle est le signe que tout est toujours possible, et elle introduit une indétermination liée à un devenir où ce qui surgit reste toujours imprévisible. L’accord de septième diminuée est le type même de l’« accord incertain », dans la mesure où il est « multitonal319 ». Il correspond à une nouvelle esthétique où la mélodie n’est plus assujettie à des interdits harmoniques. C’est donc bien au développement temporel et inattendu de la phrase mélodique qu’est soumise la dimension harmonique.
167C’est là, nous semble-t-il, que se trouve la différence essentielle entre Wagner et Nietzsche d’un côté, et Schumann de l’autre. Les deux premiers nourrissent leur oeuvre de modulations systématiques. Le dernier, au contraire, rompt certes, mais il reste un moment dans le paysage harmonique qu’il instaure. Ce n’est pas l’instabilité par elle-même qui l’intéresse, ainsi qu’en témoignent les grands moments de stabilité.
168Nietzsche a également une prédilection pour les pédales de dominante. La pédale de dominante crée une tension qui appelle une résolution : mais Nietzsche ne nous donne jamais cette résolution ! On sait que Schumann termine l’une de ses Kinderszenen par un accord de dominante, assumant ainsi l’irrésolution constitutive d’une telle fin. Dans Manfred, Nietzsche esquive toujours la résolution, sans qu’on ait pour autant l’impression qu’il assume cette irrésolution.
169Le passage qui commence à la mesure 288 en constitue un exemple frappant. Nietzsche passe d’une étape qui ne trouve pas de résolution à une autre pour revenir finalement au point de départ. Il traverse plusieurs états de tension, successivement si bémol majeur (par une pédale de dominante), sol bémol majeur (par une septième de dominante), ré mineur (par une septième mineure et une quinte diminuée du deuxième degré), si bémol majeur, ré majeur, sol mineur, ré mineur (par une septième diminuée), si mineur (par une septième de dominante), puis il aboutit à la pédale de dominante de si bémol majeur, nous laissant aussi insatisfaits qu’au départ.
170En ce qui concerne la carrure, Nietzsche n’est guère wagnérien. Si Wagner a fait un sort à la carrure, il faut souligner que Manfred utilise des figures que nous pouvons très facilement identifier et qui témoignent d’un véritable métier de compositeur (ainsi l’instauration du climat qui ouvre la pièce a-t-elle une carrure de 6 mesures ; ou bien les mesures 134-137 ont-elles l’ordonnance suivante : une mesure, une mesure, deux mesures). De plus, l’ordonnance des valeurs des notes au sein des mesures est très claire. Il y a en général dans Manfred une structure ternaire. Les passages relevant du quatre temps (mesure 236 par exemple) ou du deux temps (mesure 243) sont relativement rares. Nous trouvons dans la pièce de Nietzsche des ruptures de temps, mais qui ne sont pas données explicitement comme telles : ainsi est-ce le cas dans la mesure 11, où Nietzsche expose un thème dont le rythme est à quatre temps, mais au sein d’une structure à trois temps. Il y a au moins trois passages qui témoignent d’une tentative pour rompre, au sein d’une structure ternaire, l’unité de la mesure à trois temps, en détruisant le point d’appui sur le temps fort. Notons enfin une dernière originalité rythmique : Nietzsche utilise l’hémiole (voir par exemple les mesures 40-50), procédé rythmique qui consiste à transformer deux mesures à trois temps en une grande mesure à trois temps, ce qui déplace les temps forts. Ce procédé introduit une déstabilisation rythmique et nous permet à nouveau de rapprocher Nietzsche de Wagner, dans la mesure où ce dernier ne cesse d’insister sur la nécessité d’en finir avec la tyrannie de la barre de mesure.
171Comment expliquer le jugement porté par Hans von Bülow sur Manfred ? Il y a bien dans cette pièce des modulations qui semblent étranges parce qu’elles transgressent les lois de l’harmonie classique. Davantage, Nietzsche abuse des sauts, des discontinuités musicales, autant au niveau des modulations que des variations dynamiques320. Ces discontinuités musicales ne sont-elles pas néanmoins typiquement romantiques ?
172Nous devons cependant remarquer certains « heurts » dont il est peu probable que Nietzsche les ait voulus consciemment, dans le but tout à fait romantique d’enfreindre les règles d’école. Ainsi est-ce le cas de l’enchaînement du dernier temps de la mesure 316 au premier temps de la mesure 317. Nous y trouvons en effet un accord de sixte et de quarte du premier degré de do mineur, qui est enchaîné avec l’accord, à l’état fondamental, du premier degré de do mineur. Il est difficile de ne pas voir dans un tel enchaînement harmonique une « erreur », mais il est aussi difficile de trouver d’autres exemples de tels enchaînements dans Manfred : aussi surprenantes que soient les discontinuités du discours musical nietzschéen, elles ne répugnent pas pour autant aux lois de l’harmonie. Nous trouvons certes des modulations qui sont peu utilisées au moment où Nietzsche compose. Ainsi Nietzsche passe-t-il par exemple d’une pédale de dominante de mi mineur en ré majeur (mesures 30-31) : le do # se résout par un accord de premier degré de ré majeur (accord de tonique). Si un tel passage est relativement rare dans les années 1870, il n’en est pas moins conforme aux règles de l’harmonie et fait par ailleurs un bel effet.
173Manfred témoigne d’une connaissance indéniable des règles de la composition. Tous les enchaînements sont calculés et réfléchis, et non hasardeux, bien qu’ils restent imprévisibles. Aussi ne pouvons-nous y voir un simple déversement de bile et devons-nous prendre cette pièce au sérieux. Nous n’arrivons pas à expliquer le jugement de Bülow autrement qu’en soulignant qu’il n’y a pas, dans Manfred, une organisation formelle qui sous-tende et unifie les différents moments qui restent épars, de la même façon qu’il n’y a pas non plus de schéma tonal général qui unisse les différentes modulations. Manfred est une pièce pleine d’idées ponctuelles intéressantes, qui répugnent très rarement aux règles de l’harmonie, dont les moments sont relativement discontinus et imprévisibles, mais qui manque d’une unité véritable321. Peut-être est-ce en cela que Nietzsche n’est pas ce qu’on appelle un grand compositeur.
VI. Nietzsche, Schopenhauer et Wagner
174Quel est le rapport entre la métaphysique de la musique développée par Schopenhauer et la métaphysique de la musique proposée par Nietzsche ?
175En premier lieu, Nietzsche conserve intégralement la métaphysique de Schopenhauer. Mais ce n’est pas de la même façon que, pour les deux philosophes, la musique exprime la volonté. C’est qu’ils n’ont pas tous les deux la même conception de la musique ni les mêmes goûts musicaux. Rapportons-nous à l’unique exemple musical donné par Schopenhauer, dans le Supplément au livre troisième :
176A. Fauconnet a admirablement analysé cet exemple, et il insiste sur la construction stable, tant au niveau rythmique qu’au niveau harmonique, de la musique selon Schopenhauer. Le rythme doit être régulier, puisque « le retour à la tonique doit s’effectuer après un nombre égal de mesures et toujours sur un temps fort, pour qu’il y ait satisfaction complète ». De plus, « les mélodies qu’il [sc. Schopenhauer] admire concluent toutes [...] soit par la cadence parfaite, soit par une demi-cadence [...]. Mais la cadence ouverte, le développement chromatique et surtout la cadence évitée, qui consiste à faire suivre l’accord de dominante d’un autre accord déterminant ou préparant une modulation, eussent sans doute froissé son oreille322 ».
177Alors que Schopenhauer conçoit l’essence de la musique conformément à l’idéal classique, Nietzsche la pense par rapport à la conception romantique. Outre que Nietzsche pense la musique à l’aune, non plus de la musique instrumentale à l’instar de Schopenhauer, mais de la musique vocale, il confère, par opposition à Schopenhauer, une supériorité à la musique qui privilégie l’indétermination tonale et dans laquelle la résolution des tensions est systématiquement esquivée. Seule cette indétermination permet à la musique d’être l’expression de la volonté et, partant, d’être un véritable art dionysiaque. Cette indétermination n’est certes pas absolue, de même que la tension finit par trouver sa résolution.
178L’analyse de Tristan, mais aussi celle de Manfred Meditation, pièce qui s’est révélée être une illustration de la conception développée dans La Naissance de la tragédie, nous ont permis de mieux comprendre les caractéristiques de la musique dionysiaque et leur sens esthétique et philosophique.
179Nietzsche fait l’apologie d’une musique dans laquelle les figures mélodiques, harmoniques et rythmiques perdent leur contour et leur distinction dans un flux continu et unitaire qui les frappe d’indétermination. Seule cette indétermination permet à la musique d’être l’expression de la volonté, donc d’être un véritable art dionysiaque. Cette indétermination n’est certes pas absolue. Ce n’est pas d’une indétermination, mais d’une détermination qui devient sans cesse et se transforme dans un mouvement imprévisible qu’il faudrait parler.
180Le temps apparaît ici dans son pouvoir créateur. L’être fixe et figé, susceptible d’être identifié et déterminé, se dissout dans le devenir où il se modifie systématiquement et perd cette identité et détermination dans une figure nouvelle qui disparaît à son tour dans un mouvement sans fin. C’est donc le temps qui fait se dissoudre l’être dans l’indétermination et le chaos. Tout ce qui est n’est en fait qu’un apparaître dont les contours, aussitôt qu’ils sont esquissés, disparaissent dans des contours nouveaux qui surgissent et s’évanouissent.
181On ne dira pas, sous prétexte que, dans la musique, la volonté n’est pas ailleurs que dans le flux mélodique temporel qui détruit les contours nets et précis de chaque figure rythmique ou de chaque paysage harmonique, que cette volonté (l’unité) n’est pas derrière les phénomènes, dans un quelconque arrière-monde, mais qu’elle se trouve dans la liaison des phénomènes et qu’elle apparaît dans leur résorption au sein d’un flux unitaire. Si, certes, l’unité (la volonté) n’est ici pas ailleurs que dans la continuité tissée par le musicien entre les différentes figures, si elle se trouve seulement dans l’indétermination qui affecte chaque figure déterminée et la rattache aux autres, la musique n’est que la manifestation sensible, c’est-à-dire phénoménale et donc temporelle, d’une volonté qui est antérieure à tout phénomène. Nietzsche, on l’a dit, n’utilise jamais le terme de Vorstellung (représentation) mais toujours celui d’Ausdruck (expression). La musique ne fait qu’exprimer dans le langage musical qui est temporel la liaison de l’un originaire intemporel et du divers phénoménal temporel : puisqu’il ne s’agit toutefois pas d’une représentation et qu’il n’est pas nécessaire que l’exprimant ressemble à l’exprimé, la volonté n’est pas temporelle et spatiale. Le rapport d’expression est, exactement comme chez Schopenhauer, une simple analogie de structure : c’est le rapport de l’un au multiple qui est le même dans les deux cas.
182En deuxième lieu, pour Schopenhauer, la musique est constitutivement expression de la volonté, parce que le propre de la musique tonale, ainsi qu’on l’a vu, est d’être à la fois unité et multiplicité. Peu importe que la musique s’incarne dans des œuvres instrumentales comme la sonate ou la symphonie ou dans des œuvres vocales comme l’opéra, qu’elle se fasse musique polyphonique ou bien même qu’elle imite des événements naturels – bien que Schopenhauer critique ces deux dernières possibilités. Le rapport de l’un au multiple est, dans l’harmonie, inhérent à la musique, de sorte qu’elle est et reste reproduction de la volonté323. Ce n’est pas le cas pour Nietzsche, qui affirme que toute musique n’est pas nécessairement expression de l’un originaire. L’essence de la musique s’est perdue dans une musique dénaturée, devenue art apollinien, entre les deux pôles qui fixent sa naissance et sa renaissance.
183De là le rapport différent de ces deux auteurs à l’histoire de la musique. Pour Schopenhauer, il s’agit de découvrir l’essence de la musique comme si la musique n’avait pas d’histoire et comme si elle avait toujours été ce qu’on entend à Berlin, à Dresde ou à Weimar à la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est pas le cas de Nietzsche, plus sensible à l’histoire de la musique, d’abord du fait de sa formation de philologue, ensuite grâce à l’influence de Richard Wagner et de ses écrits. Cela posé, si Nietzsche prend en compte la dimension historique dans laquelle la musique s’est constituée, c’est paradoxalement pour mieux la nier ! En effet, les différences historiques ne sont que des incarnations plus ou moins réussies d’une unique essence de la musique qui ne trouve sa pleine réalisation qu’au commencement et à la fin. De sorte que, pour lui, l’histoire n’est pas créatrice, mais simplement le lieu où s’incarne cette essence de la musique qui en est indépendante324.
184En troisième lieu, la conception nietzschéenne du rapport entre la musique (et plus largement l’art) et la philosophie semble, contrairement à ce qu’on trouve chez Schopenhauer, typiquement romantique. On a souligné que chez Nietzsche, le privilège accordé à la musique vocale n’exclut pas la subordination du texte à la musique, puisque le texte n’est, tout comme les personnages incarnés sur la scène, qu’une illusion apollinienne engendrée par la musique. Si Nietzsche toutefois ne revient pas à la conception schopenhauérienne, c’est parce que, pour celle-ci, le rapport du texte à la musique reste arbitraire et conventionnel, ce qui n’est pas le cas pour Nietzsche, ainsi qu’on l’a vu. Mieux, puisque le vrai langage, que le langage originaire est, non pas discours conceptuel constitué de concepts distincts et figés (dimension apollinienne), mais musique fluide et mouvante (dimension dionysiaque), n’est-ce pas à la musique que revient légitimement la prétention du discours philosophique de dire adéquatement l’essence du monde ? Comment le discours conceptuel peut-il énoncer la vérité sans la déformer ? Tout au plus, peut-il, s’il suit une inspiration musicale qui équivaut à une connaissance non discursive, suggérer ce qu’il ne saurait exprimer d’une manière adéquate. La pensée, de même que la tragédie, naît de l’esprit de la musique : « naissance de la pensée à partir de la musique », lit-on dans un fragment posthume325. Aussi la véritable philosophie, c’est-à-dire la forme de connaissance la plus élevée, se trouve-telle dans le Tristan de Richard Wagner – d’où, chez Nietzsche et comme on l’a déjà dit, l’expression d’« art vrai » à propos de l’œuvre wagnérienne : Wagner, écrit Nietzsche dans Richard Wagner à Bayreuth, sait « philosopher avec les sons326 ». Comme l’écrit Wagner dans Beethoven, l’intelligibilité du monde ne peut être comprise que par « l’esprit de la musique » (le musicien « exprime la vérité la plus haute dans une langue que la raison ne comprend pas »). Le discours conceptuel peut toujours chercher à traduire la vérité exprimée par le drame musical : reste que seul celui qui entretient avec les choses des relations musicales pourra comprendre ce que j’écris, dit Nietzsche327. Nietzsche, certes, distingue deux types de connaissance, la science et la sagesse, l’« optimisme théorique328 », dont la première figure est Socrate, et la « connaissance tragique329 », dont il s’érige précisément en représentant avec La Naissance de la tragédie. Aussi est-il possible d’inaugurer une philosophie qui ne tombe pas dans les rets de la science et de la tradition socratique. Mais cette philosophie, la philosophie dionysiaque, ne peut précisément s’instaurer que sur le fond d’un type de connaissance qui ne relève pas de la discursivité conceptuelle, par laquelle passe nécessairement le discours du philosophe et donc La Naissance de la tragédie, mais par une inspiration musicale !
185La Naissance de la tragédie affirme explicitement la subordination de l’image et du concept au son c’est-à-dire à la musique. Aussi la véritable pensée, la pensée du monde qui en saisit véritablement l’essence, ne peut-elle être que musicale330. L’expression conceptuelle de cette compréhension musicale du monde ne peut être qu’inadéquate – de même que, comme l’écrit Schopenhauer dans un texte cité par Nietzsche331, la discursivité de la raison ne peut que désigner d’une manière négative, par le mot « sentiment » qu’elle s’oppose en désignant par là son autre, mais sans pouvoir évidemment donner les caractéristiques positives d’une telle faculté, cette compréhension originaire du monde. La Naissance de la tragédie, c’est donc tout au plus « une sagesse dionysiaque mise en concept332 », ce qui signifie : la mise en concept est seconde, et subordonnée à la pensée originaire, seule réellement adéquate, dont on sait qu’elle est musicale. N’oublions pas que, de l’un ou vouloir originaire, « seule la musique est capable de nous en parler d’une manière directe333 ». Le discours du philosophe n’est dès lors, au même titre que le monde visuel dans lequel la « symphonie » Tristan s’exemplifie et se particularise, qu’un « substitut analogique ».
186L’insuffisance du langage ordinaire, même s’il se règle sur la musique, et donc la subordination de la philosophie à la musique, voilà ce que soutient explicitement Nietzsche : « il est impossible d’exprimer de façon suffisante dans le langage le symbolisme universel de la musique334 » – où l’on retrouve l’idée romantique qui, comme le dit Charles Rosen, fait de la faiblesse de la musique sa force, c’est-à-dire interprète l’absence de signification de la musique comme une signification infinie. Nietzsche écrit encore : « aussi le langage [...] n’arrive-t-il jamais à traduire au dehors l’être intime de la musique, mais dès qu’il condescend à imiter la musique, il ne garde avec elle qu’un contact tout extérieur sans que le sens profond de cette musique, en dépit de toute l’éloquence du lyrisme, se soit rapproché de nous le moins du monde335 ».
187En ce sens, il est bien possible que Manfred Meditation ait eu pour Nietzsche beaucoup plus d’importance que ce que nous pouvons croire d’après ce qu’il en a dit. Ne devons-nous en effet pas y voir une tentative pour exprimer par le moyen du son – donc par le seul moyen adéquat – les thèses que le texte philosophique peut seulement formuler inadéquatement en signant par là même son propre arrêt de mort au profit du « langage universel » de la musique ? On voit, en tout cas, que le Nietzsche de La Naissance de la tragédie est beaucoup plus romantique que Schopenhauer, dans la pensée duquel l’expression conceptuelle de la volonté dans le discours philosophique possède un primat sur l’expression musicale de cette même volonté.
188Cette idée d’un primat de la musique trouve d’ailleurs un écho dans la vie de Nietzsche. Il faut rappeler que Nietzsche pensa sérieusement à un moment abandonner sa chaire d’enseignement pour se consacrer exclusivement à la promotion de l’art wagnérien. Il écrit à son ami Erwin Rohde le 11 avril 1872 : « je songe, en effet, à la manière dont tu pourrais [...] hériter tous les honneurs et les émoluments de mon professorat, en me succédant dans toutes mes fonctions. Car en ce qui me concerne moi-même, je vais regagner l’hiver prochain la patrie allemande, ce qui signifie qu’invité par les Sociétés Wagner des grandes villes je ferai des conférences sur les représentations solennelles des Nibelungen – il faut que chacun précisément accomplisse ce qui est son devoir et, en cas de conflit, ce qui est davantage son devoir ». Les lettres que Nietzsche écrit à cette époque témoignent d’une admiration sans aucune retenue, d’une exaltation souvent naïve et surtout d’un ton solennel parfois pénible, pour l’œuvre et la personne de Wagner.
189Ce qui nous conduit à un nouveau problème. Si l’on voit bien ce qui distingue la position nietzschéenne de la position schopenhauérienne, on voit mal ce qui la distingue des thèses énoncées par Wagner dans ses nombreux écrits – et l’on est tenté de dire, comme Cosima, qu’« on voit là un homme très doué, qui s’est assimilé de façon très personnelle les idées de Richard ». Toutes les idées développées dans La Naissance de la tragédie trouvent leur origine dans les œuvres en prose de Wagner : 1) la distinction entre volonté et représentation, qui correspond à la différence entre la musique et les arts plastiques et donc à l’opposition entre le sublime et le beau est déjà dans Beethoven – et si Nietzsche la formule à travers les « figures » (et non les concepts, puisqu’il s’agit ici d’une sagesse dionysiaque et non d’une connaissance théorique) d’Apollon et de Dionysos, ce couple, même s’il n’est nullement thématisé chez Wagner, apparaît pourtant déjà dans Art et révolution336 et réapparaît dans De la destination de l’opéra337, texte écrit au moment où Nietzsche rédige La Naissance de la tragédie ; 2) ce que Nietzsche appelle ivresse dionysiaque correspond absolument à l’analyse wagnérienne du rêve (encore dans le Beethoven) ; 3) la thématisation du rapport entre la musique et le texte, c’est-à-dire l’idée d’une possible correspondance organique, et la distinction entre deux types de langage qui montre comment le langage originaire est musical, sont l’objet de nombreuses analyses d’Opéra et drame ; 4) la référence à la tragédie grecque comme origine du drame musical wagnérien se trouve dans les écrits de Wagner dès Art et révolution338 ; 5) toutes les considérations nietzschéennes sur le statut de la musique, sur sa spécificité à titre d’art qui peut seul symboliser le flux temporel, sur le rôle de la modulation, sur le statut de la dissonance (le chromatisme) et sur le statut du rythme sont également empruntées à Opéra et drame ; 6) et, enfin, la dénégation de la discursivité au profit du sentiment, et donc de la philosophie au profit de la musique se trouve déjà chez Wagner.
190Outre les petites différences ponctuelles339, il n’y a que deux points qui, dans La Naissance de la tragédie, peuvent être considérés comme absolument nouveau. D’une part, Wagner n’avait pas, dans le Beethoven, évoqué Tristan – mais il est vrai que la fin du livre laisse pressentir que c’est en lui que s’accomplira l’œuvre d’art totale qui reste encore fragmentée (d’un côté, l’immense musique de Beethoven, mais à laquelle il manque précisément toute incarnation plastique ; de l’autre, les pièces de Shakespeare, auxquelles il manque toutefois la musique) ; d’autre part, l’ouvrage de Nietzsche réussit, mieux qu’une compilation, une synthèse des différentes thèses exprimées par Wagner pendant les différentes périodes de sa vie.
191C’est que les œuvres en prose de Wagner posent un douloureux problème.
192Pendant son exil à Zurich, Wagner écrit deux textes fondamentaux, à savoir Opéra et drame et Une communication à mes amis. On y trouve la formulation des thèses qu’il mettra ensuite en application dans le prologue et les trois journées qui forment L’Anneau du Nibelung. Or, dans Opéra et drame, la musique est qualifiée de moyen et est explicitement subordonnée au texte. Le texte est donc le fondement du drame wagnérien – conformément au fait que Wagner, dans ses opéras, écrit d’abord le texte et ensuite la musique. L’erreur de l’opéra, qui d’ailleurs n’a pas d’« origine naturelle340 » et provient d’une lassitude pour la musique de Palestrina, qui donna naissance à l’air ou « cantate dramatique341 », « consiste en ce que l’on a fait d’un moyen d’expression (la musique) le but, et réciproquement du but de l’expression (le drame) le moyen342 ». Cependant, la liaison entre la musique et le texte reste complètement arbitraire et le librettiste est – ce qu’il reste jusqu’à la révolution copernicienne opérée par Wagner – l’esclave du musicien. Le texte, en somme, n’est qu’un prétexte qui doit fournir un argument pour enchaîner les numéros (airs, récitatif, ensembles et ballets) et permettre à chaque chanteur d’exhiber sa virtuosité343. Et si l’apparente révolution de Gluck n’en est pas une, c’est parce qu’elle est simplement une révolte du compositeur contre les caprices du chanteur, de sorte que c’est le compositeur qui renforce son pouvoir344.
193Puisqu’« on a cru qu’il fallait construire le drame sur la base de la musique absolue345 », le drame est apparu comme un moyen. La musique est « tombée dans l’erreur de vouloir, étant un pur moyen d’expression (ein reines Ausdrucksorgan), déterminer clairement ce qui doit être exprimé : il lui fallut tenter l’entreprise téméraire de tracer des plans et d’exprimer des intentions, là où elle n’a nullement à se subordonner à une intention compréhensive, hors de sa nature, mais pourtant dans cette subordination elle peut avoir une participation purement accessoire à l’accomplissement de cette intention346 ». Or la musique ne peut que participer (helfen, mitwirken), mais non « agir toute seule » (für sich allein wirken) afin d’atteindre ce but qu’est l’intention dramatique (dramatische Absicht) : la musique, en elle-même et par elle-même, ne saurait être musique dramatique347. Pour preuve que le véritable drame, à titre d’union véritable de la musique et du texte, reste à inventer, Wagner souligne que jamais, dans l’opéra, la mélodie (l’air) n’a encore reçu ses « conditions vitales du vers348 » – de sorte qu’elle est restée « mélodie instrumentale349 », où l’organisation harmonique et rythmique n’est référée qu’à elle-même. Sans le texte, la musique ne peut rien exprimer. Et ce n’est pas parce que la musique ne possède pas la capacité d’exprimer un contenu extra-musical, mais simplement parce qu’elle exprime « la sensation dans sa généralité », et qu’elle reste incapable, sans le secours du texte, d’exprimer « un contenu individuel bien déterminé et compréhensible350 ». Là est d’ailleurs « l’erreur de Beethoven » et la raison pour laquelle on a pu mal le comprendre, puisqu’« il veut exprimer de la façon la plus intelligible une pensée individuelle particulière », mais sans passer par un texte (nous avons vu plus haut une critique similaire chez Liszt)351. N’oublions pas que « tout organisme musical est selon sa nature un organisme féminin, il peut seulement enfanter, mais non procréer ; la force génératrice se trouve hors de lui352 ».
194De là, dans Opéra et drame, toute une théorie du langage, dans la mesure où le livret doit être construit – comme on l’a vu plus haut –, non pas sur le langage discursif qui est le nôtre aujourd’hui, mais sur un langage originaire dont il reste, dans notre langage, des réminiscences (le cri, l’allitération, etc.). La musique, ensuite, se règle sur le texte : cela permet, non seulement la spécification et donc la détermination du sens d’une musique qui, en soi, reste trop général et indéterminé, mais aussi le bouleversement des règles de l’opéra considérées comme immuables jusqu’ici (suppression du ballet et de la danse, des coupures tranchées entre l’air et le récitatif au profit d’un Sprechgesang qui participe des deux à la fois, mais aussi de la carrure des phrases et de l’organisation rythmique qui gère a priori le discours musical).
195Le problème, c’est que Wagner n’en reste pas là. Le parcours qu’il suit est résumé par Nietzsche lui-même, dans un texte de La Généalogie de la morale d’autant plus intéressant qu’il constitue la synthèse de ce qu’on lit chez tous les historiens et commentateurs de Wagner et de son œuvre : « visiblement, c’est elle [sc. la position schopenhauérienne à l’égard de l’art] surtout qui fit passer Wagner du côté de Schopenhauer (sur les instances d’un poète, comme on le sait, de Herwegh), si bien qu’on aperçoit une contradiction théorique totale entre sa foi esthétique initiale et celle qui suivit, la première exprimée par exemple dans Opéra et drame, la dernière dans les textes publiés à partir de 1870. En particulier, et c’est ce qui déconcerte peut-être le plus, Wagner a dès lors modifié sans scrupules son jugement sur la valeur et la situation de la musique elle-même : que lui importait d’avoir fait d’elle jusque-là un moyen, un médium, une “femme”, qui avait absolument besoin d’une fin, d’un homme pour s’épanouir – qui avait besoin du drame ! Tout à coup, il compris qu’il y avait davantage à faire in majorem musicae gloriam grâce à la théorie et à l’innovation de Schopenhauer, c’est-à-dire grâce à la souveraineté de la musique, telle que Schopenhauer l’avait comprise : la musique placée à part, en face de tous les autres arts, art indépendant par excellence, qui ne se borne pas, comme les autres, à présenter des reflets des phénomènes, mais qui parle au contraire le langage de la volonté même, jaillissant du fond de l’“abîme”, comme sa révélation la plus personnelle, la plus originelle et la plus spontanée353 ».
196Jean-Jacques Nattiez, dans Wagner androgyne, résume très bien la situation. Face aux contradictions flagrantes qui surgissent entre les textes de Wagner, les commentateurs se rangent en « trois grandes familles354 » : 1) ceux « qui interprètent la plupart des contradictions [...] comme le signe d’un changement drastique de conception dans l’évolution des idées », et dont Nietzsche apparaît comme un éminent représentant – souligne Nattiez en citant le même texte de La Généalogie de la morale ; 2) ceux « qui reconnaissent l’existence de changements, mais les interprètent comme des contradictions qui n’enlèvent rien à l’unité de la pensée wagnérienne. Du coup, il leur faut admettre que Wagner s’abuse lui-même en donnant la prééminence au poème, alors que tout indique qu’il est avant tout musicien » ; 3) et enfin le troisième groupe « qui adopte également un point de vue unitaire, mais renverse totalement la perspective » en voyant dans Opéra et drame la vérité de la conception wagnérienne355.
197Nous ne croyons toutefois pas qu’il faut poser le problème en ces termes, c’est-à-dire qu’il est légitime de parler, que ce soit dans le premier, le deuxième ou le troisième membre de l’alternative, d’une « unité » malgré des « changements ». Il faut commencer par souligner le caractère intenable de la troisième perspective : on peut dire et écrire tout ce qu’on voudra, on ne pourra jamais résorber les thèses du Beethoven dans celles d’Opéra et drame sans contrevenir à la lettre et à l’esprit de ce texte. On peut tout à fait, en revanche, soutenir la première ou la deuxième perspective.
198De plus, Nattiez a certes raison de ranger la position de Nietzsche dans La Généalogie de la morale dans la première perspective, mais il oublie que la position de Nietzsche ne se réduit pas à ces propos et que Nietzsche, en 1871, non seulement ne voyait aucune contradiction entre les écrits zurichois et ceux de Tribschen, mais y trouvait une unité véritable. Autrement dit : on ne peut même pas parler de « changements », dans la mesure où Beethoven apparaît – en tout cas du point de vue que nous voulons défendre, et qui nous semble provenir des textes mêmes de Wagner – comme l’approfondissement des thèses énoncées dans Opéra et drame.
199En premier lieu, cette unité véritable (c’est-à-dire sans qu’il faille reconnaître des changements) est affirmée par Wagner lui-même : dans De la destination de l’opéra (1871), il souligne, puisqu’il s’agit d’une question déjà traitée dans Opéra et drame, qu’« il y a une concordance parfaite entre l’ouvrage antérieur plus étendu et le présent opuscule plus concis356 ». En second lieu, La Naissance de la tragédie atteste de cette unité, en reprenant, à l’aune du Beethoven, toutes les principales thèses de Opéra et drame, et principalement celle qui concerne le double statut du langage, essentiel pour notre propos.
200C’est que, d’une part, le Beethoven de Wagner ne reprend nullement ce point longuement exposé dans Opéra et drame, et que, d’autre part, le statut proprement musical du langage originaire témoigne bien du fait que le livret, qui retrouve ce langage, n’est pas un texte étranger à une musique qui viendrait ensuite s’y ajouter. Si l’esprit de la musique dont procèdent l’image et la parole, dans Beethoven, ne contrevient pas aux développements de Opéra et drame, mais au contraire s’accorde parfaitement avec eux, c’est parce que cet esprit de la musique se trouve dans le langage originaire, dans la parole qui est constitutivement musique. On rappellera d’ailleurs à ce propos que Wagner, dans Une communication à mes amis, texte qui succède immédiatement à Opéra et drame, apporte des précisions afin d’éviter toute méprise sur le statut de la musique comme « moyen », évoquant « l’influence que ma disposition musicale exerçait sur ma création artistique » et soulignant que le choix du sujet vient uniquement « sous l’influence de l’esprit de la musique357 ». Certes, Wagner souligne qu’il écrit ses poèmes avant d’écrire la musique, mais il ajoute : « j’étais un poète qui était conscient d’avance du pouvoir d’expression musicale d’une intention poétique358 ». Wagner rappelle deux choses essentielles : d’une part qu’il est son propre librettiste, mais d’autre part qu’il est donc un librettiste maîtrisant « complètement la langue musicale359 », de sorte que le texte, dans sa rédaction, trouve déjà son origine dans les idées musicales qui le suscitent.
201L’idée apparaît encore plus clairement dans la lettre à Karl Gaillard du 30 janvier 1844 : « Il me serait impossible de mettre en musique le texte d’un autre pour la raison suivante : ce n’est pas mon habitude de choisir un sujet au hasard, de le versifier et ensuite de chercher la musique qui lui conviendrait [...]. Je ne suis attiré que par les sujets dont la signification non seulement poétique mais aussi musicale s’impose à moi immédiatement. Avant que je me mette à écrire un vers, ou même à ébaucher une scène, je suis déjà grisé du parfum musical de mon œuvre, j’ai dans la tête toutes les tonalités, tous les thèmes caractéristiques. Ainsi, quand les vers sont terminés et les scènes mises en ordre, c’est l’opéra qui est achevé, et la composition musicale détaillée n’est plus qu’une finition tranquille et calme [...]360 ».
202Il apparaît que la création artistique, pour Wagner, commence avec le texte mais ne trouve pas son origine en lui. Il y a deux erreurs à ne pas commettre. La première, c’est de dire qu’il y d’abord le texte et ensuite la musique. Dans Une communication à mes amis – texte écrit afin précisément de gommer les ambiguïtés de Opéra et drame –, Wagner souligne que l’origine du Vaisseau fantôme est l’esquisse de la ballade de Senta, « image poétisée de toute le drame » et « germe thématique de toute la musique de l’opéra », de laquelle sont sortis tout autant la musique que… le livret361 ! La seconde est de prétendre qu’il faut distinguer chez Wagner une conception métaphysique et une conception empirique, de sorte que Beethoven présenterait une espèce d’idéal déconnecté de toute réalité, et que Opéra et drame équivaudrait à la formulation par Wagner de sa pratique effective362. Une telle solution est aussi artificielle que son présupposé, à savoir la distinction entre la théorie et la pratique. Non seulement elle n’explique rien, mais elle est, de plus, infirmée par les textes.
203Dans tous les cas (c’est-à-dire les trois perspectives évoquées plus haut par Nattiez), on oublie le même point qui reste pourtant essentiel dans la musique romantique. À savoir que la musique est un langage signifiant. Seul ce point permet de comprendre en quoi la musique est qualifiée de « moyen » dans Opéra et drame et en quoi cette qualification ne s’oppose pas à la détermination de la musique donnée dans Beethoven.
204Si la musique est un moyen, c’est uniquement parce qu’elle est un langage qui possède un contenu de sens extra musical. Dans Opéra et drame, lorsque Wagner parle de « musique absolue363 » et critique cette expression, c’est parce que, ainsi, la musique est renvoyée à elle-même, pour ainsi dire à son propre signifiant, c’est-à-dire au son qui n’est pourtant qu’un simple support du sens, et se trouve désinvestie de son véritable pouvoir, à savoir son pouvoir d’expression (elle est, souvenons-nous, définie comme Ausdrucksorgan). De même pour l’opéra : la longue critique de l’air d’opéra n’a de sens que pour autant que Wagner condamne l’émancipation d’une musique qui, promue pure sonorité (belle sonorité), ne réfère plus qu’à elle-même et perd tout contenu de sens extra musical (l’exemple exemplaire à ce sujet, dans Opéra et drame, est bien sûr Rossini364). Dans l’opéra traditionnel, le texte est seulement « un point d’appui pour la virtuosité des chanteurs365 » – ou encore : ce qui prévaut, c’est « l’habileté absolue du chant366 ».
205Autrement dit, pour Wagner, la fin (c’est-à-dire le drame) n’est nullement extérieure à la musique, qualifiée de moyen, puisqu’elle est au contraire le contenu de sens extra musical de cette musique, de sorte qu’elle n’existe que par elle – le drame, donc l’image et la parole, en somme, naissent déjà de l’esprit de la musique ! Si donc la musique est un moyen d’expression de l’idée, c’est exactement au sens où les mots que nous utilisons, dans notre langage ordinaire, sont le moyen d’expression des idées : celles-ci sont bien la fin, mais elles n’existent que par l’intermédiaire des mots au moyen desquels nous pensons. Encore une fois : la musique, pour Wagner, est un langage au sens fort du terme. Bref, que la musique soit un moyen et non pas une fin en soi veut simplement dire qu’elle renvoie à un état de chose extra musical367.
206Si l’on prive la musique de ce contenu de sens extra musical, elle devient une simple architecture formelle et vide, dans laquelle l’organisation des sons, non seulement devient fin en soi – exactement comme dans l’esthétique musicale formaliste de Hanslick à laquelle nous nous intéresserons plus tard –, mais se règle sur des lois fixées par la tradition. Voilà une idée fondamentale qui permet de comprendre la manière dont Wagner a bouleversé la structure musicale. Elle se trouve exprimée par le musicien dans une lettre de 1855 à Franz Liszt, donc à un moment où il était déjà schopenhauérien, mais l’armature conceptuelle est pourtant toujours celle de Opéra et drame : la mélodie poétique – c’est-à-dire celle qui se règle sur le texte, sur le vers et donc sur le poème – permet, par opposition à la mélodie instrumentale, de faire éclater les familles tonales et de faire surgir des parentés nouvelles et plus originaires entre les sons, en somme de créer de nouvelles familles. C’est précisément aussi le pouvoir de l’allitération, ajoute Wagner, puisque celle-ci permet de manifester l’affinité des concepts qui apparemment s’excluent. Davantage : « la modulation musicale peut, avec un pouvoir d’expression considérablement supérieur, rendre compte d’une telle association et la faire sentir. Prenons par exemple un vers allitéré où le contenu du sentiment est homogène : Liebe gibt Lust zum Leben [l’amour donne la joie de vivre]. Comme l’allitération n’introduit aucun changement de sentiment, le compositeur n’aurait aucune raison naturelle de quitter la tonalité choisie initialement [...]. Supposons à l’inverse un vers où sont mêlés des sentiments contraires : Die Liebe bringt Lust und Leid [l’amour apporte joie et souffrance]. Comme l’allitération associe deux sentiments opposés, le compositeur se sentirait ici autorisé à passer de la tonalité choisie initialement, et qui correspond au premier sentiment, à une autre tonalité qui réponde au second sentiment368 ».
207On comprend que Wagner puisse écrire, dans Opéra et drame, que « l’air [d’opéra] est resté absolument le même, en ce qui concerne sa structure mélodique et le développement de la tonalité (Ton) choisie initialement369 ». L’air d’opéra est une « mélodie toute faite370 » « conditionnée à l’avance par un échafaudage », c’est-à-dire des lois intangibles qui ont subi de toutes petites variations : le développement d’une tonalité371 (avec l’alternance tonique-dominante) censée correspondre, du fait de la tradition, à un certain état d’âme, la modulation attendue et prévisible, une structure rythmique héritée de la danse372. Wagner écrit « le musicien, dès qu’il entrait dans cette forme, ne pouvant plus inventer mais seulement varier, était ainsi dépouillé à l’avance de tout pouvoir d’engendrer organiquement une mélodie. Car, la véritable mélodie, comme nous l’avons vu, est la manifestation d’un organisme intérieur ; elle doit donc, pour être construite organiquement, construire elle-même sa forme, une forme qui répond à son essence intime pour se manifester avec la plus grande précision373 ».
208Tout ceci n’équivaut pas pour autant à une subordination de la musique au texte. Si Mozart a composé sa musique la plus intéressante dans ses opéras – car il n’y a aucune de ses œuvres instrumentales dans lesquelles « la musique ait reçu un développement aussi large et aussi riche374 » –, c’est bien parce que l’« alibi » du texte et donc du drame lui a permis des transgressions et des audaces qu’il n’aurait jamais osées ailleurs375. Le primat du drame n’a donc qu’un seul et unique but, qui reste et demeure musical : car il ne signifie pas, en vérité, une subordination de la musique au texte, donc à l’élément extra musical, mais la possibilité pour le musicien de construire au sens véritable une forme musicale, c’est-à-dire de destituer les schèmes traditionnels et conventionnels ressassés par les compositeurs376 (une forme qui équivaut en fait à l’informe, parce qu’elle reste artificielle : voir les propos cités plus haut de Wagner sur Rossini), au profit d’un ordonnance musicale qui ne se soumet pas à une loi extérieure, mais invente et construit la loi progressivement (la forme, c’est l’avènement de la forme à partir de l’informe). On remarquera que, dans Opéra et drame, le seul exemple positif, opposé par Wagner aux compositeurs de musique lyrique, c’est Beethoven. Le seul qui a véritablement su briser la forme étroite de la mélodie pour introduire dans la musique le drame, c’est-à-dire l’idéal d’une mélodie qui engendre sa propre loi, c’est donc un compositeur de musique instrumentale377.
209Lorsque Wagner critique, dans l’opéra traditionnel, la subordination du texte à la musique, il s’en prend au fait que le librettiste doit découper ses vers en suivant l’ordonnance rythmique de la musique378 (découpage de l’air en phrases symétriques et des phrases en mesures égales, appui sur les temps forts, etc.). Il s’agit donc encore d’une critique de la structuration apriorique qui régit l’air et en restreint considérablement les possibilités. Il faut dès lors y voir, non pas une critique de la subordination du texte à la musique en général, mais une critique de la soumission du texte à une certaine conception de la musique (et nous avons vu comment Nietzsche reprend la critique wagnérienne du rythme de la musique classique).
210Dans Une communication à mes amis, Wagner écrit, à propos de la méthode qu’il a suivie pour composer ses premiers opéras : « la mélodie devait donc d’elle-même naître du texte379 ». D’une part, cette proposition surgit quelques pages après l’explication par Wagner de la genèse du Vaisseau fantôme (nous avons cité le texte) et de son statut de musicien (l’idée poétique est avant tout musicale) ; d’autre part, le contexte même montre que cette proposition signifie simplement que la mélodie doit engendrer sa propre forme, Wagner insistant d’ailleurs sur le fait qu’il s’est parfois malgré tout soumis, dans le Vaisseau fantôme, à la structure apriorique de la musique d’opéra : « l’habituel mélisme me déterminant encore à un tel point que je conservais, ça et là, la cadence du chant380 ».
211La musique, dans les textes zurichois, est certes un langage signifiant, mais elle ne peut exprimer, par elle-même et sans l’aide d’un texte, que du général. Wagner retrouve ici des thèses qu’on a déjà rencontrées chez Liszt. À savoir que la musique possède nécessairement un contenu de sens extra musical, mais sans que la discursivité puisse, à partir de la seule musique, l’identifier et l’appréhender comme tel. De là, on l’a souligné, le recours de Liszt au programme et sa critique des œuvres de Beethoven381, dans lesquelles le problème qui se pose est précisément d’arriver à identifier le sens extra musical des compositions et donc, en somme, de traduire dans le langage ordinaire le sens véhiculé par le discours musical. Wagner, en revanche, critique l’idée de programme382, et ne voit d’issue que dans la musique vocale. Le texte, dans la musique vocale, spécifie ou particularise le langage musical trop général, vague et flou, comme on le lit dans Une communication à mes amis : « mais ce que peut exprimer la langue musicale est fait uniquement de sentiments et d’impressions : elle exprime surtout dans une plénitude absolue le contenu sentimental de la langue purement humaine, dégagée de notre langue verbale, qui est devenue un simple organe d’entendement. Par conséquent, ce qui reste inexprimable pour la musique absolue, c’est la description précise de l’objet du sentiment ou de l’impression, auquel [objet] ceux-ci atteignent avec une plus grande netteté : l’extension de la langue musicale nécessaire au sujet réside donc dans l’accroissement de la faculté de caractériser avec une acuité frappante même l’individuel, le particulier, et cela, elle l’acquiert seulement par son alliance avec le verbe383 ». On remarquera que, outre qu’il s’agit des mêmes idées que celles exprimées dans Opéra et drame, cette précision permet de comprendre le sens d’une affirmation qu’on trouve dans Opéra et drame et qui, si on la décontextualise, perd tout sens. Il est vrai que Wagner y écrivait que « la musique ne peut pas penser384 ». Mais une telle affirmation, rectifiée dans Une communication à mes amis, n’a contextuellement aucun autre sens que celui-ci : la musique, désormais, apparaît comme une forme de pensée. C’est que, si la musique ne pense pas, c’est au sens où la « musique pure [la musique absolue ou instrumentale] détermine sans détermination385 », c’est-à-dire reste incapable d’exhiber un contenu de sens précis. Seul le texte, pour autant qu’il précise un sens extra musical qui reste simplement à l’état d’esquisse ou de suggestion, peut, par là, conférer un sens particulier à un art qui a donc besoin du langage ordinaire et ne saurait se suffire à lui-même.
212Mais revenons au texte tiré de Une communication à mes amis, car il reste encore à préciser les rapports de la musique et du livret, c’est-à-dire du langage musical et du langage ordinaire – dans la mesure où la question essentielle, une fois qu’on s’est donné la dichotomie et qu’on affirme la subordination de la musique (moyen) au texte ou drame (fin), est de penser l’origine de cette distinction c’est-à-dire son émergence sans présupposer ce dont il faut rendre compte. Ce texte est remarquable, pour autant qu’il semble affirmer ce que pourtant il dément. En effet, l’affirmation explicite de l’insuffisance de la musique et de son assujettissement à un texte se trouve grevée par une étrange contradiction. D’une part, la musique ne peut exprimer un contenu individuel qu’à l’aide d’un texte ; mais, d’autre part, Wagner ne cesse, dans les textes zurichois, d’opposer la langue de l’entendement à la langue du sentiment qui en est l’origine et de condamner la première au profit de la seconde. Or, si la première est un langage conceptuel, la seconde est un langage proprement musical, basé sur le sens de la dimension sonore du langage (l’allitération)386, de sorte que la musique ne peut se particulariser qu’en recourant à un langage qui n’est pas conceptuel mais musical ! Autrement dit : la musique se particularise par la musique ! En vérité, il faut ici distinguer deux sens du mot « musique » : la musique instrumentale et la musique vocale. Et si la première exige la seconde pour conquérir un contenu de sens déterminé, c’est précisément parce qu’elle manque de cette dimension poétique que seule la voix humaine possède, et qui consiste seulement dans la sonorité des voyelles et des consonnes.
213On peut bien prétendre que « Wagner, malgré les milliers de pages qu’il a noircies, n’est pas à l’aise avec le discours philosophique387 » – ce qui, au moins, permet de faire table rase de certaines déclarations explicites de Wagner (la « concordance parfaite ») et de ne pas prendre en compte un certain nombre de textes de Opéra et drame, par exemple le texte sur l’analyse du rapport entre la voyelle et la consonne, dont la confusion apparente dissimule en vérité une claire détermination du primat de la musique sur le texte. Cependant, on peut également croire, comme nous le postulons en vertu d’un simple pari du sens et comme l’affirme Nietzsche en 1875, que « les écrits en prose de Wagner, extraordinairement serrés quant à la pensée, sont très difficiles à comprendre, parce que Wagner se refuse à accentuer et parce qu’il n’use pas de périodes suffisamment développées pour opposer la tonalité principale et les tonalités qui sont secondaires ; tout a pour lui la même importance, comme si tout était souligné388 ».
214On sait que l’origine du langage se trouve dans la voyelle, à titre d’expression du sentiment et donc de l’intériorité. Le cri, qui exprime immédiatement la peur, est avant tout voyelle. En ce sens, la distinction entre voyelle et consonne équivaut à la distinction entre l’intérieur et l’extérieur (« la consonne est la forme extérieure de la voyelle radicale389 »), entre le sentiment et l’entendement ou encore entre la physiologie et l’anatomie – c’est-à-dire entre es fonctions (la loi) qui régissent l’apparence extérieure d’un organisme et cette apparence extérieure elle-même. Cela posé, les choses ne sont pas aussi simples, car Wagner distingue deux sens du mot « voyelle ». C’est que, d’une part, la voyelle, en s’extériorisant (création du langage), ne peut pas ne pas engendrer les consonnes que lient les voyelles dans le mot (Urwala Erda), et que, d’autre part – mais ceci est lié à cela – il faut distinguer les voyelles extériorisées, qui se différencient les unes des autres et se lient au moyen des consonnes, de la voyelle originaire dont celles-ci sont la particularisation (particularisation due à une certaine conformation ou disposition des organes humains de la parole)390, et dont on pourrait légitimement dire qu’elle ne peut pas s’extérioriser car elle est la condition de possibilité de toutes les voyelles extériorisées qui fonde la parenté originaire de toutes celles-ci.
215Aussi l’extériorisation du sentiment dans la multiplicité des voyelles reliées par les consonnes équivaut-elle à un processus par lequel le sentiment se métamorphose en entendement (division de l’unité originaire ou voyelle radicale en éléments simples que sont les voyelles, et liaison mécanique de ces éléments simples dans un tout qu’on peut décomposer). Ou bien : cette extériorisation équivaut à une spatialisation (et donc à un dénaturation) du temps ou devenir – raison pour laquelle Wagner oppose les « “yeux” de l’oreille » à l’« “oreille” de l’ouie ». Dans notre langage ordinaire, même travaillé pour rejoindre la langue primitive de l’humanité comme c’est le cas dans les livrets de Wagner, ce qui montre la parenté des différentes voyelles, c’est l’allitération des consonnes391 (Liebe bringt Leid und Lust). Ce langage, quel que soit l’effort qu’on puisse faire pour retourner, à partir du degré de développement et de clarté analytique qu’il a atteint aujourd’hui, jusqu’à la langue primitive de l’humanité, reste dans la découpe et dans la combinaison mécanique des éléments simples – c’est-à-dire : dans la détermination précise des contenus de sens. Qu’est-ce qui, alors, peut suppléer à ce manque et à cette carence inhérente au langage ordinaire ? Quel est l’élément qui, en complétant ce langage, peut seul exhiber cette parenté originaire des voyelles distinctes c’est-à-dire des différents sentiments qui s’expriment ou se condensent dans ces voyelles et les consonnes ? C’est la musique. Le poète est donc celui qui est nécessairement reconduit au langage musical, lequel seul peut mettre en évidence la parenté des différents contenus de sens véhiculés par le langage ordinaire. Aussi seule la musique, la Tonsprache, est-elle l’extériorisation non déformante de l’intériorité nécessairement travestie par le langage ordinaire : le poète « n’a plus à déterminer la parenté des accents d’après une mesure connaissable aux yeux de l’oreille, mais ces voyelles étant devenues des sons musicaux, la parenté qu’il est nécessaire d’exiger, pour que le sentiment comprenne rapidement, se détermine en une mesure qui, uniquement connaissable à l’oreille de l’ouie, est basée avec une certitude impérieuse sur cette faculté réceptrice de l’oreille392 ». Le son musical est l’unique extériorisation adéquate du « contenu émotionnel de la voyelle393 ». Bref, là où le poète des mots découpe et divise des situations et des sentiments bien déterminés, d’une manière qui relève et s’adresse donc uniquement à l’entendement, le poète des sons, au contraire, unifie ce qui a été divisé et fait surgir la continuité d’un processus, d’une manière qui relève et s’adresse au sentiment seul394. Que fait le poète des sons, donc le musicien, sinon résorber l’extériorité des phénomènes (Erscheinung) dans l’intériorité, la manifestation dérivée dans son lieu originaire, la coupe mobile dans la durée à laquelle elle appartient, la forme spatiale dans le temps et la détermination précise dans l’indétermination dont elle provient et dans laquelle, finalement, elle se dissout ? On comprend, dès lors, l’importance qu’a pu avoir la métaphysique schopenhauérienne de la musique pour Wagner, dans la mesure où elle lui a fourni des instruments conceptuels, sinon plus adéquats, du moins très précis et authentiquement philosophiques, pour penser cette dualité.
216Reste que, en tout cas, toute cette analyse corrobore le primat de l’élément musical sur le livret chez Wagner. Car, si le livret est certes écrit par Wagner avant la musique, « c’est le sentiment musical qui détermine seul le choix et la signification des sons accessoires comme ceux des sons principaux395 » – et cela en raison de la reconduction du texte à son origine véritable, qui n’est autre que la loi musicale qui régit la procession du multiple (les différentes situations, les états d’âme) à partir de l’un.
217Nous ne comprenons donc pas – exactement comme Nietzsche, le Nietzsche de 1871 et non celui de La Généalogie de la morale, nécessairement de mauvaise foi – comment les idées de Wagner ont pu, malgré l’ambiguïté du vocabulaire, être si mal interprétées. En vérité, toute cette polémique vaine et inutile sur le rapport de la musique et du texte repose sur une incompréhension des mots « drame » et « intention poétique ». Comprenant naïvement ces mots, on oppose spontanément le drame ou intention poétique, imaginant qu’ils relèvent du langage ordinaire, à la musique, sans se souvenir que, dans l’Allemagne du XIXe siècle, le mot « poésie » et les termes qui lui sont apparentés sont intrinsèquement liés à la musique, au langage musical à titre de langage signifiant. Ainsi Tieck souligne-t-il que la musique instrumentale est « purement poétique » : « la théorie du “purement poétique” est chez Tieck, comme plus tard chez Schumann, une esthétique de la musique absolue. [...] Ce que Tieck appelle “poétique” se nomme “romantique” chez Hoffmann, et ce qui est purement “romantique” se manifeste dans ce qui est “purement musical’’396 ». En ce sens, le « drame » et l’« intention poétique », chez Wagner, ne sont pas l’autre absolu de la musique, mais simplement, comme on va encore le développer, la loi qui régit de l’intérieur le développement et l’ordonnance des sons musicaux.
218Dans un article qui porte sur la manière dont il faut représenter Tannhäuser, et qui fut écrit à un moment où Wagner ignorait complètement Schopenhauer (1852), le musicien insiste sur la subordination de la musique (moyen) au drame (fin) au sens où nous l’entendons dans notre analyse. Il y a, comme on le sait, un écart entre la partition et l’exécution, et il ne suffit pas de faire toutes les notes pour que cela ressemble à de la musique. C’est en ce sens que Wagner insiste sur la subordination de la musique au drame, dans la mesure où celui-ci est précisément l’esprit de la musique, c’est-à-dire ce qui anime les notes et qui permet de donner la vie à une partition morte397. À ce propos, Wagner souligne ailleurs ce qui peut certes sembler une évidence, mais qui nous semble en tout cas fondamental pour comprendre le statut du drame dont la musique est le moyen : « si les indications métronomiques indiquées sont les seules à guider le chef d’orchestre et les chanteurs dans le choix des mouvements, c’est qu’ils comprendront bien mal l’esprit de ce qu’ils ont à interpréter. Les uns et les autres ne trouveront jamais le mouvement exact que si l’intelligence des situations dramatiques et musicales, et le vif sentiment qu’ils en auront acquis, leur font trouver le mouvement comme une chose qui se comprend toute seule, sans autre étude398 ».
219Il est remarquable qu’il y ait, de plus, une supériorité du chef d’orchestre sur le metteur en scène. C’est celui-là qui dirige celui-ci et le « met au courant de toute l’importance de sa tâche399 », car il y a une incomplétude du livret : « s’il en était autrement, cela ne prouverait qu’une chose, c’est que la musique est inutile et superflue400 ». Au fond, si l’on soutient que la musique est simplement un moyen du drame, au sens que l’on donne communément à ce terme, cela signifie alors que la musique ne sert somme toute qu’à colorier le livret et à introduire des sons pour que le spectateur ne s’endorme pas, de sorte qu’on pourrait interpréter les livrets de Wagner comme des pièces de théâtre sans rien perdre d’essentiel – exactement comme lorsqu’on parle d’un opéra auquel on a assisté en discutant sur les personnages, les mobiles et les situations, bref, sur l’histoire, sans jamais dire un seul mot sur la musique.
220Wagner, qui était aussi chef d’orchestre, a toujours été très sensible aux problèmes d’interprétation et, comme on le sait, ne s’est pas contenté d’introduire de nombreuses indications d’expression dans ses partitions, mais a beaucoup écrit sur ces questions. Dans un article sur l’Ouverture d’Iphigénie en Aulide de Gluck (1854), le rapport de la musique et du drame est encore une fois très clair. Le problème, pour Wagner, est de donner en concert une Ouverture qui ne peut être isolée, dans la mesure où ses dernières notes correspondent aux premières notes du grand monologue d’Agamemnon. Wagner est donc conduit à inventer une fin et explique comment son choix a été motivé par l’« intention poétique » de cette Ouverture. Il apparaît que cette intention poétique n’est nullement dans un texte extérieur au drame qui dicterait un quelconque accord conclusif, mais dans la structure musicale des différents thèmes musicaux qui apparaissent et dans la manière dont ils sont rattachés – encore une fois musicalement – les uns aux autres401.
221Que l’art de l’interprétation soit l’art de saisir l’idée et plus précisément l’idée poétique, Wagner l’écrit non seulement dans un texte sur Ludwig Schnorr von Carolsfeld402, mais aussi dans la lettre à Hans von Bülow du 30 janvier 1852, dans laquelle, ayant rédigé un programme pour l’exécution de l’Ouverture de Corolian de Beethoven, il affirme que, grâce à ce programme, « je fus en situation de régler l’exécution de telle sorte que l’intention du poète-compositeur apparaisse clairement et soit toujours facile à saisir ; l’influence que cela peut avoir précisément au point de vue de l’exécution purement musicale est incroyable403 ».
222S’il y a donc une véritable unité dans la conception wagnérienne du drame musical, il y a toutefois quelques petites différences entre le Beethoven et les textes antérieurs – mais qui témoignent moins d’un changement dans les conceptions du maître que d’une précision dans une formulation conceptuelle qui se dessine au fil du temps pour trouver son expression la plus adéquate. Dans la Lettre sur la musique, écrit à un moment où Wagner est déjà schopenhauérien (1860), les différents arts qui collaborent dans le drame musical apparaissent encore – comme dans Opéra et drame et les autres textes – sur un pied d’égalité, sans qu’aucun d’eux ne possède un privilège404. La thèse de Wagner à cette époque, c’est que les différents arts, pris isolément, sont limités, et que seule leur fusion dans une œuvre d’art totale permet de dépasser chaque art isolé. Du coup, cela signifie également que chaque art possède une autonomie, fonctionnant avec ses propres lois. Or, ce n’est plus le cas dans Beethoven, puisque le primat de la musique va de paire avec l’idée selon laquelle les autres arts, puisqu’ils procèdent de la musique, n’ont pas réellement d’indépendance – de sorte qu’il peut y avoir, au-delà de la simple union proposée par Opéra et drame où les différents arts peuvent au mieux fonctionner de concert, c’est-à-dire entrer dans un rapport harmonieux sans perdre leur indépendance, une fusion véritable où tout se résout dans la musique à titre d’unité originaire des différents arts. Cette thèse du Beethoven, on la trouve toutefois déjà avant, puisqu’on lit dans la lettre écrite en 1857 par Wagner à la princesse Wittgenstein (Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt) : « Écoutez mon credo : jamais la musique, en quelque compagnie qu’elle se trouve, ne peut cesser d’être l’art le plus élevé et le plus rédempteur. Son essence est telle que ce que les autres arts ne font qu’indiquer parvient par elle à la plus indubitable certitude et à la vérité certaine la plus immédiate405 ».
223On ne peut comprendre cette contradiction entre le texte de 1857 et la Lettre sur la musique de 1860 qu’en admettant qu’il y a une indécision, une hésitation, à laquelle Wagner ne mettra un terme qu’avec le Beethoven de 1870.
224Il y a un deuxième point sur lequel le Beethoven s’écarte des écrits antérieurs (ou plutôt, on va le voir, les élargit). S’il est vrai que Wagner s’est toujours référé à la tragédie grecque depuis Art et révolution, la conception qu’il en propose se modifie, et cela sans doute sous l’influence du philologue Nietzsche. Dans la Lettre sur la musique, le rythme de la tragédie est subordonné à la symétrie mathématique : « nous ne connaissons la musique, chez les Grecs, qu’associée à la danse. Le mouvement de la danse assujettissait aux lois du rythme la musique et le poème que le chanteur récitait comme motif de danse : ces lois réglaient d’une manière si complète le vers et la mélodie, que la musique grecque [...] ne peut être considérée que comme la danse exprimée par des sons et des paroles406 ». On voit tout ce qui sépare cette description de la détermination du rythme donnée dans le Beethoven407.
Notes de bas de page
1 A. Pirro, J.-S. Bach, Paris, Alcan, 1919, rééd. P.U.F, Les introuvables, 1977, p. 60.
2 Voir R. de Candé, Jean-Sebastien Bach, Paris, Seuil, 1984, p. 137. L. Plantinga écrit dans La Musique romantique, trad. fr. 1989, Paris, Lattès, p. 30 : « Tout au long du XVIIIe siècle, le compositeur produisait en général sa musique pour l’office dominical, pour un concert la semaine suivante, ou pour une représentation à l’opéra un mois plus tard. »
3 Voir aussi F. Liszt, Lettres d’un bachelier es musique, édition présentée par R. Stricker, Le Castor Astral, 1992 : l’artiste, dont la vie n’est rien d’autre qu’une « longue dissonance sans résolution finale » (p. 106), « n’est-il pas toujours un étranger parmi les hommes ? Sa patrie n’est-elle pas ailleurs ? Quoiqu’il fasse, où qu’il aille, partout il se sent exilé. [...] L’artiste vit en solitaire. [...] L’artiste vit aujourd’hui en dehors de la communauté sociale » (p. 31-32 ; c’est nous qui soulignons). Sur la création artistique : « une fièvre ardente le saisit, [...]. Il se sent en proie à un mal innommé ; une force inconnue le presse de se manifester par des paroles, des couleurs ou des sons, cet idéal qui s’est emparé de lui et qui lui fait souffrir une soif de désir, un tourment de possession qu’aucun homme n’en a jamais ressenti pour l’objet d’une passion réelle » (p. 32).
4 A. Einstein remarque dans La Musique romantique, trad. fr., Paris, Gallimard, 1959, rééd., coll. Tel, 1984, p. 25 : « La notion de génie était non seulement ignorée des siècles précédents, mais elle leur aurait même semblé incompréhensible. Car l’activité du créateur s’exerçait pour le présent, en vue d’un but et d’une consommation immédiats ; d’où l’énorme quantité de musique produite par les trois siècles qui vont de 1500 à 1800. C’est à partir de Beethoven que l’on commence à écrire symphonies, oratorios, musique de chambre de toute espèce, mélodies et œuvres chorales et même des opéras sans aucune commande et à l’attention d’un public virtuel, de la postérité et, si possible, de l’éternité ». Voir aussi sur ce point L. Plantinga, La Musique romantique, op. cit., p. 30.
5 R. Wagner, Beethoven, Œuvres en prose, trad. fr. J.G. Prod’homme, Paris, Delagrave, 1907, rééd., Paris, Éditions d’aujourd’hui, coll. Les introuvables, 1976, vol. X, p. 63.
6 Ibid., p. 72. Wagner écrit à propos de Haydn : « il fut et resta un serviteur princier qui, en sa qualité de musicien, eut pour mission d’amuser son prince fastueux » (p. 60). Voir aussi sur ce point A. Einstein, La Musique romantique, op. cit., p. 23 : « Il [sc. Beethoven] ne se met plus au service de l’aristocratie, mais c’est elle qu’il met à son propre service ». Pour Mozart, voir B. et J. Massin, Mozart, op. cit., p. 344.
7 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 78-87.
8 Cité par L. Magnani, Les Carnets de conversation de Beethoven, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1971, p. 144. Voir aussi sur ce point R. Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, trad. fr. H. Hildenbrand avec la collaboration de P. Héber-Suffrin, Paris, P.U.F., 1990, p. 86.
9 L. Magnani, Les Carnets de Beethoven, op. cit., p. 141.
10 Ibid., p. 144.
11 Voir E. Behler, Frühromantik, Berlin - New York, W. de Gruyter, 1992, p. 54, 158.
12 Il n’y a pas, chez Schlegel, de primat de la musique sur les autres arts : Schlegel s’intéresse peu à la musique et celle-ci n’intervient chez lui qu’à titre de métaphore (voir E. Behler, Frühromantik, op. cit., p. 76, 158).
13 Novalis, Encyclopédie, trad. fr. et présentation de M. de Gandillac, Paris, Minuit, 1966, p. 298.
14 Ibid., p. 269.
15 Ibid., p. 278.
16 Cité dans Romantiques allemands, éd. présentée et annotée par M. Alexandre, Paris, Gallimard, La Pléiade, vol. I, 1963, p. XVII. On trouve la même idée dans le rêve de la fleur bleue de Novalis.
17 M. Beaufils, « La musique romantique allemande », Le Romantisme allemand, Les Cahiers du Sud, 1949, p. 60.
18 E.T.A. Hoffmann, Le Chevalier Gluck, Nouvelles musicales, trad. fr. A. Hella et O. Bournac, Paris, Stock, 1984, p. 36.
19 Ibid., p. 26. Il n’y a pas que les notes et les accords, « la tonique et la quinte » (p. 27) qui possèdent une autonomie, mais aussi les personnages des opéras : dans Don Juan, c’est Donna Anna qui s’incarne et même se dédouble, puisqu’elle est à la fois la femme que voit le héros sur la scène et qui prend corps dans l’interprète (et qui prend à un tel point corps dans cette interprète que celle-ci en mourra), mais aussi la femme qui surgit dans la loge du héros, manifestant ainsi son indépendance (Mozart ne l’a pas inventée, mais simplement révélée) : « Elle me dit que toute sa vie était musique, que souvent elle croyait comprendre en chantant mille choses renfermées mystérieusement dans l’être et qu’aucune parole ne saurait exprimer » (Don Juan, Nouvelles musicales, op. cit., p. 51). On trouve la même idée chez Liszt, pour lequel la création musicale équivaut à la découverte d’un ordre sonore transcendant qui n’est autre que la loi qui régit l’univers tout entier : « là lui apparaissent des formes divines, insaisissables, des couleurs telles que les plus belles fleurs dans l’éclat de leur printemps n’en offrirent jamais à ses regards ; il entend l’harmonie éternelle dont la cadence régit les mondes, et toutes les voix de la création s’unissent pour lui en un merveilleux concert » (Lettres d’un bachelier ès musique, op. cit., p. 31-32). Ou bien : « la nuit venue, [...] les derniers bruits humains s’éloignaient peu à peu dans l’espace ; la nature semblait prendre possession d’elle-même et se réjouir de l’absence de l’homme, en envoyant au ciel toutes ses voix et tous ses parfums. Le murmure lointain de l’Indre arrivait jusqu’à nous ; le rossignol chantait son splendide chant d’amour : et l’animal le plus abject de nos campagnes trouvait, lui aussi, une note claire, sonore, pour célébrer sa part de l’Être universel » (ibid., p. 44). De là aussi, chez les romantiques, l’importance du vent, pour autant qu’il apparaît comme l’expression sensible, qui n’est pas proprement visible, mais audible, d’une force sonore faite « d’ineffables harmonies » (ibid., p. 117) qui traverse et anime toutes les vivants, et exprime à ce titre l’unité de la nature (la clé de l’énigme qu’est le monde sensible) : voir aussi Novalis qui parle à ce propos du « profond et musical soupir de la nature tout entière », Les Disciples à Saïs, trad. fr. G. Roud, Fata Morgana, 2002, p. 55 ; et voir également, à titre d’illustration d’une telle idée, Le Miroir et Stalker d’Andrei Tarkovski.
20 Voir E. Behler, Frühromantik, op. cit., p. 168.
21 Cité dans Les Romantiques allemands, vol. I, op. cit., p. 1530.
22 Voir J. Chantavoine et J. Gaudefroy-Demonbynes, Le Romantisme dans la musique européenne. L’ère romantique***, Paris, Albin Michel, 1955, p. 41-42.
23 J. Tiersot, La Musique aux temps romantiques, Paris, Alcan, 1930, rééd., Paris, P.U.F., Éditions d’aujourd’hui, 1983, p. 57.
24 Novalis, Encyclopédie, op. cit., p. 144.
25 Novalis, Les Disciples à Saïs, op. cit., p. 44.
26 Novalis, Hymnes à la nuit, trad. fr. G. Roud, Fata Morgana, 2002, p. 74.
27 V. Jankélévitch, « Le nocturne », Le Romantisme allemand, Les Cahiers du sud, 1949, p. 89. Voir aussi p. 88 : « Le romantisme, lui, découvre les vertus positives et les puissances des ténèbres ».
28 Cité par G. Roud, Préface de Novalis, Les Disciples à Saïs, op. cit., p. 15.
29 V. Jankélévitch, « Le nocturne », op. cit., p. 90.
30 J.W. Goethe, Faust, trad. fr. G. de Nerval, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 131.
31 Novalis, Hymnes à la nuit, op. cit., p. 33.
32 Ibid., p. 39.
33 Novalis, Encyclopédie, op. cit., p. 139.
34 Ibid., p. 146-147.
35 Novalis, Les Disciples à Saïs, op. cit., p. 35.
36 Ibid.
37 Ibid., p. 49.
38 Ibid., p. 50.
39 Novalis, Encyclopédie, op. cit., p. 26-27.
40 Voir sur ce point l’Introduction à Theorie der Romantik, sous la dir. de H. Ürlings, Stuttgart, Reclam, 2000, p. 22. C’est aussi l’unique leçon tirée par Nietzsche de la philosophie kantienne à l’époque de La Naissance de la tragédie : voir OPCI-1, p. 123 ; KSA1, p. 118.
41 Novalis, Hymnes à la nuit, op. cit., p. 75-77
42 Ibid.
43 Alors qu’« à l’époque baroque la théorie de l’imitation était admise sans difficulté », « c’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’on commença d’éprouver les limites de cette théorie » : « vers 1855, Adam Smith [...] pouvait écrire que la musique était essentiellement un art non imitatif » (C. Rosen, La Génération romantique, trad. fr. G. Bloch, Paris, Gallimard, 2002, p. 108). On rappellera que Beethoven avait noté en tête de la partition de la symphonie pastorale : « mehr Ausdruck der Empfindung als Malerei », donnant par là le coup d’envoi à la conception romantique pour laquelle la musique est « plus impression que description » (J. Chailley et J. Maillard, Cours d’histoire de la musique, Paris, Leduc, 1983, vol. III, p. 9).
44 W. Wackenroder, La Remarquable vie musicale du compositeur Joseph Berglinger, trad. fr. A. Coeuroy, dans Les Romantiques allemands, op. cit., p. 1530.
45 E.T.A. Hoffmann, « Beethoven Instrumentalmusik », Theorie der Romantik, op. cit., p. 285, trad. fr. dans Les Romantiques allemands, op. cit., p. 899-900 (traduction modifiée).
46 Novalis, Encyclopédie, op. cit., p. 301.
47 Cité dans N. Harnoncourt, Le Discours musical, trad. fr. D. Collins, Paris, Gallimard, 1984, p. 46.
48 Ibid.
49 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 61.
50 Voir B. François-Sappey, Robert Schumann, Paris, Fayard, 2000, p. 191.
51 On voit tout ce qui sépare le mystère chez Schumann de l’énigme qu’on rencontre certes également chez ce compositeur, mais aussi chez Bach. C’est que si le mystère renvoie à un élément extra musical, l’énigme apparaît comme l’énonciation d’un problème dont la résolution est purement musicale. Sur l’énigme chez Bach, voir D. Hofstadter, Gödel, Escher, Bach, trad. fr. J. Henry et R. French, Paris, InterEditions, 1985.
52 M. Beaufils, Le Lied romantique allemand, Paris, Gallimard, 1956, rééd. 1982, p. 114-115.
53 F. Liszt, Lettres d’un bachelier ès musique, op. cit., p. 27. Voir aussi l’Avant-propos de l’Album d’un voyageur (1842) : « À mesure que la musique instrumentale progresse, se développe, se dégage des premières entraves, elle tend à s’empreindre de plus en plus de cette idéalité qui a marqué la perfection des arts plastiques, à devenir non plus une simple combinaison de sons, mais un langage poétique plus apte peut-être que la poésie à exprimer tout ce qui en nous franchit les horizons accoutumés ; tout ce qui échappe à l’analyse ; tout ce qui s’agite à des profondeurs inaccessibles de désirs impérissables, de pressentiments infinis ».
54 Ibid., p. 28.
55 R. Schumann, Schriften über Musik und Musiker, Stuttgart, Reclam, 1982, p. 52.
56 Ibid.
57 Ibid., p. 51.
58 Ibid., p. 123-125.
59 Ibid., p. 34. Voir aussi l’article sur Ferdinand Hiller (1835) où, face à la critique selon laquelle il privilégierait l’aspect poétique de la musique au détriment de son aspect scientifique – i.e. l’analyse proprement musicale –, Schumann écrit que la critique suprême est celle qui consiste à susciter chez le lecteur une impression analogue à celle que l’œuvre a produite (ibid., p. 18).
60 Ibid., p. 34.
61 Ibid., p. 48.
62 Ibid., p. 178.
63 Cité par C. Rosen, La Génération romantique, op. cit., p. 111. On notera l’erreur de C. Dahlhaus qui, sous prétexte que la musique n’est pas pour les romantiques « le langage des sentiments » – comme l’écrit encore Schlegel, qui veut dire par là qu’elle n’est certainement pas réductible à l’expression des passions humaines – en conclut que, si certes la musique est un langage signifiant qui révèle l’essence du monde, ce contenu de sens extra musical n’est pas connu par le sentiment (L’Idée de musique absolue, trad. fr. M. Kaltenecker revue par P. Albera et V. Barras, Genève, Contrechamps, 1997, p. 67).
64 Voir C. Rosen, La Génération romantique, op. cit., p. 94, 102. Selon Rosen, c’est J.W. Ritter qui, le premier, affirme que la musique est le langage originaire et général qui trouve sa spécification dans les différents langages. On remarquera en outre qu’il y a ici une inversion du rapport entre le langage ordinaire et le langage musical qu’on trouvait dans la rhétorique musicale : alors que, pour celle-ci, c’est le langage ordinaire qui confère sa signification à la musique, c’est désormais le sens général de la musique qui confère son sens au langage ordinaire en s’y individualisant.
65 C. Rosen, La Génération romantique, op. cit., p. 111.
66 Ibid.
67 Ibid., p. 115.
68 Voir R. Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, op. cit., p. 82-87.
69 Cité par R. Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, op. cit., p. 87.
70 Ibid., p. 127.
71 Ibid., p. 245, 299. Schopenhauer, qui aime la « musique céleste » de Rossini, méprise en revanche la musique de C.M. von Weber.
72 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. fr. A. Burdeau revue par R. Roos, Paris, P.U.F., 1984, p. 338.
73 Ibid., p. 328 ; voir aussi p. 1192.
74 Ibid., p. 1192.
75 Ibid., p. 337.
76 Rappelons que Schopenhauer « comprend [...] sous le concept d’Idées ces degrés déterminés et fixes de l’objectivation de la volonté, en tant qu’elle est chose en soi et, comme telle, étrangère à la pluralité ; ces degrés apparaissent, dans les objets particuliers, comme leurs formes éternelles, comme leurs prototypes » (Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 175). Il faut distinguer l’Idée du concept (ibid., p. 300) : alors que celui-ci, qui est l’objet de l’entendement et de la science, est général et abstrait, donc indéterminé, celle-là est concrète et, du coup, parfaitement déterminée. L’Idée précède la pluralité dont elle est la forme immuable – à la manière dont le germe précède la plante (ibid.) –, alors que le concept est extrait de cette pluralité (ibid., p. 302).
77 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 329.
78 Ibid., p. 329 : « Elle [sc. la musique] n’est donc pas, comme les autres arts, une reproduction des Idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes ».
79 Ibid., p. 1097. En ce sens, il est faux d’affirmer que la métaphysique schopenhauérienne de la musique « repose sur l’idée que la musique est un langage » (V. Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 25).
80 Si certes, pour nous aujourd’hui, la gamme de do majeur n’a aucun privilège dans la musique tonale, puisqu’on peut reconstruire à partir de chaque note la totalité de l’édifice, ce n’est pas le cas jusqu’au début du XXe siècle. Ainsi lit-on au début de l’Histoire de la langue musicale de Maurice Emmanuel (Paris, H. Laurens, 1911, rééd. en 2 vol. avec une préface de J. Viret, 1981) : « J’emploie, tout au long de cet ouvrage, le mot Tonalité dans un sens net et restreint, celui-là même qu’il a pris dans le cerveau des modernes praticiens de la musique. Ils ne connaissent qu’un seul Mode ; du moins n’y a-t-il pour eux qu’un mode essentiel, et le mot “Tonalité” en exprime le substratum harmonique. J’inféode comme eux la Tonalité au régime d’Ut majeur, le mode absolu de l’art moderne. Je dirais presque que la Tonalité est le mode d’Ut majeur, tel que la Résonance l’a façonné. La Tonalité est en effet un ensemble de phénomènes mélodiques et harmoniques organisés autour de la tonique, empiriquement, par l’art classique ; phénomènes qui donnent naissance, en même temps qu’à la formule mélodique ut ré mi fa sol la si ut, aux relations des Tons voisins » (vol. I, p. 16).
81 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 330.
82 Ibid., p. 331 : « C’est la basse qui marche le plus lourdement ; elle représente la matière inanimée ; elle ne monte et ne descend que par intervalles considérables, tierces, quartes, ou quintes, mais jamais d’un seul ton ». On ne saurait, sous prétexte que Schopenhauer compare la basse à « la matière inorganique, la matière brute, sur laquelle tout repose, de laquelle tout sort et se développe », renvoyer au prélude de L’Or du Rhin (C. Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, Paris, P.U.F, 1969, rééd. coll Quadrige, 1989, p. 108) – puisqu’il s’agit, au contraire et conformément à l’analogie développée par l’auteur, de la basse dans la musique qu’on appelle proprement classique.
83 Cette thèse trouve son origine dans le fait que nous privilégions spontanément le registre supérieur, de sorte que c’est là qu’on s’attend à trouver la mélodie. Elle n’est toutefois pas, à l’époque de Schopenhauer, une règle intangible, dans la mesure où « le placement de la mélodie sous les voix qui l’accompagnent est [...] un bon moyen d’aller à contre-courant pour obtenir un résultat intéressant, mais inhabituel. C’était un effet très prisé par les compositeurs du XVIIIe et XIXe siècle » (C. Rosen, La Génération romantique, op. cit., p. 60).
84 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 331. Voir aussi : « [...] la basse et les parties intermédiaires d’une harmonie n’exécutent pas une mélodie continue comme la partie supérieure qui exécute le chant ; cette dernière seule peut courir librement et légèrement, en faisant des modulations et des gammes ; les autres vont plus lentement et ne suivent pas une mélodie propre » (ibid.).
85 Nous lisons dans les notes de l’édition des Œuvres de Nietzsche dans La Pléiade (vol. I, Gallimard, 2000), p. 930 : « De même que les Idées ne sont que des objectivations de la volonté une et originaire, la multiplicité des sens [sic], qui sont aussi distincts et déterminés que le sont les Idées, trouve son origine dans un son fondamental. Le rapport entre la multiplicité des sons avec ce son fondamental, origine ultime de toute musique, est le même que celui qu’entretient la multiplicité des Idées avec la volonté. On peut ainsi comprendre l’analyse schopenhauérienne des musiques instrumentale et lyrique. L’analogie établie par Schopenhauer est la suivante : de même que le monde se développe hiérarchiquement à partir de la matière organique [sic], origine de la totalité du monde phénoménal, de son degré de développement le plus bas (minéraux) jusqu’au plus haut (l’humanité), en passant par des degrés de développement moyens (l’animal), la musique orchestrale se développe hiérarchiquement à partir de sa voix la plus basse jusqu’à son degré de développement le plus haut, c’est-à-dire la voix ou les instruments au timbre le plus aigu, auxquels est confiée la mélodie. Entre les deux se trouvent les parties médianes qui ne se voient pas confier la mélodie mais constituent une liaison entre les parties extrêmes. La “partie supérieure de l’harmonie” exécute donc le chant ». Nous tenons toutefois à souligner que notre propre texte, qui recoupe mot pour mot la note du volume de La Pléiade, paru en 2000, a d’abord été publié sous le titre « Métaphysique de la musique dans Le Monde comme volonté et comme représentation et dans La Naissance de la tragédie », Les Études philosophiques, 4 (1997). Il y a, dans le volume I de l’édition de Nietzsche dans La Pléiade, p. 930-931, exactement 51 lignes portant sur Schopenhauer et sur Nietzsche qui sont littéralement empruntées à notre article sans mention de la provenance ni de l’auteur – soit exactement ce que le dictionnaire nomme un plagiat. On remarquera que l’auteur de ces notes, Mme Cohen-Halimi, introduit non seulement deux contresens dans notre texte, mais également des allègements – prétendant sans doute, par là, collaborer à notre édification stylistique ?
86 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 331 : « Au-dessus de la basse sont des parties de ripieno ou de remplissage ; elles répondent au monde organisé ; leur mouvement est plus rapide, mais sans mélodie suivie, et leur marche est dépourvue de sens ».
87 L’analogie bien comprise (c’est-à-dire comprise en rapport avec la structure de la musique) permet de découvrir en quoi la musique est le « reflet de la volonté » – elle n’est pas, contrairement à ce que prétend C. Rosset qui ne voit pas cette analogie, « re-production, c’est-à-dire apparition nouvelle d’un x entièrement distinct des idées de la volonté, distinct donc en définitive de la volonté elle-même, au sens habituel du terme chez Schopenhauer. En faisant ici dériver la musique, non de la volonté, mais d’un x antérieur à la volonté, nous ne nous proposons pas de contredire ouvertement les déclarations de Schopenhauer, mais de lire celles-ci à la lumière d’une différence de sens : la volonté dont parle Schopenhauer dans ses analyses musicales n’étant pas la volonté dont il parle partout ailleurs dans son œuvre » (L’Esthétique de Schopenhauer, op. cit., p. 100). Outre qu’il ne s’agit nullement chez Schopenhauer d’analyses musicales, il s’agit bien de contredire les déclarations de Schopenhauer, puisque la volonté dont il est question dans la métaphysique de la musique est celle-là même dont il parle partout ailleurs dans son œuvre (comme en témoigne le rapport tissé par Schopenhauer entre musique et philosophie qui expriment toutes deux la même chose : voir Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 337-338).
88 Voir A. Einstein, La Musique romantique, op. cit., p. 15.
89 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1190-1191.
90 Schopenhauer ne définit pas explicitement la consonance, mais l’on comprend, en vertu du contexte, qu’il reprend la définition classique du couple dissonance-consonance : la définition subjective de la consonance (est consonant ce qui plaît) est le complément de la définition objective (le plaisir que procure un accord est fondé dans le fait qu’il n’admet que les harmoniques les plus immédiates et les plus audibles de la note fondamentale).
91 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 333.
92 Ibid., p. 337.
93 Voir M. Vignal, Haydn, Paris, Fayard, 1989, p. 1361 et ss., 1401 et ss.
94 Stendhal, Vie de Haydn, Mozart et Metastase, Paris, Éditions d’aujourd’hui, 1977, p. 180 (voir aussi p. 45, 99 et ss.).
95 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 334.
96 Ibid., p. 334. C’est en ce sens que Schopenhauer écrit encore : la musique « est la reproduction immédiate de la volonté elle-même et exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté » (ibid., p. 436-437). Autrement dit : le contexte dans lequel apparaît la dernière proposition interdit qu’on affirme que la musique produit virtuellement le monde alors que la volonté le produit actuellement (puisqu’il s’agit d’une analogie), donc qu’il s’agirait de « deux sources, au moins sur un pied d’égalité » (C. Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, op. cit., p. 95). Quant à ajouter, d’une part, que cela suffit à « écarter la thèse de la musique reflet du vouloir » (ibid., p. 96) et, d’autre part, qu’« un examen attentif permet de pressentir une antériorité de la musique » (ibid.), cela n’engage que l’auteur qui l’écrit, mais nullement le texte de Schopenhauer dont l’esprit et la lettre disent absolument le contraire.
97 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 335.
98 Ibid., p. 329, 333, 334. C’est pour cette raison que la musique ne représente pas l’essence du monde, mais l’exprime, la reproduit ou encore la présente. Schopenhauer emploie de préférence les termes de Nachbild, Ausdruck, Darstellung, plutôt que celui de Vorstellung, étant donné que die Musik [ist] Nachbild eines Vorbildes, welches selbst nie [...] vorgestellt werden kann (Die Welt als Wille und Vorstellung, München, D. T. V., 2002, p. 340).
99 C’est parce que C. Rosset ne décrit pas cette analogie, qu’il se contente simplement d’évoquer, qu’il peut écrire que « la thèse de la musique reflet du vouloir est irrecevable » (L’Esthétique de Schopenhauer, op. cit., p. 96-97).
100 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 328.
101 Ibid., p. 141 et s.
102 Ibid., p. 151-152.
103 Ibid., p. 146.
104 Ibid., p. 152.
105 H. Cohen, Ästhetik des reinen Gefühls, Werke, vol. 8, Hildesheim – New York, G. Olms, 1982, p. 15.
106 Le texte cité par Cohen est précédé par : « [...] la philosophie, comme j’ai tâché de le prouver, doit être une exposition, une représentation complète et précise de l’essence du monde saisie en des notions très générales qui seules en peuvent embrasser vraiment l’ampleur » (A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 338).
107 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 328.
108 Ibid., p. 328.
109 R. Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, op. cit., p. 277.
110 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 1045.
111 Ibid., p. 341-342.
112 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1993. Le texte inédit intitulé « La joie tragique », qu’on trouve dans le même ouvrage, reprend les mêmes idées.
113 Note des traducteurs, F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie - Fragments posthumes 1869-1872, trad. fr. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe et J. L. Nancy, Paris, Gallimard, 1977, p. 18
114 G. Liébert, Nietzsche et la musique, op. cit., p. 68. Et, puisque M. Haar ajoute que Nietzsche conserve toutefois la théorie schopenhauérienne de la musique, Liébert écrit que Nietzsche « est resté fidèle à sa [sc. Schopenhauer] conception de la musique » (ibid.).
115 M. Kessler, L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 181.
116 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 67.
117 L’expression, certes entre guillemets, est toutefois trompeuse, puisque Schopenhauer refuse lui aussi toute intuition intellectuelle : « cette connaissance (i.e. celle du vouloir) n’est pas une intuition (toute intuition étant située dans l’espace) » (Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 891).
118 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 68-69.
119 Ibid., p. 72.
120 Ibid., p. 72.
121 Ibid., p. 73.
122 1871, 7 [167].
123 1871, 7 [174].
124 1871, 7 [170].
125 1871, 7 [172].
126 1871, 7 [169].
127 1871, 7 [172]
128 1871, 7 [174].
129 1871, 7 [157].
130 1871, 7 [157].
131 1871, 7 [174].
132 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 892.
133 Ibid. Soulignons que ce texte est un ajout tardif – on sait que Schopenhauer, plutôt que réécrire son texte, a préféré ajouter à celui-ci, dans les rééditions, des suppléments pour préciser quelques points.
134 F. Nietzsche, « Sur Schopenhauer », trad. fr. M. de Launay, Nietzsche, sous la dir. de M. Crépon, Les Cahiers de l’Herne, 2000, p. 27, 31.
135 Ibid.
136 Ibid., p. 29.
137 Ibid., p. 31.
138 OPCI-1, p. 65 ; KSA1, p. 51.
139 OPCI-1, p. 53 ; KSA1, p. 39.
140 OPCI-1, p. 141 ; KSA1, p. 139.
141 1871, 7 [168]. Voir aussi 1871, 7 [170] : « En l’homme, l’un originaire se regarde en retournant sur soi à travers le phénomène : le phénomène révèle l’essence. »
142 Il faut s’arrêter sur ce point afin d’établir, une bonne fois pour toutes, qu’il y a une opposition entre le vouloir et le phénomène, et qu’on ne saurait sans contrevenir au texte explicite de Nietzsche affirmer qu’il s’agit d’une simple distinction intraphénoménale. Nietzsche écrit : « si le temps avait une réalité effective, il n’y aurait pas de succession. Si l’espace avait une réalité effective, pas de succession. Ineffectivité de l’espace et du temps. Pas de devenir : le devenir est apparence. » (1871, 7 [168]) ; « la projection individuelle de la volonté (dans l’extase) n’est en réalité rien que l’unique volonté, mais ne parvient au sentiment de sa nature de volonté que comme projection, c’est-à-dire dans les liens de l’espace, du temps, de la causalité, et ne peut pas ainsi porter la souffrance et le plaisir de l’unique volonté. La projection ne parvient à la conscience que comme phénomène, [...] » ; toute souffrance n’est rien d’autre que la « souffrance originaire, mais vue à travers le phénomène, localisée, prise dans le filet du temps. Notre douleur est une douleur représentée [...] » (1871, 7 [157] ; c’est nous qui soulignons). Cette thèse apparaît également dans La Naissance elle-même : « [...] cette apparence dans laquelle nous sommes pris tout entiers et dont nous sommes faits, nous sommes contraints de l’éprouver [i.e. dans l’ivresse dionysiaque] comme le véritable non-être, c’est-à-dire comme un incessant devenir dans le temps, l’espace et la causalité, ou, en d’autres termes, comme réalité empirique », OPCI-1, p. 53 ; KSA1, p. 39.
143 1871, 7 [163] : « L’incapacité de l’un à s’élucider lui-même. L’un engendre de soi, dans la sérénité grecque, l’apparence [...]. Rien ne vient s’ajouter à l’un, à l’étant. » Voir aussi 1871, 7 [175] : « Seule est la volonté une ». Il n’est pas vrai que, pour Nietzsche, la volonté soit « définie comme originellement multiple, fragmentée, pluralisée » (M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 68), comme en témoigne l’expression même d’« un » ou d’« unité originaire » (et, conformément à la critique nietzschéenne de Schopenhauer, il faut distinguer l’un, à titre de chose en soi, de la détermination nécessairement fragmentée et multiple qu’en donne le sujet connaissant).
144 1871, 7 [200].
145 1871, 7 [157], 7 [174].
146 1871, 7 [201].
147 1871, 7 [204].
148 1870-1971, 7 [148].
149 1871, 7 [167].
150 Cette thèse peut en effet paraître une simplification du texte schopenhauérien, puisqu’on lit dans Le Monde comme volonté et comme représentation que « la musique [...] ne cesse de nous charmer jusque dans ses accords les plus douloureux » et que « nous prenons plaisir à entendre les mélodies les plus plaintives » (op. cit., p. 1193).
151 Davantage : on verra plus loin que la théorie nietzschéenne sur le rapport entre plaisir et peine est basée sur la théorique et la pratique wagnériennes, c’est-à-dire sur l’allitération qui permet de montrer l’affinité véritable de ce qui apparemment s’oppose (Die Liebe bringt Lust und Leid. Doch in ihr Weh auch webt sie Wonnen) – autrement dit : sur l’interprétation wagnérienne de la philosophie schopenhauérienne.
152 1871, 7 [169].
153 1871, 7 [169].
154 1871, 7 [171].
155 1871, 7 [201].
156 1871, 7 [174].
157 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 74. Les citations de Nietzsche sont extraites de OPCI-1, p. 115, 144 ; KSA1-1, p. 109, 141.
158 1871, 7 [156].
159 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 79
160 C’est nous qui soulignons.
161 Voir R. Wagner, Ma vie, trad. fr. M. Hulot avec la collaboration de C. et M. de Lisle, Paris, Buchet Chastel, 1983, p. 321 (« La vision pessimiste de Schopenhauer sur la condition humaine m’inspira l’idée d’un Tristan et Isolde »).
162 OPCI-1, p. 45 ; KSA1, p. 30.
163 OPCI-1, p. 46 ; KSA1, p. 31.
164 OPCI-1, p. 144 ; KSA1, p. 142.
165 1871, 7 [154].
166 Contrairement à ce qu’écrit T.W. Adorno, Essai sur Wagner, trad. fr. H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1966, p. 83.
167 OPCI-1, p. 111 ; KSA1, p. 104. Voir aussi 1871, 9 [106]. La distinction wagnérienne sera développée, en rapport à la conception nietzschéenne de la musique, dans le chapitre suivant. Remarquons déjà que l’ennemi – qui n’est pas nommé ici – n’est autre que Hanslick, célèbre musicologue allemand qui s’est rapidement opposé à l’art wagnérien et a développé les principes de son esthétique dans Du beau dans la musique. Nous reviendrons sur ce point, dans la mesure où la distance prise par Nietzsche à l’égard des positions wagnéroschopenhauériennes correspond à un rapprochement par rapport aux thèses de Hanslick.
168 OPCI-1, p. 155 ; KSA1, p. 154.
169 Comme le traduit Bianquis (Paris, Gallimard, coll. Idées, 1970, p. 136) – et non pas « l’art proprement dit », comme on le lit dans la traduction Lacoue-Labarthe (p. 133), formule reprise dans La Pléiade (p. 111). Si nous insistons sur ce point, c’est parce que l’art dionysiaque, qui dévoile l’être vrai derrière l’apparence, constitue un mode de connaissance au même titre que la philosophie (conformément, d’ailleurs, à une thèse qu’on trouve chez Schopenhauer et dont on a vu qu’elle est le propre du XIXe siècle allemand, puisque le seul art dionysiaque, comme on le verra, est la musique).
170 « Le sublime et le ridicule dépassent d’un pas le monde des belles apparences, car l’un et l’autre contiennent une contradiction. D’autre part, ils ne sont nullement identiques à la vérité ; ils enveloppent la vérité d’un voile, sans doute plus transparent que la beauté, mais qui reste un voile. Ils forment donc comme un monde intermédiaire entre le beau et le vrai, dans lequel peut se réaliser l’union de Dionysos et d’Apollon. », « La conception dionysiaque du monde », KSA1, p. 567.
171 OPCI-1, p. 153 ; KSA1, p. 152. Il faut, à ce propos, s’arrêter sur la notion de « dissonance », employée comme un mot magique par les commentateurs. Dans le chap. intitulé « Théorie esthétique de la “dissonance musicale” », L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., M. Kessler, sans jamais définir le concept de « dissonance », écrit que La Naissance de la tragédie « est le mélange de l’expérience musicale de la dissonance avec la notion pour le moins hypothétique de “métaphysique de l’art” » (p. 32), que la dissonance « doit toujours être accompagnée et donc compensée (puisque telle est la seule règle contrapunctique que Nietzsche connaissait à son époque) par un accord consonant » (p. 35) et enfin que « la ligne mélodique dissonante de la musique [...] se résout diachroniquement ou synchroniquement dans une harmonie supérieure » (ibid.). Sans doute cet auteur ignore-t-il que : 1) l’expérience musicale de la dissonance est constitutive de la notion même de consonance et qu’elle n’est donc ni l’apanage de Nietzsche ni celui de Wagner : l’utilisation de dissonances est par exemple d’un usage systématique dans la musique de Bach ; 2) la résolution de la dissonance (si tant est que ce soit bien cela que signifient les mots obscurs « accompagnée et donc compensée », sans quoi ils n’auraient aucun sens) n’a rien à voir avec la notion d’écriture contrapunctique ; 3) la dissonance ne peut être résolue que diachroniquement c’est-à-dire dans le temps (l’idée d’une résolution synchronique dans une harmonie supérieure n’a aucun sens).
172 1870-1871, 7 [116].
173 1870-1871, 7 [117]. Voir aussi 1869, 1 [53] : « les dissonances aspirent à une résolution ».
174 On notera l’effort de Mme Cohen-Halimi, qui écrit : « En musicologie » (pourquoi pas tout simplement : en musique ?), « une dissonance désigne tout son musical qui ne peut se suffire à lui-même et appelle une consonance » (note de l’édition La pléiade, op. cit., p. 958), définition qui se mord la queue et reste en deçà de toute « musicologie » (même la consonance appelle une consonance !). Le même auteur ajoute ( !) : « Si la dissonance est dionysiaque et la consonance apollinienne, Nietzsche montre toutefois que [...] la dissonance n’appelle pas un son apte à la résoudre ou du moins, l’appelant, n’atteint jamais sa résolution que dans un processus infini (etc.) » (ibid.) – ce qui n’a aucun sens.
175 J. Chailley et H. Challan, Théorie complète de la musique, Paris, Leduc, 1951, vol. 2, p. 5-7. Voir également G. Brelet, Le Temps musical, Paris, P.U.F., 1949, vol. I, p. 120. De là la jouissance progressive au mode mineur, puisque la tierce mineure n’a pas de fondement dans les harmoniques naturels.
176 Ibid.
177 P. Lasserre, Les Idées de Nietzsche sur la musique. La période wagnérienne : 1871-1876, Paris, Mercure de France, 1907, p. 109.
178 P. Lasserre évoque « le profond désarroi où l’influence à la fois féconde et perturbatrice de Richard Wagner a jeté la musique, et [...] la stérilité qui résulterait de ce désarroi si une investigation serrée des principes, des règles et des fins esthétiques de la musique n’aboutissait bientôt à la restauration de la doctrine » (Les Idées de Nietzsche sur la musique, op. cit., p. 199). On voit tout ce qui sépare par exemple Lasserre de Debussy. Si l’on trouve aussi chez celui-ci une critique impitoyable de Wagner, dans l’œuvre duquel il voit moins le commencement d’une ère nouvelle que, au contraire, une fin qui ne peut ouvrir aucune perspective pour la musique, il ne s’agit évidemment pas de revenir à une quelconque « restauration de la doctrine ».
179 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 36-37. Il est donc faux d’écrire, comme le fait pourtant C. Rosset, que « c’est le pessimisme, la théorie de la négation du vouloir-vivre, de la pitié universelle, qui influencent, philosophiquement parlant, le Wagner de la maturité » (L’Esthétique de Schopenhauer, op. cit., p. 99). Nous verrons, dans le chapitre suivant, comment toutes les analyses ponctuelles de Wagner trouvent leur origine dans la théorie schopenhauérienne de la musique. Rappelons que Schopenhauer, à qui Wagner avait envoyé le texte de L’Anneau du Nibelung, déclara à K. Ritter en 1855 : « j’admire Wagner comme poète, mais ce n’est pas un musicien » (C. Wagner, Journal, trad. fr. M.F. Demet, Paris, Gallimard, 1977, vol. I, op. cit., p. 39). Voir aussi sur cette question R. Safranski, Schopenhauer et les années folles de la philosophie, op. cit., p. 433. Il est toutefois impossible d’en conclure que « Schopenhauer aurait raffolé de Carmen », comme l’écrit C. Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, op. cit., p. 114.
180 A Carl von Gersdorff, le 7 nov. 1870.
181 OPCI-1, p. 60 ; KSA1, p. 46.
182 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 68.
183 Et l’on aura du mal à croire qu’il s’agit, ici comme ailleurs, « d’amples résidus doctrinaux », et à acquiescer à l’affirmation suivante : « il est hors de doute qu’il [sc. Nietzsche] est tout à fait libre à l’égard d’une doctrine qui lui sert de tremplin et qu’il met en pièces sans ménagement » (M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, op. cit., p. 68).
184 1874, 32 [83].
185 C. Wagner, Journal, op. cit., vol. I, p. 380 (« le pr. Nietzsche m’a offert pour mon anniversaire un manuscrit intitulé Entstehung des tragischen Gedanken : [...]. Le fait que les idées de Richard puissent être élargies dans ce domaine me donne un plaisir tout à fait particulier »), p. 434 (« Le pr. Nietzsche me lit des passages d’un travail qu’il est en train d’écrire (Ursprung und Ziel der Tragödie) et qu’il veut dédier à Richard ; [...] on voit là un homme très doué, qui s’est assimilé de façon très personnelle les idées de Richard »).
186 Il est faux de prétendre, contrairement à ce qu’écrit C. Andler, qu’« il faut concevoir le livre de Nietzsche sur la tragédie comme un essai de concilier les deux doctrines [i.e. celles de Liszt et de Wagner] » (Nietzsche, sa vie et sa pensée, op. cit., vol. I, p. 424), car, non seulement il n’y a pas proprement de doctrine de Liszt sur la musique, mais les idées défendues par ce penseur non systématique ne s’opposent nullement aux thèses de Wagner, comme en témoigne d’ailleurs la présentation que donne Andler des idées lisztéennes, et d’autant plus que les thèses de Wagner prennent de multiples visages, de sorte que le but de La Naissance serait peut-être davantage, comme on le verra, de concilier les différents textes de Wagner et de résoudre les apparentes contradictions. Andler voit l’opposition entre Liszt et Wagner comme l’opposition de la musique instrumentale et de la musique vocale, alors qu’il s’agit d’un simple épiphénomène puisque l’essentiel est que tous deux s’accordent sur le statut du langage signifiant de la musique. Et il voit dans le fait que Nietzsche utilise l’expression de « symphonie » à propos de Tristan le signe d’une volonté de dépasser cette opposition. De même, C. Dahlhaus soutient que l’équation Tristan = symphonie serait une critique de la conception wagnérienne, dès lors réduite à la lettre de Opéra et drame (L’Idée de musique absolue, op. cit., p. 34). Ce que ne comprennent pas Andler et Dahlhaus, c’est que cette expression sert simplement, dans la lignée du Beethoven de Wagner, à indiquer le primat de la musique sur le texte et, comme on le verra, la procession du monde visuel (le phénomène) à partir du seul monde sonore (à titre d’analogon de la volonté). Non seulement la métaphore sera récupérée par les Wagner, comme en témoigne le Journal de Cosima (vol. III, op. cit., p. 271), mais Nietzsche la critiquera plus tard (voir 1878, 30 [101]).
187 OPCI-1, p. 41 ; KSA1, p. 25.
188 OPCI-1, p. 46 ; KSA1, p. 30.
189 OPCI-1, p. 53 ; KSA1, p. 38-39.
190 OPCI-1, p. 53 ; KSA1, p. 39 (Vorstellung).
191 OPCI-1, p. 54 ; KSA1, p. 39 (Schein).
192 OPCI-1, p. 54 ; KSA1, p. 39.
193 OPCI-1, p. 54 ; KSA1, p. 39.
194 OPCI-1, p. 52 ; KSA1, p. 37.
195 OPCI-1, p. 58 ; KSA1, p. 44.
196 OPCI-1, p. 81 ; KSA1, p. 69-70.
197 OPCI-1, p. 84 ; KSA1, p. 72.
198 OPCI-1, p. 84 ; KSA1, p. 73. L’idée d’une dissolution de l’individualité, d’un dessaisissement mystique de soi revient constamment dans La Naissance de la tragédie : voir p. ex. KSA1, p. 30-31 (eine mystische Einheitsempfindung, eine Selbstentäußerung), p. 34 (die Selbstentäußerung), p. 41 (die Selbstvergessenheit), etc. Le critique musical André Tubeuf a bien vu ce point, à la différence des commentateurs de Nietzsche. La distinction entre Apollon et Dionysos lui sert, d’une manière très heureuse, à distinguer, chez Karajan, deux types d’interprétation et de période : par opposition aux enregistrements lyriques des années 50 (EMI), qui présentent un aspect théâtral, dans la mesure où la musique y est mise en service de personnages dotés d’une vie singulière, toutes les nouvelles versions des années 80 (DG) se caractérisent par un dionysisme dans lequel l’opéra devient quasiment une symphonie et les voix sont simplement convoquées pour chanter leur partie, de sorte qu’est gommée toute individualité et que la voix n’est utilisée que comme un instrument.
199 OPCI-1, p. 41 ; KSA1, p. 25.
200 OPCI-1, p. 48, 64, 75, 76 ; KSA1, p. 33, 50, 62, 63.
201 OPCI-1, p. 44, 54 ; KSA1, p. 28, 40.
202 OPCI-1, p. 41 ; KSA1, p. 25.
203 OPCI-1, p. 42 ; KSA1, p. 26. C’est aussi le cas de la musique, du moins lorsqu’elle perd son essence et devient imitation des phénomènes (musique descriptive).
204 L’image est toujours – pour Nietzsche – représentative, figurative ; quant au concept, il a toujours une unité fixe et figée de sens ainsi qu’une référence précise. Voir OPCI-1, p. 64-65, 113 ; KSA1, p. 51, 106.
205 OPCI-1, p. 54 ; KSA1, p. 40.
206 OPCI-1, p. 110 ; KSA1, p. 104. C’est parce que la musique est ici expliquée à l’aune d’une conception métaphysique du monde dans sa totalité qu’il est question, non pas d’esthétique musicale mais de « métaphysique de Nietzsche » – comme le reconnaît Nietzsche en reprenant cette expression schopenhauérienne autant dans les textes de cette époque que dans des textes plus tardifs : voir p. ex. 1885-6, 2 [113] : « je commençai par une hypothèse métaphysique sur le sens de la musique [...] ».
207 OPCI-1, p. 65 ; KSA1, p. 51.
208 1871, 9 [8].
209 OPCI-1, p. 58 ; KSA1, p. 44.
210 OPCI-1, p. 49 ; KSA1, p. 33. Il faut noter que Nietzsche écrit une seule fois que la musique représente (darstellen) ; il s’agit cependant d’une citation de Schopenhauer (OPCI-1, p. 110 ; KSA1, p. 104). Le philosophe emploie le terme de représentation lorsque, dans la tragédie ou le drame musical, la musique dionysiaque est liée à un contenu apollinien qui tempère sa trop grande force et violence, en sorte que tout se passe comme si elle était un art représentatif. Voir OPCI-1, p. 137 ; KSA1, p. 134 (als ob die Musik nur ein höchstes Darstellungsmittel...), et OPCI-1, p. 140 ; KSA1, p. 137 (als ob die Musik sogar wesentlich Darstellungskunst...). Pour Nietzsche, la musique n’est donc pas une représentation, sauf lorsqu’elle perd son essence et qu’elle devient un art apollinien : OPCI-1, p. 48 ; KSA1, p. 33.
211 Encore une fois, nous lisons dans les notes érudites du premier volume de l’édition des Œuvres de Nietzsche, p. 931 : « La musique est pour Nietzsche un langage signifiant qui possède un contenu de sens. Le musicien ne se contente pas de manier des hauteurs et des durées, il exprime quelque chose par les sons. La musique a donc un sens extra musical. Le son, à la différence du discours conceptuel, n’est pas soumis aux lois de la logique (principe d’identité, de non-contradiction). Aussi peut-il symboliser ce qui est au-delà de la logique : le vouloir, la volonté originaire, la douleur primitive et la contradiction. Il peut exprimer ce qui est au-delà de toute détermination et de toute identité. Le dionysiaque correspond donc à la dissolution de l’individualité ». Ces propositions, toujours de Mme Cohen-Halimi, sont littéralement empruntées à notre article de 1997.
212 OPCI-1, p. 55 ; KSA1, p. 40-41. Du coup, puisque la musique ne passe ni par le son ni par l’image, son sens (à savoir celui par lequel elle exprime l’unité ou la volonté) n’est pas l’objet d’un savoir conscient : il est illusoire de croire « à un art nouveau dans lequel la musique pourrait présenter l’image et le concept et serait ainsi accessible à l’“esprit conscient” » (1871, 12 [1]). Contrairement à ce que prétend Dahlhaus (L’Idée de musique absolue, op. cit., p. 33), ce n’est absolument pas contre Wagner que ce texte est dirigé – puisqu’il date de 1871 et recoupe la conception alors défendue par Wagner dans son Beethoven.
213 OPCI-1, p. 45 ; KSA1, p. 29-30.
214 F. Nietzsche, OPCII-2, p. 141 ; KSA1, p. 479. On rappellera que Nietzsche, au moment où il écrit La Naissance de la tragédie, n’a jamais assisté à une représentation de Tristan : c’est seulement à la fin de l’été 1872, à Münich, qu’il entend Tristan dans son intégralité.
215 1870, 3 [37] ; voir aussi 3 [54] qui reprend également cette idée romantique.
216 1871, 12 [1]. Voir également la description de la création poétique chez Schiller (la disposition poétique est musicale : OPCI-1, p. 57 ; KSA1, p. 43) et : « or même lorsque le musicien a parlé en images de ses compositions, [...] ce ne sont là que des représentations analogiques nées de la musique » (OPCI-1, p. 64 ; KSA1, p. 50).
217 1871, 9 [149].
218 1870-1871, 7 [127] : « la musique ne peut jamais devenir un moyen ». Aussi est-ce un grossier contresens de vouloir minimiser le rôle de la musique chez Nietzsche en prétendant que « l’art tragique représente, au moins initialement, l’art total dont la musique n’est que l’une des parties » (M. Kessler, L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 35). Nietzsche, au contraire, majore (peut-être à tort, du point de vue historique) le rôle de la musique dans la tragédie grecque, puisque la musique, unique élément dionysiaque, est l’origine dont procèdent tous les autres éléments artistiques.
219 OPCI-1, p. 140 ; KSA1, p. 138.
220 OPC1-1, p. 140 ; KSA1, p. 137.
221 Sur la prééminence de la musique, voir p. ex. 1871, 13 [3] : « nous voyons là l’unique et universelle espérance de l’art », et 1871, 14 [3], où Nietzsche, reprenant les idées de Schopenhauer et de Wagner, écrit que la musique « fait se présenter chaque tableau, et chaque scène de la vie réelle et du monde, dans sa signification la plus haute [...] ; la musique parvenue à son degré le plus sublime nous livrerait un moyen de transformation, pour le dire vite, de chaque image du monde en un mythe ».
222 OPCI-1, p. 62 ; KSA1, p. 48.
223 1871, 12 [1] ; OPCI-1, p. 11 ; KSA1, p. 105. Voir aussi OPCI-1, p. 58 (KSA1, p. 44) où la sphère du visible apparaît comme un « symbole singulier (einzelnes Gleichniss) ou un exemple (Exempel) ».
224 Voir aussi OPCI-1, p. 65 ; KSA1, p. 51-52.
225 OCI-1, p. 63 ; KSA1, p. 49.
226 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 39.
227 Ibid.
228 Ibid., p. 40. Voir aussi p. 49 : « les yeux ouverts, nous cessons de voir ».
229 De sorte que C. Rosset a tort de prétendre que Wagner ne reprend pas la métaphysique schopenhauérienne : c’est au contraire elle – et uniquement elle – qui fonde la thèse selon laquelle la musique possède une priorité sur le texte !
230 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 50.
231 Le terme de « dépotentialisation » (depotenziert), qui apparaît dans le Beethoven et sert à désigner le statut originaire du monde sonore, qui a le pouvoir d’engendrer le monde spatial et pour ainsi dire de le mettre entre parenthèses (Beethoven, op. cit., p. 48-49), est repris par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie, OPCI-1, p. 53, KSA1, p. 38 (voir aussi « La conception dionysiaque du monde », KSA1, p. 566 et 1869-1872, 7 [193], 7 [321], 7 [359], et 1870-1871, 7 [132] : « Le monde de la visibilité est pour elle [sc. la parole] dépo-tentialisé, comme le dit très justement Wagner. Dans le drame, la tonalité (Stimmung) se décharge en images »).
232 R. Wagner, Sur l’expression « Musikdrama », Œuvres en prose, op. cit., vol. XI, p. 126.
233 1870-1871, 7 [127].
234 1871, 9 [10].
235 1871, 9 [11].
236 OPCI-1, p. 138 ; KSA1, p. 135.
237 OPCI-1, p. 138 ; KSA1, p. 135.
238 OPCII-2, p. 151 ; KSA1, p. 491.
239 J.-C. Berton, Richard Wagner et la “Tétralogie”, Paris, P.U.F., 1986, Que sais-je ?, p. 75.
240 G. Liébert se trompe donc doublement : non seulement, contrairement à ce que prétend cet auteur, Nietzsche ne se contredit pas en qualifiant la musique d’art dionysiaque et en affirmant qu’elle implique un élément apollinien, mais la prétendue assimilation nietzschéenne de la musique dionysiaque à du dionysiaque informe ne trouve pas son origine (psychologique) dans l’« inexpérience du compositeur Nietzsche » et dans son incapacité à composer une œuvre musicale qui échappe au chaos (Nietzsche et la musique, op. cit., p. 109-111).
241 S’il est donc vrai d’affirmer que « La Naissance de la tragédie ne cesse d’ailleurs d’insister sur la solidarité inconditionnelle du couple Apollon-Dionysos », il est faux d’ajouter : « et sur la nécessaire disparition des deux protagonistes, dès lors qu’un déséquilibre s’instaure dans leur jeu au détriment de l’un d’entre eux », M. Kessler, L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 38 – mais il est vrai que l’auteur de ce livre, comme tous les commentateurs qui se sont penchés sur La Naissance de la tragédie, n’imagine pas un seul instant que l’analyse du rapport entre musique et texte dans le Tristan – pourtant unique exemple de l’ouvrage –, de la structure musicale de cette œuvre et plus largement de la musique wagnérienne pourrait amener quelque clarté dans la conception nietzschéenne de l’art dionysiaque et de la musique.
242 OPCI-1, p. 76 ; KSA1, p. 65.
243 OPCI-1, p. 76 ; KSA1, p. 64 (« les apparences apolliniennes dans lesquelles Dionysos s’objective [...] »). Curieusement, Dionysos, qui semblait une figure de la sagesse humaine ou connaissance tragique, par laquelle l’Un originaire parvient à la représentation, semble s’identifier avec cet un et équivaloir à la chose en soi kantienne.
244 1871, 9 [9].
245 OPCI-1, p. 125-126 ; KSA1, p. 120-121.
246 R. Wagner, Opéra et drame, Œuvres en prose, op. cit., vol. V, p. 38 ; Nietzsche, OPCII-2, p. 149-150 ; KSA1, p. 489.
247 1871, 9 [88].
248 R. Wagner, Acteurs et chanteurs, Œuvres en prose, op. cit., vol. X, p. 228, 242 ; Nietzsche, OPCII-2, p. 150 ; KSA1, p. 489-490.
249 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 7.
250 1871, 9 [116].
251 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 98.
252 Ibid., vol. IV, p. 132.
253 Voir M. Emmanuel, Histoire de la langue musicale, op. cit., vol. I, p. 7, 111.
254 1871, 9 [116], 9 [149] ; En ce qui concerne R. Wagner, voir Beethoven, op. cit., p. 55.
255 R. Wagner, Lettre sur la musique, Œuvres en prose, op. cit., vol. VI, p. 194, 239 ; Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 82-83.
256 Voir M. Emmanuel, Histoire de la langue musicale, op. cit., p. 111 et s. pour plus de précisions sur le rythme grec et la liberté qui y est liée.
257 Ibid., p. 110.
258 Ibid., p. 116.
259 1871, 9 [149], 1874, 32 [43] ; 1875, [11 [34].
260 Voir sur ce point le développement de R. Dumesnil, Le Rythme musical, 1979, Genève, Slatkine, p. 116.
261 OPCI-1, p. 48-49 ; KSA1, p. 29-30. Voir R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 55.
262 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 181 ; Beethoven, op. cit., p. 56.
263 Nietzsche, OPCI-1, p. 48 ; KSA1, p. 30 ; voir aussi « La conception dionysiaque du monde », KSA1, p. 572.
264 La distinction entre le beau = forme = art plastique et le sublime = musique, qu’on trouve dans La Naissance (OPCI-1, p. 49, 52, 111, 125 ; KSA1, p. 34, 38, 104, 120) trouve son origine, ainsi qu’on l’a annoncé plus haut, dans le Beethoven, op. cit., p. 52-53 (« … on a émis sur la musique des opinions exclusivement tirées du jugement des arts plastiques », c’est pourquoi on a parlé du « plaisir des belles formes »). Nietzsche reprend la critique wagnérienne de la thèse (hanslickienne) qui mesure l’œuvre musicale à l’aune des concepts de « belle forme », d’« arabesque », de « dessin », « ligne », etc.
265 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 52, 153 ; voir aussi Une communication à mes amis, op. cit., p. 138-139.
266 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 104-118.
267 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 65.
268 F. Nietzsche, OPCII-2, p. 121, 147-148 ; KSA1, p. 456, 485-486. Voir aussi R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 65-68. C’est l’opposition entre Wortsprache (ou Begriffssprache) et Tonsprache (p. ex. KSA1, p. 515, 572, 770 et 1869-1870, 2 [10]) qu’on trouve déjà chez Wagner (Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 58-68).
269 1869-1870, 3 [55] ; 1871, 9 [126].
270 1871, 12 [1]. Voir aussi « La conception dionysiaque du monde », KSA1, p. 572 : « ce sont les différentes espèces de plaisir et de déplaisir [...] que symbolise le son. [...] Mais quand l’homme de la nature en vient-il à la symbolique du son ? [...] Avant tout dans les états d’extrême plaisir ou d’extrême déplaisir de la volonté, volonté jubilante ou volonté angoissée jusqu’à la mort, bref dans l’ivresse du sentiment : dans le cri. Comparé au regard, combien le cri est plus puissant et plus immédiat ! Mais les mouvements plus doux de la volonté ont eux aussi leur symbolique sonore : en général chaque geste a un son qui lui est parallèle ; seule l’ivresse du sentiment réussit à l’élever jusqu’à la pure sonorité ».
271 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 44 ; voir aussi Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 68. De là le privilège, dans ce langage poétique que Wagner et Nietzsche font valoir contre le langage conceptuel, du Stabreim (Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 126-128). Celui-ci permet, souligne Nietzsche à la suite du musicien, une véritable libération rythmique : voir 1871, 9 [96] et 9 [149] : « La musique même, soumise à la contrainte du schéma visuel, doit être à présent affranchie de toutes les formes rigides, c’est-à-dire avant tout d’une rythmique et d’une symétrie rigide. Car la musique est chose beaucoup trop mobile, irrationnelle pour toutes les formes de la musique autonome, elle ne peut même pas garder la cadence, et c’est pourquoi la musique de Wagner présente les plus grandes déformations possibles de tempo. Cette musique est dès lors comprise à son tour comme musique originaire reconstituée, parce qu’elle est sans clôture : elle correspond à l’allitération. » Voir OPCII-2¸ p. 147-148 ; KSA1, p. 486-487, où Nietzsche fait l’apologie du nouveau langage instauré par Wagner et de la déstructuration rythmique qui y est liée. Voir encore 1874, 32 [60] : « La langue élevée à son expression la plus forte – allitération. La netteté de la langue n’est pas l’élément suprême, mais la force enivrante de ce qu’on pressent. » Comme le rappelle A. Boucourechliev, le Stabreim est « un système d’assonances de timbres apériodiques » (Dire la musique, Minerve, 1995, p. 141).
272 1871, 12 [1].
273 OPCI-1, p. 63 ; KSA1, p. 49.
274 OPCI-1, p. 63 ; KSA1, p. 49.
275 F. Nietzsche, OPCII-2., p. 151-155 ; KSA1, p. 491-495.
276 Sur l’origine wagnérienne de cette thèse, voir R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 133-139, 189-190 ; voir aussi Une communication à mes amis, op. cit., p. 145.
277 1875, 11 [15].
278 L’idée est déjà chez Wagner, dans Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 232 : c’est parce qu’elle peut manifester ce qui devient, sans le réduire à ce qui est, que la musique peut présenter l’individuel.
279 1875, 11 [8].
280 A. Lavignac écrit à ce propos dans Le Voyage artistique à Bayreuth, Paris, Delagrave, 1951, reprint, Genève, Minkoff, 1973, p. 340-341 : « Le prélude de L’Or du Rhin consiste uniquement en cette colossale tenue d’un seul accord, [...]. Pendant cette tenue, nous allons entendre se constituer la vie ; [...]. Une seule note mystérieuse, fort grave, se fait d’abord longuement entendre : c’est la nature qui sommeille ; à ce fond, unique, primitif, vient s’adjoindre sa quinte ; longtemps après encore, l’octave ; puis peu à peu, tous les autres harmoniques dans l’ordre même où les produit la nature ; puis des notes de passage, de plus en plus fréquentes ; des rythmes apparaissent, d’abord rudimentaires, et se compliquent, se mélangent ; c’est déjà un commencement d’organisation ; les instruments s’ajoutent les uns aux autres, à de longs intervalles ; une sorte d’ondulation, régulière et cadencée, s’établit et donne le sentiment de l’eau en mouvement ; la sonorité s’enfle graduellement, envahit l’orchestre comme un torrent ; l’agitation des vagues s’accentue, un frémissement s’annonce et grandit, faisant pressentir la vie, et lorsque le rideau se lève,… nous ne sommes nullement surpris de nous trouver au fond d’un large fleuve coulant à pleins bords ; [...] »
281 C’est là d’ailleurs la véritable autoréférence dans la musique. Car la musique peut renvoyer à elle-même de deux manières qu’on trouve d’ailleurs toutes deux chez Wagner : d’abord à la manière d’une citation, comme, dans les Maîtres chanteurs, la citation ironique de Tristan ; mais ensuite et surtout à la manière du prélude de L’Or du Rhin, lorsque la musique, à titre de résultat achevé, exhibe en même temps l’acte créateur et donc le processus dynamique qui mène au résultat (la mélodie). Dans le premier cas, elle réfère à elle-même à titre d’objet (résultat sédimenté d’un processus de constitution) alors que, dans le second cas, c’est précisément au geste inaugural ou à l’acte par lequel elle s’instaure qu’elle renvoie (évitant ainsi le piège de l’objectivation).
282 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 185-187.
283 Ibid., p. 185 : « Chez Beethoven, [...] nous voyons le naturel désir vital de tirer la mélodie de l’organisme intime de la musique. Dans ses œuvres les plus importantes, il ne donne jamais la mélodie comme une chose toute faite à l’avance, mais il la fait accoucher par ses propres organes, en quelque sorte sous nos yeux ; il nous initie à cet acte de génération en nous l’exposant suivant sa nécessité organique. »
284 Ibid., p. 102.
285 R. Wagner, Lettres à Mathilde Wesendonk trad. fr. G. Khnopff complétée par S. Mazur, Paris, Parution, 1986, p. 193.
286 1871, 12 [1]. Dès 1869 (voir 1 [53]), Nietzsche insiste sur cette caractéristique de la musique : cet art est le seul art de la temporalité, et si « la succession exprime la volonté », c’est parce qu’elle dissout les formes figées par la juxtaposition (« la juxtaposition exprime le repos dans la vision intuitive »).
287 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 224-225. Beethoven insiste sur ce point en assimilant l’opposition musique = devenir et arts plastiques = être à l’opposition entre la perception auditive et la perception visuelle, et à l’opposition entre le sommeil (le rêve) et la veille. Alors que, dans l’état de veille, nous mesurons la temporalité à l’aune des formes figées qui relèvent de la perception visuelle, le sommeil nous détache de cette adhérence aux formes visuelles : dans le rêve, il y a au contraire un primat de la perception non spatiale de nos propres états internes, perception proprement temporelle, mouvante et fuyante (dont l’unique analogon est la musique), qui engendre une spatialité rêvée qui, du coup, se retrouve prise dans un flux au sein duquel des formes s’interpénètrent et se transforment continuellement (Beethoven, op. cit., p. 41).
288 On remarquera la confusion entre l’air et le récitatif faite par M. Kessler qui, dans L’Esthétique de Nietzsche, op. cit., p. 38, écrit : « Par cette notion (i.e. celle d’art total), Wagner combattait la conception classique du récitatif comme “tour de chant” purement musical et prétexte à l’exhibition de prouesses vocales ».
289 Voir A. Lavignac, Le Voyage artistique à Bayreuth, op. cit., p. 232 : « c’est la mélodie libre et infinie, dans le sens de non finie, c’est-à-dire ne se terminant jamais et s’enchaînant toujours à une autre mélodie, [...]. » Ce problème de la continuité musicale préoccupe Nietzsche depuis longtemps, comme en témoigne sa lettre à G. Krug et W. Pinder du 14 janvier 1861 (KSB1, p. 138). Il souligne, à propos de l’oratorio, la discontinuité des récitatifs qui rompent la continuité musicale sous prétexte de faire avancer l’action – c’est également la fonction des récitatifs dans l’opéra classique. L’opéra wagnérien lui apparaît donc résoudre ce problème. Cette critique va de paire avec celle des figures de la rhétorique musicale, des Stimmungsbilder.
290 S. Gut, « Encore et toujours : « L’accord de Tristan », L’Avant-scène opéra, no 34-35, juillet-aout 1981, p. 148-151.
291 J. Chailley, Analyse musicale de Tristan et Isolde de Richard Wagner, Paris, Leduc, 1972, p. 22, qui remarque que l’extension d’appoggiatures constitue la base même de Tristan.
292 Ibid., p. 23.
293 M. Emmanuel, Histoire de la langue musicale, op. cit., vol. I, p. 6 et s. Voir également le chapitre sur la musique au Moyen Âge.
294 « Le drame musical grec », KSA1, p. 526 ; OPCI-2, p. 25.
295 1869-1870, 3 [19].
296 1869-1870, 3 [14].
297 Ibid.
298 OPCI-1, p. 155 ; KSA1, p. 155 (Könnten wir uns eine Menschwerdung der Dissonanz denken – und was ist sonst der Mensch ?). On a vu que Liszt compare l’existence du génie à une dissonance. Et Schumann écrit lui aussi : « et qu’est d’autre notre vie, sinon un accord de septième plein de doutes, qui porte en lui des désirs insatisfaits et des espoirs insatiables ? » (cité par B. François-Sappey, Robert Schumann, op. cit., p. 297-298)
299 OPCI-1, p. 155 ; KSA1, p. 154 (beide verklären eine Region, in deren Lustaccorden die Dissonanz ebenso wie das schreckliche Weltbild reizvoll verklingt).
300 1869-1870, 3 [54]. Nous trouvons la même affirmation dans « La conception dionysiaque du monde », OPCI-2, p. 52 ; KSA1, p. 557. Nietzsche affirme à trois reprises dans cette conférence que l’harmonie est l’essence de la musique (KSA1, p. 557, 565, 574 ; OPCI-1, p. 52, 59, 67).
301 1869, 1 [54].
302 OPCI-1, p. 62 ; KSA1, p. 48.
303 1869, 1 [41].
304 Nietzsche souligne également dans « Le drame musical grec » la simplicité et la pauvreté de l’harmonie grecque ; voir OPCI-2, p. 29.
305 M. Emmanuel, Histoire de la langue musicale, op. cit., vol. I, p. 4-5.
306 J. Chailley, Analyse musicale de Tristan et Isolde de Richard Wagner, op. cit., p. 22.
307 OPCI-1, p. 140 ; KSA1, p. 137.
308 OPCI-1, p. 140-141 ; KSA1, p. 138. Nietzsche distingue la ligne mélodique qui s’identifie à la figure vivante et l’harmonie qui s’identifie aux relations qu’entretient cette figure avec les autres figures (Jene Identität zwischen der Melodienlinie und der lebendigen Gestalt, zwischen der Harmonie und den Charakterrelationen jener Gestalt...). Les propos qu’il tient sur Tristan impliquent donc une telle lecture qui subordonne l’élément vertical à l’élément horizontal.
309 R. Wagner, Beethoven, op. cit., p. 50.
310 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 182-183.
311 OPCI-1, p. 48-49 ; KSA1, p. 33-34.
312 P. Lasserre, Les Idées de Nietzsche sur la musique, la période wagnérienne, op. cit., affirme que ce qui distingue l’esthétique wagnérienne de l’esthétique classique, c’est le primat de l’harmonie sur la mélodie (p. 121). B. Pautrat, Versions du soleil, Paris, Seuil, 1983, affirme que le Nietzsche de La Naissance de la tragédie donne le privilège à l’harmonie (p. 91-92). Dans les deux cas, aucune considération musicale n’est fournie.
313 La version définitive de cette œuvre est datée par C.P. Janz (Der musikalische Nachlass, op. cit.) du 15 avril 1872. On soulignera toutefois que l’œuvre, achevée pendant l’hiver 1871-1872, trouve son origine dans des esquisses de Noël 1864, au moment où Nietzsche découvre le Manfred de Schumann dans la transcription pour piano (œuvre sous l’emprise de laquelle il commence son propre Manfred). Contrairement à ce que prétend A. Schaeffner, la référence à Schumann n’est nullement ironique – car c’est seulement bien plus tard, dans Ecce homo, que Nietzsche parlera à propos de sa pièce de « contre-ouverture du Manfred ».
314 KSB4, p. 77.
315 Sur la variation des jugements que Nietzsche porte sur Manfred au cours de sa vie, voir la recension que D.S. Thatcher et B.N.S. Gooch consacrent à C.P. Janz, Der musikalische Nachlaß, op. cit., dans Nietzsche Studien, vol. 8 (1979), p. 431-432.
316 Sur l’identité de Nietzsche et de George Chatam, l’ami anglais, voir la lettre de Rohde à Nietzsche de mai 1872.
317 Comme dans l’accord de Tristan, il y a un accord de basse qui reste le même dans les deux mesures et la mélodie se déplace dans chaque mesure sur deux notes (et sur des intervalles chromatiques).
318 Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé », 4.
319 J. Chailley, Théorie d’harmonie au clavier, Éditions Choudens, 1977, p. 125. Chailley souligne que cet accord, qui peut faire perdre l’orientation tonale, permet de moduler dans n’importe quel ton.
320 Les indications de nuance sont très nombreuses dans Manfred Meditation : d’où le caractère tourmenté de cette pièce qui contient des variations dynamiques soudaines et brutales. Cette caractéristique est typiquement romantique. Comme dans toutes les pièces du XIXe siècle, nous trouvons dans Manfred beaucoup d’indications de caractère : ainsi Nietzsche écrit-il qu’il faut interpréter tel passage pathétiquement (mesure 104 et suivantes), mystérieusement (mesure 288 et suivantes), ou bien comme une plainte (mesure 134).
321 C.P. Janz, « Die Kompositionen Friedrich Nietzsches », Nietzsche Studien, no 1, 1972, remarque également ce point. Il l’attribue au fait que Manfred Meditation est un remaniement de Nachklang einer Sylvesternacht. Janz insiste sur ce manque d’unité dans Der musikalische Nachlaß et affirme que l’œuvre de Nietzsche donne par conséquent l’impression d’être une simple improvisation.
322 A. Fauconnet, L’Esthétique de Schopenhauer, Paris, Alcan, 1913, p. 440. E. Sans reprend quasiment littéralement les termes de Fauconnet, sans le citer, dans Richard Wagner et Schopenhauer, Toulouse, Éditions Universitaires du sud, 1999, p. 398.
323 Il y a certes ensuite des degrés dans la reproduction de la volonté, puisque la reproduction la plus parfaite consiste dans l’éviction de la musique polyphonique au profit d’une musique dont la structure a été évoquée plus haut.
324 Que Nietzsche, pendant sa période wagnérienne, soit encore essentialiste, c’est ce dont témoigne Richard Wagner à Bayreuth, OPCII-2, p. 111 ; KSA1, p. 445 (« Il me semble au contraire que la question essentielle de toute philosophie est de savoir dans quelle mesure les choses sont d’une espèce et d’une forme invariables ») = 1875, 11 [38].
325 1871, 9 [125].
326 RWB, p. 141.
327 OPCI-1, p. 138 ; KSA1, p. 135.
328 OPCI-1, p. 102, 107-108 ; KSA1, p. 93-94, 100-101.
329 OPCI-1, p. 108, 131 (« sagesse dionysiaque ») ; KSA1, p. 101, 128.
330 OPCI-1, p. 111-113 ; KSA1, p. 104-105.
331 Ibid.
332 OPCI-1, p. 131 ; KSA1, p. 128.
333 OPCI-1, p. 138 ; KSA1, p. 136.
334 OPCI-1, p. 65 ; KSA1, p. 51.
335 Ibid.
336 R. Wagner, Art et révolution, Œuvres en prose, op. cit., vol. III, p. 11 et 15.
337 R. Wagner, De la destination de l’opéra, Œuvres en prose, op. cit., vol. X, p. 136 : « le drame antique est arrivé à son originalité par un compromis entre l’élément apollinien et l’élément dionysiaque ».
338 R. Wagner, Art et révolution, op. cit., p. 40 : « l’œuvre d’art accomplie, la grande, unique expression d’une communauté libre et belle, le drame, la tragédie », définie par Wagner comme synthèse des différents arts (p. 39), « n’est pas encore ressuscitée, précisément parce qu’elle ne doit pas être recréée, mais bien créée à nouveau » (voir aussi p. 42 : « nous avons donc bien autre chose à faire qu’à restaurer à peu près l’hellénisme »). On rappelera que c’est au XIXe siècle qu’on redécouvre la musique grecque avec Meibom, puis Perne et Vincent (voir J. Chailley et J. Maillard, Cours d’histoire de la musique, op. cit., p. 13).
339 Ainsi Wagner affirme-t-il que l’harmonie est en dehors du temps : c’est le rythme, par lequel l’harmonie se fait mélodie, qui amène cette harmonie jusqu’à la perceptibilité.
340 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 56.
341 Ibid., p. 306 ; voir Nietzsche, OPCI-1, p. 125.
342 Ibid., p. 19. Le lecteur remarquera que toutes ces idées sont reprises dans La Naissance de la tragédie.
343 Ibid., p. 62.
344 Ibid., p. 70-71.
345 Ibid., p. 63.
346 Ibid., p. 66.
347 Ibid., p. 103-104.
348 Ibid., p. 132.
349 Ibid.
350 Ibid., p. 133.
351 Ibid., p. 133-135.
352 Ibid., p. 189.
353 F. Nietzsche, OPCVII, p. 293-294. Nietzsche semble oublier qu’il a lui-même soutenu une telle thèse. Suit : « Cette extraordinaire revalorisation de la musique [...] était accompagnée d’une augmentation prodigieuse de la valeur du musicien lui-même : il devient maintenant un oracle, [...] une sorte de porte parole de l’“en soi” des choses [...] – il profère de la métaphysique. »
354 J.J. Nattiez, Wagner androgyne, Paris, C. Bourgois, 1990, p. 126.
355 Ibid., p. 126-127.
356 R. Wagner, De la destination de l’opéra, Œuvres complètes, op. cit., vol. X, p. 121. Cosima peut bien rapporter que Richard a dit le 11 février 1872 : « Je sais ce qui là-dedans [i.e. dans Opéra et drame] ne convient pas à Nietzsche, c’est aussi ce qui a déplu à Kossak et ce qui dresse Schopenhauer contre moi, c’est ce que je dis du verbe ; en ce temps-là, je n’étais pas encore capable de dire que c’était la musique qui avait donné naissance au drame et pourtant, intérieurement, je le savais » (C. Wagner, Journal, op. cit., vol. I, p. 566). Et il le savait absolument, puisque de nombreux textes (dont Une communication à mes amis) soulignent le primat de la musique. Cette citation, en tout cas, ne peut nullement servir à montrer que Wagner se dédit, elle ne peut servir qu’à corroborer la thèse d’une formulation maladroite par Wagner de ses propres idées, qui aurait donné naissance à un malentendu – thèse à laquelle nous acquiesçons tout à fait. Que Wagner ne voit pas de véritable contradiction entre ses textes est en outre attesté par la réédition de Opéra et drame en 1868 et par la relecture qu’il en fait, avec Cosima, à l’époque où il fréquente Nietzsche (il n’y a alors, dans le Journal de Cosima, laquelle relevait pourtant scrupuleusement la moindre parole du maître, aucune notation sur quelque chose qui aurait déplu à Wagner dans ce texte : donc, conformément d’ailleurs à la phrase de Wagner, ce n’est pas Wagner qui aurait changé d’idée, ce sont les autres qui ne le comprennent pas, c’est-à-dire : Wagner doute, non pas des thèses qu’il a cherché à formuler, mais du fait que le couple moyen-fin soit le meilleur moyen pour le faire). Bref, non seulement on peut douter qu’il y ait chez Wagner « un changement radical de position » – contrairement à ce que prétend Nattiez (Wagner androgyne, op. cit., p. 158) –, mais il est inacceptable de prétendre, à l’aune de ce passage du Journal de Cosima, que Wagner aurait lui-même reconnu avoir changé de position (ibid., p. 158, 177), en niant du coup la légitimité des déclarations explicites dans lesquelles le maître parle d’une « concordance parfaite » entre ses écrits.
357 R. Wagner, Une communication à mes amis, op. cit., p. 95. Wagner souligne que la révolution qu’il introduit en art provient d’une seule chose : la musique (p. 43).
358 Ibid., p. 97.
359 Ibid., p. 98.
360 Cité par M. Gregor-Dellin, Richard Wagner, trad. fr. O. Demange, J. J. Becquet, E. Bouillon et P. Cadiot, Paris, Fayard, 1981, p. 188. Et ce n’est pas parce que la création musicale n’a jamais, de fait, été une « finition tranquille » que cela invalide notre thèse. Que Wagner, ensuite, reprenne la texture proprement musicale et revienne sur des idées musicales initiales qui ne le satisfont plus – et souvent dans la douleur –, cela n’empêche pas que le point de départ était une idée musicale.
361 R. Wagner, Une communication à mes amis, op. cit., p. 145. La même idée se trouve déjà dans la lettre à K. Gaillard du 30 janvier 1844 : « Avant même d’attaquer le premier vers, d’esquisser la moindre scène, je suis déjà grisé par le parfum musical de mon œuvre, j’ai dans la tête toutes les notes, les thèmes caractéristiques, de sorte qu’une fois les vers rédigés, les scènes agencées, l’opéra est lui-même pratiquement terminé. »
362 C’est pourtant ce qu’écrit C. Dahlhaus, Les drames musicaux de Richard Wagner, trad. fr. M. Renier, Liège, Mardaga, 1994, p. 11.
363 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 131.
364 Voir R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 93-97. On notera que, à propos de Rossini qui se préoccupe uniquement des « jongleries les plus amusantes » et des « entrechats mélodiques », Wagner souligne qu’« il laissa entièrement de côté toute organisation de la forme » (p. 93) et qu’il était « tout à fait indifférent à la forme » (p. 94). C’est avec Rossini que l’opéra trouve son achèvement et sa fin au sens téléologique du terme, dans la mesure où se manifeste pleinement dans les opéras de Rossini ce qui était en germe depuis le début : à savoir que « la mélodie exempte de tout caractère » devient le seul « contenu de la musique » (p. 97).
365 Ibid., p. 62
366 Ibid., p. 66.
367 On remarquera que c’est également en ce sens que Liszt pense le rapport entre l’élément poétique et l’élément musical lorsqu’il écrit : « Les compositeurs [...] devraient toujours se souvenir que le programme ou le titre ne se justifient que là où ils sont une nécessité poétique, une partie indissoluble du tout et indispensables à sa compréhension » (cité par S. Gut, Franz Liszt, Ed. de Fallois - L’âge d’homme, 1989, p. 345).
368 Cité par M. Gregor-Dellin, Richard Wagner, op. cit., p. 323-324. Voir aussi Opéra et drame, op. cit., p. 127, où Wagner développe ce qu’il résume dans cette lettre.
369 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 73.
370 Ibid., p. 187.
371 Ibid., p. 73.
372 Ibid., p. 188.
373 Ibid., p. 188 – où l’on retrouve le contenu des analyses, faites plus haut, de Nietzsche sur Wagner et de Wagner sur Beethoven.
374 Ibid., p. 84.
375 Ibid., p. 149 (sur Don Giovanni).
376 C’est exactement aussi le sens spécifique du programme chez Liszt, ainsi que l’écrit S. Gut, Franz Liszt, op. cit., p. 346-347 : « Effectivement la nécessité de traduire musicalement une “idée poétique” oblige le compositeur à abandonner les formes traditionnellement figées », citant ensuite Liszt : « Dans la musique à programme, [...] le retour, l’alternance, la variation et la modulation des motifs sont conditionnés par la relation de ceux-ci à l’idée poétique ». S. Gut rappelle que l’idée même d’une subordination de la musique au texte ne peut évidemment avoir aucun sens pour un musicien, puisque « la musique devait avant tout [pour Liszt] obéir à ses lois propres », de sorte qu’une telle idée n’a qu’une fonction négative – autorisant certes la transgression de règles conventionnelles considérées comme immuables et sacrées, mais ne permettant pas de comprendre comment le compositeur doit procéder (p. 347).
377 Dans un programme explicatif rédigé pour une exécution de la symphonie héroïque de Beethoven, qui date de 1851 et est donc contemporain d’Opéra et drame, Wagner parle de « substance poétique de cette création sonore » (de sorte que l’élément poétique est bien dans la musique, c’est-à-dire qu’il équivaut à son sens extra musical), et il ajoute : « mais ce n’est que dans la langue des sons qu’il fut possible au maître d’exprimer l’indicible, ce que précisément les mots ne peuvent indiquer qu’avec la plus grande difficulté » (Œuvres complètes, vol. VII, p. 243). Nous avons souligné plus haut que la ballade de Senta est qualifiée par Wagner d’« image poétisée de tout le drame » (l’élément poétique, dramatique, n’est pas le verbe, élément étranger à la musique, mais il se trouve dans le sens extra musical véhiculé par la musique).
378 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 79. Voir aussi Lettre sur la musique (1860), p. 217 : la subordination du poème à la musique, critiquée par Wagner, se manifeste dans l’obligation, pour les librettistes, de répéter systématiquement les mêmes paroles – car la mélodie, dans l’opéra italien, se répète « afin qu’on puisse bavarder avec les voisins » (p. 230). Wagner souligne comment sa libération vis-à-vis des vieux schèmes fut progressive : « Si, dans le Vaisseau fantôme, les vers étaient calculés pour qu’une fréquente répétition des mêmes phrases et des paroles, qui étaient le support de la mélodie, donnât au poème l’extension que réclamait cette mélodie, l’exécution musicale du Tristan n’offre plus une seule répétition de paroles, le tissu des paroles a toute l’étendue de la mélodie, cette mélodie est déjà construite poétiquement » (p. 229).
379 R. Wagner, Une communication à mes amis, op. cit., p. 150.
380 Ibid., Voir aussi p. 144 : « par la nature du sujet se déterminant elle-même, je n’étais en aucune façon obligé, dans l’esquisse de mes sujets, d’avoir à considérer à l’avance une forme musicale quelconque ».
381 On trouve la même critique chez Wagner, p. ex. dans Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 133 : « Que l’expression d’un contenu individuel bien déterminé et compréhensible fut impossible à la vérité, dans ce langage fait pour donner uniquement la sensation dans sa généralité, c’est ce qu’a pu découvrir [...] Beethoven ».
382 R. Wagner, Lettre sur la musique, op. cit., p. 237 (le programme, qui répond à la question : pourquoi ?, apparaît dès lors comme une explication de texte de la musique).
383 R. Wagner, Une communication à mes amis, op. cit., p. 137. Voir aussi Opéra et drame, op. cit., vol. IV, p. 164 : la musique ne peut pas avoir une efficacité par elle-même (fur sich allein wirken), mais elle doit collaborer (helfen et mitwirken) parce qu’il faut que la « sensation générale » qu’elle exprime soit remplie par un contenu singulier fourni par le texte. Voir encore p. 133 : la musique « ne peut pas exprimer un contenu individuel bien déterminé et compréhensible ».
384 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 212.
385 Ibid., p. 228.
386 Voir, outre les textes déjà cités, Lettre sur la musique, op. cit., p. 211 et ss.
387 J.J. Nattiez, Wagner androgyne, op. cit., p. 202.
388 1875, 11 [32]. Et Nietzsche ajoute, à propos de ces textes de Wagner : « ce sont les écrits les plus importants qui soient ».
389 R. Wagner, Opéra et drame, op. cit., vol. V, p. 132.
390 Ibid., p. 135.
391 Ibid., p. 140.
392 Ibid., p. 135.
393 Ibid., p. 133.
394 Ibid., p. 137.
395 Ibid., p. 142.
396 C. Dahlhaus, L’Idée de musique absolue, op. cit., p. 63-64.
397 R. Wagner, Sur la représentation de Tannhäuser, Œuvres complètes, op. cit., vol. VII, p. 179-180. Voir aussi Un théâtre à Zürich (1851), Œuvres complètes, op. cit., vol. VII, p. 198 : en ce qui concerne la prière d’Élisabeth, il ne suffit pas de bien chanter, il faut « ressentir la situation extraordinairement douloureuse d’Élisabeth ».
398 R. Wagner, Un théâtre à Zurich, op. cit., p. 43.
399 Ibid., p. 181.
400 Ibid., p. 181. De même, l’acteur doit d’abord apprendre et réciter son rôle, mais c’est afin de pouvoir mieux le chanter (p. 182).
401 R. Wagner, L’Ouverture de “Iphigénie en Aulide” de Gluck, Œuvres complètes, op. cit., vol. VII, p. 169-171.
402 R. Wagner, « Sur Ludwig Schnorr von Carolsfeld », Œuvres en prose, vol. IX.
403 R. Wagner, Lettres à Hans de Bülow, trad. fr. G. Khnopff, Paris, G. Grès, 1928, p. 21.
404 R. Wagner, Lettre sur la musique, p. 212 (voir aussi p. 219, où Wagner écrit qu’il fut conduit à « l’idée d’une égale et réciproque pénétration de la musique et de la poésie comme condition d’une œuvre d’art »).
405 R. Wagner, Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt, Œuvres en prose, op. cit., vol. VII, p. 277.
406 R. Wagner, Lettre sur la musique, p. 204.
407 C’était déjà le cas dans les écrits zurichois. Voir Opéra et drame, vol. V, op. cit., p. 82 : « la variété de la rythmique antique, nous le savons maintenant, naquit de la collaboration vivante et indivisible des gestes, de la danse avec la parole parlée et chantée [...]. Ce qu’il y a de caractéristique dans la culture grecque, c’est que l’importance particulière attachée aux formes purement extérieures de l’homme, était si capitale que [...] ».
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