Introduction
p. 7-20
Dédicace
à Michèle Duval
Texte intégral
« Il faut mettre sa passion dans les choses où personne ne la met aujourd’hui. »
F. Nietzsche
1Les rapports de Nietzsche avec la musique doivent être envisagés sous deux aspects. Il s’agit d’abord et essentiellement, conformément au titre de notre étude, du discours de Nietzsche sur la musique, tel qu’il est développé de La Naissance de la tragédie jusqu’au Cas Wagner, le dernier grand texte de Nietzsche sur cette question – on remarquera en outre que ces deux livres, qui sont en somme les deux extrémités de la pensée nietzschéenne, ont en commun de ne porter que sur la musique et sur Wagner1. Il s’agit ensuite de la production musicale de Nietzsche2. Si Nietzsche a fait de la musique toute sa vie, il n’a toutefois composé que pendant sa jeunesse : curieusement, il cesse de composer au moment où il commence à être philosophe, puisque ses dernières œuvres musicales sont contemporaines de La Naissance de la tragédie.
2On sait que Nietzsche commence le piano en 1854, et qu’il est relativement doué, puisque, deux ans après, il sait déjà jouer les sonates faciles de Beethoven3. A lire la correspondance de Nietzsche, on s’aperçoit que le jeune homme est d’abord formé à la rigueur classique : en témoignent non seulement le traité d’Albrechtsberger4, à l’aune duquel il apprend l’harmonie et la composition, mais aussi ses goûts, qui le portent d’abord, non pas vers la musique du XIXe qu’il n’aime pas – si l’on excepte Beethoven, Schumann et Berlioz –, mais vers les représentants de l’idéal classique : Bach, Händel, Haydn ou encore Mozart. C’est en 1861 que Nietzsche découvre Tristan et Isolde de Wagner. Il est certain que, dès cette année-là, Nietzsche commence à aimer la musique romantique. On s’en aperçoit si l’on examine Ermanarich, œuvre pour piano quatre mains composée « selon le modèle de la Dante Symphonie5 » (1861) (et donc de la musique à programme) de Liszt, auquel Nietzsche commence à vouer une admiration particulière, ou bien les lieder : Ma place devant la porte (Mein Platz vor der Tür) (1861), qui comporte un passage brutal (mes. 21-31) où l’assujettissement de la musique au texte (la musique est promue musique dramatique) justifie des transgressions typiquement romantiques, ou bien La Jeune pêcheuse (Junge Fischerin) (1865), lied composé dans le style de la musique de l’avenir (Zukunftstil) – comme l’écrit Nietzsche à sa mère le 10 juillet 18656.
3Cela posé, l’enthousiasme pour Wagner n’est pas total, comme l’atteste cette lettre du 11 octobre 1866 à Carl von Gersdorff, dans laquelle on trouve le premier jugement de valeur de Nietzsche sur la musique wagnérienne : « [...] j’avais pris avec moi la transcription pour piano de la Walkyrie de Rich. Wagner, sur laquelle mes sentiments sont très mêlés, si bien que j’hésite à porter un jugement. Les grandes beautés et virtutes sont contrebalancées par autant de laideurs et de défauts. Or (…) a + (- a) = 0. » Il faut attendre la rencontre avec le musicien, le 8 novembre 1868, pour que s’efface toute réticence face à l’art wagnérien : « [...] un génie qui fut pour moi un insoluble problème [...] ; ce génie est Richard Wagner. [...] Wagner, tel qu’à présent je le connais par sa musique, par ses poèmes, par son esthétique et aussi [...] par mon heureuse rencontre avec lui, est la plus évidente incarnation de ce que Schopenhauer appelle le génie7 ». La rupture, après le premier festival de Bayreuth, avec Wagner et l’idéal qu’il représente, c’est-à-dire le romantisme musical, coïncide avec un retour de Nietzsche à l’idéal classique – ainsi que cela apparaît tout autant dans les textes du philosophe que dans le lied Prière à la vie, sa dernière œuvre musicale, composée en 1881.
4On trouve 73 pièces répertoriées dans les œuvres musicales de Nietzsche, dont 30 œuvres vocales. Parmi celles-ci, il y a 16 lieder achevés. Les autres pièces vocales consistent en chœurs, parfois a capella, et en fragments de musique religieuse (un motet, une messe, un miserere et un oratorio de Noël). Quant aux pièces qui restent, elles consistent en œuvres pour piano deux mains ou quatre mains. De la production musicale de Nietzsche émergent les lieder, qui non seulement témoignent de l’évolution des goûts de Nietzsche, mais attestent de sa capacité à organiser le temps sur une courte durée, ainsi que certaines pièces pour piano comme Manfred Meditation, qui certes manque de toute unité (incapacité de Nietzsche à maîtriser le temps au-delà de la durée d’un lied), mais renferme de charmantes trouvailles ponctuelles et témoigne d’un art véritable de la composition8.
5Il y a enfin un troisième aspect qui peut être évoqué lorsqu’il est question de Nietzsche et la musique. A savoir le style des écrits de Nietzsche, que le philosophe lui-même a souvent comparé à de la musique. Sur ce point, les meilleures pages sont sans doute celles de Stefan Zweig, qui écrit à propos des écrits de la maturité : « la langue [...] se met tout à coup à respirer musicalement : l’andante maestoso du discours, le lourd style parlé de ses anciens écrits a maintenant toutes les sinuosités, les flexions, le caractère « ondulatoire », le mouvement multiple de la musique. Tous les petits raffinements d’un virtuose y mettent leur étincellement : les petits staccati aigus des aphorismes, le sordino lyrique des chants, les pizzicati de la raillerie, les stylisations hardies et les harmonisations de la prose, des maximes et de la poésie. Même les signes de ponctuation, les sous-entendus, les pauses, les traits qui soulignent ont toute la portée de signes musicaux : jamais on n’a autant eu dans la langue allemande le sentiment d’une prose instrumentée, d’une prose faite par un petit orchestre et tantôt par un grand9. » Les commentateurs n’ont cessé de développer ce thème : Nietzsche, musicien raté, a du coup écrit ses textes comme on compose de la musique (« retour du refoulé »). Cependant, la métaphore est aussi séduisante qu’elle est limitée : on ne peut guère mieux formuler et, surtout, développer davantage l’idée selon laquelle l’écriture et le texte sont musique…
6On pourrait penser qu’il y a suffisamment de choses qui ont été écrites sur Nietzsche en général, sur ses conceptions esthétiques et sur ses rapports avec la musique (essentiellement à partir de ses rapports avec Wagner et la musique wagnérienne), pour, du coup, douter de la légitimité d’une nouvelle étude sur ce thème.
7Cela dit, on s’aperçoit qu’il y a en vérité très peu de choses, d’une part, sur la musique de Nietzsche et, d’autre part, sur sa conception de la musique. En ce qui concerne la musique de Nietzsche, il n’y a, en dehors des commentaires de Curt Paul Janz – et qui tient lui-même des propos parfois douteux, comme lorsqu’il affirme que nulle pièce de Nietzsche, hormis Echo d’une nuit de la Saint Sylvestre, ne présente de parenté avec la musique wagnérienne –, aucune étude qui soit de première main. Les commentateurs, sans jamais se référer aux partitions, se répètent les uns les autres en reprenant les mêmes opinions promues vérités définitives. Depuis que C. Andler a cité, dans son Nietzsche10, la lettre dans laquelle Peter Gast évoque « les dissonances aiguës » de la Prière à la vie, lied que Nietzsche écrit en 1881, la citation est reprise et laisse croire – comme chez G. Liébert qui la cite aussi11 – que c’est effectivement le cas. Ainsi, M. Kessler commente : « Georges Liébert montre à ce propos qu’il existe une divergence fondamentale des interprétations entre Peter Gast et Nietzsche, le premier s’imaginant entendre une marche “christiano-guerrière” où “les dissonances aiguës” donnent l’impression “de boucliers qui s’entrechoquent”, tandis que le second en fait le “commentaire fidèle du Gai savoir” [...]. Pourtant Nietzsche n’était pas une sorte de Raphaël en musique, il ne divinisait pas l’apparence, la légèreté mais pratiquait la dissonance, souvent avec une certaine maladresse selon la plupart de ses auditeurs12. »
8Cependant, ce qui est curieux, c’est que, lorsqu’on examine la partition qu’on peut facilement trouver depuis 1976, on ne trouve nulle dissonance (au sens que l’on donne communément à ce mot) dans cette Prière à la vie d’un remarquable classicisme… Comment alors expliquer les propos de Liébert et de Kessler, d’autant plus qu’ils en appellent tout de même à la lettre de Gast ?
9Pour ce qui est du discours de Nietzsche sur la musique, les commentateurs en restent trop aux rapports personnels entre Nietzsche et Wagner (ainsi est-ce le cas du livre de Fischer-Dieskau13), ou bien à une répétition littérale des propos de Nietzsche sur Carmen et sur Wagner, sans chercher à donner aux métaphores (la danse et la marche contre la nage) et aux insultes (la musique de Wagner est une musique pour les malades et les alcooliques) un traitement conceptuel en montrant comment elles présupposent une certaine conception de la musique et du temps musical que le commentateur doit exhiber. Il ne suffit pourtant pas de répéter littéralement que la musique de Bizet est la musique du sud, la musique méditerranéenne, la musique de la « grande santé » et de l’affirmation de la vie, il faut encore expliquer en quoi et pourquoi. Qu’est-ce qu’une musique affirmative – et qu’est-ce que cela signifie de parler de musique décadente ? En quoi la musique de Bizet est-elle une « musique lisse » ? Pourquoi, dans Le Cas Wagner, Nietzsche, alors qu’il prétend parler de la musique (le livre est sous-titré « Un problème pour musiciens »), ne parle-t-il que des personnages et des livrets ? Faut-il croire que Carmen n’est au sens littéral qu’une « antithèse ironique » – pour reprendre la formule que Nietzsche lui-même emploie dans une lettre à Carl Fuchs – et que, comme le prétend Liébert, Nietzsche, en 1888, retourne à son amour de jeunesse, la musique wagnérienne ?
10Si l’on cherche à donner un statut conceptuel aux métaphores de Nietzsche, on s’apercevra alors de la cohérence et de l’intérêt de la critique de la musique wagnérienne – et l’on s’apercevra aussi que, depuis maintenant plus d’un siècle, rien de nouveau n’a été dit sur ce sujet : Nietzsche, sur Wagner, avait déjà tout dit.
11Ce qui est remarquable, c’est que Nietzsche est un philosophe qui a cherché pendant toute sa vie à penser la musique, donc à donner un statut conceptuel à la musique14. Et s’il y a des philosophes chez qui la musique est certes une préoccupation (à savoir essentiellement Rousseau et Adorno, qui sont justement eux aussi par ailleurs des musiciens), il n’y a pas d’autre philosophe que Nietzsche chez qui la musique soit une préoccupation centrale – et même la préoccupation essentielle.
12Ce qui, de plus, frappe lorsqu’on lit les textes de Nietzsche, c’est la différence entre trois types de discours – de sorte qu’il faut introduire une périodisation si l’on ne veut pas accuser Nietzsche de contradiction. Pourquoi n’a-t-on remarqué, en lisant les textes sur la musique de Humain trop humain, qu’il ne s’agit ni de la « physiologie de la musique » qu’on trouvera plus tard, dans les textes du Nietzsche de la maturité, ni de la « métaphysique de la musique » wagnéro-schopenhauérienne à laquelle souscrit Nietzsche jusqu’à Richard Wagner à Bayreuth ? Pourquoi n’a-t-on pas fait le rapprochement entre les idées qui apparaissent dans Humain trop humain et l’esthétique formaliste défendue par Hanslick dans Du beau dans la musique ? Et il ne s’agit nullement là d’une interprétation, mais d’un fait qui peut et doit être établi – et qui d’ailleurs le sera ici. Néanmoins, si c’est bien une esthétique musicale formaliste que Nietzsche défend dans Humain trop humain, cela signifie qu’il y a une rupture radicale avec ce qui précède et ce qui suit. Etant donné que la conception formaliste de la musique qui apparaît dans Humain trop humain est une critique explicite de la conception métaphysique de la musique à laquelle Nietzsche avait adhérée auparavant, comment expliquer que Nietzsche élabore ensuite une physiologie de la musique ? Et puisque l’esthétique formaliste interdit qu’on comprenne la musique comme un langage signifiant, donc qu’on lui prête un contenu de sens extra musical, la conception qui affirme que la musique est l’expression de la vie n’est-elle pas alors le retour à un dogmatisme aussi naïf que la métaphysique de la musique ?
13De là l’origine de notre étude. C’est qu’elle ne pouvait conquérir sa pertinence qu’en tentant de décrire les trois périodes du discours de Nietzsche sur la musique. Dans ces trois périodes, il fallait montrer comment Nietzsche, à chaque fois, est le fils de son temps – c’est-à-dire établir les filiations : tout ce que l’esthétique formaliste de Humain trop humain doit à Hanslick, mais aussi tout ce que la métaphysique de la musique de La Naissance de la tragédie doit aux écrits de Wagner, de Schopenhauer et à la pensée romantique (particulièrement le premier romantisme de Iéna). Mais il fallait également montrer, outre la spécificité de chacune de ces périodes, le lien qui les unit – c’est-à-dire ce qui conduit Nietzsche à dépasser la position précédente pour en construire une autre.
14C’est que les retournements nietzschéens sont toujours liés à la même question fondamentale qui ordonne le passage d’une période à l’autre : en quel sens la musique est-elle un langage ? Nietzsche ne cesse de revenir sur un unique thème : comment un discours sur la musique est-il possible ? C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce que dit Nietzsche sur la musique nous intéresse encore aujourd’hui. Car, outre qu’il y a un intérêt proprement historique à faire surgir la spécificité du discours nietzschéen en exhibant ses relations avec le discours sur la musique des philosophes, musiciens et écrivains de l’époque romantique – de sorte qu’on voit quels sont les débats qui agitent le XIXe siècle allemand sur cette question –, l’intérêt proprement philosophique de ce discours consiste dans le fait que l’unique problème autour duquel il gravite est celui des conditions de possibilité de l’esthétique musicale.
15Deleuze remarque que, lorsqu’on traite des questions esthétiques, « le plus difficile évidemment, c’est la musique15 ». Car la question, en effet, est de savoir si l’on peut légitimement parler de la musique sans savoir lire une partition – question essentielle qui apparaît dans les textes de Nietzsche, car ce qui n’est absolument pas légitime, c’est, comme il le répète, de croire qu’on parle de la chose même lorsqu’on parle des états d’âme qu’elle éveille en nous et de mesurer la valeur d’une œuvre aux beaux sentiments qu’elle suscite. Et si la question de la légitimité du discours esthétique se pose plus pour la musique que pour tout autre art, c’est qu’elle est l’art dont il est le plus difficile de maîtriser ne serait-ce que les rudiments techniques.
16C’est d’ailleurs sur ce point que le commentateur est renvoyé à lui-même et aux conditions de possibilité de son propre travail : peut-on parler de Nietzsche et la musique sans connaître les rudiments du solfège et savoir lire (au moins approximativement) une partition ? Par exemple, en ce qui concerne la « musique dionysiaque » dont il est question dans La Naissance de la tragédie : puisque Nietzsche ne renvoie qu’à un seul exemple, à savoir le Tristan de Wagner, peut-être que des considérations élémentaires sur les caractéristiques musicales de cette œuvre permettraient de mieux comprendre ce que Nietzsche entend par là. Davantage, Nietzsche compose à cette époque une œuvre pour piano à quatre mains intitulée Manfred Meditation : si l’on postule qu’il doit y avoir une cohérence entre ce que dit Nietzsche de la musique et la musique qu’il fait, il est fort probable qu’on retrouvera dans Manfred les caractéristiques de Tristan et que leur mise en évidence nous aidera à comprendre cette « musique dionysiaque ». De même, lorsque le Nietzsche de la maturité parle de musique affirmative, méditerranéenne, il renvoie tout autant à Bizet (dans Le Cas Wagner), Offenbach ou Gast qu’à son propre Hymne à la vie. Il ne suffit pas d’opposer la légèreté de la musique de Bizet et le caractère ironique de celle d’Offenbach à la profondeur intentionnellement sérieuse de la musique wagnérienne. Là encore, il faut filer la métaphore et rentrer plus avant dans l’analyse. Il faut aussi examiner cet Hymne à la vie, non seulement parce que Nietzsche a écrit que, s’il y a une unique chose qui doit rester de lui, c’est cette œuvre musicale, mais aussi parce qu’il ne cesse de répéter qu’elle constitue l’illustration exemplaire de ce qu’est la musique du sud. En ce qui concerne Gast, il est tout de même remarquable que les commentateurs, lorsqu’ils en parlent, évoquent sa musique avec un mépris condescendant sans même en avoir une connaissance de seconde, de troisième ou même de dixième main. Ce qui est honteux, quand on souhaite parler de Gast, ce n’est pas de ne pas savoir lire une partition – ce qui rend seulement la chose difficile –, c’est d’ignorer ce qui se fait ailleurs qu’en France et, en l’occurrence, le remarquable livre de Love, Nietzsche’s Saint Peter16, unique ouvrage qui présente non seulement la vie de Gast et ses rapports avec Nietzsche, mais aussi et surtout ses œuvres musicales.
17Cependant, d’un autre côté, l’investigation philosophique portant sur Nietzsche et la musique met bien en évidence le point suivant : à savoir que le jugement esthétique est irréductible à un jugement de fait (jugement logique), donc à une simple description des caractéristiques d’une œuvre musicale. Si certes le jugement de valeur esthétique sur une œuvre musicale présuppose une analyse de la partition, il reste irréductible à celle-ci. Le problème qui revient sans cesse, dans les textes de Nietzsche, est alors celui de savoir si et comment il est possible de justifier un jugement qui, à titre de jugement de valeur, est indéductible du jugement de connaissance. S’il y a d’ailleurs quelque chose qui, sur ce point, est fascinant, c’est que ce sont les mêmes caractéristiques techniques de la musique wagnérienne, explicitement décrites par Nietzsche, qui sont interprétées, aux deux extrémités de sa vie, de deux manières diamétralement opposées : valorisées dans un cas (La Naissance de la tragédie), dévalorisées dans l’autre (Le Cas Wagner). La question, évidemment, est alors de savoir en vertu de quoi s’effectue l’interprétation, c’est-à-dire : quels sont les présupposés qui permettent d’évaluer ces mêmes caractéristiques de manières si différentes ?
18Il n’est pas seulement difficile de parler du problème esthétique chez Nietzsche sans parler de la musique : c’est même impossible. Car on sait que, tel Schumann, Nietzsche était absolument indifférent aux arts visuels. On peut bien sûr faire valoir quelques explications psychologiques à cet état de chose : 1 ° Nietzsche avait comme on le sait une très mauvaise vue ; 2 ° il est musicien de formation – et l’on sait qu’il a hésité, pendant ses études, entre la voie qui l’a conduit à la philologie et la voie qui aurait pu le mener à faire carrière dans la musique17 ; 3 ° il a fréquenté pendant sa vie un nombre incroyable de personnes dont la musique était la profession (de Hans von Bülow à Felix Mottl, en passant par Carl Fuchs18).
19Ce qui revient constamment dans les textes de Nietzsche, du début à la fin, c’est l’idée selon laquelle, s’il y a quelque chose de plus important, de plus grand et de plus fort que la philosophie, c’est la musique.
20Lorsqu’il parle d’art, Nietzsche ne parle que de musique : non seulement des musiciens et des œuvres musicales, mais aussi de l’histoire de la musique (la querelle des bouffons) ou encore des problèmes comme celui de l’interprétation. On trouvera, dès qu’il s’agit d’architecture, de peinture ou même encore de poésie, de vagues remarques générales, mais absolument pas un tel intérêt pour les écoles, pour les problèmes posés par ces arts et pour leur histoire. Nietzsche, en ce sens, appartient bien à son époque romantique pour laquelle le problème est la musique. Cette caractéristique du discours nietzschéen, de plus, permet de comprendre comment ce philosophe pose le problème esthétique. Développer le problème esthétique, pour Nietzsche, cela n’équivaut nullement à parler de l’art en général ou même de la musique en général, mais de la musique romantique, du style classique, ou bien de tel musicien ou encore de telle œuvre (la Barcarolle de Chopin, le Prélude de Lohengrin, etc.). Et Nietzsche, ici encore, prend par là position sur une question fondamentale : l’esthétique peut-elle, à la manière de Kant par exemple, non seulement se contenter de parler du beau en général – comme s’il était susceptible d’une détermination en dehors des œuvres belles –, mais surtout faire porter l’investigation sur le sujet esthétique ? Parle-t-on encore de l’art lorsqu’on parle des effets qu’il produit sur nous ? On rejoint à nouveau ici la question de la détermination des conditions d’un discours esthétique sur la musique.
21Enfin, aborder la philosophie de Nietzsche via le problème de la musique n’est pas une porte d’entrée insignifiante, mais une voie qui peut permettre de mieux comprendre certains thèmes majeurs de la philosophie nietzschéenne. Soit l’« éternel retour ». D’une part, il est arrivé à Nietzsche d’expliquer le sens de l’éternel retour au moyen de métaphores musicales, comme par exemple la métaphore du da capo dans Par delà bien et mal – et, si l’éternel retour est un da capo, il est alors impossible qu’il soit l’avènement de quelque chose d’absolument nouveau ; d’autre part, puisque l’« éternel retour » est l’expression qui renferme la conception nietzschéenne du temps, il est bien possible que la mise en évidence de la conception de la musique dans les textes du Nietzsche de la maturité, et donc de la temporalité musicale, permette de mieux comprendre le sens de l’éternel retour. Alors que, à l’époque de La Naissance de la tragédie, Nietzsche fait l’apologie de la musique qui transgresse les lois de la musique classique occidentale, pour autant qu’elle institue une indétermination tonale systématique et qu’elle refuse le découpage mathématique du rythme, la « physiologie de la musique » du Nietzsche de la maturité soutient au contraire que la temporalité proprement musicale ne peut advenir que pour autant que le flux musical sort de l’indétermination et instaure un ordre. Non seulement Nietzsche condamne l’indétermination tonale qui caractérise la musique wagnérienne, pour autant qu’elle est une transgression systématique des lois de la musique classique – et que, tel le lion de Zarathoustra, elle est moins un acte qui cherche à instituer quelque chose de nouveau qu’une réaction qui ne peut se définir que d’une manière toute négative (refus, réaction, etc.19), mais il insiste sur le fait que la construction de la temporalité musicale passe essentiellement par la dimension rythmique, et que l’instauration d’un ordre rythmique implique que l’apparition de la nouveauté soit subordonnée à une identité qui seule permet d’appréhender cette nouveauté et donc la différence comme telle.
22Ce qui est intéressant, on le voit, c’est que la question du temps musical met en jeu les mêmes problèmes et les mêmes concepts que l’éternel retour – à savoir les concepts d’identique et de semblable, de différence et de nouveauté. C’est précisément en ce sens que l’analyse des textes du Nietzsche de la maturité peuvent être riches d’enseignement pour celui qui cherche à comprendre le statut du temps chez Nietzsche.
Notes de bas de page
1 Pour Le Cas Wagner, voilà qui est manifeste, tout autant dans le titre que dans le contenu (« En face de Wagner, aucun musicien ne compte »). En ce qui concerne La Naissance de la tragédie, l’armature conceptuelle (essentiellement représentée par la dualité dionysiaque-apollinien) et la référence historique (au drame grec) ne sont utilisées que pour faire valoir la renaissance de la musique qui apparaît avec l’opéra de Wagner, Tristan et Isolde. Et c’est d’ailleurs ce qu’écrit Nietzsche lui-même lorsqu’il propose à l’éditeur W. Engelmann, dans la lettre qu’il lui écrit le 20 avril 1871, le projet du livre : « J’ai terminé une brochure d’environ 90 pages imprimées qui doit porter le titre de Musique et tragédie ; je vous envoie le début du manuscrit. Comme vous le verrez, je cherche à expliquer d’une toute nouvelle manière la tragédie grecque en faisant pour le moment complètement abstraction de tout traitement philologique de la question et n’en examinant que le problème esthétique. Cependant, la véritable tâche est de mettre en lumière Richard Wagner, cette extraordinaire énigme du temps présent, dans son rapport à la tragédie grecque » (c’est nous qui soulignons) (KSB3, p. 194). De plus, Nietzsche, dans la lettre à Erwin Rohde du 4 février 1872, écrit à celui-ci qui vient de faire un compte-rendu de La Naissance de la tragédie, afin de caractériser son ouvrage, qu’il traite du « problème qui est de la manière suprême présenté par Tristan » (KSB3, p. 288).
2 Les œuvres musicales de Nietzsche ont été éditées par C.P. Janz : F. Nietzsche, Der musikalische Nachlass, Bâle, Barenreiter, 1976.
3 C.P. Janz, Nietzsche, trad. fr. P. Rusch et M. Vallois, Paris, Gallimard, 3 vol., vol. I, p. 46.
4 Voir sur Albrechtsberger : B. et J. Massin, Mozart, Paris, Fayard, 1970, p. 494.
5 F. Nietzsche, Premiers écrits, trad. fr. J.L. Backès, Paris, Le cherche midi, 1994, p. 158. On trouve dans ce texte une description précise du programme de Ermanarich.
6 On trouvera une analyse de ces deux lieder dans notre dissertation : « Les lieder de Nietzsche », Nietzsche Studien, no°28, 1999.
7 Lettre à E. Rohde du 9 décembre 1868 (KSB2, p. 352).
8 Les lieder sont essentiellement composés pendant la jeunesse de Nietzsche (1861-1865). Les grandes pièces pour piano quatre mains, qui sont les plus longues, sont composées plus tardivement : en 1871 (Echo d’une nuit de la Saint Sylvestre : Nachklang einer Sylvesternacht), en 1872 (Manfred Meditation), en 1873 (Monodie à deux) et en 1874 (Hymne à l’amitié : Hymnus an die Freundschaft).
9 S. Zweig, Nietzsche, Paris, Stock, rééd., 1993, p. 107-110.
10 C. Andler, Paris, Gallimard, 1958, 3 vol., vol. II, p. 447.
11 G. Liébert, Nietzsche et la musique, Paris, Gallimard, 1995, p. 179. Liébert, quand il parle de la Prière à la vie, se réfère uniquement à la citation de Gast et au texte de Lou Andréa Salomé, mais ne fait aucune remarque sur la partition. C’est d’ailleurs également le cas en ce qui concerne les autres œuvres musicales de Nietzsche, car jamais Liébert ne renvoie à une seule mesure écrite par Nietzsche – ce qui n’empêche toutefois pas M. Crépon, dans son livre Nietzsche. L’art et la politique de l’avenir (Paris, P.U.F., 2003, p. 115), de renvoyer, pour « les nombreuses questions d’ordre musicologique » (sic) « qui ne sont pas traitées ici », à Liébert ! Curieux ouvrage que ce livre de Crépon où l’on nous promet qu’il sera question de musique (ibid., p. 41 : « musique, écriture, philosophie désignent ici le parcours que vont suivre les prochains chapitres »), ce que prétendent en outre les chapitres intitulés « Politique de la musique I (Wagner) » et « Politique de la musique II (Nietzsche) » et où il n’est jamais question de musique.
12 M. Kessler, L’Esthétique de Nietzsche, Paris, Gallimard, 1998, p. 42.
13 D. Fischer-Dieskau, Wagner et Nietzsche. L’initiateur et son apostat, trad. fr., Paris, F. de Velde, 1979.
14 C’est un simple jeu de mot dénué de tout sens d’écrire, comme le fait G. Liébert, que « jamais Nietzsche ne pense la musique – parce qu’elle est impensable, heureusement impensable, aurait-il pu dire – c’est à partir d’elle qu’il pense » (Nietzsche et la musique, op. cit., p. 11).
15 G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990 (interview de septembre 1987).
16 F.R. Love, Nietzsche’s Saint Peter. Genesis and cultivation of an illusion, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1981.
17 Voir C.P. Janz, Nietzsche, op. cit., vol. I, p. 60 et 101.
18 A. Schaeffner souligne dans son introduction à l’édition de F. Nietzsche, Lettres à Peter Gast (trad. fr. L. Servicen, Paris, C. Bourgois, 1981, p. 44) : « Or, l’on chercherait en vain dans toute l’histoire de la philosophie un autre philosophe qui ait fréquenté autant de musiciens. Compositeurs, chefs d’orchestre, pianistes, professeurs, théoriciens, voire éditeurs de musique, j’en ai compté près de quarante avec lesquels Nietzsche entretint des rapports suivis ou passagers. La plupart de ses amis, Franz et Ida Overbeck, Erwin Rohde, Malwida von Meysenbug, von Gersdorff, von Seydlitz, sans oublier sa sœur Elisabeth, par leurs goûts, leurs connaissances ou leurs relations personnelles, touchaient au monde de la musique. »
19 Ce point est intéressant, car c’est exactement aussi la critique de Debussy à la musique wagnérienne : celle-ci n’est nullement un début, le commencement de quelque chose de nouveau (en langage nietzschéen : une affirmation), mais seulement une fin, un achèvement (en langage nietzschéen : l’achèvement du processus de dégénérescence).
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L’esthétique musicale de Nietzsche
Ce livre est cité par
- (2019) Histoire de l'art. DOI: 10.3917/arco.huys.2019.01.0273
- Cardinal, Serge. (2014) Où (en) est (l’étude de) la musique (au cinéma ?) du film ?. Intersections, 33. DOI: 10.7202/1025554ar
- Pille, Laetitia. (2016) Mais que me chantez-vous là ? Abus de langue et abus de langage. Corela. DOI: 10.4000/corela.4426
L’esthétique musicale de Nietzsche
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