Schoenberg, Mallarmé, Maeterlinck : consonances et résonances
p. 201-210
Texte intégral
1L’œuvre scénique La Main heureuse pose à l’analyse une série de problèmes d’autant plus redoutables que, des explications de Schoenberg lui-même (celles qu’il donne par exemple dans la conférence de Breslau en 1928), semblent émerger deux constatations : la compréhension parfaite de l’œuvre par son auteur, lisibilité qui, par sa pédagogie, paraît épuiser toute analyse ultérieure tant le processus de création et ses soubassements sont exposés avec clarté. D’autre part, la constatation faite par Schoenberg lui-même que son travail est daté, désuet.
2Avant donc de nous livrer à une étude du texte dramatique (dont on remarque d’entrée que les didascalies tiennent plus de place, en volume et en importance, que le texte lui-même), il paraît nécessaire de rappeler ce que Schoenberg pense avoir voulu faire avec La Main heureuse. Ce faisant, par-delà une lisibilité aveuglante du commentaire, notre propos est d’en souligner les ambiguïtés et d’en apprécier les limites, les sources, les liens (avoués ou tus par l’auteur) et les prolongements.
3Dans la conférence que Schoenberg écrivit lors de la représentation de La Main heureuse en 1928, donc presque vingt ans après sa conception, le compositeur souligne l’importance de ce qu’il appelle les petits changements ; variations sur le thème des conséquences du battement d’aile du papillon, ces changements infimes peuvent aboutir à des transformations révolutionnaires. En quoi consistent ces changements ? C’est, par exemple, déclare Schoenberg, « faire de la musique avec les moyens de la scène ». L’expression pose problème ; s’agit-il, par le moyen de l’analogie, de remplacer la musique par d’autres moyens d’expression (dramatiques en l’occurrence) et de conférer à ces derniers le rôle, la valeur d’une partition musicale ? Exprimée de manière si abrupte, la proposition paraît illégitime puisque dans La Main heureuse Schoenberg n’a pas abandonné la musique ; et pourtant...
4S’agit-il alors de créer une œuvre double, pédagogiquement redondante, dans laquelle musique et moyens scéniques poursuivraient les mêmes buts, de manière à offrir au spectateur-auditeur une représentation en stéréo (-phonique et -scénique) ? Il semble qu’il y ait de cela dans La Main heureuse.
5Schoenberg explique par ailleurs que sa recherche tente de susciter certains effets artistiques et psychiques tels ceux que les sons peuvent en produire, mais avec d’autres matériaux, traités alors comme du son, et d’établir entre eux des rapports de mesure et de nombre, rapports dont nous aurons à questionner l’origine chez Schoenberg. Cette recherche, que l’auteur nomme « art de la représentation des mouvements intérieurs » (ce souci de précision analytique tient, semble-t-il, essentiellement au fait que Schoenberg récuse le terme expressionnisme, ou du moins s’en méfie) est explicitée par divers exemples dont, là encore, l’extrême lisibilité procure un sentiment quasi de défiance. Si je reprends les mots du compositeur, cela donne :
« Douze taches claires, douze regards.
= Chœur de regard ».
6L’analogie est immédiate et renforcée par l’utilisation d’une ana-logique (je me méfie du terme symbolique) de couleurs extrêmement importante et précise. Toutefois, il apparaît que ce mime, comme le nomme Schoenberg lui-même, ne suffit pas à créer une perception parfaite et irrécusable, puisqu’il est renforcé et par des mots, dont on essaiera de préciser la valeur, et par un accord musical ostinato qui, dit-il, rend évident que les regards, de leur côté, forment un ostinato.
7Pour autant que l’on puisse faire crédit à un créateur de la parfaite compréhension de ce qu’il a voulu faire, il semble nécessaire, en ce qui concerne Schoenberg, de faire un détour du côté de chez Mallarmé, et cela, d’autant que les recherches du poète français sur le problème de l’analogie (recherches qui l’ont mobilisé toute son existence) ne sont pas sans rapport avec le travail du compositeur d’une part, et qu’il existe d’autre part une passerelle entre ces deux mondes en la personne du poète Stefan George1. L’essai de Jean-Pierre Richard sur l’univers imaginaire de Mallarmé2 permet de mesurer les rapports existant entre les préoccupations de Schoenberg, à l’époque de la création de La Main heureuse, et celles du poète, et ce, non seulement sur le plan de l’esthétique, mais aussi des forces, des images à l’origine de la création. Liens entre la terre et le ciel, le déchu et le vide, la femme et l’amour, l’ombre et la lumière, Nature et mythe...
8Ainsi, commente Jean-Pierre Richard, les premiers poèmes de Mallarmé décrivent un état de connivence paradisiaque3 avec l’être, où Terre et Ciel sont en communication, soit directement, soit à travers toute une série d’intermédiaires sensibles4. Édénique, la femme est à la fois spirituelle et charnelle. Puis se produit une rupture avec l’identité édénique. L’homme est impuissant à atteindre le ciel. L’objet déchu acquiert une valeur spirituelle, il met en rapport le passé et le lointain. Mallarmé développe une rhétorique du vide au triple mouvement : disparition, résurrection manquée, évanouissement. L’obstacle peut être franchi apparemment par le regard5, mais la femme prend une dimension belliqueuse par laquelle l’amour se lie à la guerre des sexes, à la recherche d’une impossible union (ou unité) :
« Nous ne serons jamais une seule momie
sous l’antique désert et les palmiers heureux. »6
9Mais le négatif, la mort, peuvent aussi être approchés de manière directe, sensible. Par la traversée mortelle, l’homme atteint à l’anonymat du type. La mort et l’amour acquièrent une parenté fonctionnelle. Que devient alors le temps ? Mallarmé exprime l’aujourd’hui comme une phase négative de l’évolution historique7. Certains thèmes possèdent cependant une vertu jaillissante, l’or par exemple. On ne peut qu’être sensible à l’utilisation de cette matière chez Mallarmé et dans La Main heureuse : « Nous rêvons l’éclat aurifère comme l’immédiat dévoilement d’un être ; la luisance de l’or prolonge, épanouit heureusement en elle la “gerbe juste initiale” »... Cette ardeur s’y étale aussi entre les hommes... elle y devient monnaie, lieu de passage, anonyme instrument d’échange et de relation. L’exemple de Villiers, dont l’obsession aurifère est bien connue, lui permet de comprendre la parenté entre l’or et le génie. « L’or ambiant » d’une œuvre, celui qui provient « des mines les plus pures de la pensée », ne doit donc pas redouter le commerce de son frère matériel. Bien au contraire, le génie doit « éprouver l’intelligence de l’or », où il retrouvera un reflet de sa propre intelligence. La « lumière jetée par le métal » lui paraîtra ainsi une « effulgence » de lui-même, sous laquelle il discernera « le trésor vrai, ineffable et mythique, aux spéculations interdit, si ce n’est pensives »8.
10Le texte de Schoenberg, ou plutôt les didascalies entourant le texte, très court, de la scène III de La Main heureuse, utilise abondamment ces références au mythe de l’or, en le nourrissant par un ensemble de commentaires qui en précisent les contours. La scène présente une sorte d’atelier tellurique (« entre l’atelier d’usinage et l’atelier d’orfèvre ») dans lequel des ouvriers fabriquent on ne sait trop quoi explicitement, mais dont on est certain que cela utilise l’or, puisque l’Homme, lorsqu’il expérimente devant les autres une nouvelle manière de faire, en ramasse un morceau par terre. Sont ici réunis des composants, disons, classiques d’une mythologie dans laquelle la Terre et ses profondeurs sont le lieu d’une création essentielle, primitive, que l’action de l’homme va modifier. Le mythe rejoint ici la représentation goethéenne de l’Homo faber du second Faust dans lequel l’Homme par son action semble pouvoir se rendre maître des éléments du monde. Le texte de Schoenberg marque bien ici le rapport entre l’œuvre de l’Homme et son pouvoir (illusoire) sur les éléments. L’Homme se comporte comme si les deux phénomènes (le crescendo de lumière et de tempête) émanaient de lui. Illusion de peu de durée à laquelle succède l’horreur, comme si, à l’insolent triomphe de Prométhée célébrant la victoire de la technique et de la science humaine, succédait la conscience du pressentiment de l’horreur, de l’illusion et de l’imposture d’une telle attitude. D’autre part, ce travail, cette transmutation de l’or en bijou (tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or), rappelant la forge primitive de Tubalcain, ne suscite chez les autres que menace et agressivité.
11Indubitable, le moi cherche pourtant à se vérifier humainement hors de lui ; il passe du besoin primitif du sacre à la quête nouvelle de la preuve. Quête impossible, que le texte de Schoenberg reprend à son compte, et réactualise par l’opposition irréductible entre la possession du supraterrestre (le sacre) et le terrestre (la preuve)9.
12On le sait, la matière est, pour Mallarmé, objet répugnant de nausée. Comment alléger cette matière ? Par l’abstraction. La musique a pour attribut l’ingénuité, la brutalité, la vitalité. Elle se lie au rêve de jaillissement et d’origine. Elle se lie également au mime. Il est intéressant de voir ici Mallarmé et Schoenberg employer le même vocable de « mime » pour expliciter leur recherche.
« À partir d’un ici et d’un maintenant, écrit J.-P. Richard, objectivés à la fois en une chair opaque et contingente, théâtre et mime prétendent retrouver une transcendance de l’ailleurs. Le personnage situe ainsi son ambiguïté entre le registre de la vie la plus troublante, la plus humorale, et celui de l’abstraction et du symbole... Le monde théâtral n’a donc d’existence que mentale : et à ce titre on ne pourra accéder à lui que par un décrochage du monde quotidien, et par la traversée rêvée d’un intervalle... [Cet intervalle] fait vivre et introduit parmi les choses le nouveau rêve de beauté. Mais cette beauté n’est autre aussi, nous le savons, qu’un glorieux mensonge, une pure création de notre esprit. C’est ce mensonge que l’art essaie de rendre vrai, et pour cela, il doit le mettre théâtralement ou artistiquement sous verre... Si le théâtre vitrifie ses personnages, si l’art rend le monde limpide, si la littérature s’emploie à blanchir et à aérer l’objet par le langage, c’est bien encore pour qu’à travers eux, nous puissions esthétiquement rejoindre notre propre vérité transcendantale, bref pour insérer en eux la nécessaire dimension de l’au-delà. »10
13Entre l’abstraction du mot et le jaillissement charnel de la musique existe un organe de résolution, la voix humaine. De même, entre musique et écriture, la chorégraphie crée un équilibre. Toute chorégraphie est en effet à la fois abstraite et dynamique. La musique possède de même des « architectures mobiles » par lesquelles s’éclairent les notions de structure et de signification. On perçoit ici les liens entre la recherche de Schoenberg sur les propriétés et les effets de la mesure et du nombre, et la réflexion de Mallarmé. Pour le poète, toute musique se fonde sur une architectonique et sur la clarté modifiable d’un rapport. Le sens musical est à la fois extrêmement délimité, et libre :
« La musique nous parle, et parfois même impérieusement, mais elle ne nous dit jamais ce que nous voulons bien lui faire dire. Porteuse de significations fermes, mais évasives, elle réussit à sommer (c’est nous qui soulignons) tout en suggérant. Un objet à la fois s’y dissout et s’y recompose... Ouvert et relationnel, le concept musical nous place en somme dans la sécurité d’une structure. »11
14Il semble bien que pour Mallarmé et pour Schoenberg, la structure musicale se veuille principe global de cohérence, cohérence que les deux auteurs voudraient exprimer à l’aide d’autres matériaux. Mais comment emprunter à la musique son dynamisme et son jaillissement ? Comment conserver de la musique sa logique, et exprimer la lucidité et l’évidence ? C’est à cette interrogation fondamentale pour Mallarmé que Schoenberg répond lorsqu’il explique dans sa conférence, par l’exemple cité, ce qu’il veut faire. Texte et voix, couleur et jeu de mime, musique et jeu de scène « maintiennent en place » l’unité de la conception.
15Mais l’organisation mallarméenne est soumise le plus souvent à une puissante obsession dualiste caractéristique du déchirement fin de siècle entre esprit et matière. Désormais, ce déchirement est posé comme le problème à résoudre, et c’est sans doute ce qui explique qu’on le retrouve au premier plan chez Stefan George aussi bien que chez Schoenberg. Cette obsession structurante se retrouve également dans le texte de Schoenberg, où les oppositions terme à terme sont nombreuses (terrestre / supraterrestre, est / était, recommencer / renoncer, corps / âme, etc.) ; cependant la représentation de la femme permet sans doute de mieux mesurer à la fois les enjeux du texte, le lien à Schoenberg et son originalité. Le discours de l’Homme sur la Femme construit l’archétype d’un être en qui le Beau, le Bon, le Doux et le Bien ne sont que les différents aspects d’une même existence. Le corps féminin, sa beauté, renvoient directement à l’âme, à la belle âme, et provoquent bonheur et ravissement. La présence féminine agit comme une source permettant littéralement à l’homme de revivre. L’intermittence de sa présence est niée, au profit d’une possession magique qui cependant s’effrite et se lézarde en fin (provisoire) de parcours. Le présent éternel cède la place à la nostalgie, à l’absence et au commentaire ironique du chœur. La Femme, l’éternel féminin, devient re-présentation de l’impossible, de l’altérité créatrice, de souffrance. Remarquons que, dans La Main heureuse, la Femme ne parle pas. Elle n’a pas accès à la parole créatrice lapidaire de l’Homme et son silence n’est pas recueillement. Si la Femme n’a pas accès au Verbe, l’Homme et le chœur s’expriment. Nous posions plus haut la question de la redondance des moyens utilisés par l’artiste. En effet, dans la représentation théâtrale, les acteurs interprètent ce qui a déjà en soi une signification, indépendamment des formes qui peuvent procurer plus d’efficacité à ce contenu, ou entraîner le spectateur vers une direction imposée par l’acteur ou le metteur en scène. Il semble que Schoenberg, conscient du problème, ait pensé à une interprétation où l’acteur place tout ce que Mallarmé appelle « l’exorcisme d’un geste » ; interprétation et contenu doivent coïncider exactement grâce à la convergence absolue des moyens employés. La représentation n’est plus alors le calque d’un texte littéraire par des moyens grossiers. Le problème auquel est confronté Schoenberg est celui de l’homogénéité des éléments de la représentation. L’artiste paraît ici aux antipodes d’un Wagner dont on se souvient que le poète avait taxé la conception scénique de « bâtardise ». On se souviendra que l’époque est fertile en recherches sur la mise en scène et sur la conscience que le metteur en scène – ici l’auteur des didascalies – est devenu le personnage le plus important du théâtre (cf. Gordon Craig). Éclatée en moyens d’expressions hétérogènes, la représentation, dès lors qu’on omet d’en composer fermement la convergence, n’est plus qu’une mosaïque gratuite. Cependant, si la réussite du jeu total de Schoenberg dans cette pièce courte semble indéniable, on peut légitimement se poser la question de celle-ci dans une œuvre de dimensions plus importantes. De fait, l’échec de l’Homme à trouver la paix en soi, à saisir ce qui ne peut que lui échapper quand il croit le tenir, ne peut-il pas témoigner de la faillite du mythe prométhéen en ce début de xxe siècle ? Après la force hugolienne ou balzacienne, une rupture se produit, que beaucoup d’observateurs situent dans et par Les Fleurs du mal de Baudelaire. Certes, les mythes romantiques puisent aussi dans l’Illuminisme12, mais à ce mysticisme se superpose la tentation prométhéenne issue, elle, du xviiie siècle. L’optimisme romantique postule toujours une rédemption après la chute. Balzac et Hugo font de Prométhée l’archétype du génie révolté qui exprime toujours la victoire de l’homme. On voit la distance qui les sépare de Schoenberg. La figure de la femme semble constituer le plus intéressant indice de cette révolution. Tous les commentateurs s’accordent à dire que, pour Baudelaire, la femme est le signe de l’altérité impossible à surmonter ; cependant l’homme ne renonce pas et devient alors, pour reprendre le titre d’un poème célèbre de Baudelaire, le bourreau de soi-même. La structure cyclique même de La Main heureuse témoigne de l’importance de la métamorphose...
16Mais Schoenberg va encore plus loin que Baudelaire. En effet, pour l’Illuminisme tel que le représente le poète, le mal, l’échec, la boue sont nécessaires au Bien. Il y a le Mal, mais sur ce mal des fleurs poussent. On reste encore, d’une certaine manière, dans une problématique héritée du Romantisme, mais une problématique désenchantée. La Main heureuse témoigne de la dualité beauté-femme car, si les paroles de l’Homme témoignent, nous l’avons vu, du ravissement et de la fascination, les didascalies apportent un contrepoint férocement ironique à ce mirage. La Femme est d’abord belle et jeune ; elle manifeste un « chaleureux intérêt » pour l’Homme, mais à cet intérêt succède l’indifférence, puis le mépris. À ce mépris succède l’humilité de la culpabilité, laquelle est suivie d’un « dédain sarcastique ». Puis la Femme s’en va. Quand elle revient, c’est pour considérer l’Homme avec indifférence et enfin le terrasser, l’ensevelir en poussant un rire moqueur. Sisyphe a remplacé Prométhée. Il est intéressant de tracer la courbe qui, de l’optimisme prométhéen du Romantisme aboutit à la désespérance du début du xxe siècle, en passant par l’illusion de l’union hermétique, dont Balzac et Gautier semblent, en France, deux représentants exemplaires. Les rapports de l’homme au monde et à la femme se construisent en effet, surtout chez Gautier, sur le double mode de la défiance du monde terrestre et de la croyance en la toute-puissance de l’intercession de la femme. Gautier, qui admire beaucoup Séraphîta de Balzac, est sensible à l’utilisation que ce dernier fait des couleurs, et surtout de la figure de l’androgyne, de l’être hermaphrodite en lequel l’homme et la femme, enfin réconciliés, retrouvés, reconquièrent leurs sens supraterrestres. L’érotisme angélique construit le bonheur en éliminant le rapport au monde dualiste par une fusion qui trouve sa source dans les écrits de Swedenborg13. Gautier appartient à une génération qui a rêvé de l’androgyne céleste, rêve qu’il porte à une sorte de perfection indépassable dans Spirite14. Michel Crouzet, dans sa présentation du roman, écrit « qu’une filiation suivie et précise est impossible. Par exemple, que doit Spirite à Henri Heine, au Livre de Lazare (1854), auquel Gautier dans son étude sur le poète allemand publiée en 1856 en tête des Reisebilder faisait allusion ? Il parlait du thème fondamental chez Heine de l’âme vivant sans corps, de l’esprit se passant dans la matière ».
17Si Mallarmé est le poète que l’on connaît, les liens qui l’unissent à Schoenberg passent sans doute aussi par ses réflexions sur le théâtre et le ballet. L’influence de Wagner à la fin du XIXe siècle est si écrasante, que Mallarmé envie le rêve d’art total que celui-ci a presque réalisé. Il lui semble alors que la seule façon de lutter contre ce géant est d’ôter aux poètes tout ce que la scène peut avoir de futile, en remplaçant l’art du discours par un langage du corps, par la danse, seule capable de rendre sensibles les symboles :
« À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore, résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc.... et qu’elle ne danse pas, suggérant par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle, ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée, pour exprimer, dans la rédaction : poète dégagé de tout appareil du scribe. »15
18Schoenberg, précisément, ne voulait pas de danse, et même s’en méfiait. Il cherche un langage corporel plus proche de la pantomime.
19Ce que rêvait Mallarmé, c’est peut-être Maeterlinck, le grand modèle revendiqué de Schoenberg et de Kandinsky, qui s’en approche le plus. La tragédie confronte le héros au destin. Pourtant, le moteur du drame n’est pas la description des tentatives du héros pour vaincre ce fatum, mais celle des efforts inutiles accomplis pour en comprendre le sens. Ainsi que l’écrit A.M. Schmidt, « leurs héros ne reçoivent que fort rarement les encouragements de leur libre-arbitre. Ils sont les marionnettes du destin, risquent des gestes sans valeur perceptible, prononcent des paroles dont la banalité, l’inopportunité surprennent. Ils sont déterminisme, apathie, confusion mentale, silence »16.
20L’imaginaire de Maeterlinck s’est nourri de lectures diverses. Il a lu entre autres Platon, Plotin, Boehme, Swedenborg, Novalis, Coleridge et Emerson et appelle ce dernier (lui-même très influencé par Swedenborg) « mon guide et maître ». L’influence de Swedenborg ne se manifeste pas seulement dans l’œuvre littéraire de Maeterlinck, mais également dans ses essais « scientifiques », La Vie des abeilles (1901), et L’Intelligence des fleurs (1907). Ce dernier titre est un rappel de Swedenborg qui, dans certains passages de L’Apocalypse expliquée, décrit l’âme végétale des plantes.
21Un autre texte de Maeterlinck nous intéresse directement : L’Oiseau bleu, écrit en 1908. Cette pièce est un exemple de la transposition des correspondances de Swedenborg par Maeterlinck. Un groupe d’enfants cherche l’oiseau bleu, c’est-à-dire le bonheur. Ils sont guidés dans leur quête par un personnage, la lumière personnifiée, qui surgit d’une lampe. La lumière représente la raison humaine, l’intelligence et le savoir, mais elle est éclipsée par une lumière supérieure émise par un diamant, qui permet à son possesseur de voir l’intérieur des choses. Swedenborg lui-même, dans ses Arcania Caelestia écrit que le diamant représente la vérité de l’amour divin. Dans leur quête, les enfants emportent le feu, l’eau, du lait, du sucre et du pain sous une forme vivante. Ceux-ci, par correspondance, représentent certains éléments de la nature spirituelle de l’homme, et ils meurent à la fin de la quête. Pourtant, Maeterlinck croit profondément à la continuité de la conscience par-delà la mort physique.
22L’étude qu’A.M. Schmidt consacre au théâtre de Maeterlinck permet de mesurer à quel point sa philosophie de l’homme et du monde a des liens avec les préoccupations de Mallarmé, et avec les principes dramatiques en œuvre dans La Main heureuse :
« Au maintien de l’univers coopèrent quatre grands sujets d’expérience physique ou spirituelle : le Monde visible, le Monde invisible, l’Homme visible et l’Homme invisible ou Âme. Seul l’invisible est pleinement réel. Quant au Visible, il n’a de réalité que dans la mesure où il participe à l’invisible, le symbolise, le notifie. Par suite, chacun des gestes de l’Homme visible a, dans le monde visible, une signification commune, aisément définie, mais il n’acquiert de véritable intérêt que s’il exprime un mouvement, une prémonition de l’âme. De même, ce n’est pas le sens banal de nos paroles qui importe, sans qu’elles puissent, par un humble accompagnement, renforcer et soutenir la mélodie judicieuse de notre Âme, qui tâche de percer jusqu’à nous. Quant au monde visible, les représentations qu’il nous procure peuvent nous affecter diversement : les seules qui requièrent notre attention, voire notre étude, sont celles par où tentent, analogiquement, de se communiquer à nous les avis du monde invisible... par le monde visible, le monde invisible lui prodigue les signes auguraux. Mais l’homme accueille sans les comprendre les conseils obscurs de son âme. Il saisit les aspects fatidiques du cosmos sans savoir les interpréter. »17
23Il n’est que de lire les premières lignes de La Main heureuse pour être convaincu de la réalité des ponts qui permettent d’unir Schoenberg, Mallarmé et Maeterlinck. Néanmoins, le texte de Schoenberg marque bien la rupture avec l’angélisme optimiste. L’agitation des personnages n’a de signification que pour qui la perçoit avec angoisse. À la quête placée sous le signe d’Hermès succède le pessimisme de l’écrasement toujours recommencé. L’Homme n’a plus droit à l’espoir. Schoenberg inscrit ce dernier dans une modernité où, ce qui fait la cité, ce n’est plus l’aristocrate, le dandy, c’est l’ingénieur. Mais, différence fondamentale avec l’optimisme des années quatre-vingt, cet ingénieur reste incompris, et mesure lui-même la vanité de son action. Ainsi, la comparaison effectuée par Christian Hauer entre le texte Entrückung de Stefan George et celui du livret de La Main heureuse montre clairement l’échec de la liaison entre le génie et le bonheur.
24En définitive, le crédit accordé à Schoenberg sur la lisibilité de son œuvre semble légitime. Le mythe est bien une des sources fondamentales de la création, musicale entre autres, et cette création a pour objet, non pas de décrire des phénomènes, mais de les mettre en relation ; le mythe, comme la musique, n’a pas pour objet de peindre ou de produire des états d’âme, mais des mouvements, des effets psychiques. On peut alors dire de Schoenberg ce que François-Bernard Mâche écrit18 des rapports entre mythe et musique chez Xenakis. Si La Main heureuse reste encore aujourd’hui une œuvre digne d’intérêt, c’est que Schoenberg réussit à maintenir, au même degré, les exigences de la raison et la fascination du mythe, en particulier du mythe chthonien. L’œuvre prend constamment appui sur un imaginaire mythique re-composé. C’est pour cela que dans La Main heureuse, il n’y a pas, à proprement parler, d’histoire, ni d’éléments que l’on pourrait qualifier de décoratifs, mais des scènes qui s’imposent à l’imaginaire. En ce sens, on peut dire que Schoenberg précède Artaud lorsque ce dernier proteste contre le « rétrécissement insensé » du mythe. La Main heureuse ne se veut ni symbole, ni allégorie ; elle témoigne de l’effort d’un artiste à composer (dans tous les sens du terme) avec des matériaux universels en sauvegardant leur capacité de dynamisme et de jaillissement.
Bibliographie
Gautier Théophile, « Spirite », L’Œuvre fantastique II, Romans, Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1992.
Mäche François-Bernard, Musique, mythe, nature ou les dauphins d’Arion, Paris, Klincksieck, Méridiens, 1991.
Mallarme Stéphane. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945.
Richard Jean-Pierre, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, Pierres vives, 1961.
Schmidt Albert Marie, La Littérature symboliste, Paris, PUF, 1966.
Schoenberg Arnold, « Conférence de Breslau sur Die glückliche Hand », Schoenberg, Kandinsky Correspondance, Ecrits, Contrechamps, No 2, avril 1984, Lausanne, L’Age d’homme.
Swedenborg, Le Ciel et ses merveilles et l’enfer, Cercle Swedenborg, Meudon, Paris, 1973.
Swedenborg, La Sagesse des anges ; la sagesse angélique sur le divin amour et la divine sagesse. Cercle Swedenborg, 1976.
Swedenborg, L’Amour vraiment conjugal, delitiae sapientiae de amore conjugali, Cercle Swedenborg, 1974.
Viatte Auguste, Les Sources occultes du Romantisme, Illuminisme et théosophie, Paris, 1928.
Notes de bas de page
1 En effet, Stefan George, qui est l’auteur du poème Entrüchung (Extase), dont Schoenberg utilise le texte dans son Deuxième quatuor avec voix op. 10, a fréquenté les mardi de la rue de Rome avant de devenir le traducteur allemand de Mallarmé.
2 Jean-Pierre Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, Pierres vives, 1961.
3 Sourire, billet du matin.
4 Hier, aujourd’hui, demain.
5 Hérodiade.
6 Tristesse d’été.
7 « Il n’est pas de présent, non un présent n’existe pas » (l’action restreinte).
8 Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 289.
9 Schoenberg, La Main heureuse.
10 Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 407.
11 Jean-Pierre Richard, id., p. 414.
12 Auguste Viatte, Les Sources occultes du Romantisme, Illuminisme et théosophie, Paris, 1928.
13 Swedenborg Le Ciel et ses merveilles et l’enfer, Cercle Swedenborg, Meudon, Paris, 1973. La Sagesse des anges : la sagesse angélique sur le divin amour et la divine sagesse, Cercle Swedenborg, 1976. L’Amour vraiment conjugal, delitiae sapientiae de amore conjugali. Cercle Swedenborg, 1974.
14 Gautier, Spirite, L’Œuvre fantastique II, Romans, Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1992.
15 Mallarmé, Divagations, Ballets, dans : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1945.
16 A. M. Schmidt, La Littérature symboliste, PUF, 1966, p. 104.
17 A. M. Schmidt, op. cit., p. 105.
18 François-Bernard Mâche, Musique, Mythe, Nature ou les dauphins d’Arion, Paris, Klincksieck, Méridiens, 1991
Auteur
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