Erwartung et La Main heureuse. Essai de traduction psychologique selon la méthode d’analyse de Paul Diel1
p. 183-199
Texte intégral
1Erwartung et, un peu plus tard, La Main heureuse ont été composées par Schoenberg en une période cruciale de son existence. Sur le plan personnel, c’est la fugue de sa femme Mathilde avec le peintre Gerstl et le suicide de ce dernier. Sur le plan artistique, c’est le moment où il entreprend d’exprimer, au moyen de formes radicalement nouvelles échappant au contrôle rationnel2, la dimension inconsciente du psychisme... Deux œuvres qui ont donc, pour Schoenberg, une portée essentielle, et dont le propos se révèle, quoique à son insu, en partie psychanalytique. Aussi est-il intéressant d’en tenter l’exploration avec les moyens offerts par la psychologie actuelle.
2Parmi ceux-ci, la méthode introspective de Paul Diel mérite de retenir l’attention. Celui-ci est lui-même un produit du milieu viennois. Né en 1893, une génération à peine le sépare de Schoenberg. Lui aussi a grandi dans cette société où le déclin politique d’un grand empire rendait plus évidente la crise des valeurs et plus nécessaire la recherche d’une nouvelle culture.
3Comme Schoenberg, Diel a été amené très tôt, par les conditions mêmes de son existence, à se poser la question centrale : comment satisfaire ce désir d’une vie intense que je sens en moi ? comment ne pas vivre en vain ? comment trouver le sens de la vie ?
4À sa différence, il n’a pas cherché la réponse dans l’art mais dans la réflexion philosophique et psychologique. S’interrogeant sur les causes de sa propre souffrance, il a observé le décalage intérieur qui s’opère en chacun entre les promesses de l’imagination et les limitations de la réalité. Il a constaté que tout homme se livre incessamment dans son for intérieur à une délibération mi consciente, dans laquelle se préparent ses réactions et ses projets. Dans cette activité intime, l’imagination tient le premier rôle : elle préside à une sorte de « cinéma intérieur », de jeu avec les images des objets extérieurs qui suscitent nos désirs ou nos craintes. À travers ces images, elle goûte par anticipation les satisfactions ou insatisfactions qu’ils promettent et oriente ainsi la délibération vers un choix.
5Cette délibération mi-consciente a également fait prendre conscience à l’homme des limites de la réalité où il vit, notamment de la mort ; de son aspiration permanente à reculer celles-ci pour accéder à des satisfactions plus fortes ; de sa capacité relative à y parvenir par une meilleure compréhension du monde et de lui-même. Au monde de la nature, il a ajouté celui de la culture.
6Mais ce pas évolutif s’accompagne d’un immense danger : celui de se laisser envoûter par le jeu imaginatif, au point de prendre finalement ses désirs (ou ses craintes) pour des réalités et de sombrer dans un univers de fantasmes. S’il cède à la tentation, il est doublement puni : par les échecs extérieurs, et par la culpabilité intérieure de mal conduire sa vie. S’il veut nier sa faute et s’auto-justifier, il ne fait que s’enfoncer davantage dans les échecs et dans l’angoisse coupable.
7Diel a donné à ce dérèglement le nom d’exaltation imaginative et analysé ses deux composantes : la nervosité, exaltation de l’esprit qui conduit à une surtension vers l’idéal, et la banalisation, exaltation des désirs matériels et sexuels qui mène à la recherche obsédante de la réussite extérieure. Les artistes, par exemple, sont plutôt des nerveux, et ceux qu’ils appellent les « Philistins », des banalisés.
8Cette dialectique fondamentale entre le Bien que l’homme désire, et le Mal qu’il se fait, a été connue de tous temps. C’est d’elle dont parlent en termes imagés, symboliques, les mythes collectifs et les rêves individuels ; l’idéal du Bien y est exprimé par l’image de Dieu ou du ciel, et l’angoisse du Mal par celle du diable ou de l’enfer. Symboles dont la réalité est avant tout intérieure mais que l’imagination représente, conformément à sa méthode, par l’image d’objets extérieurs.
9À partir de cette hypothèse, Diel a proposé une méthode de traduction du symbolisme qu’il a développée dans plusieurs ouvrages3. C’est elle que nous utiliserons ici, en essayant de déchiffrer les livrets d’Erwartung et de La Main heureuse comme s’il s’agissait du récit de mythes ou de rêves.
10Les symboles et les œuvres d’art sont aussi inépuisables que la réalité qu’ils décrivent. Ce qui est proposé n’est donc qu’un fil conducteur, une explication plausible et, si possible, cohérente, que le lecteur devra, conformément à la méthode employée qui est introspective, s’efforcer de rapporter toujours à son propre vécu.
Erwartung
11Schoenberg a composé Erwartung à la fin de l’été 1909, donc un peu moins d’un an après l’« affaire Gerstl ». Cette œuvre peut donc être interprétée comme une transposition de cette crise personnelle sur le plan, déjà primordial à cette époque pour Schoenberg, de la création artistique et de son rapport avec la recherche du sens de la vie. Elle reflète des préoccupations analogues à celles qui seront développées un peu plus tard dans La Main heureuse : l’être humain aspire à la satisfaction intense mais il est peut-être condamné à ne pas la trouver.
12Il existe toutefois entre les deux œuvres une différence importante. Dans Erwartung, le personnage unique est la Femme ; dans La Main heureuse, le protagoniste central est l’Homme. Si le thème général est le même, la manière de l’envisager est autre. Dans Erwartung, il s’agit de l’âme humaine, de l’aspiration du cœur, et de son besoin de trouver dans l’esprit, dont l’Homme est le symbole, la vision forte qui le guidera vers la plénitude. Dans La Main heureuse, il s’agit de l’esprit humain : de sa capacité à former une telle vision et, pour l’artiste, à lui trouver une expression adéquate. On pourrait dire en simplifiant que le danger auquel la Femme est exposée dans Erwartung est le désespoir de ne pas rencontrer le sens de la vie (ce qui peut conduire à la banalisation). Celui qui menace l’Homme, l’artiste, dans La Main heureuse est d’être incapable de le comprendre et de l’exprimer : ambition et angoisse qui correspondent à la déformation nerveuse.
13Bien entendu, l’Homme et la Femme sont des symboles qui personnifient la capacité de comprendre et de sentir inhérente à tout être humain quel que soit son sexe, et que Schoenberg trouve d’abord en lui-même.
14Il n’est pas exclu toutefois que la Femme exprime également les sentiments d’« Erwartung » déçue que Schoenberg peut deviner chez sa femme Mathilde, à un moment où il vit lui-même dans l’angoisse d’être aussi insuffisant comme mari que comme guide spirituel.
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15La pièce débute par trois courtes scènes introductives.
16Dans la première, la Femme se décide malgré ses appréhensions à pénétrer, la nuit, dans la forêt obscure pour rechercher l’Homme. Puis elle erre à tâtons, en proie à de multiples terreurs. Celles-ci culminent dans la rencontre avec une créature d’épouvante qui lui arrache un hurlement de détresse. Enfin la quatrième et dernière scène, qui constitue à elle seule les trois quarts du livret, montre un paysage banal, la nuit, hors de la forêt : la Femme va y découvrir que l’Homme qu’elle cherchait est mort et qu’il l’avait trahie.
171°) La première scène montre la lisière d’une forêt profonde que bordent des champs et des routes éclairés par la lune ; un large chemin s’y enfonce très vite dans l’obscurité.
18La forêt, que la Femme doit traverser pour trouver l’Homme, apparaît dans de nombreux mythes et contes. L’arbre est une image classique de l’élan qui anime tous les êtres vivants et de son déploiement. Le jardin ou le verger représente le développement harmonieux de cet élan naturel mis en ordre et cultivé. La forêt est sa prolifération anarchique qui conduit à la multiplication incontrôlée des désirs et à la désorientation : c’est la forêt magique, avec ses animaux fantastiques, ses ogres, ses démons, ses fantômes ; une image du subconscient et de ses désirs grouillants, qu’on rencontre fréquemment dans les légendes nordiques et qui trouve dans les « profondeurs de la mer », avec ses ténèbres et ses monstres, un équivalent dans les mythes d’autres cultures.
19La lune, astre de la nuit, est sous sa forme négative un symbole de l’imagination exaltée et de sa lucidité insuffisante.
20Une femme entre en scène : délicate, vêtue de blanc, parée, avec quelques roses effeuillées sur sa robe : l’image conventionnelle d’une femme sensible et fragile, mal préparée pour l’exploration qu’elle veut entreprendre.
21« Faut-il entrer ici ? On ne voit pas le chemin... » : faut-il vraiment qu’elle se lance dans cette aventure ? Où cela va-t-il la conduire ? Face à cette forêt sombre, elle pense avec regret à notre jardin : à la familiarité d’antan avec son compagnon ; mais les fleurs en sont sûrement fanées : ces charmes anciens sont révolus.
22L’air est chaud et lourd... annonciateur d’orage : le climat intérieur se fait affectif et pesant. Le chant d’amour du grillon lui rappelle la douceur de l’amour perdu ; elle se reproche sa lâcheté et, malgré la frayeur que lui inspirent le silence et l’obscurité, elle rassemble son courage et entre dans la forêt.
232°) Elle avance à tâtons, perd son chemin. Comme dans les cauchemars, elle se sent désarmée devant les visions angoissantes qui l’assaillent de tous côtés. Elle a l’impression que des mains la touchent et la saisissent, que des bêtes rampent autour d’elle : elle se sent la proie de sentiments qu’elle ne maîtrise plus et qui lui répugnent.
24Puis le chemin devient plus facile, son cœur plus serein ; elle évoque à nouveau le bonheur révolu : la tranquillité du jardin clos de murs dans lequel elle vivait, les regards nostalgiques qu’elle portait sur le monde au-delà, la profondeur incommensurable du ciel au-dessus du chemin que prenait son compagnon pour venir jusqu’à elle.
25Mais tu n’es pas venu : celui qu’elle attendait, le guide spirituel, n’est pas arrivé. Et c’est dans la profondeur de ses propres désirs inconscients qu’elle doit maintenant pénétrer pour essayer de le retrouver.
26Qui pleure ici ? : ce sont ses propres pleurs qu’elle perçoit. Y a-t-il quelqu’un ? Quelqu’un répondra-t-il à ses aspirations ? Elle entend au-dessus d’elle un bruissement de branches et le cri d’un oiseau de nuit, symbole des imaginations angoissées qui la débordent. Elle court et bute sur un obstacle : est-ce un cadavre, le deuil de ses espoirs ? Non, une souche d’arbre : une simple péripétie sur le plan de la réalité, mais peut-être déjà, sur le plan symbolique, l’indice de la mort de son élan (l’arbre mort).
273°) Alors un rayon de lune venu de la gauche, du côté moins que conscient, traverse son obscurité intérieure. Dans ses imaginations danse une forme noire, une ombre avec cent mains : les innombrables angoisses qui s’emparent d’elle la saisissent et en font le jouet de multiples sentiments obscurs et contradictoires.
28Puis l’ombre devient un objet qui rampe sur le sol, avec de gros yeux jaunes exorbités qui la regardent et la portent au comble de l’effroi. « Non, pas un animal, mon Dieu, pas un animal... J’ai tellement peur... Mon bien-aimé, viens à mon secours » : les animaux fantastiques abondent dans les récits cauchemardesques avec des attributs qui précisent leur signification. Ici, il s’agit d’une bête qui rampe : comme le serpent, les imaginations subconscientes progressent en nous de manière insidieuse ; tel le serpent qui reste attaché à la terre sans possibilité d’élévation, elles proposent les satisfactions terrestres comme l’unique sens de la vie. Les yeux de la bête, c’est-à-dire le regard qu’elle projette sur la vie, sont envoûtants, fascinants : leur couleur jaune est celle du faux esprit, le jaune de l’impuissance et de l’envie.
29La terreur de la Femme culmine dans l’idée qu’elle pourrait devenir la proie de l’animal qu’elle porte en elle : perdre toute dignité humaine, toute aspiration vers une satisfaction plus haute, se laisser dominer par les appétits animaux. C’est le spectre de ce que Diel appelle la banalisation ; il hante tout nerveux, conduit, dans la mesure où il exalte ses aspirations idéalistes, à suspecter qu’elles soient de simples illusions et à redouter que la vie ait pour seul sens la satisfaction des besoins primaires4. C’est cette crainte obscure qui apparaît ici et va se transformer en certitude dans la scène suivante.
304°) Changement de décor : la Femme est maintenant dans une clairière de prairies et de champs éclairés par la lune. À droite – le côté juste, une large route conduit hors de la forêt. Tout à fait à gauche – dans la direction négative, la route se perd à nouveau dans l’obscurité des bois : elle conflue avec un chemin au bord duquel se dresse une maison aux volets clos, fermée pour elle, inhospitalière.
31La Femme avance lentement, épuisée, les vêtements déchirés, dans ce paysage où elle espérait trouver un relatif répit, pour constater aussitôt que celui qu’elle cherchait n’est pas là. Elle est dans un lieu de silence et de mort : aucun souffle n’anime les vastes champs blafards, éclairés par la lumière pâle de la lune.
32« Toujours la ville... et cette mortelle pâleur sans fin », dit la Femme. La ville (qui, en fait, n’est pas présente mais sans doute proche) est un symbole du monde banal, utilitaire, où l’ingéniosité des hommes a multiplié les commodités matérielles mais rompu le contact avec l’harmonie de la Nature ; dans l’Ancien Testament, Babylone. Elle représente l’exaltation des désirs multiples, qui entraîne chez l’être humain le dépérissement de l’élan animant : la pâleur annonciatrice de sa mort.
33« Je ne puis aller plus loin... et là-bas, on ne me laissera pas entrer. La femme étrangère va me chasser... Et s’il était malade... » L’étrangère est l’image de la tentatrice, de la femme perverse qui séduit l’homme, lui fait perdre l’esprit et lui vole son âme : la tentation qu’éprouve tout être humain de ne plus voir que les satisfactions terrestres et d’oublier l’appel de l’esprit. L’étrangère la chassera : elle a déjà pris possession de l’Homme, de l’esprit malade, et affaibli par l’exaltation, et elle évincera la Femme pure, l’âme droite.
34Puis la Femme va découvrir peu à peu que celui qu’elle a si longtemps cherché, son guide spirituel, est là, mais qu’il est mort.
35Elle voudrait mourir elle aussi, mais la vie continue. Le matin arrive, les gens s’éveillent, elle reste seule : une nouvelle journée d’« Erwartung » infinie commence, une vie sans fin, un mauvais rêve sans limites ni couleurs. Sans satisfaction d’esprit, la vie devient banale et insupportable.
36Il ne reste plus à la Femme qu’à halluciner désespérément ce que la réalité lui refuse, à se réfugier dans l’exaltation imaginative : à sombrer dans la folie.
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La Main heureuse
37Cette œuvre concerne le problème, central pour Schoenberg, de la création artistique comme moyen d’atteindre et d’exprimer la satisfaction suprême : de réaliser le sens de la vie.
38Les quatre tableaux qui la composent décrivent successivement la souffrance de l’artiste, la naissance de l’inspiration, la création de l’œuvre et, enfin, le retour à la souffrance initiale.
1er tableau
39Dans les rêves et dans les mythes, les premiers mots du récit campent le décor dans lequel la narration ultérieure prendra sa signification. Il convient donc de scruter en détail le début du livret.
40La scène est presque entièrement dans l’obscurité : le sentiment qui prédomine au début du récit est celui d’une obscurité intérieure presque complète : d’une lucidité insuffisante, d’une désorientation profonde dont la phrase suivante va préciser la cause.
41Au premier plan, l’Homme est étendu, face contre terre : au premier plan, à l’origine de ce désarroi, l’Homme, qui n’est pas debout et actif, mais étendu et passif, la face contre terre : réduit à une vision terre à terre, plate et bornée, désespérante.
42L’Homme et la terre sont des symboles bien connus. L’Homme n’est pas ici l’être humain en général (Mensch) mais le mâle, le principe viril (Mann). Que représentent l’Homme et la Femme sur le plan du fonctionnement psychique ? Jung parlait d’animus et d’anima. Diel voit dans l’homme un symbole de l’esprit : la spiritualisation, la capacité de jugement qui élucide les promesses des désirs selon leur valeur de satisfaction. La femme représente la sublimation, la force désireuse qui sous-tend le travail de spiritualisation et traduit finalement en actes le jugement prononcé par l’esprit. Jugement et volonté réalisatrice qui sont deux aspects de toute délibération humaine.
43La terre est le symbole des désirs terrestres. Sous sa forme positive, elle est la Terre-Mère, image de la confiance des hommes envers la Nature et de la joie de vivre. En négatif, elle est l’attachement excessif aux désirs terrestres (la banalisation), obstacle à toute élévation vers une satisfaction plus intense symbolisée par le ciel. C’est le cas de l’Homme étendu face contre terre, c’est-à-dire dont la vision est limitée aux désirs terrestres. Cette situation, dans la mesure où elle est angoissante, traduit la hantise habituelle du nerveux de ne pouvoir se libérer suffisamment des désirs terrestres non seulement par faiblesse mais aussi – et c’est moins avouable – par goût : plus il les refoule, plus il en est obsédé.
44Sur son dos est assis un animal fantastique, une sorte de chat (une hyène avec de grandes ailes de chauve-souris) : le dos, la partie invisible de son propre corps, est une image du subconscient : la partie ignorée, donc vulnérable, du psychisme. C’est au milieu du dos que Siegfried est frappé par traîtrise. C’est par le talon qu’Achille trouvera la mort.
45L’animal, ancêtre de l’homme, représente à la fois l’harmonie naturelle que l’homme devrait conserver et un niveau évolutif qu’il a dépassé. Ici, l’animal terrasse l’homme : il est le côté animal, l’insuffisante lucidité de celui qui se laisse dominer par son imagination subconsciente et fantastique, c’est-à-dire fantasmatique. Le chat, animal fascinant par son indépendance et son élégance, est une image magistrale de l’harmonie spontanée que l’homme, devenu l’animal réflexif, a perdue mais qui continue à le séduire. Le chat, notamment le chat noir, est souvent dans les contes une incarnation de la sorcière ou du diable. Ici, ce chat est en fait une hyène, animal répugnant qui se nourrit de cadavres : l’imagination exaltée qui se nourrit de la décomposition de l’âme et de l’esprit humains. Il a de grandes ailes de chauve-souris : la chauve-souris est une figure de l’exaltation imaginative qui frôle l’homme dans les ténèbres subconscientes, qui peut sucer son sang et le vider de son énergie. Les ailes de chauve-souris sont un attribut du diable, du Prince du Mal : du principe de l’exaltation imaginative qui mène l’homme à sa perte.
46Il semble lui avoir planté les dents dans la nuque : l’imagination subconsciente, dont l’Homme est devenu la proie, le mord à la nuque, une partie vitale dérobée au regard comme le dos. La morsure est celle de la culpabilité exaltée, du remords coupable qui s’acharne sur lui subconsciemment5.
47La partie visible de la scène est très exiguë : la vision de ce drame intérieur est très limitée. L’arrière-plan, le fond du problème, demeure caché par un rideau de velours violet sombre : le rideau est l’image du refoulement ; le velours évoque la douceur (faire patte de velours) mais aussi l’opacité ; le violet, qui associe le rouge de l’élan vital avec le bleu de l’approfondissement, représente souvent le sentiment religieux. Dans ce contexte négatif, il symbolise les consolations pseudo-mystiques par lesquelles l’artiste cherche à amortir et à occulter son angoisse mais qui restent inquiétantes (sombres).
48Dans ce rideau sont pourtant ménagées de petites ouvertures par lesquelles des visages éclairés de vert scrutent la scène : six hommes et six femmes. Tel le chœur antique, ces personnages observent et commentent la scène. Ils sont au nombre de douze : ce sont les porte-parole du divin. De ces visages, on ne distingue nettement que les yeux : le regard que les autres portent sur nous, la manière dont ils nous jugent. L’angoisse devant le « qu’en dira-t-on » est particulièrement forte quand s’y ajoute la culpabilité par rapport au sens de la vie ; culpabilité essentielle dont le symbole est l’œil unique qui poursuit Caïn et figure dans le triangle symbolique : l’œil de Dieu auquel rien n’échappe ; l’intuition surconsciente qui perçoit chacune de nos insatisfactions.
49Le chœur explique d’où vient cette culpabilité sans issue. « Tu poursuis toujours ton rêve vers l’inaccessible » : l’Homme ne veut pas accepter les limitations de la réalité. « Toi qui possèdes en toi le supraterrestre, tu aspires à un bonheur terrestre » : il aspire à la satisfaction absolue, mais, en même temps, il ne veut pas renoncer aux satisfactions terrestres : tendresse affective, position matérielle, renommée... Il se condamne ainsi à ne pouvoir satisfaire aucun de ses désirs. Son échec est complet. Puis les yeux disparaissent ainsi que l’animal fantastique et l’obscurité se fait.
50Soudain un renversement se produit. On entend une musique vulgaire et gaie qui s’achève sur les rires stridents et moqueurs d’une foule de gens : les désirs terrestres refoulés font irruption dans la vie de l’artiste, avec leur vulgarité et leur dynamisme. L’Homme se lève d’un bond puissant : son apparence est pitoyable ; son costume grossier est en haillons, ses chaussures sont déchirées, son pied blessé6. Son visage et son corps sont marqués de cicatrices, les unes anciennes, les autres encore sanglantes. Il n’est pas le héros triomphant mais l’homme blessé par la vie. Malgré tout, il reprend courage une fois encore. Le voilà debout, il relève la tête et prononce avec une ferveur profonde : « Oui, oh oui ! » tandis que la scène s’éclaire et s’agrandit.
2e tableau
51Il a retrouvé ce qu’il cherchait et il dit en chantant : « La floraison : ô nostalgie ! » La floraison est le réveil de la nature, le déploiement de nouvelles promesses, le renouveau de l’élan dont il avait la nostalgie et qui est enfin de retour.
52La scène s’éclaire d’une lumière crue, semblable à celle du soleil ; mais elle ne vient pas du ciel : elle émane d’une sorte d’échancrure circulaire (donc de forme parfaite), d’un mètre et demi de diamètre c’est-à-dire, sur le plan de la réalité, minuscule par rapport au disque solaire mais, sur le plan linguistique, dépassant la juste mesure. Cette échancrure est en bas, à gauche, tout près du sol. Ce n’est donc pas la lumière du soleil, la lucidité véritable, mais l’inspiration en partie exaltée de l’artiste.
53Derrière lui, à gauche (nouvel indice d’exaltation imaginative), surgit une belle jeune femme, image la plus parlante pour un homme de la satisfaction qu’il attend de la vie. Une figure délicate, vêtue d’une tunique violet-clair, aux cheveux ornés de roses jaunes (couleur de l’esprit) et rouges (couleur de la passion), un peu mondaine, qui n’est pas sans analogie avec le personnage d’Erwartung ; sans doute le type de femme délicate et fragile, quelque peu idéalisée, qu’affectionnait Schoenberg et qui correspondait au goût de l’époque.
54On notera cependant que la femme n’est plus désignée ici comme dans Erwartung par le terme de Frau, l’épouse, mais par celui de Weib, la femelle : une nuance (moins sensible toutefois en allemand qu’en français) que la suite confirmera.
55L’Homme la voit et pourtant il ne se tourne pas vers elle : c’est son rêve intérieur qu’il contemple et non pas la femme réelle en face de lui. Celle-ci, émue par sa souffrance, jette sur lui un regard de pitié indicible plus que d’amour.
56« Ô toi ! Toi qui es bonne ! Comme tu es belle ! » : l’Homme projette déjà sur cette femme inconnue toutes les qualités dont il rêve. Le terme de belle âme sur lequel se concluent ses paroles, a une connotation forte dans la littérature allemande : il exprime, notamment chez Schiller, le sommet du sublime.
57La Femme offre à l’Homme la coupe, image de la satisfaction du désir. Sur celle-ci tombe d’en haut la lumière violette d’une extase quasi mystique.
58Mais la scène qui suit va se dérouler dans des conditions tellement illogiques qu’il faut, comme dans la traduction des rêves, s’interroger sur la validité des motifs sous-jacents : Soudain l’Homme a la coupe dans la main sans que ni l’un ni l’autre n’aient bougé de leur place. L’Homme veut obtenir la satisfaction suprême sans avoir à bouger, sans regarder sa partenaire, magiquement, comme si l’intensité du désir suffisait à en garantir la satisfaction. Sur le plan des rapports sociaux, le procédé n’est pas recommandable ; sur le plan spirituel, il ne l’est pas davantage. La joie intérieure n’est pas seulement affaire d’aspiration : elle est aussi le résultat d’un travail intime. Pour être satisfait, il faut remplir les conditions de la satisfaction. « Demandez et vous recevrez », disait l’Evangile.
59Il ne s’agit pas ici de juger Schoenberg mais d’essayer de comprendre ce qu’il a senti et voulu exprimer. Comme dans les rêves, les différents personnages représentent le rêveur lui-même : ce sont des images que son imagination extraconsciente utilise pour représenter les divers sentiments qui l’agitent. L’Homme, la Femme et les différents protagonistes sont autant d’aspects de sa propre personnalité : une manière imagée de traduire l’interaction de ses propres sentiments.
60De fait, les désirs de l’Homme sont complexes. Après avoir contemplé la coupe avec ravissement, il a un mouvement d’appréhension et même de tristesse avant de se résoudre à la boire. Il tombe alors en extase, éperdu de reconnaissance : « Que tu es belle ! Que je suis heureux de t’avoir près de moi ! Je vis à nouveau... » Mais la Femme devient de plus en plus indifférente au fur et à mesure qu’elle le voit vider la coupe c’est-à-dire accepter son offrande. Lorsqu’il a fini, son indifférence se change en hostilité. La pitié est dangereuse : elle conduit à mépriser sinon à haïr celui qui s’y laisse prendre.
61Tandis que l’Homme s’abîme dans son rêve, la Femme se détourne : elle va vers le Monsieur, le mondain élégant, le Philistin, et tombe dans ses bras. Déçu, l’Homme pousse un gémissement. Dans le jeu de ses imaginations plaintives, il croit déjà qu’elle va revenir subrepticement, s’agenouiller devant lui et lui demander humblement pardon. Elle cherche à baiser sa main gauche : la main maladroite, incertaine, symbole de l’activité mal motivée. L’Homme, qui continue à regarder en l’air, sourit d’avoir retrouvé son rêve. S’agenouillant à son tour, il tend les mains vers elle mais sans la toucher : plongé dans son extase, il continue à refuser tout contact avec la réalité.
62Tandis qu’il s’agenouille, la Femme se relève : elle devient progressivement dédaigneuse et sarcastique. Pour la première fois, il la regarde, élève la main vers elle et touche légèrement la sienne. Mais, toujours prisonnier de son rêve, c’est sa propre main qu’il contemple avec ravissement tandis que la Femme s’enfuit.
63L’Homme ne s’en aperçoit même pas. La main levée qui a tenté et perçu l’ébauche d’une réalisation, devient pour lui le gage de son espoir exalté. Au prix d’un effort colossal, il se remet debout, lève les bras en l’air et, dans un élan convulsif qui lui donne l’impression d’être un géant, il reste dressé sur la pointe des pieds : une attitude précaire qui traduit son exaltation et son instabilité.
64Son imagination se change en certitude hallucinée : « À présent, je te possède pour toujours ! », dit-il. Il se croit parvenu à un accomplissement parfait au moment même où son échec extérieur est devenu total.
3e tableau
65Après un moment d’obscurité, la scène s’ouvre sur un paysage sauvage, abrupt et rocheux, parsemé de pins. Le pin est un symbole ambigu : il est l’arbre toujours vert, l’élan inhérent à la vie (comme le sapin de Noël), mais dont le fruit est incomestible ; il est l’arbre de Dionysos, dieu inspirateur de l’art mais aussi de l’ivresse exaltée et de la démesure qui guette l’artiste. Ce paysage, on va le voir, sera le lieu de la création artistique. On y distingue une petite plate-forme rocheuse, surmontée par deux grottes et bordée par une gorge. De celle-ci émerge l’Homme, vêtu comme dans la scène précédente. Son apparence s’est pourtant modifiée sur deux points : il est maintenant ceint d’une corde où sont accrochées deux têtes de Sarrasins, et il tient à la main une épée nue tachée de sang.
66Que signifient ces attributs nouveaux ? La ceinture de corde fait partie du vêtement monastique ; elle est l’image de la rétention, notamment des désirs sexuels. L’artiste, quand il est concentré sur le travail créateur, maîtrise ses désirs sexuels. Au lieu de porter son désir vers un objet extérieur (la femme), il le transforme par un travail intérieur en objet : en œuvre d’art.
67Les Sarrasins représentaient au Moyen Âge les païens par excellence, le monde impie, le « Siècle ». Ainsi, dans les tableaux de Breughel, de Bosch ou de Dürer, le Christ en croix est souvent entouré par une soldatesque en turbans qui porte des oriflammes frappées du croissant. L’Homme a donc surmonté en lui, non sans souffrances, les désirs du monde : les désirs banals, matériels et sexuels. Il les a vaincus grâce à l’épée, à la force décisive et tranchante de son esprit. Il a retrouvé dans la création artistique son dynamisme et sa puissance ; la main, convulsée et impuissante lorsqu’elle était tendue vers une imagination exaltée, retrouve ici son habileté et sa force.
68Alors une des deux grottes s’éclaire, passant du violet sombre de l’exaltation religieuse au marron du retour à la réalité terrestre, puis au rouge de l’élan vital, au bleu de l’approfondissement, au vert de la compréhension intellectuelle, enfin au jaune de la compréhension spirituelle.
69Que représente cette grotte ? Elle est celle de gauche : non pas le lieu de l’accomplissement ultime mais une simple étape. Selon le livret, elle est à la fois atelier de mécanicien et d’orfèvre : artisanat et art.
70Or l’Homme, après avoir observé les ouvriers à l’œuvre dans la grotte, respire profondément ; son visage s’éclaire et il dit avec calme : « On peut faire cela plus simplement. » Quand l’artiste est mû par une inspiration authentique, il trouve des raccourcis qui transcendent le métier. Il déclenche contre lui l’hostilité des tâcherons (les ouvriers font mine de se jeter sur lui) mais il ne s’en soucie pas. Il va vers l’enclume placée dans l’atelier, pose son épée, saisit un lingot d’or et prend dans sa main droite un gros marteau.
71Il contemple sa main gauche levée. Que représente cette main, et en quoi est-elle gauche, moins habile que la droite ? La main gauche est celle que la Femme a baisée lorsqu’elle est venue passagèrement implorer son pardon. C’est par son intermédiaire que l’Homme a retrouvé confiance en lui-même et dans la vie. Elle symbolise sa capacité de réussite extérieure – affective et professionnelle, réussite dont tout être a besoin. Mais elle est inférieure à la droite, moins adroite, moins puissante sur le plan de la satisfaction que la capacité de réussite intérieure qui apporte la confiance essentielle en soi-même et la foi dans le sens de la vie.
72Le bout de ses doigts, le tact intuitif, est éclairé en bleu vif, couleur de l’approfondissement spirituel, par une lumière venue d’en haut : l’Homme sent au bout des doigts, à portée de la main, la possibilité d’une satisfaction plus profonde qui le remplit d’un sentiment de puissance.
73Il saisit alors le marteau, à deux mains cette fois – avec son talent et avec son élan – et frappe le coup décisif. Il fend l’enclume par le milieu : son inspiration est si forte qu’il transcende toutes les règles du métier et détruit leur assise conventionnelle. Dans l’ouverture ainsi pratiquée se déverse l’or de l’inspiration spirituelle et sublime ; et l’Homme en retire de la main gauche, la main ouvrière, le diadème parfait, le couronnement de la réussite artistique. « C’est ainsi que l’on fait des bijoux. » C’est dans l’apparente simplicité d’une vision authentique que sont créés les chefs d’œuvre.
74Les ouvriers, les tâcherons d’art que le public apprécie peuvent bien se montrer dédaigneux et hostiles : l’Homme ne s’en soucie pas. Son ouvrage magistral, lui-même, ne lui importe guère : il leur lance cette parure en riant. Ce qui compte pour lui, c’est de ramasser son épée : de récupérer sa force spirituelle pour de nouveaux combats.
75Mais il ramasse l’épée de la main gauche, c’est-à-dire en vue de la réussite extérieure. Et alors tout bascule : l’obscurité se fait, l’atelier disparaît, le vent se lève en tempête. Parallèlement au crescendo du vent, se produit un crescendo de lumière qui reprend en négatif celui, positif, qui s’était produit auparavant : d’abord rougeâtre comme un incendie qui couve, puis marron, comme cette terre à laquelle il reste trop attaché, puis vert sale, couleur de l’intellect sans chaleur ni noblesse, la lumière se change en gris bleu, la grisaille incertaine d’un approfondissement douteux, enfin en violet, couleur de l’exaltation pseudo-religieuse7.
76Mais le processus s’inverse aussitôt. Le violet s’éclaircit en rouge sang, l’élan de la vie purifié, en orange et en jaune éclatant, couleur solaire, qui maintenant illumine de toutes parts la deuxième grotte, celle de droite : le domaine de l’esprit, la proposition de la réussite intérieure, qui ne concerne plus seulement l’art mais l’intimité de l’être. Deux évolutions successives du désir essentiel : l’une, négative, celle de l’angoisse coupable, qui débouche sur une exaltation suspecte ; l’autre, positive, celle de l’élan retrouvé, sur l’esprit véritable, source de toute lumière. L’Homme vit ces transformations avec effroi, pressentant ses limites face à l’ampleur de l’évolution proposée. Sa tête semble sur le point d’éclater : sa tension intérieure est à son comble.
77Puis la tempête cesse et la lumière éclatante devient plus douce. La seconde grotte reste un instant vide et la Femme y entre, symbole à la fois de l’amour de la vie que l’Homme voudrait trouver et de la relation tendre avec une femme réelle dont il a besoin. Comme c’était le cas tout à l’heure pour l’Homme, la Femme porte le même vêtement qu’au 2e tableau, mais la partie supérieure de sa robe a disparu, laissant à nu le sein gauche : elle dévoile symboliquement son cœur, sa capacité d’apporter la tendresse.
78Mais, parvenue au milieu de la grotte, elle s’arrête et regarde autour d’elle d’un air interrogateur. Elle tend les bras au Monsieur, à l’Homme du monde, qui vient d’apparaître sur le côté droit de la grotte c’est-à-dire dans la perspective qui, aux yeux de la Femme, semble être la seule juste. Il lui fait signe en brandissant la partie manquante de la robe : il lui rappelle par ce signal que c’est pour lui qu’elle s’était dévoilée, à lui qu’elle a montré son cœur.
79L’Homme s’effondre dans le désespoir, crispe ses mains comme des griffes sans parvenir à trouver prise. Lorsque le Monsieur – celui que l’artiste jalouse mais qu’il ne peut ni ne veut être – montre le lambeau de robe, l’Homme tombe à genoux ; il essaie d’atteindre la grotte à quatre pattes, avec un acharnement de bête, mais il n’y parvient pas. Ce nouvel échec répète celui de la scène précédente : l’artiste peut avoir des succès grâce à son talent mais la satisfaction véritable de la vie, que personnifie la Femme, lui échappe.
80Alors il se met à gémir : « Toi... Toi ! Tu es à moi !.. ! Tu étais à moi ! Elle était à moi ! » Il veut se convaincre que la joie de la vie peut lui appartenir et qu’elle lui a appartenu ; mais il Ta perdue sans remède.
81L’Homme fait à nouveau des efforts désespérés pour atteindre le rebord de cette grotte où pour lui tout se joue ; mais la paroi, impitoyablement lisse, n’offre aucune prise.
82Le Monsieur remarque alors sa présence, lui jette un regard froid et, avant de s’en aller, lui lance avec indifférence le lambeau de robe, comme pour lui dire : « Moi, je la possède réellement. Toi, tu te contenteras d’un bout de sa robe. »
83L’obscurité se fait à nouveau ; la grotte s’est éteinte. Quand revient une pâle lumière gris-vert, on voit la Femme sauter de la grotte sur le plateau pour récupérer la partie manquante de sa robe. Elle l’aperçoit près de l’Homme, la ramasse et la remet en place : elle reprend son masque de froideur conventionnelle. Elle redevient la femme du monde.
84L’Homme se retourne et la supplie une dernière fois de rester : « Toi qui es belle... Reste près de moi... ! » C’est alors que survient l’épisode décisif. La Femme pousse négligemment du pied un rocher en surplomb, qui dévale la pente et écrase l’Homme.
85Que représente ce rocher dont émane une éblouissante lumière verte, dont le sommet ressemble à un masque ricanant et qui s’identifie finalement à l’animal fantastique du premier tableau ? Le rocher pesant ou écrasant est un symbole habituel des mythes : dans l’histoire de Sisyphe ou de Prométhée, il figure le poids des désirs terrestres, l’intérêt prédominant pour la terre, qui écrase tout élan, anéantit toute possibilité d’élévation, rend le cœur humain froid et dur comme la pierre. Déformation inverse à celle de la nervosité et beaucoup plus fréquente, qui est la banalisation.
86L’Homme, et particulièrement l’artiste, voudrait trouver la satisfaction intense, mais il est écrasé par la banalisation de la société. Schoenberg n’a pas tort : le réalisme brutal et l’égoïsme impitoyable sont universellement répandus, et les décennies qui suivront en apporteront maintes preuves sanglantes... Mais cette tendance existe aussi en chaque être humain. L’Homme qui est sur la scène est à la fois écrasé par le rocher, la banalisation du monde, et rongé par l’animal fantastique, la culpabilité de sa propre banalisation. Oublier l’appel de l’esprit est une tentation commune. Mais attendre la satisfaction spirituelle comme un dû en espérant obtenir par surcroît toutes les satisfactions de la chair est la tentation des nerveux ; elle trouve son châtiment immanent dans l’incapacité de satisfaire finalement la chair aussi bien que l’esprit. Schoenberg sait surconsciemment, à partir de sa propre expérience, que l’exaltation vers l’esprit conduit à la frustration des désirs terrestres et à l’écrasement de l’élan : au désespoir total.
87La vie a perdu son sens. Il ne reste plus que le vacarme absurde d’un monde imbécile, le tohubohu des désirs multiples et le rire moqueur de l’auto-dérision, qui retentissaient à la fin du premier tableau et résonnent de nouveau à la fin de celui-ci.
4e tableau
88Retour à la scène initiale. Mais, cette fois, les visages des six hommes et des six femmes baignent dans une lumière gris bleu, qui représente la résignation à la grisaille de la vie, la sagesse commune. Le livret souligne que l’animal fabuleux qui ronge à nouveau la nuque de l’homme et la pierre qui vient de l’écraser, sont une seule et même chose.
89Le chœur tire la leçon en des termes voisins de ceux du début : « Fallait-il que tu vives encore ce que tu as si souvent vécu ? Ne peux-tu renoncer ? Devenir enfin raisonnable ? » La différence réside dans le ton, qui n’est plus celui de la mise en garde mais du constat. Et la conclusion du tableau – le retour à l’obscurité profonde ainsi que la dernière parole du chœur : « Malheureux que tu es ! » – pourraient laisser sur un sentiment de désespoir irrémédiable.
90Pourtant une lecture attentive invite à nuancer cette impression. Le chœur prononce en effet, avant de conclure, les paroles suivantes :
« Tu cherches à prendre ce qui ne peut que glisser entre tes doigts quand tu le tiens. Mais qui est pourtant en toi8 et autour de toi, où que tu sois ? Ne te sens-tu pas ? Ne t’entends-tu pas ? Tu ne comprends que ce que tu peux tenir ! Tu ne sens que ce que tu touches : seulement les blessures de ta chair, seulement les douleurs de ton corps ! »
91Ce que l’Homme cherche existe donc : en lui comme autour de lui. La quête n’est pas vaine : ce sont les moyens employés qui sont insuffisants.
*
92En quoi cette « Main » impuissante à saisir ce qu’elle cherche, peut-elle être qualifiée d’« heureuse » ? S’agit-il d’une antiphrase ironique ou y a-t-il une signification plus profonde ?
93Schoenberg s’en est expliqué par la suite, notamment lors d’une conférence prononcée à Breslau en 1928 à l’occasion d’une nouvelle représentation. Le titre, dit-il, se rattache à la fin du deuxième tableau : « L’Homme ne réalise pas qu’elle est partie. Pour lui, elle est là, près de sa main qu’il regarde fixement et sans relâche ». C’est la main gauche, insuffisante, que la femme a baisée et qui a gardé de ce contact fugace un souvenir inoubliable.
94Il ajoute :
« Les mains servent à exécuter, à exprimer nos volontés, à manifester ce qui ne doit pas rester intérieur... Plus la main agit loin, plus elle est loin de nous... Mieux encore : une main heureuse, ce ne sont que des doigts heureux. Un bonheur au bout des doigts... » Et il conclut : « C’est un certain pessimisme auquel j’étais alors pressé de donner forme : heureuse la main qui essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper quand elle le tient. Heureuse la main qui ne tient pas ce qu’elle promet ! »
95Ce pessimisme est-il justifié ? Essayons de reprendre le problème qui, selon les termes mêmes du livret, est de nature introspective. La main a, comme tous les symboles, plusieurs significations. Elle est la main qui agit, façonne, exprime : l’action créatrice. Mais elle est aussi la main qui touche du doigt la réalité : le tact intuitif, le sentiment. Comme tous les organismes vivants, l’être humain a la capacité d’être excitable et celle de réagir. Plus que d’autres, l’artiste est sensible et susceptible de vibrer, mais il possède aussi la capacité spécifique de réagir à ce qui l’émeut par la création d’une œuvre qui exprimera et propagera son émotion. Le symbole de la main traduit ces deux aspects.
96Cette Main peut-elle être heureuse ? Il y a dans la vie de tout artiste et de tout homme, des instants privilégiés où l’émotion trouve son expression parfaite dans une réaction pleinement satisfaisante. Mais le plus souvent, il subsiste un décalage entre une émotion en partie indéfinissable et une expression en partie inadéquate. L’écart peut être démesurément creusé par l’exaltation du sentiment ou par la recherche excessive des moyens d’expression : il y a des aspirations impuissantes et des virtuosités creuses (Picabia disait avec humour au sujet des artistes : « Il y a les inconnus, et il y a les ratés »). Une hygiène intérieure qui apprend à calmer les imaginations exaltées, peut en partie y porter remède.
97Mais il existe aussi un problème de fond. L’idéal de la satisfaction est en partie mystérieux parce qu’il est en partie surconscient. Il est pressenti plus que senti et dépasse toute formulation définitive : aucune représentation ne peut le contenir entièrement ni le fixer durablement.
98Cette idée est facile à comprendre mais difficile à vivre. La tentation se réveille toujours à nouveau de prendre une simple étape pour le but ultime et, parfois, d’être à ce point fasciné par le mystère que tout effort d’expression se trouve paralysé.
99Vouloir enfermer l’idéal surconscient dans une image réductrice a été de tout temps dénoncé comme un sacrilège. Dans le mythe grec, Sémélé, la mère de Dionysos, meurt pour avoir voulu contempler Zeus, son amant, dans toute sa gloire. Dans la Bible, Dieu révèle ses commandements mais cache son visage ; il défend qu’on fasse de lui aucune représentation de crainte que l’image ne soit prise pour une réalité : ce qui est l’idolâtrie, l’oubli du vrai Dieu, la faute qui ne sera pas pardonnée.
100De grands esprits, tels Jésus ou Bouddha, ont défini l’idéal comme une voie et non comme un but. Diel, quant à lui, a parlé du sentiment du mystère et de son dévoilement progressif ; il a comparé l’idéal à l’étoile qui en est le symbole, et qui, comme lui, n’est pas là pour être atteinte mais seulement pour indiquer la direction.
101La main vraiment heureuse n’est pas la mainmise sur l’idéal, ni celle qui se contente de l’effleurer fugitivement, mais celle qui parvient à en former une image plus expressive et motivante.
102La plénitude existe dans l’instant. Et les instants heureux peuvent s’enchaîner pour donner à une vie sa justification intime et sa valeur exemplaire.
103Les mythes rappellent qu’il n’est pas demandé aux hommes d’égaler les dieux mais seulement de développer, à travers les accidents de leur vie et dans la mesure de leurs forces, cette aspiration surconsciente à une satisfaction idéale qu’ils portent en eux-mêmes et qui les juge.
Bibliographie
Bavelier Alain, L’Homme et ses motivations. La Psychologie de Paul Diel, Paris, Retz, 1998.
Diel Paul, La Divinité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971.
Diel Paul, Le Symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, PBP, 1966.
Diel Paul, Le Symbolisme dans la Bible, Paris, PBP, 1975.
Notes de bas de page
1 On pourra consulter le livre d’Alain Bavelier, L’Homme et ses motivations. La Psychologie de Paul Diel, Paris, Retz, 1998, (note de l’éditeur).
2 Cf. l’article de Joseph Auner dans ce livre.
3 Cf. notamment La Divinité, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971 ; Le Symbole et sa signification, Paris, PBP, 1991 ; Le Symbolisme dans la mythologie grecque (préfacé par G. Bachelard), Paris, PBP, 1966 ; Le symbolisme dans la Bible Paris PBP, 1975.
4 Schoenberg exprime ici une vision pessimiste qui traverse le xixe siècle et se manifeste aussi bien chez Darwin que chez Marx ou Freud : la science et son positivisme sont appelés à démystifier les idéaux traditionnels ; ils forceront à admettre que la loi fondamentale de la vie est celle de la jungle. Matérialisme excessif qui trouve sa contrepartie dans une sorte de religion de l’esprit et de l’art, où se sont retrouvés nombre de grands artistes européens comme Rilke, Hofmannsthal, Thomas Mann ou Romain Rolland, et que Stefan Zweig a notamment décrite dans Le Monde d’hier.
5 Cf. le célèbre cas décrit par Freud de « l’homme aux rats ».
6 Le pied blessé, symbole de l’âme blessée et souffrante, est une image qu’on retrouve dans le mythe d’Œdipe.
7 Paul Diel a développé son interprétation du symbolisme des couleurs principalement dans les traductions orales qu’il a faites de nombreux rêves.
8 C’est moi qui souligne.
Auteur
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