La main du dramaturge. Le livret d’Arnold Schoenberg
p. 113-131
Texte intégral
« Qu’on se souvienne de la façon dont travaille un créateur. La poussée intérieure sourd en lui, ses œuvres se conçoivent et viennent au jour sans qu’il se sente en quoi que ce soit aidé par le monde extérieur ; il est l’esclave d’une force supérieure, sous la domination de laquelle il œuvre sans relâche. »1
1C’est en ces termes que Schoenberg, parlant de Mahler, définit le processus de création. L’idée qu’un artiste crée de manière instinctive, sans passer par aucune médiation culturelle, constitue une idée-leitmotiv du Schoenberg de ces années-là2. L’absence de prise en compte consciente des conventions artistiques existantes équivaut-elle pour autant à l’expression « directe » de l’artiste-créateur, détaché de toute relation avec l’art de son époque et réinventant à lui tout seul le monde des arts ?
2Il s’agit là d’une illusion. Toute création procède d’un échange. L’artiste est toujours aussi l’enfant d’une période. Les œuvres qui précèdent et accompagnent la conception d’un texte forment une matrice qui fait ressortir sa particularité et en éclaire la spécificité. La Main heureuse offre une contribution remarquable à la métamorphose radicale des arts et de la littérature à l’aube du xxe siècle. Malgré l’inconséquence des choix dramaturgiques effectués, ou précisément à cause de celle-ci, le livret de La Main heureuse garde la trace des transitions en cours et constitue donc un témoignage passionnant de la création moderne en chemin. Cet article poursuit un double objectif : clarifier la visée philosophique du livret par une comparaison avec Sexe et caractère d’Otto Weininger et analyser sa conception dramaturgique en le confrontant à plusieurs textes dramatiques majeurs, choisis pour leurs ressemblances ou différences avec l’opéra de Schoenberg, en particulier Pelléas et Mélisande et Les Aveugles de Maurice Maeterlinck, La Ronde d’Arthur Schnitzler, Assassin, espoir des femmes et Sphinx, homme de paille d’Oskar Kokoschka, La Sonorité jaune de Wassily Kandinsky.
Masculin et féminin
3Il est de tradition dans la littérature critique sur Schoenberg de mentionner une certaine corrélation entre le thème de La Main heureuse et le vécu du compositeur, profondément ébranlé par la passion de sa femme pour le jeune peintre Richard Gerstl. Les critiques s’accordent toutefois pour ne voir dans cet événement qu’un élément conjoncturel. La juste relativisation du poids de l’autobiographie va de pair, chez la plupart des commentateurs, avec la volonté de réduire l’importance effective, dans le texte, de l’aspect sexuel – l’adultère, le rapport entre hommes et femmes – au profit du conflit artistique3. Cela ne va nullement de soi : comment, dans le récit dramatique, la sexualité féminine pourrait-elle être un élément à la fois primordial et destructeur pour la création artistique, alors même qu’elle n’est supposée constituer qu’un aspect secondaire ?
4Dans les écrits du temps, la question de la sexualité en général et des rapports entre les sexes constitue un des pôles de réflexion majeurs, presque obsessionnels, des intellectuels et des auteurs littéraires. D’innombrables pièces, non seulement des comédies de société, genre dominant, mais aussi des drames naturalistes ou symbolistes, dessinent des variations infinies sur le thème de l’embarras masculin devant une sexualité féminine ressentie comme incontrôlable. Ces préférences thématiques non seulement illustrent un regard historique sur le rapport entre les sexes, mais traduisent aussi la perspective théâtrale d’alors, la primauté donnée au domaine du privé, vu comme reflet de l’universel. Avec des accents fondamentalement différents certes, l’interrogation sur le rôle de la sexualité focalise également un intérêt théorique intense, chez Sigmund Freud ou encore Otto Weininger, dont Sexe et caractère, une tentative de fonder philosophiquement l’inégalité entre les sexes, provoque un écho immense parmi les intellectuels viennois, Arnold Schoenberg y compris4. Ce climat général se répercute nettement dans la conception de La Main heureuse.
5Au niveau de la fable, le livret schoenbergien privilégie le rapport entre l’Homme et la Femme. Les deux scènes-cadre (les tableaux I et IV) thématisent un antagonisme fort problématique entre sexualité et génie. Fait notable, l’action proprement dite du livret (les tableaux II et III) commence et finit par la relation qu’entretiennent l’Homme et la Femme. Leur confrontation trouve son aboutissement dans l’anéantissement de l’Homme. Seule la scène du diadème s’éloigne provisoirement de ce processus destructeur. Même si la Femme est physiquement absente à ce moment, la coupure n’est qu’apparente. L’Homme vient en effet de lui pardonner son infidélité et de clamer la permanence de son amour. En s’agenouillant devant elle, il a touché la main de la Femme. Ses gestes et mimiques extériorisent alors l’émoi que provoque ce contact physique symbolique, puis il s’écrie : « Maintenant, je te possède pour toujours. » Le verbe « posséder » signifie, dans l’acception contextuelle courante, avoir accompli l’acte sexuel et/ou, plus largement, exercer un contrôle efficace sur une femme5. C’est à cet instant précis que la scène se transforme, s’élargit. L’Homme, métamorphosé en combattant victorieux, visiblement inspiré par cette “possession”, est capable de concevoir l’idée qui aboutira sans transition à l’acte créateur.
6Si l’on compare cette scène aux autres, on note un rapport de force inversé, favorable à l’Homme. Durant ce bref instant heureux, l’Homme apparaît comme un créateur doué d’une force vitale qui lui permet de se moquer des circonstances extérieures défavorables. Tel un guerrier, il sait imposer sa volonté face aux ouvriers ; confronté à la Femme, il se laisse humilier sans réagir. Il est donc inexact d’affirmer que l’Homme est victime d’une société globalement hostile, situation qui serait celle de l’artiste moderne. Schoenberg est plus nuancé : assez fort pour résister à l’hostilité réelle d’un résidu de société, de toute évidence non représentatif du pouvoir social6, l’Homme se révèle trop faible pour vaincre le pouvoir féminin. À travers l’action scénique, Schoenberg crée une répartition pyramidale des rapports de force, allant des ouvriers à la Femme, cette dernière dominant fatalement l’ensemble. La Main heureuse met ainsi au centre de la perspective dramatique un rapport des plus problématiques entre les sexes et donne un poids déterminant à cette relation.
7Cet antagonisme fondamental est souligné par la liste des personnages. On trouve d’un côté six femmes (Frauen) et six hommes (Männer) qui forment les voix des tableaux-cadre. Est mentionné d’autre part un Monsieur (Herr), personnage-type peu individualisé. Au premier rang de la liste, Schoenberg place « Un Homme » (Ein Mann) et « Une Femme » (Ein Weib). Les dénominations allemandes forment un système d’oppositions entre d’une part Mann et Herr – le terme « Herr » soulignant l’aspect social, celui de « Mann » l’appartenance au sexe masculin – et, d’autre part, entre « Frau » (le mot indique simplement l’appartenance au sexe féminin) et « Weib », mot fortement connoté, péjoratif, qui accentue les propriétés jugées féminines, ainsi que l’aspect sexuel. Le terme « Weib » n’est pas très fréquent dans la littérature dramatique de l’époque et son emploi, par conséquent, est forcément significatif : il se réfère directement à Sexe et caractère de Weininger.
8L’influence de ce texte sur la genèse de La Main heureuse est bien connue7. Semblable en cela à Freud, Weininger donne à la sexualité une dimension universelle, déterminante, quoique, chez Weininger, entièrement négative. Sexe et caractère tente de formuler une théorie générale de la sexualité en construisant un système dualiste constitué des « types » antagonistes « M » (pour masculin, cf. Mann) et « W » (pour féminin, cf. Weib). Chaque individu, homme ou femme, serait le résultat d’un mélange spécifique de ces deux types masculin et féminin. Le féminin, défini par la sexualité et par la négativité, serait fondamentalement un « néant » (par l’absence de génie, de volonté propre, de morale, d’âme et ainsi de suite). Le masculin, pour sa part, dépasserait la pure sexualité et serait investi de tout ce qui fait défaut au féminin, en particulier d’un sens moral, d’une volonté propre, de la capacité de créer. Tout homme, en principe, aurait la capacité, le devoir même, d’accéder à la « génialité », à condition d’accomplir un « acte suprême de sa volonté », par lequel l’univers, dans sa totalité, s’affirme en lui8. Les premières paroles de l’Homme dans La Main heureuse peuvent justement être comprises en ce sens comme une affirmation de son ouverture au monde, condition de sa « génialité » : « Oh, oh oui ! » (tableau II). Chez Weininger, le masculin se définit aussi par la capacité d’agir, l’agressivité, l’attitude combative, caractéristiques mises en image par le glaive que porte l’Homme et les têtes turques9 accrochées à sa ceinture, preuves de sa contribution au combat victorieux de la foi (artistique) contre les infidèles.
9Chez Schoenberg, l’antagonisme entre féminin et masculin se reflète aussi bien dans la répartition des traits de caractère sur l’Homme et la Femme que dans la séparation des deux univers (les deux grottes), mutuellement, mais différemment inaccessibles. Dans la scène où l’Homme crée le diadème, la Femme est absente : selon Weininger, que Schoenberg semble illustrer ici, les principes féminins et créateurs s’ignorent. Inversement, l’Homme, même en se mettant à quatre pattes, ne parvient pas à pénétrer dans la grotte opposée, où se déroule (partiellement) l’histoire d’alcôve par laquelle Schoenberg illustre la féminité. Les différentes façons d’aimer rappellent également les oppositions weiningeriennes : dans ses attitudes corporelles, comme dans ses paroles d’adoration, l’Homme exprime le caractère unique et la nature élevée de l’amour, sentiment que le féminin est censé ignorer, tandis que la Femme, dominée par l’instinct sexuel et proie facile d’un séducteur, se caractérise par son instabilité récurrente.
L’impossible création
10Le livre de Weininger fournit davantage pour l’analyse du livret que le constat, bien établi par la littérature critique, d’une certaine proximité de vue en ce qui concerne l’antagonisme des principes féminins et masculins. Le chapitre “Érotisme et Esthétique” analyse le rapport entre amour, sexualité et création. Sur bien des points, La Main heureuse ressemble à une tentative d’interprétation artistique des propos contenus dans cette partie de l’ouvrage.
11Pour le philosophe, « toute beauté » - la beauté des femmes y inclus – « est une projection, une émanation, du besoin d’aimer »10. Aimer suppose faire abstraction des qualités réelles de l’être aimé, car les connaître irait à l’encontre de la tentative de lui donner une plus haute valeur. L’homme qui aime une femme est bien le seul à percevoir en elle des qualités supraterrestres, autrement dit « la belle âme » que prête l’Homme à la Femme chez Schoenberg. Opposant strictement sexualité et amour, Weininger considère que l’amour ne saurait exister qu’à distance et ne souffre d’être contrarié par aucun rapprochement physique avec la femme aimée. Lorsque la « confusion » entre amour et sexualité advient néanmoins, cet amour sera nécessairement malheureux, poursuit Weininger. « Or, tout amour s’obstine dans cette erreur »11, affirmation que le chœur semble reprendre d’emblée : « Tu le sais bien, tu le savais bien ; et tu es aveugle pourtant ? [...] Toujours la même fin » (tableau I). Apercevoir les qualités réelles de la personne aimée et se rapprocher physiquement d’elle se comprennent comme deux facettes d’une même aporie : on ne peut aimer une femme que lorsque l’on nie la féminité en elle. Aimer une femme, selon Weininger, est une contradiction en soi.
12Pour l’homme12, l’être aimé ne serait en fait qu’un « point de départ », car dans tout amour, l’homme n’aspirerait à rien d’autre qu’à être absolument et totalement lui-même. Ce mouvement narcissique ne concerne pas sa propre personne concrète, l’homme cherche au contraire à atteindre un idéal, son essence véritable et profonde, « libre des misères et de la nécessité et de la condition terrestre »13. Ne réussissant pas à l’isoler en lui-même, il se sert de la femme idéalisée comme d’un moyen pour parvenir plus facilement à ses fins, la création. C’est donc par commodité que l’homme instrumentalise la femme. Ce faisant, il se trompe lui-même en fermant les yeux sur la réalité, au lieu de se tourner vers « le pur accomplissement de son devoir »14, la réalisation non médiatisée de son génie. Pourtant, pour parvenir à ses fins, l’homme exige de la femme, niée en tant qu’être particulier, de dissimuler « impérieusement » son être véritable. « L’amour est meurtre », conclut Weininger15.
13Cette vision de l’amour impossible mais nécessaire s’accorde bien à celle de La Main heureuse. Le texte repose la question formulée par Weininger : jusqu’à quel point la nature potentiellement géniale de l’homme peut se réaliser à travers l’amour pour une femme, ce qui revient à conférer à la tension entre les sexes une dimension quasiment ontologique. La primauté structurelle donnée par la fable au rapport entre l’Homme et la Femme prend sens dans un lien fondamental entre le « besoin » d’amour et la création. Ce lien se révèle doublement problématique, tout à fait en corrélation avec la vision de Weininger : l’Homme, malgré les injonctions des douze voix ne veut ni ne peut renoncer au domaine « terrestre » et aboutir à la création sans médiation amoureuse ; il n’est pas capable non plus de garder l’impossible distance qu’exige l’amour dans la conception de Weininger.
14Ainsi, il est possible de comprendre l’histoire racontée sur scène comme la dramatisation, dans un esprit weiningerien, de l’aporie de l’homme créateur. Les deux scènes-cadre donnent à cette réflexion un caractère allégorique. La présence du chœur dans les tableaux I et IV rappelle du reste certaines traditions dramatiques où des esprits supérieurs soumettent le protagoniste à une épreuve qu’il doit réussir16. Ici, point de délivrance, car c’est l’aveuglement qui rend l’Homme fautif. Ne voulant pas voir « la réalité », l’Homme ne comprend pas sa vraie nature et ne se fie pas à son essence « supraterrestre ». Au lieu de quoi, il a échoué, et échouera encore, en voulant « s’abandonner aux aspirations de ses sens ». Le premier tableau pose d’emblée la création comme une exigence irréalisable, en raison de l’impossibilité de l’Homme de renoncer à sa dualité d’être physique et d’esprit créateur.
15Le deuxième tableau reprend cette idée de la double nature, en présentant l’Homme avec des stigmates christiques (la plaie aux pieds, les traces de sang et les cicatrices sur la poitrine et le visage), référence qui ne symbolise pas seulement la vision de l’artiste comme une victime expiatoire de la société. Tel le Christ, l’Homme sera sacrifié en tant qu’être physique ; le créateur, quant à lui, ne cessera de reprendre son chemin de croix, cette voie de l’impossible conciliation de l’inconciliable. L’artiste pourtant, à la différence du Christ, reste doublement isolé : il n’appartient pas davantage au monde des purs esprits qu’il ne peut réaliser sa destinée dans le monde concret des relations sociales. Schoenberg souligne cette marginalité fatale par l’incompréhension qui sépare l’Homme aussi bien du chœur des esprits que du groupe d’ouvriers, deux ensembles définis par un système d’oppositions parallèles : si les douze voix ne se montrent pas physiquement sur scène, les ouvriers sont réduits à leur présence corporelle ; alors que le chœur se contente de prononcer un jugement, l’existence des ouvriers se résume à leurs gesticulations menaçantes ; à l’immobilité répond le mouvement physique, à l’intériorité des esprits, la pure extériorité des corps ; au Logos s’oppose le silence de ceux qui ne maîtrisent pas le langage de l’esprit. L’Homme, quant à lui, cherche en vain, par une voie médiane, l’amour idéalisé, la réalisation de son existence créatrice.
16Voie de dépassement des contradictions humaines, l’amour, si l’on en croit Weininger, est fondé sur la négation de la personne aimée, car il signifie projection de soi, et non pas, bien au contraire, connaissance d’autrui. C’est exactement l’attitude de l’Homme : sa cécité partielle – au deuxième tableau, l’Homme « ne doit jamais tourner son regard » vers la Femme qui se tient toujours derrière lui – prend sens dans une stratégie de création, conditionnée par la volonté d’ignorer la Femme en tant que personne concrète. Que l’instrumentalisation de la Femme soit un acte de négation du réel ressort des mots proférés par l’Homme, émanations stéréotypées de formes discursives depuis longtemps vouées aux gémonies : « O toi ! Ma bonne ! Comme tu es belle ! » ou encore « Ma douce, ma belle ! ». S’illusionnant de la sorte sur la nature des liens qui peuvent exister entre lui et la Femme, l’Homme fait preuve d’inconséquence et devient – trop – sensible à la présence réelle de la Femme. Dans un premier temps, il reçoit des mains de la Femme une coupe, allusion probable au philtre d’amour dans Tristan et Iseult de Wagner (ou encore au calice). Ce geste, même si la transmission se fait sans contact physique, se rapporte à la passion, et donc à la sexualité, exclusive de l’amour, selon Weininger. Par la suite, lorsque la Femme se laisse aisément séduire par un autre, l’Homme quitte pas à pas la sphère de l’idéalisation et réagit de différentes manières à l’attitude réelle de la Femme, qu’il ne voit toujours pas, par exemple en tournant, par à-coups, plusieurs fois la tête, comme s’il flairait quelque chose, sans apparemment se retourner17. L’Homme ne réussit plus à procéder à cette négation du réel, fondement de l’amour selon Weininger. Son gémissement très théâtral « O — », rappelant tant d’autres cris et geignements masculins entendus sur les scènes de l’époque à pareille occasion pour clamer la souffrance indicible de l’homme trompé, marque implacablement le seuil de la catastrophe amoureuse. Jaloux, il prétend deux fois à un droit de “possession” qui ne lui est pas dû, fait que la rareté des paroles prononcées rend d’autant plus frappant18.
17Jusqu’ici, les didascalies maintiennent encore un éloignement spatial relatif, mais le dernier pas est vite franchi. Tous les commandements weiningeriens sont maintenant bafoués : l’homme voit la Femme (la scène de la génuflexion réciproque), puis lui touche la main. La distance vitale à l’amour est définitivement abolie. L’homme passant alors de l’idéalisation indispensable à l’illusion naïve du cocu, réaffirme son amour. Et c’est paradoxalement cet instant précaire, où la chute est déjà irréversible, mais pas encore comprise, car désormais l’Homme fait véritablement preuve d’aveuglement, qui précède la création du diadème. L’agencement des scènes souligne que c’est bien l’amour qui rend l’Homme capable de créer. Il révèle également que l’inspiration se produit grâce à une sorte de transaction dont les règles ne sont pas respectées. Le rôle de la Femme devient trouble. Correspond-elle encore, dans l’imaginaire de l’Homme, à cette projection fantasmatique capable de catalyser la création ? Si tel n’est pas le cas, comment atteindre la pure création ? N’est-ce pas justement cette contradiction qui influe sur la nature ambiguë de l’œuvre, le diadème ?
18Dans cette scène, la référence à la mythologie wagnérienne est apparente : tel Siegfried, l’Homme fabrique en un tournemain cet objet-symbole que d’autres s’affairent en vain de produire19. La grotte-atelier, d’autre part, rappelle la forge dans l’Or du Rhin où triment les esclaves d’Alberich. Schoenberg définit la grotte par son syncrétisme fonctionnel, où se combinent fabrication artisanale (l’orfèvrerie) et production mécanique, ce qui incite à croire que Schoenberg voulait se référer ici au projet wagnérien d’interpréter la modernité par les moyens du mythe. Schoenberg adapte les éléments mythiques à son propos : l’épée n’a plus à être forgée, l’Homme la tient déjà dans sa main, et il s’en est servi contre ses ennemis, ce dont témoignent les taches de sang, traces emblématiques d’un courage égal à celui de Siegfried. L’Homme avance vers un autre objectif : la création artistique. Tout souligne la haute importance de cet acte créateur. Parallèlement, la valeur de l’œuvre créée est symboliquement rehaussée par sa substance, l’or, matière précieuse par excellence, ravie aux ouvriers tel un autre trésor des Niebelungen. En le désignant dans les didascalies par « diadème », Schoenberg souligne sa valeur intrinsèque et son statut mythique.
19Ainsi, une série dense de signes valorise indubitablement cet acte de création inspirée. Cependant, un réseau concurrent d’indices relativise en même temps son importance. Si, dans le contexte mythique, or et diadème paraissent des symboles univoques, il n’en va pas de même dans un environnement moderne, que signale la ressemblance de la grotte avec un atelier mécanique. Même si l’on ne tient pas compte du mépris pour la matérialité et le pouvoir conféré par l’argent que partagent de nombreux artistes au début du xxe siècle, dédain qui contribuerait à estomper l’éclat symbolique de l’or dans l’imaginaire contemporain, il est frappant de constater que l’Homme emploie le terme de bijou, et non de diadème, préféré par les didascalies. Un bijou, aux temps modernes, est forcément un produit d’artisanat, fût-il de qualité artistique20.
20À Vienne, dans les années 1900, de vifs débats ont lieu autour de la définition du domaine de l’art. Un groupe d’artistes revendique une définition des arts élargie aux arts décoratifs et se donne pour but de créer un « art pour tous », mettant en place des ateliers de production adéquats21. Schoenberg, dont les réticences vis-à-vis de l’artisanat d’art sont connues, partage assurément les positions d’Adolf Loos, ami d’une vie entière. Loos trace une ligne de partage nette entre d’un côté les objets, qui doivent être fonctionnels, et l’œuvre d’art, à laquelle il accorde un statut très élevé22. Du reste, dans La Main heureuse, l’Homme n’attache aucune valeur à l’objet qu’il vient de créer, puisqu’il le jette « en riant » aux ouvriers.
21L’acte de confection lui-même apparaît sous un jour ambigu. Un acte physique, un véritable coup de force, fait naître le bijou, ce qui ne paraît pas idéalement adapté si l’on veut symboliser la création artistique. Une fois son acte accompli, l’Homme s’écrie : « Voilà comme on crée des bijoux ! » En n’arrêtant pas l’exclamation avec le verbe fort schaffen (créer) mais en la prolongeant par un complément d’objet, au sens concret, pour ne pas dire banal du terme, Schoenberg induit l’idée de réussir ou de mener à bout, que rend en allemand le verbe faible schaffen, de conjugaison identique au présent. L’adverbe « ainsi » et le pronom « on » donnent à la phrase un caractère d’instruction technique, une sorte d’indication pratique. Ce glissement de sens potentiel est d’autant plus frappant que la phrase précédente insiste précisément sur la faisabilité technique : « On peut faire cela plus simplement », en curieux décalage avec le geste créateur. Ce propos met la simplicité du geste au centre, comme si le créateur se distinguait avant tout par un meilleur savoir-faire technique.
22Sans doute, cette ambiguïté reflète-t-elle la crise de l’artiste moderne. Les conditions d’une véritable création, dans le sens de Weininger, n’étant pas réunies, cette dernière ne peut qu’échouer, du moins partiellement. Cette interprétation s’intégre d’ailleurs fort bien à la perspective d’ensemble du texte qui met en scène une situation artistique problématique, voire catastrophique, sans issue. L’Homme ne réussit pas à suivre les voies de la création véritable, ne cesse de se perdre dans les méandres de ses contradictions et ne produit in fine qu’une œuvre de compromis, à la fois inspirée et rabaissée par la Femme. Le propre commentaire tardif de Schoenberg, rédigé à l’occasion de la mise en scène de l’opéra à Breslau/Wroclav en 1928, permet d’aller en ce sens. Schoenberg y évoque « un certain pessimisme » auquel il avait voulu donner forme et conclut par cette ellipse désabusée où le verbe « tenir » employé négativement réunit deux champs de signification différents : l’action de la main et la promesse. Une « main heureuse » est capable « d’exécuter notre volonté, d’exprimer, d’extérioriser, ce qui ne doit pas rester intériorisé ». Or, cette « main heureuse » ne réussit pas à « garder » ce qu’elle croit saisir, elle ne « tient » donc pas ses promesses23. Pourtant, le message n’est pas entièrement pessimiste : le cercle vicieux de la souffrance humaine mis en image par l’implacable retour en arrière effectué entre les tableaux I et IV, est aussi le cycle vital de la création artistique, difficile, peut-être impossible, mais néanmoins l’aiguillon existentiel de l’artiste qui, après chaque échec, tel Sisyphe, reprend son chemin.
Configurations : type, archétype, symbole
23Le livret de l’opéra n’expose pas seulement une certaine vision du monde, il est aussi une œuvre dramatique, organisant le contenu d’une manière particulière. Sa confrontation avec quelques textes de théâtre représentatifs des tendances contemporaines permettra de mieux comprendre la conception dramaturgique de Schoenberg, dans deux domaines en particulier, la configuration des personnages et le langage dramatique.
24La sexualité comme condition humaine : La Main heureuse partage cette vision avec La Ronde d’Arthur Schnitzler (1903)24. Dans les deux textes, organisés selon le principe du cycle, la sexualité enferme les personnages dans un mouvement circulaire sans issue. Pourtant, récits dramatiques et conceptions dramaturgiques se distinguent profondément.
25Schnitzler, en les mettant à nu, utilise les mécanismes de la comédie de société, type de dramaturgie fondée sur l’analyse psychologique et – en principe – critique d’attitudes jugées semblables à des comportements réellement observables et perçus comme vraisemblables par les spectateurs. Les personnages sont individualisés et se caractérisent par des traits psychologiques spécifiques ainsi que par leur appartenance sociale. L’intervention d’une instance représentant l’auteur est exclue, car elle empêcherait le spectateur d’avoir l’illusion d’assister à une sorte d’événement réel se déroulant sur scène. D’un point de vue thématique, la comédie de société donne, autour de 1900, une nette préférence aux questions d’ordre privé et intime, en particulier à l’infidélité sexuelle, du reste presque exclusivement féminine. Ces pièces sont construites le plus souvent selon une configuration triangulaire centrale, réunissant « mari », « femme » et « amant », état de fait que ne cessent de déplorer les critiques de l’époque. Schnitzler, dans La Ronde, élargit la perspective psycho-critique de la société à une interprétation de la destinée humaine sous le signe de la sexualité. Les personnages se transforment par conséquent en types, ce que souligne leur dénomination (Le Jeune Homme, La Jeune Femme, Le Mari, etc.), sans que cette typologie tranche les liens avec la description réaliste, fondée sur l’observation psychologique et sociale. À l’opposé de Schoenberg, Schnitzler procède avant tout par une analyse discursive pour mettre au jour l’hypocrisie des stratégies amoureuses, caractérisées par l’instrumentalisation de la parole au service de la réalisation du désir. De création artistique, il n’en est question que sous cet angle utilitariste, et ceux qui usent tactiquement d’un discours sur les arts ont les traits de pseudo-créateurs, ce qui paraît logique.
26La Main heureuse, dès le premier tableau, se détourne de la perspective vraisemblable par l’intervention d’un pouvoir abstrait, comparable au chœur de la tragédie grecque qui commente les actions de personnages ne ressemblant pour la plupart ni aux caractères individualisés de la comédie de société ni aux types humains tels qu’on les retrouve dans La Ronde. Incarnation de principes sexuels antagonistes, ils constituent des archétypes sexuels, aux attributs psychologiques et sociaux fragmentaires.
27Schoenberg partage cette approche avec Oskar Kokoschka. Également influencé par ses lectures de Weininger (et de Bachofen), le peintre et dramaturge interprète dans la pièce Assassin, espoir des femmes (1907), le rapport entre les sexes25. L’œuvre offre l’une des formes dramatiques les plus épurées et les plus violentes sur la confrontation entre les sexes, vue comme une lutte originelle des principes masculin et féminin ou encore diurne et nocturne, selon les catégories de Bachofen. Très proche dans sa configuration dramatique de La Main heureuse, l’action oppose deux personnages-archétypes, simplement nommés « Homme » (Mann), un guerrier d’une époque archaïque, et « Femme » (Frau)26, sorte de nouvelle Penthésilée. Un « chœur » composé « d’hommes et de femmes » les entoure. L’assassin est l’espoir des femmes en ce sens que l’Homme, sexuellement ascétique, comme le préconise Weininger, libère la voie à leur humanisation en anéantissant, dans un « acte monumental de destruction »27, à l’aube d’une nouvelle ère, la Femme, c’est-à-dire la civilisation dominée par la sexualité. Kokoschka débarrasse le sujet de toute convention superficielle et met en scène, directement, le conflit considéré comme premier, opposant les principes féminin et masculin.
28Comme Schoenberg, Kokoschka n’illustre pas seulement le texte de Weininger, mais transforme l’analyse philosophique en parabole dramatique. La pièce de Kokoschka, écrite trois ans avant La Main heureuse, pose la problématique (le poids néfaste de la sexualité) sous l’angle d’une utopie couplée à une critique radicale de la culture existante. Kokoschka part en quelque sorte des conclusions auxquelles aboutit Weininger. La violence avec laquelle les personnages-archétypes s’affrontent rend visible, théâtralement parlant, la nature absolue des oppositions catégorielles weiningeriennes. Kokoschka place la réflexion à un niveau non individuel, débarrassé de toute psychologie, et la figure par des actes emblématiques. Aussi bien Schoenberg que Kokoschka s’interrogent sur l’impossibilité de « posséder » une femme, car toute tentative de rapprochement physique aboutit à la victoire du principe féminin, fondé sur la sexualité. Alors que Schoenberg illustre cet aspect comme une souffrance individuelle, Kokoschka la met brutalement en image comme une lutte de pouvoir atavique : l’Homme de l’Assassin est blessé mortellement par la femme au moment précis où il la fait marquer au fer rouge (sic !). Il est alors enfermé dans une cage. Sa défaite déclenche le règne de la sexualité, conduisant à une sorte d’orgie collective où les corps entremêlés des hommes et des femmes roulent à terre. L’Homme renaît pourtant et vainc le principe féminin en refusant à la Femme l’acte sexuel qu’elle quémande.
29Schoenberg, plus circonspect quant à la possible victoire du principe masculin, sans doute aussi moins audacieux dans la construction dramatique et l’emploi de moyens théâtraux nouveaux, envisage la question, sous forme de constat pessimiste, à un stade en quelque sorte antérieur ou inférieur, celui du règne féminin. Ce choix entraîne des conséquences non négligeables. Pour exemplifier le rapport périlleux entre création et sexualité, Schoenberg est conduit à moduler l’antagonisme archétypal des sexes et à rompre partiellement la situation temporelle (l’époque mythique) en introduisant des éléments qui n’en font pas partie : la grotte en ce qui concerne son aspect d’atelier de mécanique moderne, la caractérisation boulevardière du Monsieur et surtout l’histoire d’adultère elle-même, très proche des canevas en usage autour de 1900. Du coup, à l’opposé de la pièce de Kokoschka, le rôle du guerrier se réduit à une manipulation peu probante d’accessoires (il brandit l’épée, il porte des têtes coupées à la ceinture).
30La Main heureuse exploite en revanche très fortement une des potentialités qu’offre, par son détachement des principes réalistes, la configuration archétypale, l’enrichissement symbolique du contenu, ce qui confère à l’œuvre un « caractère symbolique manifeste »28. Le personnage de l’Homme en particulier, comme l’a analysé en détail Peter Naumann, se voit doté d’un grand nombre de traits symboliques, associant un vaste éventail de références mythologiques, religieuses et philosophiques29. La nature évocatrice et suggestive du décor renvoie de son côté aux conceptions dramaturgiques symbolistes. À propos de la réalisation cinématographique de La Main heureuse, Schoenberg exige une réalisation accentuant « l’irréalité » du décor, utilisant à deux reprises ce terme30, alors même que la description fournie pour le tableau III semble indiquer le contraire. Or, le symbolisme se caractérise entre autres par la volonté de donner aux objets du monde réel un rôle dépassant leur simple présence matérielle. Il n’y a donc pas, dans la perspective symboliste, de contradiction entre des indications en apparence « réalistes » et la volonté de créer une atmosphère d’irréalité. Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck fournit une illustration tout à fait caractéristique en ce sens, d’autant plus intéressante, ici, que cette pièce associe, comme La Main heureuse, l’analyse du trouble masculin devant l’insaisissable sexualité féminine à des horizons philosophiques et existentiels31.
31Plusieurs liens unissent l’œuvre du compositeur à celle de Maeterlinck en particulier et au mouvement symboliste en général. Schoenberg lui-même a souligné à plusieurs reprises combien, dans les années autour de 1900, Maeterlinck fascine les compositeurs32. À la fin de sa vie, il regrettera d’avoir abandonné son projet d’opéra consacré à Pelléas et Mélisande, finalement réalisé sous forme de poème symphonique (1902)33. Dans La Main heureuse, plusieurs éléments rappellent directement l’œuvre du symboliste belge. Le paysage du tableau III avec ses grottes fait écho à la grotte et aux souterrains de Pelléas et Mélisande, intériorités mystérieuses de la nature (humaine). On peut également tracer un parallèle entre le livret de Schoenberg et l’une des grandes pièces-manifeste du symbolisme théâtral, Les Aveugles de Maeterlinck34. Cette pièce présente, tout comme les tableaux-cadre de La Main heureuse, des personnages sans attache au monde réel, répartis en deux groupes symétriques de six hommes et de six femmes. Ce chœur sans visage tente de formuler une sorte d’exégèse de l’existence humaine. Un décor presque totalement obscur – « vers le fond de la nuit », précisent les didascalies dans Les Aveugles –, donne à de savants contrastes lumineux un rôle essentiel et sert de cadre à une sorte de rumination déterminée par le rapport entre vision et aveuglement35.
32Si l’on peut analyser La Main heureuse, allégorie de l’existence créatrice soumise au pouvoir néfaste de la sexualité, comme une traduction théâtrale de certaines réflexions de Sexe et caractère grâce aux moyens de la dramaturgie symboliste, le livret de l’opéra ne se limite pas à une illustration des conceptions de Weininger. Ni le côté femme fatale du personnage féminin, ni la nature anecdotique de l’histoire d’adultère n’entrent entièrement dans cette problématique. Schoenberg n’a pas poussé jusqu’au bout la dépsychologisation des personnages et n’a pas débarrassé leur caractérisation de toute référence sociale. Le livret, à certains moments du récit, hésite en quelque sorte entre des conceptions a priori contradictoires et on assiste à un glissement subreptice de la perspective archétypale vers une logique de caractérisation individuelle et psychologique à la manière de la comédie de mœurs d’alors. Il est à noter que l’on retrouve cette inconséquence – du moins en ce qui concerne l’importance donnée à la psychologie de l’homme trompé – dans certaines œuvres du théâtre symboliste, pour ne citer que Pelléas et Mélisande. Or, ce qui paraît dépassé à l’époque où Schoenberg conçoit son livret, c’est moins le principe de la symbolisation en tant que tel, que ce qui constitue en partie son substrat historique, les fables dramatiques situées dans l’univers privé. En effet, Pelléas et Mélisande procède à une vision symbolique du monde à partir d’un questionnement intime, fondé sur une expérience individuelle (l’incertitude concernant la fidélité de Mélisande), perspective existentielle que la pièce de Maeterlinck partage avec la comédie de société. Toutefois, l’évolution de l’imaginaire dramatique conduit à réserver de plus en plus ce type de récit au théâtre comique ou de boulevard.
33À la fin du troisième tableau de La Main heureuse, la Femme, par un léger mouvement du pied, pousse une pierre suffisamment lourde et volumineuse pour ensevelir l’Homme sous son poids. Symboliquement, la douleur causée par l’infidélité congénitale de la Femme se révèle plus grave que toute autre calamité. Petite cause, grands effets : la disproportion semble criante36. La pierre d’achoppement finale qui fait trébucher l’homme n’est pas la différence fondamentale entre les sexes, mais un banal adultère par rapport auquel l’Homme, comme tous les maris cocus du théâtre de l’époque, incapables de trouver la réponse adéquate, réagit mal37. Dans La Main heureuse, des ricanements moqueurs se font entendre au moment exact où l’Homme a définitivement perdu un jeu dont il ne maîtrise pas les règles. N’a-t-il pas lui-même involontairement suscité l’attitude cruelle de la Femme par sa volonté de quémander l’amour perdu au moment du pardon, c’est-à-dire dans la logique dramatique en usage, parce qu’il a pardonné ? Ne ressemble-t-il pas aussi quelque peu au mari terne de la comédie courante, confronté à un jeune homme au pouvoir d’attraction irrésistible ? Pourquoi faire entrer sur scène ce personnage de boulevard qu’est somme toute le Monsieur dans un récit aux ambitions métaphysiques avouées ? Un artiste qui porte des traits christiques peut-il vraiment être la victime d’un beau jeune homme ? L’irruption du Monsieur n’est pas moins incongrue que l’apparition d’un personnage de Feydeau dans une pièce de Maeterlinck. La configuration triangulaire ne s’intègre pas sans hiatus à la structure d’antagonisme binaire, ou plutôt manichéenne, qu’imposerait l’illustration dramatique de la confrontation des sexes comme principes existentiels différents. Ce trait constitutif de l’œuvre témoigne d’une distinction inachevée entre ancien et moderne, marque peut-être d’autant plus visible que Schoenberg, ici, n’est pas autant maître de l’écriture littéraire qu’il ne l’est de la composition musicale.
34L’opéra en un acte, Von heute auf morgen, datant de 1930, se concentre entièrement, sous forme de divertissement musical, sur un sujet léger, une crise conjugale38. La première version de ce texte, intitulée Conversation à deux, à trois, à deux et encore une fois à deux, peut être comprise comme un texte de transition entre La Main heureuse et Von heute auf morgen39. Des correspondances très étroites, voire textuelles, entre les deux manuscrits révèlent une proximité thématique certaine et donc probablement une rédaction contemporaine, en particulier en ce qui concerne les attitudes changeantes des personnages féminins et quelques détails du décor. D’autre part, comme La Main heureuse, Conversation... emploie des dénominations non individualisées : « La Femme », « Le Premier Homme », « Le Deuxième Homme »40. Alors qu’en raison de la différence générique fondamentale tout devrait opposer les deux livrets, on constate un va-et-vient troublant entre la méta-physique des sexes et le divertissement frivole. Cette proximité thématique entre les deux opéras souligne la séparation inachevée, au moment de la rédaction de La Main heureuse, d’univers dramatiques qui, vus aujourd’hui, semblent hétérogènes.
35Leur fusion ne va pas a priori sans inconvénients, à moins de recourir à des formes parodiques ou grotesques. C’est à nouveau Kokoschka qui fournit dans ce domaine une solution très convaincante. Sphinx et Homme de paille, une curiosité, écrite en 1907 comme Assassin, espoir des femmes, aborde la question sous cet angle41. Le texte, « jeu grotesque avec les topoï de la discussion intellectuelle »42 autour des thèses de Weininger, reprend les éléments du débat, tout en les exagérant jusqu’à l’absurdité. Anima, un personnage féminin plus ou moins nymphomane, trompe son « créateur », M. Firdusi, l’homme de paille, et lui fait littéralement tourner la tête. Poussé par la même soif insatiable de savoir des maris trompés du théâtre traditionnel, Firdusi tente de regarder ce qui se trame dans son dos, sans bouger pour autant son corps. Après quelques mouvements saccadés à la manière d’une (sur) marionnette43, sa tête reste coincée dans le dos, de sorte qu’il ne peut, malgré ses efforts, suivre directement les ébats de l’« âme » qu’il prétend avoir créée44, avec l’Homme-caoutchouc, le séducteur. On assiste en quelque sorte à une préfiguration – parodique – du deuxième tableau de La Main heureuse où l’Homme regarde droit devant lui, tout en suivant malgré tout ce qui se trame dans son dos. Firdusi, autre ascétique volontaire, finit comme Weininger par se suicider... avec un pistolet à air, puis des cornes lui poussent. Cette pièce, jeu de massacre des conventions théâtrales, utilise les clichés dramatiques vides de sens pour parodier les éléments du vif débat autour des conceptions de Weininger. Schoenberg, quant à lui, n’envisage pas la question sous ce regard distancié ; le pathos, à la limite du risible, des paroles prononcées par l’Homme souligne ce fait de manière fort éloquente.
36Par rapport aux solutions dramaturgiques envisagées par Kokoschka – l’épuration archétypale ou la parodie – le texte de Schoenberg peut paraître comme un retour en arrière.
Langages dramatiques
37Parabole, comme Assassin, espoir des femmes, de la question des rapports entre les sexes, La Main heureuse s’éloigne, à l’instar de la pièce de Kokoschka, du dialogisme dominant au théâtre. Les deux pièces donnent en effet à la pantomime un rôle éminent et réduisent l’importance de la parole échangée. Il s’agit d’abord d’un problème dramaturgique : le dialogue est-il l’unique, le meilleur moyen pour rendre des oppositions ataviques ? Chez Schoenberg, la communication entre les sexes est d’autant plus réduite, qu’aux attitudes et potentialités différentes des personnages, se greffe un décalage langagier : la Femme n’est pas dotée de parole dans la pièce, illustration « parlante » que le domaine de l’esprit appartient à l’Homme seul. Toutefois, le Monsieur ne parle pas davantage. S’agit-il d’une mise en question plus générale du rôle du langage, d’autant que les paroles de l’Homme se réduisent à des exclamations la plupart du temps fort succinctes ? Pourtant, le chœur, du moins au niveau du texte écrit45, fait preuve d’une grande précision dans l’analyse de la situation. Ce n’est pas la possibilité générale de dire qui est niée, mais l’inadéquation au propos du dialogue théâtral traditionnel, fondé sur l’échange verbal fictivement réel entre personnages individualisés. Kokoschka, dans Assassin, espoir des femmes, recourt à des formes langagières nouvelles afin de faire coïncider contenu d’échange et mode langagier. Son texte est riche en métaphores surprenantes et en néologismes. Son langage elliptique fait de l’« explosionniste » Kokoschka, selon le terme de son ami Albert Ehrenstein, l’un des précurseurs du théâtre expressionniste. On est bien obligé de constater que Schoenberg est moins inventif.
38Le texte de son livret contient en premier lieu des indications scéniques, en l’occurrence des prescriptions très précises concernant lumières, gestes et mouvements. Ces didascalies opposent dans un premier temps la fixité de la position masculine à la mobilité féminine, en correspondance étroite avec le propos. Le statisme de l’Homme s’atténue graduellement, marquant son entrée progressive dans l’univers féminin, la sexualité ; l’expression mimétique croisée indique la nature pernicieuse de cette attitude. Quantitativement et surtout qualitativement, le rapport entre les sexes est figuré avant tout par les mouvements de corps et les mimiques, de sorte que la fable narrée dans les tableaux II et III peut être décrite comme une pantomime enrichie de paroles. Par l’importance donnée à la pantomime, Schoenberg participe au renouveau de l’expression théâtrale propre aux recherches dramatiques du temps, dont Maeterlinck fut un des initiateurs essentiels. En fonction de sa conception métaphysique du théâtre – l’homme dominé par des forces qu’il ignore –, Maeterlinck a été conduit à redéfinir le jeu dramatique. Sa trilogie pour marionnettes de 189446, faisant fi des conventions psychologiques, est écrite pour des acteurs jouant à la manière de marionnettes. Dans Intérieur, des personnages commentent une action observée à travers une vitre, mimée uniquement sous forme de pantomime. Ces nouvelles propositions ont exercé une influence capitale sur l’évolution du théâtre47. D’autre part, le nouvel intérêt pour la commedia dell’arte autour de 1900 confère un plus grand rôle au jeu physique, au corps de l’acteur. Derrière ces expériences se dessine un mouvement fondamental de la dramaturgie moderne : la rethéâtralisation du théâtre, en opposition à l’illusionnisme traditionnel. Comme l’atteste parmi d’autres créations la pantomime de Schnitzler, Le Voile de Pierrette (dont le sujet est d’une certaine manière comparable à La Main heureuse)48, le rapport entre pantomime et musique jouit par ailleurs d’un intérêt artistique indéniable.
39Kokoschka transforme délibérément, dans Assassin, espoir des femmes, la gestualité en une sorte de danse archaïque. Au cœur d’une nuit illuminée de torches, gestes et mimiques violents transposent des mouvements psychiques primitifs, liant strictement, par leur atavisme fondamental, corps et désirs rudimentaires. À l’opposé, le jeu des corps dessiné par les indications scéniques de Sphinx et homme de paille accentue l’aspect grotesque et cite sur un mode parodique les conventions gestuelles du drame de l’adultère, par exemple le corps immobile de Monsieur Firdusi, dont la tête, à force de vouloir voir derrière lui, reste coincée.
40Chez Schoenberg, plus proche de Maeterlinck dans l’expression gestuelle, on note une retenue corporelle nettement plus grande. D’autre part, l’aspect psychologique, absent chez Kokoschka, est fortement souligné, à tel point que certains mouvements, quand l’Homme s’agenouille une deuxième fois par exemple, font songer au langage du corps dans le théâtre prénaturaliste où existait une identité redondante entre parole, émotion et attitude émotionnelle. Quoi qu’il en soit, le livret de Schoenberg, par de nombreux aspects, perpétue les idées symbolistes. Le renoncement à une action dramatique traditionnelle, réduite à un récit fort ténu ; l’immobilisme relatif des personnages, malgré le poids donné à la pantomime, seulement interrompu par un bref emballement du mouvement au troisième tableau49 ; la nature non dialogique du langage qui perd sa fonction communicative (un seul des trois personnages parle), sont autant d’éléments qui rappellent le théâtre statique préconisé par Maeterlinck. Décor et lumière deviennent des facteurs dramatiques à part entière et ne sont plus réduits à une fonction auxiliaire.
41Dans la lettre citée plus haut, Schoenberg refuse pourtant toute velléité d’interprétation symboliste : « Le tout [...] ne doit jamais faire l’effet d’un symbole, d’un sens, d’une idée, mais doit apparaître comme un pur jeu avec les phénomènes de la couleur et de la forme »50. Cette remarque, postérieure à la rédaction du livret, relative à un projet de réalisation cinématographique de La Main heureuse, résulte probablement de la volonté de Schoenberg de prendre des distances avec le symbolisme, à un moment où ce dernier est considéré comme dépassé51. Il s’agit sans doute aussi d’une tentative de reformuler a posteriori le projet original sous l’effet d’une réflexion dramaturgique induite par Kandinsky, en particulier par sa pièce Sonorité jaune52.
42Kandinsky puise également dans le répertoire dramaturgique de Maeterlinck53, en développe certains aspects pour créer un théâtre presque abstrait, d’où a disparu toute trace d’action dramatique. Les personnages, contrairement à La Main heureuse, n’y sont plus du tout identifiables à des êtres humains. Dans une lettre à Kandinsky, Schoenberg écrit qu’il a « au fond voulu faire la même chose », à savoir renoncer à tout principe réaliste54. En 1928, Schoenberg reprend cette interprétation en analysant son intention première de « faire de la musique avec les moyens de la scène », entendant par là une tentative de nature synesthésique de traiter tous les éléments scéniques – gestes, couleurs, lumière, mimiques etc. – à la manière de sons, en créant à partir de ces données des « formes et des figures » musicales55.
43Mais ces affirmations ne sont pas corroborées par le livret, à l’exception sans doute du traitement de la lumière. Schoenberg n’est pas parvenu à donner corps à ce projet de théâtre pur. Il garde en effet une narration symbolique, des personnages archétypaux renvoyant à des conceptions philosophiques, tout en conservant quelques scories psychologiques. Dans les trois cas, l’agencement des éléments signifiants n’est pas libre. Il se conforme nécessairement à une logique inhérente, fondée sur la cohérence des données composant le récit ; sur une forme de causalité, même si elle se distingue de la motivation psychologique ; sur un déroulement chronologique du récit enfin. Ces canevas ne sont morcelabies et recomposables à l’envi qu’à condition précisément de couper tout lien signifiant, comme le fait Kandinsky. La distanciation d’avec le symbolisme pourrait donc aussi avoir pour fonction de faire coïncider, au niveau du discours et contrairement à la réalité du texte, intentions artistiques théoriques et résultats dramatiques réels.
44Témoignage des transformations en cours, le livret de Schoenberg hésite constamment entre l’ancien et le nouveau. Parabole, son livret emprunte une des voies majeures de la littérature musicale moderne, l’abstraction du contenu et la transformation des personnages individuels en types56, sans couper les ponts avec la narration anecdotique. Par les moyens dramaturgiques employés, Schoenberg se révèle à la fois novateur inspiré – en outre par l’utilisation de la lumière, question développée dans ce livre par Christian Hauer – et conventionnel, proche, à l’occasion, de la comédie de mœurs revue par une vision théâtrale symboliste déjà relativement ancienne. Dans son histoire du livret d’opéra, Albert Gier note qu’au xxe siècle, pour tenir compte du public musical, les auteurs de livrets adaptant des textes dramatiques se montrent souvent réservés quand il s’agit de reprendre les “audaces dramaturgiques” de leurs textes de départ57. Schoenberg, qui n’a jamais reculé devant l’hostilité du public quand il s’agissait d’audaces musicales, aurait-il succombé à ce syndrome en ce qui concerne le texte de La Main heureuse ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Arnold Schoenberg, « Gustav Mahler : In memoriam (1912) », dans : Arnold Schoenberg, Le Style et l’idée, Choix d’écrits réunis par Leonard Stein, Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 348.
2 Cf. p. ex. la première lettre de Schoenberg à Wassily Kandinsky (24 janvier 1911), dans : Jelena Hahl-Koch éd., Arnold Schoenberg. Wassily Kandinsky. Briefe, Bilder und Dokumente einer aufergewöhnlichen Begegnung, Salzburg, Residenz Verlag, 1980, p. 21.
3 L’action du livret, restreinte, montre, selon Jelena Hahl-Koch, la rencontre douloureuse entre 1 Homme, esprit créateur, et la sphère quotidienne de la vie, représentée par les personnages de la Femme, du Monsieur et des artisans. La lutte entre les sexes, motif strindbergien, ne constituerait en revanche qu’un aspect secondaire. Hahl-Koch, Arnold Schoenberg. Wassily Kandinsky, p. 193/194. Cf. aussi Peter Naumann, Untersuchungen zum Wort-Ton-Verhältnis in den Einaktem Arnold Schoenbergs, thèse non éditée, Köln, 1988, p. 86 et 123/124.
4 Otto Weininger, Geschlecht und Charakter, Wien, Leipzig, Braumüller, 1903. Traduction française : Sexe et caractère, Lausanne, 1975. Comme Adolf Loos, Alban Berg ou Oskar Kokoschka, Arnold Schoenberg, grand lecteur de Weininger, a sans doute découvert l’auteur par l’intermédiaire de Karl Kraus, éditeur de la revue Die Fackel, à laquelle Schoenberg proposait à l’occasion des contributions. Cf. Jacques Le Rider, Le cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme, Paris, PUF, 1982, p. 143.
5 Cf. aussi la note 48.
6 L’intervention du Monsieur, fort limitée, ne concerne en rien la personne de l’artiste qu’il regarde avec une « suprême indifférence ». Comment ce personnage isolé, ce séducteur blasé pourrait-il personnifier l’opposition de la société contre l’artiste ?
7 Cf. p. ex. Peter Naumann, qui fournit des éléments de référence concernant l’opposition fondamentale entre caractère masculin et féminin. Naumann, op. cit., p. 151-154.
8 Weininger, Sexe et caractère, op. cit., p. 156.
9 Le combat contre les Turcs pendant et après le siège de Vienne en 1683 fait encore aujourd’hui partie des mythes fondateurs de l’Autriche. « Têtes de sarrasins » transpose l’idée dans le contexte des traditions françaises.
10 Weininger, Sexe et caractère, op. cit. p. 196.
11 Id., p. 200.
12 Selon Weininger, seul l’homme est capable d’aimer. Cf. Weininger, id., p. 207.
13 Id., p. 197.
14 Id., p. 203.
15 Ibid.
16 Le Faust de Goethe en est sans doute l’exemple le plus célèbre. Bien qu’il prononce finalement la phrase fatale qui signifie en principe la victoire des forces diaboliques, Faust est “délivré” en raison de son aspiration à œuvrer pour le bien. « Celui dont la vie s’est passée dans de pénibles efforts,/Celui-là nous pouvons le délivrer ». Johann Wolfgang Goethe, Faust II, dans Théâtre complet, éd. établie par Pierre Grappin, Paris, Gallimard, 1988, p. 1513.
17 Son attitude rappelle celle de M. Firdusi, l’homme de paille, dans Sphinx und Strohmann d’Oskar Kokoschka (1907). Cf. note 41.
18 Weininger considère que la jalousie est une « violence faite à autrui, une insulte à sa liberté » qui révèle le « fondement incertain » de l’amour et son « immoralité ». Weininger, Sexe et caractère, op. cit., p. 201.
19 Schoenberg condense le geste créateur et la destruction de l’enclume en un seul mouvement.
20 Il est vrai, cependant, que le symbolisme utilise intensément la métaphore du bijou dans le domaine de la critique d’art et de la peinture.
21 Ce projet, proche du mouvement européen de l’Art Nouveauljugendstil, donne naissance aux Wiener Werkstätten qui se fixent comme objectif d’introduire l’art dans la vie en produisant des objets à la fois pratiques et esthétiques.
22 Conception rappelée par la revue de Karl Kraus Die Fackel en juin 1909, donc peu de temps avant la rédaction de La Main heureuse, dans un article important consacré à Loos. Cf. Robert Scheu, « Adolf Loos », Die Fackel no 283-84, 26. juin 1909. Loos avait publié en 1898 une série de 30 articles sur les objets de la vie quotidienne, parus dans la prestigieuse Neue Freie Presse, où il condamne le mouvement international tendant à créer un art pour tous. Loos lui oppose l’idée de la fonctionnalité, concept fondateur de la modernité.
23 Arnold Schoenberg, « Breslauer Rede über Die glückliche Hand », dans Hahl-Koch, Arnold Schoenberg. Wassily Kandinsky, op. cit. p. 135.
24 Arthur Schnitzler, Reigen, première édition publique en 1903.
25 Oskar Kokoschka, « Mörder Hoffnung der Frauen. Schauspiel (1907) », Der brennende Dornbusch, Mörder, Hoffnung der Frauen, Leipzig, Piper, 1917. Kokoschka a souvent repris ce texte qui existe en plusieurs versions. Première représentation le 4 juillet 1908 dans les jardins de la Kunstschau à Vienne, première parution dans : Der Sturm, 20, 14.7.1910, mise en musique par Hindemith en 1921.
26 L’absence de l’article renforce l’aspect archétypal.
27 Armin A. Wallas, « Erotik der Grausamkeit », Österreich und der groβe Krieg 1914-1918. Die andere Seite der Geschichte, Klaus Amann und Hubert Lengauer, Hrsg., Wien, Christian Brandstätter, 1989, p. 77.
28 Naumann, op. cit., p. 123.
29 Naumann analyse en particulier les éléments rattachant l’Homme à Prométhée, à Orphée, à Sisyphe, au Christ, ainsi qu’aux figures du martyre, du stigmatisé, du guerrier, du voyant, de l’inspiré et du solitaire. Id., p. 123-146. La pauvreté symbolique de la Femme renvoie à la caractérisation, chez Weininger, du principe féminin par le néant.
30 Lettre à Emil Hertzka, dans Hahl-Koch, Arnold Schoenberg. Wassily Kandinsky, p. 128.
31 Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, Bruxelles, 1892.
32 Cf. Naumann, op. cit., p. 60 et 75.
33 Id., p. 60. Par ailleurs, Erwartung (livret de Marie Pappenheim) et La Nuit transfigurée (d’après un poème de Richard Dehmel) recréent des univers oniriques et symbolistes tout à fait proches de Maeterlinck.
34 Maurice Maeterlinck, Les Aveugles (1891), dans Théâtre I, Bruxelles, Lacomblez, 1908.
35 Dans Les Aveugles, deux groupes de six aveugles, répartis en ensembles du même sexe, sont placés autour d’un prêtre. Maeterlinck, Les Aveugles, op. cit., p. 249.
36 La dernière scène de Pelléas et Mélisande n’est pas moins surprenante. Alors que tous les moyens scéniques disponibles soulignent symboliquement la gravité du moment – la mort de Mélisande – Golaud, son mari jaloux, ne se soucie que d’une seule chose : connaître la vérité concernant l’adultère.
37 En ce sens, il est vrai, l’attitude de l’Homme exemplifie les remarques de Weininger quant à l’illogisme de la jalousie, cf. supra.
38 Von heute auf morgen, opéra en un acte d’Arnold Schoenberg, livret de Max Blonda (pseudonyme de Gertrud Kolisch, a deuxième femme de Schoenberg). Créé à Francfort le 1er février 1930.
39 Gespräch zu zweit. zu dritt. zu zweit und dann wieder zu dritt, cf. Naumann, op. cit., p. 103. Texte non daté, écrit par Schoenberg lui-même.
40 Naumann donne une liste comparative de ces correspondances. Naumann, op. cit., p. 104-108.
41 Oskar Kokoschka, Sphinx und Strohmann (Ein Curiosum), dans : Oskar Kokoschka, « Sphinx und Strohmann (Ein Curiosum) », Dramen und Bilder, Leipzig, Kurt Wolff, 1913. Sans doute représentée en 1907 dans la Wiener Kunstgewerbeschule. La deuxième version de la pièce est mise en scène le 29 mars 1909 au cabaret viennois Fledermaus, dans le cadre d’une matinée Kokoschka sous le titre de Ich ringe um die Frau.
42 Armin A. Wallas, « Ein expressionistisches Rapidtheater als Manifestation des théâtre dadaïste », Dadautriche 1907-1970, Günther Dankl und Raoul Schrott éds., Innsbruck, Haymon, 1993, p. 56.
43 Pour reprendre le terme créé par E. G. Craig (« Über-marionette »), dont l’ouvrage De l’art du théâtre (1905) a exercé une influence déterminante sur l’évolution du théâtre. La sur-marionnette remplace l’acteur traditionnel qui incarne psycho-logiquement son rôle. Maeterlinck, déjà, appelait de ses vœux la disparition de l’acteur au profit des marionnettes.
44 Prétention qu’avait déjà ridiculisée August Strindberg dans Sosie. August Strindberg, « Doppelgänger », Mann und Weib. Betrachtungen von August Strindberg, Die Fackel, no 236, 18 November 1907, p. 13.
45 Pour le spectateur de l’opéra, les paroles sont moins aisées à saisir.
46 Comprenant Alladine et Palomides, antérieur et La Mort de Tintagiles.
47 Sur l’importance de Maeterlinck pour le théâtre moderne, cf. Hans-Peter Bayerdôrfer, « Maeterlincks Impulse für die Entwicklung der Theatertheorie », Drama und Theater der Jahrhundertwende, Dieter Kafitz, hg., Tübingen, Francke, 1991, p. 120-150.
48 Œuvre contemporaine de La Main heureuse, Der Schleier der Pierrette, Wien, Leipzig 1910, musique Ernst von Dohnányi, est créée le 21 janvier 1910 à Dresde, première à l’opéra de Vienne, le 20 septembre 1911. Cette pièce est la version pantomime du Voile de Béatrice, drame qui montre un poète se suicider lorsqu’il constate que son impression de « posséder » Beatrice était, à ses yeux, une illusion, puisqu’elle vient de lui relater un rêve où elle s’est donnée à un autre. Arthur Schnitzler, Der Schleier der Beatrice, Berlin, 1901.
49 Ce constat souligne combien Schoenberg s’éloigne ici des conceptions qu’August Strindberg développe par exemple dans Le Chemin de Damas (l’action progresse par de multiples « stations », la scène ne cesse de se transformer) et dont on a voulu parfois reconnaître, dans La Main heureuse, quelque reflet. En effet, l’Homme conserve, la majeure partie du temps, une stature immobile, hiératique selon un mot cher aux symbolistes, tandis que le troisième tableau, où le protagoniste tente de réunir par le mouvement deux domaines essentiels de son existence, si l’on veut deux « stations », forme un contraste saisissant avec le reste de l’opéra. Du reste, la réception de ce type de dramaturgie dans les pays de langue allemande est postérieure à la rédaction du livret de La Main heureuse. Cf. Friedrich Buchmayr (dans le présent livre). Notons en revanche que la « structure contrastive statique », opposée au dynamisme du drame, semble constituer une des caractéristiques essentielles qui distinguent le livret, en tant que genre, d’un texte de théâtre. Cf. Albert Gier, Das Libretto. Theorie und Ceschichte einer musikoliterarischen Gattung, Darmstadt, 1998, p. 9.
50 Hahl-Koch, Arnold Schoenberg, Wassily Kandinsky, op. cit., p. 128. La lettre date probablement de l’automne 1913. Notons toutefois que le « pur jeu » des sonorités est précisément l’une des plus belles réussites de la poésie symboliste.
51 Comme Schoenberg le constate lui-même en 1928. cf. « Die glückliche Hand », (Als Einführung zur Breslauer Aufführung (1928) konzipiert), dans Arnold Schoenberg, Stil und Gedanke. Aufsätze zur Musik, hrsg. von Ivan Vojtech, Frankfurt/Main, S. Fischer, 1976, p. 236.
52 La plus connue des pièces chromatiques de Kandinsky. Wassily Kandinsky, Franz Marc, Der Blaue Reiter hrsg München Piper, 1912, p. 115-131.
53 Cf. Helmut Zander, « Àsthetische Erfahrungen. Mysterientheater von Eduard Schuré zu Wassily Kandinsky », Mystique, mysticisme et modernité en Allemagne autour de 1900, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1998, p. 203-221, études réunies par Moritz Bassler et Hildegard Châtellier.
54 Lettre du 11 août 1912, Hahl-Koch, Arnold Schoenberg, Wassily Kandinsky, op. cit., p. 200.
55 A. Schoenberg, Die glückliche Hand. (Als Einführung.), op. cit., p. 236-238.
56 A. Gier, Libretto, 212.
57 Id.. 211.
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