La Main heureuse – musique, couleurs, texte : la difficile quête de l’Entrückung
p. 33-63
Texte intégral
1Le ressort profond de La Main heureuse, c’est l’Entrückung. Car tout ce qui fait sa singularité participe de la quête identitaire de Schoenberg, de l’élévation – Entrückung – vers le Génie : le texte, mais aussi les couleurs, et la musique. Et comme l’objectif est de déterminer le pourquoi de La Main heureuse, l’instrument privilégié d’un tel déchiffrement sera donc cette problématique de l’Entrückung. Même si La Main heureuse n’apporte aucune solution à la quête identitaire de Schoenberg, cette œuvre se présente d’abord comme l’histoire d’un échec, comme un constat de ce qui devrait être, mais n’est pas, ou du moins pas encore. En fait, La Main heureuse n’est qu’une étape, certes cruciale, et même décisive, de la quête musicale et spirituelle de Schoenberg : amorcée fin 1907 dans le dernier mouvement du Deuxième Quatuor op. 10, elle trouvera son aboutissement (mais non son accomplissement) au début des années vingt avec la mise au point de la méthode dodécaphonique et le retour au judaïsme. Et cette quête – ou processus de l’Entrückung – se nourrit de tout ce qui se présente : notamment de ce qui est composé (par Schoenberg ou par d’autres), lu (Stefan George, Séraphîta de Balzac), écrit (livrets, Traité d’harmonie), peint (ses tableaux réalisés autour de 1910) – autant de facteurs déterminants (au même titre, par exemple, que la relation avec Kandinsky).
2J’adopte donc ici ce que l’on peut appeler, au risque de paraître quelque peu présomptueux, le point de vue de Schoenberg lui-même. Le cadre (très) général d’une telle approche est celui d’une herméneutique de la création musicale1. Inspirée notamment de l’herméneutique philosophique de Paul Ricœur, mais transposée sur un plan historique, cette herméneutique a pour but de reconstituer le “se-comprendre” d’un compositeur devant les œuvres (musicales ou autres) qu’il a créées, et plus généralement devant toutes les rencontres (concrètes ou seulement intellectuelles) qu’il a pu faire à tel ou tel moment. Il s’agit ainsi de déterminer dans quelle mesure la création de telle œuvre (même s’il ne s’agit que d’un fragment ou d’une esquisse) ou telle rencontre a permis au compositeur d’apporter une réponse même partielle aux problèmes auxquels il était alors confronté – lui a permis, donc, de se comprendre mieux. C’est-à-dire de se raconter mieux, puisque le se-comprendre est, selon Ricœur, d’essence narrative : se comprendre, c’est être capable de se raconter de manière acceptable et cohérente2.
3En ce sens, l’herméneutique concerne chacun d’entre nous et à tout moment : elle est même le propre de la nature humaine. Tout être humain, dès sa naissance, pour tout simplement exister, donc se raconter, et si possible mieux qu’à l’instant d’avant, se nourrit en effet de ce qui l’entoure, et plus précisément de ce qu’il rencontre sans arrêt : personnes, œuvres d’art, lieux, événements divers (individuels ou collectifs), etc. Et tous les objets (au sens large du terme) que nous rencontrons ainsi remplissent une fonction de transitionalité3 : ils sont dits transitionnels dans la mesure où, d’une part, et de par notre nature même de permanents questionneurs, nous les abordons en attente, parfois en fonction de problèmes très précis à résoudre, et où, d’autre part, ces objets éventuellement nous répondent, donc agissent sur le plan de notre se-comprendre, que ce soit en bien, en apportant des réponses à des attentes plus ou moins clairement exprimées, ou en mal, en provoquant une remise en cause plus ou moins profonde.
4Pour le compositeur, ses propres œuvres sont évidemment dotées du même caractère transitionnel. Ou du moins peuvent l’être. Car tout dépend des œuvres, du compositeur, mais aussi de l’époque concernée4. Avec Schoenberg, c’est le cas, et même au plus haut degré. Non pas que sa musique soit autobiographique, au sens le plus plat du terme, ce qui d’ailleurs irait à l’encontre de l’idée même de transitionalité. De fait, Schoenberg ne se raconte pas à travers sa musique, mais avec – devant – elle ; il ne raconte pas son histoire à travers ce qu’il peint, écrit et compose, mais la fait, l’écrit, la façonne. C’est en ce sens que l’œuvre est transitionnelle : en apportant, dans le cours même de son élaboration, des réponses à des problèmes (plus ou moins conscients) en fonction desquels le compositeur commence, puis continue de la composer. Des réponses, mais pas nécessairement des solutions, à l’exemple de La Main heureuse. En effet, les réponses de l’Homme aux problèmes qui sont les siens (et qui sont en fait ceux de Schoenberg) n’apparaissent pas comme les bonnes réponses, c’est-à-dire des solutions – solutions toutefois suggérées au cours de l’œuvre, que ce soit dans le livret (notamment par les couleurs utilisées) ou dans la musique elle-même.
5Entre 1907 et le début des années vingt, un grand nombre de rencontres et de réalisations de Schoenberg agissent comme des objets transitionnels particulièrement puissants, et ce, en fonction d’une même problématique, traitée par réponses successives : l’Entrückung. Le point de départ, c’est une crise d’identité, terrible, fin 1907, tout ce qui permettait à Schoenberg de se raconter, et donc de se comprendre, ayant volé en éclats durant cette année. Et cette crise, Schoenberg doit, veut la résoudre. Pour cela, tout est bon. En tout premier lieu, rencontrer – et créer : peindre, écrire, composer. Pour reconstruire une identité forte et stable ; pour s’assumer pleinement comme homme et comme créateur, à ses yeux et aux yeux du monde, jusqu’au messianisme. Le processus de l’Entrückung, c’est cela : cette lente et progressive reconstruction identitaire à partir de l’effondrement de 1907. Si La Main heureuse a pu agir pour Schoenberg comme un objet transitionnel, c’est par conséquent dans le contexte d’une telle quête identitaire qu’elle l’a fait. Le pourquoi de cette œuvre se situe donc là : pourquoi ainsi, à ce moment et par Schoenberg ? – parce qu’elle est une réponse datée à un problème finalement assez précis (et plutôt banal) : une crise d’identité.
6Pour être en mesure de déterminer le pourquoi de La Main heureuse, il faut donc, avant même que d’aborder cette œuvre :
préciser en quoi consiste le processus de l’Entrückung, à partir de la première véritable réponse de Schoenberg à ce traumatisme originel qu’est la crise d’identité de 1907 : le dernier mouvement du Deuxième Quatuor op. 10, sur un texte de Stefan George, réponse d’ailleurs bien plus programme de l’Entrückung à venir et à conquérir que solution applicable immédiatement, en tout état de cause point d’impulsion du processus identitaire ;
examiner une étape essentielle de la réalisation de ce programme, étape qui a permis à Schoenberg de donner vraiment forme à l’idée d’Entrückung, de la rendre “habitable”5, et qui introduit parfaitement à la problématique profonde de La Main heureuse : les tableaux peints autour de 1910, où se met notamment en place une symbolique des couleurs (propre à Schoenberg) qui constitue l’une des clés de l’œuvre.
7C’est à partir de là, seulement, que je pourrai montrer en quoi La Main heureuse est pour Schoenberg avant tout l’histoire d’un échec et d’une impasse : échec – incarné par l’Homme – sur le plan spirituel, et c’est ailleurs que Schoenberg trouvera la solution, par sa rencontre avec la Séraphîta de Balzac ; impasse sur le plan musical, mais où un début de réponse se met en place dans le cours même de la composition de l’œuvre.
De l’Eutrückung
8Le terme Entrückung signifie élévation au sens de (se) soustraire (à) – en l’occurrence au monde terrestre. Il fait référence au texte de Stefan George mis en musique dans le dernier mouvement du Deuxième Quatuor, texte qui décrit l’ascension mystique du Poète. Schoenberg n’a pas choisi ce texte au hasard : c’est l’exemple même d’une rencontre entre un problème, la crise d’identité, et une réponse possible à ce problème : l’Entrückung vers un monde autre. Mais ce monde reste à définir et surtout à être rendu “habitable”, autant sur le plan spirituel que musical. Ce que Schoenberg mettra près de quinze ans à faire. Pour l’heure, Entrückung n’est qu’un poème qui offre un premier élément de réponse à la profonde crise d’identité de 1907.
9Les causes de cette crise sont multiples6. En premier lieu, la crise du couple Schoenberg, au bord de la rupture, et en février, à Vienne, l’échec public des dernières œuvres de Schoenberg7. Ce qui du même coup compromet plus encore l’assimilation tant désirée, que ce soit à la bourgeoisie ou au Deutschtum (l’esprit allemand dans toute sa pureté), sans compter que c’est un parti antisémite qui remporte, en mai, les premières élections au suffrage universel (masculin). Autre chose encore est perdu, ce que souligne le caractère résolument anti-tonal de l’harmonisation de la chanson populaire citée dans le 2e mouvement du Quatuor op. 10 : la tonalité8. D’où ce problème angoissant, surtout à Vienne, ce temple de la musique tonale : comment composer sans la tonalité ? Par ailleurs, les derniers mots de la chanson sont : Alles ist hin ! (Tout est foutu !)... Cette citation constitue ainsi le point d’impact de la crise d’identité de Schoenberg, d’autant qu’elle fait aussi référence à ce qui sera le véritable détonateur de cette crise : Gustav Mahler, modèle, père spirituel et seul appui de Schoenberg dans l’establishment musical viennois, annonce durant l’automne – période de composition de la citation – qu’il va quitter Vienne pour New York ; ce qu’il fait le 9 décembre.
10Peu après, le 17 décembre 1907, c’est le lied op. 14 no 1, Ich darf nicht dankend : l’irruption de George dans l’univers de Schoenberg9. Ce lied fait œuvre de salubrité : les compteurs sont remis à zéro, côté texte (expression détachée et recueillie d’un Moi éclaté) et côté musique (tonalité désactivée au profit d’un motivisme quasi intégral, concision et concentration de l’écriture musicale, sobriété de l’expression). Après l’explosion grinçante et tragi-comique du Alles ist hin !, c’est le premier acte de distanciation à l’égard du monde musical et spirituel d’avant : la reconstruction d’une identité forte peut commencer. De fait, sans doute peu de temps après, Schoenberg revient à son Deuxième Quatuor, avec Entrückung, pour composer l’essentiel de ce qui deviendra le 4e et dernier mouvement : la fameuse Introduction, atonale, et les deux thèmes : « Je sens l’air d’une autre planète », « Je me fonds dans les sons, tournants, enveloppants »10...
11Pour Schoenberg, la poésie de George a été une rencontre décisive. À tel point qu’entre décembre 1907 et l’été 1908, Schoenberg ne compose que des œuvres vocales (à l’exception de quelques esquisses), sur des textes de George11. Mais cette rencontre n’a été décisive – et ne pouvait manifestement l’être – que dans le contexte très particulier de fin 1907, puisque Schoenberg connaissait George bien avant cette date, sans que cela ait eu la moindre répercussion sur son œuvre12. Alors que fin 1907, George fait irruption de manière aussi brutale et massive qu’inattendue, car ses textes n’ont absolument rien à voir avec ceux que Schoenberg avait jusqu’alors mis en musique.
12De fait, cette rencontre lui a permis de donner forme à des aspirations sans doute déjà présentes, mais indistinctes, car informes, justement. D’ailleurs, les rencontres sont souvent bien plus des révélateurs, au sens photographique du terme, ou des accélérateurs, que des révélations brusques et inattendues qui bouleversent tout.
13Mais pour déterminer en quoi le texte Entrückung a été un révélateur pour le Schoenberg de fin 1907 ou début 1908, donc un objet transitionnel qui lui a permis de s’engager sur la voie d’un se comprendre à nouveau, il faut évidemment savoir ce qui s’est passé après 1907, pour confirmation, car ce texte aurait pu rester sans lendemain. Ce qui n’est pas le cas, puisqu’il apparaît avec le recul, comme le programme de la quête identitaire qui obsédera Schoenberg dans les quinze années à venir (cf. Encadré no 1) – autrement dit, comme une grille de lecture applicable aux Autoportraits, Regards et Visions, aussi bien qu’à une œuvre comme La Main heureuse. De même, donc, que c’est la suite des événements qui permet d’évaluer ce que ce texte a pu signifier fin 1907 pour un Schoenberg en quête d’une manière autre de se raconter.
14Véritable moteur de l’Entrückung dans ce texte, l’association du vent et du jaune remplira la même fonction dans ce qui constitue le climax de La Main heureuse : le double crescendo de vent et de lumière (3e Tableau). De fait, ce crescendo apparaît comme une tentative avortée d’Entrückung, après, justement, que l’Entrückung eût été suggérée visuellement : avant de confectionner le diadème, « l’Homme contemple sa main gauche levée, dont les bouts de doigts sont éclairés en bleu vif d’en haut », le bleu, associé au divin (qui inspire le Génie), correspondant à la couleur de l’Entrückung aboutie. Et cet échec de l’Entrückung, malgré la nature divine de l’Homme, avait été dès le départ annoncé par les chœurs (eux-mêmes d’essence divine) : « Toi qui possèdes en toi le supra-terrestre, tu aspires au terrestre ! »...
15Mais que représente ce “supraterrestre”, donc l’Entrückung ? En quoi a-t-il aidé Schoenberg à se raconter, se comprendre à nouveau ? Comment lui a-t-il permis de se reconstruire une identité ? Et surtout laquelle ? Une chose est sûre : dans cette quête du monde de l’Entrückung, la peinture a été pour Schoenberg un lieu d’expérimentation privilégié.
Encadré 1.
Entrückung de Stefan George comme programme initial de l’Entrückung de Schoenberg
1re étape
••• impulsion première de l’Entrückung
••• effacement du monde familier & disparition du « bien-aimé »
Je sens l’air d’une autre planète.
Je vois pâlir dans l’obscurité les visages
Qui à l’instant encore se tournaient amicalement vers moi.
Et les arbres et les chemins que j’aimais blêmissent
C’est à peine si je les reconnais encore et Toi lumineuse
Ombre du bien-aimé — cause de mes tourments —
Tu es maintenant éteinte dans des feux plus profonds
Pour, passé le tumulte d’un combat déchaîné
Emplir d’un pieux frisson.
—> terre &. vert
2e étape
••• accélération du processus de l’Entrückung
••• événement décisif : le Poète se “fond dans les sons” & irruption du sacré
Je me fonds dans les sons, tournants, enveloppants
D’une gratitude infinie et d’une louange sans nom
M’abandonnant sans désir au souffle puissant.
Un souffle impétueux m’étreint
Dans l’ivresse sacrée où s’élèvent les cris fervents
Des femmes implorantes prosternées dans la poussière :
Je vois alors des brumes odorantes s’élever
Dans la clarté d’un espace ouvert inondé de soleil
Qui n’épouse que les recoins les plus reculés de la montagne.
Le sol tremble blanc et laiteux
—> vent & jaune
3e étape
••• ultime phase de l’élévation mystique
••• lumière éclatante & plus de présence humaine : univers minéral
••• après s’être élevé par la sensation, le Poète est sensation
••• le Moi se dépersonnalise, mais s’affirme plus que jamais
Je passe au-dessus d’abîmes insondables
Je me sens au-dessus du dernier nuage
Nager dans une mer de splendeur cristalline
Je ne suis qu’une étincelle du feu divin
Je ne suis qu’un grondement de la voix divine.
—> divin & bleu
Celui qui voit...
16L’Entrückung, c’est le fait de se soustraire au monde terrestre et à ses vicissitudes pour accéder au monde du Génie inspiré par Dieu. Comme l’explique Schoenberg dans un texte de 1912 consacré au Génie – l’Entrückte – par excellence, Gustav Mahler, le principal attribut du Génie est de voir le Futur :
« Nous sommes condamnés à rester aveugles jusqu’à ce que des yeux nous soient donnés, des yeux qui sachent pénétrer le futur, des yeux qui voient plus loin que la matière, laquelle n’est qu’une image. C’est de notre âme que doit venir notre vision et nous devons en conséquence nous gagner une âme immortelle. Elle nous fut promise. Elle nous est déjà assurée dans le futur, aussi nous reste-t-il à l’acquérir afin que ce futur devienne un présent. Afin que nous vivions déjà complètement dans ce futur et non dans le présent qui n’est qu’une image et qui, comme toute image, ne peut nous satisfaire.
Et c’est là qu’est l’essence du génie : il œuvre au futur. [...]. Le génie éclaire la voie et nous nous efforçons de suivre. Mais nous en efforçons-nous vraiment ? Ne sommes-nous pas trop liés au présent ? Nous suivrons, car nous devons suivre, que nous le voulions ou non. Nous serons entraînés vers les hauteurs. »13
17Tout d’abord, on relève dans ce texte un écho de La Main heureuse, car Schoenberg y pose une question qui reprend ce que les chœurs reprochent à l’Homme encore incapable d’accéder à l’Entrückung : « Ne sommes-nous pas trop liés au présent ? ». Cette question est suivie d’une injonction qui semble indiquer que Schoenberg lui-même n’est pas encore arrivé au terme de son Entrückung : « Nous suivrons, car nous devons suivre, que nous le voulions ou non. » Par ailleurs, trois thèmes sont associés au Génie : la vision, le futur, l’âme. Ces thèmes se cristallisent en une proposition unique : le regard du Génie pénètre le futur, et cette vision doit venir de l’âme, ce que Schoenberg (comme Kandinsky) appelle « Nécessité intérieure ». D’essence divine, le Génie est donc un Prophète, en fait l’incarnation même de l’Entrückte : il se situe sur les « hauteurs », au sommet du « triangle spirituel »14 où, seul, il voit ce que les autres ne peuvent voir. – D’où l’importance du thème du regard associé à celui de la vision dans les tableaux réalisés par Schoenberg autour de 1910, mais aussi dans La Main heureuse, où les choristes, qui incarnent l’appel du divin, n’apparaissent que sous la forme de regards15
18Avec – devant – ses tableaux, qui sont presque tous des autoportraits, quel que soit leur titre, Schoenberg tente de se définir et en même temps de s’auto-consacrer comme Génie16. D’où la présence obsessionnelle du regard, de son regard : le regard de celui qui voit. D’où, aussi, cette symbolique des couleurs, le jaune correspondant au processus même de l’Entrückung et le bleu à son aboutissement. Du point de vue considéré ici, les deux tableaux consacrés à Mahler sont les plus explicites : comme dans le texte cité, Schoenberg se réfère au modèle même de l’Entrückte qu’est Mahler pour donner forme – et justification – à sa propre Entrückung.
19En 1910, Schoenberg peint le portrait de Mahler – en fait plutôt une Vision17. Comme émergeant d’un épais brouillard, seul le visage est visible, détaché du corps, surmonté d’une masse compacte de cheveux noirs, les orbites profondément enfoncées, le front immense, le regard fixé droit devant, impérieux : le regard du Génie-Entrückte qui voit le futur. D’ailleurs, le fond du tableau et le visage sont en jaune-brun et les yeux sont soulignés par une petite tache bleue qui, dans un contexte aussi sombre et uniforme, jaillit littéralement de la toile. Plusieurs tableaux de Schoenberg présentent des analogies frappantes avec ce portrait de Mahler, comme l’Autoportrait vert, également de 191018 : même présentation frontale d’un visage sans attache corporelle, barré de chaque côté d’une masse compacte de cheveux noirs, le regard fixe et pénétrant, venu d’ailleurs, et comme précédemment, l’œil gauche est grand ouvert, alors que le droit est mi-clos – et surtout : près de l’œil gauche, discrète, une petite tache d’un bleu pâle...
20Dans Begräbnis von Gustav Mahler19, probablement de 1911, les choses sont encore plus claires. Schoenberg représente la tombe de Mahler au pied d’un arbre dont le feuillage – à dominante jaune – est violemment agité par le vent, tandis que tout autour de la tombe s’étale une grande tache jaune, les contours de la tombe elle-même étant soulignés par quelques traînées de bleu pâle. C’est donc bien un Entrückter que l’on enterre ici, mais la relève est assurée. En effet, outre les quelques petits personnages agenouillés de part et d’autre de la tombe, se dresse face à la tombe un immense personnage vu de profil et tête baissée, qui esquisse une génuflexion, et malgré cela haut comme le tronc de l’arbre, au visage jaune, le haut de la tête bleu pâle, habillé de bleu foncé légèrement zébré de jaune : Schoenberg lui-même...
21Dans un autre tableau, Blick20, Schoenberg se représente littéralement en fin d’Entrückung. Situé dans la moitié inférieure du tableau, le haut de son visage (à partir des yeux) semble émerger du néant pour être aspiré par la moitié supérieure du tableau, divisée en deux triangles : dans le premier flotte une sorte de brume jaune violemment éclairée et l’autre, dans le coin supérieur gauche du tableau, est d’un bleu de plus en plus intense qui, à l’exception du front (rose) et des yeux (notamment jaunes), domine aussi le visage de Schoenberg : « Je vois alors des brumes odorantes s’élever/Dans la clarté d’un espace ouvert inondé de soleil »... Arraché à sa nuit terrestre, le regard de Schoenberg découvre ainsi un monde d’essence divine. Pour appeler les aveugles à l’Entrückung. Comme les choristes de La Main heureuse pour l’Homme.
22Blauer Blick est à cet égard très explicite, à commencer par son titre21. On y reconnaît, qui déborde la bordure gauche du tableau, le profil de Schoenberg, mais le visage est entier : l’élévation est terminée : « Je ne suis qu’une étincelle du feu divin/Je ne suis qu’un grondement de la voix divine. » Hormis ce profil, tout le tableau se résume à une grande brume jaune qui jaillit de la bouche de Schoenberg : la parole de l’Entrückte – du Génie – adressée à la masse des aveugles, comme les ouvriers de La Main heureuse...
23La peinture a non seulement permis à Schoenberg de se comprendre mieux mais informe aussi de la nature même de cette identité autre qui se forge progressivement : en quête d’une image claire, stable et durable de lui-même, Schoenberg s’identifie au Génie, d’où son souci de dépeindre, non pas des états passagers, comme le font les peintres expressionnistes, mais quelque essence intime, invariable22, de nature divine ; temps et espace étant abolis ou, du moins, appartenant à un autre monde. Et cette identification au Génie s’appuie sur ce qui constitue la pierre angulaire de la pensée de Schoenberg : la Nécessité intérieure, qui à la fois impulse et légitime l’Entrückung, car elle est d’essence divine et induit ainsi le thème nodal de l’artiste élu, prédestiné par une puissance supérieure à remplir une mission. Comme Mahler, dans la Neuvième Symphonie :
« Ici Mahler ne semble plus s’exprimer en son nom propre. On dirait que l’œuvre est celle d’un créateur caché qui fit de Mahler son messager, son porte-parole. Elle ne fait plus entendre d’accent personnel. Elle dispense, si l’on peut dire, un message purement objectif, une expression de beauté dépouillée de passion que seuls peuvent comprendre ceux [sous-entendu Schoenberg lui-même] qui sont capables de s’abstraire de toute attache terrestre et de se sentir à l’aise dans un monde spirituel éthéré. »23
24Mais l’Entrückung de Schoenberg n’est pas réalisée pour autant. Peindre n’aura pas suffi. Certes, les tableaux ont rempli une fonction transitionnelle profonde et vitale dans la quête identitaire de Schoenberg. Il songeait même alors à devenir peintre à part entière ; avant de changer d’avis en 1912 : « Je suis sans aucun doute un outsider, un amateur, un dilettante.24 » De fait, à quelques exceptions près, la peinture ne sera plus dès lors pour Schoenberg qu’un simple loisir : elle lui a donné tout ce qu’elle pouvait lui apporter du point de vue de sa quête identitaire, mais lui demander plus aurait rapidement abouti à une impasse, pour diverses raisons, notamment d’ordre technique.
25L’Entrückung de Schoenberg, donc, n’est pas encore réalisée, car trop de problèmes restent en suspens. D’une part sur le plan musical, où par son côté négatif la libre atonalité ne saurait pleinement satisfaire un démiurge tel que le Génie. D’autre part sur le plan spirituel, puisque le livret, écrit en 1910, et donc parfaitement contemporain des Autoportraits, Regards et Visions, en fait constate et surtout commente le caractère encore inabouti de l’Entrückung. Et ce sont précisément ces tableaux qui permettent d’expliquer en quoi La Main heureuse est l’histoire d’une tentative d’Entrückung qui échoue...
Encadré 2.
Le livret de La Main heureuse : une Entrückung inaboutie
TABLEAU 1 : exhortation à l’Entrückung.
[*Les chœurs incarnent l’appel du divin : ils sont 6 hommes et 6 femmes, et on ne leur voit clairement que les yeux, donc les “regards”. Ils poussent l’Homme à l’Entrückung” :]
« Malheureux ! Un bonheur terrestre ! Toi qui possèdes en toi le supraterrestre, tu aspires au terrestre ! »
TABLEAU 2 : échec du “terrestre”.
Au début du tableau, la couleur jaune apparaît : « [...] au ras de la terre d’un marron vif, un espace circulaire plane au-dessus de la scène, comme brillant d’un éclat jaune solaire éblouissant. Pas d’autre éclairage que celui-là, qui doit être très intense. » La présence de la couleur jaune réitère l’appel à l’Entrückung que les choristes ont adressé à l’Homme dans la scène d’ouverture. Mais l’Homme n’y prête pas attention.
Un peu plus tard, il est humilié par la Femme, sans qu’il s’en rende compte. De plus, la coupe qu’elle lui offre est éclairée par une lumière violette, elle-même étant « drapée de légers voiles d’un violet pâle ». [*Le violet est une couleur impure.]
L’Homme, à la fin de ce Tableau, après un « effort colossal », se retrouve « debout, immense, sur la pointe des pieds » : image d’une Entrückung dérisoire et caricaturale.
TABLEAU 3 : l’Homme est un Génie, mais échec de l’Entrückung.
Dans une grotte éclairée en jaune, l’Homme-Génie, par opposition aux ouvriers, confectionne en un clin d’œil un somptueux diadème1 : avant cela, il « contemple sa main gauche levée, dont les bouts de doigts sont éclairés en bleu vif d’en haut ».
[* Le Génie est l’Entrückte par excellence, d’où la présence du “bleu”.]
Le double crescendo de vent et de lumière :
« Pendant que l’ambiance s’assombrit, un vent se lève. [* Cf. le texte “Entrückung” et le tableau intitulé “Enterrement de Gustav Mahler”.] D’abord, il murmure doucement, puis souffle beaucoup plus fort (en même temps que la musique). Parallèlement à ce crescendo de vent, se produit un crescendo de lumière. Il commence avec une lumière sourde rouge (venant d’en haut) qui devient marron, puis verdâtre. Ensuite, elle se change en un gris-bleu, suivi d’un violet. Cela évolue, tour à tour, en un rouge sombre intense qui devient de plus en plus brillant et plus éclatant jusqu’à ce que, après avoir atteint le rouge-sang, il soit de plus en plus mêlé à de l’orange, puis du jaune vif ; enfin, reste une brillante lumière jaune qui, de tous côtés, inonde la seconde grotte. [* Le jaune est la couleur de l’Entrückung en train de se faire.]
« Cette grotte était déjà visible au commencement du crescendo de lumière et a subi la même gamme de changements de couleurs (bien qu’avec une intensité moins grande que le reste de la scène). À présent elle ruisselle, elle aussi, de lumière jaune.
« Pendant ce crescendo de lumière et de tempête, l’Homme se comporte comme si les deux phénomènes émanaient de lui. [*Ce qui confirme la nature supraterrestre de l’Homme.] Il regarde d’abord sa main (lumière rouge) ; elle retombe, complètement épuisée ; lentement, ses yeux s’enflamment (lumière verdâtre). Son excitation croît ; ses membres se crispent convulsivement ; en tremblant, il étire les deux bras (lumière rouge-sang) ; ses yeux sont exorbités et il ouvre la bouche dans un rictus d’horreur. Quand la lumière jaune apparaît, sa tête semble près d’éclater. Il ne se retourne pas vers la grotte, mais regarde droit devant lui. [*Donc échec de l’“Entrückung” : d’ailleurs, cette tentative a été vécue par l’Homme de manière douloureuse et insupportable : il n’est pas prêt à assumer le divin qui est en lui.] Quand la lumière est tout à fait brillante, la tempête cesse et la lumière jaune se transforme rapidement en un doux bleuté (agréable).
« Pendant un instant, la grotte reste vide, baignée de cette lumière. »
[*Le bleu est la couleur de l’“Entrückung” réalisée, mais l’Homme est absent.]
TABLEAU 4 : condamnation.
Retour des chœurs. Les visages sont éclairés « par une lumière gris-bleu ».
« Devais-tu donc recommencer ce que tu as si souvent fait ? Ne peux-tu renoncer ? Ne peux-tu enfin te résigner ? N’y a-t-il plus de paix en toi ? Toujours pas ! [...]
« Et tu cherches pourtant ! Et tu te tourmentes, et tu es sans trêve. Malheureux ! »
Génie, mais...
26L’Homme de La Main heureuse n’est qu’un autoportrait de Schoenberg parmi d’autres : l’autoportrait d’un Génie en quête d’Entrückung. Mais cet autoportrait est plus explicite que les tableaux, car il décrit très précisément l’échec de l’Entrückung, tout en suggérant ce qui manque pour réussir enfin. L’Encadré no 2 propose une lecture du livret de La Main heureuse en fonction de cette double problématique : (1) l’Homme-Schoenberg est un Génie, donc prédisposé à l’Entrückung, (2) mais celle-ci échoue. Et tous les événements marquants du livret prennent sens à la lumière de cette double problématique. Certes, comme histoire d’un échec, il remplit, comme on le verra, une fonction transitionnelle moins décisive que celle, par exemple, des tableaux peints à la même époque, mais elle n’est pas négligeable pour autant, car l’écriture de ce livret aura permis à Schoenberg de faire le point sur son Entrückung, de formuler verbalement – à un moment crucial – un certain nombre de choses.
27Par ailleurs, l’auteur de La Main heureuse est nécessairement un Génie. En effet, ce « drame avec musique » répond à l’idée wagnérienne de « l’œuvre d’art total de l’avenir »25, de même que Der gelbe Klang (1909), une “composition scénique” de Kandinsky26, première réalisation de « l’Art Monumental », qui représente l’aboutissement de « l’union des forces de tous les arts » – « vision radieuse du théâtre de l’avenir ». Et travailler à l’édification de l’Art Monumental, c’est contribuer « à élever cette pyramide spirituelle qui atteindra le ciel » : image de l’Entrückung, version Kandinsky. Mais surtout, l’artiste qui s’engage sur les « chemins de ce nouveau royaume » qu’est l’Art Monumental ne devra se confier qu’« au même guide infaillible » : le « Principe de la Nécessité intérieure »27. De fait, Schoenberg partage avec Kandinsky la certitude que le véritable artiste – le Génie – doit se soumettre à ce principe. Car le Génie est un Élu – un Entrückte – prédestiné à suivre un chemin tracé d’avance : c’est en se soumettant à la Nécessité intérieure qu’il lui sera possible de mener à bien la mission divine dont il est chargé, l’un des buts de cette mission étant justement d’aboutir à l’œuvre d’art total. Comme La Main heureuse.
28Mais ce Génie qu’est l’Homme-Schoenberg n’a pas encore pu accéder à l’Entrückung. Car il lui manque un certain nombre d’éléments pour s’affirmer pleinement. En particulier Dieu et la prière. En fait, il est dans la même situation que Minna et Wilfrid, les deux protagonistes terrestres de Séraphîta, la nouvelle philosophique de Balzac (inspirée par Swedenborg)28 : ils échouent d’abord à leur Entrückung, parce qu’ils n’étaient pas encore prêts (« Je souhaitais un compagnon pour aller dans le royaume de lumière, j’ai voulu te montrer ce morceau de boue, et je t’y vois encore attachée », dit Séraphîtüs à Minna29) ; puis la réussissent lorsque « leurs yeux se voilèrent aux choses de la terre, et s’ouvrirent aux clartés du ciel »30 ; avant de revenir sur terre pour remplir leur mission, Wilfrid s’adressant alors à ses contemporains – en Génie accompli qu’il est désormais – en les accusant d’avoir laissé tarir en eux la source divine.
29On comprend pourquoi Schoenberg était fasciné par cette nouvelle de Balzac. Il l’a été surtout à partir de l’été 191231, donc après avoir décidé d’abandonner la peinture, ce qui n’est sans doute pas un hasard : un objet transitionnel en remplace un autre qui a fait son temps. De fait, Séraphîta est pour Schoenberg un prolongement décisif d’Entrückung en ce sens que le programme d’Entrückung a définitivement trouvé son contenu. Au point que L’Échelle de Jacob, pôle musical et spirituel des années dix, et articulation nodale du processus de l’Entrückung, sera largement inspirée de Séraphîta32.
30Afin de comprendre comment l’échec – spirituel – de La Main heureuse a finalement été surmonté et résolu, il faut donc préciser comment Séraphîta s’est présentée à Schoenberg comme un prolongement d’Entrückung, pour apporter du même coup une solution définitive à l’incapacité de l’Homme-Schoenberg d’accéder à l’Entrückung.
Séraphîta
31Schoenberg n’a pu lire Séraphîta qu’à la lumière d’Entrückung. Car il y est question de la même chose : d’une élévation qui mène à la vision du divin. Dans les deux cas, c’est la mort-transfiguration d’un autre personnage qui introduit à cette vision : le « bien-aimé » dans le poème de George ; Séraphîta-Séraphîtüs dans la nouvelle de Balzac33. Enfin, comme chez George, l’élévation dans Séraphîta comprend trois étapes :
– l’effacement du monde familier et la disparition de l’aimé (e), également dans un « pieux frisson » : « [il] prit possession de l’infini, [et] les sept mondes divins s’émurent à sa voix et lui répondirent » ;
– no l’élévation elle-même, qui ouvre les portes du divin :
« [Et] la vraie lumière parut, [...]. [Et] depuis le plus grand jusqu’au plus petit des mondes, et depuis le plus petit des mondes jusqu’à la plus petite portion des êtres qui le composaient, tout était individuel, et néanmoins tout était un.
[Tout était homogène :] La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfantait la lumière, les couleurs étaient lumière et mélodie, le mouvement était un nombre doué de la parole ; enfin tout y était à la fois sonore, diaphane, mobile ; en sorte que chaque chose se pénétrant l’une par l’autre, l’étendue était sans obstacle et pouvait être parcourue par les anges dans la profondeur de l’infini. »
32– enfin, l’extase finale : « [...] arrivés par une exaltation inouïe de leurs facultés à un point sans nom dans le langage, ils purent jeter pendant un moment les yeux sur le monde divin. »34
33Mais cette élévation n’est pas l’Entrückung : plus que l’aboutissement d’une vie passée, elle est le fondement d’une vie à venir qui elle seule peut mener à l’Entrückung véritable. Ainsi, dans Der Siebente Ring (Le Septième Anneau), le poème Entrückung n’est pas une fin en soi : il mène en particulier au poème Litanei, où le Pèlerin, désespéré (« Profond est le deuil qui m’assombrit ») et à bout de forces (« Long fut le voyage · épuisé est le corps »), en appelle ardemment à Dieu : « Prends-moi l’amour · donne-moi ta paix ! ». Dans le poème suivant, Ellora, le Pèlerin arrive sur le seuil de l’un des temples bouddhiques de la ville d’Ellora, où l’on exige de lui qu’il abandonne tout ce qui le rattache aux plaisirs et aux illusions terrestres, pour ne se consacrer qu’à faire épanouir en lui l’essence divine : c’est dans Ellora que le Pèlerin commence l’initiation à l’état nouveau dont il eut la révélation dans Entrückung.
34Il en est de même dans Séraphîta. Après leur élévation, Minna et Wilfrid reviennent sur terre, afin de suivre « le chemin pour aller au ciel »35. Pour cela, il faut d’abord « se dépouiller des sentiments et des choses auxquels tiennent les hommes » ; « vie où l’on souffre, et dont les tortures donnent soif de l’amour »36. L’ultime étape terrestre, c’est la prière :
« Dieu se révèle toujours à l’homme solitaire et recueilli. Ainsi s’opérera la séparation nécessaire entre la matière qui vous a si longtemps environnés de ses ténèbres, et l’esprit qui naît en vous et vous illumine, car il fera alors clair en votre âme. Votre cœur brisé reçoit alors la lumière, elle l’inonde. Vous ne sentez plus alors des convictions en vous, mais d’éclatantes certitudes. »37
35La prière « relie l’âme à Dieu », mais
« [...] Cette complète communication ne s’obtient que par le repos absolu, par l’apaisement de toutes les tempêtes.
[La prière] ressuscite partout la vertu, purifie et sanctifie tous les actes, peuple la solitude, donne un avant-goût des délices éternelles.
[Enfin,] de là vient la solitude où vivent les esprits angéliques et leur dédain de ce qui fait les joies humaines. [...] ; pour eux plus de mystère, il n’est plus que des vérités. »38
36Mais en s’engageant dans cette voie, la terre
« ne vous comprend plus, [et] vous ne vous entendez plus, elle et vous. Les hommes qui arrivent à la connaissance de ces choses et qui disent quelques mots de la parole vraie, ceux-là ne trouvent nulle part à reposer leur tête, ceux-là sont poursuivis comme bêtes fauves, et périssent souvent sur les échafauds à la grande joie des peuples assemblés, tandis que les anges leur ouvrent les portes du ciel. »39
37Cette voie est aussi celle des génies maltraités par la foule des aveugles mais qui, en tant que porte-parole de la “parole vraie”, se persuadent que ce qu’ils font, ils doivent le faire...
*
38Si chez George, Litanei suit Entrückung, dans le Deuxième Quatuor c’est l’inverse, et cette interversion même indique en quoi Schoenberg a trouvé dans Séraphîta un prolongement décisif de sa lecture quelque peu restrictive d’Entrückung – lecture dont on trouve l’écho dans La Main heureuse, et qui explique l’échec de l’Homme. En effet, en inversant l’ordre des deux poèmes, Schoenberg en modifie le sens originel. Alors qu’Entrückung n’est, chez George, qu’une étape du pèlerinage menant à Ellora, il devient chez Schoenberg l’aboutissement de la prière formulée dans Litanei. Du même coup, Litanei n’est plus le poème où le Pèlerin aspirait à entrer dans le temple d’Ellora après la révélation d’Entrückung, mais le poème de l’échec, de la douleur, de la renonciation au monde ; à quoi répond Entrückung qui, justement, fait apparaître un monde autre, pur, aérien, resplendissant. De fait, Schoenberg a interprété ces deux textes en fonction de sa crise d’identité : Litanei l’exprime, Entrückung la résout.
39Ou du moins donne l’illusion de la résoudre. Car cela ne mène pas bien loin. Mais il s’agit avant tout de fuir hors de ce monde : Schoenberg a d’abord pris (l’)Entrückung au premier degré. Avant de lui donner un certain contenu identitaire. En particulier avec ses tableaux. Sans réussir complètement, d’où l’échec de l’Homme, dans La Main heureuse. Mais cet échec peut aussi être attribué aux choristes : malgré leur caractère divin, ils ne sont à vrai dire guère persuasifs et ne dégagent aucune aura particulière ; bref : ils ne donnent guère envie d’aller les rejoindre. Et la puissance suggestive de l’exemple n’est pas à démontrer : de Maximin pour George, de Séraphîta pour Minna et Wilfrid, ou du Christ pour les Chrétiens, ou encore, probablement, de Mahler pour Schoenberg... Même le terme de « supraterrestre » ne suggère rien de particulièrement fort et attirant.
40En fait, dans La Main heureuse, il manque quelque chose : ce que justement Minna et Wilfrid ont en plus entre le moment où ils n’ont pas été capables de suivre Séraphîta et celui où ils en ont enfin été capables – la foi, Dieu, la prière. Ce dont il n’est jamais question dans La Main heureuse. D’où le malaise que ce livret peut provoquer : trop rempli de symboles, il est pensé plus que vraiment ressenti et irrigué par un sentiment profond, contrairement aux livrets de L’Échelle de Jacob et de Moïse et Aaron, où les symboles sont présents, certes, mais de manière moins primaire, car imprégnés de foi.
*
41C’est devant la Séraphîta de Balzac que Schoenberg a par conséquent trouvé ce qui lui manquait au moment d’écrire le livret de La Main heureuse, que cela lui a été révélé (au sens photographique du terme), qu’il a donc réussi à le formuler, à se l’approprier pleinement. En même temps qu’il a trouvé ce à quoi il aspirait peut-être le plus : comment concilier – et surtout renforcer mutuellement – art et foi ; ce qui manquait tant à La Main heureuse...
42Voici ce que Schoenberg écrit à Kandinsky, le 19 août 1912 :
« Connaissez-vous ce texte ? Ce qu’il y a de plus merveilleux peut-être. Je veux en faire une œuvre scénique. Pas vraiment théâtrale. [...]. Mais plutôt : un oratorio à voir et à entendre. Philosophie, religion perçues à travers l’art. »40
43C’est en ce sens que Séraphîta, en plus d’être le prolongement d’Entrückung, apporte surtout une réponse à l’incapacité de l’Homme-Schoenberg d’accéder à l’Entrückung véritable – une Entrückung qui, finalement, ne s’accomplit pas dans l’élévation première, mais dans ce qui suit : la prière. De fait, preuve du caractère décisif de la rencontre avec Séraphîta, Schoenberg ne cesse dans les années dix d’être préoccupé par la prière. Ainsi, après avoir abandonné le projet d’adapter le récit de Balzac, il écrit le 13 décembre 1912 à Richard Dehmel pour lui passer commande d’un texte d’oratorio sur le sujet suivant : « La prière de l’homme d’aujourd’hui »41. Le projet n’aboutit pas. Mais en 1914, Schoenberg revient à son projet d’oratorio qu’il intitule désormais Symphonie pour soli, chœurs et orchestre : il en écrit le plan et une partie du livret, construit sur des textes de Dehmel, de Tagore, de la Bible et de lui-même, compose quelques bribes de musique, pour en fin de compte tout abandonner.
44Puis c’est L’Échelle de Jacob, où le « chemin qui mène au ciel » prend la forme d’une échelle. Schoenberg en écrit le livret et la plus grande partie de la musique entre 1915 et 1917 mais, comme Moïse et Aaron, l’œuvre restera inachevée, malgré quelques tentatives ultérieures, et dans les deux cas au grand désespoir de Schoenberg, puisqu’il les considérait comme ses deux œuvres les plus importantes. L’Échelle de Jacob adopte le même schéma d’élévation que celui de Séraphîta : dans la première partie, les âmes se purifient par l’ascèse afin de gravir l’échelle de Jacob vers Dieu ; dans la seconde partie, elles sont renvoyées sur terre pour se consacrer à la prière : comme le dit l’archange Gabriel, celui qui prie ne fait plus qu’un avec Dieu et s’unit à Lui comme la racine des arbres s’unit à la terre42.
45Mais Schoenberg, qui apparaît sous les traits de l’Élu, n’est pas encore arrivé au sommet de l’échelle, même s’il n’en est plus très éloigné. Il faudra attendre la toute fin de sa vie pour le voir s’adresser directement à Dieu :
« O, Toi mon Dieu : tous les peuples Te vénèrent et T’assurent de leur soumission. Mais qu’est-ce que cela peut signifier pour Toi, si j’en fais de même ou non ? Qui suis-je pour pouvoir croire que ma prière soit une nécessité ? Lorsque je dis Dieu, je sais que je parle de l’Unique, de l’Éternel, du Tout-Puissant, de l’Omniscient et de l’Irreprésentable, dont je ne puis ni ne dois me faire une image. Duquel je ne puis ni ne dois exiger quoi que ce soit, qui pourra ou non exaucer ma prière la plus fervente.
Et pourtant je prie, comme prie tout ce qui vit ; et pourtant je demande grâces et miracles : accomplissements [“Erfüllungen”]. Pourtant je prie, car je ne veux pas perdre le sentiment béatifiant de l’unité, de l’union avec Toi. O Toi mon Dieu, Ta grâce nous a laissé la prière, comme un lien, un lien sublime avec Toi. Comme une félicité qui nous donne plus que tout autre exaucement [“Erfüllung”]. »
46Écrit le 23 septembre 1950, écho manifeste des enseignements de Séraphîta, ce texte est celui du Psaume Moderne no 1 (op. 50c), la dernière œuvre de Schoenberg, commencée le 2 octobre mais restée inachevée, les derniers mots mis en musique étant, tout un symbole, « Pourtant je prie »...43 – Suivi de quinze autres psaumes, dont le dernier, commencé le 3 juillet 1951, est interrompu par la mort, surgie le 13 juillet, ce texte constitue le testament spirituel de Schoenberg. Faire un avec Dieu, l’Irreprésentable, par la prière : même si c’est la première fois que Schoenberg exprime cette idée en son nom propre, signe de l’accomplissement spirituel auquel il est parvenu à la fin de sa vie, elle porte toujours le sceau de la rencontre avec Séraphîta, pourtant survenue quarante ans plus tôt. – C’est bien la prière qui, en reliant l’âme à Dieu, permet d’accéder à l’Entrückung.
Celui qui agit...
47Pour accéder au premier temps de l’Entrückung, il manquait à l’Homme-Génie de La Main heureuse l’essentiel : Dieu – sans lequel l’appel au supraterrestre n’est finalement qu’une mystification. Mais au compositeur-Génie, il manquait aussi quelque chose, et il s’en est manifestement rendu compte pendant la composition de La Main heureuse, au point que la conception même qu’il se faisait du compositeur-Génie s’en trouve bouleversée – sinon un coup de théâtre, en tout cas un tournant décisif...
48Entre 1909 et 1912, Schoenberg ne cesse de répéter que le « véritable créateur » – donc le Génie – est celui qui se laisse guider par l’inconscient, et plus précisément la Nécessité Intérieure :
« Qu’on se souvienne de la façon dont travaille un créateur. La poussée intérieure sourd en lui, ses œuvres se conçoivent et viennent au jour sans qu’il se sente en quoi que ce soit aidé par le monde extérieur ; il est l’esclave d’une force supérieure, sous la domination de laquelle il œuvre sans relâche. "C’est comme si quelqu’un me l’avait dictée”, disait une fois Mahler pour expliquer comment il avait écrit en deux mois seulement, à demi inconscient, sa Huitième Symphonie. »44
49De cette conception du Génie, il faut distinguer deux aspects :
l’un, légitimant, qu’incarne l’Homme de La Main heureuse, et qui s’enrichira encore par la suite, sans jamais être remis en question ;
l’autre, en revanche, qui touche au statut créateur du compositeur-Génie, pose problème : le Génie est un démiurge, il ne saurait donc trouver dans la simple négation de la tonalité – l’atonalité – sa pleine et parfaite expression.
50Tout d’abord, être Génie présente beaucoup d’avantages, surtout lorsqu’il y a crise d’identité. En effet, étant guidé par une « force supérieure », en fait Dieu, le Génie n’a pas à se poser de questions : ce qu’il fait, il doit le faire, et rien ni personne – à commencer par lui-même – ne peut le remettre en cause ; il ne peut faire autrement que de suivre une voie tracée à l’avance. Ce patronage divin permet ainsi d’être armé contre toute agression extérieure, et de créer, agir, parler toujours avec autorité. De fait, le Génie est un Élu, ce que l’Homme de La Main heureuse est déjà, mais dans un contexte non divin, contrairement à l’Élu qui gravit l’échelle de Jacob et qui n’est autre que Schoenberg lui-même. Vers et après 1930, Schoenberg s’identifiera d’ailleurs à la figure de Moïse : comme lui, il redescend de la montagne où Dieu l’a appelé (première phase de l’Entrückung), pour retourner aux hommes et, désormais investi d’une mission divine, prêt à agir sur le monde (deuxième phase de l’Entrückung)45. En se consacrant comme Génie, Schoenberg peut donc légitimer ce qu’il fait, vis-à-vis des autres mais aussi de soi-même : cette entreprise de légitimation – plus encore que de justification – se présente évidemment comme un moment important de la reconstruction identitaire qui stimule la quête de Schoenberg depuis 1907.
51Si sur le plan de la quête spirituelle un tournant s’opère, il ne peut en être autrement sur le plan de la quête musicale. Comme en 1907, lors de la rencontre avec George. En effet, « l’air d’une autre planète » était associé à l’élévation mystique décrite par le poème autant qu’à la musique atonale elle-même, que Schoenberg définira comme une musique dans laquelle toute force d’attraction est suspendue, à l’harmonie « planante », « infinie », « sans passeport »46. Par ailleurs, le motif qui introduit le mouvement final du Deuxième Quatuor, véritable acte de naissance de la musique atonale (et du processus de l’Entrückung en général), a été décrit par Schoenberg comme suggérant, justement, la perte de l’attraction terrestre et l’élévation dans une atmosphère éthérée, loin des vicissitudes de la vie sur terre47.
52Toutefois, l’atonalité n’est pas née du texte Entrückung : l’harmonisation anti-tonale de la mélodie populaire annonçait la mort du système tonal, et la suspension des fonctions tonales appelait une expérience telle que l’Entrückung, autant que celle-ci appelait celle-là. De fait, ce texte n’a permis à Schoenberg de se comprendre mieux qu’à partir du moment où il a été appelé par la musique. D’où l’intérêt du terme de rencontre. Enfin, que voit le Génie tel qu’il se représente dans les tableaux réalisés autour de 1910 ? Ce même univers où tout ce qui est matériel se dissout, où les visages et les regards flottent en état d’apesanteur dans un monde éthéré...
53Mais au début des années dix, la figure du Génie prend une autre dimension : le Génie n’est plus seulement celui qui voit, mais aussi celui qui agit. Il a une mission à remplir, comme édifier ce qui sera la musique du futur... Si dans un premier temps Entrückung était associée pour Schoenberg à une fuite hors du monde terrestre et à la contemplation d’une autre planète, il n’en est plus de même un peu plus tard : alors, le Génie ne plane plus, il planifie. C’est d’ailleurs en 1909 que Schoenberg commence d’écrire quelques articles, et surtout son Traité d’harmonie.
54Mais sur le plan musical, Schoenberg n’en est pas encore là : c’est le temps de l’atonalité dite libre. Le Génie ne construit pas, il transcrit :
« Ma seule intention est :
n’avoir aucune intention !
Ni formelle, ni architectonique, ni artistique dans quelque sens que ce soit (saisir l’atmosphère d’un poème, par exemple), ni esthétique – absolument aucune ; ou tout au plus celle-ci :
ne rien mettre en travers du flux de mes sensations inconscientes. Ne rien y laisser s’infiltrer qui serait l’effet de l’intelligence ou de la conscience. »48
55De plus, le Génie évolue dans un monde immatériel, sans attache, non défini, ou du moins défini par défaut : le monde de la tonalité suspendue, le monde a-tonal. C’est dans cet état d’esprit que Schoenberg a notamment composé Erwartung op. 17, en 1909, et commence de composer La Main heureuse, en 1910.
56Puis, dans plusieurs passages composés après Pierrot lunaire, donc en 1912 et 1913, il se passe autre chose49 : un changement de perspective, et même une rupture puisque le Génie-compositeur se remet à composer. De fait, comme cela se vérifiera par la suite, le Génie ne peut se satisfaire d’un monde simplement suspendu : il s’agit d’en construire un autre, où la totalité de l’espace musical serait placée sous contrôle grâce à une organisation aussi puissante qu’irrécusable...
57« Ce n’est pas un hasard si, contrairement à la première phase de l’atonalité, Schoenberg a composé presque exclusivement des œuvres instrumentales dans les premières années du dodécaphonisme, c’est-à-dire jusqu’en 1930 ; il faut y voir plutôt le signe et l’expression d’une pensée musicale qui avait cru reconnaître dans la technique de douze sons la possibilité de rétablir les idées structurelles et les principes formels propres à la “musique pure, absolue”, quintessence de la “véritable” musique. »50
58– Le Génie est bel et bien un démiurge.
Composer
59Dans les passages de La Main heureuse composés après le Pierrot lunaire, Schoenberg réintroduit le travail thématique, les répétitions ou encore les passages en imitation, de même qu’il manifeste un souci évident de cohésion formelle51. Il rompt ainsi avec la composition instinctive en vigueur de 1909 à 1911 (de la dernière des Trois Pièces pour piano op. 11 au lied Herzgewächse op. 20, en passant notamment par les passages de La Main heureuse composés en 1910 et 1911), mais aussi avec ce mystérieux – et miraculeux – « sens de la forme », expression souvent utilisée dans le Traité d’harmonie :
« Mon seul facteur de discernement en composition est le sentiment immanent à une forme. C’est lui qui me dit ce que je dois écrire, tout le reste est exclu. Chaque accord que je pose correspond à une violente nécessité, nécessité de mon besoin d’expression, mais aussi peut-être nécessité d’une inexorable mais inconsciente logique dans la construction harmonique. »52
60Pour illustrer le changement d’esthétique musicale qui s’opère pendant la composition même de La Main heureuse, je prendrai deux exemples : l’un concerne la microforme, l’autre la macroforme.
61Coïncidence troublante : c’est en 1911 – donc avant – que Schoenberg aurait composé le passage qui relate la fabrication géniale du diadème (m. 89-124), pour ne composer la suite, qui décrit l’échec de l’Homme (m. 125-199), que l’année suivante53 – donc après – : comme si Schoenberg avait stoppé la composition du 3e Tableau pour ne pas ajouter à l’échec spirituel de l’Homme (en fait le sien) l’aveu de l’impasse musicale dans laquelle il lui semblait se trouver alors, incapable qu’il était encore « de donner un appui théorique aux libertés [qu’il avait] accordées à [son] style »54. Comme s’il avait voulu signifier, en reprenant la composition à l’endroit même où il l’avait abandonnée (et sans tenir compte des toutes premières esquisses qu’il avait faites pour ce passage), que ce qui faisait encore obstacle à l’Entrückung l’année précédente était en passe d’être résolu, quoi qu’en dise le livret. Car l’endroit en question, mesure 125, est hautement stratégique : c’est le début du double crescendo de vent et de lumière qui mène au climax de La Main heureuse : l’Entrückung avortée de l’Homme...
62Effectivement, cette scène du crescendo (m. 125-153) est construite à partir de quelques brefs éléments motiviques, à la manière de certains mouvements du Pierrot lunaire, comme Nacht et Der Mondfleck (structure motivique aisément perceptible, utilisation du contrepoint imitatif)55. Mais la suite et la fin du 3e Tableau (m. 154-199) n’est pas moins intéressante. La Femme réapparaît et rejette définitivement l’Homme : l’échec terrestre s’ajoute ainsi à l’échec de l’Entrückung. Mais c’est surtout le passage de l’œuvre, à partir de la mesure 166, auquel Schoenberg a consacré le plus grand nombre d’esquisses56.
63Le point de départ, c’est un thème énoncé par les cors, mesures 166 à 174, et qui est par la suite éclaté dans toute la trame orchestrale57. Si le traitement de ce thème est plus traditionnel que le travail motivique associé à la scène du crescendo, il est remarquable en ce sens qu’il remplit aussi une fonction formelle. En effet, les mesures 166 à 194 se divisent en quatre sections, à quoi s’ajoute une section de transition, mesures 195 à 199 (section qui mène au retour de l’accord ostinato et de la musique de fanfare, m. 200-202, et au début du 4e et ultime Tableau), et chacune de ces sections est introduite – de manière marquante – par une version du thème.
64Ce thème est en lui-même déjà remarquable, puisqu’il comporte une répétition interne : avant le geste conclusif (m. 173-174), il reprend, dans l’ordre, les onze hauteurs du début (cf. m. 166-168 et 172-173)58. Il ne sera pas repris intégralement, ni de manière littérale, sauf aux mesures 190 à 192, où les violons reprennent les 5e et 6e mesures du thème.
65Voici un repérage rapide, section par section, des diverses occurrences du thème :
section 1, mesures 166 à 174 : l’énoncé du thème, aux cors (en Hauptstimme) ;
section 2, mesures 174 à 179 : le motif x aux violons I et II (en Hauptstimme, m. 174-175), le motif x étant issu (en partie par renversement) de la cellule constituée des six premières notes du thème59 ; la transposition des deux premières mesures du thème aux violoncelles et contrebasses (m. 174-176) et, à partir de là, la dissémination d’une cellule (2de majeure/3ce mineure ascendantes) qui apparaît précisément comme une synthèse de ces deux mesures (m. 176-179) ; le renversement de la première mesure du thème (ou l’équivalent des trois premières notes de x), aux vents (mes. 174-175) ;
section 3. mesures 180 à 186 : le motif x aux bassons, violoncelles et contrebasses (en Hauptstimme, m. 180-181) ; la transposition de la mesure initiale du thème aux cors (m. 180-181) ; cinq occurrences aux flûtes d’un même motif qui, constitué de deux sextolets, est une reprise (mélodiquement) peu variée des deux premières mesures du thème (m. 181-183) ;
section 4, mesures 187 à 194 : le motif x aux violoncelles et contrebasses (m. 187-188), mais seulement en Nebenstimme, et ce, pour deux raisons : (i) pour laisser le champ libre à l’énoncé (diversement transposé) aux trompettes et en Hauptstimme des sept premières mesures du thème (m. 187-193), (ii) parce que la tête du motif x a été entendue dès la m. 186 aux violons, clarinette basse, bassons, contrebasson et cors, en Hauptstimme, rit. et ff ; de ce fait, la fonction formelle de ce motif est encore renforcée ; enfin, la reprise en général renversée, rallongée et peu rigoureuse des 2e et 3e mesures du thème aux trombones (m. 191-193) et, en guise de conclusion, une sorte de condensé du thème par les quatre cors divisés (m. 193-194) ;
transition (vers l’accord ostinato et la musique de fanfare), mesures 195 à 199 : un geste orchestral (Sehr rasche) impulsé aux violons par une cellule ascendante de trois notes qui, une fois encore, reprend les intervalles caractéristiques des deux premières mesures du thème (une 2de mineure ou majeure suivie d’une 3ce majeure ou mineure) ;
par ailleurs : mesures 202 à 204 (début du 4e Tableau) : sept occurrences d’un même motif de quatre notes qui est une variante de la 7e mesure du thème (m. 172), point stratégique s’il en est puisque les deux dernières notes de ce motif correspondent au début de la reprise des onze premières hauteurs du thème.
66Schoenberg souligne donc clairement chaque début de section par des éléments issus du thème des cors (en particulier avec le motif x). Le travail motivique renforce ainsi la structuration musicale, produite par des modifications d’écriture et de dynamique, et la structure littéraire, notamment pour les sections 2 et 4, qui coïncident avec les deux dernières interventions parlées de l’Homme.
67Mais au niveau de la macroforme, une même volonté de structuration se manifeste sur le tard. Un exemple frappant : l’accord ostinato qui assure la transition entre les 3e et 4e Tableaux, mesures 200 à 20460. Schoenberg avait tout d’abord prévu de placer là deux accords de douze sons, puis il esquisse bien plus tard – après, en 1913 – un accord qui correspond à la partie supérieure de l’accord définitif, et il faudra encore plusieurs esquisses pour aboutir à sa forme définitive, soit un accord de neuf sons tenu aux cordes pendant deux mesures (et grosso modo doublé par les instruments à vent), puis redistribution (et resserrement) de cet accord aux violoncelles, altos, timbales et harpe pour les trois mesures suivantes. Par son caractère très travaillé, cet accord constitue donc un autre exemple du changement d’esthétique qui s’opère pendant la composition même de La Main heureuse. Mais cet accord agit surtout sur la macroforme de l’œuvre. En effet, et contrairement à ce qui avait été prévu, Schoenberg fonde aussi le 1er Tableau (m. 1-28) sur la seconde partie de l’accord ostinato. D’où un fort sentiment d’accomplissement formel lors du retour de cet accord, d’autant qu’il est associé, dans les deux cas, d’une part à la musique de fanfare (m. 26-28 et 200-202), d’autre part à un même motif énoncé sept fois, et dont il a déjà été question : la variante de la 7e mesure du thème des cors (m. 1-3 puis 202-204, à la clarinette basse et aux bassons)61.
*
68Mais cet accord ostinato est bien plus qu’un simple accord. D’ailleurs, c’est toute La Main heureuse qui doit être perçue comme un accord. En effet, évoquant en 1913 le projet d’une adaptation cinématographique de l’œuvre (projet qui n’aboutira pas), Schoenberg veut que soit réalisée ici « la dernière irréalité », puis précise que
« [le] tout devrait faire l’effet (non pas d’un rêve) mais d’accords. Comme la musique. Ce ne devrait jamais être comme un symbole, une signification, une pensée, mais simplement un jeu avec des apparences de couleurs et de formes. »62
69D’où le terme de « Farben-Licht-Spiel » que Schoenberg applique à La Main heureuse : un « jeu de couleurs et de lumière ». Cette idée renvoie à Richard Wagner qui, dans L’Œuvre d’art de l’avenir, décrit comment l’harmonie croît du bas vers le haut telle des « colonnes » (les accords) parfaitement droites, et comment l’harmonie absolue naît de la beauté des Farbenlichtwechsel de ces colonnes, c’est-à-dire de leurs « variations de couleurs et de lumière »63.
70Il existe donc un lien, pour Schoenberg, entre l’accord ostinato et l’Entrückung. Mais ce n’est pas tout. D’autant que cela n’aurait pas suffi. Et n’avait pas suffi. Puisque ce lien avec l’Entrückung était établi, on l’a vu, par le seul fait de composer une « œuvre d’art total de l’avenir ». Mais connaître n’est pas nécessairement rencontrer. Il en avait été ainsi pour la poésie de George, connue par Schoenberg dès 1904 (au plus tard), mais vraiment rencontrée que fin 1907. De même, l’idée wagnérienne d’accord n’a été fécondée qu’en 1912, et ce, grâce à une double rencontre. Pas la plus importante, sans doute, la première rencontre ne doit pas être négligée pour autant, surtout qu’il s’agit d’un article qui figure dans L’Almanach du Blaue Reiter, auquel Schoenberg a contribué (avec un article et des tableaux), et réalisé par un conglomérat de candidats à l’Entrückung mené par Kandinsky. Consacré au Prométhée de Scriabine, cet article de Leonid Sabaneev décrit comment « l’accord mystique », dissonance n’exigeant aucune résolution, peut être utilisé aussi bien verticalement qu’horizontalement pour contrôler de grandes structures musicales64. Mais, une fois encore, le révélateur décisif a sans doute été Séraphîta. Car toute l’Entrückung de Séraphîta se fait justement dans un jeu – un accord – de couleurs, de lumière et de sons :
« [Et Wilfrid et Minna] entendirent les diverses parties de l’infini formant une mélodie vivante ; et, à chaque temps où l’accord se faisait sentir comme une immense respiration, les mondes entraînés par ce mouvement unanime s’inclinaient vers l’Être immense qui, de son centre impénétrable, faisait tout sortir et ramenait tout à lui. »
La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfantait la lumière, les couleurs étaient lumière et mélodie, le mouvement était un nombre doué de la parole ; enfin tout y était à la fois sonore, diaphane, mobile ; en sorte que chaque chose se pénétrant l’une par l’autre, l’étendue était sans obstacle et pouvait être parcourue par les anges dans la profondeur de l’infini. »65
71Par sa présence, son poids et sa signification, l’accord ostinato permet de revenir à l’hypothèse formulée plus haut : c’est un Schoenberg nouveau – d’après – qui a repris la composition de La Main heureuse en 1912. Sinon, l’œuvre serait peut-être restée inachevée... En fait, c’est un quasi Entrückter qui finit de mettre en musique l’histoire d’un échec. En même temps, cet Entrückte ne peut l’être que quasiment, puisque l’accomplissement le plus pur et le plus parfait (sur le plan spirituel et musical) est littéralement indescriptible, donc nécessairement sans fin – inachevable. Ce qui sera effectivement le cas de toutes les grandes œuvres religieuses à venir : L’Échelle de Jacob, Moïse et Aaron, le Psaume Moderne no 1 op. 50c...
72La Main heureuse est donc une sorte d’œuvre sur le fil, surgie entre deux causes d’inachèvement possibles : l’échec de l’Entrückung et, paradoxalement, sa réalisation. Mais c’est justement parce que cet échec annoncé par le livret est surmonté pendant la composition même de l’œuvre – mais surmonté seulement en partie – que Schoenberg peut achever La Main heureuse. – une autre preuve de ce côté sur-le-fil de l’œuvre : certains passages de la partition définitive sont écrits de manière moins construite et rigoureuse que ne l’étaient les esquisses préparatoires correspondantes, esquisses qui datent pourtant d’après66. Un pas en arrière (dans l’intérêt supérieur de l’œuvre), pour mieux sauter, et ce, dès l’année suivante...
73En fait, la deuxième grande phase de l’Entrückung de Schoenberg commence là, en 1912, et tout particulièrement avec l’accord ostinato : cet accord est en quelque sorte le premier degré de l’échelle de Jacob. En même temps, il répond au motif qui introduit le dernier mouvement du Deuxième Quatuor, accord et motif suspendus entre deux mondes... Tout se passe finalement comme si Schoenberg, en reprenant la composition de La Main heureuse en 1912, avait changé de rôle : il n’est plus l’Homme (ce que la musique du grand crescendo de vent et de lumière dit déjà à sa manière), mais un membre du chœur ; il a rejoint le clan des Élus. D’ailleurs, l’accord ostinato est bel et bien associé au chœur d’essence divine. Bien plus qu’un simple symbole : une signature...
Épilogue...
« J’aspire à : une libération complète
de toutes les formes
de tous les symboles
de la cohérence et
de la logique.
Donc :
en finir avec le travail motivique
En finir avec l’harmonie comme
ciment ou comme pierre à bâtir d’une architecture.
L’harmonie est expression
et rien d’autre.
[...] : non pas construire, mais exprimer !! » (13 ou 18 août 1909).
« Ce sera à nouveau une “composition travaillée” par opposition à toutes ces œuvres purement impressionnistes de ma dernière période. » (9 janvier 1915)67
74En 1912, le travail remplace donc l’instinct. D’où, pour La Main heureuse, à l’inverse des œuvres précédentes, un grand nombre d’esquisses préparatoires68. Ce changement d’esthétique musicale inaugure une conception du Génie-compositeur qui ne s’accorde plus avec la représentation du Génie qui crée vite, sans effort, se laissant uniquement guider par son instinct, sa Nécessité intérieure : de fait, le Génie est celui qui creuse, explore, esquisse, puis façonne, ordonne, édifie – désormais, le Génie travaille. Mais Schoenberg n’avait jamais pu assumer complètement – sur le plan musical – ce à quoi il aspirait avec tant de force : la composition instinctive69. D’où ce paradoxe : quand composer n’aurait dû poser aucun problème, puisqu’il suffisait de se mettre à l’écoute de son instinct, Schoenberg a très peu composé. Entre Erwartung, l’œuvre-manifeste, composée en un peu plus de deux semaines vers la fin de l’été 1909, et Pierrot lunaire, qui marque une première remise en cause de l’idéal instinctif, Schoenberg n’a effectivement composé que quelques minutes de musique : neuf petites pièces, trois pour orchestre de chambre en 1910 et six pour piano en 1911 (l’op. 19), et la même année le lied Herzgewächse op. 20 (Feuillages du cœur).
75En fait, Schoenberg souffrait alors d’une profonde crise créatrice, doutant du bien-fondé et de l’efficacité de sa manière – instinctive – de composer70 :
« Je suis inhabituellement déprimé. [...]. Je ne compose absolument rien en ce moment. En tout cas : j’ai perdu tout intérêt pour mes œuvres. Je ne suis satisfait de rien. Partout, je vois des erreurs et des imperfections. »71
76C’est aussi ce qui explique l’importance que la peinture a prise pour Schoenberg entre 1909 et 1911 : n’étant pas entravé par le métier de peintre comme il l’était par celui de musicien, il lui était bien plus facile de peindre instinctivement que de composer ainsi. Jusqu’à ce que la peinture finisse elle aussi par montrer les limites d’une telle démarche : le seul recours à l’instinct ne suffit pas. Peut-être est-ce même la peinture qui a définitivement fait prendre conscience à Schoenberg que sans métier – ou travail – on finit par tourner en rond. C’est d’ailleurs ce qui frappe dans sa peinture : elle n’évolue pas. Et ne pas évoluer dans son écriture, c’est aussi ne pas évoluer soi, ne pas avancer sur la voie du se-comprendre-mieux. Pour y parvenir, il faut creuser, contester, bousculer son écriture quelle qu’elle soit (littéraire, musicale ou autre). Pour ne pas seulement exprimer ce que l’on est déjà. Mais construire ce que l’on n’est pas encore. Ou plus exactement ce que l’on devrait être – devenir – pour se comprendre mieux. C’est peut-être bien pour cette raison que Schoenberg a cessé de peindre, pour se remettre à composer. Et composer, bien sûr, au sens fort du terme. Pour expérimenter et forger de nouvelles manières de vivre et de penser la musique, et donc d’être, de se raconter, de se comprendre : ce qui est la mission véritable du Génie-démiurge.
77C’est en cela que La Main heureuse est un point d’articulation décisif du processus de l’Entrückung : il s’agit d’un nouveau départ. Car Schoenberg était dans une impasse. Comme l’Homme, qui n’évolue pas, qui bute indéfiniment contre les mêmes obstacles et barrières. Même si cela peut produire des chefs-d’œuvre (le diadème, Erwartung), obéir à l’instinct ne suffit pas, d’autant que l’instinct, c’est aussi, pour l’Homme, l’attirance irrépressible pour la Femme...
78Nouveau départ, donc, mais non pas rupture pour autant. En effet, La Main heureuse se présente bien plus comme une progressive mise en synergie de tous les ingrédients qui permettront à Schoenberg d’accéder finalement à l’Entrückung : l’identification au Génie ; Séraphîta et la prière (l’accord ostinato) ; une atonalité non plus libre, mais, si j’ose dire, dé-libérée. En même temps, l’essentiel se passe ailleurs que dans La Main heureuse : c’est surtout dans ses tableaux que Schoenberg a donné forme et force à son identification au Génie ; la rencontre avec Séraphîta n’apparaît dans La Main heureuse que de manière indirecte ; enfin, le passage de l’instinct au travail sur le plan musical s’est déjà manifesté dans certaines pièces de Pierrot lunaire, et dans la partition définitive de La Main heureuse, Schoenberg est parfois resté en retrait par rapport aux esquisses préparatoires.
79Finalement, ce qui fait la singularité de La Main heureuse, c’est (1) d’avouer l’échec de l’Entrückung de l’Homme-Schoenberg en 1910 et 1911 ; (2) de suggérer que cet échec a été surmonté en 1912 et 1913. La Main heureuse est donc un témoin de la quête identitaire de Schoenberg entre 1910 et 1913. Et même le témoin privilégié. Par conséquent, elle est aussi plus que cela pour Schoenberg : ce qui lui permet de se raconter le passage d’une situation d’échec à une situation qui donne une impulsion nouvelle (voire inespérée) à son Entrückung. C’est en cela que La Main heureuse a pu remplir pour Schoenberg une fonction transitionnelle : non pas comme le lieu de révélations ou d’événements décisifs, mais comme une mise en forme – ou mise en narration – d’une situation instable, complexe et contradictoire ; pour lui donner un sens ; et aller plus loin...
80Ce qui est effectivement le cas dès l’année suivante, en 1914, avec le premier grand projet d’inspiration religieuse : la Symphonie pour soli, chœurs et orchestre. Nous avons vu que ce projet est en fait la reprise d’un projet de décembre 1912 qui n’avait pas abouti, dont le sujet – « la prière de l’homme d’aujourd’hui » – était directement inspiré par Séraphîta, que Schoenberg avait d’ailleurs eu l’intention quelques mois plus tôt de mettre en musique pour en faire un oratorio. – Mais cette fois, avec la Symphonie, les choses vont plus loin. Car tout est plus clair. Grâce à La Main heureuse. C’est bien là qu’apparaît la fonction transitionnelle de cette œuvre pour le Schoenberg des années 1912 et 1913. Puisque la Symphonie répond directement à La Main heureuse : en précisant ce qui n’y était qu’implicite, voire retenu. Et pour la première fois depuis longtemps, quête spirituelle et quête musicale coïncident. Là encore grâce à La Main heureuse, où cette corrélation a commencé de prendre forme. De fait, tout ce qui fera l’Entrückung de Schoenberg est là, en 1914, dans cette bribe d’œuvre, plus ou moins développée, sur le plan musical tout autant que sur le plan spirituel.
81Ainsi, le texte de la Symphonie retrace la quête spirituelle d’un homme qui, à partir d’une sorte de point zéro de la foi, gravit un à un les degrés qui le mènent à Dieu72 : cet homme, Schoenberg, suit un parcours similaire à celui de Wilfrid qui, d’abord incroyant, sceptique et matérialiste fermé aux choses divines, devient l’Élu qui franchira aux côtés de Minna « les espaces sur les ailes de la prière »73. Mais ce qui remplit Schoenberg (le Génie-démiurge) de joie, et qui enthousiasme aussi Webern, c’est autre chose : un thème. Et pas n’importe quel thème : le 27 mai 1914, Schoenberg note pour le Scherzo un thème comportant les douze sons et à la suite le renversement, le rétrograde et son renversement, de même qu’une transposition du thème et son traitement vertical. Tout est là. Même si ce thème « n’était que l’un des thèmes » et que « j’étais encore loin de me servir d’un thème fondamental comme d’un moyen d’unifier toute une œuvre »74.
82Le 15 janvier 1915, Schoenberg achève d’écrire le texte de la 2e Partie et arrête tout, ne laissant pour cette Symphonie que quelques esquisses musicales éparpillées. Trois jours après, le 18 janvier, il commence d’écrire le livret de l’Échelle de Jacob, pour l’achever le 26 mai 1917, avant de composer la plus grande partie de la musique entre le début du mois de juin et le milieu du mois de septembre, l’œuvre restant inachevée, malgré plusieurs tentatives ultérieures. Dans le livret, inspiré (entre autres) de Séraphîta et incarnation même du processus de l’Entrückung, Schoenberg se présente, on l’a vu, sous les traits de l’Élu75. Celui-ci déclare (notamment) qu’à partir du « bien acquis, hérité », il « [préparait] assurément quelque chose de nouveau, peut-être quelque chose de supérieur » – Schoenberg faisant ainsi clairement allusion au système tonal (l’héritage) et à la méthode dodécaphonique (la musique du futur). À la même époque, au printemps 1917, Schoenberg déclare d’ailleurs à Webern qu’il est « sur la voie d’une chose absolument nouvelle »76 : en fait la méthode dodécaphonique, dont L’Échelle de Jacob présente la première concrétisation, même si elle n’est encore que partielle77. En effet, tous les thèmes importants de l’oratorio sont construits à partir de la figure initiale de six sons, et cette figure est reprise sous la forme d’un ostinato de six mesures pendant lequel entrent les sons manquants.
83De fait, le processus de l’Entrückung trouvera son aboutissement au début des années vingt avec d’une part le retour au judaïsme, déjà amorcé dans L’Échelle de Jacob, et qui englobe aussi bien la foi, Dieu, la prière que l’identification au Génie, à l’Élu, à Moïse, et d’autre part, indissociable du retour au judaïsme, l’instauration de la méthode dodécaphonique, qui permet « d’obtenir les mêmes résultats que ceux qu’assuraient avant elle les fonctions constructives de l’harmonie »78 : réalisation, à la fois, du tournant esthétique opéré dans le cours même de la composition de La Main heureuse et de ce « quelque chose de supérieur » annoncé – et expérimenté une première fois – dans L’Échelle de Jacob.
84L’Encadré no 3 propose une récapitulation du processus de l’Entrückung de son amorce dans le Deuxième Quatuor à sa réalisation au début des années vingt, et ce, en associant ces diverses phases à un certain nombre de mots- et de noms-clés.
85Dès lors, Schoenberg arbore une identité forte et sûre d’elle-même, même si tout n’est pas résolu, loin s’en faut, et Moïse et Aaron en apporte la preuve, l’accomplissement même n’étant que pour bien plus tard, à la toute fin de sa vie, avec cette prière où il s’adresse directement à Dieu, prière associée à la “série miraculeuse”, qui accomplit toutes les séries qui l’ont précédée, puisque le degré d’interchangeabilité des vingt-quatre hexacordes disponibles est maximal, chacun d’entre eux pouvant être complété par douze hexacordes identiques mais différemment ordonnés79...
86De ce point de vue, La Main heureuse apparaît comme une sorte de négatif ; mais un négatif fondateur, en tant que point d’articulation décisif d’une quête qui mènera, finalement, à cet accomplissement aussi bien musical que spirituel...
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour une présentation plus systématique que j’ai pu faire de ce type d’approche, cf. la bibliographie en fin d’article (C. Hauer, 1997, 1998a, 1998b, 1999).
2 Cf. Paul Ricœur, Temps et récit./3. Le Temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
3 J’emprunte le concept de “transitionnel” à Donalds Wood Winnicott (1975), mais tel qu’il est présenté et utilisé par Didier Anzieu dans Le Corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur, 1981, p. 22-23.
4 En fait, la musique qui se prête le mieux à une approche que l’on pourrait qualifier d’existentielle est la musique composée à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, voire à partir du début du siècle suivant.
5 « Habitable » au sens de Ricœur : cf. Du Texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 115.
6 Pour un exposé plus précis, cf. C. Hauer, Le “Deuxième Quatuor à cordes" op. 10 avec voix d’Arnold Schoenberg (1907-1908). Ou la quête d’une identité autre : une convergence de crises musicales, spirituelles et socio-politiques. Thèse pour le Doctorat ès-Lettres et Sciences Humaines, Université de Provence, 1994, II, p. 424-449, 655-656.
7 Des œuvres sur lesquelles il comptait fort : le Premier Quatuor à cordes op. 7 et la Symphonie de chambre op. 9.
8 Schoenberg ne cite que la mélodie de cette chanson (O du lieber Augustin) ; seuls les deux derniers mouvements du Deuxième Quatuor sont avec voix, sur des textes de Stefan George (Litanei et Entrückung). Et comme dans les Deuxième et Troisième Symphonies de Mahler, qui étaient alors celles qui avaient le plus marqué Schoenberg, un Scherzo d’inspiration populaire et de caractère tragi-comique est suivi de deux mouvements avec voix. À rapprocher de ce qui est dit à la fin du paragraphe : sur cette citation considérée comme un hommage à Mahler, cf. C. Hauer, 1994, II, p. 659-666. – Pour une analyse herméneutique de la citation, cf. C. Hauer, 1998c.
9 Cf. C. Hauer, 1996a.
10 Pour une chronologie de la composition de l’œuvre, cf. C. Hauer, 1994, I, p. 130-149. L’étude des esquisses et de différents documents semble indiquer que Schoenberg a commencé de composer l’essentiel des 3e et 4e mouvements très peu de temps après la composition du lied (en tout état de cause avant le 2 février 1908), ces deux mouvements (ainsi que le 2e mouvement) ayant seulement été achevés durant l’été 1908, alors que l’on considère habituellement qu’ils ont été composés entièrement durant cet été.
11 Il s’agit du lied op. 14 no 1, des deux derniers mouvements du Deuxième Quatuor et de la plus grande partie des lieder du Livre des Jardins suspendus op. 15. Une exception : le lied op. 14 no 2, In diesen Wintertagen, daté du 2 février 1908, sur un texte de G. Henckel.
12 Si Le Septième Anneau, qui comprend Entrückung et Litanei, n’a effectivement été publié qu’à l’automne 1907, Schoenberg connaissait au moins en partie le cycle dont fait partie Ich darf nicht dankend depuis 1904 au plus tard (cf. C. Hauer, 1994, I, p. 117-118 et II, p. 451-452).
13 A. Schoenberg, « Gustav Mahler », [1912/1948], Le Style et l’idée, Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 369.
14 Cf. W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Paris, Denoël, 1969, p. 43-44. Cf. aussi C. Hauer, 1995.
15 D’ailleurs, Schoenberg précise à propos de la scène initiale de La Main heureuse que « c’était comme si je percevais un chœur de regards, à la façon dont justement on perçoit des regards » (A. Schoenberg &. W. Kandinsky, « Conférence sur Die glückliche Hand », [1928], Schoenberg-Kandinsky. Correspondances, écrits. Contrechamps 2 1984, p. 87).
16 Cf. C. Hauer, 1994, II, p. 622-632, 764-765.
17 Cf. T. Zaunschirm, éd., Arnold Schônberg. Das Bildnerische Werk/Amold Schoenberg. Paintings and Drawings, Klagenfurt, Ritter Verlag, 1991, no 100, p. 231. – Cet ouvrage sera désormais indiqué par BW.
18 BW, no 3, p. 169.
19 Enterrement de Gustav Mahler, BW, no 198, p. 290.
20 Regard, s.d., BW, no 87, p. 213.
21 Regard bleu, s.d., BW, no 90, p. 225.
22 Cf. Jane Kallir, « Arnold Schoenberg et Richard Gerstl », Vienne. 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, J. Clair, éd., 1986, p. 454-470.
23 A. Schoenberg, « Gustav Mahler », (1912/1948], Le Style et Vidée, Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 368-369.
24 A. Schoenberg & W. Kandinsky, 1984, lettre du 8 mars 1912, p. 37.
25 Cf. H. Zelinsky, « Der Weg der Blauen Reiter. Zu Schönbergs Widmung an Kandinsky in die Harmonielehre », Arnold Schönberg/Wassily Kandinsky : Briefe, Bilder und Dokumente einer aussergewöhnlichen Begegnung, J. Hahl-Koch, éd., Deutscher Taschenbuch Verlag (dtv), München, 1983, p. 252-253.
26 « La Sonorité jaune ». L’Almanach du “Blaue Reiter", W. Kandinsky &. F. Marc, éds., 1981, p. 267-287. Rappelons qu’il ne peut être question d’influence entre Schoenberg et Kandinsky, puisqu ils n échangeront leurs premières lettres qu’en 1911. Sur la relation entre ces deux candidats à l’Entrückung, cf. C. Hauer, 1995 et 1994, II, p. 603-619, 766-767.
27 Pour tout ce passage, cf. W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, 1969, Paris, Denoël, p. 78 et 160-162.
28 H. de Balzac, Séraphita, 1879, p. 103-236. – Pour un résumé de cette nouvelle, cf. l’article de Joëlle Caullier.
29 Balzac, op. cit., p. 120. C’est exactement ce que les choristes de La Main heureuse disent à l’Homme.
30 Balzac, op. cit., p. 226.
31 Cf. C. Hauer, 1994, II, p. 541-542.
32 L’Échelle de Jacob (Die Jakobsleiter, 1915-1917, inachevé) est un oratorio, sur un livret de Schoenberg.
33 Ces personnages, Séraphîta-Séraphîtüs et le “bien-aimé” (c’est-à-dire Maximin, compagnon de George à partir de 1902, pour mourir en 1904, laissant George désespéré, qui fit de lui un mythe, le symbole d’une innocence et d’une pureté nouvelles), ont d’ailleurs beaucoup de points communs entre eux (cf. C. Hauer, 1994, II, p. 531-532 ; sur Maximin, p. 502-513). Il n’est pas interdit de faire un rapprochement entre ces personnages et le rôle que Mahler a joué pour Schoenberg. D’autant que Mahler est mort en 1911 et que le tableau peint par Schoenberg à cette occasion est, on l’a vu, fort explicite : un Entrückter est mort (“ce martyr, ce saint”, écrit Schoenberg dans la dédicace de son Traité d’harmonie en 1911), mais un autre va le remplacer : Schoenberg lui-même.
34 Balzac, op. cit., p. 232-233, 229-230 et 231
35 C’est le titre de l’avant-dernier des sept chapitres de la nouvelle.
36 Balzac, op. cit., p. 218 et 219.
37 Balzac, op. cit., p. 222.
38 Balzac, op. cit., p. 223, 223-224 et 224.
39 Balzac, op. cit., p. 220-221
40 A. Schoenberg & W. Kandinsky, op. cit., 1984, p. 43. C’est nous qui soulignons.
41 A. Schoenberg, Correspondance 1910-1951, 1983, p. 30.
42 L’écriture de ce livret a sans doute été une expérience très forte pour Schoenberg. On peut s’en faire une idée à la lumière de l’effet qu’il a produit sur Webern (comme sur le cercle de Schoenberg en général) : « Cet Évangile, ce jugement de Dieu. Cette synthèse d’une expérience prodigieuse, d’une foi inconcevable. Le dernier discours de Gabriel est absolument la solution de tout. Jusqu’à présent tout à fait le sommet de l’intelligence humaine. » (Cité dans H. H. Stuckenschmidt, Arnold Schoenberg, [1974], trad. fr., Paris, Fayard, 1993, p. 260, trad. modifiée.)
43 Sur cette œuvre, et plus généralement sur le Schoenberg des dernières années, cf. C. Hauer, 1996b.
44 « Gustav Mahler : In Memoriam », [1912], Le Style et l’idée, op. cit., 1977, p. 348. – Cf. aussi dans sa correspondance avec Busoni en 1909 et avec Kandinsky en 1911 (in Schoenberg-Busoni. Schoenberg-Kandinsky..., op. cit., 1995), ainsi que dans le Traité d’harmonie (1983), écrit en 1910 et publié en 1911.
45 Pour cette identification à Moïse, cf. C. Hauer, 1994, II, p. 549-554. Le tournant messianique de Schoenberg ne concerne pas seulement la musique (par l’intermédiaire de la méthode dodécaphonique), mais aussi les Juifs : en 1933, sur le chemin de l’exil, il écrit une lettre circulaire qu’il adresse à diverses personnalités juives et par laquelle il veut « susciter un mouvement qui fasse des Juifs de nouveau un peuple, et qui les rassemble dans un pays à eux pour former un État » (pour cette lettre, cf. H. H. Stuckenschmidt, op. cit., 1993, p. 383-384).
46 A. Schoenberg, Traité d’harmonie, 1983, Paris, JC Lattès, p. 175.
47 Cf. A. Schoenberg, « Notes on the Four String Quartets », [1936], Schönberg. Berg, Webern : Die Streichquartette, Eine Dokumentation/The String Quartets, U. von Rauchhaupt, éd., A Documentary Study, Hamburg, Polydor International GmbH, 1987, p. 55.
48 Extrait d’une lettre de Schoenberg à Busoni, le 24 août 1909 (donc juste avant la composition d’Erwartung), dans Schoenberg-Busoni..., op. cit., p. 43-44. Cf. aussi « L’œuvre et la personne de Franz Liszt », [1911], Le Style et l’idée, op. cit., p. 344, 345.
49 Pierrot lunaire a été composé entre mars et juillet 1912, et La Main heureuse entre septembre 1910 et novembre 1913, alors que le livret date de juin 1910.
50 C. Dahlhaus, Schoenberg, trad. fr., Genève, Contrechamps, 1997, p. 284.
51 Pour la description de cet important tournant, cf. trois articles remarquables de J. Auner (1989, 1996, 1997). On trouvera dans le présent ouvrage la traduction française du dernier article : « “Le cœur et l’esprit dans la musique” : la genèse de La Main heureuse de Schoenberg », 2002.
52 A. Schoenberg, Traité d’harmonie, op. cit., p. 511.
53 Pour la chronologie (sommaire) de la composition de La Main heureuse, cf. J. Auner, 1996, p. 81-82.
54 A. Schoenberg, « Comment j’ai évolué », [1949], Le Style et l’idée, op. cit., p. 71.
55 Cf. J. Auner, 1996, p. 88-92.
56 Cf. J. Auner, 2002, p. 00.
57 Cf. ibid.
58 Cf. ibid.
59 Mais ce motif peut aussi être lu pour ses trois premières notes comme une reprise transposée ou parfois littérale de la seconde partie de la 4e mesure du thème (m. 169), et pour les trois dernières comme une transposition (très légèrement variée) de la première partie de cette mesure.
60 Pour l’analyse de cet accord, notamment à partir des esquisses, cf. J. Auner, « Schoenberg’s Aesthetic Transformations and the Evolution of Form in Die glückliche Hand », Journal of the Arnold Schoenberg Institute, XII/2, 1989, et « In Schoenberg’s Workshop : Aggregates and Referential Collections in Die glückliche Hand », Music Theory Spectrum, 18/1, Spring 1996, p. 92-96.
61 En plus d’agir sur la macroforme de l’œuvre, Joseph Auner montre que cet accord constitue aussi un matériau à partir duquel sont écrits plusieurs passages de l’œuvre, notamment les mesures 205 à 213, fondées exclusivement sur des présentations horizontales et verticales de l’accord ostinato (cf. 1996, op. cit., p. 95-96).
62 A. Schoenberg, Correspondance, op. cit., p. 38 (lettre à Emil Hertzka, automne 1913).
63 Cf. R. Wagner, L’Œuvre d’art de l’avenir, Œuvres en Prose, III (1849-1850), trad. fr., Paris, Éd. Delagrave, p. 125-126. – Le parallèle entre Wagner et Schoenberg est proposé par H. Zelinsky, 1983, p. 253.
64 Cf. Leonid Sabaneev, « Prométhée de Scriabine », L’Almanach du “Blaue Reiter”, W. Kandinsky & F. Marc, 1981, p. 167-184. – Ce rapprochement a été opéré par J. Auner, 1996, op. cit., p. 92, note 47.
65 Balzac, Séraphîta, p. 229-230.
66 Cf. J. Auner, article traduit dans le présent ouvrage sous le titre « “Le cœur et l’esprit dans la musique” : la genèse de La Main heureuse de Schoenberg ». Ainsi, la première intention de Schoenberg était de faire suivre l’énoncé du thème des cors par son (strict) rétrograde renversé, ce que finalement il n’a pas fait (cf. l’analyse du passage).
67 Respectivement : extrait d’une lettre de Schoenberg à Busoni, en août 1909, dans Schoenberg-Busoni..., op. cit., p. 35 ; extrait d’une lettre de Schoenberg à Zemlinsky, cité notamment dans J. Auner, 1989, p. 123.
68 Cf. J. Auner, 1996, op. cit, p. 83-84. D’ailleurs, les toutes premières esquisses de La Main heureuse se présentent comme celles d’Erwartung (cf. p. 83).
69 Cf. J. Auner, dans le présent ouvrage
70 Ibid.
71 Extrait d’une lettre de Schoenberg à Berg du 21 décembre 1911, dans The Berg-Schoenberg Correspondence, J. Brand & C. Hailey & D. Harris, éds., 1987, p. 59-60.
72 Pour le plan de la Symphonie, cf. H. H. Stuckenschmidt, op. cit., p. 252-254. Pour le texte intégral, cf. W. B. Bailey, Programmatic Elements in the Works of Schoenberg, Ann Arbor, Michigan, UMI Research Press, 1984., p. 88-103 (et p. 79-118 pour la Symphonie en général).
73 Schoenberg s’est d’ailleurs reconnu en Wilfrid : dans l’édition française de Séraphîta, il a tracé dans la marge un trait vertical au crayon rouge qui correspond aux premières lignes de la description de Wilfrid, qui commence ainsi : « Wilfrid était un homme de trente-six ans. » C’est en 1910 l’âge de Schoenberg, comme c’est de 1910 que date la traduction allemande en sa possession. Mais un peu plus loin, une autre phrase l’a sans doute frappé. « ses yeux, d’un jaune brun, possédaient un éclat solaire qui annonçait avec quelle avidité sa nature aspirait la lumière ». C’est bien ainsi que Schoenberg s’est représenté dans les tableaux réalisés autour de 1910, où les yeux constituent le plus souvent la présence essentielle, voire unique, alors que le jaune est très directement lié au processus de l’Entrückung – tout comme le regard : l’Entrückte, ou le Génie, est celui qui voit.
74 Extrait d’une lettre adressée le 3 juin 1937 à Nicolas Slonimsky, cité par A. Webern, Chemin vers la nouvelle musique, trad. fr., Paris, Jean-Claude Lattès, 1980, p. 135, note 6. Pour la genèse de la méthode dodécaphonique, cf. notamment M. Sichardt, Die Entstehung der Zwölftonmethode Arnold Schönbergs, Mainz, Schott, 1990, et E. Haimo, Schoenberg’s Serial Odyssey. The Evolution of his Twelve-Tone Method. 1914-1928, Oxford, Clarendon Press, 1990.
75 Schoenberg peint en juin 1919 une Vision du Christ (BW, no 94, p. 229) qui permet de faire un rapprochement avec l’Homme de La Main heureuse. Le format du tableau est très allongé et sur toute sa hauteur un personnage filiforme s’étire : le Christ, certes, mais surtout Schoenberg lui-même. Et Schoenberg a réalisé une esquisse pour l’Homme lorsqu’il étire les bras vers le haut à la fin du crescendo de vent et de lumière : le format du tableau est identique de même que sa composition (BW, no 227, p. 324). L’apparence de l’Homme n’est d’ailleurs pas sans rappeler la figure, du Christ flagellé et crucifié : vêtements grossiers et en lambeaux, traces de sang et cicatrices sur le visage et la poitrine.
76 Cité par A. Webern, op. cit., p. 115.
77 Comme l’écrit Schoenberg : « j’étais encore loin d’avoir trouvé les règles d’application méthodique d’une série fondamentale », même si « mon idée portait déjà en germe la promesse de l’unité accomplie » (« La composition avec douze sons (II) », [vers 1948], Le Style et Vidée, op. cit., p. 190).
78 Idem, p. 188.
79 Il s’agit évidemment du Psaume no 1 op. 50c (cf. C. Hauer, 1996b).
Notes de fin
1 Mais l’Homme se présente aussi comme un Génie par les attributs nouveaux dont il est affublé dans ce Tableau : autour de la taille une corde à laquelle pendent deux têtes de Sarrasins et à la main une épée. Je renvoie ici à l’article d’Alain Bavelier (dans le présent ouvrage), qui explique que la ceinture de corde, qui fait partie du vêtement monastique comme image de la rétention, signifie que l’artiste délaisse les plaisirs terrestres pour se concentrer sur son œuvre, ces plaisirs correspondant aux Sarrasins, plaisirs que l’Homme a vaincus grâce à l’épée, c’est-à-dire à « la force décisive et tranchante de son esprit ».
Auteur
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