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En Quête du Grand Temps

p. 15-32


Texte intégral

1L’ensemble des œuvres conçues par Schoenberg entre 1908 et 1913 représente à l’évidence un pan considérable de la modernité musicale germanique, celui qui fécondera bientôt l’esthétique européenne tout entière. Dans cette constellation, La Main heureuse occupe une place particulière, en marge des œuvres saillantes devenues emblématiques de la révolution schoenbergienne. S’il est vrai que l’œuvre ne fut pas représentée à l’époque de sa conception, ce qui l’a sans doute maintenue dans l’ombre, elle demeure aujourd’hui encore, dans sa réalité concrète, mal connue, allant jusqu’à éveiller parfois un certain scepticisme quant à sa valeur esthétique. Bien qu’on l’associe fréquemment – en tant que monodrame – à Erwartung, elle n’en possède pas l’impétuosité, la spontanéité qui l’imposent et roulent l’auditeur dans une vague irrésistible ; elle ne manifeste pas la sensibilité des Jardins suspendus, ni la séduction du Pierrot, ni n’atteint la raréfaction sonore des Pièces pour orchestre. Elle n’est, au contraire, que touffeur, noirceur, compacité qui en font un modèle de l’expressionnisme, semblant la condamner à refléter une période tôt révolue de la pensée artistique « début de siècle ».

2Pourtant, en creusant le sillon atonal, en dépassant les dimensions aphoristiques propres aux œuvres nouvelles, en remettant en cause la notion même de thématisme, de forme, de construction, au sein d’une pièce de relative envergure, en explorant le monde quasiment vierge de la synthèse scénique des arts, en revendiquant la supériorité de l’inconscient sur le rationalisme, de la spiritualité sur le matérialisme, l’œuvre dessine des territoires qui fascineront les générations suivantes et signale l’avènement d’une sensibilité nouvelle qui survivra par bien des aspects au feu de paille expressionniste. Par ailleurs, dans l’œuvre même de Schoenberg, elle est la première à pressentir confusément l’univers de Moïse et Aaron qui, avant même L’Échelle de Jacob, prend spirituellement sa source ici.

3C’est ce caractère contradictoire de La Main heureuse – à la fois rivée à son époque et riche de promesses – qui nous conduit à l’explorer aujourd’hui. On cherchera moins dans la réflexion présente à définir son statut musical ou synthétique qu’à comprendre son statut esthétique, celui qui l’amène à formuler – fût-ce métaphoriquement – un rapport inédit de l’homme au monde et surtout à élaborer une relation particulière au temps, sur laquelle s’érigera l’identité moderne.

4Comment les aspirations confuses d’une époque ont-elles pu se cristalliser sur cette œuvre de Schoenberg et à l’aide de quels médiums – influences, références, côtoiements divers ? Quel’« air du temps » Schoenberg a-t-il bien pu inspirer dont la métabolisation intérieure a pris nom Main heureuse ? Quel univers inconnu explora-t-elle ? Quels modes inédits de penser et de sentir initia-t-elle et par quels moyens le fit-elle ? Voilà les questions qui motivent la réflexion – individuelle et collective – débutant ici.

5Aux côtés de Strindberg, Maeterlinck, Kokoschka, Kandinsky, Debussy, Freud, Jung, Einstein – pour ne citer qu’eux – Schoenberg participe au vaste mouvement qui fait entrer l’Europe intellectuelle dans la modernité du xxe siècle. Pour les avant-gardes, il s’agit de mettre le positivisme en question, de contester l’impérialisme de la matière, en cherchant – à travers elle ou sans elle – d’autres réalités invisibles (physiques, métaphysiques ou inconscientes) derrière les apparences ; il s’agit aussi de manifester une considération nouvelle pour l’individu sacrifié aux nécessités collectives, ainsi que de restaurer, si ce n’est la métaphysique, tout au moins une pensée universelle, transhistorique et transindividuelle.

6Dans ce tumulte auquel participent les arts comme les sciences, une transformation à laquelle Schoenberg prend une part capitale nous paraît essentielle : la reconsidération du temps. Proust, Joyce, Eliot, Einstein, Bergson, Husserl, Musil... s’y attachent dans leurs champs respectifs, mais les musiciens, dont le médium est considéré depuis le Laocoon de Lessing avec une quasi évidence comme l’art du temps, sont les premiers concernés, et ne peuvent éluder la question renouvelée de la temporalité, qui touche aux fondements mêmes de leur art. En effet, la musique va devenir l’auxiliaire privilégié des ennemis du temps. Schoenberg, comme Debussy d’ailleurs, quoique différemment, affrontera de plein fouet cette question capitale, et y apportera une réponse novatrice, probablement favorisée par la rencontre conjoncturelle de trois situations : son drame personnel (l’Affaire Gerstl), l’état de l’Autriche fin de règne et celui du monde européen dont le compositeur ressent avec acuité la grande mutation1. Cette conjonction le précipite au bord du temps, avec le sentiment tragique d’être parvenu à la fin de l’Histoire. Il est alors urgent de rompre avec la linéarité imposée par le rythme terrestre, pour accéder avec exigence, voire intolérance, à l’intemporalité de l’esprit. L’Évangile chrétien cède peu à peu le pas au monde désertique de la Bible et à l’incandescence du Buisson ardent et c’est bien, en effet, la figure du Prophète qui se dessine en filigrane dans La Main heureuse, avant sa manifestation dix ans plus tard, à travers Le Chemin biblique et l’opéra, dans le personnage de Moïse. Il n’est sans doute pas inopportun de noter que cette identification de Schoenberg à Moïse est loin d’être singulière : Freud et Herzl notamment la partageront, faisant de la figure mosaïque un mythe phare, révélateur de la psychologie collective du début du siècle, participant ainsi, selon le concept de Gilbert Durand, à la constitution d’un véritable « bassin sémantique » viennois2.

7L’hypothèse sur laquelle repose cet article est que La Main heureuse offre des clés essentielles pour appréhender la participation du musicien Schoenberg à la métamorphose des sensibilités amorcée au début du siècle. L’œuvre fonctionne comme une sorte de miroir de son temps et permet de saisir, par ses propriétés purement musicales aussi bien que par ses aspects non musicaux, ce qui se transforme activement autour d’elle. Or, cette révolution du sentir qui nous semble fonder la modernité – donnant ainsi à ce concept souvent flou une épaisseur indéniable – c’est en partie la redécouverte de ce que Mircea Eliade nomme le Grand Temps3. L’expression désigne, par opposition au temps historique, le temps mythique créé par les hommes primitifs pour supporter la souffrance existentielle, pour donner un sens aux épreuves qui jalonnent l’histoire linéaire d’une vie individuelle ou d’une communauté. L’Histoire, vécue comme une longue succession de souffrances, ne peut être acceptée psychologiquement que lorsqu’elle est mise à distance, au sein des archétypes, sous peine de conférer à la vie un caractère d’intolérable absurdité. Ainsi, tout événement, toute épreuve, sont, pour la mentalité archaïque, la réitération sacrée d’un acte primordial accompli in illo tempore par un dieu ou un héros mythique. Si, en ce temps-là, la Création succéda au Chaos, tout chaos (guerre, cataclysme, mort) ne peut désormais qu’être suivi d’une recréation, d’une régénération, inscrite dans la pensée cyclique d’un éternel recommencement. Le rituel se doit donc d’accompagner l’homme pour lui rappeler qu’à son échelle microcosmique, il n’est que l’écho affaibli de l’illud tempus. Or, cette conception archaïque foncièrement anhistorique et motivée par un besoin vital d’abolir le temps, sera détrônée en Occident, par les monothéismes qui valorisent une pensée non circulaire du temps, une pensée linéaire, unidirectionnelle, irréversible, conduisant, à partir d’un acte fondateur historique – la révélation faite à Moïse – à la Rédemption :

« Tandis que, par exemple, pour les populations mésopotamiennes, les souffrances individuelles ou collectives étaient supportées dans la mesure où elles étaient dues au conflit entre les forces divines et démoniaques, c’est-à-dire faisaient partie du drame cosmique (depuis toujours et ad infinitum la création était précédée par le Chaos et tendait à se résorber en lui ; depuis toujours et ad infinitum une nouvelle naissance impliquant des souffrances et des passions, etc.), pour l’Israël des prophètes messianiques, les événements historiques pouvaient être supportés parce que d’une part ils étaient voulus par Iahvé, de l’autre parce qu’ils étaient nécessaires au salut définitif du peuple élu. Reprenant les anciens scénarios de la “passion” du dieu, le messianisme leur confère une valeur nouvelle, en abolissant avant tout leur possibilité de répétition ad infinitum [...]. Lorsque viendra le Messie, le monde sera sauvé une fois pour toutes et l’histoire cessera d’exister. »4

8Bien que jusqu’à nos jours, les peuples aient su préserver, parfois en sous-roche comme dans les pays judéo-chrétiens, la vision mythique du monde nécessaire à leur survie psychologique, les élites judaïques puis chrétiennes imposèrent à tout l’Occident le modèle linéaire d’un temps historique jusqu’à ce que la Révolution et l’esprit des Lumières s’en emparent à leur tour pour l’ériger en valeur suprême : l’idéalisation de l’Histoire par Michelet, de la « marche des siècles » par Victor Hugo, de la Science par Auguste Comte, de la lutte des classes en vue d’une humanité meilleure par Marx, sont autant de signes profanes d’une venue messianique. Pourtant, la précipitation de l’Histoire vers un avenir interrogé avec une inquiétude croissante, jointe à l’affaiblissement religieux, amène à la fin du xixe siècle une situation psychologique inédite. Il apparaît de plus en plus difficile de supporter la force aveugle et monstrueuse de l’Histoire sans les facultés d’explicitation qu’offre la pensée mythique. La nécessité de raviver les mythes, de ranimer les archétypes, se fait impérieusement sentir parmi les élites européennes, d’où probablement la vogue de l’univers wagnérien, de la pensée nietzschéenne, des ésotérismes (anthroposophie, théosophie, alchimie, rosicrucisme...), qui fascinent d’une manière quasi générale intellectuels et artistes au tournant du siècle5. Par la suite, le xxe siècle construira son identité – pour le meilleur et pour le pire – sur la résistance à la dictature du temps linéaire qui demeure pourtant la référence du matérialisme contemporain et de sa perpétuelle fuite en avant. Le refus de l’action héroïque et civilisatrice caractérisera, par opposition au xixe siècle, les avant-gardes du xxe siècle. Alors que l’homme beethovénien était, dans la mesure où il agissait et se façonnait lui-même au sein de l’Histoire, l’homme debussyste est, dans la mesure où il sent, l’homme schoenbergien est par sa seule vie intérieure. Si l’espace devient le maître-mot des recherches musicales au xxe siècle, c’est que les compositeurs tentent de détourner la musique de l’axe exclusif du temps pour lui ouvrir un espace – métaphorique ou acoustique – théâtre d’autres réalités. De même pour les artistes symbolistes, la vraie réalité est située hors du temps, au-delà des apparences ; les écrivains aspirent à un ailleurs spatial qui échappe aux contingences temporelles ; en réaction à l’esprit colonialiste, les primitivistes eux, renouent avec la pensée mythique archaïque ; les arts de la scène cherchent inlassablement, par l’énonciation vocale, non plus le modèle culturel, mais « la voix des origines »6 ; pour les surréalistes, seul compte le temps de l’inconscient, loin du contrôle rationnel ; le structuralisme, lui, combat l’historicisme... Indubitablement la contestation du temps unidirectionnel est puissante au sein des modernités du siècle et le temps de l’immanence – c’est-à-dire l’espace intérieur – s’affirme.

9Dans ce vaste panorama, Schoenberg œuvre lui aussi activement à la mise au jour, dans les sensibilités plus que dans les consciences, du Grand Temps. Vers 1908, les conditions intérieures et extérieures sont réunies pour que l’artiste soit prêt à consommer sa rupture avec l’Histoire. D’une part, sa vie personnelle atteint un paroxysme de douleur avec le drame affectif qui se joue entre sa femme, Gerstl et lui-même. D’autre part, sa quête spirituelle s’avère une longue errance à travers le judaïsme, l’athéisme et le protestantisme qui ne le satisfont pas. Enfin, il ressent avec acuité la fin d’un monde, en tout cas la fin d’un empire qu’il respecte, mais qui s’est récemment trouvé malmené par les idéologies de masse, dont la moindre n’était pas l’inquiétant mouvement chrétien-social antisémite de Karl Lueger. L’utopie est condamnée à n’être que « l’impossibilité du possible », selon le mot d’Adorno. Aucune perspective messianique sérieuse n’est plus capable de donner un sens à la vie. L’abondance des suicides7 dans la Vienne fin de siècle témoigne sans doute du désarroi des consciences privées de secours devant l’absurdité de l’Histoire. Le suicide n’étant pas la réponse de Schoenberg à la souffrance existentielle, la quête spirituelle va lui permettre de supporter les cahots de l’Histoire.

« La seule possibilité de sortir du temps, de briser le cercle de fer des existences est l’abolition de la condition humaine et l’obtention du Nirvâna. La simple contemplation (de ces nombres incalculables de cycles) terrorise l’homme et le force à réaliser qu’il doit recommencer des milliards de fois cette même existence évanescente et endurer les mêmes souffrances sans fin, ce qui a pour effet d’exacerber sa volonté d’évasion, c’est-à-dire de le pousser à transcender définitivement sa condition d’existant. »8

10Or, c’est ce désespoir métaphysique, partagé par toute une époque9 et amenant l’invention d’un nouveau temps, qu’exprime La Main heureuse, par son livret d’une part et par sa conception esthétique d’autre part.

Séraphîta

11Toute sa vie, en passant par une succession d’attitudes métaphysiques – judaïsme, athéisme, protestantisme, attirance théosophique puis de nouveau judaïsme – jamais Schoenberg ne démentira sa profonde vénération pour la Bible. Néanmoins, dans la décennie qui nous occupe, il est un autre livre – spirituel, lui, quoique profane – qui ne le quitte quasiment pas et l’épaule constamment, la Séraphîta de Balzac10. Ce roman aujourd’hui peu connu, publié en 1835, et inséré dans La Comédie humaine, sous la rubrique des Études philosophiques, fut l’un des livres de chevet de la génération symboliste et notamment de Strindberg. Dès qu’il le découvrit à son tour, Schoenberg s’émerveilla et s’en imprégna jusqu’à décider de le mettre en musique, sollicitant pour ce projet la collaboration de Richard Dehmel, vers 1913. S’il n’en tira en fin de compte qu’un lied, Séraphîta, et des idées pour l’Échelle de Jacob, il est indubitable que, dès la conception de La Main heureuse, le roman occupa son univers mental, l’aidant à supporter le monde tumultueux de ses sentiments pour définir son objectif spirituel. On voudrait ici en donner quelques preuves.

12L’œuvre de Balzac met en scène un mystérieux être double, androgyne, nommé tour à tour Séraphîtus et Séraphîta. Il est aimé à la fois par un homme, Wilfrid, et par une femme, Minna, qu’il repousse tous deux. Cet être étrange est en réalité un ange, sur le point d’atteindre la transfiguration céleste qui adviendra au cours de sa mort illuminée à la fin du récit. Wilfrid et Minna s’uniront alors dans l’amour afin de s’épauler l’un l’autre et d’accéder eux aussi, lorsque leur heure sera venue, au stade angélique. Une souffrance infinie caractérise tous les personnages, et plus particulièrement Séraphîta qui éprouve comme en écho la passion du Christ. Dans le roman, les multiples images de l’homme et de la femme apparaissent toujours complémentaires, mais dans le cas de Wilfrid et de Minna, elles correspondent au stade au cours duquel il est encore nécessaire que deux personnes distinctes s’associent pour constituer une force capable de progrès spirituel, alors que l’ange Seraphîtus/Séraphîta illustre le stade ultime où les deux visages – masculin et féminin – fondus en un même être, ont déjà conquis l’unité suprême.

13Le message du roman provient de l’enseignement de Swedenborg et de l’illuminisme auquel Balzac avait été initié par sa mère, elle-même adepte du visionnaire suédois. Ce mouvement, encore très actif dans les ésotérismes du début du xxe siècle, sera diffusé par de nombreux écrivains et artistes, et tout particulièrement par Strindberg, le grand modèle de Schoenberg. Pour eux, seul compte le rapport à l’invisible dans une dépréciation irréductible des contingences terrestres. Dans le roman, la réitération de gestes symboliques, en grande partie issus du christianisme (ascension de la montagne, transfiguration, vision de monstres dans les abîmes terrestres, agonie rédemptrice...) accompagne l’accès au Grand Temps, là où ni l’Histoire, ni l’espace n’ont de prise. Seul l’amour idéal, dégagé de toute sensualité (φilía), est capable de transcender la souffrance pour conduire à la sanctification. Le couple humain incarne donc le moyen par excellence de parvenir à Dieu : dans un premier stade – originel – l’homme et la femme ne s’unissent que pour satisfaire leurs instincts, puis dans un second temps, ils s’élèvent en découvrant leur complémentarité : l’intelligence, la force et la solitude pour l’homme, la beauté, la volonté et la sociabilité pour la femme ; enfin, après de nombreuses chutes et d’intenses efforts, ils peuvent atteindre le troisième stade et se fondre en une créature androgyne qui devient ange. La ligne unidirectionnelle de la vie humaine conduit donc, à travers une ascension spirituelle, au hors-temps céleste (« vous avez l’exister, il a la vie »11). « Tout Swedenborg est là : souffrir, croire, aimer. »12

14Qu’on lise certains passages de Séraphîta, et l’on retrouvera les grands thèmes schoenbergiens, notamment ceux de La Main heureuse, la souffrance aiguë de l’existence, la soif d’absolu et d’immatérialité, le discrédit de la condition humaine, la quête de l’amour rédempteur... L’Homme partage bien des traits avec Wilfrid : une idéalisation forcenée de la femme, objet de leur amour, une passion virile qui souffre de la distance charnelle imposée par leur compagne, une violente douleur doublée d’incompréhension devant le rejet dont ils sont victimes, des tendances héroïques et créatives...

15On constatera qu’à travers une thématique commune, des situations concrètes passent d’une œuvre à l’autre : « La trépidation morbide que lui causait la combinaison de ses deux natures violemment disjointes »13 (métamorphose physique de l’Homme pendant le crescendo de vent et de lumière), les convulsions qui accompagnent le passage entre l’imagination sublime (la contemplation, l’acte créateur) et la vie réelle (le rictus d’horreur qui suit le crescendo de lumière après la scène du diadème), le choc que provoque l’intrusion de la trivialité au cœur de la contemplation (l’éclat de rire strident et moqueur de la foule), les tortures inouïes (la Bête monstrueuse, les plaies...), les rechutes perpétuelles (le retour de la Bête dans la dernière scène).

16Des images, gestes, idées, se retrouvent également dans l’un et l’autre ouvrage : le décor rocheux, tourmenté, étagé des abîmes au ciel, comme dans l’axis mundi des mythes, seul capable d’accueillir l’initiation, les visions monstrueuses incarnant les tentations terrestres, la voix céleste renvoyant impitoyablement l’homme à son imperfection, les jeux de lumière signalant les transmutations intérieures des personnages, l’intensité symbolique des regards, la Coupe, l’ambivalence de la Floraison à la fois innocence et volupté (que l’on retrouvera au centre de Sonorité jaune de Kandinsky), l’assimilation de l’artiste au mystique, seul capable d’entrevoir des réalités que nul ne soupçonne, l’évocation des Sarrasins comme symboles de la vanité des actions héroïques – mais aussi fondateurs de l’art abstrait en Europe (sic) – et enfin le symbole de la main tendue, bienheureuse de n’atteindre que l’immatérialité14.

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17Enfin, le roman de Balzac développe des idées – les Correspondances, le silence – qui nourrissent l’esthétique même de l’œuvre schoenbergien à cette époque. Ainsi, un long passage y est consacré aux Correspondances, théorisées par Swedenborg.

« Quand un homme est disposé à recevoir l’insufflation prophétique des Correspondances, elle réveille en lui l’esprit de la Parole ; il comprend alors que les créations ne sont que des transformations ; elle vivifie son intelligence et lui donne pour les vérités une soif ardente qui ne peut s’étancher que dans le ciel. Il conçoit, suivant le plus ou le moins de son intérieur, la puissance des esprits angéliques, et marche conduit par le Désir [...]. Les esprits sont dans le secret de l’harmonie de créations entre elles ; ils s’entendent avec l’esprit des sons, avec l’esprit des couleurs, avec l’esprit des végétaux ; ils peuvent interroger le minéral et le minéral répond à leurs pensées. »15

18Or, la perception des Correspondances conduit Schoenberg à concevoir des conséquences esthétiques, dont il débattra abondamment avec Kandinsky en 191116, et qui les avaient d’ailleurs déjà conduits tous deux à expérimenter la synthèse des arts. Chaque phénomène perceptible étant la manifestation d’une réalité invisible, tous les moyens d’expression peuvent se conjuguer pour transmettre ce que la prescience de l’artiste a capté du Mystère. Tout cela enveloppé du silence des grandes révélations, d’où la grande économie de paroles de l’Homme et l’importance de la pantomime.

19On le voit, le livret de La Main heureuse est pétri de l’univers swedenborgien : ceci est explicite et avéré dans l’œuvre. Néanmoins, l’influence pessimiste de Strindberg17 ainsi que le choc affectif personnel viennent obscurcir l’inspiration balzacienne : la quête de spiritualité n’est pas nimbée de la lumière qui, dans Séraphîta, parvenait à transcender la souffrance. Nous sommes certes en chemin vers le Grand Temps, mais ce n’est encore que la première étape (l’Homme n’atteint jamais le plateau rocheux supérieur dessiné sur la scène) et celle-ci est vouée à la réitération des échecs ; l’Homme aspire à l’amour pur de la Femme, projette sur elle son fantasme fusionnel, mais son double mimé avoue qu’il est encore rivé à l’amour instinctuel : le Monsieur et la Femme (das Weib18) n’ont qu’une relation triviale ; la caverne de la création n’est pas dans l’axe du monde où s’effectue la transformation spirituelle, mais déportée sur la gauche ; l’acte créateur ne parvient pas à rejoindre l’amour (les deux cavernes sont distinctes) pour conduire à la rédemption ; l’Homme-Sisyphe est condamné à gravir le ravin, toujours et encore, sans jamais parvenir à l’étape supérieure, pour finir, encore et toujours, écrasé par le rocher des instincts charnels. Malgré l’influence considérable de Séraphîta sur l’univers de La Main heureuse, aucun accomplissement n’est entrevu et la répétition infernale est vouée à se perpétuer.

L’Accomplissement ?

20L’Accomplissement19, voilà en effet le grand absent de La Main heureuse, et c’est peut-être là l’aspect le plus révolutionnaire de l’œuvre. Jusqu’à Schoenberg, et depuis la naissance de la tonalité, à la fin de la Renaissance, l’art laissait entrevoir une issue, transcendante ou non à la vie humaine, issue spirituelle en ce qui concerne l’art baroque (la strette, l’apothéose des coupoles...), sentiment de la résolution des conflits – le dénouement – avec l’art classique (réexposition de sonate, symétries...), accomplissement de nature plus spirituelle enfin, au terme du désir, avec le Romantisme, fût-il effondrement comme souvent chez Mahler. En tout état de cause, depuis des siècles, l’œuvre d’art avait été vécue comme un itinéraire dynamique qui conduisait à un aboutissement. La génération 1900 elle aussi, bien qu’elle fût, sous l’empire wagnérien, fascinée par l’esprit et le temps mythiques, n’en avait pas moins privilégié un temps linéaire, clos par un accomplissement qui seul accédait au hors-temps. Parsifal, l’Entrückung20 de Stefan George qui inspire l’ultime mouvement – atonal – du Deuxième Quatuor de Schoenberg, l’illumination du géant à la fin de Sonorité jaune de Kandinsky, la Frise Beethoven de Klimt, tous célébraient l’accès au Grand Temps certes, mais au terme d’un parcours préalable.

21On aimerait s’arrêter un instant à ces deux dernières œuvres, représentatives par leurs divergences, pour montrer ce que, vers 1910, Kandinsky et Schoenberg apportent de résolument nouveau à la conception temporelle de l’œuvre d’art, fût-elle ou non musicale.

22La Frise Beethoven (1902) de Klimt, conçue pour décorer le sous-sol d’exposition du Palais de la Sécession à Vienne, est encore toute pétrie d’idéal romantique sous l’influence de ses deux grands inspirateurs, Beethoven et Wagner. Malgré une conception Jugendstil très épurée qui privilégie les vastes surfaces blanches, la trame demeure narrative et unidirectionnelle, aboutissant sur la paroi de droite à une scène d’amour fusionnel, sous la bénédiction d’un chœur céleste, très proche de Séraphîta. Bien qu’il s’agisse ici, comme dans le mythe, d’un accomplissement d’ordre spirituel, souligné par le symbolisme onirique de la frise, et non d’un « dénouement » concluant une action humaine (en ce sens, l’inspiration de Klimt est plus wagnérienne que beethovénienne), le regard est unidirectionnellement conduit vers le message explicité.

23En revanche, Sonorité jaune (1909)21 est une composition totalement abstraite, un kaléidoscope de tableaux animés, peuplé d’êtres fantomatiques. Pourtant, malgré la juxtaposition et non la succession des scènes, on peut encore noter un parcours, le parcours d’ordre initiatique des géants qui, disloqués et de guingois qu’ils étaient au début, accèdent à une transfiguration christique (un géant, tout illuminé de jaune élève les bras en croix et demeure immobile). Toutefois, bien qu’il y ait assomption finale, aucune ligne temporelle directionnelle ne se dessine clairement. Les scènes sont une simple mise en mouvement, une mise en temps, une discrète palpitation de tableaux colorés, comme avec la prescience des mobiles de l’après 1945. Alors que chez Klimt, le déroulement temporel avait conduit à l’affirmation d’un message rationnel – le triomphe de l’amour humain sur les forces du mal sous l’impulsion de l’artiste – chez Kandinsky, la composition devient la saisie d’un moment de contemplation (« le terme composition agit sur moi comme une prière »22) où l’être, par l’étirement du temps de la méditation, pénètre le mystère intérieur d’une manière totalement sensitive et immédiate. Alors que Klimt se situait du côté du percevoir, qui ménage une distance entre la sensation et son objectivation consciente – le message –, Kandinsky, lui, se situe du côté du sentir au sens où le définit Erwin Straus : « le sentir est au percevoir ce que le cri est au mot [...] le percevoir est une objectivation du sentir »23. La vérité du sentir, écrit encore Henri Maldiney, « est l’art dont les structures ne sont pas intentionnelles. ».24 Par la communication symbiotique avec les choses, Kandinsky ne laisse au temps aucun interstice où pourrait s’introduire la conscience. Chez lui, le temps prend une autre figure que chez ses prédécesseurs : il devient, non le temps de la conscience, mais le temps de l’expérience immédiate – dans sa non-conceptualisation – le temps du dévoilement. Or, on reconnaît bien là les préoccupations centrales qu’il partage avec Schoenberg, et dont ils débattent dans leur correspondance de 1911. Le refus du contrôle rationnel implique pour l’un comme pour l’autre, une reconfiguration de l’espace et du temps. L’œuvre devient « l’indicible lieu » (Maldiney) où la surface donnée à voir devient espace enveloppant, où le temps des horloges s’efface devant la contemplation. Nul étonnement alors qu’aucun temple de la Sécession, aucun théâtre, aucune scène concrète n’aient su accueillir l’œuvre de Kandinsky non plus que celle de Schoenberg. Seul « l’indicible lieu » eût convenu à leur immatérialité !

24On assiste là à une étrange conjonction entre le peintre et le musicien. Tous deux, par leurs œuvres scéniques, débordent leur cadre expressif habituel et recourent à un médium qui ne leur est pas propre, pour dépasser les possibilités traditionnellement dévolues à leur moyen d’expression. Kandinsky, en recourant au mouvement de la peinture, Schoenberg, en niant le temps, semblent dire avec Gurnemanz dans Parsifal : « Ici le temps devient espace ». Par la négation de l’activité consciente dans la création, ils privilégient le senti sur le perçu et créent ainsi un espace spirituel qui ignore la distance inévitable entre la conscience et son objet, immergeant l’être dans l’expérience purement sensible et non conceptualisée. En refusant la réitération thématique et la répétition des polarités tonales, Schoenberg oblige à vivre l’immédiateté de l’entendu, à habiter l’espace intérieur, alors que le recours à la mémoire, par le phénomène de la rétention, suppose une temporalité qu’elle structure. Ne pas savoir où l’on va exige de s’occuper de l’espace où l’on est, et c’est sans doute ce dont témoigne cette « musique informelle » (Adorno) – comprendre : dont le temps n’est pas structuré – qui constitue la première phase de la révolution schoenbergienne. On pourrait dire de La Main heureuse ce que Merleau-Ponty écrit de la musique : « Elle insinue à travers l’espace visible une nouvelle dimension où elle déferle, comme, chez les hallucinés, l’espace clair des choses perçues se redouble mystérieusement d’un “espace noir” où d’autres présences sont possibles »25.

25Cet « espace noir » de Merleau-Ponty, c’est l’angoisse que véhicule La Main heureuse, l’angoisse devant ce rien, devant ce vague, que le corps capte, ressent néanmoins, mais que la conscience n’analyse pas. L’angoisse de La Main heureuse, c’est aussi celle que Worringer décrit dans son livre Abstraktion und Einfühlung (1907)26. Le terme Abstraktion désigne, selon lui, le moyen de tenir à distance la nature non maîtrisée, en cherchant à atténuer les apparences du réel. Bien qu’il ne soit question pour Worringer que de formes décoratives stylisées (jamais il n’a imaginé que la peinture puisse un jour devenir totalement abstraite), l’expressionnisme, qui lui est contemporain, illustre bien son idée, mais sous une double forme. D’un côté, l’abstraction d’un Schoenberg où, partie de formes réelles, l’imagination s’en éloigne jusqu’à estomper l’apparence de la réalité. De l’autre, l’abstraction kandinskienne, joyeuse, qui rompt totalement les amarres avec toute source réaliste pour ne plus revendiquer que la « Nécessité Intérieure » déjà à l’œuvre dans l’esthétique psychologique de Worringer. D’un côté, le besoin forcené de Schoenberg de se dire, de se raconter (autoportraits, Journal de Berlin, Main heureuse) et de s’éloigner au plus loin, par l’abstraction, de la cruelle réalité extérieure pour traquer la réalité intérieure. De l’autre, la liberté absolue de Kandinsky ne reconnaissant désormais que la transposition spontanée des états intérieurs de l’artiste. Mais, en tout cas, dans ces deux visages de l’Abstraction 1910, c’est la même affirmation du Grand Temps qui, finalement, n’est autre que l’absolue supériorité de l’intériorité, c’est-à-dire la nécessité intérieure, sur l’extériorité, c’est-à-dire le temps historique. Chez Kandinsky, la temporalité mystique offre une issue à l’être étouffé par l’espace trop peuplé (celui qui préoccupe le peintre) ; pour Schoenberg, l’espace permet à un moi enserré dans les rets du temps (l’obsession du musicien) de se mouvoir librement. Dans ces conditions, plus n’est besoin d’accomplissement ni de son corollaire temporel, puisque désormais l’être seul, dans son éternel présent, nécessite d’être écouté et manifesté.

26On comprend dès lors que, bien au-delà de la théorie des Correspondances, la synthèse des arts soit devenue l’étape décisive dans l’élaboration d’un « espace-temps », dont les œuvres et théories de Schoenberg et Kandinsky dans les années vingt seront une démonstration probante, préludant aux innovations artistiques de l’après 194527.

27On est alors en droit de s’interroger sur les étonnantes similitudes entre le Kunstwollen28 de l’époque et les autres champs de la pensée, comme si les artistes exprimaient métaphoriquement par leurs préoccupations esthétiques et techniques une sorte d’aspiration collective confuse en ce début de siècle. Le « vouloir faire artistique », concept forgé à la fin du xixe siècle par Riegl, semble se focaliser sur la conjonction de l’espace et du temps (il serait intéressant à cet égard d’effectuer l’étude conjointe de cet aspect chez Debussy, Proust, Musil, Delaunay, les cubistes, les futuristes, Apollinaire...), comme le fait au même moment la phénoménologie husserlienne, comme le font Bergson et Bachelard en s’efforçant de relier perception spatiale et perception temporelle, comme le fera bientôt Jung, fasciné par la synchronicité, et bien sûr, comme le feront les physiciens, découvrant le concept de relativité. On ne peut s’empêcher d’y lire une formidable conjonction des forces pour réunifier ce que la culture judéo-chrétienne et les Lumières avaient cruellement tenu à distance – l’esprit et la matière – dans une dichotomie devenue intolérable à l’être humain.

« Du, armer ! »

28Avec La Main heureuse, Schoenberg entreprend donc sa construction du Grand Temps. Théâtralement, l’œuvre se présente comme une boucle, un éternel retour de la « scène primitive » où les voix et la Bête conjuguées dénoncent la culpabilité de l’Homme. Éternelle rechute, éternel retour au chaos ! L’ostinato musical marque la confusion intérieure du personnage dont les tempes bourdonnent de bruit et d’angoisse et les oreilles, de voix dénonciatrices. Par la forme circulaire du livret, le temps devient réversible ; par l’ostinato sonore, il est empêché d’avancer. Pour endiguer sa progression, Schoenberg lui oppose un autre bouclier, l’espace acoustique, qu’il sature complètement d’informations : superposées à l’orchestre, les douze voix interdisent toute identification claire du message verbal aussi bien que musical ; parlé et chanté se mêlent, l’écriture canonique serrée – mélodique et rythmique – se surajoute à l’abondance d’informations sonores et l’angoisse monte. « L’angoisse diffère de la peur en ce que celle-ci est peur devant un étant, devant un phénomène, devant un objet, tandis que l’angoisse Test devant rien d’étant », écrit François Makowski29. Dans l’impossibilité d’identifier clairement le message non plus que la provenance des sons (des têtes blafardes apparaissent dans les replis du rideau), l’Homme est en effet saisi d’angoisse. Schoenberg nous fait percevoir l’inaudible en nous privant de l’audible. C’est en créant le manque qu’il nous fait entendre et voir l’invisible.

29Restaurer une directionnalité temporelle dans cette première scène et « désaturer » l’espace par clarification des strates musicales et espacement des sources sonores, comme le fait Ricardo Mandolini dans sa « revisitation » de l’œuvre – Le Labyrinthe aux miroirs30 – reviennent certes à créer une nouvelle esthétique porteuse d’une réalité contemporaine, mais transforment totalement le sens et la portée de la création schoenbergienne qui est précisément en train d’inventer un nouvel univers musical et de construire un nouveau temps, sans doute devenu obsolète un siècle plus tard. Ainsi, concevoir le premier tableau comme une genèse de la parole, alors que Schoenberg essaie de brouiller la temporalité, tant par le mélange grammatical propre au livret que par la confusion musicale, revient à effectuer un détournement de la version initiale. En revanche, développer la spatialisation affermit opportunément, avec des moyens modernes, la recherche du compositeur qui brandissait alors l’espace pour mieux noyer le temps.

30Quelles sont donc, en ce début de siècle, les conditions d’instauration du temps mythique ?

  • rompre avec l’univers judéo-chrétien trop marqué par l’irréversibilité du temps historique

  • rompre avec le « discours » musical de tradition tonale, sa logique d’enchaînement et sa quête d’aboutissement

  • rompre avec le monde émotionnel et passionnel des humains

  • tourner le dos au Moi trop individualiste.

31Or, comment procède Schoenberg ? Il réalise certes les deux premières conditions mais bute devant les deux suivantes.

32L’œuvre est conçue comme un rituel d’initiation qui doit conduire à l’Entrückung, le ravissement spirituel. Le projet en a déjà été défini par Le Deuxième Quatuor, mais La Main heureuse en plante le décor, au centre du monde, unique lieu où les trois espaces mythiques – céleste, terrestre, infernal – sont susceptibles de communiquer. Ceux-ci sont symboliquement représentés par le chœur, l’Homme et la Bête, ainsi que par les trois niveaux du décor, la plate-forme rocheuse supérieure qui restera vide, la plate-forme inférieure surplombée par les deux cavernes et le ravin. L’espace rituel ainsi délimité dans l’œuvre, l’échelle menant à l’au-delà pourra être posée et, quelques années plus tard, ce sera l’Échelle de Jacob.

33Pour l’instant, les grands moments de la cosmogonie sont rejoués : le chaos initial, la création, la faute, le retour au chaos. Il s’agit, au cours de ce rituel, de prendre conscience des conditions nécessaires au succès de l’entreprise. Les deux instruments indispensables sont l’amour pur et le génie. Les obstacles à éviter : l’amour trivial, l’acte créateur privé d’amour et surtout le temps. « Il n’existe pas de plus grand obstacle à l’union avec Dieu que le Temps », écrit Maître Eckardt.

34Pour créer le climat mythique, Schoenberg fait en effet appel à un faisceau de caractéristiques propres à La Main heureuse : une forme théâtrale circulaire, une énergie musicale non dynamique mais comprimée dans un espace étouffant et explosif (au contraire de la progression du désir de mort notable dans Salomé ou Elektra de Strauss), un langage libéré des lois tonales, un éparpillement thématique, une rythmique coupée de toute base physiologique (sauf l’ostinato), une compacité polyphonique entravant toute velléité de mouvement, une ouverture de la forme musicale se gardant bien de clore, par un retour qui risquerait de passer pour une réexposition résolutive, la partition achevée de ce fait sur une amplification polyphonique du chœur...

35Pour se dégager de l’imaginaire judéo-chrétien dont il est pourtant (et sera toujours) nourri, Schoenberg puise dans l’imaginaire nordique (Swedenborg, Séraphîta, Strindberg, Munch, Wagner) encore tout pétri de paganisme. L’univers désertique de l’Ancien Testament et le monde de sources de l’Évangile cèdent le pas aux contrées sauvages et tourmentées du Nord où l’espace, déchiqueté, prend l’avantage sur le temps.

36L’œuvre doit néanmoins confesser l’échec du rituel initiatique. Le Grand Temps impose des exigences que Schoenberg n’est pas encore prêt à honorer : Moïse lui aussi déclinera tout d’abord l’invitation de Dieu, puis doutera... Dans La Main heureuse, Schoenberg se montre totalement englué dans sa problématique personnelle au point de ne pouvoir faire taire son moi déchiré. Toutes les passions humaines se donnent, pêle-mêle, rendez-vous dans l’œuvre : la culpabilité, l’amour, la compassion, le désespoir, la douleur, le mépris... Plus qu’un impétrant, l’Homme se montre un pauvre « loup des steppes »31, martyrisé par ses deux âmes, l’une angélique, l’autre sauvage, qui continueront jusqu’à Moïse et Aaron, de le faire souffrir... Et comme Harry Haller, le vieux loup n’a encore appris ni à rire, ni à danser...

« Notre Loup des steppes, lui aussi, croit porter en son sein deux âmes (l’homme et le loup), et son sein déjà s’en trouve assez mal. La poitrine, le corps ne font qu’un, mais les âmes qui y habitent ne sont ni deux ni cinq, elles sont innombrables ; l’homme est un bulbe formé de centaines de pellicules, une texture tissée de milliers de fils. [...] Si nous envisageons de ce point de vue notre Loup des steppes, nous comprendrons facilement pourquoi sa dualité ridicule le fait tant souffrir. Il croit comme Faust, que deux âmes sont trop pour une seule poitrine et ne peuvent que la déchirer. Mais elles sont au contraire trop peu nombreuses, et Harry martyrise sa pauvre âme en voulant la faire tenir dans une forme aussi primitive. Il agit, bien qu’il soit un homme instruit et cultivé, à la façon d’un sauvage qui ne sait pas compter au-delà de deux. Il donne à une partie de lui-même le nom d’homme, à une autre celui de loup, et croit en avoir fini et s’être épuisé. Dans l’homme, il empile tout ce qu’il trouve en lui de spirituel, de sublimé ou de cultivé ; dans le loup, tout ce qu’il a d’instinctif, de sauvage et de chaotique. Mais la vie n’est pas aussi candide que nos pensées, aussi simpliste que notre pauvre langage d’idiots et Harry se dupe doublement quand il applique cette méthode nègre d’homme-loup. »32

37Le divin ou le terrestre, la pensée ou l’action, l’amour ou la loi, le verbe ou l’idée, le conceptuel ou le sensoriel, le chanté ou le parlé... une longue liste de dualités cruelles qui n’auront de cesse de tourmenter Schoenberg jusqu’à ce que, paradoxalement, au cœur de la plus grande extrémité – le génocide juif et sa propre épreuve : une mort clinique dont il réchappa miraculeusement (1946)33 – il parvienne à trouver une certaine plénitude qui se manifestera dans Un Survivant de Varsovie et dans les derniers Psaumes. Pour l’heure, le Grand Temps nécessite la conjonction de l’esprit et de la matière et Schoenberg qui, par nature, et peut-être par culture, a une tendance schizoïde34, cherche encore comment la réaliser.

38Si La Main heureuse n’est qu’une étape, on y voit néanmoins Schoenberg amorcer sa transformation et passer du génie (image latente dans Le Deuxième Quatuor) au Prophète selon la progression chère à Swedenborg. La Main heureuse révèle la prise de conscience du musicien devant le but qu’il assigne à son art : l’exaltation de l’esprit. Comme l’Eléazar de Michel Tournier, il avance la Bible à la main et ressent douloureusement la brûlure du désert dans son aspiration à la spiritualité. Mais il est encore bien loin d’entrevoir le pays où coulent le lait et le miel qui, comme le Messie, ou le dernier acte de Moïse et Aaron, reste à venir.

« La Source et le Buisson, dit-il d’une voix plus forte. Il faut choisir entre cette eau chantante qui jaillit à nos pieds et descend vers la vallée, et le Buisson ardent dont la flamme monte du désert vers le ciel. Josué, fils de Nun, de la tribu d’Ephraïm, tu choisiras la source [...]. »
« Quant à moi, le Buisson m’a appris que Dieu ne me permettrait pas de descendre dans la vallée vivante. Pas plus qu’il n’a permis à Moïse de fouler la terre de Canaan. D’ailleurs mes forces sont épuisées. Je ne pourrais pas faire un pas de plus en avant. Je sens ma vie qui me quitte de minute en minute. Je vous ordonne de me laisser aller seul où Dieu m’attend. »35

39Les six voix qui monteront du Buisson ardent sont, dans Moïse et Aaron, celles-là même qui auront exhorté l’Homme de La Main heureuse à s’élever au-dessus de sa condition humaine. Ce sont elles qui auront refusé au musicien de suivre le chemin si discrédité du temps pour l’enjoindre de construire ex nihilo un espace inconnu – l’espace atonal – ouvert par la fulgurance de l’esprit. Dès lors, comment une fin musicale prendrait-elle du sens ? C’est ce que Schoenberg cherchera longtemps. Si dans La Main heureuse, la fin retourne à son commencement avec l’insatisfaction de la rechute et l’absence d’accomplissement, dans l’Échelle de Jacob comme dans l’opéra inachevé, elle sera tout simplement irréalisable, inconcevable, associée au destin de l’Utopie – à l’impossibilité d’aboutir. Il faudra attendre les dernières œuvres, après 1946, pour que l’accomplissement advienne sans combat, comme couronnement d’une vraie spiritualité. Les dualités intolérables se tairaient alors ; l’amour des hommes si étranger à Moïse mais naturel chez Aaron nourrirait les dernières œuvres pacifiées, et la tonalité, instrument du Temps, sortirait de son exil dans une harmonie toute nouvelle avec T« espace » atonal. La Main heureuse serait alors à considérer comme le premier jalon, même imparfait, d’une longue et difficile évolution spirituelle lancée en quête de « l’éternel, de l’invisible et de l’irreprésentable »36.

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Notes de bas de page

1 À propos du concert des œuvres de Schoenberg à Munich, le 2 janvier 1911 (que l’on date habituellement, mais par erreur, du 1er), auquel assistait également Kandinsky, Franz Marc écrit à Macke le 14 janvier : « Je pensais sans cesse aux grandes compositions de Kandinsky [...], et aussi à ses “taches volantes” à l’écoute de cette musique où chaque son joué existe pour lui-même (une sorte de toile blanche entre les taches de couleur). [...] Schoenberg semble convaincu, comme notre association, de l’irrésistible dissolution des lois de l’harmonie et de l’art européen [...] » Cité dans Jelena Hahl-Koch, « Kandinsky et Schoenberg : documentation sur une amitié artistique » Contrechamps no 2, 1984, p. 97.

2 Cf. Gilbert Durand, chap. III : « La notion de “bassin sémantique” », dans Introduction à la Mythodologie. Mythes et sociétés, Paris, Albin Michel, 1996, p. 79-130.

3 L’étude de ce concept fait l’objet du livre de Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1969, et d’une grande partie de Images et symboles, Paris, Gallimard, 19802, p. 165 : « La réapparition des théories cycliques dans la pensée contemporaine est riche de sens. Tout à fait incompétents pour nous prononcer sur leur validité, nous nous contenterons d’observer que la formulation en termes modernes d’un mythe archaïque trahit tout au moins le désir de trouver un sens et une justification transhistorique aux événements historiques. Nous voilà ainsi revenus à la position préhégélienne [...] ».

4 M. Eliade, op. cit., 1969, p. 124.

5 Voir à ce sujet Jocelyn Godwin, L’Ésotérisme musical en France 1750-1950, Paris, Albin Michel, 1991 et Marie-Pierre Lassus, Autour de Manuel de Falla. La Poétique de l’évocation et l’imaginaire sonore du début du siècle, Habilitation à diriger des recherches, non éd., Université de Lille III, 1999.

6 Cf. Bernard Benech, Le Théâtre et la voix des origines : quête et retours d’une parole proférée dans les pratiques de la représentation au XXe siècle. Thèse de doctorat, non éd., Université de Paris VIII, 1995.

7 Cf. William M. Johnston, L’Esprit viennois. Une histoire intellectuelle et sociale, 1848-1938, Paris, PUF/Perpectives critiques, 1985, « La fascination de la mort », p. 213-220.

8 Mircea Eliade, op. cit., 19802, p. 86-87.

9 L’intelligence et la puissance sans bornes de l’homme nouveau, capable de donner le jour à des merveilles comme à des monstres, effraye l’époque et inspire les premiers livres de fiction : H.G. Wells, Jules Verne...

10 Toutes les références au roman sont puisées dans La Comédie humaine, vol. 7, Paris, Seuil, s.d., présentation et notes de Pierre Citron.

11 Séraphîta, p. 348.

12 Id., p. 347.

13 Id., p. 337.

14 On trouvera ci-joint un tableau montrant dans le détail le parallélisme entre les deux œuvres.

15 Séraphîta, p. 346.

16 « Schoenberg-Kandinsky : Correspondance, Écrits », Contrechamps no 2, avril 1984.

17 On se reportera à l’article de Friedrich Buchmayr dans le présent ouvrage.

18 On se reportera pour l’analyse de ce terme à l’article de Wolfgang Sabler dans cet ouvrage.

19 « Une telle libération d’énergie, image physique de la liberté, définit l’accomplissement. » L’accomplissement : « [...] un endroit béni, s’étend devant l’auditeur comme le village à la vue duquel le sentiment l’envahit que c’est cela qu’il attendait. [...] Tout en s’intégrant au cours général de la forme, les effondrements mahlériens y conservent une valeur propre : celle d’un accomplissement négatif. [...] Alors que dans l’accomplissement se réalise ce qui était promis par la musique, dans l’effondrement arrive ce qu’elle redoutait. » Theodor-W. Adorno, Mahler. Une Physionomie musicale. Paris, Éd. de Minuit, 1976, p. 68, 71 et 73.

20 À propos de l’Entrückung, voir l’article de Christian Hauer dans le présent ouvrage.

21 Le texte de Sonorité jaune (Der gelbe Klang) figure dans Franz Marc et Wassily Kandinsky, LAlmanach du « Blaue Reiter ». Paris, Klincksieck, 1981, p. 267-287.

22 Kandinsky, cité par Annette et Luc Vézin dans Kandinsky et le Cavalier bleu. Paris, Pierre Terrail, 1991, p. 14.

23 Cité par Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973.

24 Ibid.

25 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 256-257.

26 Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung, Paris, Klincksieck, Coll. L’Esprit et les Formes, 1977, avec une remarquable présentation de Dora Vallier, « Lire Worringer », p. 5-34.

27 Voir à ce sujet Jean-Marc Chouvel et Makis Solomos, L’Espace : Musique/Philosophie, Paris, L’Harmattan, 1998, et particulièrement l’article de Solomos qui revendique la pertinence du concept d’« espace-son » dans les musiques contemporaines, p. 211-224.

28 « Qu’est-ce que le Kunstwollen ? La traduction “volonté d’art” ou “volonté artistique” rend bien compte du sens, à condition que l’on sache que la volonté en question est celle qui se manifeste au niveau de la création anonyme, celle qui détermine un style, volonté par conséquent de tous et de chacun, qui englobe le vouloir individuel et en même temps le déborde ». Dora Vallier, « Lire Worringer, », Abstraction et Einfühlung, op. cit., p. 11.

29 François Makowski, « Le silencieux espace de la musique » dans Chouvel, Solomos, op. cit., p. 415-424.

30 Voir l’article de Ricardo Mandolini dans le présent ouvrage.

31 L’expression fait allusion au roman de Hermann Hesse, Le Loup des steppes (1927), Paris, Calmann-Lévy, Coll. Livre de Poche, 1947.

32 Op. cit., p. XXIV-XXV.

33 Lire à ce propos le remarquable article de Christian Hauer, « Le dernier Schoenberg (1946-1951) : le temps de l’accomplissement », dans La Musique depuis 1945. matériau, esthétique et perception, Sprimont, Mardaga, 1996, p. 227-244.

34 « Face à ces excès, la pensée juive peut sembler, et accepterait dans une certaine mesure, de se reconnaître schizoïde, c’est-à-dire étymologiquement en coupure d’avec le monde, en position de refus, de retrait, et ce retrait, on le sait, est d’abord retrait vers le Livre » dans Olivier Revault d’Allones, Musiques, variations sur la pensée juive, Paris, Christian Bourgois, 1979.

35 Michel Tournier, Éléazar ou la Source et le Buisson, Paris, Gallimard, 1996, p. 124.

36 Issu de l’invocation de Moïse à Dieu dans l’opéra de Schoenberg.

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