Chapitre XI. « Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif »1 : penser, voir et écouter selon Mallarmé
p. 193-208
Texte intégral
1Il y a sans doute quelques risques à présenter une communication sur Mallarmé afin de traiter le problème des rapports entre la pensée de la vision et celle de l’audition. Les risques d’appréhender les opérations de visibilité ou d’audibilité à partir d’une œuvre obscure et ténébreuse qui passe, de surcroît, pour secrète et hermétique. Ceux d’une poésie visant à saisir un sens non seulement caché mais en lui-même ou par lui-même mystérieux. Ceux enfin d’une poésie comme instrument spirituel conférant à la totalité de l’existence sa vérité. Ces dangers sont ainsi fort grands voire rédhibitoires quand, dans la perspective d’un art total, d’une synthèse au sens où l’on parle de symbole ou de symphonie, cette poésie absconse s’épanouit au sein de la chronique de mode ou théâtrale ; de la critique d’art au sujet d’un spectacle de danse ou d’une œuvre picturale ; au sein aussi de réflexions portant sur de grands faits divers comme le scandale de Panama, les attentats anarchistes ou sur des faits minuscules et singuliers comme le travail de terrassement d’ouvriers frustes et grossiers, fabriquant une voie ferrée.
2Affronter tous ces risques est une tâche pourtant nécessaire parce que c’est la tâche que Mallarmé s’est donnée en toute lucidité. Mais, plus largement, il semble qu’elle permet de transgresser et de dépasser les présupposés qui sont ceux par exemple de la philosophie de Rousseau tirée toujours du côté du subjectivisme et du sentimentalisme. La posture de Rousseau consiste plutôt en effet à diviser fermement la pensée, le voir et l’écouter. La pensée relevant volontiers d’une combinatoire et d’un calcul, le voir relève de l’imitation des choses ou des états de fait et nous rapproche de la nature. La musique quant à elle relève des sentiments et de l’intériorité passionnée. « Elle tient plus à l’art hu-main »2 et en conséquence, « rapproche plus l’homme de l’homme et nous donne toujours quelque idée de nos semblables ».
L’art du musicien, [écrit Rousseau], consiste à substituer à l’image sensible de l’objet celle des mouvements que sa présence excite dans le cœur du contemplateur [...] Il ne représentera pas directement ces choses, mais il excitera dans l’âme les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant.
3Anti-sensualiste et anti-intellectualiste, Rousseau fait de la musique l’art de l’intériorité passionnée et de la communication immédiate : elle devient ce faisant le pôle à partir duquel les arts se répartissent et déploient leur vocation esthétique et spirituelle. Ce qu’il faut montrer – c’est l’hypothèse et l’enjeu que l’on formule – est que Mallarmé se glisse sans aucun doute dans cette esthétique de l’expression qui consiste à peindre, comme il le dit à Cazalis en octobre 1864 et alors qu’il commence Hérodiade, « non la chose mais l’effet qu’elle produit »3. Mais l’effet qu’elle produit, c’est-à-dire l’impression, n’est pas chez lui un sentiment touchant le cœur. L’effet est bien plutôt une sensation, quasi une sensation nerveuse, qu’il s’agit de capter puis de repenser et d’abstraire pour la restituer au plan de l’écriture. Autant Rousseau est anti-sensualiste et anti-intellectualiste, autant Mallarmé apparaîtra paradoxalement sensationnaliste et intellectualiste. Son projet est de penser poétiquement. Mais penser poétiquement pour lui se fait toujours avec ses fibres. La pensée n’est jamais celle de l’intériorité sentimentale car elle est, loin de toute intimité, externe et de l’ordre d’une « mentale denrée »4. Voilà pourquoi, alors que chez Rousseau l’écriture est toujours comme une décadence, chez Mallarmé elle est l’instrument par lequel la sensation va devenir une abstraction sensuelle, ce que Mallarmé appelle une « totale arabesque »5 à la fois pensée, sentie, vue et entendue, bref écrite pour être lue.
Qu’est-ce que penser poétiquement ?
4Mallarmé réalise son projet en produisant trois sens d’une pensée poétique, sens qui s’emmêlent sans qu’aucun puisse demeurer pur.
5Le premier est un esthétisme maintes fois réaffirmé et pour lequel l’art est un instrument spirituel général capable de ramener à l’unité d’une signification humaine les lambeaux épars de l’existence. L’art est une « contrée »6 qui authentifie notre « séjour terrestre »7. L’art est « la seule tâche spirituelle » parce que le monde de l’art n’est pas séparé du monde où nous vivons ; il englobe le monde où nous vivons (le comprend) et c’est seulement en tant que notre monde est englobé, compris et ressaisi dans celui de l’art, qu’il est vécu humainement. Bref, c’est « poétiquement que nous vivons sur la terre » qui n’est pas seulement notre demeure (là où nous sommes), notre habitation (au-dedans de laquelle nous sommes) mais bien comme le dit Mallarmé notre « séjour » à condition que la poésie nous fasse saisir réflexivement notre relation immédiate au monde sans que nous soyons immergés dans notre expérience subjective par laquelle on collerait au monde et on s’y engluerait d’une part, sans que nous en soyons séparés par la scission qu’impose toute représentation d’autre part. La poésie « doue d’authenticité notre séjour » en ce sens qu’elle produit par rapport au monde un « séjourner » qui est l’acte, l’expérience, d’une pensée de « l’immédiateté qui propose un chemin de réflexion par quoi cette immédiateté pourra être déterminée comme immédiateté devenue »8. Selon Mallarmé l’art, et la poésie éminemment, est cette immédiateté devenue.
6Le second projet mallarméen est celui d’une esthétique comme science de l’art, comme théorie des arts, de la correspondance des arts, et même de l’histoire philosophique de l’art9. Cette esthétique est d’abord celle de la poésie en tant qu’elle crée un texte comme « contrée » (on l’a vu) mais aussi comme « doctrine » en ce qu’elle possède le pouvoir « d’exprimer, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, le sens mystérieux des aspects de l’existence ». La poésie est une esthétique et une poétique dans la mesure où elle fait le « compte exact de purs motifs rythmiques de l’être », elle pense et calcule les opérations par lesquelles l’immédiateté du monde, qui se livre aussi dans la peinture et la musique, accède à une intelligence supérieure parce qu’elle provient du jeu simple avec les 24 lettres qui se combinent pour produire un texte ne ressemblant au monde que par un rythme ou une scansion, une temporalité mesurée. Le texte alors rejoindra ou dira la texture du monde en deçà des objets, des images, des sons matériels qui révèlent et cachent à la fois cette texture dont le froissement se palpe, se voit et s’entend.
7Le troisième sens et élément que pense Mallarmé est donc une esthétique comme pensée non seulement de l’art mais surtout du sensible en ses « aspects » multiples et ses diverses configurations, en son mouvement particulièrement embarrassant parce qu’il est celui de l’apparaître et du disparaître. Si le texte révèle la texture du monde, c’est parce que le sensible par lequel le monde nous apparaît est cette texture même qui n’est expérimentable que dans la mesure où les fils dont elle est faite se recouvrent mutuellement en passant l’un en dessous de l’autre. Le projet mallarméen est de dire la manière dont le monde apparaît dans sa matérialité, sa simplicité et originarité avec une double idée.
1) L’idée qu’il n’y a que ce monde, qu’il n’y a rien derrière. Le monde n’est qu’une surface. Il est comme un voile, mais un voile qu’on ne saurait soulever. Le monde ne se dévoile pas puisqu’il est lui-même le voile dont on n’a plus qu’à explorer les plis qui se recouvrent mutuellement et font de lui une profondeur, une « grotte » ou évidemment un « éventail » où battent les deux mouvements de l’apparaître et du disparaître, du pli et du dépli, de ce que Mallarmé appelle aussi et souvent un « reploiement ». Toute l’œuvre obéit ainsi à cette formule que l’on trouve dans une livraison de La dernière mode. Gazette du monde et de la famille (revue parue à partir d’août 1874 dont Mallarmé fut l’unique rédacteur et qui vit huit numéros seulement) :
Tout s’apprend sur le vif, même la beauté, et le port de tête, on le tient de quelqu’un, c’est-à-dire de chacun, comme le port d’une robe. Fuir ce monde ? On en est ; pour la nature ? comme on la traverse à toute vapeur, dans sa réalité extérieure, avec ses paysages, ses lieues, pour arriver autre part : moderne image de son insuffisance pour nous10 !
8Et un peu plus loin Mallarmé insiste pour répéter que le touriste ne sait jamais ce que c’est que séjourner ou habiter poétiquement le monde :
Nous qui de naissance savons tous les mensonges exotiques et la déception des tours du monde (ayant tout vu, dans un espace de plusieurs lieues de chefs-d’œuvre, par les yeux de notre esprit et les yeux de notre visage), nous allons, simplement, au bord de l’Océan, où ne persiste plus qu’une ligne pâle et confuse, regarder ce qu’il y a au-delà de notre séjour ordinaire, c’est-à-dire l’infini et rien11.
9C’est une autre manière de dire :
La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel. Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares et multipliés ; d’après quelque états intérieurs et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde12.
10Puisqu’il n’y a qu’un monde, et que celui-ci n’est pas ontologiquement hiérarchisé, puisque « rien ne transgresse les figures du val, du pré, de l’arbre »13, c’est en eux seuls que se trouve la clé de leur déchiffrement, dans leurs « aspects » qui ne sont ni leurs configurations spatiales (skèma), ni leur essence (morphè ou eidos) mais une sorte de motif abstrait, un « rythme essentiel » comme une « constellation »14 scintillante (qui n’existe pas dans le ciel parce qu’elle est écrite sur lui) ou cette ligne joignant et disjoignant la mer et le ciel, ligne qui est confuse à l’œil parce qu’elle apparaît et disparaît mais qui, dans la mesure où elle est mouvante, peut être recomposée et refigurée dans un tableau impressionniste ou un poème. Ce tableau ou ce poème n’imiteront pas la forme spatiale ou géométrique de la ligne ; cette ligne est quelque chose de plus abstrait et concret à la fois : elle est simplement l’occasion d’un événement et cet événement est la mise en scène ou en relation, et donc la réflexion, de la rencontre subjective sensible de l’esprit de l’artiste avec elle. L’œuvre alors, à même les choses, n’est pas l’ombre de l’éternité comme Michel-Ange disait que « la belle peinture est l’ombre du pinceau de Dieu »15. L’œuvre d’art n’est plus qu’un événement tissé de temporalité, événement qui n’est plus, comme le disait Baudelaire16, la moitié moderne de l’art (celle « du transitoire, du fugitif et du contingent »), mais désormais son entièreté. Ce que montre alors un tableau de Monet ou un poème mallarméen, ce n’est pas une idée ou une forme au sens platonicien, ni l’impression sentimentale intime d’un observateur devant la ligne d’horizon ou ce qu’il en perçoit, c’est cette ligne d’horizon mais « reprise à l’estampe originelle », à la sensation pure, pour devenir un motif abstrait ne renvoyant qu’à lui-même parce qu’il a aboli la chose qu’il exprime. Ce motif, Mallarmé l’appelle « sa notion » ou son « idée », notion et idée qui n’ont rien de substantiel parce qu’elles ne sont qu’un tracé précis qui relie et suspend à la fois « l’infini et le rien », et qui est autant négation de la chose ou de la sensation que sa reprise charnelle et intellectuelle, à fleur de monde si l’on peut dire.
2) La seconde idée qui découle de la première et qui rend possible cette esthétique du sensible comme logique de la sensation, c’est, après celle d’un radical immanentisme, celle d’un radical monisme.
Je crois que pour être bien l’homme, [dit Mallarmé à Lefébure en 186717] la nature se pensant, il faut penser de tout son corps – ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes du violon vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. Les pensées partant du seul cerveau [...] me font maintenant l’effet d’airs joués sur la partie aiguë de la chanterelle dont le son ne réconforte pas dans la boîte, – qui passent et s’en vont sans se créer, sans laisser de traces d’elles. En effet, je ne me rappelle plus aucune de ces idées subites de l’an dernier. Me sentant un extrême mal au cerveau [...] j’essayai de ne plus penser de la tête, et, par un effort désespéré, je roidis tous mes nerfs (du pectus) de façon à produire une vibration, (en gardant la pensée à laquelle je travaillais alors qui devint le sujet de cette vibration, ou une impression), – et j’ébauchai tout un poème longtemps rêvé, de cette façon.
11Ce texte contient deux idées principales.
12L’idée de l’unité de la pensée et du corps qui fait, comme le dit Mallarmé, que l’âme du poète est complète « car elle est à la fois logique et sensible »18 et que les motifs qu’elle engendre « composent une logique avec nos fibres »19. La notion ou l’idée relève donc d’une logique qui est une dynamique, qui est elle-même une « énergétique »20 et in fine une physiologie. Chez Mallarmé élaborant comme le dit Hyppolite « un matérialisme des idées »21, la texture ou les fibres du monde se continuent dans (et sont branchés sur) la texture du corps et de la pensée. De même que la ligne d’horizon nous fait saisir qu’il n’y rien au-delà de la terre (notre séjour) et que c’est dans ce rien que réside l’infini de la pensée poétique, de même cette ligne nous fait comprendre que la terre n’est pas « décomposée en matière et esprit »22. Alors est rendue possible, par l’intermédiaire de la mise en branle des fibres du monde et de notre corps, une résonance qui sera celle du texte poétique dont la fonction sera de penser, comme le dit Mallarmé à Villiers en 1867, « l’Idée de l’univers par la seule sensation »23. Dit autrement : « je veux jouir par moi chaque nouvelle notion et non l’apprendre »24. Jouir sa pensée, telle est la tâche de la pensée poétique et philosophique de Mallarmé.
13Mais, et c’est la seconde idée importante que contient la lettre à Lefébure, pour que le corps pensant ou la pensée charnelle du poète et du poème se mettent à vibrer, il faut que les fibres nerveuses se tendent et à partir de leur tension creusent entre elles un écart, un espace ou un vide qui permettront la résonance que le poète maîtrisera et finalement effectuera. Le pensée réagit aux stimuli du réel ou à ses sollicitations. À partir des sensations, elle les amplifie et, au sein de cette amplification, les rend à elles-mêmes mais dépliées, épanouies, transformées ou métamorphosées à cause qu’elles contiennent un vide, le vide de ce « violon vibrant avec sa boîte de bois creux ». Que disent métaphoriquement ce vide et ce creux qui sont ceux de l’esprit comme « cassette spirituelle » ou « centre de suspens vibratoire » ?
Voir sans représenter. Le vers comme instrument d’une vision synesthésique
14On arrive ici à la part la plus importante de Mallarmé et au creux du problème qui nous occupe. Le paradoxe est que le vers fait voir, mais sans représenter, dans le vide de toute représentation. Le projet de Mallarmé est donc de vider la représentation pour produire la Fiction comme représentation du vide.
15Ce vide, comme le dit Mallarmé dans sa lettre célèbre à Cazalis du 28 avril 1886, est multiple.
16C’est d’abord celui de son corps et de sa poitrine, et pour ce vide (qui est aussi celui de ce muscle creux qu’est le cœur), il consultera un médecin. C’est surtout celui du vers qu’il a « creusé » en s’apercevant à la fin de sa vie seulement (1895-1897) qu’il est ce qui joint et disjoint chaque vers d’une part et, d’autre part, qu’il est l’ensemble des espaces, des intervalles, des différences sémantiques, grammaticales, rythmiques que le poème organise. Ce que le poème signifie est toujours dans l’entre-deux d’une relation qui est le rien et l’infini du sens, du sens qui est toujours immanent à l’organisation du poème et forcément informulable parce qu’il est ce qui permet de formuler c’est-à-dire de conjoindre les mots, les mots contingents (mis ensemble), nécessaires (organisés) mais montrés comme contingents (fruits du hasard)25.
17Le vide est ainsi celui du poème lui-même qui n’est que l’organisation verbale des sensations ou des impressions paradoxalement fixées dans leur mouvement d’évanescence. Ces impressions ne sont, par là même, jamais construites en images à décrire, en intrigues à raconter, ou simplement en contours à isoler et à identifier. Parce qu’il est une totalité close, coupée de l’univers et substituée à lui (il est aboli), le poème n’est jamais une représentation ou une imitation au sens d’un tableau ou d’une scène à voir. Certes, c’est une représentation au sens d’un posé devant soi ou au-devant de soi, une « hyperbole » comme dit le début de la Prose pour des Esseintes qui vient de l’acte par lequel la pensée projette et « émet » un objet. Certes, cette représentation est une imitation et Mallarmé ne cesse d’utiliser ce mot. Dans sa lettre à Gide d’abord et par exemple :
[...] le rythme d’une phrase au sujet d’un acte ou même d’un objet n’a de sens que s’il les imite et, figuré sur le papier, repris par les lettres à l’estampe originelle, en doit rendre, malgré tout quelque chose26.
18Puis, quelques mois plus tard à Camille Mauclair :
[...] je crois que toute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler sur l’objet qu’elle vise et reproduire, jetée à nu, immédiatement, comme jaillie en l’esprit, un peu de l’attitude de cet objet quant à tout. La littérature fait ainsi sa preuve : pas d’autre raison d’écrire sur du papier27.
19L’imitation est fondamentale car elle est la preuve de la littérature : le poème est façonné sur l’objet. Il en est donc l’épreuve au sens de l’imprimerie et comme le rappelle Mallarmé à son destinataire auquel il vient d’envoyer le Coup de dés : « Non gardez cette épreuve, Mauclair [...] un des déchets innombrables de mes rapports avec l’imprimerie Didot ». Le poème est l’épreuve de l’objet car, comme on l’a vu, il y touche par toutes les fibres nerveuses du corps. Cette exigence d’imitation est cependant affirmée, notons-le dans la lettre à Gide28, sur le mode du « malgré tout » et, dans la lettre à Mauclair, avec la précision que ce qui est finalement imité ce n’est qu’une « attitude » de l’objet. Ces deux expressions suffisent à deviner que Limitation n’est pas une réplique ou un double et que l’objet imité (ou son attitude ou son aspect) n’est pas donné en une représentation justement parce que Limitation met enjeu l’ensemble du corps et des sens. L’esprit se moule sur l’objet. Ce dernier porte l’empreinte des choses qu’il a palpées en quelque sorte. Puis, de ce contact sort une vibration qui, s’intensifiant, éclate au creux de l’esprit en faisant jaillir, dans la fulgurance et sur le mode de ce que Mallarmé nomme souvent une « émanation », un miroitement de reflets ou feux réciproques. C’est ce spectacle visuel, « pyrotechnique » ira jusqu’à dire Mallarmé, spectacle mouvant et éclaté que le poème va figurer non seulement par la mélodie de la parole mais aussi par un rythme ou une cadence qui est le principe intouchable, invisible, inaudible du poème. Ce dernier n’obéissant plus finalement qu’à cette « chiffration mélodique tue » essentiellement mentale et lisible en tant que ce qui se lit c’est l’impression corporelle qui met bien en branle tous les sens. Tous les sens passent les uns dans les autres. Ils se transposent c’est-à-dire se dépassent et se conservent à la fois ou se muent dans leur autre pour aboutir à un objet qui les met tous à contribution, les contient tous au plan d’une production mentale qui n’est en elle-même qu’un creuset vide et dont la pureté ou spécificité est d’être proprement synesthésique. Mais cette synesthésie (qui permet l’identification radicale des deux sens du mot sens), n’est pas celle de Baudelaire engendrant des analogies ou des correspondances à partir de mondes sensoriels, matériels et moraux aussi, séparés et qui dialoguent ou se répondent. Le monde baudelairien est encore dualiste. La synesthésie mallarméenne est au contraire le lieu ou le « centre vibratoire » où se suspendent tous les sens, où ils s’échangent sans dialoguer en une fusion qui en est comme le point focal, point sans grandeur et vide, et qui permet leur étagement.
20Cela explique, comme Bertrand Marchai l’a bien montré29, que la pensée mallarméenne soit le moment et l’exposé d’une crise de la représentation, c’est-à-dire son suspens et son creusement par de multiples hésitations ou contradictions internes.
1) Il faut rendre quelque chose de l’objet, être branché sur lui, et en même temps il faut y échapper sous peine tomber dans « l’universel reportage » :
Narrer, enseigner, même décrire, [dit célèbrement Mallarmé30] cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être, pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains.
21Représenter un objet ou un « fait de nature » et transmettre cette représentation est un acte socialement utile sans doute, mais c’est un acte seulement numéraire et économique qui est aussi plat que cette feuille de journal que condamne Mallarmé souvent parce qu’elle ne sert qu’à rapporter et à communiquer ce à quoi est attachée la foule, à savoir « la vaine couche d’intelligibilité ». Il ne s’agit pas de nommer alors, mais de suggérer, d’évoquer par un jeu d’allusions qui n’est « jamais direct » et qui relève d’une sorte de sorcellerie ou d’une magie31. L’hésitation est alors triple : entre l’objet et son absence évoquée, entre la communication et un mystère incommunicable, entre la magie et le compte exact d’une formule qui n’est pas seulement incantatoire parce qu’elle possède un chiffre et une mesure.
2) La seconde hésitation de Mallarmé est celle qui affecte la notion de création. Rigoureusement, l’artiste ne crée pas puisque la « nature a lieu et qu’on n’y ajoutera pas ». Pourtant le poète est celui qui agence les mots et construit un objet (ob-jet) qui existe. Mais cette action, dit Mallarmé, n’est qu’une « action restreinte » ; ce n’est qu’un jeu matériel et spirituel qui consiste à se détacher des choses pour mieux s’en remplir afin de « les douer de resplendissements »32. Il n’y a pas création ici car ce serait aller au-delà de notre séjour, mais simplement : « À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut »33.
3) C’est en conséquence la notion d’auteur qui vacille à la fois comme créateur et comme celui qui possède une autorité, un droit, sur ce qu’il a créé. À la fois l’auteur est maître de son œuvre ou des mots qu’il agence, et il est dessaisi de cet acte parce que c’est la réalité qui l’ébranle et qui a l’initiative : la mise en mots de la sensation est diffraction de celle-ci ; inversement elle est fragmentée par elle. Mallarmé peut alors penser l’œuvre alternativement comme le résultat d’un travail conscient et virtuose ou comme un abandon par lequel l’auteur est « omis ». Omettre l’auteur, c’est ainsi « produire sa disparition élocutoire » dans une œuvre impersonnelle ou anonyme qui sera aussi celle de Manet, de Shakespeare ou de Wagner. Bref, « la Littérature [...] consiste à supprimer le Monsieur qui reste en l’écrivant »34.
4) En même temps, c’est la notion traditionnelle de spectateur ou de lecteur qui devient problématique. Car ce n’est pas seulement le réel qui est aboli sous une forme allusive et vibratoire. Ce n’est pas seulement le poète lui-même qui se nie. C’est le lecteur aussi qui est nié, non pas au sens où il n’est pas là, mais au sens où son acte de lecture participe du poème lui-même, au sens où il vibre lui aussi avec ses fibres, et qu’il achève le poème au sein des événements mentaux que l’événement du poème a déclenchés et qui sont en congruence avec lui. Parce que le lecteur n’est pas celui qui goûte, qui juge ou apprécie de l’extérieur, parce qu’il n’est pas un spectateur dont le détachement et l’absence par rapport au spectacle le rendraient capable de le juger, parce qu’il est aussi l’auteur disparaissant et apparaissant, Mallarmé peut dire : « la lecture comme pratique désespérée »35. Dans le même sens, quand Mallarmé se fait critique d’art, qu’il va au spectacle et qu’il écrit les chroniques rassemblées dans Crayonné au théâtre, il a conscience que le discours critique est vain et « ridicule » (de l’ordre du « sot bavardage »36) s’il en reste à l’extériorité du spectacle et au « reportage des premiers soirs, télégrammatique ou sans éloquence autre que n’en comporte la fonction de parler au nom d’une unanimité de muets ». Si « Le tort initial demeura se rendre au spectacle avec son Âme »37, alors la critique d’art n’a de sens qu’en conquérant son « Intégrité », celle d’être cette poésie anonyme où le spectacle critiqué, son spectateur et l’auteur de la critique disparaissent comme il arrive dans l’emblématique texte portant sur Hamlet. Dans ce texte38 Hamlet, « juvénile ombre de tous, ainsi tenant du mythe », fait disparaître la pièce, son anecdote, son auteur ; il disparaît même tout entier lui-même derrière la signification universelle et anonyme du to be or not to be capable, comme dit Valéry, de « s’élever à la puissance du ciel étoilé ».
22On voit donc par là que Mallarmé pose une mimesis tout en retirant les présupposés sur lesquels traditionnellement elle reposait : une mimésis non mimétique, non représentationnelle, que Mallarmé appelle la Fiction et qui est pour lui une terreur et un salut : un salut parce qu’elle « fait jaillir une poétique très nouvelle »39, une terreur parce que la Fiction est une puissance de destruction des modèles traditionnels de la représentation (idées au sens platonicien de « moules suprêmes », monde, objets, auteurs, etc.) ainsi que la mise en scène de cette puissance qui est irreprésentable parce qu’elle est puissance d’abolition, du vide dont le projet est paradoxalement de rendre la saveur synesthésique du monde.
23C’est ce projet qui explique le fait que Mallarmé s’emploie toujours à conjoindre deux modèles qu’il tente de faire fusionner. Le modèle plutôt aristotélicien de l’agencement et de l’arrangement par lequel l’œuvre, machinée ou appareillée, possède une dimension et vise ce que Mallarmé appelle une « Transposition » ou une « Structure »40 (mimésis qui va du multiple vers l’un). Le modèle plutôt plotinien de l’émanation, de la fulgurance ou du jaillissement pour lequel l’irreprésentable est le mouvement de l’un vers le multiple. L’articulation de ces deux modèles s’effectue de manière privilégiée par la métaphore du pli qui dit l’exigence de réflexivité, la nécessité d’un « joint », celle d’un écart ou d’un vide intérieur, celle enfin du risque de l’empilement ou de la compacité d’une part, celle de l’éparpillement ou de la disjonction d’autre part. Ce projet est solidaire d’une conscience de crise, de suspens, d’une époque d’épochè, de « divagations » et « d’interrègne » : crise « exquise » et « mémorable » de vers (il est rompu et libre), crise politique (crise de la représentation : les attentats anarchistes devant le parlement41), crise sociale (individualisme et atomisme), crise religieuse (« inquiétude du voile dans le temple avec des plis et un peu sa déchirure »42), crise philosophique de la représentation qui abandonne la conception d’un cogito humaniste maître de ses pensées pour promouvoir ce que Michel Foucault appelle à la fin des Mots et des choses « un cogito moderne ». Ce nouveau cogito ne « sera pas la soudaine découverte illuminante que toute pensée est pensée, mais l’interrogation toujours recommencée pour savoir comment la pensée habite hors d’ici, et pourtant au plus proche d’elle-même, comment elle peut être sous les espèces du non-pensant »43.
24Penser poétiquement alors, c’est bien penser et sentir ce qui est à la limite du « non-pensant » et du non sentir, à savoir l’unité de tous les sens et, en conséquence, celle de tous les arts : « Quelque chose de spécial et complexe résulte : aux convergences des autres arts située, issue d’eux et les gouvernant, la Fiction ou Poésie »44.
Voir, écouter, lire
25La pensée poétique de Mallarmé configure le sensible afin de le ramener à un centre vide où tous les sens sont présents mais dépassés dans le poème comme pure réalité mentale où le sensible et l’intellectuel sont identifiés. De même, la pensée poétique de Mallarmé va-t-elle engendrer une réciprocité et une convergence entre les arts afin qu’ils soient finalement tous convoqués et suspendus dans le texte poétique qui fait à leur égard deux opérations : il mesure leurs concours et leurs rapports ; il leur assigne une place, une limite aux deux sens du terme ; au sens d’un domaine propre, au sens aussi de quelque chose qui doit être dépassé, dépassé par la poésie évidemment. Ces processus se remarquent assez bien dans Crayonné au théâtre où Mallarmé écrit sur des spectacles de théâtre, de danse, de mime ; dans les deux textes principaux qu’il a consacrés à son grand ami Manet (Le jury de peinture pour 1874 et M. Manet et Les impressionnistes et Édouard Manet) ; enfin dans les deux textes sur la musique (Richard Wagner, rêverie d’un poète français et La musique et les lettres). Dans tous ces textes se manifeste un effort unique de dépouillement de soi, des choses comme de tout « accessoire » selon le mot même de Mallarmé.
26Manet est une « crise »45. La crise n’est pas le scandaleux refus par le jury du Salon de 1874 de deux des trois toiles que Manet présenta alors. Ou plutôt ce refus est le signe d’une crise bien plus profonde.
Manet [...] est un danger. La simplification, apportée par son regard de voyant, tant il est positif ! à certains procédés de la peinture dont le tort principal est de voiler l’origine de cet art fait d’onguents et de couleurs, peut tenter les sots séduits par une apparence de facilité. Quant au public, arrêté, lui, devant la reproduction immédiate de sa personnalité multiple, va-t-il ne plus jamais détourner les yeux de ce miroir pervers ni les reporter sur les magnificences allégoriques des plafonds ou des panneaux approfondis par un paysage, sur l’Art idéal et sublime. Si le Moderne allait nuire à l’Éternel46 !
27Ce texte est conforme à ce que nous disions plus haut de l’écriture. Comme la littérature est « l’expansion de la lettre » en sa matérialité, la peinture est faite « d’onguents et de couleurs ». Ces limites et son essence sont entièrement ceintes dans sa matérialité. Si Manet est un grand peintre alors, c’est parce qu’il retourne à l’essence de son art, essence perdue par les représentations traditionnelles ou académiques, par toute cette rhétorique mimétique qui empêche l’originalité au sens de nouveauté mais surtout d’originalité. Tout Manet se résume dans cet effort pour « replonger la peinture dans son principe »47. Ainsi déclare Mallarmé : « Souvenir, il disait, alors, si bien : “l’œil, une main” que je resonge »48. L’œil une main : un branchement immédiat, le vide de tout tempérament, de toute âme, ces chimères, ces mensonges. Par là, cette peinture n’est aucunement psychologique : « Quant à l’artiste, ses sentiments personnels, ses goûts particuliers sont pour le moment résorbés, ignorés ou mis à l’écart pour jouir de son autonomie personnelle », c’est-à-dire pour conquérir ce que Mallarmé appelle une « isolation en soi-même »49, « l’absence de toute intrusion du moi », « abdication de sa personnalité » c’est-à-dire l’anonymat, le vide de soi, le soi comme vide. En ce sens, la peinture de Manet est une peinture de « voyant » et non de visionnaire qui irait par-delà notre séjour, comme Gustave Moreau ou Puvis de Chavannes font dans leurs allégories. Il faut vider la peinture (comme de tout art) de l’Idéal et la remplir comme il dit dans La prose pour des Esseintes « de vue et non de visions »50. Alors la peinture échappera au reportage, au « ressassement qui imite, sur une route migraineuse, la résurrection en plâtras, debout, de l’interminable aveuglement »51. En se faisant vue, la peinture se vide des choses à voir ainsi que des dispositifs permettant de voir. Le grand mérite de l’Olympia de Manet alors c’est de voir « cette blême courtisane flétrie qui montra pour la première fois au public une nudité, non le nu conventionnel de la tradition »52. Dans le même ordre d’idée Mallarmé revendique pour la peinture
la perspective naturelle (non pas cette discipline entièrement et artificiellement classique, qui fait de nos yeux les dupes d’une éducation civilisée, mais plutôt la perspective artistique que nous apprenons de l’Extrême-Orient, du Japon, exemplairement). [...] Si nous regardons ces marines de Manet, où l’eau, à l’horizon, monte jusqu’au sommet du cadre, seul à l’interrompre, nous éprouvons un nouvel enchantement à rentrer en possession d’une vérité longtemps oblitérée53.
28La perspective géométrique, c’est la tyrannie de la représentation et l’absence de la Fiction mallarméenne. C’est la mise au carreau du monde, le dispositif rationnel de répartition des plans et des choses. C’est enfin, non seulement la mise en spectacle du monde, mais aussi celle de l’auteur et du spectateur qui loin de tout anonymat jouissent prétentieusement de cette liberté de créer et de voir (odieusement totalisante si l’on peut dire) que Jan van Eyck par exemple représente dans son portrait des époux Arnolfini et dans le miroir convexe qu’il dessine, au fond, au point de fuite, juste au-dessus de la signature : van Eyck fuit hic. Cette peinture, machine à représentation, est pleine de tout, alors qu’il la faut vide. C’est à cette condition qu’elle pourra contenir tous les « aspects » du réel (du sensible) dont nous avions parlé au début. Comme le dit Mallarmé dans Les mots anglais54 :
Le point de vue où l’on se place, tout en dépend ; or, il est multiple et c’est même une succession de points de vue, se reliant entre eux, qui, peut, seule vous faire une conviction [...]
29Cette formule dit la peinture selon Mallarmé, le rapport entre tous les arts et spécialement celui de la peinture et de la poésie :
[...] j’en ai extrait [termine Mallarmé] ce qui appartient en propre à mon art, une perception exacte et native qui, pour sa propre fin, isole les choses qu’elle perçoit avec la fixité d’un regard réinvesti de la perfection de voir la plus dépouillée55.
30S’il y a du pictural dans le poétique et si le poétique est capable en retour d’assigner au pictural son orbe qui est celui de la matière colorée, il y a aussi dans le poétique du théâtral et du musical (l’architecture et la sculpture sont absentes : « j’abandonne la solidité massive et tangible à un interprète mieux qualifié »56 alors même que l’art mallarméen possède un aspect volumique fondamental quoique paradoxal eu égard à la platitude de la page que la poésie cependant creuse. Cet aspect volumique, celui de la cassette ou de la grotte spirituelle, sera repris dans l’analyse de la scène théâtrale, dans celle de l’espace musical ou dans le projet du Livre). Il serait trop long de penser complètement les rapports entre musique, théâtre et poésie. Faisons simplement deux remarques.
1) Mallarmé a eu une passion pour le théâtre vécue sur le mode de ce qu’il appelle lui-même une « Perversité »57. Comme sur la poésie, Mallarmé réfléchit sur le théâtre à partir de l’idée qu’il se déploie dans son autre, dans un rapport à ce qui n’est pas lui et qui le travaille de l’intérieur. D’une part, « le théâtre est d’essence supérieure »58 parce qu’il y a une magie de la scène qui produit une communication non numéraire avec le public, la foule anonyme (« la scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture vers le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur »59). Mais d’autre part, il y a une contradiction interne au théâtre qui est nécessairement mise en scène, mise en décor, mise en intrigue, fragmentation en personnages, etc. Cette contradiction est aiguisée quand évidemment ce qui est joué est un vaudeville, un grotesque reportage. Mais même dans le cas où c’est Hamlet qui est joué, « un point culminant du Théâtre » comme dit Mallarmé i.e. son essence, même dans ce cas d’un théâtre impersonnel et idéal parce que tout disparaît dans la figure abstraite du personnage central (et Hamlet ce faisant est un modèle pour Hérodiade), même dans ce cas (surtout dans ce cas !) on pourrait se passer de la scène considérée comme accessoire.
31Ce que la pensée poétique de Mallarmé doit au théâtre c’est donc un double projet : le projet du théâtre mental de la poésie : « A la rigueur un papier suffit pour évoquer toute pièce : aidé de sa personnalité multiple chacun pouvant se la jouer en dedans »60 ; le projet de relever (exhausser, sursumer) le projet théâtral par une synthèse des arts que le théâtre ne parvient pas à assurer :
Toujours le théâtre altère à un point de vue spécial ou littéraire les arts qu’il prend : musique n’y concourant pas sans perdre en profondeur et de l’ombre, ni le chant, de la foudre solitaire et, à proprement parler, pourrait-on ne reconnaître au Ballet le nom de danse ; lequel est si l’on veut, hiéroglyphe61.
32Ce qui vaut pour le théâtre vaut aussi pour ses modalités que sont la danse et le mime. Ces dernières sont à la fois plus éloignées de la poésie parce qu’elles ne possèdent pas son aspect synthétique, et plus proches aussi dans la mesure où elles se débarrassent plus facilement de l’imitation des choses et qu’elles instituent donc « un milieu, pur, de fiction »62 comme dit Mallarmé, une chorégraphie qui ne signifie rien d’autre que ce qu’elle montre et « qui ne donne que peu ». Avec le mime et la danse nous sommes sur la voie d’une pensée chiffrée et lisible qui doit passer pour exister, dans la vue, par elle, et au-delà d’elle. C’est cet au-delà de la vue passant pourtant dans le visible que réalisera le lisible. Mais pour que cela soit possible, la pensée doit faire l’épreuve de la musique.
2) La musique, et celle de Wagner en particulier, offre à la pensée ce que Mallarmé appelle « un singulier défi »63.
Le miracle de la musique est cette pénétration, en réciprocité, du mythe et de la salle, par quoi se comble jusqu’à étinceler des arabesques et d’ors en traçant l’arrêt à la boîte sonore, l’espace vacant, face à la scène : absence d’aucun, où s’écarte l’assistance et que ne franchit le personnage. L’orchestre flotte, remplit et l’action, en cours, ne s’isole étrangère et nous ne demeurons des témoins : mais, de chaque place, à travers les affres et l’éclat, tour à tour, sommes circulairement le héros [...]64
33L’anonymat du flux musical wagnérien, sa polytonalité qui empêche de fixer un point de vue (celui du musicien, comme celui de l’auditeur), ses mouvements d’expansion ou de rétraction, tout concourt en somme à produire ce battement d’éventail qu’est la vie de l’esprit. Dans son article de la Revue wagnérienne de 1855 et repris dans Rêverie d’un poète français, Mallarmé insiste sur le fait que Wagner a presque réussi à produire une musique dont la structure emporte avec elle, les mots, les personnages, l’action théâtrale. Cependant la découverte wagnérienne n’est qu’à moitié réussie dans la mesure où le lien unissant les éléments hétérogènes de l’opéra ne peut s’effectuer, non pas par la musique comme on pourrait le penser, mais par le mythe et la légende, la légende de l’anneau des Niebelungen. C’est la légende qui permet aux opéras wagnériens d’être une totalité et Mallarmé précise que cette totalité n’en est pas vraiment une tant elle apparaît comme arrangée par « juxtaposition », « adjonction », « compromis ». Le plus grave, c’est que la musique dessine (on pense à l’usage du leitmotiv) des personnages et une dramaturgie. Il revient ainsi au poète français de dire que la musique wagnérienne n’est pas la Fiction recherchée mais demeure encore une chimère, la chimère de la représentation et de la fable. Ainsi « tout (chez Wagner) se retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu’à la source »65. En se débarrassant des mots ou en les englobant en elle, la musique a pensé qu’elle pourrait échapper plus facilement à la description. Or, ce qu’elle abolissait est revenu subrepticement, par l’intermédiaire de la légende qui n’est qu’un « cas de reportage énorme et supérieur ». C’est donc par la médiation des mots, et le danger représentatif ou visuel qu’ils recèlent, que l’esprit doit « trouver la clé de lui-même »66.
Car ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la musique67.
34Cette musique (la vraie) est une « musique mentale », un ensemble de rythmes « tus » qui ne se disent pas mais se lisent dans le silence. On remarquera à cet égard que le Coup de dé est impossible à lire à haute voix quoique Mallarmé dise qu’il doit faire « l’épreuve orale et (d’) affronter la diction comme un mode de présentation extérieure »68. Il se lit certes, mais comme on lit une partition selon un axe vertical et horizontal. Ce qui signifie d’ailleurs que la lecture est comme une exécution, participant de, et achevant, l’œuvre. Cette exécution est ainsi un parcours (hautement si l’on peut dire) sensible et intellectuel qui contient et relève tous les arts et tous les sens, et qui passe par eux : leur immédiateté devenue. Dans le même temps cette exécution donne un double sentiment de plénitude et de vide : un sentiment de structuration et d’éparpillement qui vient de la mise en page et du travail typographique montrant que tout sort du blanc de la page pour ensuite y retourner ; le sentiment qu’il n’y a rien au delà du « lieu » et de l’événement de la page : au-delà de cette puissance de structuration parfaitement réglée que sont la littérature et la pensée, sortant toutes les deux de l’éparpillement originel pour y retourner tout en montrant la contingence au cœur des structures mêmes. Le silence que la poésie doit « authentiquer » donc, n’est pas celui d’une fusion plotinienne, extatique, avec ce Dieu « numérateur de notre apothéose » et qui est mort. Ce silence est le jeu muet et véritablement spirituel des 24 lettres, jeu qui n’a pas besoin d’autre chose que lui-même (de figures, de musique sonore) pour tenter, mot après mot, de vaincre le hasard en sachant qu’il ne l’abolira jamais.
35Au terme du parcours, on voit bien comment seule la pensée poétique selon Mallarmé transpose le voir et l’écouter au plan du lisible. Ce plan dépasse les autres, il les contient tous, et même il les purifie chacun dans son ordre sensible, « chacun reprenant son bien »69. Mais ceci n’est possible qu’à la triple condition que cette pensée soit en elle-même vide, qu’elle utilise « l’appareil du scribe » parce qu’il est le plus léger, et qu’elle soit proprement invisible ou inaudible.
Considérez, notre investigation aboutit : un échange peut, ou plutôt doit survenir, en retour du triomphal appoint, le verbe, que coûte ou plaintivement à un moment bref accepte l’instrumentation, afin de ne demeurer les forces de la vie aveugles à leur splendeur, latentes ou sans issue. Je réclame la restitution, au silence impartial, pour que l’esprit essaie de se rapatrier, de tout – chocs, glissements, les trajectoires illimitées et sûres, tel état opulent aussitôt évasif, une inaptitude délicieuse à finir, ce raccourci, ce trait – l’appareil ; moins le tumulte des sonorités, transfusibles, encore, en du songe.
De grands, de magiques écrivains, apportent une persuasion de cette conformité70.
36Mallarmé est trop « lucide » (pour reprendre l’adjectif central de Sartre)71, afin de ne pas savoir qu’il est bien de ceux-là. De ceux qui pensent que l’esprit n’est jamais tant chez lui que dans le déploiement de sa propre puissance d’abolition, de négation ou de creusement, puissance par laquelle la pensée « ronge et use les objets, au nom d’une centrale pureté »72.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Mallarmé, Stéphane Œuvres complètes, éd. Henri Mondor, Paris : Gallimard La Pléiade, 1945.
Mallarmé, Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchai, Paris : Gallimard La Pléiade, 1998.
Mallarmé, Correspondance, éd. Bertrand Marchai, Paris : Gallimard Folio, 1995.
Mallarmé, Écrits sur l’art, éd. Michel Draguet, Paris : GF, 1998.
Austin, L.-J., « Mallarmé and Music and Letters », Bulletin of The John Rylands Library, XLII, sept. 1959, p. 26 et suiv.
10.7227/BJRL.42.1.2 :Austin, L.-J., « Mallarmé and Visual Arts », French XIXth Century Painting and Literature, Manchester University Press, 1972, p. 232 et suiv.
Baudelaire, Charles, Curiosités esthétiques, Paris : Gamier, 1962.
Campion, Pierre, Mallarmé poésie et philosophie, Paris : PUF, 1994.
10.3917/puf.campi.1994.01 :Court, Raymond, Le voir et la voix, Paris : Cerf, 1997.
Delègue, Yves, Mallarmé, le suspens, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997.
Dragonetti, Roger, Un fantôme dans le kiosque. Mallarmé et l’esthétique du quotidien, Paris : Le Seuil, 1992.
Faure, Élie, Histoire de l’art, Paris : Le livre de poche, 1976.
Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris : Gallimard, 1966.
10.14375/NP.9782070293353 :Hyppolite, Jean, « Le Coup de dés de Stéphane Mallarmé et le message », Études philosophiques no 4, oct. 1958, repris dans Figures de la pensée contemporaine, Paris : PUF, 1971, tome 2, p. 876 et suiv.
Labarrière, Pierre-Jean, Poétiques, Paris : P.U.F., 1998.
Macherey, Pierre, « Debussy et Maeterlinck », Pelléas et Mélisande, Avant-scène Opéra, mars-avril 1977, p. 4 et suiv.
Marchal, Bertrand, La religion de Mallarmé, Paris :J. Corti, 1988.
Marquet, Jean-François, « Mallarmé, la mise en scène de l’Idée », Miroir de l’identité, Paris : Hermann, 1996, p. 133 et suiv.
Nectoux, Jean-Michel, Mallarmé, peinture, musique et poésie, Paris : Adam Biro, 1998.
Peyre, Yves, (sous la direction de) Mallarmé, un destin d’écriture, Paris : Gallimard/RMN, 1998.
Rancière, Jacques, Mallarmé, la politique de la sirène, Paris : Hachette, 1996.
Richard, Jean-Pierre, L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris : Le Seuil, 1961.
Sartre, Jean-Paul, Mallarmé la lucidité et sa face d’ombre, Paris : Gallimard, 1986.
Souriau, Étienne, La correspondance des arts, Paris : Flammarion, 1969.
Steinmetz, J.-L. « Vers le spiritogramme » Mallarmé, actes du colloque de la Sorbonne, éd. par A. Guyaux, Paris : Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 1998, p. 181 et suiv.
Notes de bas de page
1 Crise de vers, Œuvres complètes, édition Henri Mondor, Gallimard, 1945, p. 368. Toutes les références qui suivent renvoient à cette édition.
2 Essai sur l’origine des langues, chap. XVI, p. 116-17, édition GF.
3 Correspondance, édition Marchai, coll. Folio, Gallimard, 1995, p. 206.
4 Étalages, p.374.
5 La musique et les lettres p. 648.
6 La musique et les lettres p. 646.
7 Richard Wagner, p. 545.
8 P.-J. Labarrière, Poïétiques, PUF, 1998, p. 193.
9 Voir la lettre à Lefébure du 16 janvier 1857.
10 P. 719.
11 Ibid. p. 732. Je renvoie au beau livre de Jacques Rancière qui cite et commente ce texte dans Mallarmé la politique de la sirène, Hachette, 1996, p. 19.
12 La musique et les lettres, p. 647.
13 Bucolique, p.404.
14 Lettre à Gide de mai 1897.
15 Cité par Élie Faure Histoire de l’art. Le livre de poche, 1976, tome 1, p. 19.
16 Le peintre de la vie moderne in Curiosités esthétiques, Garnier frères, 1962, p. 466-467.
17 Édit. Folio, p. 353-354.
18 L’œuvre poétique de Léon Dierx, O. C., p. 690.
19 La musique et les lettres, O. C., p. 648.
20 Pierre Campion, Mallarmé poésie et philosophie, PUF, 1994, p. 28.
21 Le « Coup de dés » de Stéphane Mallarmé et le message, article paru dans Études philosophiques no 4, oct. 1958, repris dans Figures de la pensée contemporaine, PUF, 1971, tome 2, p. 876 et suiv.
22 Lettre à Lefébure du 27 mai 1867.
23 Lettre du 24 septembre 1867.
24 Lettre à Aubanel du 23 août 1866.
25 Voir les analyses de Pierre Campion op. cit., p. 12-13.
26 14 mai 1897, édit. Folio, p. 632.
27 8 octobre 1897, édit. Folio, p. 635.
28 Après Jean-Luc Steinmetz « Vers le spiritogramme », in Mallarmé, colloque de la Sorbonne, PUS, 1998, p. 181 et suiv.
29 La religion de Mallarmé, J. Corti, 1988.
30 Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil (p. 857) et repris dans Crise de vers (p.368).
31 Magie, p. 400.
32 La musique et lettres, p. 647.
33 Id. p. 646.
34 Id. p. 657.
35 Id. p. 647.
36 P. 298.
37 P. 294.
38 P. 299 et suiv.
39 Lettre à Cazalis d’octobre 64, édit. Folio, p. 206.
40 Crise de vers, p. 366.
41 La musique et les lettres, p. 652.
42 Crise de vers, p. 360.
43 Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 335.
44 Solennité, p. 335.
45 Les impressionnistes et É. Manet, Écrits sur l’art, GF, 1998, p. 308.
46 Le jury de peinture et M. Manet, O. C., p. 696.
47 Les impressionnistes et Édouard Manet, ibid., p. 323.
48 Édouard Manet in Médaillons et portrait, p. 532.
49 Les impressionnistes et Édouard Manet, ibid., p. 309.
50 P. 56.
51 Le mystère dans les lettres, p. 384.
52 Les impressionnistes et Édouard Manet, ibid., p. 310.
53 Id. p. 315.
54 P. 1047.
55 Les Impressionnistes et É. Manet, p. 324.
56 Les Impressionnistes et É. Manet, p. 323.
57 Crayonné au théâtre, p. 297.
58 Le genre ou des modernes, p. 312.
59 Crayonné au théâtre, p. 314.
60 Crayonné..., p. 315.
61 Id. p. 312.
62 Mimique, p. 310.
63 Richard Wagner, rêverie d’un poète français, p. 541.
64 Catholicisme, p. 393.
65 Richard Wagner..., p. 544.
66 Lettre du 28 juillet 1866.
67 Crise de vers, p. 387-458.
68 Note de 1895, p. 855.
69 P. 367.
70 La musique et les lettres, p. 648-49.
71 Mallarmé la lucidité et sa face d’ombre, Gallimard, 1986, p. 165.
72 Lettre à F. Vielé-Griffin du 8 août 1891. Cité par Henri Mondor dans Vie de Mallarmé, Gallimard, 1941, p. 616.
Auteur
Membre du Centre Eric Weil et chercheur en philosophie de l’art dans le laboratoire « histoire, critique et théorie de l’art contemporain » de l’université de Rennes II, enseigne l’esthétique dans le département d’histoire de l’art de l’université de Rennes II Haute Bretagne. Il achève actuellement une thèse intitulée « Le statut de la négation dans le symbolisme français ». Il est l’auteur d’une trentaine d’articles, principalement sur l’esthétique du symbolisme et sur la relation critique. Il vient de publier (en co-direction avec Jean-Marc Poinsot) les actes d’un colloque intitulé L’invention de la critique d’art (Presses universitaires de Rennes, juillet 2002).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythologies et mythes individuels
À partir de l'art brut
Anne Boissière, Christophe Boulanger et Savine Faupin (dir.)
2014
Au service d'une biologie de l’art. Tomes I et II
Recherches sur les arts de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est
Jean Naudou, Claudine Picron et Philippe Stern
1978
Les fils d’un entrelacs sans fin
La danse dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker
Philippe Guisgand
2008
Tombeau de Léonard De Vinci
Le peintre et ses tableaux dans l’écriture symboliste et décadente
Jean-Pierre Guillerm
1981