Chapitre IX. Entre son et couleur
p. 159-177
Texte intégral
1Déjà au XVIe siècle, Arcimboldo avait imaginé un système d’équivalences entre valeurs graduées du noir au blanc et hauteurs de sons. En 1740, le mathématicien jésuite Louis-Bertrand Castel avance, dans son traité sur l’optique des couleurs, un tableau des concordances entre l’échelle tempérée et le spectre chromatique, fondant son raisonnement sur deux triades : celle des couleurs primaires et celle des notes de l’accord parfait. Castel souligne l’importance commune de la figure circulaire pour les arts visuels et sonores, le cercle se retrouvant aussi bien dans le jeu des tonalités que dans celui des couleurs ; il insiste par ailleurs sur l’importance des chiffres 3, 7 et 12 dans les théories concernant l’un et l’autre domaine et va jusqu’à esquisser, en 1734, les projets d’un « clavecin oculaire » et d’une « tapisserie musicale » auquel s’intéresseront notamment Rameau, Telemann et Jean-Jacques Rousseau.
2Mais c’est surtout à partir de la fin du XIXe siècle que se multiplient les tentatives de confronter les phénomènes du son et de la couleur, dans la création et la perception. Scriabine peut être considéré à cet égard comme une des figures majeures de cette aspiration à la synesthésie ; tout au long de notre siècle, plusieurs artistes et théoriciens du visuel et du sonore ont poursuivi de telles investigations (Kandinsky, Schoenberg, Hauer, Itten, Herbin, Messiaen...).
Visées synesthésiques
3Issue à la fois de l’intérêt qui s’amplifie en cette fin de siècle pour les mystères grecs et le concept de Gesamtkunstwerk développé par Wagner, la conception synesthésique a encouragé l’expérimentation de modes d’écriture synthétiques, de claviers de couleurs, d’associations multiples de sons et d’images, comme en témoignent les recherches de Scriabine ou de Baranoff-Rossiné.
4L’esthétique de Scriabine est marquée par la quête d’une transcendance à laquelle doit contribuer la communion de tous les arts. C’est vers l’union mystique dans l’Un que celui-ci oriente sa démarche spirituelle. L’œuvre d’art synthétique, qui ferait appel à toutes les sensations, serait en effet seule capable de témoigner de la sympathie naturelle des choses, du fait essentiel que tout est vibration et que dans cette vibration originelle et commune à tout phénomène se dissimule la cohésion parfaite. « Le monde est un système de correspondances à la fois immobile à chaque instant donné et se transformant inlassablement dans le temps » écrit-il dans son Journal.
L’humanité doit advenir sur terre, dans l’espace et dans le temps, pour aboutir à une condition non temporelle, à une fusion de l’humanité et du cosmos tout entier, dans une inconcevable unité ekstatique et divine.
5Pour Scriabine, qui baignait dans un climat d’occultisme, de tradition gnostique, très influencé par les Clefs de la théosophie, de Helena Petrovna Blavatskaïa,
[...] la musique, les poèmes, unis aux autres arts, ne sont qu’autant d’étapes, autant d’appels pour préparer et célébrer ce « mystère » qui doit amener la transfiguration de l’univers entier dans l’extase et l’Union dans l’Un.
6Une telle vision implique la nécessité de situer la démarche créatrice par-delà la division du temps et de l’espace, indissociables par nature.
Ils sont avec les sensations un seul et même acte créateur. Il n’y a pas d’espace et de temps en dehors de la sensation. Il n’y a pas d’espace et de temps donnés qui préexisteraient aux sensations, lesquelles y seraient incluses. L’espace et le temps sont créés en même temps que les sensations1.
7L’œuvre de Scriabine, c’est en définitive une seule grande œuvre, dont les étapes successives, sonates, poèmes, symphonies, ne constituent que des épisodes séparés. Si Scriabine tend vers le concept de Gesamtkunstwerk, ce n’est toutefois pas dans son acception wagnérienne. Dans des termes qui ne sont pas si éloignés de ceux de Kandinsky, Scriabine reprochait notamment à Wagner d’avoir juxtaposé musique et poésie et manqué ainsi une fusion véritable entre plusieurs modes d’expression. Pour lui, éclairages, odeurs, « danse architecturale », tout devait concourir à se fondre à l’intérieur d’un projet unique. Il voulait parvenir à un art cosmique dans lequel seule l’analyse serait apte à faire découvrir la part respective des éléments plastiques, poétiques et musicaux. S’il cherchait à établir une synthèse harmonique entre ces trois arts, musique, poésie et danse, Scriabine était opposé à tout principe de parallélisme, qui manquerait alors une authentique unification. Scriabine comparait les sensations de la couleur avec les sentiments et ajoutait que les couleurs représentent un sentiment particulier pour chaque homme, que chaque changement de tonalité dans une œuvre apportait un changement de couleur, celle-ci venant souligner la tonalité. Par exemple, dans son Prométhée (« poème de feu », opus 60), composé en 1909-10 pour clavier à lumières, piano, chœur et orchestre, la partition orchestrale inclut une ligne décrivant les mouvements de lumière. Scriabine avait développé la représentation visuelle de son projet jusqu’à prévoir qu’interprètes et spectateurs devraient être habillés de blanc, devenant ainsi à leur manière des écrans pour les projections de lumière ; il préconisait un système de correspondances entre jeux de lumières et de tonalités : tandis que les tonalités couvrent le spectre sonore global, chromatique, les lumières décrivent leur propre spectre, de manière graduelle ; la hauteur, selon le cycle des quintes, était ainsi mise en relation avec le spectre des couleurs.
8À partir de 1911, Scriabine travailla à un Mystère qu’il ne put achever : les combinaisons polysensorielles devaient s’y révéler plus diversifiées encore, puisque le projet comprenait l’apport de sensations olfactives et tactiles ainsi qu’une participation réelle du public. Le texte demeuré inachevé de l'Acte préalable (1913-14), première partie de ce Mystère, témoigne de telles imbrications de registres d’expression, avec des images poétiques comme « vêtues somptueusement de verts murmures », ou « qui es-tu, chantée par la blancheur sonore »...
9Quelques décennies plus tard, le compositeur Ivan Wyschnegradsky met pour sa part en parallèle la gamme par tons avec la suite des couleurs dites primaires et secondaires, les hauteurs intermédiaires étant mises en correspondance avec les couleurs composites intermédiaires.
10Dans l’esprit du projet de Scriabine, l’architecte américain Claude Bragdon expérimenta différents claviers mécaniques permettant de réaliser des spectacles simultanément visuels et musicaux, comme Cathedral without Walls, présenté, en 1916 à Central Park. À Long Island fut créé un studio où travaillaient les « Prométhéens », artistes qui se consacraient précisément à l’élaboration d’instruments associant couleur et mouvement. Bragdon exerça une influence déterminante sur Thomas Wilfred, qui désignait sous le terme de « lumia » ses projections colorées cinétiques, et inventa en 1921, en collaboration avec lui, le premier « clavilux ».
11En 1925, Alexandre Laszlo construit un appareil projetant des lumières synchronisées avec le déroulement des œuvres musicales. Dans son ouvrage Farblicht Musik, il s’efforce d’instaurer un système de concordances entre accords et lumières.
12La démarche de Scriabine provoqua une véritable lignée de tentatives poly-sensorielles. À Kazan, Bulat Galeyev, auteur de plusieurs ouvrages et articles sur la synthèse de la couleur et de la musique, créa le groupe « Prométhée » qui réalisa deux films, Prométhée (1965) et Mouvement perpétuel (1969), ainsi que plusieurs installations de « musique colorée », dont Aurore boréale, pour le planétarium de Kazan.
Sonorités et couleurs selon Kandinsky
13L’association entre couleur et timbre représente l’axe le plus fréquemment emprunté par les peintres qui ont cherché à mettre en correspondance les arts plastiques et musicaux, de telles tentatives se traduisant d’ailleurs trop souvent par les « vagues métaphores » que dénonçait E. Souriau. Dans Du spirituel dans l’art, Kandinsky part à plusieurs reprises à la recherche de la « sonorité intérieure » de la couleur, mais il est rapidement amené à remettre en question des analogies trop systématiques entre ces deux phénomènes de perception. Lorsque l’on associe par exemple le rouge au son de trompette, encore faudrait-il savoir de quelle nuance de rouge il s’agit, et de quelle manière la trompette est utilisée ; lorsque l’on prononce le mot trompette, on imagine en effet
[...] ce son sans aucune des modifications qu’il subit selon qu’il est émis en plein air, dans une pièce fermée, seul ou mêlé au timbre d’autres instruments, selon que l’instrument qui le produit est joué par un postillon, un chasseur, un soldat ou un virtuose2.
14Tout au long de l’ouvrage, Kandinsky évoque d’ailleurs des cas où la couleur se trouve associée à des sonorités dont les propriétés s’entremêlent. Lorsque le jaune « atteint à une intensité insoutenable pour l’œil et pour l’âme »3, il cite à nouveau la trompette, et ajoute une indication de registre, l’aigu, ainsi que des suggestions d’intensité et de densité, « comme une fanfare éclatante ». Il revient plus loin sur le « rouge clair chaud (Saturne), comparé avec le jaune moyen », et sur cette parenté avec une « fanfare où domine le son fort, obstiné, importun de la trompette ». Un rouge plus sombre, le rouge de Cinabre sera « comparé au tuba ; d’autres fois on croit entendre d’assourdissants roulements de tambours »4. Le rouge froid clair sera « idéalement exprimé par les sons clairs et chantants du violon » ; dans le cas de l’orange, il écrit : « Il sonne comme la cloche de l’Angélus, il a la force d’une puissante voix de contralto. On dirait d’un alto jouant un largo »5. Une fois encore, plusieurs propriétés, tant psychologiques qu’acoustiques, touchant simultanément à des notions de registre, de tempo, de timbre et de dynamique en viennent à se conjuguer ; un peu plus loin, il poursuivra en comparant le violet aux « vibrations sourdes du cor anglais » et, en s’approfondissant, aux sons graves du basson. Pour traduire les différentes nuances de bleu, du plus clair au plus foncé, Kandinsky nommera des instruments qui vont du plus aigu, la flûte, au plus grave, la contrebasse, en passant par le violoncelle. Il semble donc que les degrés de clair et d’obscur pour une même couleur se traduisent dans sa perception par différents registres de hauteur de son ; de toute évidence, l’impact psychologique se révèle finalement décisif, ce qui le conduit à des constats comme : « Dans son apparence la plus solennelle, il [le bleu] est comparable aux sons les plus graves de l’orgue », ou encore : « Je serais tenté de comparer le vert absolu aux sons amples et calmes, d’une gravité moyenne, du violon ».
15Dans l’impression du blanc, Kandinsky fait entrer la notion d’un silence absolu « qui court à l’infini comme une froide muraille, infranchissable, inébranlable ». Il précise cependant qu’un tel silence n’est pas mort et regorge au contraire de possibilités vivantes. C’est un « rien » qui annonce que quelque chose va se produire, la promesse d’un commencement. Par contre, il voit le silence correspondant au noir, « couleur extérieurement la plus dépourvue de résonance » comme le « rien » de l’achèvement éternel ; « ce qui est suspendu par ce silence est fini pour toujours : le cercle est fermé »6. Cette mort, qui évoque le bûcher, n’exclut pas une renaissance, mais c’est de la manifestation d’un autre monde qu’il sera alors question.
16Il semble à vrai dire très difficile de classifier de façon rigoureuse les associations entre les variations de couleur et certaines caractéristiques précises des sons, de par la complexité engendrée par les références qu’il entrecroise dans les exemples distillés tout au long de l’ouvrage ; ainsi un même instrument, le violoncelle, sera cité deux fois et, selon le registre, pourra évoquer tantôt un bleu sombre, tantôt un rouge froid rendu plus profond par l’adjonction de bleu outremer.
17Dans la note qui accompagne une de ses propositions d’association polysensorielle, Kandinsky définit d’ailleurs assez précisément les limites de telles analogies :
La correspondance des tons de la couleur et de la musique n’est, bien entendu, que relative. De même qu’un violon peut rendre des sonorités variées qui peuvent répondre à des couleurs différentes, de même le jaune peut être exprimé en nuances différentes, au moyen d’instruments différents. Dans les parallélismes dont il s’agit ici, on pense surtout au ton moyen de la couleur pure et, en musique, au ton moyen, sans aucune de ses variations par vibration, sourdine, etc.7
18Et il faudrait sans doute ajouter qu’une autre limite peut également provenir de l’approche toute personnelle et subjective de telles associations, qu’il devient assez vite périlleux de vouloir faire partager par autrui, par-delà certains clichés culturels trop schématiques et réducteurs, comme la violence du rouge comparée au caractère agressif de la trompette.
19L’association couleur/timbre ne semble pourtant cesser de le préoccuper, puisque l’on retrouve, dans ses cours du Bauhaus (par exemple, celui du 25 juin 1926), cette note à propos du violet : « en musique : sonorité chaude mais retenue, cor anglais, cor de chasse. Brouillé par le noir = le saxophone, la trompette bouchée ». Et dans un cours du 2e semestre de 1928, Kandinsky opère une véritable imbrication d’associations polysensorielles, qu’il qualifie de « diagramme des relations entre les formes, les couleurs, les sens, etc. » Ainsi les trois couleurs primaires apparaissent-elles tour à tour reliées aux différents sens, à des notions de température, de sentiment, de pensée, d’action ; en ce qui concerne la relation à l’ouïe et à la musique, le jaune est associé à un tempo rapide, presto (135, par rapport à la vitesse du pouls), à une intensité forte, au registre aigu, à la voyelle i, le rouge à un tempo modéré (75), à des niveaux d’intensité et de registre moyens, à la voyelle a, le bleu à un tempo lent, adagio (50), à une faible intensité, à un registre grave, à la voyelle o. Mais nous avons vu, selon l’aveu de Kandinsky lui-même, à quel point de tels rapprochements doivent être maniés avec prudence, compte tenu de la pluralité des modulations susceptibles d’affecter sons et couleurs.
20Plus globalement, ce qui lui paraît essentiel à la fusion entre le visuel et le sonore, plus que tout système clos de correspondances, c’est la quête de la « vibration juste », car cette notion inclut d’elle-même les deux termes d’une manière organique. De même, l’expression « résonance intérieure », fréquemment utilisée par Kandinsky et les artistes qui ont contribué au mouvement du Blaue Reiter, contient une évidente référence au domaine acoustique, la démarche devant être portée par un élan spirituel commun, une nécessité intérieure seuls capables de relier les éléments en présence.
21Cette manière de s’imprégner d’impressions synesthésiques, Kandinsky l’exprime avec exaltation lorsqu’il décrit Moscou :
Non, ce n’est pas l’heure du rouge uniforme qui est la plus belle ! Ce n’est que l’accord final de la symphonie qui porte chaque couleur au paroxysme de la vie et triomphe de Moscou toute entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d'un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises – avec chacune sa mélodie propre –, le gazon d’un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l’allegretto des rameaux dénudés...8
22Schoenberg insiste lui aussi sur l’importance fondamentale de la notion de vibration, comme élément commun à toute sensation, lorsqu’il déclare dans la conférence de Breslau, en 1928 :
En vérité, les sons ne sont pas autre chose, – si on les regarde clairement et lucidement – qu’une forme particulière de vibration de l’air, et en tant que tels, ils produisent une certaine impression sur l’organe des sens concerné, l’oreille. Mais, grâce à une façon particulière de les relier l'un à l’autre, ils suscitent certains effets artistiques, et si l’on peut s’exprimer ainsi, psychiques. Mais, comme cette capacité ne réside nullement déjà dans chaque son isolé, il devrait être possible, sous certaines conditions, de produire de tels effets avec divers autres matériaux ; à savoir, si on les traitait comme des sons ; si, sans nier leur matérialité, on savait, indépendamment d’elle, les lier en formes et en figures après les avoir mesurés selon les critères du temps, de la hauteur, de la force, et de beaucoup d’autres dimensions ; si l’on savait, suivant des lois plus profondes que ne le sont les lois du matériau, établir des rapports entre eux. Selon les lois d’un monde construit par son créateur d’après la mesure et le nombre9.
23Et voici donc que resurgit la tentative de retrouver, en deçà des particularismes propres aux différents phénomènes de perception, une origine unique, susceptible de témoigner d’une force génératrice antérieure aux divisions sensorielles et dont le nombre pourrait constituer l’élément fondateur.
24Moins souvent cités que la conjonction Kandinsky-Schoenberg, les échanges entre Josef Matthias Hauer et Johannes Itten constituent également un jalon important du dialogue possible entre sensations auditives et colorées. En étroite relation avec Itten à partir de 1919, Josef Matthias Hauer apparaît comme un précurseur du dodécaphonisme, dont il applique librement un certain nombre de principes dès 1918. Prolongeant la théorie des couleurs de Goethe, Hauer développe une correspondance entre intervalles harmoniques, depuis la seconde mineure jusqu’à l’octave, et couleurs. L’intervalle est posé comme le phénomène essentiel à toute construction, la pensée musicale pouvant être considérée à cet égard comme une référence absolue. En ce qui concerne la répartition des intervalles, le cycle des quintes correspondait aux couleurs chaudes, le cycle des quartes aux couleurs froides. Hauer étend ces associations jusqu’au champ des émotions, des phénomènes naturels. Dans son ouvrage Vom Wesen des Musikalischen. Itten considérait certains de ses tableaux comme une preuve de la pertinence des théories musicales de Hauer ; c’est pourquoi la correspondance qu’ils ont échangée à la fin des années 20 constitue une base de réflexion sur les relations entre musique et arts visuels comparable à celle de Kandinsky et Schoenberg.
25Membre du groupe Der Sturm à partir de 1925, le compositeur tchèque Miroslav Ponc s’intéressa lui aussi vivement aux relations entre la perception de la couleur et celle de la hauteur du son. Dans son Prélude canonique, op.2 (1922), il associe les thèmes musicaux ainsi que leur articulation à un système de distribution des couleurs. Ponc avait alors repris à son compte le principe d’un cercle de 24 couleurs élaboré par Wilhelm Ostwald, qu’il faisait correspondre pour sa part à une division de l’octave en 24 quarts de ton. Simultanément à son œuvre de compositeur, Ponc réalisa des aquarelles dont il proposa lui-même, à plusieurs reprises, des transcriptions musicales en notation traditionnelle. En 1925, il présenta, à l’occasion d’une exposition organisée par Der Sturm, Model Opéra no 1, qui, outre la partition musicale proprement dite, incluait un jeu complexe de couleurs sous la forme de projections lumineuses et cinématographiques, déplacements scéniques des personnages, ainsi qu’un texte phonétique abstrait.
Le musicalisme
26C’est en 1932 que Henri Valensi, Gustave Bourgogne, Charles Blanc-Gatti et Vito Stracquadaini fondent le groupe des artistes musicalistes. Leur but commun n’est alors nullement de traduire plastiquement une musique, mais plutôt d’en révéler des échos psychiques dans le domaine visuel. L’étymologie de la dénomination « musicaliste » ne renvoie pas au mot « musique », mais à l’adjectif « musical », qui désigne une approche qualitative des lignes et des couleurs ; il s’agit en effet de tirer parti des résonances sentimentales des couleurs en une gamme d’expressions précises, de donner forme à des sensations issues de la subjectivité.
27Pour être digne du qualificatif de « musicaliste », une œuvre picturale doit exprimer le dynamisme et le rythme dans l’espace-temps, accomplir l’harmonie en s’appuyant sur les lois du nombre, commune mesure qui permet d’obtenir l’équilibre et l’unité dans la variété. Malgré la place déterminante de Valensi dans le mouvement, le « musicalisme » ne constitue pas une école ; chaque artiste a développé son propre système de correspondances. Ainsi Ch. Bourgogne a-t-il donné naissance au « bleuisme », doctrine d’art et de science en harmonie avec la nature, basée sur une connaissance des ondes reposant sur la prééminence du bleu, « couleur vraie de la lumière solaire créatrice de la matière, se révélant en perpétuel état vibratoire »10.
28Charles Blanc-Gatti utilise le terme de « chromophonie » pour désigner une méthode de réaction visant l’union des vibrations sonores et lumineuses par un principe de concordance mathématique. Celle-ci est basée sur les relations entre les couleurs et les harmoniques des sons : le mode d’évolution des ondes sonores, sur dix octaves perceptibles par l’oreille humaine, est mis en parallèle avec celui des ondes lumineuses, depuis le rouge jusqu’au violet, en passant par l’orange, le jaune, le vert, le bleu. Blanc-Gatti fait correspondre les sons graves aux couleurs chaudes, rouge, orange, aux grandes longueurs d’onde. En s’élevant vers l’aigu, on passe ainsi du jaune au vert, pour aboutir aux couleurs froides, les bleus et les violets. Dans son ouvrage Sons et couleurs (Éditions Victor Attinger, 1935, Neuchâtel), Blanc-Gatti considère la transposition picturale illustrant la concordance des sons et des couleurs comme une première étape. À cause de leur statisme, les œuvres plastiques ne peuvent présenter que des sortes d’instantanés, des moments figés d’une œuvre musicale, ou en proposer une manière d’image synthétique. C’est pourquoi il tente de mettre au point d’autres hypothèses de transmission pour démontrer de telles correspondances. Tout d’abord, il dénonce l’analogie que certains théoriciens ont voulu imposer entre les notes de la gamme et les couleurs du prisme, car ce type de correspondance ne tient pas compte des différents registres de hauteur. Selon lui, en tant que vibrations, les couleurs constituent des harmoniques très éloignés, inaudibles, des sons, que nous percevons dans le même rapport, mais par un moyen de réception différent. Une de ses ambitions est de créer un spectacle chromophonique, où les sens de la vue et de l’ouïe sont sollicités conjointement, des formes et des couleurs en mouvement épousant le rythme de la musique, en parfait synchronisme. Blanc-Gatti amorce ses premières expériences à Paris, en 1932, au moyen de jeux de lumières colorées commandées par les rhéostats d’un jeu d’orgue. Pour renforcer l’intérêt visuel, il « incorpore la morphologie sonore, par la projection sur un écran, des arabesques, dessins mélodiques, transpositions plastiques dans le champ visuel, des œuvres musicales choisies », les formes se fondant sans heurt les unes dans les autres au rythme de la musique. Il préconise l’utilisation d’un écran
[...] de forme circulaire et concave, possédant des reliefs prismatiques, sur lesquels vient jouer la lumière provenant de jeux d’orgue, disposés autour de l'écran, comportant des lampes de quatre couleurs : rouge, jaune, bleu, vert. Le pourtour de l’écran est entouré d’un cadre décoratif en bas-relief, disposé en trois côtés curvilignes, correspondant aux trois registres orchestraux et figurant les instruments : cordes, bois, cuivres. À ces projections latérales se combinent des projections de face, destinées à des effets mouvants en synchronisme avec la partition orchestrale : cordes, bois, cuivres et percussion. Ces projections sont assurées par un groupe de projecteurs équipés spécialement de disques rotatifs. La commande des divers jeux d’orgue et des projecteurs est assurée par un exécutant, véritable organiste du système lumineux, disposant d’un pupitre, tableau ou clavier, actionnant les interrupteurs et rhéostats-potentiomètres, en suivant la partition, en accord avec le chef d’orchestre11.
29Telles sont les grandes lignes de l’« orchestre chromophonique de Blanc-Gatti », dont des réalisations partielles sont présentées à Paris et à Bruxelles en 1937. Blanc-Gatti souhaitait étendre son projet au domaine cinématographique, par la technique des dessins animés en couleur. C’est dans cette intention qu’il s’adressa à Walt Disney en 1935 ; déclinant son offre de collaboration, celui-ci réalisera pourtant dix ans plus tard le film Fantasia, largement inspiré des conceptions musicalistes.
Robert Delaunay
30Exprimer le dynamisme au moyen de la couleur tout en impliquant celle-ci dans un processus rythmique fondamentalement temporel, était un des soucis majeurs de Robert Delaunay. À partir de 1913, celui-ci cherche à entraîner le chromatisme de couleurs qui fonctionnent par elles-mêmes dans une rythmicité quasi musicale, à jouer sur les rapports de couleur comme sur les relations des intervalles harmoniques à l’intérieur des accords. C’est certainement ce qui fera dire à Apollinaire dans son article « Art et curiosité, les commencements du cubisme » (1912) :
On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau qui sera à la peinture, tel qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la poésie. Ce sera de la peinture pure12.
La couleur est forme et sujet, elle est purement le thème qui se développe, se transforme, en dehors de toute analyse philosophique ou autre. La couleur est fonction d’elle-même, toute son action est présente à chaque moment comme dans la composition musicale de l’époque de Bach et, de notre temps, du bon jazz.
31déclarera Delaunay en 1939.
32Dans « Réalité, peinture pure », article paru dans la revue Der Sturm en décembre 1912, Apollinaire cite de larges extraits de déclarations de Delaunay « sur la construction de la réalité dans la peinture pure » ; il y est notamment question de la technique du « contraste simultané » qui devait assurer le dynamisme des couleurs et leur construction dans le tableau. Delaunay développe également la question, essentielle, de la lumière qui, communiquée par notre sensibilité, glisse vers nous. Le peintre doit la capter et la porter à un niveau d’harmonie qui « ne résulte que de la simultanéité avec laquelle les mesures et conditions de lumière parviennent à l’âme (sens suprême) par le truchement des yeux. »
33« Vers 1913 », écrit R. Delaunay en 1933,
[...] j’ai imaginé une peinture qui, techniquement, se fonderait sur les contrastes de la couleur mais qui se déroulerait aussi dans le temps et pourrait être perçue d’un seul coup d’œil. J’employais alors le terme scientifique de Chevreul, les contrastes simultanés. Je jouais avec les couleurs de la façon que nous pourrions nous exprimer en musique grâce à la fugue de phrases colorées auditives.
34La juxtaposition de ces deux expressions, associées à la forme de la fugue, donne tout à fait la mesure du paradoxe que soulève sa démarche en ce qui concerne la dimension temporelle. À propos de L’Équipe de Cardiff, troisième représentation, toile exposée au Salon des Indépendants de 1913, dans une salle consacrée pour la première fois à la tendance des orphistes, Apollinaire traduit à sa manière le concept de simultanéité :
Rien de successif dans cette peinture où ne vibre plus seulement le contraste de complémentaires découvert par Seurat, mais où chaque ton appelle et laisse s’illuminer toutes les autres couleurs du prisme. C’est la simultanéité13.
35Pourtant, le mouvement des couleurs suscite un rythme évident dans les Disques simultanés, renforcé par la circularité de la forme qui semble impliquer d’infinies reprises, une incessante circulation de couleurs-lumières s’interpénétrant de manière changeante, les accords ainsi projetés dans le temps venant déborder toute limitation d’ordre strictement géométrique, comme si les résonances de certaines couleurs venaient s’insinuer dans les couleurs voisines. Il est par ailleurs tout à fait révélateur que Delaunay ait choisi comme titre de certaines de ses dernières œuvres, autour de 1939, Rythmes sans fin, conjuguant les notions de durée et d’infini. À propos de ses Rythmes, il écrit :
Ce sont des accords créés par des formes circulaires, dans leurs rapports de contrastes et de dissonances, dans l’expression la plus sévère et la plus pure... La couleur est vue en force, en nombre, en module. L’harmonisation des modules crée le rythme, c’est l’introduction du temps dans la structure même du tableau.
36Delaunay et Klee ont eu sans aucun doute en commun certaines sources de réflexion, en particulier celle de la polyphonie appliquée au champ de la vision. Klee publiera d’ailleurs en 1912 l’article de Delaunay « La lumière » dans un numéro de Der Sturm : « La simultanéité dans la lumière, c’est l’harmonie, le rythme des couleurs qui crée la vision des hommes », écrit notamment Delaunay. Cette question de la simultanéité possible de différentes voix au moyen des règles de la polyphonie, par une transparence relative de strates successivement disposées dans l’espace, il l’énonce ainsi à Kandinsky dès 1912 :
J’attends encore un assouplissement des lois que j’ai trouvé basées sur des recherches de transparence de couleurs, comparables aux notes musicales, ce qui m’a forcé de trouver le mouvement de la couleur.
Henri Matisse
37Dans les écrits et entretiens de Matisse14, on relève de nombreuses allusions à la musique qui prouvent qu’elle pouvait croiser ses préoccupations, en dépit des réserves qu’il a pu être amené à émettre à propos de la tentation abusive d’associer ces deux arts ; même si plusieurs de ses œuvres sont thématiquement reliées à la musique et à la danse, Matisse n’a en effet jamais cherché à systématiser son rapport à la pensée musicale :
La peinture exige de l’organisation, par des moyens très conscients, comme dans les autres arts. Organisation des forces – les couleurs sont des forces – comme en musique, organisation de timbres. Mais ne confondons pas pour autant peinture et musique. Leurs actions ne sont que parallèles. On ne saurait traduire des symphonies de Beethoven en peinture15.
38Cela ne l’empêche pas de décrire de la manière suivante à André Verdet, en 1952, une composition murale constituée de papiers découpés :
Il y a des feuillages, des fruits, un oiseau. Mouvement modéré, apaisant. J’ai retiré ce motif que vous voyez là-bas, isolé, à droite ; je l’ai retiré parce qu’il y avait un mouvement violent. Ce mouvement faussait la partition générale. Un andante et un scherzo qui se heurtaient.
39Et, à propos de la Chapelle de Vence, Matisse laisse supposer que son décor pourrait bien être aussi le réceptacle d’une musique potentielle lorsqu’il déclare :
J’ai compris le noir et le blanc des costumes des Sœurs comme des éléments de la composition de la chapelle et, pour la musique, j’ai préféré aux sons bruyants – quoique savoureux, mais explosifs – des orgues la douceur des voix de femmes pouvant s’insinuer en chants grégoriens dans la lumière frémissante et colorée des vitraux16.
40D’une manière générale, les types d’association que l’on trouve le plus fréquemment chez lui entre vocabulaires musical et plastique concernent les rapports entre harmonie et couleur, rythme et forme, dont la conjonction devrait permettre d’engendrer une impression d’unité.
Certes la musique et la couleur n’ont rien de commun, mais elles suivent des voies parallèles. Sept notes, avec de légères modifications, suffisent à écrire n’importe quelle partition. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour la plastique17 ?
41Matisse apparente l’agencement des notes de la gamme à celui des couleurs, ce qui l’amène à concevoir les relations de celles-ci dans la construction globale du tableau comme des accords :
Tous mes rapports de tons trouvés, il doit en résulter un accord de couleurs vivantes, une harmonie analogue à celle d’une composition musicale18.
42C’est dans le sens d’une polyphonie générale que s’organisent aussi bien les notes que les couleurs dans l’œuvre conçue comme une entité :
De la même façon que dans une harmonie musicale chaque note est une partie d’un tout, ainsi souhaitai-je que chaque couleur eût une valeur contributive. [...] Toutes mes couleurs chantent ensemble, c'est comme un accord de musique : elles ont la force nécessaire au chœur19.
43Contrairement à Kandinsky ou à Mondrian, qui étaient au courant des mutations les plus contemporaines du langage musical, il semble que Matisse s’en soit tenu à des références relativement conventionnelles (« rien n’empêche de composer avec quelques couleurs, comme la musique qui est bâtie uniquement sur sept notes »), basées sur le système tonal :
De même que la modification de l’expression musicale peut venir d’un petit rien – il y a autant de différence entre les tons majeurs et mineurs qu’entre le soleil et son ombre –, de même, pour la couleur, la diminution, dans un accord de plusieurs couleurs, d’un seul de ses éléments au profit d’un autre, change l’expression de l’accord.
44Toutefois, lorsque Matisse évoque des notes de musique, il ne s’agit pas seulement, dans son esprit, de hauteurs de son mais également de timbres : « Les couleurs ont une beauté propre, qu’il s’agit de préserver comme en musique on cherche à conserver les timbres ». C’est pourquoi il comparera à plusieurs reprises le choix des couleurs à celui d’une instrumentation, remplacer un bleu par un noir pouvant par exemple équivaloir à remplacer une trompette par un hautbois. Son mode d’association entre timbre et couleur est bien sûr loin d’être aussi développé que chez Kandinsky, mais on pourra tout de même découvrir dans ses propos certaines amorces de correspondance, par exemple entre le grave et le sombre dans cette remarque à propos du « traitement du noir en peinture et de son évolution » : « La part de plus en plus grande prise à l’orchestration colorée » se révèle « comparable à celle de la contrebasse dont on est arrivé à faire des soli »20. Le fait que Matisse ait choisi de citer conjointement la contrebasse et le noir pour affirmer ce dépassement des hiérarchies conventionnelles dans l’utilisation des couleurs n’est certainement pas le fruit du hasard.
45S’il associe couleurs et notes, il ne saurait s’agir pour lui de s’en tenir à des phénomènes abstraits, telle une échelle de hauteurs (son évocation de timbres précis le laissait déjà supposer) ; ses suggestions de sons à mettre en relation avec sa technique des aplats et ses recherches de couleurs plates se chargent d’une corporéité plus manifeste encore lorsqu’il précise :
J’ai essayé de remplacer le « vibrato » (Matisse parle du néo-impressionnisme et du divisionnisme) par un accord plus expressif, plus direct, un accord dont la simplicité et la sincérité m’auraient procuré des surfaces plus tranquilles21.
46Sans nécessairement en être pleinement conscient, Matisse rejoint par là les préoccupations de compositeurs comme Satie ou Bartok qui avaient eux aussi pris leurs distance vis-à-vis de l’usage immodéré du vibrato, hérité du romantisme.
Les premières expériences cinématographiques abstraites
47Pour les artistes qui souhaitent inclure le temps réel dans leur construction formelle, les moyens cinématographiques s’imposent comme l’outil idéal.
48Les futuristes italiens, notamment Arnaldo Ginna et Bruno Corra s’intéressent à ces nouvelles techniques à partir de 1910. Dès 1908, ils avaient engagé leurs recherches, qualifiées de « musique chromatique », dans le sens de l’abstraction. Entre 1910 et 1911, ils réalisèrent sept courts métrages abstraits. En 1912, Corra écrit le manifeste « Cinéma abstrait - musique chromatique », dans lequel il décrit l’évolution de sa démarche depuis le piano chromatique :
Nous étions arrivés à étaler les 7 couleurs sur 4 octaves, après le violet du 1er octave venait le rouge du second et ainsi de suite. Pour traduire pratiquement tout cela, nous utilisâmes une série de 28 lampes électriques colorées correspondant à 28 touches... En jouant une octave, par exemple, les deux couleurs se mêlaient, comme les deux sons au piano22.
49Entrevoyant rapidement les limites d’un tel procédé, Corra et ses partenaires pensèrent aux moyens du cinéma, à cause de la puissance lumineuse qu’ils pouvaient dispenser et des innombrables effets qui, à l’image des orchestres, contribueraient à engendrer « une véritable symphonie chromatique. » De quelques tentatives infructueuses, il résulta « quatre bobines de pellicule dont une seule dépassait les 200 mètres de long. » L’une d’elles était une transposition réduite de la Chanson du Printemps de Mendelssohn, mêlée au thème d’une Valse de Chopin. En 1916, A. Ginna concrétisa un projet plus ambitieux, les moyens techniques apparaissant mieux maîtrisés, la Vie futuriste, avec notamment la participation de Marinetti, Balia, Corra...
50Parmi les productions cinématographiques auxquelles contribuèrent les futuristes, il faut citer La marche des machines (1918) de Eugen Deslaw, qui comprenait une intervention sonore de Russolo à partir de son « Rumorharmonium ». Dans le prolongement des idées émises par les futuristes, Corrado d’Errico réalisa en 1934-35 un film de « musique visuelle » d’après La Pie voleuse de Rossini ; au début des années 40, Luigi Veronesi produisit des films abstraits ; en 1953, Severini créa une partie de Ballet abstrait, film de Ubert Seggelke, en peignant directement sur la pellicule d’après des suggestions musicales.
51Ce sont de telles possibilités que pressent également Léopold Survage, peintre apparenté à la tendance cubiste avant qu’il n’aborde, en 1914, la question du « rythme coloré ». Pour Survage, celui-ci ne doit en aucun cas demeurer l’illustration d’une œuvre musicale mais exister comme phénomène autonome, « quoique basé sur les mêmes données psychologiques que la musique. »23 Certes, la succession dans le temps des éléments présentés, qu’ils soient de nature visuelle ou sonore, induit des analogies qui peuvent difficilement être remises en cause. Mais ce qui fonde la démarche de Survage, c’est, selon ses propres termes, « la forme visuelle colorée », analogue, par son rôle, au son de la musique. Trois facteurs concourent au dynamisme du mode d’expression ainsi visé : la forme visuelle, abstraite, le rythme, qui met en mouvement cette forme et lui fait subir toutes sortes de métamorphoses, et la couleur. La forme doit donner lieu à une simplification qui permette de mieux l’appréhender à la fois dans son identité et à travers ses transformations.
Le moyen, pour représenter abstraitement une forme irrégulière d’un corps réel, est de le ramener à une forme géométrique simple ou compliquée, et ses représentations transformées seraient aux formes des objets du monde extérieur comme un son musical à un bruit.
52déclare Survage. Toutefois, pour qu’une telle forme devienne autre chose qu’une « notation » statique, encore faut-il en montrer les chances de mobilité, la confronter à d’autres formes, la rendre vivante. « En se transformant dans le temps, elle balaie l’espace » et se révèle apte à traduire toutes les intentions, tous les sentiments que l’artiste désire transmettre.
Du point de vue de cet art dynamique, la forme visuelle devient l’expression et le résultat d’une manifestation de forme-énergie, dans son ambiance. Ceci pour la forme et le rythme qui sont liés inséparablement. Intervient à présent la fonction déterminante de la couleur, produite soit par une matière colorante, soit par un rayonnement ou par projection. Elle est ainsi destinée à entrer pleinement dans la rythmicité du jeu des formes, devenant le contenu, l’âme même de la forme abstraite.
53À la place des harmonies immobiles des moyens picturaux traditionnels s’instaure une nouvelle dimension du travail de la couleur qui s’inscrit, physiquement, dans la durée. Survage ne trouvera malheureusement pas de modalités d’application pour de telles hypothèses de recherche, saluées par Apollinaire dans un article du 15 juillet 1914.
54Pour Raoul Hausmann,
le Suédois Vicking Eggeling fut le premier à saisir le sens réel du cinéma. Son film La symphonie diagonale, entièrement composé de formes abstraites en mouvement, est une création unique en son genre et qui reste inimitable malgré les essais de Ruttmann et de Richter24.
55Hans Richter cherchait pour sa part à mettre en valeur le phénomène du mouvement en tant que tel, la structure interne du film, de telle sorte que le rythme, la cadence, le mouvement et la valeur plastique de la forme, détachés de toute dépendance à une représentation ou à un scénario, finissent par s’imposer à l’esprit du spectateur. Pour Richter et Eggeling, qui ont réalisé des rouleaux dès 1911 et tourné ensemble leurs premiers films à partir de 1920, le cinéma constitue une amplification considérable de leurs démarches de peintre. Basés tous deux sur des formes plastiques élémentaires, Rythmus 21 de Richter et la Symphonie diagonale d’Eggeling tendent vers une rigueur de construction propre à la musique, utilisant notamment les formes comme s’il s’agissait d’instruments de musique, tout en explorant les paramètres spécifiques du langage cinématographique. Dans un article théorique publié dans la revue Ma, en 1921, Eggeling déclare chercher à orchestrer les formes, à développer leurs passages dans le temps à travers un mode d’expression dynamique qui soit différent de la peinture de chevalet.
Olivier, Messiaen et la couleur
56Parmi les compositeurs de notre temps, Olivier Messiaen est vraisemblablement celui qui s’est montré le plus sensible à l’interférence du son et de la couleur. Essentiel dans l’art de Debussy, O. Messiaen a tout d’abord intensément éprouvé ce rapport au contact de la nature où les deux phénomènes sont indissociables. La contemplation des couleurs dans les vitraux de Notre-Dame, des cathédrales de Chartres ou de Bourges, cette « lumière, captée par l’homme pour magnifier les lieux fonctionnels les plus nobles, les édifices destinés au culte »25 a contribué à orienter sa voie tout à la fois spirituelle et artistique. Cette perception de la couleur a dès lors investi son champ de perception auditif ; Messiaen précise toutefois ne pas être atteint de synopsie, comme son ami Blanc-Gatti, « qui avait un dérèglement des nerfs optique et auditif, ce qui lui permettait de voir des couleurs et des formes quand il entendait de la musique », de tels troubles sensitifs pouvant être provoqués par ailleurs par des drogues comme la mescaline ou le peyotl. Le terme « synopsie » reste d’ailleurs relativement ambigu. Si la sysnesthésie renvoie à un idéal de perception qui vise une sorte de communion des sens, comme chez Scriabine, la synopsie s’applique pour sa part soit à une forme d’audition colorée, soit à un dérèglement sensoriel. Dans ce cas, la synopsie serait une maladie chronique entraînant une sorte de confusion des sensations visuelles et auditives. Si Blanc-Gatti en était atteint, cela signifie non pas seulement qu’il lui était possible d’associer ces deux modes de perception, mais qu’il ne pouvait y échapper, toute variation de l’environnement acoustique se traduisant par des interférences de formes visuelles colorées. Dans son ouvrage Sons et couleurs, il parle de la synopsie comme de la forme la plus fréquente des synesthésies, dans laquelle l’audition d’un son provoque des phénomènes de vision colorée. Il distingue plusieurs formes de synopsie :
la synopsie analytique, pour les individus qui voient une couleur sur chaque note, isolément ;
la synopsie synthétique, pour ceux qui perçoivent des couleurs en mouvement, en vagues lumineuses, à l’audition d’une œuvre musicale entière ;
la synopsie double, pour ceux qui perçoivent à la fois couleurs en mouvement et formes géométriques.
57Selon les informations qu’il a recueillies, environ 10 % des individus seraient atteints de synopsie à des degrés divers. Ce phénomène est donc envisagé par Blanc-Gatti non pas comme une maladie, mais comme une faculté dont sont dotés certains individus, et qui peut leur permettre d’élargir leur champ de perception dans le sens d’un entrecroisement de données sensorielles.
58Les relations de Messiaen avec Blanc-Gatti remontent au milieu des années 30. En 1936, celui-ci réalisa des maquettes pour la projection de décors lumineux polychromes et dynamiques destinés à illustrer chacune des neuf pièces de La nativité du Seigneur et le compositeur y réagit très favorablement :
Cette œuvre entière est admirable de coloris et correspond exactement au sentiment religieux, aux mélodies, harmonies et rythmes, et aux particularités tonales et modales des pièces musicales qu’elle commente.
59S’il existe une forme de « synopsie » dans la perception de Messiaen, elle se trouve, selon ses propres aveux, certainement plus dans son intellect que dans son corps. La lecture intérieure de partitions l’amène en effet à voir « spirituellement des couleurs correspondantes qui bougent, se mélangent, comme les sons tournent, bougent, se mélangent, et en même temps qu’eux ». C’est pourquoi il a parfois noté sur ses partitions ces correspondances ressenties de manière très vive. Ces couleurs, dont il ne prétend évidemment pas pouvoir définir scientifiquement la nature de ce qui les relie aux sons, il dit les voir intérieurement ; « ce n’est pas de l’imagination, ce n’est pas non plus un phénomène physique, c’est une réalité intérieure. »26 Toutefois, pour lui, les couleurs sont associées, non pas à n’importe quel son, mais à des configurations mélodiques ou rythmiques et, dans ce cas, on peut imaginer toutes sortes de transferts du monde des couleurs à celui de la musique : « Certains complexes de sons et certaines sonorités sont liés pour moi à des complexes de couleurs et je les emploie en connaissance de cause. » O. Messiaen n’a jamais été directement inspiré par la contemplation d’une œuvre picturale. C’est plutôt le traitement, par juxtaposition ou mélange, des sonorités qui paraît comparable au travail du peintre, lorsque celui-ci souligne par exemple une couleur par sa complémentaire. Sans doute cette mise en valeur des couleurs pour elles-mêmes explique-t-elle ainsi son intérêt particulier pour l’art de Robert Delaunay,
peintre que j’ai préféré à tous les autres, non seulement parce qu’il est le précurseur de la peinture abstraite, par conséquent très proche de ce que je vois lorsque j’entends de la musique, mais surtout parce qu’il a établi de façon à la fois très subtile et très violente des rapports entre les couleurs complémentaires, spécialement par le principe du « contraste simultané » et de l’« orphisme »27.
60Dans ses propos sur le rapport son-couleur, O. Messiaen insiste par ailleurs sur la naïveté qu’il y aurait à prétendre formuler à tout prix une correspondance exacte entre une tonalité et une couleur, chacun des deux phénomènes étant trop complexe pour autoriser une telle systématisation.
J’ai souvent utilisé dans mes premières œuvres ce que j’ai appelé les « modes à transpositions limitées » ; les deux principaux modes sont liés pour moi à des colorations très précises : le mode no 6 tourne autour de certains violets, de certains bleus et de la pourpre violacée, tandis que le mode no 3 correspond à un orangé avec pigmentations rouges et vertes, des taches d’or et aussi un blanc laiteux aux reflets irisés comme les opales28.
61Aussi intense que puisse être l’interpénétration des sens de l’ouïe et de la vue, il n’empêche que, pour O. Messiaen, chaque art doit suivre ses lois intrinsèques, correspondant à des catégories très différentes, ce qui n’implique donc nullement une « fraternisation obligatoire ».
Les relations couleur/timbre pour les compositeurs de la tendance « spectrale »
62Depuis la pièce Farben de Schoenberg et la notion de Klangfarbenmelodie, nombreux sont les compositeurs qui ont utilisé le terme « couleur » pour désigner une qualité de timbre, en particulier à la suite de Messiaen. De par le rôle fondamental qu’ils accordent à la dimension du timbre, les compositeurs liés à ce que l’on a appelé la tendance « spectrale » se sont fréquemment référés aux conjonctions décelables entre les changements graduels et variations de couleur, de lumière et de timbre. Vues aériennes de Tristan Murail a été inspiré par les Cathédrales de Rouen de Claude Monet, et La barque mystique par des pastels d’Odilon Redon. Pour T. Murail, dans cette œuvre,
complexité et évidence des relations colorées, où se marient des teintes a priori incompatibles, rythmes des formes où plages floues et couleurs brumeuses forment contraste avec traits incisifs et à-plats vivement colorés, trouvent leur équivalent dans les architectures et dans la palette harmonique de la musique.
63Selon Hugues Dufourt,
Gérard Grisey et T. Murail semblent proches, dans l’esprit de leur démarche, des peintres impressionnistes. N’ont-ils pas voulu, eux aussi, une musique de « plein air », n’ont-ils pas donné à la matière sonore une lumière fine, miroitante, diffractée à l’extrême et décomposée en nuances infinies ? G. Grisey et T. Murail ont su conférer une dimension esthétique, une signification presque picturale aux techniques de modulation d’amplitude et de fréquence29.
64T. Murail compare notamment les pôles harmoniques et inharmoniques aux pôles du spectre lumineux que représentent les rayons ultraviolets et infrarouges. Pour lui, le concept de couleur, au-delà de l’analogie avec le domaine visuel, permet de tendre vers un phénomène acoustique qui dépasse l’acception traditionnelle de P harmonie-timbre à la suite d’une analyse spectrale très rigoureuse des sons.
65H. Dufourt déclare pour sa part explorer les demi-teintes, les clairs-obscurs, les fonds sombres que l’on trouve dans la peinture ancienne. Dans La Philosophie selon Rembrandt, H. Dufourt dit avoir
tenté de se réapproprier par l’art du timbre la prodigieuse palette du peintre en construisant un espace sonore inspiré par l’analogie de son espace plastique. Le temps, la forme, les enchaînements harmoniques, la répartition des registres et des tessitures, l’ensemble même de l’orchestration se composent selon la loi du clair-obscur pour produire une médiation incessante de moments différenciés.
66De telles démarches, visant une conjugaison sensorielle aussi organique que possible entre le son et la couleur, n’ont cessé de se multiplier tout au long du siècle, selon des modalités d’approche analytique et pratique qui ne sauraient se réduire à une seule visée esthétique. Elles témoignent sans aucun doute de la volonté de remettre en cause les divisions académiques qui ont trop longtemps pesé sur l’histoire de l’art et de s’engager dans des interactions effectives entre les disciplines propres aux domaines visuels et sonores.
Bibliographie
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Survage, Léopold, Les soirées de Paris, no 26-27, juillet-août 1914.
Notes de bas de page
1 Scriabine, Alexandre, Notes et réflexions, Paris, Klincksieck, 1979, p. 27.
2 Kandinsky, Wassily, Du spirituel dans l'art, Paris, Gonthier, 1969, p. 47.
3 Idem, p. 65.
4 Idem, p. 72.
5 Idem, p. 74.
6 Idem, p. 70.
7 Idem, note p. 65.
8 Kandinsky, Wassily, Regards sur le passé, Paris, Hermann, 1974, p. 91.
9 Schoenberg, Arnold, Conférence de Breslau, in « Die Glückliche Hand », Contrechamps, no 2, avril 1994, Lausanne, L’Âge d’homme.
10 Bourgogne, Charles, « La peinture musicale », Qu’est-ce que le musicalisme ?, Paris, Drouart, 1990, p. 62-63.
11 Blanc-Gatti, Charles, Sons et couleurs, Lausanne, 1947, pp. 96-97.
12 Apollinaire, Guillaume, Chroniques d'art, Paris, Gallimard, 1960, p. 343.
13 Ibid, p. 380.
14 Matisse, Henri, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972.
15 Idem, p. 300-301.
16 Idem, p. 260.
17 Idem, p. 200.
18 Idem, p. 47.
19 Idem, p. 131-132.
20 Idem, p. 202.
21 Idem, p. 93.
22 Lista, Giovanni, Futurisme, Lausanne, L'Âge d’homme, 1973, p. 294.
23 Survage, Léopold, Les soirées de Paris, no 26-27, juillet-août 1914.
24 Haussmann, Raoul, extrait d'un article paru dans la revue allemande A bis Z, Cologne, 1930.
25 Messiaen, Olivier, Musique et couleur, entretiens avec Claude Samuel, Paris, Belfond, 1986, p. 30.
26 Idem, p. 38.
27 Idem, p. 46.
28 Idem, p. 68-69.
29 Dufourt, Hugues, Musique, pouvoir, écriture, Paris, Bourgois, 1991, p. 335.
Auteur
Directeur de recherche au C.N.R.S, professeur de composition au Conservatoire de Bordeaux et producteur à Radio-France. Prix de la Fondation Royaumont (France), de la Fondation Gaudeamus (Pays-Bas), diapason d’or de l’année 1998 pour la Messe de 1995, il a en outre co-fondé le Groupe Intervalles. Parmi ses œuvres musicales, on se limitera aux plus importantes et aux plus récentes : Satie’s Dream (80/81) poème de Kenneth White (CD), Portrait d’Albert Aymé (81) poème de Michel Butor, Seul (81), Alliages de cuivre (81), Empreintes nocturnes (81) (CD), The Sun-Moon Sequence (82) poème de K. White, Les tarots-musiciens (83), texte de M. Butor, Allégories (83) poème de Claude Melin, Byrdy (86/87), Trois personnages (87/88), Stream (89) (CD), Hong-Kong Variations (90) (CD), Mémoires d’oubli (91) (CD) texte de Bernard Noël, Portrait de Geneviève Asse (91) (CD), Faïences (90/92) poème de Paul Louis Rossi, Aubade (93), Teneur (94) poème de Ludovic Janvier, Concert (95) (CD) texte de Michel Butor, Messe (95) (CD), Morty’s (96), Liptov (97), Memorandum (98), (98) O.D. (99), Finnegans Tune (00). Il a également composé pour le cinéma, la télévision et la scène. Il a écrit de nombreux ouvrages, notamment : Révolutions musicales, avec Dominique Bosseur (Minerve), Le paradigme musical d’Albert Aymé (Traversière), Musique, passion d’artistes (Skira), Vocabulaire de la musique contemporaine (Minerve), Le sonore et le visuel (Dis-Voir), John Cage (Minerve), La Plume avec Pierre Alechinsky (Actes Sud), Le temps de le prendre (Kimé), Musique et arts plastiques : interactions au XXe siècle (Ed. Minerve), Claude Melin, Chansons de gestes (Alternatives), Morton Feldman (L’Harmattan), Vocabulaire des arts plastiques du XXe siècle (Minerve), Musique et beaux-arts (Minerve).
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