Chapitre VII. Musique, voix et silence
p. 133-142
Texte intégral
« ...Et pourtant, la musique est elle-même une manière de silence... »
Vladimir Jankélévitch, La Musique et l'ineffable1
« La musique se tient déjà tout entière dans le coup de sifflet du SS. »
Pascal Quignard, La Haine de la musique2
1Ces deux énoncés en apparence antinomiques sont pourtant reliés par une parenté profonde : ils renvoient l’un et l’autre à un « Tais-toi ! » placé au fondement même de la musique : un « Tais-toi » qui, pour Jankélévitch, soulage le sujet « de la pesanteur du logos », un « Tais-toi » qui, pour Pascal Quignard, constitue l’injonction déshumanisante visant à retirer au sujet son statut d’« homme de parole ». Cette problématique est elle même rattachée – c’est ce que nous essaierons de montrer – à celle qui noue verbe et voix, corps pulsionnel et langage dans une tension fondamentale d’amour/haine, si l’on peut dire, bien repérée depuis saint Augustin par la phénoménologie du langage : pas d’énonciation langagière sans voix, mais effacement de la voix derrière le sens. Décollant la voix du registre de l’audition, tout comme le regard se détache du registre de la vision, cette approche paradoxale nous amène à entendre la musique comme symptôme du corps parlant et à envisager les divers genres musicaux, leurs évolutions historiques et les débats récurrents qui les ponctuent comme les expressions émergées des tensions telluriques profondes qui travaillent le « parlêtre » pour reprendre le néologisme de Lacan.
2Avant de développer ce propos, il nous faut partir d’une constatation d’évidence, mais qui n’est pas sans conséquence, à savoir que la musique, le chant, ça ne sert à rien, si on se place du point de vue de l’utilitarisme sociologique. Une société sans musique peut parfaitement être imaginée : rien dans son fonctionnement social, économique ou politique n’en serait affecté fondamentalement. La musique n’existe que pour ce qu’il s’agit d’en jouir. Où nous retrouvons la définition même de la jouissance selon Lacan : « la jouissance c’est ce qui ne sert à rien »3. Il faut bien dire jouissance et non pas plaisir. On a en effet l’habitude de parler de « plaisir musical ». On préférera parler de « jouissance lyrique ». Jouissance parce que ce mot renvoie à l’idée d’un « au-delà du plaisir » connoté de souffrance, d’excès, de déstructuration : il n’est que de fréquenter un peu les milieux « d’accros » à l’opéra pour se rendre compte de la pertinence de cette acception du terme de jouissance. Je me permets de renvoyer ici à l’étude menée dans mon premier travail L’opéra ou le cri de l’ange, essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra. Jouissance donc et jouissance lyrique parce que, fondamentalement, même dans la musique strictement instrumentale, l’objet travaillé au cœur du matériau musical en reste la voix, dont l’instrument n’est, pour ce qui nous importe ici, que l’instrumentalisation. Cette réflexion nous conduit ainsi à définir la voix comme « objet de jouissance », « objet pulsionnel » selon la terminologie psychanalytique, situé au cœur du phénomène musical. C’est ce cadre de réflexion qui va donner sa cohérence aux deux citations rappelées plus haut, tant pour ce qui les concerne prises une par une, que pour ce qui concerne leur mise en perspective l’une par rapport à l’autre.
3On sera peut-être surpris d’entendre parler d’objet pulsionnel à propos de la voix. Les objets pulsionnels freudiens classiques, objet oral, objet anal, génital, etc., sont en effet bien connus même très au-delà des cercles psychanalytiques. Que la voix soit un objet de cette nature l’est beaucoup moins et pour cause, il a fallu attendre les années 1960 et les développements lacaniens de la théorie freudienne des pulsions pour que la voix soit élevée au statut d’objet pulsionnel.
4Lacan définit la voix comme objet pulsionnel, objet petit a, selon sa terminologie. Qu’est ce que cela veut dire ?
Voix et pulsion
5Il s’avère indispensable ici de rappeler aussi brièvement et clairement que possible la conception freudienne de la pulsion et la relecture que Lacan en a donnée.
6Dans Pulsions et destins des pulsions, Freud pose la pulsion comme « un concept limite entre le psychique et le somatique »4.
7La psychanalyse en effet, on l’oublie trop souvent, noue le psychique à l’organique ; elle récuse formellement le dualisme de l’âme et du corps qui préside à tant de réflexions philosophiques, religieuses ou scientifiques.
8La notion de pulsion, pour y revenir, est donc le concept clé de la liaison entre le psychique et le corporel.
9Selon la définition qu’en donne le Vocabulaire de Laplanche et Pontalis, la pulsion est un
[...] processus dynamique consistant dans une poussée (charge énergétique, facteur de motricité) qui fait tendre l’organisme vers un but. Selon Freud, une pulsion a sa source dans une excitation corporelle (état de tension), son but est de supprimer l’état de tension qui règne à la source pulsionnelle ; c’est dans l’objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but5.
10Pour préciser la nature de cet objet, Freud parle d’objet perdu pour bien indiquer justement à quel point la dynamique pulsionnelle se manifeste par quelque chose qui est de l’ordre de la recherche, de la quête d’un objet qu’on aurait perdu et dont la récupération peut mobiliser toute l’énergie du sujet.
11Lacan dans son analyse de la notion en donne une version résolument structurale, mais qui, non seulement n’est pas contradictoire avec l’approche freudienne, mais la conduit à son terme logique. Plutôt que d’objet perdu, il préfère parler de « manque de l’objet », ou de « vide de l’objet » et pour pouvoir rendre compte de la notion de satisfaction de la pulsion devenue problématique, puisque l’objet de la pulsion se caractérise par son manque ou son absence, il ne trouve pas de meilleure formule que de dire que la pulsion fait
[...] le tour de l’objet, tour étant à prendre ici avec l’ambiguïté que lui donne la langue française, à la fois turn, borne autour de quoi on tourne et trick, tour d’escamotage6.
12La caractérisation principale des objets pulsionnels, c’est donc de tirer leur efficace de ce qu’ils manquent, de leur propriété de vide, de leur nature a-substantielle si l’on peut dire d’où d’ailleurs leur appellation d’objet petit a.
13Le but de la pulsion, c’est, selon les termes freudiens, la satisfaction, mais c’est une satisfaction d’un trajet, d’un parcours, non de l’atteinte d’un objet. Comme le dit Lacan :
La pulsion saisissant son objet apprend en quelque sorte que ce n’est justement pas par là qu’elle est satisfaite7.
14Dans son prolongement de la théorie freudienne de la pulsion, Lacan est amené à définir deux objets pulsionnels nouveaux : le regard et la voix. Si donc l’objet n’est opératoire qu’en tant qu’il manque, et qu’il manque structurellement et non pas conjoncturellement, à partir du moment où la voix est envisagée comme un objet d’une telle nature, c’est en tant que vide de la voix qu’il se présentifie au sujet de la façon la plus opératoire, autrement dit comme silence. Tout comme le regard vide de l’aveugle propose la forme la plus aboutie de l’objet regard, le silence constitue ainsi la modalité la plus authentique de présentification de l’objet-voix.
15L’explicitation lacanienne met de plus l’accent sur la place fondamentale qu’y occupe le langage sur l’être humain si bien que, dans sa perspective, ce qu’on appelle « pulsion », ce n’est finalement pas autre chose que les diverses modalités du rapport qu’un organisme vivant entretient avec l’Autre du fait que la nécessité, les besoins de cet Organisme passent par « les défilés du signifiant », selon l’image de Lacan. Articulant ainsi psychique, organique, rapport à l’Autre, rapport au langage, la logique lacanienne de la pulsion non seulement s’ouvre à la voix, mais en fait un véritable paradigme de l’objet pulsionnel – alors que l’approche strictement freudienne se prêtait mal à accueillir la voix dans la série des objets pulsionnels, d’où d’ailleurs le fait que Freud ne l’ait pas repérée comme tel.
16Comment donc la voix peut-elle se constituer comme un objet d’une aussi étrange nature ? Comment, dans le rapport à l’Autre, la voix peut-elle se constituer comme manquante, comme vide, silence, et s’élaborer en quelque chose dont la formidable puissance d’attraction se fonde sur le fait qu’elle vient à manquer pour le sujet qui dès lors va n’avoir de cesse de vouloir en retrouver la jouissance ? Quête toujours vaine et illusoire mais sans cesse relancée en vertu du postulat freudien selon lequel la pulsion est dotée d’une force constante.
17Pour le comprendre, il faut se référer, d’une part à la description établie par Freud dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique du rapport qui se noue par la voix, par le cri entre le nourrisson et la mère ou 2 plus généralement et plus justement – avec l'Autre ; et d’autre part aux prolongements apportés par Lacan à la réflexion freudienne.
18Posons d’abord un postulat, même si ce postulat n’est que l’hypothèse nécessaire pour faire tenir la construction élaborée à partir de ce qui est effectivement observé et analysé, cette hypothèse échappant quant à elle à toute observation directe de cette situation originaire supposée. Le postulat de départ est le suivant : aux origines de son existence, sous l’effet d’une tension endogène, le bébé, l'in-fans8 marqué par la prématuration caractéristique de son espèce qui le rend entièrement dépendant de l’autre pour subvenir à ses besoins, le bébé donc pousse un cri. Peu importe que ce premier cri soit « le » premier cri ou n’importe quel autre - on verra que ce « premier » cri est mythique ou en tout cas hypothétique. Ce qui importe, c’est que ce cri soit une pure manifestation sonore vocale liée à un état de déplaisir interne et qu’à ce cri l’Autre (ce peut être la mère, et la plupart du temps ce sera elle, mais ce peut être n’importe qui d’autre), l’Autre donc, d’une part attribue une signification à ce cri, l'interprète comme signe de faim, de soif, etc. et, d’autre part, apporte à l’enfant quelque chose, lui procurant, par l’apaisement de la tension qui suscita son cri, une satisfaction première.
19De cette première satisfaction, une trace restera dans le psychisme de l’enfant associée à une trace de tous les éléments qui procurèrent à l’enfant cette décharge de sa tension interne, que ce soit l’apport de nourriture, de contact physique, de stimulation sonore ou de tout cela à la fois. L’enfant aura dès lors une représentation de cet objet ou de l’ensemble de ces objets d’une jouissance première. De la même façon, à ces traces mnésiques sera associée une trace mnésique par exemple de l’écho sonore de son propre cri, bref de tout ce qui entourait son état de déplaisir initial.
20À ce stade-là, il faut bien comprendre que ce « premier » cri n’est pas a priori un appel, encore moins une demande, il est simple expression vocale d’une souffrance. C’est l’Autre, par exemple la mère, qui, lui attribuant une signification, l’élève au statut de demande, y inscrivant au passage la marque de son propre désir à elle (« Qu’est-ce que tu veux mon bébé ? » phrase derrière laquelle il faut ajouter en filigrane : « Qu’est-ce que je veux que tu veuilles ? Que tu me laisses tranquille ou que je m’occupe de toi ? »9). Pour schématiser à l’extrême, la « réponse »10 de la mère sera bien sûr d’une nature et d’une modalité très différente selon la position occupée par l’enfant dans le désir de la mère, selon par exemple que cet enfant a été ou non désiré par elle.
21Si nous disons que ce premier cri, ou plus exactement, que cette supposition d’un premier temps où la jouissance se réalise pleinement, est mythique ou hypothétique, c’est qu’à partir du moment où ce premier temps est objet d’une interprétation et produit des effets, cette « pureté » originelle se trouve à jamais perdue, prise qu’elle est dans le système de significations qui se trouve mis en place dès l’intervention de l’Autre. Or ce n’est qu’à cet état de « cri-demande » que l’expérience nous confronte, l’état de « pureté sonore » initiale disparaissant à jamais aussitôt que ce cri est lancé et qu’une signification lui a été attribuée.
22Mais venons-en à une deuxième phase, celle qui s’ouvre lorsque, à nouveau sous la pression d’un besoin quelconque, le bébé se remet à pousser un cri. Dès ce second cri, rien n’est plus comme avant : il ne s’agit nullement de la répétition de cette première situation, car ce second cri est déjà inséré dans un réseau de significations émanant de l’Autre et inséré dans une dialectique marquée de son désir. Dès cette seconde phase, de « pur » qu’il était, le cri devient « pour » : pour quelqu’un, pour quelque chose. Il n’est plus simple expression vocale, mais demande pour obtenir le retour de l’objet de cette jouissance initiale, il est d’ores et déjà élevé au rang de signifiant.
23Or ce qui pourra être apporté à l’enfant pour apaiser sa tension, ce deuxième objet ou cette deuxième série d’objets ne seront jamais complètement identiques aux premiers, ne serait-ce que parce qu’ils sont insérés dans une situation qui ne peut plus être la même du seul fait des traces laissées par la première. Le premier objet de jouissance ne peut donc jamais être retrouvé à l’identique : il est irrémédiablement perdu.
24Et pour ce qui nous occupe ici, dans la mesure où, au cours de cette première expérience de jouissance, c’est la voix, dans sa simple matérialité sonore qui est en jeu, il y aura une recherche de cette matérialité sonore à partir du moment où, dès cette deuxième phase, elle est perdue comme telle derrière la signification que l’Autre lui a attribuée et derrière l’impossible retrouvaille à l’identique de ce premier objet de jouissance, ce dernier prenant alors valeur de paradis perdu. On peut même dire, selon le mot de G. Pommier11, que l’enfant dans cette affaire est littéralement dépossédé de son cri comme simple matériau sonore vocal puisqu’il n’existe en fait, du point de vue en tout cas de son efficacité, qu’à partir du moment où l’Autre ne le considère pas comme pure émission vocale gratuite, voire ludique, mais qu’il l’inscrit dans l’ordre signifiant, lui donne un sens et apporte un soulagement au déplaisir de l’enfant en lui donnant le sein, en lui mettant une couche bien absorbante ou en lui chantant une chanson :
La voix en elle-même, sa matérialité a fonctionné un instant comme « appeau » [...] qui attire et impose un dit, une interprétation de la mère. Ce télescopage où la signification déporte le cri, produit un travail de fission où le son prend statut de signifiant. Il laisse derrière lui, inutile au regard de la signification, le squelette de sa matérialité sonore. Ce reste ne veut rien dire, il s’agit de l’objet perdu, de l’objet freudien que Lacan a désigné de la lettre petit a, eu égard à son manque de signification12.
25C’est ainsi qu’autour de cette construction, c’est tout le rapport de l’enfant à l’Autre13 qui se trouve mis en place, c’est tout le rapport de l’enfant au langage qui se trouve engagé.
26De cette analyse découlent pour ce qui nous occupe aujourd’hui deux ordres de conséquences. Le premier fonde le lien entre voix et silence, et donc entre musique et silence permettant de donner tout son sens à la réflexion de Jankélévitch ci-dessus évoquée. Le deuxième pose une double articulation entre voix et signifiant d’une part, voix et verbe si l’on veut, et entre voix et enjeu pulsionnel d'autre part. Le premier (rapport entre voix et silence) découle directement de l’analyse qui vient d’être développée. Il n’y a pas lieu d’y revenir. On s’attardera davantage sur le deuxième qui peut nous permettre de rendre compte de la réflexion de Pascal Quignard, tout en restant dans le cadre de la même problématique.
27Nous avons vu, dans le schéma de la construction de la voix comme objet pulsionnel, comment la voix disparaissait, se réduisait au silence en quelque sorte derrière la signification de l’énoncé. Nous allons voir maintenant comment s’enclenche toute une dialectique entre voix et parole, voix et signifiant, selon une sorte de jeu de cache-cache, à travers ce qu’on appellera le phénomène de la transparence de la voix.
La transparence de la voix
28La parole fait taire la voix, la réduit au silence. Support de l’énonciation discursive, la voix présente en effet la particularité de disparaître littéralement derrière le sens du discours qu’elle énonce. Cette observation peut paraître énigmatique, elle est pourtant d’expérience quotidienne. Quand, par exemple, quelqu’un prend la parole, on est souvent au début capté par les caractéristiques de sa voix, son accent..., mais très vite cela disparaît sitôt qu’on fait attention au sens de ce qui est dit, à tel point que pour ceux qui, par exemple, sont bilingues, il leur arrive fréquemment d’être incapables de se souvenir en quelle langue telle ou telle chose leur a été dite, alors même que les caractéristiques acoustiques des deux langues sont radicalement différentes et ne peuvent être confondues. Le même phénomène se produit lorsque le support de l’énonciation n’est pas sonore mais par exemple, gestuel, comme dans une conversation entre sourds en langue des signes. C’est ainsi qu’il arrive fréquemment aux interprètes français oral/langue des signes, d’être incapables de dire si tel ou tel échange avec un sourd bilingue oral/langue des signes, a été tenu dans la langue orale ou en langue des signes14.
29À l’inverse, si quelque phénomène vient affecter l’énoncé signifiant, du fait par exemple de l’introduction d’une temporalité de l’énonciation étrangère à celle de l’énonciation naturelle, ou bien en perturbant l’articulation par une hauteur mélodique incompatible avec la prononciation de certains phonèmes, alors la voix cesse d’être transparente sous le sens et se réintroduit comme telle. Le chant, la musique, ce qu’on nomme ici d’un mot le lyrisme, ne sont jamais que de tels « parasitages » de l’énonciation langagière, ayant pour effet d’opacifier, si l’on peut dire, la voix afin de la rendre perceptible, le plus souvent dans un but esthétique, pour pouvoir en jouir. C’est en cela qu’ils constituent une « voie royale » pour tenter d’appréhender ce qu’il en est véritablement de la voix. Là encore, le même effet surgit dans la situation de l’énonciation langagière gestuelle. Grâce à une amplitude et à un enchaînement particuliers des signifiants gestuels, le sourd « signant » arrive à produire une sorte de chant gestuel, de chorégraphie, mettant en avant la corporéité du support de son discours, au point de le rendre parfois inintelligible. Aux distinctions saussuriennes signifiant-signifié-référent, il convient donc d’ajouter en amont et à un autre niveau, la distinction voix – signifiant. Ces observations amènent ainsi à reconsidérer la définition de la voix et à la définir non pas comme « l’ensemble des sons produits par les vibrations des cordes vocales » (Petit Robert), mais comme le support corporel et par voie de conséquence, pulsionnel, d’une énonciation langagière, quelle qu’en soit la modalité sensorielle. Ou même, plus justement encore, comme la part de corps qu’il faut consentir à sacrifier pour produire un énoncé signifiant.
30Il n’y a en fait rien de nouveau dans cette observation travaillée depuis bien longtemps par la phénoménologie du langage. C’est ce que Derrida formule à sa manière dans son ouvrage La voix et le phénomène :
Le « corps » phénoménologique du signifiant semble s’effacer dans le moment même où il est produit. [...] Il se réduit phénoménologiquement lui-même, transforme en pure diaphanéité l’opacité mondaine de son corps. Cet effacement du corps sensible et de son extériorité est pour la conscience la forme même de la présence immédiate du signifié15.
31C’est ce que saint Augustin formulait lui aussi, il y a plus de 1500 ans, à sa manière, dans son Sermon 288 sur la naissance de saint Jean-Baptiste dans lequel il développe l’extraordinaire métaphore selon laquelle la voix est au Verbe, comme Jean-Baptiste, la voix, est au Christ, le Verbe, s’effaçant derrière lui après l’avoir annoncé16. Ou encore c’est ce que Lévi-Strauss veut dire lui aussi à sa manière dans L’Homme nu :
Sans doute la musique parle-t-elle aussi, mais ce ne peut être qu’à raison de son rapport négatif à la langue et parce qu’en se séparant d’elle, la musique a conservé l’empreinte en creux de sa structure formelle et sa fonction sémiotique : il ne saurait y avoir de musique sans langage qui lui préexiste et dont elle continue de dépendre, si l’on peut dire, comme une appartenance privative. La musique, c’est le langage moins le sens ; dès lors on comprend que l’auditeur, qui est d’abord un sujet parlant, se sente irrésistiblement poussé à suppléer ce sens absent comme l’amputé attribuant au membre disparu les sensations qui ont leur siège dans le moignon17.
32Cette analyse n’est pas sans rapport avec l’élaboration imaginaire occidentale qui affecte à l’ange l’attribut du silence et du musical. En effet selon les termes de J.-C. Milner dans son livre L’amour de la langue, « l’Ange est ce qui image le sujet lorsqu’il est réduit à sa seule dimension d’énonciation »18, autrement dit de voix, en tant que la voix est support d’une énonciation se distinguant de son contenu.
33Se manifeste ainsi, on le voit, une tension entre verbe et voix, entre voix et signifiant, tension dont on peut montrer qu’elle est au cœur de l’art lyrique et de ses évolutions19. On comprend également pourquoi se trouvent mobilisés dans une pratique aussi futile en apparence que la musique des enjeux éthiques. En effet dès qu’un enjeu pulsionnel, un enjeu de jouissance, est impliqué quelque part, la question de la régulation de cet enjeu et donc d’une régulation éthique est posée. N’oublions pas ce que dit Freud dans Malaise dans la civilisation :
Il est impossible de ne pas se rendre compte en quelle large mesure l’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives et à quel point elle postule précisément la non-satisfaction (répression, refoulement ou quelque autre mécanisme) de puissants instincts. Ce « renoncement culturel » régit le vaste domaine des rapports sociaux entre humains, et nous savons déjà qu’en lui réside la cause de l’hostilité contre laquelle toutes les civilisations ont à lutter20.
34Et cela est d’autant plus pertinent ici que, pour ce qui concerne cet objet-voix dont nous parlons, se trouve engagée la question même de l’humanisation comme telle à travers le rapport au langage de l’humain. Ceci confère d’ailleurs sa logique au lien permanent que l’on rencontre entre le musical et l’inhumain qu’est l’animal (le pouvoir du chant d’Orphée sur les animaux l’illustrant parfaitement). La quête de l’objet-voix se doit donc d’être régulée et l’art musical est une façon socialement acceptable et même socialement vivement recommandée de sublimer les enjeux pulsionnels de la voix.
35Face à un objet pulsionnel, Freud a en effet montré dans « Pulsions et destins des pulsions » qu’il pouvait y avoir deux grandes modalités d’attitudes : le refoulement, c’est-à-dire le rejet ou l’interdiction (ce qui permet de comprendre pourquoi certaines tendances religieuses intégristes proscrivent purement et simplement le fait musical en tant que tel). Ou alors la sublimation, c’est-à-dire une façon décalée ou substitutive, de jouir de l’objet ou plutôt de jouer avec l’objet, dans une certaine mesure, très « cadrée », « contrôlée », très « convenable », le dispositif de l’art étant le plus élaboré à cet effet. Mais l’objet, dans son horreur foncière d’inhumanité, (Souvenons-nous du vers de Rilke : « le beau n’est jamais que le commencement du terrible »21) l’objet reste toujours à l’affût, prêt à se manifester dès que les garde-fous viennent à manquer. Les vociférations des clameurs meurtrières, les cris de guerre ou le chant des hymnes préludant aux massacres sont là pour nous rappeler que derrière la beauté, le sublime d’une aria de Mozart ou d’une symphonie de Beethoven, c’est, quoiqu’il nous en coûte de le constater, le même objet, la voix en l’occurrence, qui transparaît en filigrane.
36On a bien conscience en parlant ainsi de participer d’une « désidéalisation » si l’on peut dire, d’un « ravalement » du lyrisme ou de la musique. En fait, on sait bien depuis au moins Aristote que toute musique n’adoucit pas les mœurs. Sinon on ne comprendrait pas pourquoi Aristote, Damon, Platon, se seraient ainsi attachés à définir une éthique des modes musicaux, acceptant les uns, rejetant les autres. Et d’ailleurs si le discours d’idéalisation de la musique est si insistant, en tout lieu et en toute époque, n’est-ce pas précisément le symptôme même révélant qu’en ses enjeux profonds des forces obscures se doivent d’être sublimées ?
37Il ne s’agit pas ici de diaboliser la musique un peu comme a peut-être tendance à le faire Pascal Quignard dans La Haine de la musique, mais de rendre compte du fait qu’on a pu diaboliser la musique, qu’on a pu la définir comme science satanique ou en tout cas qu’on a pu longuement débattre de la légitimité même du recours au lyrisme et au musical, dans les cultes chrétien et islamique notamment, débat non encore clos dans l’islam aujourd’hui même, ainsi qu’on l’a évoqué tout à l’heure22. Il s’agit enfin de pouvoir comprendre pourquoi la musique peut très bien s’accommoder d’un environnement diabolique, voire participer de cet univers : c’est bien sûr à l’énigme de la place de la musique dans les camps de la mort que l’on fait allusion et qui a fourni à Pascal Quignard le point de départ de sa réflexion. Cette dernière évocation pose bien les termes du problème dans la mesure où les témoignages des musiciens ou musiciennes survivants de ces camps disent bien comment la musique peut à la fois faire œuvre de vie et œuvre de mort23.
38En tant que l’être humain souffre de l’emprise du symbolique du langage sur lui, ce dont témoigne toute la clinique analytique, la musique participe bien de l’allègement de cette souffrance. Mais en tant qu’elle s’attaque du même mouvement à la loi pacifiante et structurante de ce même symbolique, tant au niveau subjectif que social, elle peut tout aussi bien participer de la déstructuration du sujet et du groupe social, libérant ainsi les forces pulsionnelles visant à accomplir, dans le déchaînement du cri – ou du sifflet du SS – ou dans le silence qui leur succède, le triomphe de la pulsion de mort.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le Seuil, 1983, p. 172.
2 Calmann-Lévy, 1996, p. 227
3 Lacan Jacques, Le séminaire XX, Encore, Le Seuil, p. 10.
4 Freud Sigmund, « Pulsions et destins des pulsions », traduit de l’allemand (Triebe und Triebschicksale), (1915), par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 17.
5 Vocabulaire de la Psychanalyse, J. Laplanche et J.-B. Pontalis, PUF, (1967-1990), p. 359.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le seuil, 1973, p. 153.
7 Ibidem.
8 « In-fans » rappelons-le : étymologiquement, « qui ne parle pas ».
9 Bien entendu, ce n’est pas en terme de volonté consciente qu’il faut interpréter ce « vouloir ».
10 Ce terme de « réponse » est bien entendu impropre puisqu’il n’y a pas à proprement parler de « demande ».
11 Pommier Gérard, émission France Culture, « La voix », le 24 mai 1984.
12 Pommier Gérard, D'une logique de la psychose, Paris, Point Hors ligne, 1982, p. 40.
13 Rapport de « compréhension mutuelle », dit Freud, dans « Esquisse d’une psychologie scientifique » traduit de l’allemand, (1895), par Anne Bermann, in La naissance de psychanalyse, Paris, P.U.F. 1979, p. 336.
14 Voir Poizat Michel, La voix sourde, Métailié, 1996.
15 Derrida Jacques, La voix et le phénomène, PUF, 1967, p. 86.
16 Saint Augustin, in Les plus beaux sermons de saint Augustin, Études Augustiniennes, Paris, 1986, tome III, p. 206-215.
17 Lévi-Strauss, Claude, L'Homme nu, Paris : Plon, 1971, p. 579.
18 Milner Jean-Claude, L’amour de la langue, Paris : Le Seuil, 1978, p. 8.
19 Voir Poizat Michel, L’opéra ou le cri de l'ange, Paris : Métailié, 1986.
20 Freud, Malaise dans la civilisation, traduit de l’allemand Das Unbehagen in der Kultur, (1929), par Ch. et J. Odier, Paris, PUF, 1983, 9e édition.p.47.
21 Première élégie de Duino.
22 Voir Poizat Michel, La Voix du diable, Paris : Métailié, 1991.
23 Voir Lasker-Wallfisch Anita, La vérité en héritage, Albin Michel, 1998 et Laks Simon, Mélodies d’Auschwitz, Paris, Le Cerf, 1991.
Auteur
Sociologue, chargé de recherche au CNRS (UMR 6053 « Psychanalyse et Pratiques Sociales » CNRS - Université de Picardie). Il s’attache à analyser les implications subjectives et sociales de la voix, en tant que celle-ci est définie par la psychanalyse comme objet pulsionnel, objet de jouissance. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à ce sujet – L’Opéra ou le cri de l’ange, essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra, Paris : Métailié, 1986, (traduit aux U.S.A. sous le titre : The Angel’s cry, Cornell University Press, 1991), La Voix du diable, la jouissance lyrique sacrée, Paris : Métailié, 1991, La Voix sourde, la société face à la surdité, Métailié, 1996, Vox populi, vox dei, Paris : Métailié, 2001 – et d’un recueil d’articles, Variations sur la voix, Anthropos-Economica, 1998.
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