Chapitre V. Perception de la tonalité et vision perspective à l'âge classique
p. 93-104
Texte intégral
1Il ne va pas de soi de comparer deux phénomènes culturels, la tonalité harmonique et la perspective, qui ne sont contemporains ni dans leur développement ni, surtout, dans leur expression théorique, qui constitue l’objet de cette étude. Sans retracer l’histoire de la réforme des représentations perspectives1, il suffit de rappeler que les premiers traités systématiques consacrés à cette discipline paraissent dès le XVe siècle (ainsi la Vie de Brunelleschi, par Manetti et, plus tôt encore, le Della pittura d’Alberti, rédigé en 1435), tandis que les principes de ce que Fétis désignera, au XIXe siècle, comme tonalité harmonique ne sont pas vraiment dégagés avant le Traité de l’harmonie de Rameau, publié en 1722. Il faut cependant rappeler que, dès le début du XVIe siècle, plusieurs théoriciens italiens envisagent d’inscrire la science des nouvelles représentations perspectives dans le quadrivium, car elle relève, comme la musique, des mathématiques mixtes : c’est ce que suggèrent, en particulier, les mathématiciens milanais Luca Pacioli et Niccolo Tartaglia ; et Léonard lui-même rapproche brièvement l’harmonie et la perspective2. Il est bien entendu que nous ne nous considérons ici que ce que les artistes et les penseurs de la Renaissance (ainsi Léonard) désignent comme la perspectiva artificialis, qui met en rapport la grandeur apparente et la distance, au lieu que la perspective angulaire des Anciens (qualifiée de perspectiva naturalis ou communis) associait la grandeur et l’angle sous lequel l’objet apparaît au spectateur. La comparaison plus précise de la théorie ramiste avec la science de la vision perspective, quant à elle, nous est imposée par les contemporains de Rameau : lorsque le musicien soumet à l’Académie des Sciences sa Démonstration du principe de l’harmonie, plusieurs philosophes éprouvent en effet le besoin de comprendre la nouvelle description de la perception auditive imposée par l’organisation tonale de l’harmonie à partir du modèle de l’appréhension de la grandeur et de la distance des objets visibles – ce qui définit le champ de la perspectiva artificialis. Pareille transposition n’est pleinement intelligible que si l’on prend soin de dégager au préalable le sens que revêt, à l’âge classique, la comparaison plus générale entre vision perspective et perception de l’harmonie. Il revient en effet à la théorie ramiste (et à ses explicitations philosophiques) de réconcilier les tendances contradictoires qui travaillent cette comparaison qui, comme nous essaierons de le montrer, désigne à la fois l’aspect spéculatif de l’optique et de la musique et une dimension plus proprement esthétique. L’analogie entre la vision perspective et la perception de l’harmonie tonale constitue donc plutôt le terminus ad quem d’une évolution conceptuelle dont nous allons nous efforcer de comprendre les différents moments.
1627-1634 – Les comparaisons de Mersenne
2La quatrième des Questions inouïes publiées par le Père Mersenne en 1634 formule explicitement le rapprochement que nous interrogeons ici : « La perspective est-elle plus difficile et de plus grande étendue que la musique ? »3. L’opinion commune soutient que la perspective ressortit à de plus nombreuses sciences (optique, catoptrique, dioptrique) que la musique, et que ses principes sont plus certains que ceux de l’harmonie, seule engagée dans cette comparaison. La réponse de Mersenne consiste à dégager (très allusivement) le statut des lois qui régissent l’accord des sons – sans doute désigne-t-il le fait qu’elles sont plus empiriques que les lois géométriques de l’optique, en ce qu’elles engagent les propriétés de l’air, mais qu’elles déterminent plus certainement les propriétés de leur objet que certaines des règles utilisées en perspective (celles qui sont relatives aux ombres) :
[la perspective] a cela par-dessus l’harmonie, que ses règles et ses maximes sont plus certaines, et mieux fondées et établies, d’autant qu’elles s’approchent davantage de la géométrie, et qu’elles ne dépendent point du mouvement de l’air, quoi qu’il y ait des choses dans l'harmonie qui sont mieux prouvées que de certaines choses qui dépendent de la perspective. (Ibid.)
3Le bilan de cette comparaison conduit en fin de compte Mersenne à conclure que, du point de vue de la mathématisation de leurs principes, la perspective et la musique remplissent la même fonction à l’égard des sens qu’elles servent respectivement : « Or la musique peut être appelée la perspective de l’ouïe, comme la perspective la musique de l’œil » (Ibid., p. 17-18) – mais c’est alors l’élément spéculatif de ces sciences qui est mis en valeur, car « ces deux sens sont destinés aux sciences, et au service de l’esprit » (Ibid., p. 18). Il appartient en effet à l’entendement de dégager les règles de la vision perspective et de se prononcer sur la perfection des intervalles consonants. Ajoutons que Mersenne, lorsqu’il publie les Questions inouïes, en 1634, abandonne les analogies qu’il reprochera d’ailleurs (en 1636) à Kepler d’avoir employées dans sa théorie de l’harmonie et qui l’occupaient encore dans le Traité de l’harmonie universelle de 1627 ; il faut pourtant consulter ce texte, qui ne présente pas la pensée du Minime dans toute sa maturité, pour dégager la portée proprement esthétique d’une comparaison qui est ici réduite à la détermination mathématique des principes de l’harmonie et de la perspective.
4Il est vrai que, dès 1627, Mersenne avait abandonné la subalternation traditionnelle de la musique par rapport à la seule arithmétique, qui définissait sa place dans le quadrivium ; de plus, au lieu de considérer avec Kepler que les figures géométriques pouvaient être les causes formelles des consonances, il dessine dans le Traité de l’harmonie universelle le programme d’une physique mathématique dont il est l’un des premiers promoteurs :
La musique dont je traite est subalterne à l’arithmétique, à la géométrie, et à la physique, qui considère la nature et les propriétés des corps qui produisent le son, et qui font ses différences ; et contemple les mouvements, le temps, les relations, et les autres propriétés des sons dont elle use en l’harmonie4.
5Toutefois, l’influence d’Aristote et de Thomas se fait encore puissamment sentir dans ce premier Traité, de sorte que Mersenne s’autorise le long examen des analogies qui rapportent les modifications du son aux déterminations plus générales des phénomènes (qui désignent le mouvement des astres) et des créatures en général. Aussi le parfait musicien doit-il s’instruire en astronomie et en métaphysique qui, précisément, « lui donne ce que les sons et la musique ont de commun avec tous les êtres de la nature »5. C’est dans ce contexte que le second livre de l’ouvrage de 1627 « fait voir que l’harmonie se trouve en tout ce qui est au monde, et enseigne comme les sons peuvent servir pour entendre les plus belles choses qui sont expliquées dans les autres sciences, ou du moins pour s’en ressouvenir »6. De telles analogies n’impliquent pas que Mersenne reprenne à son compte l’idée que les nombres (ou les figures) pourraient être les causes formelles des consonances, mais elles soulignent que les mêmes rapports idéaux organisent différentes régions de l’expérience sensible. Il reste que ces comparaisons sont bien plus développées que dans les ouvrages ultérieurs – si l’on met à part les spéculations théologiques de l'Harmonie universelle de 16367. Dans le Traité de l’harmonie universelle, Mersenne indique que la comparaison des sons et des couleurs peut susciter des discours interminables et, partant, peu probants ; il prend cependant soin de la développer avec un certain détail, lorsqu’il aborde brièvement la question de la perspective :
[...] la splendeur et la lumière des couleurs peut être comparée à la splendeur de la musique, c’est-à-dire à ce qui relève les concerts, et les consonances, car la musique est semblable à la perspective, et les concerts sont semblables aux tableaux que les peintres relèvent par les ombres comme les musiciens relèvent leurs harmonies par le silence, ou par les dissonances ; de sorte que le silence peut être comparé aux ténèbres, et les voix ou les sons des instruments, aux diverses lignes, ou aux traits du pinceau, aux couleurs, à la lumière, et aux ombres qui perfectionnent les tableaux8.
6Ce texte assigne à l’analogie entre la musique et la perspective une portée esthétique qu’elle ne conservera pas dans les Questions inouïes – pour mieux dire, le critère de variété que Mersenne place au cœur de cette comparaison sera traité pour lui-même dans des textes plus tardifs, sans qu’il soit besoin de mobiliser un modèle pictural. Dans le Traité de 1627, les ombres en peinture, d’une part, les dissonances et les silences en musique, d’autre part, paraissent remplir, pour la vue et pour l’ouïe, une même fonction, qui consiste à « relever » la perfection monotone des couleurs bien accordées ou des consonances naturelles, car celles-ci ne suffisent pas pour renouveler le plaisir du sens (nous trouvons le même argument chez Descartes, dans la septième Remarque préalable de l’Abrégé de musique). L’important est ici de retenir que les dissonances ne sont pas reconnues ici dans la fonction syntaxique que Rameau leur assignera. Il est assez frappant, à cet égard, de constater que, dans ce texte, Mersenne ne retient pas davantage, dans la représentation perspective, les techniques qui permettent de donner au spectateur l’idée des distances et des grandeurs relatives des objets, par le moyen des ombres et de la détermination géométrique du point de vue, mais seulement l’artifice qui donne au tableau une certaine variété. Il n’est alors question que de perspective aérienne, qui repose sur les ombres et les couleurs, et non de la perspective linéaire dont les principes géométriques seront manifestement privilégiés en 1634.
7Les comparaisons développées par Mersenne entre la musique et la perspective comprennent donc deux aspects bien distincts : le premier est nettement spéculatif, et tient à l’expression géométrique dont les principes de ces sciences sont susceptibles. Il s’agit alors de tirer argument des progrès de la nouvelle physique, qui s’applique aux phénomènes sonores pour produire les premières lois des cordes vibrantes, essentiellement destinées à expliquer la qualité des consonances. Le second aspect est proprement esthétique, et concerne la variété que les silences et, plus nettement, les dissonances introduisent dans l’œuvre d’art. Il qualifie l’expérience perceptive proprement dite. Reste à comprendre l’évolution qui permettra d’articuler les dimensions de cette comparaison.
1637 – La Dioptrique de Descartes
8Pour apprécier cette évolution, il faut se rendre sensible à l’importance du moment cartésien dans l’histoire des théories de la perception – ce n’est pas ici le lieu de présenter tous les attendus de la philosophie cartésienne du sensible, ni d’en suivre les notables évolutions, et nous nous contenterons de relever les éléments qui intéressent directement notre propos. On sait que, dans la Dioptrique, les représentations perspectives fournissent une illustration pédagogique commode de la vision telle qu’en elle-même, car elles manifestent la façon dont une impression physique géométrisable se trouve codée, selon une institution de nature, dans un sentiment dont le caractère représentatif ne dépend pas d’une ressemblance avec l’objet. C’est ainsi que, selon l’exemple fameux, les tailles-douces ne reproduisent que la figure des objets extérieurs,
[...] et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vu que, sur une surface toute plate, elles nous représentent des corps diversement relevés et enfoncés, et que même, suivant les règles de la perspective, souvent elles représentent mieux des cercles par des ovales que par d’autres cercles [...] : en sorte que souvent, pour être plus parfaites en qualité d’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne pas lui ressembler9.
9La représentation perspective, en ce qu’elle n’est pas supposée ressembler aux objets, impose de rejeter l’hypothèse d’une transmission par espèces et, du même coup, oriente l’enquête vers l’élucidation des seuls mouvements qui se communiquent aux organes des sens. Deux éléments caractérisent donc la théorie cartésienne du sensible : d’une part, l’ensemble du processus sensoriel se réduit aux modes que nous distinguons dans l’étendue des géomètres. Ce processus est réductible aux mouvements qui se poursuivent au-delà de l’organe immédiat du sens (la rétine, dans le cas de la vue). D’autre part, ces mouvements sont codés, selon une institution de nature, pour susciter le sentiment. C’est ainsi que les lignes et les ombres dessinées, qui ne sont que des figurations géométriques planes, nous donnent occasion de former l’idée de la distance et de la grandeur relative des objets. C’est la transposition de ces éléments dans le registre de l’audition qui impose de prendre au sérieux la comparaison entre la perspective et l’harmonie dont nous examinons quelques formulations à l’âge classique.
10Avant d’examiner la postérité du questionnement cartésien sur le problème qui nous occupe, il faut remarquer que Descartes lui-même ne développe pas une théorie de l’audition aussi élaborée que celle qui, au Discours VI de la Dioptrique, s’applique à la vue. Plusieurs raisons expliquent cette absence – la brouille avec Beeckman, qui formule la première loi des cordes vibrantes ; l’absence, dans les années 1630, d’une description anatomique suffisante de l’oreille interne. Mais le motif le plus sérieux tient à ce que la mathématisation des phénomènes sonores ne convainc pas Descartes, qui distingue constamment entre la perfection des consonances, que l’on peut définir par le rapport des vibrations, et leur caractère « agréable », éprouvé par l’âme et qui n’est pas réductible aux intervalles purs. C’est ainsi que, dès le Monde, il déclare que
ce ne sont pas absolument les choses les plus douces, qui sont les plus agréables aux sens, mais celles qui les chatouillent d’une façon mieux tempérée [...]. Et c’est ce qui fait que la musique reçoit les tierces & les sixtes, & même quelquefois les dissonances, aussi bien que les unissons, les octaves, & les quintes10.
11Notons au passage que cette classification des consonances accuse un retrait assez net par rapport au tableau proposé en 1618, qui désignait les tierces comme des consonances. C’est donc le critère de variété, essentiel en musique, qui conduit Descartes à prendre ses distances par rapport aux recherches contemporaines sur les mécanismes de l’audition11. L’organisation générale de la perception sensible en mouvements puis codage est bien évidemment maintenue, mais elle ne saurait probablement être aussi rigoureusement déterminée que dans le cas de la vision, puisque l’audition trouve sa science, non dans l’optique, mais dans la musique, à un plan plus proprement esthétique. Or Descartes ne conçoit pas les dissonances autrement que Mersenne, i.e. comme un facteur de variété ou d’agrément, irréductible à la formalisation rigoureuse d’une théorie de l’audition. On notera d’ailleurs que la seconde mention de la perspective, dans la Dioptrique, ne l’envisage plus comme un modèle théorique mais, implicitement, comme une production artistique – de même qu’une pièce de musique ne doit pas se contenter d’agréger les intervalles consonants, de même les « tableaux de perspective » produisent leur effet sans respecter les rapports qui nous donneraient une idée précise de la distance des objets :
Car souvent, parce que les choses, qui y sont peintes, sont plus petites que nous ne nous imaginons qu’elles doivent être, et que leurs linéaments sont plus confus, et leurs couleurs plus brunes ou plus faibles, elles nous paraissent plus éloignées qu’elles ne sont12.
12L’expérience esthétique de la musique ou des authentiques « tableaux de perspective » se constitue donc à l’écart d’un modèle géométrique de la perspective qui permet de se représenter le processus sensoriel. Nous n’imaginons pas que ce hiatus pourrait être éliminé, dans la pensée classique – mais il est possible de penser plus positivement l’analogie de la vision perspective et du sentiment de l’harmonie, sans réduire leurs objets aux seuls principes mathématiques des disciplines qui s’y appliquent.
1674-1678 – Les jugements naturels selon Malebranche
13Dans le Discours VI de la Dioptrique, Descartes se prononce sur l’appréciation des grandeurs et des distances des objets par la vue – ce passage dégage un problème essentiel, qui motivera ultérieurement les analogies relevées par les contemporains de Rameau entre la vision perspective et l’appréhension de l’harmonie. Le jugement que nous portons spontanément sur la grandeur des objets visibles n’est pas réductible à l’impression qu’ils produisent effectivement sur l’organe, mais il engage la connaissance que nous avons de leur distance : « […] leur grandeur s’estime par la connaissance, ou l’opinion, qu’on a de leur distance, comparée avec la grandeur des images qu’ils impriment au fond de l’œil »13. S’il s’agit là d’une « opinion », c’est que, d’une part, la distance, comme telle, ne produit aucune impression sur la rétine (elle n’est donc pas donnée dans une impression pure et simple) et, d’autre part, que nous l’apprécions en fonction de nombreux paramètres tirés d’une expérience sédimentée. L’appréhension de la grandeur des objets se comprend donc comme une estimation qui articule la distance et la grandeur apparente – il faut noter qu’à ce titre, la théorie cartésienne de la vision s’inscrit manifestement sous l’horizon de la perspectiva artificialis mise en place à la Renaissance14. Mais Descartes n’élucide pas vraiment le statut de cette opération, qui est instituée de la nature et s’effectue sans que nous y prêtions attention. Malebranche radicalise le problème soulevé par ces textes de la Dioptrique pour y reconnaître, en son fond, les éléments d’une inférence ou d’un calcul qui réunit un si grand nombre de paramètres que nous ne saurions véritablement l’effectuer. Les conditions physiologiques (l’image rétinienne) sont telles qu’elles devraient engendrer une sensation différente de celle qui est actuellement aperçue – nous reconnaissons cependant un cube, lors même qu’il produit sur la rétine une représentation perspective dans laquelle toutes ses faces ne sont pas égales15. C’est alors l’appréciation de la distance (dans le cas du cube, distance des différentes faces de l’objet) qui intervient pour corriger l’impression rétinienne, laquelle n’apparaît jamais pour elle-même. Le jugement naturel que nous portons de la grandeur des objets met en rapport une série de données physiologiques et un paramètre qui n’affecte pas l’organe, savoir, la distance, qui détermine en réalité notre perception. La vision se figure alors complètement dans la représentation perspective, ainsi que l’atteste, au XVIIIe siècle, l’article « Perspective » de l'Encyclopédie :
Ainsi pour séduire le jugement involontaire, il doit suffire de donner sur un tableau les apparences des distances réelles. Ces apparences sont décidées et par la diminution de l’objet, et par l’affaiblissement de sa clarté. Une extrémité de paysages dont les traits sont diminués et incertains, les couleurs mal décidées et la lumière affaiblie, ne peut rappeler que des objets éloignés. L’instinct involontaire transporte au loin ces représentations qui par la faiblesse de leur clarté ne peuvent être supposées qu’à de grandes distances16.
14.Le spectateur rétablit de lui-même les propriétés des objets qu’on lui représente, de la même façon qu’il les reconnaît dans l’expérience quotidienne de la vision perspective.
15Cet ensemble théorique peut-il s’appliquer à la perception auditive, pour donner toute sa consistance théorique à l’analogie de la vision perspective et du sentiment de l’harmonie ? Claude Perrault qui, en 1680, produit dans ses Essais de physique la première explication mécaniste satisfaisante de l’audition17, mobilise effectivement l’exemple d’une expérience musicale pour illustrer l’inférence spontanée par laquelle nous appréhendons la grandeur et la distance des objets : de même que le joueur de luth ne pense pas aux cordes qu’il doit pincer, de même, « sans que notre imagination examine expressément les raisons et les différents effets de l’éloignement [...] et de l’affaiblissement des teintes des objets, le sens commun manque rarement à observer ces circonstances »18. Nous ne suivrons pas ici les discussions de Perrault et Blondel sur le statut des proportions19 – mais il faut retenir que l’auteur de l'Ordonnance rejette les analogies que de nombreux théoriciens, de Vitruve à Briseux puis à Rameau20, s’efforcent d’identifier entre les proportions utilisées en architecture et celles qui expriment les intervalles musicaux. D’une façon plus nette, les Éclaircissements que Malebranche ajoute, en 1678, à la troisième édition de la Recherche de la vérité, permettent de comprendre qu’il n’est pas possible, en toute rigueur, de parler de jugements naturels dans le cas du sentiment de l’accord des sons. L’argument peut se résumer dans ces termes : tandis que l’on peut comparer les grandeurs, en tant que déterminations de la quantité continue directement visées dans la sensation, on ne peut comparer les hauteurs du son, en tant que qualités du sentiment, car elles ne se rapportent jamais que par une analogie enveloppée aux quantités discrètes qui expriment la division de la corde vibrante ou le rapport des vibrations :
[...] on ne peut comparer les sons en eux-mêmes, ou en tant que qualités sensibles et modifications de l’âme ; on ne peut de cette manière en connaître les rapports. [...] C’est l’oreille seule qui juge chez eux [les musiciens] de la différence des sons ; la raison n’y connaît rien. Mais on ne peut pas dire que l’oreille juge par idée claire, ou autrement que par sentiment. Les Musiciens mêmes n'ont donc point d’idée claire des sons, en tant que sentiments ou modifications de l’âme21.
16Lors même que la théorie classique de la vision perspective atteint, avec la doctrine des jugements naturels, son expression la plus radicale, le sentiment de l’harmonie ne paraît nullement arraché à son obscurité, de sorte qu’il ne semble plus n’être comparé que par métaphore aux représentations perspectives.
1700-1750 – De l'Académie des Sciences à Rameau : tonalité et perspective
17Deux raisons sérieuses vont conduire les penseurs du XVIIIe siècle à redonner une signification théorique consistante à l’analogie de l’harmonie et de la vision perspective et, dans le même mouvement, à unifier cet aspect purement théorique avec l’explicitation de la perception auditive – il sera alors possible de comprendre le sentiment de l’harmonie comme une inférence particulière, non pour le réduire à une opération intellectuelle, mais pour dégager l’articulation rationnelle de la théorie à l’expérience perceptive. Ces raisons ressortissent à l’histoire des sciences et à celle de la théorie musicale. La première mention des jugements naturels en musique, sur laquelle il n’est pas utile d’insister ici, s’autorise d’une découverte de Joseph Sauveur : il s’agit du phénomène des battements, à partir duquel il propose une nouvelle explication physique des consonances. Le grand avantage que Fontenelle, dans l'Histoire de l’Académie des Sciences, reconnaît à l’hypothèse de Sauveur, tient à ce qu’elle porte sur un phénomène spécifiquement sonore, et non sur l’expression mathématique du rapport des vibrations dans un intervalle qui, comme nous l’avons vu, n’apparaît jamais dans le sentiment. La comparaison du texte de Fontenelle avec celui de Malebranche s’avère dès lors très frappante :
Si cette hypothèse est vraie, elle découvrira la véritable source des règles de la composition, inconnue jusqu’à présent à la Philosophie, qui s’en remettait presque entièrement au jugement de l’oreille. Ces sortes de jugements naturels, quelque bizarres qu’ils paraissent quelquefois, ne le sont point, ils ont des causes très réelles, dont la connaissance appartient à la philosophie, pourvu qu’elle s’en puisse mettre en possession22.
18L’acoustique expérimentale développée par Sauveur apporte à Fontenelle le motif d’une application des jugements naturels au domaine des sensations auditives, parce qu’elle leur assigne un corrélât sensible spécifique, qui remplit le même rôle que les modifications de l’étendue pour la vue.
19Mais il faut surtout insister sur les modifications de la théorie harmonique, qui motivent la réintroduction de l’analogie entre la perception musicale et la vision perspective. Pour comprendre la pertinence du système des jugements naturels dans la description de l’expérience de l’auditeur, on peut le réduire à une caractérisation élémentaire (celle que, précisément, Regis contestera à Malebranche) : le jugement naturel mobilise des données qui ne correspondent pas à la grandeur apparente de l’objet, telle qu’elle se figure sur la rétine. La référence paraît alors s’imposer à Dortous de Mairan, qui succède à Fontenelle au titre de rédacteur de l'Histoire de l’Académie. De même que la sensation qui nous donne la grandeur de l’objet fait intervenir un paramètre géométrique qui n’est pas présent dans l’image rétinienne (la distance), de la même façon, dans la théorie de Rameau, l’appréciation des relations harmoniques s’appuie sur les rapports définis par une basse fondamentale qui, pourtant, n’affecte pas l’oreille, puisqu’elle demeure sous-entendue :
La basse fondamentale déduite immédiatement du principe, que tout corps sonore fait entendre avec le son principal ses sons harmoniques, est donc, comme on voit, la véritable clef de toute la théorie de la musique : mais cette basse peut ne pas être exprimée, pourvu que tout le reste y réponde ; la Musique n’en sera pas moins agréable, l’esprit saura bien la suppléer par un de ces jugements naturels qu’on fait sans s’en apercevoir23.
20L’identification de « jugements naturels » dans l’appréhension du rapport des sons doit être prise au sérieux : elle répond au même problème qui se posait à Malebranche, en ce sens qu’il faut postuler, pour expliquer l’appréhension de l’harmonie tonale, qu’un paramètre supplémentaire, absent au niveau de l’impression pure et simple, est pris en compte pour déterminer l’expérience esthétique. Insistons bien sur le fait qu’il ne s’agit plus, désormais, de se contenter de rappeler le caractère mathématique des principes de l’optique et de la théorie harmonique ; c’est l’organisation de la perception qui, dans le cas de l’harmonie tonale, se révèle susceptible d’une détermination rationnelle analogue à celle qui s’applique à la vision perspective.
21Pour éprouver le rapprochement que nous suggèrent les textes de Fontenelle et de Dortous de Mairan, il faut rappeler brièvement que Rameau critique la caractérisation simplement psychologique de la dissonance, comme facteur de variété : c’est ainsi qu’il déclare
qu’on n’a point eu de meilleures raisons pour introduire les dissonances dans l’harmonie, que celle d’une certaine variété qui plaît dans tous les objets qui frappent nos sens. Mais cette raison qui n’est qu’une raison de convenance, ne peut satisfaire que des personnes qui ne veulent qu’effleurer la matière24.
22Le facteur esthétique de variété réside plutôt, selon le compositeur, dans la modulation. Dans la théorie ramiste, la dissonance remplit surtout une fonction syntaxique, puisqu’elle souligne la tonalité (ce qu’il appelle le mode) et permet à l’auditeur de conformer son expérience à la progression harmonique sous-entendue. C’est ainsi que, dès 1722, Rameau observe, à propos des deux notes successives qui réalisent la progression élémentaire d’une basse fondamentale, que
si chacun de ces sons portait un accord parfait, l’on peut dire que l’âme n’ayant plus rien à désirer après un tel accord, serait comme incertaine du choix qu’elle aurait à faire de l'un de ces deux sons pour son repos, et il semble que la dissonance soit nécessaire ici, pour lui faire souhaiter avec plus d’ardeur par sa dureté, le repos qui la suit25.
23– signalons au passage que les aspects les plus sérieux de la querelle entre Rameau et Rousseau porteront sur la théorie des cadences, c’est-à-dire sur les conditions de la résolution des dissonances harmoniques. La dissonance prescrit donc son orientation à l’écoute musicale, qui est organisée par une structure inapparaissante. Il est alors possible de restituer la première comparaison proposée par Mersenne, entre les ombres et les dissonances – non plus pour désigner l’introduction d’un facteur de variété psychologique, mais bien pour exprimer la structuration objective des expériences visuelle et musicale. De même que, dans le modèle cartésien de la perspective, les ombres peintes nous révèlent la profondeur des objets visés dans la représentation picturale, de même, chez Rameau, la dissonance révèle la structuration tonale de l’harmonie.
24Ainsi est-ce sous l’influence des réaménagements internes de la théorie harmonique que la comparaison entre la perception de l’harmonie et la vision perspective retrouve une importance que les théories classiques de la perception tendaient à recouvrir. L’appréhension de l’harmonie tonale s’organise, comme la vision perspective, autour d’un paramètre qui n’affecte pas l’organe – la basse fondamentale n’est pas plus entendue que la distance n’est perçue pour elle-même ou ne fait l’objet d’une représentation directe. Et les mêmes éléments qui, dans chaque domaine, doivent introduire une certaine variété dans l’expérience esthétique (les ombres, les dissonances) se révèlent pourvus d’une fonction structurelle : ils donnent au spectateur, ou à l’auditeur, une idée de la profondeur ou de la tonalité. Il nous semble particulièrement intéressant d’assumer cette analogie (explicitement proposée par les théoriciens du XVIIIe siècle), entre la perception de l’harmonie moderne et les caractères typiques de la perspectiva artificialis, – elle permet en effet de dépasser l’antinomie entre nature et artifice qui caractérise les débats sur les fondements de l’harmonie tonale, pour comprendre que cette organisation spécifique du matériau sonore constitue, au même titre que la perspective dans l’ordre visuel, une forme symbolique.
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Notes de bas de page
1 Il nous suffit de renvoyer aux travaux de E. Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, trad, sous la dir. de G. Ballangé, Paris, Les Editions de Minuit, 1991 et de J. White, Naissance et renaissance de l’espace pictural, trad. G. Fraixe, Paris, Adam Biro, 1992.
2 Jean-Paul Richter (éd.), The Literary Works of Leonardo da Vinci, London, Phaidon, 1970, par. 102. Sur ces comparaisons renaissantes, on consultera Walter Wiora, « Der Anted der Musik an Zeitstilen der Kultur, besonders der Renaissance », Die Musikforschung 30 (1977), p. 160-164.
3 Questions inouïes, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1985, p. 17.
4 Traité de l'harmonie universelle, Paris, Guillaume Baudry, 1627, liv. 1, théorème II, p. 10.
5 Ibid., théorème V, p. 21-22.
6 Ibid., liv. II, Préface [non paginée : 1].
7 Cf. F. de Buzon, « Harmonie et métaphysique : Mersenne face à Képler », Les Études philosophiques, janvier-juin 1994.
8 Traité de l'harmonie universelle, p. 110.
9 La Dioptrique, Discours IV. Les références aux textes de Descartes sont données dans l’édition des Œuvres publiées par Charles Adam et Paul Tannery, Nouvelle présentation par Bernard Rochot et Pierre Costabel, 11 vol., Paris, Vrin-CNRS, 1964-1974, notée AT avec indication du volume en chiffres romains : AT VI, p. 113.
10 Traité de l'homme, AT XI, p. 151.
11 Qu’il nous soit permis de renvoyer ici à notre article, « Art et proportion chez Descartes », in Le Cartésianisme et les arts, Paris, 1999.
12 Discours VI, AT IV, p. 147.
13 Ibid., p. 140.
14 Ce point est très clairement dégagé par Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1954 ; rééd. Folio-Essais, 1985, p. 48-54, même si l’on peut se montrer plus réservé sur la thèse de l’auteur, selon laquelle Descartes n’aurait pas dégagé pour elle-même l’énigme de la vision.
15 « Quand nous regardons un cube, par exemple, il est certain que tous les côtés que nous en voyons, ne font presque jamais de projections ou d’image d’égale grandeur dans le fond de nos yeux ; puisque l’image de chacun de ces côtés qui se peint sur la rétine ou nerf optique, est fort semblable à un cube peint en perspective : et par conséquent la sensation que nous en avons nous devrait représenter les faces du cube comme inégales, puisqu’elles sont inégales, dans un cube en perspective. Cependant nous les voyons toutes égales, et nous ne nous trompons point » (Recherche de la vérité, liv. I, chap. VII, § IV ; les références aux textes de Malebranche sont données dans l’édition des Œuvres complètes, sous la dir. d’André Robinet, Paris, CNRS et Vrin, 1962-1990, notée OC, avec indication du volume en chiffres romains : OC I, p.96).
16 De Jaucourt, Encyclopédie, art. « Perspective - en peinture ».
17 Elle est complétée en 1683 par Duverney, qui prétend déduire le fonctionnement de ce sens à partir de la description de l’organe immédiat de l’ouïe, identifié dans la lame spirale.
18 Perrault, note à sa traduction des Dix livres d’architecture de Vitruve, Paris, 1673 ; 2de éd., 1684, p. 204 sq. Cf. également L'Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens, Paris, 1683, p. 103.
19 Voir W. Herrmann, La Théorie de Claude Perrault, trad. M.-Cl. Stas, Bruxelles-Liège, Pierre Mardaga, 1980 et A. Picon, Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Paris, Picard, 1988.
20 Voir, parmi de nombreuses déclarations, la lettre à Bernoulli du 27 avril, 1750, reproduite dans C. Kintzler et J.-Cl. Malgoire, Musique raisonnée, Paris, Stock, 1980, p. 114-115.
21 Malebranche, Recherche de la vérité, XIe Éclaircissement, OC III, p. 169.
22 Histoire de l’Académie Royale des Sciences, année 1700, Paris, 1703, partie « Histoire », p. 140.
23 Ibid., année 1750, Paris, 1754, partie « Histoire », p. 164-165.
24 Nouveau système de musique théorique, chap. XI, Paris, Ballard, 1726, p. 56.
25 Traité de l’harmonie, liv. II, chap. II, Paris, Ballard, 1722, p. 53.
Auteur
Maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-I. Outre de nombreux articles principalement consacrés à la philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles, il a publié Musique et philosophie à l’âge classique, Paris : PUF, 1998 ; Raison et perception : fonder l’harmonie à l’âge classique, Paris : Vrin, 2001 ; Le Vocabulaire de Rousseau, Paris : Ellipses, 2002. Il a également édité, annoté et présenté le texte de Pierre Estève Nouvelle découverte du principe de l’harmonie, Fontenay-aux-Roses : ENS éditions, 1997.
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