Chapitre premier. Optique et perspective : Ptolémée, Alhazen, Alberti1
p. 19-35
Texte intégral
1Nous voudrions montrer que l’une des conditions théoriques préalables à l’apparition de la perspective classique, au début du XVe siècle en Italie, a été la révolution (le mot ne nous paraît pas trop fort) opérée en optique au début du XIe siècle à Bagdad par Ibn al-Haytham (dont l’occident médiéval a latinisé le nom en Alhacen ou Alhazen), quand ce dernier montra que la vision se produit grâce à des rayons lumineux qui pénètrent dans l’œil et non grâce à des rayons visuels qui en sortent, comme le postulait l’optique géométrique de l’antiquité. Plus précisément, que sans la nouvelle psychologie de la perception visuelle et de la saisie des distances qu’il dut alors élaborer, le modèle métaphorique albertien du tableau comme fenêtre ouverte sur le monde, interrompant sans la modifier la pyramide visuelle, – métaphore qui explique et justifie la construction tenue pour légitime par Alberti du carré de base – n’aurait pas été pensable.
2La thèse peut paraître d’autant plus surprenante qu’Alberti lui-même affirme expressément dans le De Pictura que pour ce dont il traite, il est sans intérêt de choisir entre les deux théories optiques concurrentes, émission par l’œil de rayons visuels comme le voulaient Euclide et Ptolémée, ou intromission dans l’œil de rayons lumineux comme le pensaient Alhazen (nom sous lequel fut traduit en Occident Ibn al-Haytham), ainsi que Vitellion et les autres auteurs européens qui très vite adoptèrent ses idées. Alberti se contente de rappeler les deux possibilités retenues de très longue date par les spécialistes et il s’en tient ensuite au langage traditionnel de la pyramide visuelle issue de l’œil, plus commode pour son propos, car mieux apte à faire comprendre aux peintres les conséquences techniques des données optiques qu’il expose2.
3L’indifférence d’Alberti est très explicable : le Traité d’optique d’Alhazen avait été traduit en latin à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle3 et soit par cette traduction, soit par la reprise élargie qu’en avait donnée Vitellion, non seulement sa théorie d’une entrée dans l’œil de rayons lumineux s’était bien diffusée dès la fin du XIIIe siècle, mais, quelle que soit l’hypothèse optique que l’on admettait (émission ou intromission), on considérait avec lui que la perception visuelle, en particulier celle des distances et des grandeurs, ne pouvait résulter que d’un jugement complexe comportant même une part de raisonnement. Sa psychologie de la perception visuelle alimentait donc les discussions sur la vision et les différentes variantes des théories de la connaissance scolastiques4. Or c’est cela qui compte pour le développement d’une perspective systématisée, et nous allons tenter de montrer pourquoi.
L'analyse optique des effets perspectifs picturaux dans l'antiquité
4Parmi les multiples théories élaborées par les Grecs anciens pour expliquer la vision, la seule qui ait permis de développer une science géométrisée repose sur l’idée d’une émission à partir de l’œil d’un cône de rayons dont on situait le sommet, sans plus de précision, au milieu du globe oculaire, et dont la génératrice s’appuyait sur le cercle de la pupille (fig. 1).
5Ce schème explicatif a subi bien des variantes selon les auteurs, et a largement évolué entre les deux traités d’optique géométrique qui nous ont été plus ou moins bien conservés, celui d’Euclide5 (début du IIIe siècle avant J.-C.) et celui de Ptolémée6 (second siècle de notre ère). En géomètre, Euclide postule en quelque sorte l’hypothèse minimale : les rayons issus de l’œil sont rectilignes ; et on voit ce sur quoi ils tombent, on ne voit pas ce sur quoi ils ne tombent pas. Chacun d’eux se propageant en ligne droite, il fait voir le point auquel il aboutit, à son extrémité, dans la direction prise initialement à la sortie de l’œil (initialement, car si le rayon rebondit sur un miroir, il fait voir le point derrière le miroir, et non là où il l’atteint effectivement après s’être réfléchi). Ainsi à un point et un seul de l’objet correspond un élément et un seul du regard, ce qui permet de soumettre simultanément et de manière corrélée l’objet et la vue à l’analyse. À partir de ces idées, de nombreux phénomènes optiques ont pu être interprétés géométriquement. L’angle formé par deux rayons visuels indiquant l’écart apparent de deux points, Euclide a pu sur ce principe expliquer bien des effets visuels en exploitant l’idée que la grandeur apparente d’un objet est proportionnelle à l’angle sous lequel on le voit – principe perspectif différent de celui qui triomphe à la Renaissance, où la grandeur apparente est inversement proportionnelle aux distances (fig. 2)7.
6Toutefois, malgré cette géométrisation du visuel, il ne faut pas chercher dans Euclide un manuel de perspective. Bien qu’il ait eu la possibilité de réfléchir sur les décors de théâtre, il ne fait expressément allusion dans son optique à aucune pratique artistique. Tout au plus peut-on penser qu’il tire de problèmes pratiques rencontrés par les architectes et les sculpteurs, cherchant à pallier les disproportions et déformations perspectives de leurs œuvres liées à l’endroit d’où on les regarde, son intérêt pour certains lieux géométriques : comment, l’œil restant immobile, une grandeur mobile peut ou non paraître invariante, ou au contraire, d’où un l’œil mobile peut ne pas cesser de voir invariante une grandeur donnée, ou encore d’où une grandeur peut être vue diminuée dans une proportion donnée (prop. 34 à 48)8. Mais il traite là des déformations subies visuellement par des choses réelles selon leur éloignement, et non de l’art de donner sur une surface plane l’illusion visuelle de choses s’étageant en profondeur. Sur la perspective picturale, il ne dit rien, et ce n’est peut être pas un hasard. Car à s’en tenir à la lettre de son Optique, rien ne permet de décider si, quand s’amoindrit l’angle visuel sous lequel on voit un objet, ce dernier rapetisse ou bien s’éloigne. Pour être clair, il ne prend nulle part en compte ce que nous appelons la constance des objets, dont l’expérience nous enseigne que, quelle que soit la diminution de leur grandeur apparente due à l’accroissement de la distance, ils sont toujours perçus avec la même taille9. Or sans ce présupposé, l’amoindrissement des figures et des objets sur un tableau peint perd sa signification spatiale.
7Il faut remarquer en outre que l'Optique d'Euclide opère en quelque sorte en noir et blanc, sans allusion aucune à la couleur ni à la lumière (les deux vocables n’y figurent même pas). Or déjà un philosophe comme Platon notait que les rayons visuels devaient s’unir à la lumière externe pour devenir opérants (ils sont inefficaces dans les ténèbres), et que c’est dans cette unification (donc au cours de leur trajet entre l’œil et l’objet, et pas seulement dans l’œil) qu’il faut chercher les causes de la sensation de la couleur10. Couleur qui devint explicitement chez Aristote le « sensible propre » de la vue, c’est à dire la sensation que celle-ci est seule à donner à l’exclusion de tout autre sens, à la différence de la localisation, de la grandeur ou de la forme, qu’elle livre en concurrence par exemple avec le toucher, et qui sont donc des « sensibles communs ». Les spécialistes de l’optique retinrent la distinction.
8Pour les tenants ultérieurs d’un rayonnement issu de l’œil, philosophes stoïciens comme Chrysippe ou médecins comme Galien, tout se passait comme si une sorte de pseudopode sensitif sortait de la prunelle pour aller en ligne droite palper les objets là où ils se trouvent, et s’imprégner de leur couleur. Le rayonnement visuel qu’ils postulaient ainsi ne trouve aucun équivalent dans notre culture : il s’agit d’une projection sensorielle, analogue à la main au bout du bras, mais qui serait un quasi-organe sans permanence (le regard s’éteint dans les ténèbres) et dont la sensibilité s’actualiserait, à la différence du goût ou du toucher, hors des limites de notre corps, loin, au contact des choses11. De plus, ces rayons visuels obéissaient à de strictes règles géométriques, ce qui a conduit longtemps les historiens de l’optique à les assimiler à tort à des rayons lumineux se propageant à l’envers, oubliant par là de prendre en compte leur fonction sensorielle.
9Pourtant cette fonction sensorielle est très explicitement marquée dans le second grand traité d’optique qui nous soit parvenu, celui de l’astronome Ptolémée12. Ce dernier explique que non seulement les rayons projetés par l’œil vont au contact des objets s’imprégner de leur couleur et en donner la sensation, mais qu’en plus, entre certaines limites de proximité et d’éloignement, ils ont le sens de leur propre longueur13. Du coup il comble la lacune laissée à propos de la perception de la profondeur par Euclide, qui, ne retenant pour estimer une grandeur que le seul angle visuel qu’elle intercepte, n’avait aucun moyen d’expliquer sa constance apparente à mesure qu’elle s’éloigne et que diminue l’angle sous lequel on la voit. Dès lors que la vue est capable d’apprécier sensoriellement les distances, la saisie de la grandeur réelle résulte d’une estimation prenant en compte, outre l’angle visuel, la distance et la position de l’objet, celui-ci pouvant se présenter de front ou de biais14. Ce même sens immédiat de la distance permet d’évaluer les formes en considérant non seulement la silhouette qui intercepte les rayons visuels, mais la longueur relative des rayons qui l’atteignent au centre et à la périphérie, longueur grâce à laquelle on peut distinguer un plan d’une sphère concave ou convexe, et plus généralement la nature des reliefs15 ; il en va de même pour l’estimation des mouvements d’un objet qui s’éloigne ou se rapproche.
10Ainsi, avec Ptolémée, la perception visuelle résulte d’un jugement complexe ; pour apprécier les grandeurs, les formes, les mouvements, il faut saisir les relations qui se nouent entre plusieurs éléments métriques, et ce n’est pas encore suffisant. Car on doit souvent en plus prendre en compte l’apport de plusieurs facultés différentes. Le travail de synthèse psychique commence dès la combinaison des apports de l’œil droit et de l’œil gauche, qui fusionnent en un cône visuel unique dont l’axe se trouve entre les deux yeux16. Et il ne s’agit là encore que de la seule faculté visuelle, alors qu’on ne peut même pour des choses très simples s’en tenir seulement à elle. Par exemple, l’impression de mouvement peut provenir non du sens visuel – le point qu’on suit de l’œil restant à l’intérieur du cône visuel toujours dans la même position relative – mais du sens « tactile », c’est-à-dire de la sensation musculaire de la rotation de l’œil dans l’orbite ou de celle de la tête par rapport au tronc. Une faculté rectrice suprême synthétise donc les apports de chacun des différents sens pour nous donner la vision complexe du monde qui nous entoure.
11C’est ici que l’on trouve chez Ptolémée l’explication de l’illusion picturale en ce qu’elle a de fondamental – le fait de voir la profondeur d’une scène ou d’un décor au lieu d’une surface coloriée, comme devrait l’imposer la longueur des rayons visuels. Dans des cas bien particuliers (ceux des erreurs de perception), à la sensation brute immédiate peuvent s’opposer les autres données, normalement secondes, qui contribuent au jugement de perception, toujours complexe. C’est donc au cours de l’étude de l’erreur visuelle que Ptolémée ménage la possibilité du trompe-l’œil : n’oublions pas que dans l’antiquité l’art est placé sous le signe de l’imitation et de l’illusion. Les procédés du peintre, sachant donner sur une surface plane une impression de réalité, et donc de relief, sont riches d’enseignements pour le spécialiste de l’optique.
12Ptolémée toutefois ne développe nullement une théorie géométrique d’un espace perspectif, avec points et lignes de fuite systématiquement prédéterminés. Son explication relève plutôt d’une perspective chromatique : il estime que dans la combinaison des facteurs permettant d’apprécier les distances, la longueur du rayon visuel n’est pas seule en cause. Elle entre en concurrence avec la vivacité et la luminosité des couleurs. Une couleur claire semble se détacher sur un fond sombre, comme une couleur sombre paraît en recul sur un fond clair. De même les objets très lumineux paraissent plus proches qu’ils ne sont, alors que les teintes moins vives semblent plus lointaines. « C’est pourquoi les peintres des intérieurs choisissent pour les objets qu’ils veulent montrer plus éloignés des couleurs nébuleuses et voilées »17.
13Le reste s’ensuit. L’appréciation de la grandeur d’abord, qui ne dépend plus seulement de l’angle visuel intercepté, mais de l’évaluation de la distance : on peut certes jouer, pour figurer l’éloignement, sur la diminution de l’angle visuel, mais aussi sur une couleur plus terne ou moins claire18. Quant au relief, il est donné par les mêmes procédés :
Selon la disposition des couleurs, les surfaces apparaissent tantôt convexes, tantôt concaves. C’est pourquoi le peintre qui veut représenter ces deux figures au moyen de couleurs choisit pour la partie qu’il veut montrer saillante une couleur vive, tandis qu’il choisit une couleur plus sombre et plus estompée pour la partie qu’il veut faire paraître concave19.
14C’est tout ce qu’on trouve chez Ptolémée concernant l’art des peintres, à l’exclusion de tout exposé géométrique sur les lignes de fuite. On peut doublement s’étonner de son silence : six siècles après Euclide et un demi-siècle après les dernières peintures pompéiennes, on pourrait s’attendre à une telle théorie, qui à tout le moins n’était pas totalement inconcevable. Car même à ne s’en tenir qu’à l'Optique d’Euclide, des parallèles à l’axe du cône visuel, et qui lui seraient équidistantes, devraient toutes, si on suit la logique de la prop. 5, sembler se rapprocher de cet axe à mesure qu’elles s’éloignent de l’œil, et ceci qu’elles se trouvent à gauche, à droite, en bas ou en haut20 ; ou pour dire les choses autrement, il était possible de tirer d’Euclide l’existence d’un point de convergence en vision frontale situé dans le prolongement de l’axe du regard. Quant à Ptolémée, il insiste assez sur la symétrie du cône visuel par rapport à son axe (dont chez lui le rôle en vision naturelle est capital) pour que la même règle soit encore plus facilement inférée. L’idée que la grandeur apparente d’un objet est proportionnelle à l’angle sous lequel on le voit ne conduit pas nécessairement (si même elle y conduit) à la technique en « arête de poisson » que Panofsky cherchait à justifier géométriquement. Elle ne conduit pas non plus à accepter de fortes distorsions dans la dimension relative sous laquelle on représente une grandeur selon son éloignement. Pourtant on ne voit pas dans les figurations antiques la taille des personnages s’amoindrir régulièrement selon leur situation par rapport au premier plan, et le rendu des colonnades vues en perspective oblique est des plus aléatoires, allant de l’invariance complète à diverses formules de diminution, curvilignes ou rectilignes, utilisées parfois même conjointement. Comment se fait-il donc que des conséquences quasi immédiates de leur optique n’aient pas été exploitées par les théoriciens ?
15Il est en tout cas remarquable que dans toutes les œuvres antiques conservées où se trouve en jeu la représentation de la profondeur, qu’il s’agisse de reliefs, de mosaïques ou de peinture, rien ne permet de déceler l’application d’un système perspectif géométriquement cohérent, qui serait l’analogue, en perspective angulaire ou non, de ce que fut la perspective rectiligne à la Renaissance : ce que reconnaît Panofsky dans La perspective comme forme symbolique, et qui reste exact en dépit des découvertes archéologiques postérieures21. Même dans le deuxième style de Pompéi, où les effets perspectifs sont les plus abondants et où la recherche du trompe-l’œil est une préoccupation majeure, on relève des distorsions dans les paysages urbains attestant qu’il n’existe pas de point de fuite unique pour un même point de vue ; et si par exemple, pour certains éléments des édifices vus de face, la perspective en « arête de poisson » que Panofsky a cru déceler est présente quand l’œil du spectateur est dans le plan de symétrie de la figure, il s’en faut de très loin qu’elle soit régulièrement et systématiquement appliquée ; de plus, elle n’est pas méthodiquement transformée dans les vues tant soit peu latérales. Au point qu’on peut même se demander si la recherche d’un axe de fuite unique qui donnerait cet aspect en « arête de poisson » ne reflète pas l’attente anachronique des historiens de l’art soucieux de trouver des formes méthodiques de représentation, plutôt que la réalité des techniques picturales de l’antiquité : aucune des fresques pompéiennes qu’on invoque n’est pleinement régulière, et celles qu’on peut invoquer ne forment à elles toutes qu’une infime minorité des figurations où on pourrait attendre un effet perspectif systématique.
16On peut avancer à cette absence de systématicité géométrique bien des explications d’ordre factuel ou sociologique, laissant ouverte la possibilité d’une lacune de nos sources artistiques. Les mosaïques sont l’œuvre d’artisans utilisant des savoir-faire traditionnels et coupés de toute théorie ; les peintures murales de Pompéi sont le fait d’ateliers transmettant des tours de mains et reprenant souvent des cartons conçus ailleurs ; on ne possède pas les originaux des peintures grecques de chevalet, etc. Cela ne règle rien : les tapisseries, les peintures murales et même les décors des porcelaines de notre XVIIe ou de notre XVIIIe siècle s’adressent à des yeux habitués aux conventions de la perspective classique et l’appliquent. Pourquoi en aurait-il été autrement du public raffiné de Pompéi ou de la cour impériale, s’il avait eu des habitudes visuelles analogues ?
17Nous pensons donc plutôt que les anciens se contentaient d’une figuration approximative (pour nous) et non systématisée de la profondeur ; et que parmi les multiples raisons qu’on peut invoquer pour expliquer ce fait, l’une d’elles pourrait résider dans leur théorie de la saisie des distances, qui aurait fonctionné ici comme un obstacle épistémologique. Si l’on suit Ptolémée, le regard devrait normalement voir le tableau où il est et tel qu’il est, comme une surface plane multicolore s’étalant sur un mur. Ceci en raison de la longueur des rayons visuels qui tombent sur la surface peinte, et des angles qu’ils font par rapport à leur axe commun et entre eux. Si le spectateur en retire une autre impression, ce ne peut être qu’en raison d’une erreur de la vue due au fait que l’estimation de la distance ne résulte pas seulement de la sensation primordiale des longueurs et des angles, mais du jeu des couleurs et des luminosités, à quoi peuvent s’ajouter le relèvement et l’abaissement des plans des sols et des plafonds, la déformation des rectangles en losanges et des cercles en ovales – tous effets perspectifs qui dès Euclide avaient été remarqués et démontrés, mais sans qu’apparaisse encore en optique la notion générale de projection plane, quelle qu’en soit la nature22. Bref, il faut que l’expérience et le talent de l’artiste soient là pour utiliser tous les trompe-l’œil permettant d’abuser le regard. Le problème théorique posé à cette vieille optique par la peinture n’est pas tant de définir les règles d’une représentation cohérente de l’espace que, comme le montrent certains textes d’Ibn al-Haytham, de comprendre comment on peut ne pas voir la surface du tableau, et lui prêter une profondeur alors que c’est une surface plane qu’on regarde.
Ibn al-Haytham et la, saisie visuelle de la profondeur
18La grande découverte d’Ibn al-Haytham est que la lumière entre dans l’œil, et que c’est à l’intérieur de l’œil que se produit la sensation visuelle. Du coup tout change. D’abord l’agent de la perception n’est plus le rayon visuel, allant au contact de l’objet, mais la lumière qui, issue d’une source lumineuse, va rebondir sur l’objet, ou plus exactement sur sa surface (qui est donc éclairée sous un certain angle) et finit de là par pénétrer dans la pupille. Si la surface est lisse, la lumière n’est renvoyée que dans une seule direction, celle du rayon réfléchi, et on est en présence d’un miroir ne rendant visible l’objet que dans une zone déterminée ; mais dans la plupart des cas, la surface étant plus ou moins granuleuse, elle renvoie dans tous les directions la lumière, chargée de sa couleur, et dès lors que l’œil se trouve placé devant cette surface, il peut partout être atteint par une fraction de la lumière qu’elle réémet, et la voir. Ibn al-Haytham assoit sa théorie sur de multiples expériences en chambre noire, destinées à prouver chacune de ses assertions. Pour bien mesurer la nouveauté de ses idées, il faut se souvenir que dans la théorie du rayon visuel la lumière n’était nullement l’agent, mais tout au plus la condition de la sensation : le véritable agent était le rayon visuel, qui certes avait besoin en général pour s’actualiser que le milieu ambiant soit éclairé de manière diffuse ou parfois ponctuelle (comme dans le cas du ciel nocturne), mais qui dans les ténèbres pouvait assez étinceler par lui-même pour ne pas perdre toute force, comme chez les animaux aux yeux assez perçants pour voir la nuit.
19Selon Ibn al-Haytham la lumière réémise par la surface colorée entre donc dans l’œil, et parvient jusqu’à l’organe qu’il tient à tort pour proprement sensoriel, le cristallin – et non la rétine, dont le rôle ne sera établi par Kepler que six siècles plus tard. Parmi tous les rayons qui, appartenant au faisceau lumineux émané d’un point de l’objet, pénètrent par la pupille dans l’œil, seul est senti celui qui frappe à la perpendiculaire la face antérieure du cristallin, supposée sphérique et concentrique à la cornée : c’est le seul qui ne soit pas dévié par réfraction en entrant dans l’œil, et c’est lui qui fait voir le point dont il émane. Ainsi à un point du visible correspond en droite ligne un point et un seul de l’organe sentant. Cette première théorie ne fait donc, mais c’est capital, qu’inverser le sens du vieux cône visuel de l’antiquité, qu’elle reconstitue de telle sorte qu’il se forme une quasi-image de l’objet dans la partie antérieure du cristallin (fig. 3).
20Plus tard, au livre VII de son traité, Ibn al-Haytham donnera une théorie plus complexe, où il prendra en compte dans la vision directe les rayons réfractés par la cornée23 ; mais la quasi-image qui se forme dans le cristallin demeure24, et c’est pour notre propos l’essentiel. Enfin, cette quasi-image, devenue dans l’organe sentant proprement sensorielle et non plus lumineuse, est convoyée par des esprits visuels à travers le nerf optique, supposé creux, jusqu’aux sièges des facultés compétentes – le chiasma des nerfs optiques, où réside la faculté visuelle, et le cerveau, où se trouve la faculté rectrice qui achève et parfait la perception.
21Quel rapport, dira-t-on, avec la perspective ? C’est qu’avec la nouvelle théorie, tout change dans l’approche intellectuelle de la vision. À partir du moment où sont reconnues certaines de ses conditions physiques (la propagation de la lumière) et physiologiques (la nécessité d’un organe sensoriel interne et d’une transmission nerveuse), la compréhension de la perception visuelle cesse complètement de reposer sur l’évidence intuitive du voir, et le spécialiste est obligé de repenser chacune de ses composantes. Pour dire les choses en un mot, la métaphore d’une palpation à distance n’est plus pertinente, puisque, la lumière entrant dans l’œil, la sensation se produit comme pour tout autre sens à l’intérieur du corps et non plus au contact de l’objet25 ; et de ce fait le premier problème à régler est de comprendre pourquoi et comment la vue est un sens des lointains, alors que l’organe sensoriel étant le cristallin, on devrait situer à l’intérieur de l’œil tout ce que celui-ci donne à voir. Cette question entraîne le réexamen de toutes les autres.
22La réponse d’Ibn al-Haytham va le conduire à fortement renforcer la composante intellectualiste déjà présente dans la description ptoléméenne de la perception visuelle, et à inaugurer l’idée d’une éducation du sens par l’acquisition d’habitudes et de souvenirs. Parlons d’abord de l’appréciation des distances. On voit les choses quand on ouvre les yeux, on ne les voit pas quand on les ferme : on juge donc qu’elles sont à l’extérieur de l’œil26. Reste, une fois la distanciation acquise, à la mesurer. Avec l’entrée de la lumière dans l’œil, il n’est plus possible de recourir à la fiction de rayons visuels qui auraient le sens de leur propre longueur : de près ou de loin, les choses restent radicalement séparées de nous. La vue doit donc encore recourir au jugement, et pour tirer sa conclusion elle a pour seule ressource de raisonner sur des indices : objets en masquant d’autres et donc situés devant eux, étagement des plans successifs où ils se trouvent, estimation de proche en proche de leur profondeur par comparaison avec ce qui s’étend à nos pieds et que nous pouvons comparer avec notre corps et la longueur de nos pas, etc.27. Bien entendu, tout ceci n’est possible que dans certaines limites, et dans le cas d’un panorama continu ; c’est pourquoi les vraies distances de la Lune, du Soleil et des astres ne nous sont pas directement accessibles, et aussi pourquoi il est si difficile d’apprécier les distances en mer ou dans le désert.
23Dans ce travail progressif d’estimation, le jugement visuel compare sans cesse le connu et l’inconnu, l’immédiat et le mémorisé. L’optique antique, nous ne l’avons pas assez dit, raisonne toujours abstraitement et de manière expresse sur des grandeurs, respectant une pure tradition de géomètres. Désormais la reconnaissance de l’objet avec son invariance entre directement enjeu dans l’appréciation du visible. La taille apparente d’un objet lointain connu, un homme par exemple, devient l’indice de sa distance et permet d’estimer la hauteur de ce à côté de quoi il se trouve28. Ainsi la mémoire visuelle devient l’une des composantes essentielles de la perception, et avec elle les habitudes acquises, y compris gustatives ou tactiles. Car le phénomène insolite qui à l’origine requérait l’attention finit s’il se reproduit par provoquer une réaction immédiate : le jeune enfant, dont l’apprentissage sensoriel est longuement évoqué dans le traité, apprend vite à distinguer un fruit mûr d’un autre, et quand on lui en tend un panier, il choisit sans hésitation le plus beau29. Le visible prend sens grâce à tous les signes qu’il recèle30.
24La perception repose ainsi autant sur le pouvoir de différencier que sur celui de sentir. Même quand il s’agit de lumières (sensible propre), la vue compare les fortes et les faibles, les franches et les irisées ; a fortiori pour les couleurs, elle ne les reconnaît que pour les avoir mémorisées, et dire qu’un vert est profond exige à la fois le souvenir de la couleur verte et la référence à une impression présente ou passée donnée par un vert plus pâle31. Sans doute ces sensations de couleur et de lumière restent-elles l’apanage exclusif du sens visuel, mais pour elles aussi le passage à une perception achevée, pleinement signifiante, implique que se produise un jugement et même un raisonnement. Car la perception résulte d’une inférence en forme de syllogisme, du style de la réaction – quand on n’a pas bien distingué une forme accroupie – « ceci écrit, donc c’est un homme »32. Et des expériences encore plus parlantes, comme l’exercice de la lecture, viennent renforcer l’argumentation et presque servir de modèle a fortiori pour l’analyse33. En somme la distinction d’origine aristotélicienne entre sensibles propres et sensibles communs cesse d’être pertinente, dans la mesure où rien de ce que l’on sent ne peut se passer d’une interprétation faisant entrer enjeu les différents sens, la mémoire et le jugement.
25Dès lors, la liste des visibilia, des propriétés qui dans les choses sont accessibles à la vision, s’allonge considérablement. Aux « intentions » (pour parler comme la traduction latine de l’original arabe, ce qui correspond à l’idée de catégories du visible) retenues anciennement par Ptolémée – lumière, couleur, distance et position, grandeur, forme, repos et mouvement – s’ajoutent la « solidité » (au sens géométrique de tridimensionalité), la séparation et la continuité, le nombre, le rugueux et le lisse, la transparence et l’opacité, l’ombre et l’obscurité, la beauté et la laideur, la ressemblance et la dissemblance, donnant au total vingt-deux propriétés dont Ibn al-Haytham va dans la suite soigneusement examiner comment elles sont accessibles à la vue et comment celle-ci pour chacune peut se tromper34. Bien entendu, certaines des catégories retenues comme données visuelles nous surprennent, tant elles nous paraissent relever du jugement et non du sens : ainsi le nombre, la ressemblance et la dissemblance, ou même la beauté et la laideur. Mais pour le propos qui est ici le nôtre, il est frappant que soient retenues explicitement des valeurs comme la « solidité », la séparation et la continuité, ou même le lisse et le rugueux.
26L’étude de la « solidité », ou si l’on veut de l’épaisseur des choses, ne peut plus s’appuyer sur un sens naturel des distances qui est expressément nié35. De ce fait, la saisie des reliefs et des volumes ne peut reposer que sur des habitudes, des évaluations et des indices, elle est réussie dans certains cas, mais pas dans tous. Nous savons d’abord par expérience que tout corps a trois dimensions, connaissance qui nous permet d’anticiper dans notre appréciation du visible. Ensuite, les angles que présente la silhouette qui se découpe devant l’œil, ou ses avancées et ses retraits si les distances peuvent être estimées, permettent de saisir dans la dimension de la profondeur la forme générale de l’objet ; mais ceci ne vaut que pour des distances modérées. Dans tous les autres cas, sa connaissance préalable est indispensable. Il faut noter qu’Ibn al-Haytham ne fait intervenir dans le sentiment du relief ni la convergence binoculaire, souvent invoquée par la suite, ni le jeu des lumières et des ombres, pourtant essentiel dans la saisie du modelé36.
27Plus intéressante est la perception du lisse et du rugueux, car elle nous entraîne directement dans le domaine pictural, et suscite une analyse d’un effet visuel informulable dans l’optique antique, pour laquelle la lumière n’était pas l’agent de la perception. Car c’est la forme de la lumière renvoyée par la surface rugueuse, composée assez régulièrement de légères protubérances éclairées et de petites dépressions restant dans l’ombre, qui permet de la reconnaître ; tant que les alternances d’ombre et de lumière restent indiscernables, l’impression d’ensemble est qualitative, et identifiable par similitude avec des expériences antérieures. Il en va de même du lisse, où entrent en jeu le brillant de la lumière reflétée, et son opposition avec la direction de l’éclairement reçu37. Ainsi une nouvelle dimension de la pratique picturale est interprétée par la théorie, qui offre en retour aux peintres un nouveau modèle de compréhension du rendu des matières.
28En effet, quand un peu plus loin Ibn al-Haytham traite de l’erreur sur le lisse et le rugueux, il fait immédiatement allusion aux illusions provoquées par les peintres, et à la nécessité pour bien voir de regarder les choses de la distance et de la position convenables. D’assez loin, et grâce à l’agencement des couleurs et du dessin, un tableau fait voir la fourrure d’un animal, le caractère hirsute d’une chevelure, le rugueux d’une écorce ou la pilosité d’une feuille, et c’est seulement en s’approchant que l’œil saisit le lisse du vernis de la surface peinte38 ou son brillant quand il est placé de telle sorte que la lumière se reflète sur lui39. Toutes ces remarques peuvent paraître bien banales, et elles le sont devenues depuis Ibn al-Haytham. Mais jusqu’à lui, ni la lumière en tant que telle n’avait jamais été traitée comme un indice d’équivalence tactile, ni la couleur comme une manière de rendre une certaine qualité de lumière. Avant lui, on voyait des corps, lumineux ou opaques ; après lui, on voit certes encore des corps, mais la lumière aussi s’objective en chose à voir. En outre, une telle analyse montre bien que le problème optique que pose la profondeur apparente d’un tableau est d’abord de comprendre comment on peut ne pas voir sa surface.
Alberti et le tableau comme fenêtre ouverte sur le monde
29La nouvelle optique de la lumière a donc constitué une très profonde transformation de l’approche du visible. Comme nous l’avons dit, le traité d’Alhazen fut largement diffusé en occident dès le XIIIe siècle dans une traduction latine ; G. Federici Vescovini signale même plus précisément que les idées qu’il contenait furent enseignées à l’Université de Florence par Biaise de Parme dans la seconde moitié du XIVe siècle, au moment où se formait la génération des Ghiberti et des Brunelleschi, et qu’en outre une remarquable traduction italienne de l’ouvrage circulait alors dans la cité40. On peut penser qu’Alberti connaissait cette optique, car dans le De Pictura il fait expressément allusion aux deux écoles d’analyse du cône visuel, ceux qui font partir les rayons de l’œil et ceux qui les font partir de la surface regardée ; et remarquons qu’au lieu de parler des anciens (veteres), il parle des hommes d’autrefois (prisci), ce qui permet d’inclure les arabes41. Mais dans la version italienne, Alberti n’a pas repris le passage, sans doute parce qu’il le pensait inutile aux praticiens de la peinture à qui elle s’adressait.
30Certes les innovations rendues pensables par la nouvelle optique ne se réalisèrent pas immédiatement. À ma connaissance du moins, on ne trouve de systématisation géométrique des procédés de représentation perspective ni dans le traité d’Ibn al-Haytham ni dans ceux de ses successeurs, et le pourquoi de cet effort de systématisation au XVe siècle reste une question ouverte. Je pense toutefois que l’optique de la lumière ouvrit théoriquement la voie à au moins trois transformations des techniques picturales – entendons par là qu’elles les rendit intellectuellement possibles en levant les obstacles culturels interdisant de se poser expressément les problèmes correspondants.
31La première innovation accessible grâce à elle concerne le rendu de la lumière elle-même, puisqu’elle est devenue ce qui spécifiquement stimule la vue. Du temps de l’optique du rayon visuel, le rôle de la lumière n’étant que de donner de la clarté, la vue accédait directement aux objets visibles, et c’était eux que le peintre avait à représenter ; il suffisait de les baigner dans une luminosité diffuse, et de les accompagner d’un jeu de clartés et d’ombres dont on pouvait négliger l’origine, comme on le voit souvent à Pompéi, ou dans le rendu des modelés antiques et médiévaux. Désormais l’optique théorique peut conduire le peintre, à mesure que sa recherche de la vérité ou du « naturel » se fait plus exigeante, à prendre en compte l’emplacement de la source lumineuse et l’angle sous lequel elle vient frapper les surfaces et produire des ombres. On reconnaît ici certaines des recherches qui accompagnèrent le développement de la perspective, et qu’on retrouve dans le De Pictura42.
32En outre, dans la mesure où les jeux de lumière deviennent eux aussi indiciels, et peuvent signifier non seulement des distances et des formes, mais encore des matières, le visible se creuse en droit d’une richesse multisensorielle, polysémiquement sensuelle, que censurait en quelque sorte la théorie antique des sensibles propres. On trouve encore une trace de cette possible ouverture chez Alberti, à propos de la luminosité des couleurs dont il demande qu’on affine le rendu. En ce domaine encore, les peintres pouvaient alimenter leurs recherches en comprenant théoriquement pourquoi leur art était un art total.
33Arrêtons-nous enfin à la représentation perspective. Tant que la seule théorie géométrisée a été celle du rayon visuel, avec pour calculer les grandeurs et les formes la présupposition d’une sensibilité naturelle à l’appréciation des distances, l’illusion de profondeur donnée par un tableau en deux dimensions ne pouvait être que contre nature : car pour que la distance absolue du tableau ne l’emporte pas sur toute autre impression, il fallait compenser artificiellement l’appréciation naturelle vraie, donnée par la longueur des rayons visuels butant sur la surface peinte, surface où se produisait la sensation. Cette compensation s’effectuait grâce à un ensemble de leurres masquant la réalité, leurres explicables par la connaissance des sources des erreurs visuelles, tels que l’effet de couleurs claires sur un fond sombre, le relèvement du plan de base vers l’horizon, etc. De là peut-être le fait que les peintures antiques qui nous sont parvenues donnent l’impression de perspective par de multiples procédés, mais sans qu’on puisse à proprement parler d’un système de représentation unifié et codifié. La peinture reste pensée comme un art d’imitation et d’illusion, non comme un art de reproduction, parce que l’image peinte comme l’image spéculaire est tenue fondamentalement pour un piège où va se fourvoyer la vue.
34À partir du moment au contraire où le sentiment de la profondeur est donné naturellement par des indices à interpréter, tels qu’objets proches en masquant de plus lointains, diminution des grandeurs apparentes des objets familiers, relèvement des plans vers l’horizon, alors on peut se dire que l’art du peintre ne fait que suivre la nature : il peut reproduire fidèlement en deux dimensions sur son tableau les indices de profondeur que le regard aurait saisi devant le même spectacle si la toile ne s’était pas interposée. On comprend que Brunelleschi ait pu avoir l’idée d’une expérience de substitution pour vérifier la correction de sa première reproduction perspective méthodiquement construite, celle du baptistère San Giovanni et de ses entours à Florence. Selon un récit anonyme attribuable à Manetti, et qui sonne comme celui d’une expérience inaugurale, Brunelleschi aurait percé un petit trou au centre du panneau qu’il avait peint, permettant de voir à travers ce dernier ; et du seuil de la cathédrale où il s’était placé en peignant, il aurait regardé à travers ce trou (le panneau étant tenu à l’envers contre son visage, la face peinte vers l’extérieur), d’abord sa peinture dans un miroir tenu à bout de bras, ensuite le spectacle du baptistère lui-même, pour bien vérifier que les deux vues étaient substituables l’une à l’autre43. Cette substitution n’est envisageable que si l’on pense que le tableau doit faire se former sur le cristallin la même quasi-image que la réalité des lointains qu’il représente ; et qu’en tant que surface plane, colorée et proche, en tant qu’objet matériel, il devient invisible.
35C’est là tout le sens de la recommandation d’Alberti, de tenir le quadrilatère qu’on trace en préalable sur la surface à peindre (et qui n’est autre que le cadre du tableau) pour une fenêtre ouverte sur le sujet choisi44. Ce cadre est dès lors pensé comme une surface fictive coupant la pyramide visuelle du spectateur, idée que l’on retrouve au livre II quand Alberti recommande d’utiliser les repères d’un fin voile quadrillé qu’il appelle « intersecteur » pour s’assurer du contour et du positionnement des figures45. Et la construction légitime qu’il recommande pour obtenir le carré de base revient à reproduire, comme l’a montré Panofsky, cette pyramide visuelle en élévation latérale pour obtenir, les lignes de fuite étant déjà connues, les intervalles de profondeur des « transversales », c’est à dire l’échelonnement des parallèles au plan du tableau formant avec les lignes de fuite un damier régulier jusqu’à l’horizon46 (fig. 4, page 32).
36Ce carré de base joue le rôle d’un faisceau d’indices permettant d’évaluer les distances et de localiser les objets comme dans la vision réelle, les repères de cette dernière étant simplement systématiquement et complètement marqués.
37Ajoutons une dernière remarque. On a souvent dit que le rendu strict de la perspective impliquait un point de vue impérativement déterminé pour contempler un tableau, ce qui n’est pas niable, du moins dans certaines limites. On ajoute que ce rendu strict a ceci d’antinaturel qu’il obligerait en toute rigueur à regarder le tableau d’un seul œil, en fermant l’autre, comme Brunelleschi à travers sa planchette de bois peinte. J’en suis beaucoup moins sûr. Car depuis Ptolémée les spécialistes de l’optique avaient expérimentalement démontré que les deux cônes visuels fusionnent en un cône visuel unique, dont l’axe est situé entre les deux yeux et est perpendiculaire au plan frontal ; ils s’étaient même employés à énoncer les lois de ce fusionnement, et Ibn al-Haytham avait de son côté repris et développé la question. Il faudrait donc vérifier si les auteurs du XVe siècle, qui n’ignoraient pas ce point d’optique, ont effectivement demandé à leurs lecteurs de s’obliger à des contorsions oculaires pour regarder le nouvel art réaliste. Personnellement, j’en doute. En tout cas, je n’ai rien trouvé de tel chez Alberti.
38Pour conclure d’un mot cette étude, on dira que dans l’optique antique du rayon visuel, le regard devrait venir buter sur la surface du tableau comme sur un volet clos, alors qu’une optique du rayon lumineux autorise à concevoir le tableau comme l’équivalent d’une fenêtre ouverte sur des lointains dont les signes lumineux et colorés parviennent jusqu’à l’œil. Là est tout le changement apporté par l’œuvre d’Ibn al-Haytham, car à mesure de sa diffusion, et même parmi les tenants de l’émission, on abandonna l’idée que la sensation visuelle a pour lieu la surface des choses atteintes par le regard.
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Alberti, Leon Battista, De la peinture. De pictura, trad. J.-L. Schefer, Paris : Macula Dédale, 1992.
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Notes de bas de page
1 Une version de ce texte, présenté initialement au colloque Optique et peinture de 1998, a été publiée dans la Revue d’Histoire des Sciences, 2001, no 54/3, p. 325-350.
2 Alberti De la peinture. De Pictura. Paris, Macula-Dédale, 1992, livre I, p. 82. Le passage ne figure même plus un an plus tard dans la version italienne de l’œuvre, Della Pittura, édition critique par Luigi Malle, Florence, Sansone, 1950, p. 58.
3 Ibn al-Haytham. Kitab al-Manazir, A.I. Sabra éditeur ; Koweit, 1983. Sabra a donné en deux volumes une traduction anglaise et un commentaire des trois premiers livres : Ibn al-Haytham Optics, The Warburg Institute, Londres, 1989. C'est à cette traduction que renvoient nos citations.
Le traité d’Ibn al-Haytham fut traduit en latin, à l’exception des quatre premiers chapitres, peut-être par Gérard de Crémone, et circula sous forme manuscrite sous le titre De Perspectiva, ou bien encore de De Aspectibus. Cette traduction fut éditée sous forme imprimée à la demande de Pierre La Ramée par Risner, conjointement avec le traité de Vitellion, sous le titre général Opticae Thésaurus à Bâle en 1572 (édition reprise par D.-C. Lindberg, Johnson Reprint Corporation, New-York-Londres, 1972).
4 Graziella Federici Vescovini. « La dottrina ottico-gnoseologica di Alhazen », Studi sulla prospettiva medievale, Giappichelli, Turin, 1965, p. 132.
5 Euclide. Euclidis opera omnia, Leipzig, Teubner, t. 7, 1895.
6 L'Optique de Claude Ptolémée dans la version latine d’après l’arabe de l’émir Eugène de Sicile, édition critique et exégétique avec traduction française par A. Lejeune, Brill, Leyde, 1989.
7 Euclide démontre expressément que les deux mesures ne reviennent pas au même dans la prop. 8 de son Optique.
8 D’après W. R. Knorr, la prop. 35 serait tardive et due à Pappus (« Pseudo-Euclidean Reflections in Ancient Optics », Physis, vol. XXXI, fasc. 1, p. 34, note 55). Authentique ou pas, elle ne dément pas notre caractérisation d'ensemble.
9 Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Le regard, l'être et l'apparence dans l’optique de l’antiquité, Paris, Seuil, 1988, p. 69-72.
10 Platon. Timée, 45 b-d et 67 a-68 c.
11 Sur la nature et la spécificité du rayon visuel, et l’optique qui lui correspond, cf. G. Simon, ibid., chap. 1.
12 Il est vrai dans une mauvaise traduction latine d’une traduction arabe tronquée (sans le livre I et la fin du livre V), et de plus perdue comme l’original grec.
13 Ptolémée, Optique, livre II, § 26, p. 25.
14 Ibid., II, § 66-67, p. 47.
15 Ibid., II, § 66-67, p. 47.
16 Ibid., livre II, § 28-49 p. 27-36 et livre III, § 25-62, p. 102-118.
17 Ibid., II, § 126, p. 75.
18 Ibid., II, § 126, p. 75.
19 Ibid., II, § 127, p. 76.
20 Euclide, Optique, prop. 5 : « Des grandeurs égales inégalement distantes paraissent inégales, et la plus proche de l’œil paraît toujours la plus grande ».
21 E. Panofsky, La perspective comme forme, symbolique., Paris, Minuit, 1975, p. 75.
22 Pour la représentation du cercle, la question a été étudiée par W.R. Knorr dans « When circles don’t look like circles : an optical theorem in Euclid and Pappus », Archive for History of Exact Sciences, XLII, 1992, p. 287-329.
23 Voir G. Simon, « l'Optique d’Ibn al-Haytham et la tradition ptoléméenne », Arabic Sciences and Philosophy, vol. 2, 1992, p. 203-235. Je dois à A.I. Sabra de pouvoir rectifier une erreur dans ce dernier article. Il m’a fait remarquer que la figure par laquelle j’y représente la seconde théorie d’Ibn al-Haytham est fausse, car incompatible avec sa conception de la réfraction. La manière dont au livre VII Ibn al-Haytham conçoit la contribution des rayons réfractés à la formation d’une quasi-image dans le cristallin n’est pas claire. Mais il reste qu’à chaque point de l’objet répond une donnée sensorielle ponctuelle dans le prolongement de la perpendiculaire abaissée de ce point sur la surface du cristallin. Sa seconde théorie apporte un complément expérimental à la première, mais elle en est une variante, dans la mesure où comme elle, pour dessiner la quasi-image, elle prend en fin de compte pour base les contours définis sur le cristallin par le vieux cône visuel de l'antiquité, qui bien entendu a cessé d’être efférent et est devenu afférent.
24 Quasi-image, car la reproduction ponctuelle de la silhouette de l’objet se forme à l’intérieur du cristallin et non exactement à sa surface, et qu’elle est de nature psychique et non optique, comme le serait une image vue dans un miroir. On peut même se demander si elle est par elle-même visible, comme le sera plus tard chez Kepler l’image rétinienne.
25 Ibn al-Haytham, Optics, livre II, chap. 3, § 71, p. 149.
26 Ibid., § 73, p. 150.
27 Ibid., § 76-93, p. 151-157. Voir aussi § 154, p. 181.
28 Ibid., § 161-162, p. 185-186.
29 Ibid., § 38, p. 136.
30 Ibid., livre II, chap 4, § 20-21, p. 216. Toute la fin du chapitre est consacrée à la saisie des signes grâce auxquels on reconnaît visuellement les objets familiers.
31 Ibid., livre II, chap. 3, § 8-12, p. 127.
32 Ibid., § 27, p. 131.
33 Ibid. § 30, p. 132.
34 Ibid., § 44, p. 138.
35 Ibid., § 67, p. 149 : « La vue ne perçoit pas la distance – entendons la distance de l’œil à l’objet visible – par pure sensation ».
36 Ibid., p. 168-170.
37 Ibid., p. 196-197.
38 Ibid., livre III, chap. 7, p. 296-298.
39 Ibid., § 85, p. 310.
40 Graziella Federici Vescovini. « La fortune de l’optique d’lbn al-Haytham, le livre De Aspectibus (Kitab al Manazir) dans le moyen âge latin ». Communication à un colloque sur l’histoire de l’optique, Dibner Institute, Boston, 1989.
41 De la peinture-De pictura, p. 80. La traduction de Jean Louis Schefer (les Anciens) nous parait ici inexacte. Et nous ne pensons pas qu’Alberti fasse allusion à une tradition « démocritéenne » comme le pense Luigi Malle à la suite de Janitschek (Della Pittura, p. 58, note 1), pour la bonne raison que les simulacres ou leur équivalent ne se sont jamais prêtés à une interprétation géométrique, en termes de rayons ou autrement.
42 Alberti, ibid., II, § 46, p. 193.
43 Vita di Filippo Brunelleschi, Milan, 1976, p. 58-59. Voir Hubert Damisch. L’origine de la perspective, Paris Flammarion, 1987, p. 113-154.
44 Alberti, De la peinture-De Pictura, I, § 19, p. 115.
45 Ibid., II, § 31, p. 147.
46 Panofsky, ibid., p. 147-148.
Auteur
Professeur de philosophie émérite à l’Université de Lille-III, membre de l’U.M.R. « Savoirs et textes ». Outre de nombreux articles sur l’histoire de l’optique, de l’astronomie et de la philosophie, il a notamment publié : Kepler astronome astrologue, Paris : Gallimard, 1979 ; Le regard, l’être et l’apparence dans l’optique de l’Antiquité, Paris : Le Seuil, 1988 ; Sciences et savoirs aux XVIe et XVIIe siècles, Lille : Septentrion, 1996.
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