Présentation. Peinture et Musique. Penser la vision, Penser l'audition
p. 9-14
Texte intégral
1Si la peinture n’est pas un objet visible parmi d’autres, si la musique n’est pas un objet sonore quelconque, c’est, entre autres, parce que le regard et l’écoute, loin d’être affectés extérieurement par l’une et l’autre, les forment en même temps qu’ils sont formés et réformés par elles. C’est cette féconde circularité, qui récuse la logique figée du spectaculaire, que se propose d’explorer le présent recueil. Il rassemble une réflexion issue de deux rencontres qui ont eu lieu à l’Université de Lille-III en 1998 et 2000.
2En reprenant le titre d’un ouvrage de Helmholtz Optique et peinture1, la première rencontre suggérait d’abord qu’un moment épistémologique – en l’occurrence le passage de l’optique physique à la perception - est précieux pour aborder les problèmes de la peinture. Du reste, Helmholtz envisageait déjà la tâche représentative du peintre comme une recherche de solutions à des problèmes qui, excédant la stricte dimension technique, manifestent une théorie de la vision. C’est ce dont sont convaincus aujourd’hui les lecteurs et commentateurs de l’optique ancienne et classique, et ceux des grands théoriciens de la peinture. Leurs investigations les conduisent bien au-delà du champ un peu étroit que Helmholtz avait parcouru, vers la reformulation de questions à la fois historiques et esthétiques.
3La question du rayon visuel antique et du rayon lumineux moderne n’est pas simplement déchiffrable en termes d’inversion d’un signe, en soi indifférente à la géométrisation de la vision2. La fonction sensorielle du rayon visuel le rapprochait du toucher notamment pour l’évaluation immanente et directe de la distance. Cela fait comprendre les fortes raisons qui poussaient les Anciens à penser la peinture sous le signe de l’illusion. Mais ceux-ci, en outre, ne semblent pas avoir établi, pour la peinture, un système perspectif géométrique pourtant possible à partir de leur optique. Il se peut que cette pratique non systématique ait été imposée par un obstacle épistémologique lié à la théorie de la saisie des distances : si le tableau ou la fresque sont d’abord à penser sous l’espèce de l’erreur, le problème n’est pas tant d’y retrouver une représentation cohérente de l’espace que de comprendre pourquoi on ne le voit pas tel qu’il est, c’est-à-dire comme une surface sur laquelle vient buter le rayon visuel. D’où le recours du peintre à une multiplicité de procédés concurrents destinés à produire l’erreur : la peinture est un leurre, un piège.
4La théorie du rayon lumineux n’est donc pas un simple renversement ; elle transforme complètement la pensée de la peinture en faisant de la lumière un agent de la sensation. On ne va plus « palper » la chose, mais on juge qu’elle est loin et la distance s’apprécie alors indirectement, par un jeu d’indices qui vont pouvoir s’ordonner en système de rendu de la lumière et de représentation perspective non pas comme des leurres, mais comme des « imitations » de phénomènes naturels.
5Ainsi il y aurait, au sein même de la pensée de la vision, de quoi faire voir et de quoi aveugler, et la question est celle du lieu même du voir, du lieu de ce qui prétend à la vision, de ce qui n’est pas vu, de ce qui aurait dû l’être. De sorte que la pensée du processus perceptif conduit naturellement vers un moment esthétique. Le problème déborde alors la stricte positivité scientifique et débouche sur une thématisation philosophique classique, celle de l’illusion, celle de l’erreur, celle de la représentation.
6La rencontre entre philosophes, épistémologues et historiens de l’art souligne la réciprocité d’éclairage entre la pensée de la vision et la pensée de la peinture. Penser la vision, c’est ipso facto se faire une idée de la peinture ; prendre connaissance d’une théorie de la vision, c’est mieux comprendre la peinture qui l’accompagne et qui l’interroge. La peinture, ou plutôt les peintures ne s’offrent pas naïvement à un œil qui leur préexisterait : elles forment leur regard et le constituent en se démarquant du statut d’un objet que l’on exhibe pour construire celui d’un objet de pensée. Qu’est-ce qui est donné à voir, à quel regard et selon quelle poétique ? Et peut-on même dire que la peinture montre quelque chose, comme je montre un objet du doigt dans un geste silencieux ? Est-ce que le terme d’image, aujourd’hui employé pour encourager l’atrophie de la pensée et célébrer l’aphasie, n’est pas tout simplement un contresens s’agissant de la peinture ?
7Dès l’âge classique, le naturalisme optique, qui assigne à la peinture une tâche d’imitation par le moyen de la perspective, n’implique nullement l’adhésion pure et simple à une théorie non critique de la ressemblance, mais transforme plutôt la notion naïve de ressemblance en concept problématique3. C’est ce que montre notamment « la querelle française de la perspective » au XVIIe siècle, où il apparaît que les théoriciens classiques étaient parfaitement conscients – tout autant que les conventionnalistes d’aujourd’hui- de l’artificialité des conditions de la représentation picturale. Plus que de ressemblance ou d’illusion, il faudra parler alors de dualité de perception (la peinture propose tout autant de voir le tableau que les choses qu’il « représente ») et surtout de vraisemblance, celle-ci impliquant jusqu’à la fiction du spectateur lui-même, dont le regard atteint une sorte d’ubiquité.
8Si les théoriciens de la vision, en déployant leur propos, sont conduits vers les questions que se posent par ailleurs et par d’autres voies esthéticiens, historiens de l’art et iconographes, c’est que ceux-ci, à leur tour, sont susceptibles de les éclairer. De l’iconographie analytique à la redécouverte du savant peintre, nous sommes conviés, non pas à contempler passivement « une peinture muette sur un panneau », mais à « entrer dans la pensée du peintre », laquelle est toujours, lorsqu’il s’agit d’un grand peintre, une pensée polémique qui s’affronte à elle-même, qui s’engage elle-même dans l’œuvre qu’elle élabore et qui ce faisant déstabilise la prétendue tranquillité de l’œil.
9Même dans les cas les plus réducteurs, comme par exemple les œuvres classiques ou néo-classiques représentant des scènes de théâtre, d’opéra ou de roman, la peinture va toujours au-delà de la fonction d’exhibition ou d’illustration à laquelle on pourrait en l’occurrence la croire bornée4. En recomposant la temporalité d’une scène ou même de plusieurs actes dans l’espace du tableau, elle met en place une énigme qui constitue sa spécificité théâtrale, non redondante avec celle du théâtre dont elle se démarque et qu’elle rehausse. En reconstituant même une scène romanesque imaginaire qui ne figure à aucun moment du roman dont le tableau se présente comme illustration, elle invite à réfléchir sur l’acte même du lecteur qui reconnaît la scène que l’auteur du texte n’a pourtant pas écrite. Ce n’est donc pas à un texte extérieur que le peintre ici se réfère, mais à la production d’une réflexion qui engage le lecteur et le transporte, du lieu de sa lecture, au point d’origine d’une peinture possible, véritablement chose mentale.
10L’analyse des procédés d’autoréférence en peinture5 révèle que la pensée de la vision n’occupe pas seulement le peintre pensant, de l’extérieur de son œuvre, mais aussi le peintre pensif, impliqué dans son œuvre – qu’il s’y peigne lui-même, qu’il fasse de l’œuvre une référence à ses conditions de production ou qu’il en fasse l’exemple du sujet qu’elle traite. Par cette brèche incrustée au cœur de l’immanence picturale s’engouffrent les problèmes logiques de l’autoréférence mais aussi se pose le problème de la possibilité de la vision. Le sujet du tableau étant davantage une pratique qu’un objet, l’œuvre se manifeste comme un lieu d’élucidation réflexive, un savoir de soi qui réfléchit sur la vision, mais qui ne peut le faire que dans le champ immanent de l’expérience esthétique.
11Ce moment esthétique se révèle décisif pour la pensée et initiateur de pensée. C’est en tant qu’elle est une pensée par sa forme même que la peinture nous réapprend à voir : elle éduque, réforme, corrige et décentre la vue, et montre non pas ce qui s’exhibe, mais ce qu’on aurait toujours dû voir et ce sur quoi on aurait toujours dû réfléchir.
12Alors s’imposait tout naturellement un élargissement de la réflexion à la musique, et c’est ce qu’a fait la seconde des deux rencontres intitulée « Peinture et musique, penser la vision, penser l’audition ».
13Il s’agissait d’abord de réfléchir à une comparaison entre vision et audition. Cette mise en parallèle trouve son point d’articulation dans une comparaison entre la perspective et la tonalité à l’âge classique6. D’abord appuyée tantôt sur une spéculation numérique, tantôt sur une analogie esthétique, la comparaison prend toute sa dimension (sans en exclure les paradoxes) lorsqu’elle engage une théorie de la perception. Que de chemin il a fallu parcourir pour penser vision et audition non plus sur le modèle d’une émanation, mais comme des jugements formés sur les mouvements des organes des sens ! Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que la théorie classique du « jugement naturel » s’applique au domaine de la sensation auditive. Il apparaît alors que si perspective et harmonie sont analogues, c’est en vertu d’une forme d’absence : de même que la boussole de l’œil est invisible, la boussole de l’oreille est inaudible. Cet inaudible de l’harmonie classique est au fondement de toute audition, toujours présent mais sous-entendu, de sorte que c’est en vertu de ce que l’on n’entend pas que l’on peut entendre. Ce rapport à la non-présence redonne sens à l’analogie esthétique entre vision et audition, et permet de dépasser l’antinomie entre nature et artifice : en révélant respectivement la profondeur dans le tableau et la tonalité dans la pièce de musique, l’ombre et la dissonance font valoir la structuration de l’expérience visuelle et de l’expérience musicale.
14Penser l’audition, c’était aussi évidemment soulever la question des rapports entre la théorie de l’oreille et celle de l’audition musicale, celle de l’écoute et de l’émission.
15L’étude de la synthèse électroacoustique montre qu’il existe comme une « intelligence de l’ouïe »7 pré-cérébrale en vertu de laquelle l’oreille par elle-même évalue les sons et les compare. Dans cette organisation, il semble que le timbre occupe une place décisive. Une incursion classificatoire dans l’organologie permet de mettre en rapport la synthèse électroacoustique et l’instrumentation traditionnelle, en soulignant l’activité spontanée de l’oreille. Plus délicate est la question de l’orchestration, du fait qu’elle a longtemps été surdéterminée par celle de la coloration, elle-même liée à l’esthétique romantique. Mais la musique contemporaine, en ramenant le timbre au premier plan, permet de la comprendre selon les mêmes catégories. Dans un cas comme dans l’autre, il y a production de ce qu’on pourrait appeler des « instruments perceptifs », et l’oreille apparaît comme un décodeur intelligent.
16Si l’on considère les choses du point de vue des dispositifs de pensée, la question de l’écoute musicale ne soulève-t-elle pas aussi celle de la surdité, comme celle de la vision picturale supposait celle de la cécité ?
17Ne pas entendre pose la question du silence et celle corrélative du cri et de leur statut, ou plutôt révèle celui de la musique, en particulier de la musique d’opéra, comme compromis8. Nous aurions pu croire que la musique est faite pour être tranquillement entendue, mais nous découvrons qu’en se faisant entendre, elle nous rend heureusement sourds à ce que sans elle nous n’entendrions que trop, ou du moins qu’elle s’efforce de nous rendre supportable cet excès qui serait sans elle insoutenable parce que trop désiré. Le rapport de la musique à l’objet pulsionnel et fondamental qu’est la voix infléchit psychiquement le schéma objectif de l’harmonie classique. Ce que l’on entend dérive bien de ce que l’on n’entend pas (ou plutôt de ce que l’on n’entend plus), mais c’est plutôt ici pour le masquer, car s’en prévaloir risquerait de libérer des forces incontrôlables.
18Le thème de la surdité musicale soulève la question de l’obstacle que peut élever contre l’audition une pensée ou une absence de pensée, ou même – c’est un comble et en même temps une critique de la mélomanie – la présence assourdissante d’une musique qui invite à ne rien entendre : l’écoute suppose que l’oreille soit formée à une disposition et qu’elle devienne un organe intellectuel et dialectique9. Aux antipodes d’une écoute experte ouverte à l’altérité, sensible à la forme totale de l’œuvre et à son mouvement intérieur, l’écoute obtuse et sourde est dictée par l’omniprésence d’une standardisation musicale qui normalise les attitudes et ferme les oreilles à tout événement musical, à toute effectuation véritable. Il apparaît alors, notamment à la lecture d’Adorno, que c’est la musique elle-même, selon sa structure, qui forme l’écoute : on a toujours l’auditeur qu’on mérite.
19Enfin, mettre ainsi deux grands domaines esthétiques en face à face et en relation, c’était nécessairement rencontrer le problème de leur distinction, celui de leur complémentarité et même celui de leur fusion.
20Le thème de la correspondance entre musique et peinture amenait à la question de la confrontation du son et de la couleur10. Très nombreuses furent les tentatives et expériences synesthésiques, polysensorielles et même synoptiques, sans parler des instruments musicaux et visuels depuis le clavecin du père Castel jusqu’au studio des « prométhéens de Long Island ». Une revue systématique et critique s’imposait, de Scriabine à Messiaen et au mouvement spectral, en passant par Kandinsky, Schoenberg, Hauer, Itten, Delaunay et les artistes musicalistes des années 30 : tout au long du XXe siècle, musiciens et peintres se relaient, qu’ils s’autorisent d’une forme d’illuminisme, d’une démarche métaphorique ou fondée sur une expérience psychologique, ou encore d’une réflexion sur la vibration et les intervalles.
21La concordance des arts pouvait aussi s’articuler en termes d’extériorité réciproque, et poser le problème de l’identité de chacun à lui-même, y compris lorsqu’il se règle sur son autre11. Puisqu’un tableau se constitue contre l’imaginaire de la vue, par une sorte de déflation qui, de chose à voir, le transforme en dispositif à faire voir, puisque la littérature se constitue contre l’imaginaire de la langue quotidienne, pourquoi la musique serait-elle exemptée de ce mouvement soustractif ; ne pourrait-elle aussi se mettre hors d’elle en s’exilant de ses propriétés immédiates ? Si la vision et l’audition, dans la pratique esthétique, excèdent et même souvent démentent la vue et l’ouïe dont elles s’acharnent parfois à dénoncer la pente naturelle, alors il faut reposer la question des beaux-arts dans leurs rapports, dans leur féconde extériorité et pas seulement dans la considération de leur intime pureté.
22La littérature, la poésie, loin d’être ici des intruses, imposaient une présence d’autant plus éclairante qu’elles se soucient constamment de transposer vision et audition au plan du lisible12. Capter la sensation pour la restituer par l’écriture : ce mouvement mallarméen résume le geste esthétique et trouve dans l’écriture, dans le pur jeu de la lettre, ce par quoi la sensation pourra être à la fois pensée, sentie, vue et entendue. Il réalise véritablement le principe d’immanence dont tout art s’autorise : c’est précisément parce qu’il n’y a rien derrière ce monde que ce monde peut et doit être poétiquement habité. Mais il ne s’agit nullement d’une réduction : le poème n’est pas une imitation représentative, mais une imitation qui remonte à l’original d’une épreuve, une imitation de constitution et d’émanation. Ramenant l’art à la grandeur minimaliste et matérialiste qui hante tout projet esthétique, la poésie se révèle comme lieu synesthésique, non pas au sens d’une correspondance des arts, mais à celui d’un point focal qui les convoque et les suspend tous à la fois.
Notes de bas de page
1 Composé à partir de conférences données entre 1871 et 1873. Édition française présentée par R. Casari, Paris : ENSBA, 1994.
2 Première partie, section 1, chapitre premier / Gérard Simon.
3 Première partie, section 1, chapitre II / Philippe Hamou.
4 Première partie, section 2, chapitre III / Catherine Kintzler.
5 Première partie, section 2 chapitre IV / Christophe Genin.
6 Deuxième partie, section 1, chapitre V / André Charrak.
7 Deuxième partie, section 1, chapitre VI / Ricardo Mandoline
8 Deuxième partie, 2, chapitre VII / Michel Poizat.
9 Deuxième partie, section 2, chapitre VIII / Anne Boissiere.
10 Troisième partie, chapitre IX / Jean-Yves Bosseur.
11 Troisième partie, chapitre X / Catherine Kintzler.
12 Troisième partie, chapitre XI / Pierre-Henry Frangne.
Auteur
Professeur de philosophie à l’Université de Lille-III, membre du Centre Eric Weil. Outre de nombreux articles et contributions à des ouvrages collectifs d’esthétique et de philosophie politique, elle a publié notamment : Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, 2e édition, Paris : Minerve, 1988 ; Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, 2e édition, Paris : Folio-Essais, 1987 ; Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 1991 ; La République en questions, Paris : Minerve, 1996 ; La France classique et l’opéra, (livret avec deux CD audio), Arles : Harmonia Mundi, 1998. Elle a également édité des textes classiques (notamment Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Paris : GF 1993) et coordonné un ouvrage collectif sur la danse à l’âge classique.
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