Conclusion
p. 185-193
Texte intégral
1Convoquer les interprétations contradictoires creuse une exigence de vérité qui justifie l’intervention du psychanalyste en matière d’art. Tel est le dispositif justificatif de l’essai sur le Moïse de Michel-Ange de Freud. Ironie de l’amateur modeste qui ne convoque les “connaisseurs” que pour exhiber une prolifération vaine, position agressive puisque ce babil il semble qu’il faille y mettre fin.
2La vérité n’advint pas cependant et le paradoxe de l’ambition de ce “vrai” connaisseur, connaisseur vrai de l’art, est de relancer les discours interprétatifs bien plus que d’y mettre terme. Un désir existe qui ne se satisfait pas de savoir qu’Hamlet est Oedipe, que la Joconde c’est encore Oedipe... Comme si la critique, tout en prenant acte de ces “vérités”, ne se souciait pas de mettre un terme à des jeux et à des plaisirs ; peut-être aussi y-a-t-il des besoins, qui ne relèvent pas de la vérité. Non que la critique s’avoue pour jeux et plaisirs, elle ne cesse au contraire de se dire précisément vérité, voire avénement de la vérité contre la foule préalable des gloses vaines, Freud ne fait à cet égard que s’inscrire dans le jeu même de la critique. La partie ne se joue que comme abolition du jeu, le plaisir en conséquence ne s’avoue que sous le mode de l’accès oedipien à la vérité, le texte critique ne cesse de produire ses plaisirs à rebours de cette “mathésis du langage qui ne veut pas être confondue avec la science”, de ce texte qui “défait la nomination et c’est cette défection qui l’approche de la jouissance”. Au sens de Barthes, la critique est une défense de la culture contre la jouissance qu’il s’agisse du texte ou de la peinture.
3Cependant, à faire comme l’a fait Freud pour le Moïse, c’est-à-dire à convoquer l’amas des gloses, on perçoit assez que la nomination ne va pas chaque fois sans une singulière violence. La vérité n’existe jamais que comme paradoxe, vérité certes mais aussi inattendue qu’attendue, orientée par le désir d’une identification qui assujettisse avec quelque sécurité l’objet et mon regard mais aussi bien perceptible comme répétition, emprunt, plagiat, citation, collage, bricolage. La critique est toujours lisible à rebours de ce qu’elle propose, dans sa propre jouissance, là où se perd le nom qui assigné à l’objet visé permettait aussi d’assigner le critique, de le nommer, de le classer aussi. Le désir d’une “histoire” de la critique devrait prudemment prendre la critique pour ce qu’elle n’est pas et qu’elle dit être, un avénement de vérité, un événement, car à y regarder de plus près, en dessous du nom, il n’apparaît plus que mobilités et violences, débat incertain des écritures avec tout ce qui défait et fait la “vérité”. La critique n’advient pas sous le mode d’une marche à la vérité mais sous celui d’une partie qui se joue et dont la particularité se constitue avec et contre des cartes déjà connues et mille fois jouées. En cela et globalement, la critique participe aussi de l’art et du texte dont elle dénie la jouissance qui est aussi sienne.
4La fin du XIXe siècle, l’essai de Freud en témoigne, est un moment que le désir de périodisation peut identifier par le foisonnement du texte critique d’amateur, mais ce foisonnement même est fortement caractérisé par le développement pléthorique du texte concernant Léonard de Vinci, tout particulièrement en France. Le cas “Vinci” tend à se constituer alors comme celui où la “vérité” de la critique se montre et/ou se localise, on “joue” à la Joconde, ne serait-ce, comme le fait Péladan, que pour le déplorer. Au temps où les revues les plus sérieusement érudites – la Gazette des Beaux-arts – accueillent délibérément l’incompétence des amateurs s’ils se nomment Montesquiou, Proust ou Gustave Kahn, le jeu de la critique est en fait singulièrement ambigu : connu comme jeu de vérité et, prisé comme tel, destiné à longer le discours des spécialistes.
5Autrement dit, l’affolement du discours critique, mesurable quasi quantitativement, est corrélatif du discours de connaissance et plus précisément du développement de la saisie de l’art et de la littérature par des appareils discursifs qui se donnent comme distincts de la critique et relevant d’un mode de scientificité spécialement important qui est celui de l’histoire. La “vanité” de la critique est, de fait, corrélative de l’insistance de discours “objectifs” introduisant les objets esthétiques dans le champ de la science.
6En un sens, la place de l’amateur préserve la contradictoire nécessaire au discours “vrai” de la nouvelle science historique de l’art, elle préserve les prérogatives de l’âme, elle énonce qu’en dernier ressort l’objet d’art diffère. La critique n’a pas pour visée à proprement parler le vrai mais la valeur, elle doit donc franger la connaissance positive de croyance. En marge des faits, parfois avec eux mais aussi contre eux, on pense aux récusations explicites d’un Pater ou d’un Péladan, le déploiement du texte critique conditionne la production de la croyance dans la valeur de l’art en un moment où la prépondérance des modèles positifs de connaissance menace la croyance, la dénonce, la traque dans le champ religieux, en un moment aussi où se constitue une approche scientifique des phénomènes de production des valeurs économiques. Vinci l’expérimentateur sceptique est un enjeu considérable puisqu’il fait précisément coexister art et connaissance, seul peut-on dire il propose dans l’héritage, et mieux dans ce centre sacré de l’héritage pictural qu’est l’Italie, une telle précieuse et dangeureuse coexistence.
7La science fonde sa vérité dans la fiction d’un dialogue entre son discours hypothétique et la réponse de l’objet, le discours scientifique se donne pour vrai dans la mesure où l’objet lui-même est sommé d’y souscrire, sommé par l’expérience de se dire conforme à la proposition initiale. Le plaisir propre de l’objet esthétique est qu’il n’y a jamais de vérification, jamais d’expérience qui atteste d’une quelconque vérité, la critique ne peut se targuer d’une réponse du tableau, elle est donc indéfiniment “vraie”. Ceci plus encore en matière de peinture qu’en matière de texte, muette la peinture est susceptible de tout dire ou presque, la Joconde le montre à satiété. Contre ce défaut de vérité, l’esthétique classique réagissait en plaçant la représentation picturale sous la tutelle du texte. Les genres se diversifiaient et se hiérarchisaient en fonction de leur relation à des textes eux-mêmes hiérarchisés, les “grands genres” s’identifiaient de leur relation illustrative aux “grands textes”, c’est-à-dire qu’ils n’avaient de dignité que de leur relation positive à des textes tenus pour vrais, fût-ce sous le mode de l’allégorie. Or cette relation “classique” s’exténue au cours du XIXe siècle, “les grands genres” se maintiennent sous le mode nostalgique. Les toiles produites, et spécialement par la novation réaliste et impressionniste, renforcent leur mutisme effectif de la disparition de la relation sécurisante à des textes ayant autorité. Le babil de la critique est à cet égard compensatoire quand on constate qu’il affiche sa fonction dénégatrice en “faisant parler” les œuvres, la critique invite d’autant plus l’œil à écouter ce qu’énoncent les figures que le texte n’est plus lisible, corrélativement on écoute les leçons des Maîtres morts. Léonard offrait en cela un dispositif spécialement attractif dans la mesure même où sa peinture pouvait être perçue comme l’une des moins évidemment illustratives du corpus italien, la Cène mise à part. Sur une situation préalable incontestablement favorable — l’appartenance à la Renaissance italienne est “objective” — le texte critique peut se risquer à tenter de maintenir la croyance en la valeur en manifestant comme toujours possible la restitution d’un texte, ce qui est d’ailleurs développer la croyance en la valeur de la critique elle-même de ce qu’elle réalise brillamment cette opération restitutive.
8On constate cependant et tout spécialement à propos de Léonard que cette opération de retour au texte tend à s’opérer sous le mode du paradoxe. La critique tend à dire que le tableau est muet non plus en faisant s’exprimer les figures mais en énonçant prolixement qu’elles sont énigmatiques. Contradictoirement le bavardage critique enregistre la relative déliaison de la peinture et du texte en abondant dans la réthorique de l’indicible, de l’ineffable, de l’indéchiffrable. Alors qu’avec la relation de la peinture au texte tend à s’effondrer la possibilité d’une mesure de la vérité — on put reprocher à Poussin de n’avoir pas représenté le nombre de chameaux mentionnés par un épisode biblique qu’il avait “illustré” —, alors que le modèle de la connaissance scientifique expérimentale devient le modèle d’accès à la “vérité”, la valeur tente de s’assurer dans l’ineffable, d’y réinvestir le vrai. Le texte critique y trouve son compte puisqu’il lui est plus que jamais impartit de voiler le manque à la vérité et/ou au texte qui constitue la peinture. La critique se dépense à tisser de beaux voiles, à proclamer que l’énigme de la peinture existe alors qu’on se risque à soupçonner que précisément son énigme est de n’en avoir pas, du moins s’il appartient bien à l’énigme d’être, de n’être qu’une parole cachée. Le texte déploie à satiété ses prestiges afin de garantir le fétiche, brodant et rebrodant l’arabesque fictive de ses descriptions interprétatives, assignant au regard les bons et vrais itinéraires menant à la parole. On le voit, un personnage s’invente ou se retrouve en ces jeux, la peinture retrouve un texte mais mauvais : celui de la Femme, le texte revient mais à côté de la Vérité.
9L’extension dominatrice de la science comme modèle de la vérité stimule le glissement défensif de l’art vers l’intériorité. Ce faisant, la caducité du modèle académiste s’accroît. Les belles déesses grecques, les beaux corps nus marmoréens qui satisfont au désir académiste que vient d’analyser Michel Thévoz à propos de la peinture de Gleyre perdent leur pouvoir. Les formes sont désormais incapables d’entretenir le procès dénégateur de l’académisme, on serait tenté de dire de la culture même en son régime français, figuration de la chair comme marbre, du marbre comme chair c’est-à-dire procès mélancolique par lequel la valeur est présentée vivante comme “objet perdu”. L’académisme est un répertoire usé à la fois du fait de son ressassement et d’un glissement d’ensemble des représentations idéologiques vers l’infigurable. Paradoxalement l’idéalisme académiste se trouve pris à revers comme un matérialisme, le marbre se fait pierre et la déesse n’est plus que faute de mystère. L’académisme dit platement la mort.
10L’hypervalorisation de Léonard de Vinci constitue une relance de l’héritage, un réinvestissement de la dénégation académiste sur un corpus voisin mais suffisamment différent, différent mais pas étranger. Relativement disponible dans la mesure où l’académisme ne s’y réfère guère, le vincisme restitue ce qu’il faut de vie aux figures tout en signifiant cette vie non plus par la fonction séparative de la ligne mais par l’étrangeté et l’incertitude du clair-obscur.
11La beauté ne fut plus marmoréenne mais comme Verlaine l’énonça “plus vague et plus soluble en l’air”, précis et imprécis, Nuance. L’impair pictural se marqua dans le corpus référentiel des valeurs vivantes et perdues par la célébration de l’inventeur du “sfumato”. Le passage, la transition disent désormais contre l’arrêt de la ligne académiste la relation maintenue à la forme et/ou au texte mais une relation désormais orientée vers l’intime. Aux beaux marbres fessus on préfère désormais l’illusion de l’âme, le vincisme est une manifestation de l’insistance du “spirituel dans l’art”. Ce n’est pas pour rien que Taine comme Pater, Hégel aidant, opposent aux belles déesses les complexités “vivantes” des figures vinciennes. Jean-Joseph Goux a observé le décalage chronologique qui se constitue entre l’esthétique hégélienne et la peinture abstraite en ce qu’elle peut se constituer comme satisfaisant précisément à cette esthétique. Le vincisme s’inscrit dans l’écart, non comme transition mais comme dispositif dont fut expérimenté un moment la pertinence dans un procès dont Goux montre la complexité et l’étendue de réaménagement des représentations. La prolifération même de la critique semble “dire” cette perte de la sécurité de la forme et cette entrée dans le régime du fond... Quant à la peinture, le désir des continuités peut s’employer à réduire les béances, Pierre Louis Mathieu ne vient-il pas d’attirer l’attention sur le travail de Gustave Moreau dans sa relation hypothétique inattendue avec Kandinsky (cf. l’article de Connaissance des Arts de décembre 1980). Tatouant de folles arabesques décoratives le corps marmoréen de ses figures, déployant des récits mythologiques sur la citation de vapeurs rocheuses très vinciennes, Moreau s’adonne encore à de grands essais qui ne représentent rien d’identifiable et traite ces toiles non comme exercices d’étude mais comme “tableaux”.
12L’œuvre peint de Léonard ne défait pas la figure, loin de là et l’on pourrait hésiter à penser globalement sous l’angle de la perte des formes la Belle Ferronnière et le saint Jean. Ce qui cependant rassemble l’essentiel des peintures vinciennes est une appréhension de ce qu’elles donnent à voir sous le mode de la relation conflictuelle et non d’un rapport simple d’opposition codée et neutralisée. Dialectique indécise d’ombre et de lumière, le clair-obscur est perçu bien moins comme un progrès dans l’artifice illusionniste de la peinture occidentale que comme la récusation de la ligne et avec elle de la sécurité “objective” de la forme, l’objet ne s’impose plus comme une découpe sûre de l’espace, il émerge, son apparition comme forme dans l’espace du tableau n’est que la saisie d’un moment de relation entre l’ombre et la lumière. Je vois moins le saint Jean qu’il n’est donné à voir. Corrélativement, et parfois même lorsque le travail du sfumato n’existe pas, la relation aux figures vinciennes tend à s’inverser et il se constitue dans l’héritage même un corpus pictural où au regard du spectateur se substitue le regard des figures. La fascination est un terme essentiel de la rhétorique vincienne, elle n’est pas un effet de la féminité mauvaise qui trouve ses images chez Vinci, on serait tenté de renverser la proposition en disant que la féminité mauvaise n’est que l’inscription littéraire, commode pour les effets d’amplification, de la perception picturale non plus sous le mode du regard du sujet mais sous celui de son assujettissement. Le renversement de la fonction du tableau dans l’héritage vincien se constitue alors comme l’effet en culture, si l’on peut dire, de ce qui se passe hors culture chez Mallarmé ou Cézanne.
13N’étant plus la relation qui vérifie le dépôt dans et par les lignes d’un texte éminent, l’expérience de la peinture fait basculer la position du sujet qui devient lui-même l’objet du tableau, sa proie. Le sujet est moins édifié par l’expérience esthétique que défait. A cet égard la fonction de la Joconde est sans doute exemplaire. Julia Kristeva analysant la “Maternité selon Giovanni Bellini”, considère au passage les vierges de Léonard fermées sur l’objet par excellence qu’est l’enfant qu’elles contemplent, la Joconde se voit peut-être trop vite assimilée à ce modèle prédominant dans l’iconographie chrétienne mais non chez Vinci. Quoi qu’il en soit, ce que le XIXe siècle finissant expérimente est moins la relation constituée que sa rupture dans le tableau emblématique de l’œuvre avant de devenir représentation de l’Art même. L’objet du regard de la Joconde n’est pas l’enfant, il n’est pas dans la toile mais hors d’elle, le peintre et/ou le spectateur. L’enfant n’est que restitué contre le visible dans les textes qui supposent la Joconde enceinte ou stérile, voire vampire, en soupçonnant corrélativement le peintre de ne pouvoir assumer la position que le discours de la “création” lui assigne. Vinci est incapable d’aimer, un cœur sec ou un homosexuel, la scène amoureuse que le texte banal restitue en guise d’exorcisme de l’étrangeté fétichiste du tableau n’est plus ici pertinente si bien qu’on est conduit à poursuivre la nécessaire célébration du Maître sans pour autant rendre active une légende amoureuse qui garantirait cette maîtrise et représenterait sous le mode du roman l’opération de production du tableau. Ceci est au point que la recherche d’œuvres suspectes, voire récusées de façon définitive par les connaisseurs, devient caractéristique du vincisme des amateurs comme une contamination du lieu où se poursuit le culte héroïque du peintre par l’environnement où il se défait : à la fois la modernité qui ruine l’Ecole et l’héritage primitif où règne l’anonymat. Paradoxalement on pourrait dire que ce qui s’instaure est la valorisation de tableaux sans maîtres, subis comme fascinants de ce manque même. L’absence de l’enfant dynamise la représentation, la fait échapper à la rhétorique codée du Beau raphaélite. La peinture erre “cherchant qui dévorer” entre des Madones devenues Joconde “subrepticement masculine” comme l’écrit Kristeva et un Maître féminisé. A cet égard on peut dire que la perversité fait une entrée spectaculaire sur la scène de la culture, marque peut-être dans l’héritage pictural de l’emprise de la sexualité sur le discours du temps, revers en tout cas de l’académisme soudainement exhibé. L’expérience de la réception se dit comme jouissance passive, Pater comme Monsieur de Bougrelon subissent l’action du tableau.
14La féminité mauvaise et ses fantasmes inlassablement ressassés pour le plaisir des maniaques n’est que le réinvestissement du tableau par le texte, le retour en quelque sorte de l’académisme mais au revers des grands genres par l’illustration de la part maudite de l’héritage culturel. L’effet du clair-obscur et de la fascination est cependant celui d’une perte du langage qui implique que ce qui se donne à voir est le dessous de la représentation, ce qui la fonde sans cependant être de soi-même représentatif. Alors que la ligne répartissait des unités distinctes, marmoréennes, qu’elle liait en une syntaxe claire permettant une prédominance de la fonction illustrative et donc du rapport au texte, ce qui se perçoit au cours des dernières décennies du siècle est une accession au texte de l’amateur de l’invisible de l’académisme et/ou de la culture bourgeoise, c’est-à-dire le procès de production, le travail, d’où encore une fois la nécessité d’un déploiement insistant du texte qui convertisse en valeur ce que l’académisme effaçait. Fromentin célèbre la perfection lisse du faire d’un Peter de Hooch et s’effarouche des derniers Franz Hals où tout manque, c’est-à-dire où le corps s’exhibe, corps débile de vieillard laissant sur la toile des traces obscènes, tout “langage” perdu, seules des “sensations” restent. Les Régentes selon Fromentin indiquent assez bien le péril et le travail de conversion encore à faire. Contre Manet qu’il ne nomme d’ailleurs pas, Fromentin suscite un réaménagement dérisoire de l’académisme, une bonne modernité qui serait en tout point fidèle à l’héritage, non plus il est vrai l’héritage italien trop extérieur sans doute, mais l’héritage hollandais tout intime. Fromentin saute l’étape vincienne et annonce les années qui en virent le dépassement, années où la Hollande est constituée comme lieu le plus éminent du “spirituel dans l’art” que ce soit chez Vermeer ou chez Rembrandt, années également où le bâclage indécent des Impressionnistes se voit reconnu comme représentation du réel supérieur : la nature vibratoire — donc idéale et anti-matérialiste — du monde. Vinci constitue une sorte de dispositif de retard de la plongée intimiste, il garde une objectivité irrépressible, une monumentalité qui ne peut lui assigner une fonction exemplaire dominante dans un dispositif spiritualiste régressif. Il reste qu’il initie au cœur même de l’héritage italien à la perte du langage comme valeur, marque et fondement de la valeur. Que ce soit chez Pater, Valéry ou Péladan, Vinci dit que ce qui vaut n’est pas de l’ordre du discours, qu’il s’agisse de la jonction androgynale des contraires faisant disparaître toute médiation ou qu’il s’agisse d’une représentation purement relationnelle qui dissipe les objets et les nominations, on perçoit là encore des connexions de l’expérience vincienne avec les transformations épistémologiques enregistrées par J.-J. Goux à propos de la pertinence d’une peinture “abstraite”. Vinci constitue le dernier essai de valorisation d’un domaine de l’héritage académiste avant la valorisation qui saisira précisément le laissé pour compte de la tradition classique, c’est-à-dire ce qui recevra, toutes disparités effacées, le nom de Baroque.
15Au risque d’un mécanisme sommaire, on peut se demander si cette valorisation d’une figure sur la base d’un dispositif “indécis” dans lequel la forme subsiste avec mais non moins contre l’ombre qui la fait et la défait, ne constitue pas le signe visible de l’échec d’une société à présenter ses pratiques sous le mode d’une culture qui soit à la fois moderne et affirmative. Que la bourgeoisie ait pensé la démocratie bourgeoise sous le mode d’un achèvement de l’histoire est vrai à bien des égards, il n’en est pas moins vrai qu’elle n’a cessé de cultiver la nécrophilie comme mode privilégié de représentation culturelle. Vinci, on l’a dit, est d’abord “moderne” mais cette modernité ne signifie guère que maladie, présentation de la mort sous le jour de la beauté. La culture française n’est que mauvaise conscience et impuissance devant les pratiques effectives produisant le pouvoir de la classe dominante. On sent partout l’entrée dans une errance douloureuse, la perte des territoires sûrs et des langages vrais, il faut que la forme marmoréenne ait de plus insistants signes de la mort, il faut que Vinci présente l’académisme dans une survie des figures parmi les ombres et les eaux profondes lui qui était d’abord voué à être l’Ange rayonnant de la Renaissance. Léonard de Vinci représente comme le dernier essai d’un mythe positif devenu déjà un mythe mélancolique. Le vincisme a vécu ainsi un temps d’harmonies vivantes et perdues : avec la Nature, avec la Science, avec la Femme... Ceci jusqu’à ce qu’enfin la problématique soit d’évidence déplacée par les transformations du réel environnant et que le vincisme succombe à son impuissance à interpréter les effets mortels du pouvoir bourgeois. La mode de l’intériorité constitue non seulement un changement de références et de figures mythiques mais un changement du régime culturel interprétant l’héritage. Avec le règne de l’âme, les valeurs les plus “foncières” reviennent mais on peut se demander si désormais la culture n’ayant plus aucun pouvoir réel d’information sur le monde n’entre pas dans un régime où elle n’est garantie que de sa propre boulimie, c’est-à-dire en fait du besoin de rejouer la croyance en l’Art sur des objets de plus en plus différenciés et de plus en plus éphémères.
16Vinci demeure utile en tant que dernière des grandes figures héroïques, dernier avatar des prestiges perdus de l’académisme. Il demeure le Maître et sa Joconde est la Peinture, garanties théoriques et vides de la croyance à tout. Du tombeau s’élève une image vaine.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythologies et mythes individuels
À partir de l'art brut
Anne Boissière, Christophe Boulanger et Savine Faupin (dir.)
2014
Au service d'une biologie de l’art. Tomes I et II
Recherches sur les arts de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est
Jean Naudou, Claudine Picron et Philippe Stern
1978
Les fils d’un entrelacs sans fin
La danse dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker
Philippe Guisgand
2008
Tombeau de Léonard De Vinci
Le peintre et ses tableaux dans l’écriture symboliste et décadente
Jean-Pierre Guillerm
1981