Chapitre VI. Sénescence
p. 169-184
Texte intégral
1La première décennie du XXe siècle est sur le plan de la représentation vincienne un paradoxe. Les œuvres les plus importantes en apparence s’y produisent : drames, romans que l’espace français produit ou reçoit de l’espace européen, des efforts d’écriture qui dépassent la ponctualité des références de la Décadence. Cependant, ces textes ne présentent que peu d’invention, ils sont littérairement passifs, tendant à l’allégorie fastidieuse ; quant à leur travail sur la représentation vincienne, ils tendent à manifester la retombée du mythe, la réduction de sa capacité interprétative, la dissociation de la figure héroïque. Les réserves, voire les rejets, apparaissent de plus en plus nombreux, signe que des investissements positifs se font désormais ailleurs, que d’autres exigences idéologiques sont apparues qui nécessitent des réajustements des modèles exemplaires qu’il n’est pas possible d’opérer sur Léonard. Ce début de siècle fait apparaître qu’il est de la loi d’une figure représentative de la culture d’être souple, ou plus exactement de s’organiser en fonction de tensions qui suscitent des interprétations divergentes, cependant ces divergences ne sont pas indéfinies. Quelles que soient les multiples et contradictoires interprétations qui peuvent toutes prétendre à être la “vérité” des figures, il existe soit une limite interne qui fait qu’il n’est pas possible de changer radicalement de système d’interprétation, soit une limite externe qui fait que lorsqu’un modèle a été cultivé systématiquement il importe de produire l’illusion d’une rupture en privilégiant un autre modèle.
2La “crise des valeurs” symbolistes et décadentes atteint le vincisme, cela n’implique pas qu’un élément du système en voie d’abandon ne puisse se trouver réinvesti dans une problématique connexe et y jouer un rôle essentiel. On peut ainsi dire que c’est dans la mesure où le vincisme s’épuise comme système interprétatif global que la Joconde apparaît comme le plus beau tableau du monde, ceci dans la mesure même où, comme on l’a dit, il ne peut y avoir de “plus beau tableau du monde” qu’à condition que son texte soit “vide” ou au moins neutralisé, ce qui n’était pas le cas pour Léonard et son œuvre dans les dernières décennies du XIXe siècle. C’est par l’anecdote journalistique, le vol, que désormais la Joconde avère sa valeur prodigieuse, c’est en tant que personnage de roman ou astuce de portraitiste qu’elle rayonne, solitaire, sur le monde pictural qui l’ignore. Il est vrai qu’elle n’a été volée que parce que déjà mythisée, le travail des années antérieures a certes laissé des traces.
3Le modèle vincien orienté par les problématiques d’ensemble de la Connaissance, et c’est dans cette perspective qu’il faut envisager aussi les mythes de la féminité mauvaise ainsi que Péladan l’atteste, cède devant des exigences qui sont d’interprétation du réel social. Si Léonard et ses figures purent jouer un rôle capital dans l’imaginaire culturel de la fin du XIXe siècle, c’est dans la mesure où le problème était posé de la position de la culture par rapport au développement d’une connaissance scientifique directement impliquée dans une économie capitaliste bourgeoise qui constituait l’autre de la Culture. Léonard proposait un exemple de cœxistence de pratiques culturelles (au sens traditionnel du terme) et scientifiques (au sens moderne du terme), en même temps que ses figures permettaient l’investissement, sous le mode de la féminité mauvaise, de l’angoisse suscitée par les dissociations que niait mythiquement Léonard lui-même.
4Au terme de près d’un demi-siècle, il est évident que rien n’est résolu et que la synthèse est aussi impossible que la conciliation de la recherche esthétique, telle qu’elle est engagée en France, avec le “réel” économique et social du moment. Du monde de l’urbanisation industrielle, de la prolétarisation, des luttes sociales, de l’organisation du prolétariat, la culture n’a rien à dire et tout spécialement le vincisme. Qu’il s’agisse du Vinci de Walter Pater, de celui de Barrès, de celui de Valéry ou de celui de Péladan, tous ces avatars ont pour commun caractère la solitude, la rupture avec le corps social. Si très souvent une reproduction de Vinci apparaît dans le cabinet de travail d’un intellectuel ou la chambre d’un étudiant esthète, ce n’est pas un accident. Or, précisément, les transformations socio-économiques sont telles qu’elles ne permettent plus de se poser les problèmes de la culture et de la science indépendamment des menaces sociales. Lentement mais irrépressiblement, le “problème social” s’impose dans les consciences tout au long des années qui du Second Empire mènent au terme du siècle. Parallèlement au vincisme s’élaborent des solutions de rechange dont on peut dire, très sommairement, que pour ce qui est de l’héritage pictural elles vont avoir deux objets contradictoires, en partie du moins. D’une part, la représentation des Primitifs est réévaluée en fonction d’une mythisation de la société médiévale et donc de sa production artistique : contre les clivages de classes du XIXe siècle, on invente une société organique et on y suppose un art spontané, très proche du peuple, du métier, du groupe social, un art anonyme et naturel comme le peuple, le bon, celui d’autrefois, celui qui est perdu ou presque. D’autre part, et inversement, on approfondit la solitude, celle de Léonard, altière et dominatrice, cède le pas à la solitude de Rembrandt, liée à la misère, à la Douleur, à la recherche des profondeurs intimes. Dans l’autre, moins d’esprit et de connaissance que d’âme, de naturel, de sincérité, de lyrisme. L’idéologie abandonne les rêves de synthèse (et les cauchemars dissociatifs qui allaient de pair) pour une intériorité qui est plus “profonde” que tout problème de connaissance ; la critique du langage qui a d’ailleurs une portée réelle de connaissance du langage même, se change en une célébration de l’indicible intime qui est la participation de chaque individu à la Douleur universelle devenue ontologique. Ce qui permet de mieux supporter sa présence sociale. Vinci cède à cette vague profonde, cette vogue de la profondeur inconnaissable que nourissent Primitifs, quattrocentistes et plus durablement tous les Hollandais. A l’époque de la Joconde, on pourrait dire que succède celle de la Nature morte ou du moins de la scène de genre. Il est vrai qu’on ne peut se passer de femmes fatales, ce ne sera plus la peinture qui y pourvoira, l’art du portrait et les belles de Van Dongen n’auront que peu de pouvoir face aux “vamps” du cinéma !
5Transition. Maurice Bouchor publie en 1895 un recueil intitulé Symboles, parmi les poèmes, “Nature”, qui travaille un fois encore la figure de la Joconde, la constituant comme “symbole” de la Nature, marâtre impassible et fascinante. Point cependant d’économie décadentiste, une longue réflexion moralisante se règle en une nappe régulière d’alexandrins qui semblent brasser les séquelles de Gautier ou de Pater dans une monumentalité parnassienne ou une raideur guindée de pessimisme à la Vigny1. La même année, un sonnet intitulé “Sur un portrait de la Joconde” réactualise la forme brève et l’attente de l’ornement décadent, en fait la thématique interprétative déçoit ou surprend l’attente. La Joconde décadente et sa stérilité fatale se trouvent apostrophées par Maurice Cartuyvels non pas des rives de la délectation masochiste mais de celles d’une “normalité” retrouvée. La Joconde “fanée aux bras du Vinci vieillisant” sourirait d’un rêve ancien “des bonheurs de la maternité”. Certes, la chute finale assure que l’immortalité du travail de l’artiste valent mieux pour la survie du modèle que n’importe quel “berceau”, il reste que le représenté dit un délicat regret que commande la fécondité normale. C’est dire que le texte cesse de constituer la relation personnage-spectateur dans l’économie de la fascination pour réintégrer la relation artiste-modèle dans une problématique de fécondité naturelle2.
6Provincialisme d’un Cartuyvels, prosaïsme belge... peut-être, le sonnet mérite l’oubli comme tant d’autres mais sa thématique n’est pas “retardataire”, elle est au contraire le symptôme d’un remaniement profond de l’interrogation. Les délectations décadentes se renversent en soupçon, la norme fait retour sous un mode agressif. La figure stérile affronte l’exigence retrouvée de naturel fécond. L’absence d’enfant au bras de la fausse Madone se marque comme une anormalité négative.
7Le drame de Schuré intitulé Léonard de Vinci s’efforce de pénétrer le récit biographique dramatisé d’intensions symboliques dont la complexité profonde se perçoit moins qu’une puissance d’ennui réelle et qu’un ridicule discret.
8Une interrogation sur la relation du drame à telle doctrine hermétique conduirait à une possible apologie fondant l’intérêt d’un texte sur l’intérêt supposé de textes antérieurs dont on postulerait péremptoirement la valeur de vérité. Si l’on s’en tient à un point de vue profane qui a cependant quelque légitimité puisqu’après tout il s’agit de “littérature” et si l’on examine le rapport du drame au vincisme quelques traits caractéristiques doivent être relevés concernant la relation du peintre et du modèle d’abord, la représentation du scripteur ensuite.
9La relation entre Léonard et la Joconde est amoureuse mais sous le mode de l’échec. La Joconde est la Femme dans l’ambivalence cent fois rejouée, cent fois dite par Péladan, elle est “la Muse-Magicienne, amante sublime et troubleuse d’âmes, la femme capable de tout le bien avec l’Amour, et de tout le mal sans lui. Une femme ? la Femme complète, puissante, subtile et terrible, tendre et cruelle, ange et démon, miroir de l’Ame du monde, prisme changeant en qui se reflète et se joue la grande Enigme”3. Ceci est énoncé dans un préambule qui précède le drame et lui assigne valeur symbolique. Léonard rencontre la Femme mais, et là toute relation avec le modèle positif cesse, il ne sait pas l’aimer, Mona Lisa devient ainsi capable de tout le mal. Déçue par l’amant-artiste au cœur trop froid, elle décide de tuer son âme en profanant son corps, elle se prostitue donc à son propre mari, le Minotaure, un monstre de luxure bestiale, seigneur de la Maremme que jusqu’alors elle domptait. Après divers épisodes aussi extravagants que hautement symboliques, le Minotaure tue le Cygne (wagnérien) qui incarnait le génie de Léonard. Lisa tue le Minotaure et se tue. Au cinquième acte, Léonard meurt.
10La féminité engendre cette hécatombe mais ce n’est cependant qu’à la suite de l’incapacité d’aimer qui caractérise Léonard. Le Vinci de Schuré, à rebours du traitement d’une semblable thématique chez un Péladan, est un savant dont la science ne se borne pas à confiner l’œuvre pictural, la science fait que cet œuvre demeure un art incomplet. Si les tableaux de Léonard troublent, c’est par l’erreur foncière dont ils témoignent. Léonard cherche le secret du Monde par la curiosité et il ne peut que le manquer puisque ce secret, cette Ame du Monde, est Amour. Il n’est pas de connaissance totale qui ne passe par une rencontre heureuse de la Femme, Léonard ressasse un double échec, la femme lui demeure une énigme alors qu’elle est la solution même de l’Univers. L’énigme vincienne n’est plus le signe de l’Unité finale, celui de la domination accomplie du principe féminin, de la résorption des contraires dans l’Un, elle est signe de l’échec. Alors que l’œuvre peint demeurait chez Péladan constamment préservé des réserves qui pouvaient porter sur l’homme et sa curiosité scientifique, le Léonard de Schuré est mécontent de sa peinture qui donne à voir non pas le mystère connu mais l’exclusion de la terre promise :
Etes-vous satisfait de votre œuvre ?
Non. En brossant ce tableau, j’étais poussé par un démon. Un dieu inconnu me tenait par les fibres. Il me semblait en peignant que, derrière ma Léda et son cygne, j’entendais chanter la source paradisiaque de la Vie éternelle, d’où coulent comme deux fleuves, la Vérité sainte et la Beauté radieuse dont s’abreuve le monde. Ah ! la source première, la source de Tout, que j’ai cherchée en vain... Pourrai-je y boire enfin ?
11Pas plus que chez Péladan la science n’est en elle-même nocive, elle ne l’est que dans la mesure où elle conduit au sacrifice de l’affectivité, car l’Amour est chez Schuré infiniment plus “sentimental” que chez Péladan, même s’il est toujours foncièrement pensé à travers un néo-platonisme qui en fait le principe vital universel. Les alambics, les étaux de fer, l’occultisme pratique comme la science moderne n’aboutissent qu’au défi provocant de l’essentiel négligé.
12Le silence de la biographie vincienne sur les amours de l’Artiste se renverse par rapport aux représentations examinées jusqu’ici. Or, cet amour “réel”, cette chaleur affective attendue et déçue par le peintre-tel du moins qu’on le représente ordinairement-renvoie de Léonard à Schuré lui-même. A nouveau, comme on l’a vu à propos de Barrés ou de Valéry, une glose marginale existe qui met en cause le scripteur et ses représentations propres. En 1900, Schuré a rédigé un essai biographique présentant l’auteur de Le Corrège, sa vie, son œuvre, Marguerite Albana. Le figure du Corrège intervient dans le texte du drame, le peintre de Parme, cher à Stendhal, y devient un disciple de Léonard, recueillant le message ultime du Maître :
j’ai failli à mon œuvre d’artiste, parce que je n’ai su ni aimer, ni croire à l’amour.
13Corrège accomplit dans sa propre vie ce que Léonard a entrevu trop tard, artiste aimant, son œuvre est supérieure à celle de son maître. Une telle hiérarchie peut surprendre dans un contexte où le Corrège est loin d’occuper la place qu’il a chez Stendhal. Certes il y a Barrès et L’automne à Parme, la halte qui permet de visiter “ce peintre sublime qui créa une expression pour tous les moments de l’âme féminine”4. Pour Schuré, il y a surtout Marguerite Albana dont l’étude comporte un chapitre intitulé “Léonard de Vinci et la science dans l’Art”. Le texte est de peu d’intérêt quant à la lecture mais il fournit, avec une appréciation modérée de l’observation vincienne, de la dignité et de la noblesse des figures, la restriction significative, il manque “le sourire de l’âme”, ’’l’auréole du divin” à une œuvre où tout procède de la science5. Rien là qui soit radicalement nouveau, cela a été dit et répété bien avant Schuré, l’important est que cette restriction redevienne productive après avoir été dérobée par le vincisme pendant quelques dizaines d’années.
14Le Corrège représente l’Amour, mais un amour tout humain qui ne connaît guère les sophistications maniaques qu’édicte Péladan. C’est un bonheur conjugal, ce qui est préconisé par Péladan très hautement, mais simple, familial, on serait tenté de dire “bourgeois”. Le foyer chaleureux du peintre modeste et fécond s’oppose aux amours ancillaires d’un Raphaël comme aux amours platonisantes d’un Michel-Ange, pour ne pas parler du vide affectif qui environne Léonard : “aimable et splendide [qui] vécut en sphinx indéchiffrable ; personne ne pénétra jamais dans sa vie intérieure”. Cet idéal, Marguerite Albana, elle-même malheureuse en ménage, victime d’un Minotaure, le communique à Schuré. Elle est “l’Eveilleuse du Dieu inconnu”, “l’âme secrète et le soleil fécondant”, elle renverse les dispositifs de Péladan et suscite le livre des Grands initiés. L’expérience intime, la confidence personnelle du scripteur vient inscrire dans les marges du drame non la hantise refoulée mais plus que l’avouable, le “normal” même à partir duquel le vincisme s’appréhende et se récuse.
15Le drame de Schuré publié en 1905 constitue une sorte de réplique au drame de d’Annunzio déjà signalé qui fut traduit en français en 1903. On l’a dit, bien que d’Annunzio manifeste la persistance d’une morale esthète supérieure à la morale commune et fasse triompher sa Gioconda de l’épouse nourricière et stérilisante, le drame italien témoignait a contrario de son sens de la pression nouvelle du modèle normal et de la récusation de l’esthétisme. Il faut encore observer que le couple de la maîtresse et de l’épouse était chez d’Annunzio un dispositif qui annonçait l’allégorie de Modestie et Vanité, un travail pervers sur Marthe et Marie, Schuré s’éloigne des complexités symbolistes et décadentes et prône un sain retour à Marthe qui n’empêcherait pas l’éventuel passage au “septième ciel” de l’interprétation néo-platonicienne.
16Un texte encore, venu cette fois de loin, extrême retombée des efflorescences vinciennes françaises, contribue à vraisemblabiliser une interrogation critique sur Léonard. Il s’agit du roman de Merejkovski intitulé La résurrection des dieux-Léonard de Vinci qui fut traduit, très peu de temps après sa publication en russe, en 19026.
17Roman historique à signification symbolique, le roman figure la vie de Léonard, accrochant au fil narratif biographique les œuvres produites dans leur suite chronologique, opération qui n’a guère d’originalité et qui n’a pas le risque du drame qui est de faire paraître sur scène des figures notoires du musée. On peut jouer l’Aiglon mais la Joconde...7 Une fois encore, l’interrogation du texte selon l’arbitraire de la représentation du peintre et des œuvres constitue une déperdition indubitable de signification possible, à la fois dans la mesure où l’œuvre est produite dans un contexte où elle a une pertinence spécifique et dans la mesure où elle n’a pas pour fonction première de contribuer au mythe vincien. Le texte de Merejkovski intéresse la littérature russe de l’époque, les problèmes culturels russes, l’entreprise de Merejkovski lui-même dans un cycle romanesque incluant La résurrection des dieux. La réception en France n’est pas la vérité de l’œuvre, elle n’en est qu’un aspect de ce qui est connaissable : ses effets.
18Introduite dans le contexte littéraire français, La résurrection des dieux manifeste d’abord un passé interprétatif, une fois encore une bibliothèque préalable. Les figures de Léonard sont symboles de la Nature remis sur le métier, conversion des figures chrétiennes à des vérités plus anciennes, plus foncières déjà exprimées par les anciens mythes païens. Ainsi le paysage “sous-marin” de la Vierge aux rochers est :
l’asile du dieu Pan ou celui des Nymphes : c’est la Mère de l’HommeDieu, surgissant du sein de la Terre, notre mère à tous.
(La résurrection des dieux, traduction de Persky, Paris, Perrin, 1902, p. 287)
19La Vierge chrétienne devient médiatrice entre l’Homme et Géa, elle est avatar particulier d’une donnée mythique constante, ce que le paganisme de la Renaissance manifeste et que désigne la “résurrection des dieux”. Quant à la Joconde, si elle est le portrait d’une femme chastement aimée, elle est, selon une variante de l’hégélianisme en voie de banalisation, un portrait de Léonard lui-même. L’âme de l’artiste se manifeste dans la représentation de l’objet, l’extérieur est pénétré par l’intériorité ; qu’une telle interprétation persiste, voire se développe n’a rien qui doive surprendre alors qu’il faut bien parvenir à identifier l’Art par rapport aux procédés mécaniques modernes de reproduction du réel.
20La relation de l’artiste au modèle se charge d’une thématique issue du romantisme fantastique et déjà évoquée à propos d’une nouvelle de Louis Tréderne. Mona Lisa meurt et l’artiste vit désormais avec le portrait de la morte. Cette présence d’une image “vivante”, ou l’on retrouve l’effet spécifique de la description de Vasari, “ensorcèle” le peintre, suscite la fascination. Alors que la terreur, la mort était présente dans la production même, au moment où le modèle était lui-même vivant, la mort devient chez Merejkovski un fait “réel” qui n’en permet pas moins le rappel, mais comme banalisé par l’anecdote qui le motive, du texte de Walter Pater :
elle était transparente, lointaine, étrangère, plus antique dans sa jeunesse immuable que les primitifs blocs de roches basaltiques, qui se dessinaient au fond du tableau, avec des montagnes d’un bleu aérien, pareilles à des stalagmites appartenant à un monde étrange depuis longtemps aboli. Les contours des torrents qui coulaient entre les rochers, rappelaient les sinuosités de dessous la gaze, sombre et transparente, selon les mêmes lois de mécanique divine que celles qui régissent le mouvement des eaux.
(La résurrection des dieux, p. 406)
21Avec Pater, non seulement l’essai sur Léonard de Vinci mais aussi Marius l’épicurien et Denys l’Auxerrois, ce sont tous les textes lus par Pater qui s’entendent, Gautier, Taine, Michelet, Quinet, voire “Les phares” ou “La vie antérieure”, un bruissement confus de la mémoire vincienne. Cependant, le Vinci de Merejkovski n’est pas “le plus beau de tous les hommes”, c’est le vieillard de Turin qu’on rencontre dans ce texte publié alors même que Péladan écrivait Modestie et Vanité :
Les yeux bleus, enfoncés sous des sourcils touffus avaient conservé leur expression pénétrante, le regard était vif et perçant. Mais ce n’était plus une énergie indomptable, une volonté surhumaine qui se reflétaient sur cette physionomie noble : c’était un abattement dans sa lèvre inférieure un peu proéminente, dans les coins abaissés de sa bouche fine, se trahissaient une amertume dédaigneuse, un insurmontable dégoût. C’était encore Prométhée, mais Prométhée résigné, vieux, presque caduc.
(La résurrection des dieux, p. 437)
22Portrait quasi final il est vrai mais qui fait encore de la déliaison un effet anecdotique, biographique, lié à la vie de l’auteur et non au procès producteur. Effet de l’âge, effet aussi de la solitude morale, de l’échec social de l’artiste. Léonard est défait par le monde qui l’entoure, par le vieux christianisme médiéval qui le fait passer pour sorcier. Mais Léonard est défait aussi par ses propres échecs, ses tentatives avortées, ses œuvres déjà ruinées : le Colosse, la Bataille, la Cène...
23Le secret de cet échec personnel, le vieux Léonard le découvre dans l’analyse de sa relation avec Mona Lisa. L’esthétique de la représentation romantique, subjective, du réel extérieur, se retourne en une obsession narcissique stérilisante. Léonard “se voit” dans la Joconde, le portrait est “comme un miroir dans un autre miroir à l’infini”. La toile est un piège donc mais sans secret autre que celui de Narcisse répété à l’infini. D’où la découverte finale et le message de la Femme : “qu’il faut plus que de la curiosité pour pénétrer les plus profonds et peut-être les plus merveilleux secrets de la Caverne” (op. cit., p. 437).
24La Nature se découvre dans l’amour qui est l’expérience que Léonard ne put affronter. L’intérêt de cette représentation est dans la récurrence d’une relation entre la curiosité scientifique et la fuite d’une relation sexuelle “normale” avec la femme, là encore un terrain sur lequel l’interprétation freudienne va s’élaborer, la curiosité universelle se constitue comme directement liée à l’angoisse de la castration, impossible à surmonter dans l’union :
Sous le regard caressant et froid de la Gioconda, un effroi insupportable glaça son âme.
Et pour la première fois de sa vie, il recula devant l’abîme, sans oser s’y jeter ; il ne voulut pas savoir.
25La science procède du refus de connaître la différence fondamentale, elle est le choix d’un aveuglement qui suscite le recul critique du scripteur. Ce faisant, Merejkovski apparaît comme texte récrit par Schuré, il devient à son tour pièce de la bibliothèque vincienne française. Le rêve éleusinien, outre les ancrages intimes déjà signalés, travaille le texte du roman russe, témoin en est cette apostrophe :
Tu t’arrêtas devant elle, fasciné, attendri, exalté... et tu la peignis. Mais tu ne voulus pas aller plus loin. Devant le mystère bouleversant, tu reculas comme devant cette caverne sombre dont parle un de tes manuscrits, où le désir te poussait en avant, mais où la peur te retint.
(E. Schuré, Le rêve éleusinien, p. 13)
26La figure héroïque de l’investigateur des lieux creux se retourne donc ; la science échange avec l’art la fonction d’esquive de l’altérité. Le contre-modèle d’une sexualité normale, heureuse, s’impose dans la récusation de toute la production vincienne considérée comme procédant de l’homosexualité de Léonard. Alors que la théorisation freudienne fera passer ces représentations dans le champ de la connaissance, dans le contexte français, elles apparaissent bien davantage de nature à alimenter une idéologie anti-scientiste, jetant le discrédit sur la science en tant que rationalisme sec, stérilisant l’affectivité, l’imagination, la sensibilité, tuant le Poète et même l’Homme.
27La mythisation qui s’était saisie de l’objet vincien en positivisant et la recherche scientifique et la marginalité sexuelle, s’épuise dans cette permutation qui est désormais privilégiée par les textes. Léonard tend à devenir la figure privilégiée par laquelle se représente l’échec humain de la quête scientifique. La “normalité”, revendiquée plus ou moins explicitement, tend à se représenter sous des modes d’effusion affective qui font apparaître un imaginaire flou, foncièrement régressif qui vient s’imposer contre l’imagerie vincienne. Avec ce sursaut de “l’âme” s’instaure une rythmique de l’idéologie moderne qui semble désormais vouée à l’oscillation entre la célébration du progrès et celle du regret, sans pouvoir parvenir à une formulation stable de la modernité. L’oscillation manifestant peut-être que dans leur positivité même, les idéologies progressistes telles que le vincisme n’en travaillaient pas moins sur la castration et préparaient ainsi elles-mêmes leur retournement, comme si la célébration du fétiche creusait l’exigence de regressions apaisantes qui elles-mêmes engendreront un sursaut...
28En marge de ces textes des toutes premières années du siècle qui sont comme le tombeau manifeste du héros, de multiples références à Léonard subsistent, certaines obstinément positives qu’il s’agisse des textes de Péladan, de ses épigones8, ou de Jean Lorrain, une tradition existe qui persiste même si c’est sous un mode relativement neutralisé. D’autres textes développent, ce qui n’est là encore qu’une relative nouveauté, la dérision, la parodie. Le vol de la Joconde n’est pas de peu d’importance dans cette dégénérescence qui du mythe conduit à la farce, dégénérescence au regard de la gravité requise par la mythisation s’entend !
29Gustave Adolphe Mossa, qui cultive dans son œuvre graphique une extraordinaire virtuosité au service de l’illustration des mythes décadents, dessine pour le Carnaval de Nice de l’année 1912, un char où Gargantua se prélasse au côté d’une Joconde plus mutine qu’il ne conviendrait. Amours énormes qui agrandissent le burlesque des productions minuscules et innombrables des caricatures et des cartes postales. Ceci sans parler des romans “populaires” suscités par le fait divers ou de pièces de théâtre de foire comme celle représentée à Montereau et qui a pour titre “Jo-conde... là d’sus et j’boirai d’l’eau” ! On retrouve des satires un peu éculées du snobisme vincien, celle de Léon Werth, dans La grande revue, qui n’a contre elle que de rappeler bien plus les années 80-90 que l’année 19139. C’est dans cette commercialisation du fétiche sous des modes dérisoires que peuvent se produire les plaisanteries de Duchamp, comme retour au champ culturel restreint, celui des élites, de ce qui se pratique au niveau “populaire”.
30Si l’on s’en tient au plan de la production des textes à lecture restreinte et sociologiquement marquée qui constituent la littérature et/ou la critique d’art, on ne peut que constater la multiplication des rejets.
31Rémy de Gourmont, qui, en 1899, fait de l’héroïne du Songe d’une femme, “une femme-sphinx, la fausse-Joconde qui sourit toujours avec l’air presque aussi bête”, passe du quolibet à la réflexion justificative, théorisant au lendemain du vol la désuétude des ambiguïtés vinciennes. Ce qui était, naguère, symbole, donc ouverture à la pluralité des significations, synthèse indéfinie, devient effet visible d’une analyse et d’une habileté :
J’ai toujours trouvé la Joconde plus curieuse que passionnante. Cette tête blafarde, démesurément large n’est pas belle, et, sans l’énigme de son sourire, serait presque répulsive. Les yeux sont en contradiction avec la bouche : ils sont bienveillants et la bouche est méchante. C’est un jeu savant, dont seul était capable Léonard... un exemple de peinture analytique, un problème de psychologie picturale à demirésolu par un homme dont le talent submergea souvent le génie.
(“Epilogue-La Joconde”, in Mercure de France, 16/9/1911, p. 36710)
32Gauthiez, renouvelant avec moins de fougue le déplacement opéré par Huysmans au profit de Bianchi, juge Luini plus mystérieux que Léonard et le véritable inventeur de l’androgynat pictural. Quant à tous les mystères qui ont fait les beaux jours de la critique vincienne, il n’y voit que des effets forts naturels, rien d’autre qu’une application à représenter le terroir lombard et son humanité autochtone. Clairs-obscurs étranges, profonds sourires, lignes molles et voluptueuses, Lombardie et Lombards que tout cela, la nature et la race fidèlement décrites, presque naïvement, en bons naturalistes11.
33Robert de La Sizeranne, connu surtout comme ruskinien, domestique sans façon la mystérieuse Isabelle d’Este, point de mystère, même plus d’illusion :
Le front droit, un peu bombé, indique nettement que la raison domine : c’est le front d’une “house-keeper” idéale, de l’esprit positif, pratique, ordonné.
(Les masques et les visages à Florence et au Louvre, Paris, Hachette, 1913, p. 86)
34Loin des perversités et des sourires italiens, le dessin du Louvre devient une illustration inattendue du Trattato della famiglia.
35Les variations qu’exécute la critique d’art s’opèrent désormais sur les dissociations des éléments constitutifs de la figure mythique. On peut même constater de singuliers réaménagements, comme ce Léonard de Camille Mauclair qui vaudrait plus par son existence d’homme “omniscient et surhumain” que comme peintre, une sorte de figure valérienne qui prendrait Péladan à revers11.
36Les jeunes écrivains qui parviennent à la littérature après 1895 témoignent du repli des spéculations symbolistes et décadentes et d’une imprégnation des problèmes suscités par les idéologies qui valorisent soit Rembrandt soit les “primitifs”.
37Robert de La Sizeranne a vingt-neuf ans lorsqu’il se fait connaître par son Ruskin et la religion de la beauté qui est l’indice d’un travail souterrain du ruskinisme en France en même temps qu’une puissante lancée d’un courant idéologique. Comme Robert de La Sizeranne, Romain Rolland est né en 1866, sa thèse latine n’eut sans doute pas la portée de l’ouvrage de son contemporain, elle n’en témoigne pas moins du caractère désormais notoire, jusque dans l’appareil de contrôle idéologique que constitue la thèse universitaire, de propositions anciennes en France puisque déjà illustrées par Rio et célèbres en Angleterre puisque défendues par Ruskin. Le titre, Cur ars picturae italos XVI sœculi decident, n’oriente pas vers l’inéluctable cycle qui fait retomber les périodes les plus brillantes dans un crépuscule qui coincide généralement avec la fin chronologique du siècle. Comme chez Rio et chez Ruskin, la décadence s’amorce dès ce qui persiste à être considéré comme le temps de la Renaissance, celui des génies de l’art italien. Comme on pourrait le constater ailleurs, la valorisation des époques primitives sait s’emparer des réserves parfois les plus traditionnelles de l’académisme, on voit ainsi paraître sous la plume du jeune universaitre le vieux reproche à Léonard qui en ces années prend une signification quasi nécessaire de polémique anti-symboliste :
Loin de voir dans cette universalité une supériorité pour l’artiste, j’y trouve plutôt un manque d’équilibre.
38Cela prend toute sa portée si l’on songe que Valéry écrit à la même époque son Introduction et que peut-être, s’agissant d’une note ajoutée au texte initial, la réserve de Romain Rolland s’origine dans une lecture de l’essai. Cependant, alors que la restriction se fondait traditionnellement sur une représentation unitariste de la conscience et de l’esprit, la réflexion de Romain Rolland est toute “néo-romantique”, toute fondée sur l’antagonisme de la rationalité et de la sensibilité :
L’intelligence entrave et glace la passion. Léonard n’a laissé aucune œuvre où on le sente emporté par son œuvre ; l’invention puissante lui a manqué.
(De la décadence de la peinture italienne au XVIe siècle, Cahiers Rolland no 9, Paris, Albin Michel, 1957, cf. pp. 45-18. Il s’agit du texte initial rédigé en français que Rolland traduisit ensuite en latin)
39Si Vinci demeure suprême dans les portraits, Rolland regrette son insuffisance dans la représentation de l’action, on serait tenté de dire “les grands genres” ; la Cène elle-même est froide et appliquée :
la raison du peintre a voulu caractériser chaque apôtre par une émotion, une parole, un geste différent, qui s’accorde pourtant avec l’ensemble du drame. L’intention est belle ; le résultat sent quelque gêne.
40La fresque est perçue comme foncièrement “littéraire”, au sens où un codage du représenté se perçoit qui renvoie à un commentaire analytique des sentiments. Contre ces signes soigneusement constitués et variés, l’exigence est aux grands genres tels que les traitent Rembrandt ou Delacroix : mystère et lyrisme. La réserve à l’égard de la peinture de Léonard va de pair avec l’admiration passionnée de Romain Rolland pour Beethoven12.
41Ce rejet d’une pratique intellectualiste de la peinture, au moment même où Valéry en donne la formulation suprême, se lit tout aussi bien chez André Suarès, ami très intime de Romain Rolland. La correspondance précède la littérature à proprement parler. Dès 1888, Suarès se dit détaché de l’admiration convenue pour les maîtres de la Renaissance ; grâce à Rolland, il découvre les “primitifs”, c’est-à-dire en fait Memling et Fra Angelico13. Découverte d’un bonheur d’âme, délivrance d’une idolâtrie, puisque ces “terribles et charmants artistes” de la Renaissance lui “auraient fait oublier Dieu”. La puissance du cœur, le charme d’une âme puissante, la récusation de l’intellectualisme, tout cela se réinvestit bien plus tard dans Voyage du Condottière, dont le premier livre fut publié en 1910.
42Un chapitre est consacré à l’étape milanaise vincienne sous le titre “L’enchanteur Merlin”, vieux personnage des années 80-90, figuré sur l’une des toiles de Burne-Jones qui eut le plus de retentissement en France, retrouvé en 1909 par Guillaume Apollinaire dans L’enchanteur pourrissant. Merlin ne va pas sans Viviane, sans le conflit des sexes, la nature, la magie, le rappel aussi de ce qui fut le message de Péladan et de l’Androgynat, le souvenir de l’occultisme vincien, celui du Moi barrésien. Merlin :
C’est Léonard. Il s’est mis en quête de Viviane, dans la forêt de l’Occident. Il a réveillé la fée endormie, le sourire de l’Intelligence.
(Voyage du Condottière, Paris, Emile-Paul, 1956, p. 59)
43Mémoire d’une bibliothèque ancienne et proche mais qui n’est plus qu’un mémorial d’énoncés stériles. Le condottière énonce le rejet du “mage”, “si l’on veut que Léonard soit un Mage” :
Ce grand esprit est pourtant sans passion. Il rêve de poésie. Il est partagé entre l’art et la science. Il semble ne vivre que pour connaître : beaucoup moins pour créer. Il est de son temps par l’inquiétude, et encore plus du nôtre. Il a toutefois la certitude de la recherche ; et pour lui, qui cherche, trouve. Par mille points, il touches aux âges de la foi.
44Singulière rencontre de l’inquiétude moderne et de la croyance archaïque constitués comme symétriques d’une passion absente, d’une vérité dynamique, affirmative, personnelle et exaltante, d’une action et d’un amour. L’homme déçoit, l’œuvre également, morte, intellectuelle... L’anti-intellectualisme s’applique peut-être d’autant mieux à Léonard qu’en 1910, le groupe de la Section d’Or, autour de Jacques Villon, formule un cubisme spéculatif, pythagoricien et néo-platonicien, qui se réfère volontiers à Léonard, au point même que le Sâr, gardien du tombeau, intervient dans la Revue hebdomadaire, en 1911, pour dénoncer cette récupération “par trop d’énergumènes hurleurs et cubistes”. Effet inattendu et combien contradictoire de la traduction par Péladan lui-même du Traité de la peinture !
45Suarès défait l’œuvre vincien, jusque dans son fondement le plus ancien, en écrivant : “Il n’y a point de réalité dans ce qu’il fait”. Point de réalité ne s’entend cependant que dans la mesure où il commence à exister des “peintres de la réalité”, dont Rembrandt, suscitant un absurde regret, celui que Léonard n’ait pu connaître le Hollandais :
Il aurait dû naître quelques cent cinquante ans plus tard ; il aurait vu qu’un seul homme, entre tous les peintres, a mis la puissance de l’être et de la pensée dans la peinture ; et c’est au sentiment qu’il l’a dû, à une passion universelle.
(Voyage du Condottière, p. 42)
46Le misérabilisme humanitaire, vaguement tolstoïen, impose désormais la récusation de l’esthétisme aristocratique italien ; la mythologie tend à devenir le signe d’une indifférence coupable à la “question sociale”, c’est-à-dire, ne nous y trompons pas, moins à la lutte des classes et à l’exploitation, qu’à la misère humaniste et plus ontologique en définitive qu’historique :
Tel dessin de gueux en haillons passe la richesse des marbres : je sais des eaux-fortes, où un visage souffrant laisse infiniment derrière lui la beauté des Bacchus, que Léonard combine.
(Voyage du Condottière, p. 40)
47Il serait vain de croire qu’à l’époque de Picasso et Braque, la problématique du “sujet” soit dépassée, comme peut-être de penser qu’elle soit dépassable. A supposer qu’il y ait un rapport possible entre ce qui s’identifie désormais chez Léonard comme “combinaison” et la modernité cubiste, il faudrait également penser que la valorisation polémique de Rembrandt est corrélative au développement de l’expressionnisme et tout particulièrement en France de la production de Rouault, peintre dont on sait les affinités avec Suarès14. La récusation du modèle vincien n’est pas un réaménagement interne de l’héritage, elle est en relation avec des réaménagements d’ensemble des représentations idéologiques15.
48Ce qui apparaît dans ces jeux de concurrence des modèles est bien la contradictoire de ce que pose le régime dominant du discours culturel. Ce n’est pas l’héritage qui régit, autorise le présent, lui donne valeur, c’est bien le présent qui dans ses propres opérations de novation restructure la valeur de l’héritage. Cà et là, on commence à percevoir que l’admiration inconditionnelle d’un héritage diversifié à l’infini va de pair avec des investissements rétroactifs qui, contre l’indéfini éclectique, pratiquent des valorisations imprévues. L’héritage, s’il persiste dans sa fonction traditionnelle qui est de faire (bien) voir la modernité, se trouve revu lui-même et explicitement par cette modernité. Cela n’implique pas que fonctionne le vieux dispositif sceptique qui consiste à affirmer que tout est déjà peint et que l’Impressionnisme n’est que l’excès mal compris de ce que pratiquèrent les vieux peintres, il s’agit d’un parcours libre du corpus ancien et d’arrêts inopinés suscités par la merveille d’analogies occasionnelles. Un amateur éclairé, d’origine hongroise, collectionneur de Degas, Manet, Renoir, Corot, Goya, Rembrandt, Greco, de primitifs florentins, confie à Francis de Miomandre cette circulation qui délibérément ignore le régime cellulaire qui organise la représentation historique, esthétique, muséographique, du corpus pictural :
Il n’y a pas à proprement parler d’époques dans l’histoire de la peinture. Toute la production picturale se rencontre sur un même plan et quelques familles de tempérements s’apparentent entre elles, avec d’innombrables complexités de ramifications [...] Si aux grands impressionnistes français, je découvre des ascendants, inversement, je goûte des jouissances d’un anachronisme presque psychologique à retrouver, tenez, dans les feuillages de cette Entrée à Jérusalem de Giambono, les accents chers à Renoir, à Van Gogh. Malgré la précision délicate du trait, voilà dans cette adorable Madone de Gérard David, des lointains aussi lumineux et frissonnants, et profonds, que ceux d’un Monet.
(Francis de Miomandre,’’Les idées d’un amateur d’art”, in L’art et les artistes, t. XVII, oct. 1912-mars 1913, p. 258)
49L’amateur défait le musée, défait l’espace réparti en fonction des désirs d’identification, de nomination, de canonisation ; à chacun son musée imaginaire né d’un parcours contingent dont le seul plaisir peut en définitive rendre compte. C’est cette errance même qui a pour corrélat contradictoire, l’hypostase de l’Art même et perdu qu’est la Joconde, plus beau tableau du monde.
50Quant aux texte sur Léonard et son œuvre, il constate la mort, l’enfermement dans une rhétorique désuète dont l’effet ne se constitue que de son déplacement du Botticelli de la Décadence vers ce Vinci usé du nouveau siècle que constate Elie Faure :
[Vinci] reste un primitif, au fond, un vieux primitif très savant et désanchanté, quelque chose comme un germe de vie qui sentirait le cadavre...
(E. Faure, Histoire de l’art. L’art renaissant, Paris, Livre de Poche, 1964, p. 102, première édition en 1913)
Notes de bas de page
1 Cf. Les Symboles (nouvelle série), Paris, L. Chailley, 1895, pp. 76-82. Dans “Nature”, ces vers “La Songeuse aux pâleurs si faiblement rosées/N’entend pas le murmure infini des aveux”. Ou “Et les anneaux soyeux vont caresser un sein/Dont mille ans de désir ont rêvé le dessin”.
2 Cf. Maurice Cartuyvels, “Sur un portrait de la Joconde”, in La jeune Belgique, t. XIV, 1895, p. 323.
3 Cf. Le rêve éleusinien à Taormine, p. 5, in E. Schuré, Le theatre de l’Ame, 3è série, Léonard de Vinci, drame en cinq actes précédé du Rêve éleusinien à Taormine, Paris, 1905.
4 Cf. Maurice Barrès, “L’automne a Parme, octobre 1893, m Du sang, de la volupté et de la mort, Paris, Plon, 1928, p. 214.
5 Cf. Marguerite Albana, Le Corrège, sa vie, son œuvre, réédition précédée d’un essai biographique par E. Schuré, Paris, Perrin, 1900, p. 54. Le texte fut publie pour la 1ère fois en 1881.
6 Deux traductions parurent en 1902, l’une par Persky chez Perrin, l’autre par J Sorrèze. Une traduction anglaise fut publiée la même année.
7 La pièce de Schuré ne fut pas présentée. Quelques années auparavant (1896), Louis Dumur et Virgile Josz avaient voulu monter un drame inspiré par la vie de Rembrandt, avec apparition sur scène de la Ronde de nuit...
8 Paul Vulliaud fait éditer chez Grasset en 1910 La pensée ésotérique de Léonard de Vinci dont les “arcanes” sont d’obédience péladane et symboliste, néoplatonicienne et chrétienne.
9 Werth fait de son pseudo-Léonard “un ingénieur qui n’avait pas réussi dans la construction des aéroplanes” et qui donc décida d’être peintre. Sa formation esthétique se fait auprès d’un petit modèle mauve et éthéromane, sous la tutelle théorique d’un Américain qui pour l’ambiguïté conseille de s’inspirer de “ces images religieuses qui, selon qu’on les regarde de droite ou de gauche, représentent, par la combinaison d’un gaufrage ingénieux, ou le Christ ou la Vierge”. On trouvera nombre de facéties dans le numéro spécial que la revue Bizarre consacra à la Joconde en 1959.
10 Dès le roman de 1899, publié en feuilleton puis en volume au Mercure de France, indique d’un mot son choix, inventant un peintre moderne, auteur d’une Léda qui “retrouve le chemin de la spontanéité perdu depuis trois siècles, depuis que Leonard créant l’analyse, créa le métier”. C’est d’un point de vue “primitiviste” ou “quattrocentiste” que se prononce la récusation du vincisme. Contradictoirement a cette nostalgie de naïveté, on peut constater dans la seconde dérie des Promenades philosophiques (1908), une récusation de la modernité scientifique attribuée à Léonard : “en general, la science de Léonard est celle des anciens”, ceci corroborant les efforts d’analyse épistémologique mené par Pierre Duhem. Le mythe s’effondre dans la double negation de la portée prophétique de l’œuvre.
11 Cf. Pierre Gauthiez : “C’est la nature et c’est la race de Lombardie que l’on décrit, bien naïvement, tandis que l’on s’imagine découvrir un mystère prodigieux, in Luini, Paris, H. Laurens, 1905, p. 115.
12 Cf Camille Mauclair, Florence, Paris, Fontemoing, 1911. La célébration mythisante s’accomplit selon le modèle à la fois de Valéry : “un grand souverain de l’esprit humain [...] ne concevant même pas les divisions du domaine intellectuel, embrassant pénétrant et exprimant tout avec l’esprit le plus rigoureusement mathématique et l’imagination poétique la plus inspirée”, et de Michelet : “il s’éteignit en Moise au seuil d’une terre promise qui devait être celle de la Science moderne, en devin unique que la volupté d’une compréhension universelle empêcha de réaliser autant qu’il eût pu. La mythisation de la recherche scientifique aboutit à minorer l’œuvre pictural, de fait.
13 Romain Rolland n’utilise guère dans son œuvre romanesque la reference picturale. La révolte, constituant le tome 2 de Jean-Christophe, comporte néanmoins une exemplaire hybridation du modèle vincien par la prédilection pour Rembrandt : “Il lui arrivait de flâner dans ce quartier [il s’agit du quartier juif), épiant au passage d’un œil curieux et assez sympathique des types de femmes aux joues creusees, aux lèvres et aux pommettes saillantes, au sourire à la Vinci, un peu avili, et dont le parler grossier et le rire saccadé venaient malheureusement détruire l’harmonie de la figure au repos”, p. 65 de l’édition Ollendorf, 1924.
14 Cf. Cette âme ardente. Choix de lettres d’André Suares a Romain Rolland 1887-1891 Cahier Romain Rolland no 5, Paris, Albin Michel, 1954, p. 86.
15 Les premières toiles de Rouault, au sortir de l’atelier de Gustave Moreau, furent accueillies par Henri Ghéon avec quelques réserves significatives. “Rembrandt est clair à côté”.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythologies et mythes individuels
À partir de l'art brut
Anne Boissière, Christophe Boulanger et Savine Faupin (dir.)
2014
Au service d'une biologie de l’art. Tomes I et II
Recherches sur les arts de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est
Jean Naudou, Claudine Picron et Philippe Stern
1978
Les fils d’un entrelacs sans fin
La danse dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker
Philippe Guisgand
2008
Tombeau de Léonard De Vinci
Le peintre et ses tableaux dans l’écriture symboliste et décadente
Jean-Pierre Guillerm
1981