Chapitre V. Sous le signe de l’androgyne
p. 123-167
Texte intégral
1L’importance de la référence à Léonard de Vinci dans les textes de Péladan justifie qu’on résiste au discrédit qui environne une production indubitablement plus lâchée qu’écrite, insupportable d’arrogance pseudo-théorique, charriant les plus dangereuses inepties des pires idéologies réactionnaires de la fin du siècle. Faut-il ajouter encore qu’on serait tenté de résister à la mode suspecte, toute nouvelle, qui saisit notre propre temps et lance en d’ostentatoires opérations d’édition une foule de textes qui n’ont souvent comme réclame que leur saveur frelatée, ne sommes-nous pas, selon une analogie facile, nous aussi une “fin de siècle”, une décadence ? L’histoire se répète parfois mais ce devrait être sous le mode de la farce, peut-être y-a-t-il farce dans ces lectures nouvellement offertes d’Hughes Rebell, de Catulle Mendès, Jean Lorrain, Renée Vivien, et, pourquoi pas, René Bazin ! Nous nous efforçons d’être pervers et blasés et il n’est pas jusqu’aux pires débilités alchimiques et rosicruciennes qui n’aient quelque chance d’intéresser nos plus récents rénovateurs de la spiritualité occidentale. Evoquer Péladan hier pouvait apparaître un travail d’érudition, aujourd’hui cela risque d’être une complaisance. Et pourtant, ce qui dans ces textes s’écrit à propos de Léonard a son intérêt.
2Il ne s’agit que d’un aspect de cette œuvre effroyablement copieuse, un arbitraire qui dissocie les textes, oublie même leur fonction dans de vastes desseins... Avec Léonard, Péladan explora toutes les pratiques littéraires de son temps, le drame mis à part ; poème, essai, roman, article critique, somme philosophique, Péladan est vincien à toutes mains, d’un vincisme qui d’ailleurs n’est nullement simple et figé, en trente années de production le vincisme de Péladan évolue, se transforme, suffisant presque à manifester que d’un mythe littéraire ce qui importe n’est pas la donnée stable — à supposer qu’il y en eût une repérable - mais la diversité contradictoire des mises en œuvre particulières.
3Dans cette profusion, deux romans s’isolent : l’un publié en 1884 marque le commencement de l’Ethopée de la décadence latine, c’est Le vice suprème, l’autre, publié vingt ans plus tard ou peu s’en faut, a pour titre celui d’une œuvre aujourd’hui fort oubliée et attribuée à Luini mais alors tenue pour un Vinci : Modestie et Vanité. Entre ces fictions, les essais, les sommes cabalistiques et esthétiques constituent un tissu conjonctif.
4Privilégier le roman, c’est poser la question indirectement : que peut le roman en la matière. Non pas le roman de type barrésien mais le roman à personnage, à histoire, à milieu, dérivant explicitement de la Comédie humaine et voulant faire pièce à cette nouvelle somme romanesque qu’est l’œuvre de Zola, contrefeu idéaliste des monstruosités réalistes sur le terrain même du roman. Le problème dépasse très largement celui du vincisme qui n’est qu’un aspect particulier.
5La peinture ancienne est d’abord et globalement un effet d’art, elle troue la vraisemblance romanesque comme telle mais en même temps elle prétend l’étayer. Certes, il peut ne s’agir d’abord que du décor mis en place dans le procès de localisation qui est intrinsèque à ce que Grivel désigna comme “l’intérêt romanesque”. Si la scène est chez la Duchesse de..., dans son hôtel parisien ou son château de province, le tableau ancien est requis comme signe de la permanence d’un patrimoine culturel ; si la scène est chez des bourgeois de richesse récente, le tableau ancien confirmera par son prix d’achat la puissance acquise en même temps que s’opérera le dédouanement de cette violence encore fraîche par l’investissement de l’argent produit dans le domaine idéal de l’art, l’art donne de la “qualité”1. Il s’agit d’imposer des signes de culture qui soient des signes sûrs, garantis plus certainement de venir du passé que n’importe quel ouvrage fraîchement produit, la culture est dans la référence, capter l’héritage de l’Ancien Régime c’est s’y référer, fut-ce triomphalement, c’est vêtir d’oubli l’indécence du présent.
6Parfois, tableaux des murs et personnages s’échangent, la Duchesse, si elle est Sanseverina-Taxi, ou la Marquise, si elle est Del Dongo, ressemblent à leurs tableaux patrimoniaux, duchesses et Herodiades dialoguent. Que la scène soit dans l’atelier de Gervaise et l’apparition du tableau ancien devient improbable, voire incongrue, tout juste possible lors d’un provocant “voyage de noces” au Louvre où la goguette populaire jette Rubens dans la crapule que l’Art méconnaissait. C’est la force de Zola de produire de telles ruptures. Les écritures plus timides se bornent à des effets de correspondance qui échappent aux personnages mais qui manifestent que pour être réaliste on n’en est pas moins artiste, ainsi tel effet de lumière dans Marthe ou dans Les sœurs Vatard vient inscrire le souvenir du luminisme hollandais dans les bas-fonds populaires. Signal de qualité non du représenté mais de l’instance narratrice et/ou lectrice, imposition d’une distance dans le procès représentatif par la référence qui efface et maintient la barre du temple où l’Art s’enferme.
7Effet de rupture décollant le sujet réaliste, l’apparition du tableau brille, révèle sa fonction d’ornement qui peut en d’autres lieux s’épanouir : dans le récit de voyage par exemple, que celui-ci soit autobiographique ou fictif, mis au compte d’un personnage. Aller en Italie ou en Espagne fait attendre la description d’art, la prouesse descriptive ou celle du lyrisme sensible, la littérature s’affirme de faire tomber la peinture sous sa loi. On attendit ainsi, peut-être attend-on encore, que l’homme de lettres fournisse le “bon” discours des choses muettes, indique les bonnes poses, donne à bien voir par un bien dire. Le dérèglement spectaculaire des valeurs picturales à la fin du siècle n’entraîna aucun scepticisme quant au discours du littéraire, bien au contraire on en redemanda et jamais il n’y eut tel engouement à produire de la critique d’art à la fois dans les espaces consacrés à cet exercice et dans ceux qui sont par fonction tolérants à l’égard de tout didactisme, discret ou non, c’est-à-dire les fictions. La diversification même du musée imaginaire du XIXe siècle semble faire que le romancier vienne aider à l’exploration de ces domaines marginaux qui non encore véritablement consacrés par le discours dominant gardent juste ce qu’il faut d’exotisme pour que le jeu de la vraisemblance et de l’intêrêt puisse se jouer. Aller “là-bas” avec Huysmans, cela ne commence-t-il pas par la visite d’un objet encore étrange, voire déréglé : le calvaire de Grünewald ? Lors donc que la référence picturale dans le roman existe chez Balzac ou chez Stendhal mais peu diversifiée, elle persiste et accroit ses ambitions dans le roman de la fin du siècle pourvu que celui-ci ne s’assigne pas comme fonction la représentation du réel populaire moderne, car de cela la culture n’a rien à dire sinon qu’elle est son autre. Peu de références dans le roman naturaliste qui d’ailleurs ne s’installera pas pour autant dans le réel industriel moderne, sauf exception, beaucoup de référence au contraire dans les textes qui s’inscrivent délibérément dans le narcissisme culturel. Ne regardant même pas le réel avec les filtres du réalisme, une production considérable ne regarde plus que la culture, se regarde et s’aime comme culture, d’où de multiples inventaires du musée, cet anti-monde où la référence peut feindre de garder sinon un pouvoir, elle n’en a pas, mais du moins un plaisir.
8Que la princesse de Cadignan ait un regard sublime que “seul Raphaël eût peut-être été capable de peindre”, qu’est-ce à dire ? D’abord que nous sommes bien en littérature, c’est-à-dire entre gens de culture, gens de “passé”, sur ce point Balzac est d’une naïveté confondante qui renchérit d’un bref cours d’esthétique sur la référence, au demeurant parfaitement stéréotypée, à Raphaël. Ou plutôt la référence est-elle si banalisée qu’il est nécessaire soit d’en changer, soit de la motiver, aussi peut-on lire que si cela eût été possible, Raphaël eût, peignant la princesse, “donné un pendant à sa célèbre Fornarina, la plus saillante de ses toiles, la seule qui le place au-dessus d’André del Sarto dans l’estime des connaisseurs...” On le voit, le scripteur ne craint pas les affirmations péremptoires... surtout si elles vont à rebours de tout ce qui se “sait”. Trève d’imposture, ces lignes ne sont pas de Balzac, on aura reconnu Proust, plus balzacien que nature comme il se doit dans un pastiche2. Dialogue de savoir, ici imaginaire, mais qui assure aussi le représenté non seulement quant à la qualité de ce qui le constitue mais, plus largement, quant à la qualité globale du représenté romanesque. Ce que le roman dit qu’il représente est ainsi pourvu à la fois de la vérité qui est la pétition fondamentale du récit romanesque et de la valeur artistique. Ce qui implique, à prendre au sérieux le jeu référentiel, que le beau est de ce monde et que le romancier l’a rencontré, le roman garanti par le musée quant à sa qualité (comme il existait des hommes de qualité) en échange qualifie le musée de réalité, l’effet de culture retombe au musée en effet de réel. La référence picturale dans le roman suppose une esthétique objective implicite qui, dans le contexte des polémiques de la fin du siècle, tend à confirmer le caractère arbitraire du réalisme “laid”, que celui-ci soit romanesque ou pictural. C’est cette objectivation du Beau que suppose la référence picturale romanesque que Proust prend à revers en assignant à Swann la manie de retrouver le musée dans le réel ou le réel sous le jour du musée.
9La référence picturale orne le roman, voire agit comme ornement de l’ornement rhétorique que constitue la description, ce faisant elle a des effets propres qui tiennent au langage. En effet, la référence implique le nom propre, l’unique convoqué dans la lecture dans une perturbation ponctuelle mais radicale de l’indéterminé relatif du représenté romanesque. La référence impose une représentation mémorielle précise alors même que la description ne prolifère que de son impuissance irrémédiable à faire “voir” avec quelque sûreté l’au-delà figurai de la page. Le sourire de la Joconde est “réel”, visible, mémorisable comme tel, ce que n’est pas, ne peut être le sourire tout de texte d’une duchesse de Langeais ou d’une Sanseverina. Il se produit un effet “illustratif” qui vient parasiter d’images sûres le texte romanesque, comme le ferait la vision préalable d’un film où Fabrice aurait le visage de Gérard Philippe alors qu’on s’efforcerait de relire La chartreuse de Parme. Le procédé “réalise” donc l’arbitraire descriptif textuel, il offre là à la fois facilités, efficacités et périls non moins certains. Le musée se change vite en effet en collection de clichés stéréotypés, constituant un code mort dénonçant la littérature comme le passif de l’écriture. Le pastiche de Proust se justifie d’une récurrence mécanique de Raphaël dans les textes de la première moitié du XIXe siècle et spécialement dans la Comédie humaine.
10Il s’en suit qu’une recherche peut apparaître nécessaire, soit qu’on évite ce cliché parmi les clichés, soit qu’on fuie en avant en le cultivant spécifiquement. Cela peut signifier qu’on constitue une systématique interne à un texte qui motive les œuvres les unes par rapport aux autres en un système de correspondances complexes et mouvantes brouillant la “monovalence” de chaque référence, c’est ce que Stendhal fait en associant Léonard, Corrège, Raphaël, Mozart, Cimarosa, Rossini. Cela peut signifier aussi qu’on raffine sur le musée lui-même et qu’évitant les lieux-communs picturaux on cherche à faire trembler l’image par l’incertitude du souvenir. Un travail hyper-culte peut venir ainsi faire jouer l’indéterminé là où on semblait très précisément vouloir d’abord l’exclure. C’est là, très précisément, un aspect du travail de la fin du siècle qui va de pair avec la diversification forcenée du musée.
11L’écriture romanesque de Péladan pratique ce raffinement précieux sur le corpus référentiel. La présence du pictural dans la Décadence latine apparaît d’abord sous ce jour et spécialement dans la lecture du Vice suprême. Péladan est friand d’un étalage de connaissances variées, l’histrionisme cuistre est l’une de ses poses favorites et non des moins irritantes. Il peut citer et commenter la Somme des péchés du père Benedicti comme si son roman était une Provinciale de plus, du moins croit-il là devoir explicitement instruire. C’est avec une sorte de hauteur terrorisante qu’en revanche sont assénées les références picturales à fonction descriptives. Au lecteur de savoir ce que c’est que la culture quand on juge pour lui que les jambes d’une moderne princesse d’Este, “trop longues, sont celles d’une Eve de Lucas de Leyde”, que les “formes” sont “parmesanes” et d’un “éphebisme à la Primatice”...
12L’autorité du coup d’œil de l’amateur/descripteur atterre le lecteur, égare sa mémoire et fait plus douter que “voir”. Corrélativement le personnage s’efface plus qu’il ne se montre, devenant un monstrueux Archimboldo, un montage de musées tout de mots. Le corps n’est qu’un corpus problématique de références disparates, parcellarisées, fétichisées, dispersées dans l’errance culturelle décadente3.
13La princesse d’Este du XIXe siècle est un montage improbable de souvenirs raffinés et spécieux, les personnages féminins de Péladan ont cette loi constitutive paradoxale4. Ce musée/corps n’est fait que de singularités marginales dont l’assemblage désigne en fait bien la perte centrale. Qu’il s’agisse de ce qu’on nomma ultérieurement le maniérisme avec Parmesan et Primatice ou du primitivisme au style dur, agressif et vulgaire des hollando-flamands, Schöngauer, Schoorel, Lucas de Leyde, ce ne sont là qu’infériorités par rapport aux modèles qui sont les valeurs de références et qui sont foncièrement classiques : Léonard, Raphaël, pour l’essentiel, comme chez Balzac ! Au cœur de ces jeux d’hybridations, le sourire est cependant vincien, contradictoire en apparence de la bizarre recherche du corps même :
D’un sourire à la Lise, d’un baissement des paupières à la Colombina, elle coupait une déclaration sans parler et sa façon de hausser les épaules contusionnait le plus lovelace.
14Mystère des “yeux clos”, mystère aussi du silence, signes de l’hermétisme que redouble l’allusion à la “colombina” qui n’est pas celle de la comédie italienne mais le nom italien de l’ancolie, fleur tenue pour symbole du Grand Œuvre et que le personnage du tableau de Léningrad, attribué aujourd’hui à Melzi, contemple Serait-ce donc que la Princesse est l’Initiée vincienne et son sourire celui du savoir ?
15La référence fonctionnerait ainsi si l’entreprise de Péladan n’était de représenter et de dénoncer la Décadence latine. Le projet idéologique vient perturber les jeux de références qu’il s’agisse des références précieuses du régime décadent ou celles, classiques quant à leur répertoire, de Péladan lui-même. Il convient, en effet, de dissocier Péladan et le décadentisme, d’autant plus qu’ils sont fréquemment purement et simplement assimilés.
16Le choix même des références marginales indique une pratique décadente ; on l’a souligné à l’occasion les tableaux privilégiés par le Décadentisme sont des tableaux sans maîtres. Cependant, il n’y pas de “valeur”, fût-elle bien une valeur posée “à rebours”, dans de telles références. Le corps de la princesse signe un “réel” devenu incapable d’art. La race, il s’agit d’une princesse d’Este, ne produit plus ce beau objectif classique, harmonieux qui constitue le repoussoir des déformations maniéristes caractérisant le personnage. En conséquence, le sourire vincien n’est pas un signe sûr, bien au contraire. Il ne saurait désigner une existence supérieure dans un corps taré en sa beauté. Il n’y a que feinte, affectation, faux-semblant, profanation, vice suprême, celui d’affecter une qualité absente mais en quelque sorte vraisemblable, attendue, désirée chez une princesse d’Este... du moins quand on “croit” aux princesses, ce qui est le cas du narrateur et peut-être celui du scripteur.
17Selon Péladan, la Joconde n’est pas perverse, tout au contraire, elle est l’Idéal mais perverti par la décadence moderne, l’idéal même se méconnaît dans le discours décadent. L’identification de la Joconde à la féminité mauvaise n’est donc qu’un effet moderne, non que la femme ne soit pas mauvaise mais parce que la Joconde n’est pas une femme ! Et moins encore une femme moderne ! Alors que le vincisme s’est constitué, on l’a vu, de l’évidence de la modernité de Léonard, Péladan travaille dans le sens d’une opposition radicale entre la valeur pure et suprême qu’incarne le Vinci et l’incapacité de penser et d’imiter cet absolu dans le régime décadent moderne. Nul plaisir donc chez Péladan aux jeux décadents, nul plaisir légitime du moins, tout au plus celui d’une délectation morose. Le Vinci moderne n’a pas d’autre sens que celui de la corruption perverse qui est l’effet de la réception par le XIXe siècle d’une œuvre idéale. Péladan dénonce le faux-sens et appelle à la restitution du vrai, cela implique que lui, du moins, échappe à la loi commune. Une part considérable des fantaisies pittoresques du Sâr trouve là son ancrage : dans la nécessaire conviction d’être “ailleurs”, de venir d’ailleurs.
18La princesse d’Este ne représente qu’un ailleurs déchu, celui des races féodales, l’aristocratie traditionnelle ne constitue plus qu’une illusion fallacieuse étant aveulie par la modernité mais feignant encore la noblesse. Léonora d’Este incarne la dégénérescence des élites dont Péladan entreprend une dénonciation régénératrice. Le musée hétéroclite où rayonne en profanation suprême le sourire de l’Intelligence doit disparaître, la restauration, selon Péladan, passe par l’esthétique, il ne restera même bientôt plus que l’esthétique quand s’effondreront les rêves de restauration d’une chevalerie authentique dans l’Ordre de la Rose-Croix du Temple et du Graal.
19On pourrait dire qu’il n’y a incription de la lecture décadente du vincisme que comme le revers moderne et faux d’une lecture symboliste dont on a retrouvé au passage les signes dans les textes contemporains de Barrès. En fait le texte de Péladan s’écrit à rebours du à rebours décadent, au nom, quant à l’esthétique, d’un idéalisme qui est assez foncièrement un néo-académisme. L’arcane CXXI de l’Esthétique énonce :
La perversité consiste à attribuer la beauté à un élément de désharmonie, à esthétiser un désordre, à doter un acte mauvais d’une théorie.
(Amphithéâtre des Sciences mortes III – Comment on devient artiste-Esthétique, Paris, Chamuel, 1894, p. 269)
20Cela n’empêche nullement Péladan d’être wagnérien et de dénoncer Nordau comme lui-même pur produit de la “dégénérescence” en tant qu’hostile à Wagner.
21Comme l’est la princesse, son milieu est corrompu et/ou décadent, mais d’une corruption toute masquée par l’élégance aristocratique, par une culture aussi. Le nom de l’héroïne, Léonora d’Este, impose le souvenir de l’une des cours les plus brillantes de la Renaissance italienne, plus précisément celle d’Isabelle et de l’humanisme de Mantoue. Isabelle d’Este qui tenta, vainement d’attirer Léonard de Vinci, de cette tentatvie subsiste un portrait, Tun des dessins majeurs de l’œuvre vincien conservé à Paris. Péladan rejoue en contexte moderne cette résistance de l’artiste authentique aux séductions d’une cour et d’une femme, mais alors que Léonard résista, les modernes succombent. Léonora vit entourée d’artistes, un peintre, un sculpteur, un poète, tous vont signifier la décadence tout en la méconnaissant, tous vont subir l’influence maléfique de la princesse qui, en bonne décadente, va exaspérer le désir, susciter les fièvres imaginatives d’où naîtront les faux chefs-d’œuvres caractéristiques de l’âge moderne. Antar le sculpteur, Marestan le poète provençal, voient leur œuvre habitée par l’androgynie perverse de Léonora d’Este, c’est à dire encore par un signe ambigu, dans le régime moderne.
22L’androgynat est dans Le vice suprême un signe qui fonctionne à rebours de sa vérité, en cela il n’est pas en lui-même pervers mais perverti par la Décadence. De même que la princesse pervertissait les signes de l’Initiation, elle pervertit ce signe suprême du Grand Œuvre qu’est, selon Péladan, l’androgyne. Ce n’est cependant que dans les textes ultérieurs que Péladan apporta la lecture restitutive, Le vice suprême demeure organisé en fonction de la représentation d’une beauté transgressive des répartitions sexuelles et, en conséquence, fascinante. Les données de la fascination rappellent celles de l’essai de Pater puisqu’en quelque sorte il s’agit dans l’apparence d’une identité féminine de laisser voir l’altérité conflictuelle des deux sexes, des deux principes constitutifs de l’univers. Ce que Péladan s’efforcera de poser tout au long de ses textes est néanmoins l’impossibilité de réaliser cet androgyne autrement que dans l’Art et dans une pratique artistique qui ne saurait avoir qu’un Homme et un Initié pour Maître. La femme ne peut que faire choir l’entreprise suprême de réconciliation des contraires, elle ne peut que la récupérer au profit des propres fins de sa nature qui sont d’ordre sensuel et matériel. La fascination mauvaise qu’exerce la princesse naît d’une rencontre de données hermétistes analogues à celles de Pater, données transférées de leur discours d’origine dans celui de l’esthétique mais chez Péladan travaillées par une représentation négative de la féminité, l’anti-féminisme étant chargé de représenter, de donner figure et identité sexuelle à la “crise”. Cette fois, c’est en concordance que l’on retrouve l’idéologie décadentiste, le mal social et historique se nomme Femme. Reste chez Péladan que l’initié-Artiste peut la vaincre, preuve en est l’existence de l’androgynat rayonnant et pur dans l’œuvre de Léonard.
23A supposer que Péladan ait connu l’œuvre de Pater, ce qui n’est ni sûr ni foncièrement important, il n’aurait probablement trouvé dans l’essai qu’une manifestation décadente, l’effet de fascination tendant à susciter des délectations esthètes qui n’ont rien de commun avec l’exigence combative de l’éthique péladane. Pater, en bref, pourrait bien être n’être que le plus accompli des artistes victimes de charmes décadents de Léonora d’Este. Au reste, alors que tous les éléments interprétatifs de Pater ne s’identifiaient sexuellement que par leurs connotations dans l’imaginaire, au contraire, le texte de Péladan, communiquant encore en cela avec les pratiques décadentes, travaille en clair sur l’altérité des sexes.
24Plastiquement, la princesse irrite la beauté vulgaire qui ne connaît que l’identité oppositionnelle de chacun des sexes, comme elle falsifie l’idéal androgynal dont elle constitue la caricature dans le code de la féminité perverse et dont le répertoire muséal se chercherait du côté des pseudo-primitifs germaniques, des Cranach auxquels on pense en lisant que Léonora a “les gracilités, les aigreurs, les acidités de forme, l’élancement maigre des lignes, les seins presque pectoraux, le ventre et les hanches effacés”. Telle, elle se connaît comme Androgyne mais interprète “naturellement” l’androgynat comme vice : “Que mon corps soit Androgyne et l’androgynat le vice plastique, je ne le conteste pas”. Type même du discours décadent sur l’Idéal ramené à la loi décadente mais cela n’est sûr que si l’on tient compte des textes de Péladan qui environnent le premier roman de la Décadence latine. A ne lire que Le vice suprème, il est permis d’hésiter sur la position du discours par rapport à la “vérité”, hésitation quant à la relation entre le discours du personnage et celui, imaginaire mais nécessaire, du scripteur. Ceci d’autant plus que la suspicion de l’androgynat est évidemment non seulement justifiée par les représentations morales de la dualité sexuelle mais aussi par leurs retombées esthétiques. On a vu comment les soupçons de Taine formulaient l’interdit de son désir.
25Si Le vice suprême ne développe pas une théorie positive de l’androgynat, il n’en reste pas moins qu’elle semble nécessaire au fonctionnement d’ensemble du texte, sauf à vouloir qu’il y ait incohérence.
26Le narcissicisme de la princesse intervient directement dans le champ social de l’art, mécène, elle tente le sculpteur sous le mode de la commande. Maîtresse du pouvoir économique, elle achète aussi ce que son corps corrompt. Léonora propose à Antar, le sculpteur, de la représenter en saint Michel terrassant le dragon. La bête se fait donc elle-même Ange, pervertissant ainsi des champs de valeurs différenciés mais connexes dans le système de Péladan. Le champ religieux est le plus évident, ce qu’elle propose est un blasphème, elle “satanise” le prince même des milices célestes dans l’exercice de ses fonctions ; le champ hermétiste n’est pas moins concerné si l’on pense que le combat du chevalier et du dragon figure l’Initiation, le dragon figurant la dangereuse matière première de l’œuvre qu’il faut ouvrir ; enfin dans le champ esthétique, ce que Léonora demande est comme une réplique moderne d’un thème iconographique majeur de la première Renaissance culminant avec Raphaël, l’ange d’Urbin, le Divin. Significativement le souvenir de Raphaël, peintre des Anges, apparaît dans un curieux épisode de jeunesse de Léonora — le texte est construit sur des retours en arrière. Une vile prostituée, nommée Gaga, ayant souillé la couche virginale de la princesse en s’y vautrant, celle-ci la chasse en une scène de flagellation qui semble décalquer en (faux) sublime la scène fameuse par laquelle s’ouvre L’assommoir. Faux sublime car, là encore, ce n’est que l’apparence qui suscite l’analogie picturale aux vrais modèles :
avec sa fauve chevelure éparse, son corset de satin bleu qui mettait une sorte de cuirasse à sa sveltesse d’archange, elle semblait un de ceux qui châtient Héiodore dans les fresques.
(Le vice suprême, Paris, Editions du monde moderne, 1926, p. 60).
27La “réalité” intérieure du personnage ne cesse de dénoncer le masque culturel valorisant. La captation des modèles positifs du musée imaginaire classicisant de Péladan, n’est que piège narcissique. Léonora jouit de sa propre beauté et des effets corrupteurs de son charme, elle est Hélène :
Hélène traversait souvent sa pensée. Elle eût voulu, fille de Tyndare, promener au crépuscule ses voiles blancs sur les tours de Troie, et entendre sur les dalles du rempart le doux claquement de son cothurne, en songeant avec indolence à ces peuples qui s’entretuaient en un autodafé splendide à sa beauté.
(op. cit., p. 86).
28Souvenirs de textes, d’images aussi, ces toiles de Gustave Moreau des années 80, exactes contemporaines du roman et peintes par un artiste que Péladan chercha vainement à attirer aux salons de la Rose-Croix.
29Si la princesse corrompt les artistes, elle échoue devant les Initiés, les Sages, les Mages qui sont les signes prophétiques d’une restauration possible de l’Idéal. Ceux-là sont les véritables “vinciens”, doubles du scripteur, ils échappent à la décadence moderne. Qu’il s’agisse de Mérodack, le Mage, ou d’Alta, le prêtre, l’un et l’autre résistent à la Circé moderne, aux “rayons de ses yeux verts” Ils souffriront mais sans atteinte de l’âme. Ces deux personnages annoncent l’Ordre rosicrucien inventé par Péladan est destiné à reconstituer, sur une base initiatique et chrétienne, une véritable aristocratie alors que la noblesse traditionnelle s’est embourgeoisée et que le dernier héritier légitime du trône vient de mourir. Le vincisme a, chez Péladan, des implications politiques inattendues mais qui ne font qu’expliciter les rêveries impliquées dans les textes d’un Barrès. La hantise d’une élite destinée à faire pièce à la vague démocratique, alors même qu’il n’y a plus de perspectives monarchistes sérieuses, est partout dans l’idéologie du temps, celle du moins des milieux cultivés, Péladan n’eut que le tort, le ridicule, la naïveté, de vouloir en réaliser le fantasme, à tout prendre la Rose-Croix n’est pas plus absurde, tout en étant plus pittoresque, que nos confréries modernes de “surdoués”...5.
30La victoire du prédicateur sur la princesse sera sa perte au regard du monde mais mystiquement il réalise la vérité de l’archange Michel, il abat le dragon décadent dont quasiment au terme du livre Péladan donne une dernière référence illusoire : la Joconde.
31La princesse n’est, en effet, dans la majeure partie du texte, associée qu’indirectement au plus célèbre des tableaux de Léonard. Significativement, dans ses années d’adolescence, Léonora se découvre des talents artistiques par la caricature. Son précepteur, ridiculisé par un dessin qui n’est dans l’esthétique idéaliste qu’une profanation vulgaire, y voit au contraire un talent à cultiver. Un maître de dessin achève la perversion de l’éducation esthétique en faisant travailler la jeune princesse d’après un recueil des caricatures “du peintre de Modestie et Vanité”, périphrase qui, outre l’annonce du roman bien ultérieur, rappelle l’idéal au cœur même de la méconnaissance. Il est évident que Léonora n’accède qu’à une partie dévoyée de l’Idéal, elle n’est vincienne qu’en analogie avec ce que Péladan rejeta explicitement ultérieurement du vincisme qu’il prône : la recherche analytique, l’investigation par le dessin de ce que l’arcane CXXI de l’esthétique péladane nomme “désharmonie”. De fait, ces caricatures sont pour la plupart apocryphes, Baudelaire les jugeait, en un des très rares textes où il se réfère à Léonard, “hideuses et froides”.
32Modestie et Vanité est également apocryphe mais Péladan affecte, on y reviendra, de tenir le tableau pour un Vinci, c’est donc encore comme une allusion perverse à l’Idéal qu’il faut lire tel autre détail descriptif référé au même tableau, tel costume aux manches bouffantes “d’une de ces adorables et fragiles teintes violâtres et burgeautées que donne l’aniline”. La princesse “pose”, c’est “d’après” le Vinci du palais Sciarra qu’elle est “habillée”, (cf. p. 297 de l’édition citée). De Léonard elle n’a que le costume, l’illusion culte, destinée à fonctionner comme signe pour “l’amateur”, mais comme signe mondain, vide ou pire.
33Le travail minutieux de ces dispositifs référentiels biaisés est moins périlleux que celui qui domine le texte du roman en reprenant l’un des procédés les plus ordinaires de motivation en régime romanesque de la glose artistique. Péladan décrit d’abord en frontispice la chambre de la princesse ; ultérieurement dans la lecture du texte, il décrit l’hôtel lui-même, à la faveur d’une réception regroupant toute la “société” de Léonora d’Este à Paris. Il est de la vraisemblance d’un tel dispositif, que des tableaux soient nommés, voire décrits, Péladan n’y manque pas. Dans cette galerie d’Este parisienne, le chef-d’œuvre est un Vinci, tableau à partir duquel Péladan fait produire une diversité de textes qui semble mimer dans le roman le bruissement multiforme du texte moderne concernant la peinture. Une fois encore, il faut penser à une écriture décalée, à une distanciation démonstrative de discours qui sont des effets de décadence. En cela, Péladan prend à contrepied la pratique citationnelle caractéristique de la Décadence, pratique qui est d’ailleurs assumée sans distance critique par Péladan lui-même en de nombreuses occasions. Cependant, alors que l’écriture décadente ne cesse de montrer la culture, de la monter en représentation truquant l’illusionnisme vraisemblable des romans, c’est la vraisemblance romanesque moderne, la fiction des discours d’un salon parisien cultivé, qui se trouve mise en position citationnelle, ce qui contribue a contrario à désigner le lieu vide du vrai, l’attente d’une parole venue d’ailleurs et, dans le texte même, non prononcée. En cela, la technique romanesque de Péladan n’est pas faible.
34La distance de décadence qui sépare le vraisemblable réaliste du vrai permet de tourner une difficulté assez considérable. Supposer un Vinci dans une collection imaginaire n’est pas sans risque, cela du fait même de ce qu’on signalait d’abord, c’est-à-dire que la nomination d’un peintre “réel” fait attendre un tableau “réel”, c’est-à-dire un fonctionnement référentiel monovalent de l’écriture. Or, le corpus vincien est si restreint qu’il est impossible de supposer que la Joconde soit hors du Louvre d’une part et difficile d’inventer un tableau imaginaire alors qu’il en existe peu de vrais et tous présents dans les mémoires des lecteurs cultivés. La question est symétrique de celle posée par les jambes de l’Eve de Lucas de Leyde, je n’ai rien de précis à mettre sous cette référence, en revanche sous la référence Vinci je dispose d’un répertoire restreint et précis.
35Alors même que la sophistication des références picturales était péremptoire et ne tenait pas compte des incapacités du lecteur, la référence vincienne aurait pu se borner prudemment à ce même vague par un simple nom, l’énoncé d’un sujet type (une Hérodiade par exemple comme le fait Stendhal). Péladan développe au contraire à l’extrême la dangereuse fiction d’un Vinci imaginaire en ne s’accordant que le privilège suscité par le contexte décadent, c’est-à-dire que selon la logique même des perversions décadentes, ce soit un “faux Vinci”. Cela revient à dire que ce tenant de l’idéalisme esthétique le plus sévère est amené à se livrer aux plaisirs du pastiche imaginaire en décrivant et en célébrant poétiquement un tableau qui est un imaginaire à la manière de Léonard. Le problème de la description est relativement aisé puisqu’on vient d’admettre qu’il ne devra s’agir que d’un Léonard tel que le conçoit la Décadence, c’est-à-dire un faux pervers, une caricature. En revanche, Péladan fait produire au poète Marestan, qui fait ses débuts dans le monde, un vaste poème “inspiré” par le tableau qui est, on s’en doute, le double pictural ancien de la moderne princesse. La tâche de Péladan est donc de produire là encore un texte ambigu qui puisse passer pour beau selon les critères décadents, tout en étant du point de vue de l’idéal un échec. C’est l’exact renversement de la position du texte de Pater où l’art devait engendrer l’art, où le critique devenait artiste. Dans la perspective de Péladan tout est suspect, le tableau, la façon d’en parler, le poème qu’il suscite. Exhibition d’une sorte de paroxysme critique des pratiques décadentes.
36Le tableau est suspect, un ouvrage d’école, un travail d’élève... Sur cette donnée, Péladan articule une critique de la critique contemporaine, on songe qu’il produisit ultérieurement une “réfutation esthétique de Taine”. En effet, le tableau inférieur fait proliférer les discours de salon, alors que Mérodack énonce, comme tel arcane de l’esthétique, que “le chef-d’œuvre prouve l’âme et reflète Dieu”, ce que les “amateurs” mondains recherchent, y compris les artistes comme Antar qui prennent part à ces jeux, c’est l’attribution, l’anecdote qui manifeste qu’un Maître ne s’impose pas :
— “Votre ami”, dit Spicq à Antar, “croit que c’est un Vinci, c’est un Salaino”.
— “Un Luini, ou plutôt un Beltraffio”, et ils discutèrent l’attribution.
(op. cit., p. 167).
37A l’occasion, cette représentation de l’échange des “idées reçues” se fait selon des modèles flaubertiens, la chute finale “et ils...” est quasiment un pastiche.
38Autre signe de la mondanité qui masque du sérieux de l’érudition la perte de l’Idéal, la représentation évolutionniste des écoles qui tend à s’imposer dans le développement moderne de l’histoire de l’art, développement étant trop dire puisqu’il s’agit bien plutôt d’une saisie de l’art par l’histoire comme type de discours scientifique dominant :
Dans la bibliothèque, Drouhin et Spicq, en manteaux vénitiens causaient.
— “Il n’y a pas de génération spontanée ; les dates sont toute l’histoire de l’art. Pietro della Francesca annonce Léonard”.
— “Comme Rotrou annonce Corneille ! Parti pris !” répliquait Drouhin “La rengaine du genuit. Giorgione a engendré Titien qui a engendré Van Dyck, qui a engendré Velasquez, qui...”6.
39Enfin, ironie encore, plus acerbe, sur la critique d’art, sa profusion bavarde et ses interprétations vulgaires :
— “Le français né malin,” fit Ligneuil, “créa la critique d’art, quelque chose comme la fugue. On prend un motif, c’est-à-dire un tableau, et on exécute les variations du Carnaval de Venise : le sourire de la Joconde, par exemple...”
— “Elle sourit des yeux”.
— “Elle semble avoir eu des enfants”, observa la Nine.
— “Parbleu ! elle a eu tout et trop. A nos heures nous avons tous le sourire de la Joconde”.
(op. cit., p. 226).
40La satiété fin de siècle n’est qu’un effet de causeur, la conscience que la Décadence a d’elle-même est comme celle de Léonora, elle est elle-même décadente. Rien donc qui rappelle le renversement en valeur de l’exténuation dans la rhétorique décadentiste, le texte de Péladan s’approche davantage, horresco referens, du moralisme de Taine qui, en dépit du positivisme historiciste et de ses interprétations de l’androgynat, partage avec Péladan une esthétique foncièrement idéaliste et classicisante.
41La représentation des discours “scientifiques” visant l’art dans la modernité environne les discours proprement littéraires, selon d’ailleurs une loi qui se vérifierait dans les revues du temps et particulièrement celles qui, comme la Gazette des Beaux-Arts, font alterner dans chaque livraison, le discours technique des savants et le discours sensible des littéraires. Degré premier de l’effort littéraire la description qui, ici, est d’un imaginaire vraisemblable d’un épigone vincien interprété selon l’esprit, c’est-à-dire le code, décadent :
A mi-corps, une dame rousse, aux yeux chimériques, au sourire diabolique, presque roide en sa robe d’un rouge violent, croisait ses deux mains étroites sur sa poitrine dans une contemplation ironique.
(op. cit., p 166).
42Peu de souci proprement pictural mais une accumulation des poncifs du vincisme décadent et/ou de la féminité mauvaise dans des couleurs agressives qui semblent dissiper les mystères du sfumato vincien dans les aigreurs des préraphaélites swinburniens. Une Joconde rousse, comme plus tard chez Lorrain, un Vinci qu’aurait repeint Rossetti. Peut-être faut-il malgré tout se souvenir du musée et, à défaut des tableaux obscurs de Jean Lorrain, de ce portrait de Ginevra Benci, rousse à la robe rouge, portrait alors attribué à Beltraffio, aujourd’hui, exception remarquable à la règle, à Léonard lui-même. Colorer un Vinci, c’est rompre un système esthétique qui exclut quasiment la couleur, à la différence de Ruskin et des premiers pré-raphaélites mais pas de Watts ou de Burne-Jones que Péladan admire7.
43Quant au poème qui naît de la fascination exercée par un tel tableau, Péladan l’élude, le dérobe, n’en produit que l’ombre, le distanciant encore un peu plus de la supposition qu’il fut d’abord écrit en provençal, langue maternelle du poète. Ce qui est divulgué n’est donc qu’une traduction supposée, tant il est vrai que rien n’existe-là qui ne soit adultéré et signe d’une perte méconnue.
44Cela étant, que dire du texte... Il est célébré par les auditeurs mais leur jugement est vicié, quant au narrateur/scripteur, il poursuit ses jeux de silence nourrissant l’attente d’une restitution. A le considérer comme pastiche, le pastiche est bon, bien fait. La structure est respectée, elle associe l’anecdote d’une fascination, suscitant l’émotion érotique et la souffrance délectable, jeu qui doit être pensé chez Péladan en référence tue avec le texte de Dante qui fait partie des références canoniques de l’auteur. Les ornements sont ceux rencontrés dans les litanies de la féminité perverse, le fatras culturel est suffisamment recherché pour que César Borgia et saint François d’Assise se rencontrent en un même vers, constituants du “monstre” imaginaire que cette “chimère” eût aimé.
45Le figure est une “fleur du mal”, parée comme une héroïne de Gustave Moreau, “cadrée” à mi-corps comme un Rossetti, glosée en provençal à la manière d’une “dolorès” de Swinburne, une amplification du sonnet des Névroses tout juste publié l’année précédente, un abrégé d’époque du livre-musée de Mario Praz, “La carne, la morte e il diavolo :
Plus pâle que l’aube d’hiver, plus blanche que la cire des cierges ;
Ses deux mains ramenées sur sa poitrine plate,
Elle se tient très droite dans sa robe rouge
Du sang des cœurs qui sont morts pour elle.
La perversité niche aux coins de sa bouche ;
Ses sourires sont empennés de dédain ;
Dans ses yeux pers, diamants céruléens
Qui fixent de lointaines chimères,
Sa pensée file le rouet des impossibilités.
***
Toi qui as refusé ta lèvre au baiser profane, qui a repoussé la cyathe Bourbeuse de la passion ; et qui es restée dans ta continence de sainte, Fidèle à ton vœu monstrueux, O Fille du Vinci, Muse
Dépravante de l’esthétique du mal, ton sourire peut s’effacer sur la toile.
Il est fac-similé dans mon cœur, où ainsi, que la pierre jetée au gouffre,
Il décrira des remous circulaires, grandissants et qui élargiront
Jusqu’à ma mort ton désir des Amours impossibles, - le Mien.
Chimère, ta vue m’altère de cette soif du Beau Mal,
Que tu es morte sans assouvir.
O sœur de la Joconde, ô sphinx pervers, je t’aime !
46L’admiration des auditeurs s’adresse bien à une allégorie de la féminité décadente. Les yeux céruléens qui citent le “Cœrulei oculi” de Gautier disent une “famille”, un type frigide et sadique dont Germain d’Hangest retrouvait aussi l’effet dans la Joconde de Pater. Cependant, de ce fait, il s’agit bien aussi d’une “erreur” esthétique dans le système propre à Péladan qui est infiniment plus classique et plus simpliste que celui de Pater. Il ne saurait y avoir chef-d’œuvre authentique là où il y a fascination asservissante du poète, pas de travail de la féminité “mauvaise” dans la Beauté, tout au contraire une résorption du “mal” féminin dans l’ordre supérieur masculin. C’est un contre-sens en esthétique péladane que de supposer, comme le fait Pater, qu’il y ait une “profonde corruption” œuvrant dans la Beauté. Alors que tout le jeu de Pater consiste à maintenir des ambivalences et particulièrement à faire de la féminité un principe actif fécondant, l’esthétique de Péladan ne suppose qu’une traditionnelle soumission de l’animalité féminie à la supériorité masculine. La corruption n’est que dans la posture décadente qui asservit le Poète à la figure mauvaise et à son double moderne, la Princesse. Le jeune poète, né provençal pour être un nouveau Pétrarque, ne sera qu’un mondain. Les salons tuent et à son tour le Mage voudrait tuer “les sourires italiens” de la Princesse d’Este. En contre-point du poème prêté à Marestan, il faudrait mettre celui que Péladan prend à son propre compte et qui est une longue litanie de l’Androgyne :
Sexe très pur et qui meurs aux caresses ;
Sexe très saint et seul au ciel monté ;
Sexe très beau et qui nies la parèdre ;
Sexe très noble et qui défies la chair ;
Sexe irréel que quelques uns traversent comme autrefois Adamah en
Eden ;
Sexe impossible à l’extase terreste ! Los à toi qui n’existes pas !
***
Anges de Signorelli, Saint Jean de Léonard, punisseur de l’Eden et coupable d’Ereck, messager du mystère et moyen du miracle, céleste ambassadeur, tu es le point suprême où notre exil de matière peut concevoir l’esprit : tu es la visibilité où la Norme céleste peut se manifester à la prière. Los à toi !
Vrais anges du vrai ciel, brûlants Séraphs et Kérubs abstracteurs, tenants des trônes de Iavhé, Seigneurie et essence Déiforme ! Prince du Septnaire, qui tour à tour commandes et obéis. O sexe initial, sexe définitif, absolu de la forme, sexe qui nies le sexe, sexe d’éternité ! Los à toi, Androgyne !
(“Hymne à l’Androgyne”, repris dans De l’Androgyne, Paris, Sansot, 1910, pp. 89-96).
47On le voit, le poème “vrai” est bien plus près de Péguy que de Rollinat.
48Inférieure, la femme est sans mystère, sans énigme, c’est le saint Jean qui est le “sphinx de l’Occident” non la Joconde. Le mystère n’est chez la femme qu’affectation du mystère, la façon dont elle cherche à spiritualiser elle-même son manque. Le mystère est comme la vertu de la princesse d’Este, un “vice suprême”. C’est dans le divertissement d’une pièce de pensionnat que, selon une logique paradoxale mais caractéristique de l’économie décadente, Léonora elle-même énonce cette vérité de la femme selon Péladan :
Sois fidèle à l’idéal, ô poète !... Ne cherche pas l’énigme de la femme, elle n’en a pas et elle te dévorerait”.
(Op. cit., p. 65).
49Le mystère, l’énigme, supposent également qu’il puisse y avoir une “connaissance” cachée, une vérité à chercher. Péladan récuse ce qu’en quelque sorte le décadentisme suppose de positivité paradoxale à la femme. La femme ne sera que par l’homme. Ce qui est une manière encore de penser en termes “classiques” ce que masque la rhétorique de la féminité mauvaise et qui ne se désigne jamais que sous le mode métaphysique de “la Nature”. Au moins à l’époque du Vice suprème, l’anti-féminisme de Péladan dit aussi qu’il n’y a pas de problème quant à la science, celle-ci demeure le “propre” de l’homme, son ordre, la raison règne même si c’est par les voies énigmatiques de l’hermétisme.
50C’est en coulisse qu’un mondain s’il en fut et surtout un homosexuel plaisante là où Péladan édicte ses arcanes. La sage maxime de Léonora appelle le souvenir parasitaire d’une nouvelle d’Oscar Wilde écrite en 1887 : Lady Alroy, qui devint ensuite et plus explicitement The Sphinx without a Secret8. Le texte fut traduit en français en 1906 sous le titre Un sphinx qui n’a pas de secret. Oscar Wilde joue avec le dispositif décadent, suppose une mondaine, qui serait un Léonard en quête d’auteur. D’un regard, un “amateur” l’identifie : la Joconde aux zibelines, nouvel avatar en contexte vincien d’une Vénus aux fourrures qui se drape dans “une noire zibeline” mais qui, quant à la peinture est d’après le Titien et les Flamands... Chez un esthète comme Wilde qui a lu Pater, nulle surprise si cette femme est une “clairvoyante”. Du moins le paraît-elle, car le texte de Wilde est sur le vide, on s’en doute puisque le titre l’affiche. Le personnage n’a d’autre vice que de faire croire qu’elle est un mystère vivant. Le refus pétrarquiste devient organisation d’un jeu de cache-cache et la quête amoureuse un roman policier ne débouchant que sur un dénouement cruellement humoristique. Le beauté qui est “une beauté formée par nombre de mystères”, en vraie Joconde post-paterienne, meurt de congestion en héroïne de Dumas fils... On pense à des retournements de rhétoriques propres à Laforgue.
51Ce qui peut se traiter par les voies de l’humour, Péladan le maintient dans la gravité sentencieuse. Dévoiler les perversions décadentes est œuvre morale, ce ne serait que vice de lire un tel livre pour les turpitudes qui s’y montrent. Se souvenant sans doute des Diabolique et de leur difficile valeur apologétique, Péladan inclut dans son texte la dénonciation de la curiosité concupiscente, figurant comme signe du vice moderne la lecture profane que pratiquent les mondains du manuel des confesseurs du père Benedicti. Comme cela pourrait ne pas suffire, Barbey d’Aurevilly lui-même, maître en la matière, apporte en une préface autorisée l’assurance que tout cela n’est écrit qu’ad majorem Dei gloriam.
52L’œuvre est donc morale et réaliste en ce qu’elle décrit la bassesse de ce qui est. Péladan dénonce les élites abâtardies au nom d’élites futures. Ce qui s’annonce dans l’ignominie de la Décadence est le sursaut rédempteur qui doit s’accomplir par la Beauté, par la Connaissance et par l’Amour. La figure symbolique du Vice suprême serait celle dont on a signalé la perversion : saint Michel triomphant du dragon qui est aussi Apollon vainqueur du serpent Python, mythe héroïque qui a ses retombées dans l’esthétique idéaliste. Péladan est à la recherche des Anges, il fait donc la bête, donnant un tour très particulier à une pensée qui recoupe à bien des égards l’effort ruskinien. Cependant, alors que Péladan s’enferme dans le pittoresque agressif du bazar occultiste, rénove la Rose-Croix, cultive “l’aristie”, Ruskin crée la Guilde Saint-Georges et s’oriente vers une rédemption esthétique mais des masses. Le culte des élites clive le courant anti-démocratique. Péladan représente une tendance qui n’accorde au “peuple” qu’une capacité animale, que le “Sceptre” doit d’ailleurs veiller à satisfaire sous peine de susciter lui-même par sa carence économique les ferments révolutionnaires inhérents à l’animalité du Nombre, rien donc qui relève de la Pitié, de la Douleur, de la Commisération. En conséquence, la position de Péladan est concurrencée par les courants misérabilistes soucieux de la “question sociale”, toute la bienfaisance charitable à l’égard des pauvres que réveille dans les élites culturelles françaises de l’extrême fin du siècle la lecture de Ruskin et de Tolstoï ; “deux hommes actuellement [qui] prononcent encore des paroles de Vie”, écrit d’ailleurs Péladan dans La vertu suprême, “l’un constitue la réaction contre l’idée infernale de progrès, stupide notion d’ingénieur en délire ; l’autre, le mode de christianiser les institutions plus barbares aujourd’hui que les individus”9. L’imprégnation ésotérique des milieux lyonnais qui furent ceux des années de formation de Péladan orienta sans doute ses formulations vers des codes dont le mystère apparent ne peut cacher l’enjeu idéologique d’ensemble de l’entreprise. Celui-ci est simple et clair et ne révèle d’aucune initiation ; Il ne faut donc pas ni que le jargon de Péladan et ses prétentions soient reçus comme vides ni comme vérité profonde, l’entreprise est pertinente dans le contexte où elle se produit. Le vincisme apparaît ainsi comme un dispositif d’investissement d’une idéologie complexe, ayant des “adhérences” en des lieux qui ne sont nullement ceux de l’esthétique pure. La proximité de Péladan et de Ruskin se clive quant à la conduite à tenir à l’égard des masses populaires, ceci se rejoue à l’évidence dans l’opération de mythisation à l’œuvre dans leurs esthétiques respectives. L’un et l’autre tendent à privilégier des valeurs traditionnelles contre la modernité picturale, qu’il s’agisse de lutter contre Whistler ou contre Manet, l’un et l’autre célèbrent les Quattrocentistes, mais alors que Ruskin cherche essentiellement des figures sociales, inventant un Moyen-Age vénitien comme modèle d’une “bonne” société globalement esthétique, remontant le temps pour s’éloigner des émergences individuelles de la Renaissance, Péladan, au contraire, célèbre les Individus, qu’il s’agisse de Signorelli ou de Raphaël. Pas de société idéale chez Péladan, sinon celle d’un pseudo-Ordre rénové, des individualités qui se cherchent dans l’espace où l’historiographie dominante les consacre : la Renaissance. Péladan occupe le terrain même des valeurs bourgeoises, terrain qu’en un certain sens il “convertit”, comme il fait les pratiques décadentistes. En cela, alors que Ruskin, introduit en France vers 1895, rénove, réactive une tradition ultra-catholique de récusation de la Renaissance comme modèle culturel mythique, Péladan corrobore les courants concomittants qui exalteront les “valeurs” classiques au début du XXe siècle. L’idéologie réactionnaire et anti-démocratique couvre, du fait même de ses contradictions, la totalité de l’héritage culturel.
53Il reste que le code choisi par Péladan pour affirmer l’aristie nécessaire, restreignit nécessairement la portée de la “doctrine” péladane, l’idéologie traditionnaliste ruskinienne était, à coup sûr, d’un maniement plus aisé. C’est d’ailleurs décanté de l’occultisme que le néo-classicisme fit carrière.
54L’attente d’une régénération des élites par l’occultisme fut déçue, de même que l’espoir de régénération sociale de la bourgeoisie et de la noblesse anglaises chez Ruskin. La vertu suprême, publié en 1900, est le constat romanesque de l’échec de l’Ordre de la Rose-Croix. Le vincisme suit cette trajectoire qui mène des affirmations conquérantes au constat de l’échec. En 1884, le premier roman de la Décadence latine a, c’est peut-être un réel mérite d’écriture, comme caractéristique de creuser constamment l’attente d’un texte positif. La saturation didactique de ce qui est d’abord ouvert par le roman s’accomplit dans des textes ultérieurs, déployant les vérités curatives. Cependant, ce déploiement du vrai s’accomplit dans la polémique, la répétition et d’étranges opérations qui répartissent l’affirmation didactique selon des dispositifs occultistes ayant un curieux effet dispersant.
55Les efforts didactiques de l’Amphithéâtre des sciences mortes n’interrompent nullement la production romanesque. D’année en année, la Décadence latine progresse, en 1906, vingt-deux ans après Le vice suprème, Le nimbe noir fut le 19e volume de l’Ethopée, une régularité quasiment sans faille ! Tout cela n’alla pas sans quelques tragédies et drames publiés entre 1892 et 1895, sans une profusion d’articles et d’opuscules divers dont certains furent regroupés sous le titre Les idées et les formes, dont La dernière leçon de Léonard de Vinci à son Académie de Milan, publié en 1904. Ajoutons encore ce qui fut l’un des ouvrages les plus lus de Péladan, une édition et une traduction du Traité de la peinture, compilation apocryphe attribuée traditionnellement à Léonard de Vinci. Une activité multiforme, profuse, confuse, prétentieuse, boursouflée, ne cessant de ressasser d’impérieuses vérités indémontrables. En tout cela ou presque, des constantes : le théâtre grec, Wagner, Dante, pour s’en tenir aux références culturelles, Vinci également, le seul dont l’œuvre peint soit constamment et sans restriction placé au-dessus de tout, ce qui n’empèche pas qu’un regret soit partout exprimé : celui de la dispersion vincienne.
56D’une façon toute classique, Péladan déplore la dépense débridée, le gaspillage forcené qui caractérise l’œuvre de Vinci, spécialement en ces années où la publication des Carnets développe la célébration de l’œuvre scientifique. Péladan fait de Léonard le modèle suprême du “rédempteur” esthétique, il est au degré sublime celui qui réalise l’œuvre ésotérique dans le domaine esthétique, il porte la matière “au septième ciel” de l’expression symbolique, comme l’écrivit Pater. Cette transmutation esthétique, seul l’artiste peut l’accomplir, elle est essentielle et en conséquence devrait être exclusive de tout autre investissement. On peut être surpris que, contrairement à l’attente, Péladan se garde bien de valoriser la tradition qui faisait de Vinci un alchimiste. A chacun son ordre, son “charisme”, à chacun son mode de réalisation de la transmutation, or l’ordre esthétique est spécifique chez Péladan, distinct de l’ordre de la Connaissance. Chaque Initiation a ses voies propres, il n’appartient donc au Peintre que d’être le Peintre. Péladan souligne, à l’occasion, que Léonard n’a été initié qu’à des secrets de pacotille, le tout venant de la connaissance ésotérique, ayant connu cela Léonard lui-même s’en est gaussé10. En 1910, La philosophie de Léonard de Vinci nie qu’il ait été initié au néo-platonisme mystique pas plus qu’à la magie, celle-ci, au demeurant, n’est qu’une “falsification juive”, or “Léonard, en sa qualité de génie aryen, est un anti-juif”11. On frémit si l’on songe que le néo-classicisme “aryen” permit ultérieurement de condamner, avec effet, l’art dit juif et/ou dégénéré. Là encore, il serait vain de croire qu’il existe une esthétique “pure”. Quant à l’initiation, elle aurait détourné l’Artiste de son ordre propre :
le titre de mage ne lui convient que par ses seules œuvres d’art et non par la méthode de son esprit. Aux arts du dessin, il est vraiment le mage, celui qui enferme le mystère de l’âme sous une paupière et le fait étinceler au coin d’une lèvre.
(“Le Vinci et les sciences occultes”, in Revue universelle, 1/12/1902).
57Même s’il n’y a pas contradiction quant au vincisme et à la fonction esthétique, La philosophie de Léonard de Vinci formule d’explicites distances à l’égard d’un fatras occultiste qui fut naguère familier à Péladan lui-même :
Le véritable Mage, c’est l’artiste et il y a plus d’initiation réelle dans le Saint Jean ou le Parsifal que dans les clavicules et grimoires. Ici encore Léonard résiste au courant de son époque, il a dit que les lois naturelles étaient les vrais miracles ; proposition lucide, simple et qui d’un trait purifie la religion et abolit l’art hallucinatoire de Faust.
(La philosophie de Léonard de Vinci, Paris, F. Alcan, 1910, p. 100).
58Péladan privilégie donc l’activité de l’artiste à la fois dans le cas de Léonard, ce qu’il semble avoir toujours fait, et dans le cas général, ce qui semble plus nouveau. Inversement, il semblerait que l’estimation de l’œuvre scientifique puisse varier d’un rejet à une relative acceptation.
59La déploration de l’activité scientifique de Léonard est partout dans l’œuvre de Péladan, l’ordre du Mage qui est celui de Vinci touche, voire dépasse, l’ordre du Prêtre. La connaissance scientifique est en revanche le péché même de la modernité, ce qui est l’industrie, le capitalisme, l’américanisme caractéristique des temps de la Décadence des élites. Vinci est bien “moderne” et “décadent”, non en tant qu’artiste mais comme expérimentateur, méconnaissant la valeur de la Tradition. Qu’il n’ait pas été Initié à la Science occulte est en soi un bien, mais qu’il ait cherché selon les voies mêmes de la science moderne est un mal absolu. Le Léonard de Péladan est une exacte récusation du Léonard de Valéry, même si, de fait, l’interprétation de la Méthode par Valéry fait réapparaître dans la portée universelle du symbolisme analogique une constante de l’esprit hermétiste. Clivage contradictoire là encore et paradoxale proximité dans le refus de la science moderne avec Ruskin pour des raisons diamétralement opposées puisque ce qui est requis de l’humilité de l’artiste ruskinien l’est de l’orgueil même, suprème, de l’Artiste selon Péladan. Alors que Valéry dissipait l’Art dans les jeux prodigieux de l’esprit pur, également capable d’un tableau et d’un pont, d’un sourire et d’une machine volante, Péladan condamne moralement la diversion :
Cette transcendentale curiosité, ce prurit de recherches en tous sens, cette dispersion de l’activité, ce don juanisme de la connaissance qui descend jusqu’aux métiers, représentent le côté passionnel du Vinci ; littéralement, sa débauche.
(De la subtilité comme idéal. Léonard de Vinci, Paris, Sansot, 1904, p. 31).
60La science s’oppose à l’art non seulement dans la diversification de ses pratiques, dans ses fins appliquées à la transformation matérielle et non spirituelle de la matière, dans son caractère collectif enfin. Alors que Ruskin déchiffre dans l’attitude scientifique un orgueil d’intervention qui signe l’individualisme bourgeois de la Renaissance, Péladan voit dans la connaissance scientifique, avec quelque raison, un procès accumulatif dissolvant la singularité de l’Œuvre. A proprement parler, il n’y a pas d’Œuvre scientifique, il n’y a jamais qu’un travail obscur, sans cesse détruit, remis en cause par ce qui suit. Seul l’Artiste travaille contre le temps si l’on peut dire, contre la masse aussi puisqu’il n’a d’autre tâche que d’imposer à la matière le signe irréductible d’une singularité. On a dit l’implication de cela en matière d’histoire de l’art, d’impossibilité d’une histoire de l’art, “histoire de l’art” n’est qu’une alliance de mots chez Péladan, une figure décadente construite selon une analogie aberrante d’après la science, en science, il y a une “histoire” et c’est là le signe même d’une infériorité. Tout au plus l’histoire peut-elle servir à radicaliser les émergences12.
61Il n’est, en conséquence, pas pensable que l’Art puisse devenir “scientifique”. La science ne peut que précipiter l’Art vers la matérialité. Le Vinci de Péladan est une figure anti-zolienne du fait même que son œuvre prouve, selon Péladan et à rebours des discours environnants, qu’il y a hétérogénéité des pratiques. Vinci a bien pu être homme de science, cela a entamé sa capacité artistique technique — ses recherches ont réduit ou détruit son œuvre peint —, cela n’a ni informé ni gâché sa capacité de figurer l’idéal. C’est de ce clivage radical que Léonard devient le modèle inattendu de l’anti-naturalisme :
Léonard en même temps qu’il formulait la méthode moderne donnait simultanément l’exemple de ne pas imposer aux arts, manifestation de la qualité, le même idéal qu’aux sciences estimatives de la quantité et de l’espèce. Lorsque l’illétré des Rougon-Macquart écrivit la théorie du roman expérimental, il ignorait jusqu’au sens des mots employés.
(La philosophie de Léonard de Vinci, p. 109).
62Léonard est constitué en repoussoir de “l’homme de Médan”, l’une des obsessions majeures de Péladan, il est corrélativement un anti-Manet puisque Manet représente la cible habituelle du Sâr en matière de naturalisme pictural. En 1896, l’affiche du Salon de la Rose-Croix représentait une femme casquée brandissant une tête coupée que chacun pouvait reconnaître comme celle de Zola.
63Il serait cependant trop simple de considérer la position de Péladan à l’égard de la science comme purement négative. L’imaginaire qui sous-tend ses théorisations est organisé selon une relation hiérarchisante systématisée qui tend à réintégrer tout négatif d’abord écarté dans un dispositif qui contrôle et convertit. Il n’y a pas une négativité essentielle de la science, il n’y a que des aberrations quant à son bon usage, pas de valeur absolue de la connaissance scientifique mais une valeur relative dans son ordre propre qui est celui des choses matérielles. Cet aspect foncier du système de Péladan trouva l’occasion d’une affirmation qui est d’abord singulière : dans un anti-cléricalisme vif qui succède, après qu’elles se sont montrées vaines, aux protestations de fidélité à l’Eglise de Rome et à sa Sainteté le Pape. La Ralliement, la politique de Léon XIII à l’égard de la République, la défiance corrélative à l’égard des positions les plus flamboyantes de la réaction catholique aboutissent à un rejet de l’Eglise, analogue au rejet de la noblesse traditionnelle après l’échec lamentable du comte de Chambord. On peut donc lire chez Péladan une réhabilitation finale mais partielle de l’activité scientifique “positiviste”, expérimentale de Léonard en tant que contribution à une limitation des prétentions de l’Eglise dans le champ qui n’est pas celui du dogme :
Léonard apparaît, comme réformateur véritable et bienfaisant ; il nous délivre de la Bible, cette thèse aux mille conclusions, cette arme aux innombrables tranchants, dont l’interprétation mène au bûcher et l’allume, ce code qui justifie tour à tour le juste et le pervers.
(La philosophie de Léonard de Vinci, p. 91).
64Bienheureuse faute si elle délivre des erreurs des théologies, si elle permet de fonder en vérité la possibilité de reconnaître Dieu par la connaissance de son œuvre. La Science devient en cela supérieure à la “religion” traditionnelle, même si elle n’atteint pas à l’absolu qui est le domaine de la production artistique. Schuré lui-même n’écrit-il pas qu’il n’y a pas “de grand idéal humain possible sans une foi transcendante, jointe à un concept rationnel de l’univers”13.
65Détruisant l’obscurantisme des religieux — dans un domaine plus secondaire Péladan ne cessa de d’énoncer les aberrations pédagogiques des collèges religieux —, la science peut soutenir la foi, ceci contre toute illusion rationaliste de type laïque et athéiste. A l’égard de l’idéologie des couches politiques républicaines, le mépris est formel :
Parmi tant de caricatures que le maître de Milan nous a laissées, il en manque une, qui eût été la plus ignoble, celle de Homais, le formidable imbécile du suffrage universel, le frère Cancre qui, dans les Révolutions, devient un Père Duchesne.
L’artiste, qui ne supportait pas l’atmosphère démocratique de Florence, eût été indigné d’entendre les blasphèmes contre le Créateur, tirés de la Création même...
(La philosophie de Léonard de Vinci, p. 94).
66Encore une fois réapparaît la relation entre la science moderne et la démocratie, ce qui implique en contre-point, une hiérarchisation organiciste situant la science sous la tutelle de l’Initiation dont la manifestation suprême, pour ne pas dire exclusive, est l’Art. Péladan parvient à une formulation totalisante qui témoigne du dépassement de la crise idéologique des années 90-95 qui trouva sa formulation simpliste dans un mot de Brunetière significativement ressassé : “la débacle de la science”.
67Péladan célèbre en Vinci le Peintre, cela implique que si le texte abonde en considérations sur Léonard, il abonde également sur les figures de ses œuvres. Moins cependant sur la Joconde que sur le saint Jean, promu péremptoirement tableau suprême, non seulement de l’œuvre peint de Léonard mais de toute la culture occidentale. Ceci étant établi par raison démonstrative comme suit :
Si le corps humain a sa plus grande beauté dans l’adolescence, et sa synthèse sexuelle dans l’androgyne grec et l’ange chrétien ; si le visage est la plus idéale partie de la plastique, au moins en peinture ; et que les centres d’expression soient les yeux et la bouche ; et si l’intelligence, que nul modèle ne donne, représente une difficulté plus grande que la grimace des passions ; enfin, si le rayonnement du mystère et la réverbération de l’infini marquent vraiment les extrémités de la réalisation ; si tout cela ne souffre pas de négations, — le Précurseur, qui n’a pas l’honneur du Salon Carré —, est le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, et aussi le plus beau tableau du Louvre et du Monde.
(Dernière leçon de Léonard de Vinci à son Académie de Milan, Paris, Sansot, 1904, p. 54).
68Démonstration caractéristique de l’écriture du Sâr, cela “ne souffre pas de négations”, autrement dit tout cela représente la dénégation paroxystique d’une impuissance irrémédiable à énoncer un discours esthétique capable de rendre compte d’un corpus éclaté. Contre toutes les déviances et les perversions décadentes, Péladan assène à grands coups vides les concepts majeurs de l’esthétique classique : corps humain, beauté, idéal, expression, modèle..., tout en introduisant de surcroît des effets propres à un platonisme symboliste qui recoupe le discours ésotérique : synthèse sexuelle, androgyne, intelligence, mystère, infini..., concepts qui sont censés permettre de réactiver les précédents en soustrayant la représentation à une économie de type narratif — la grimace des passions — tout en maintenant par le suspens même du langage l’évidence d’une signification de type ultralangagière, purement spirituelle. Ces axiomes ont une pertinence essentiellement contradictoire, ils n’existent que par leur caducité au regard de la modernité qui produit non pas contre eux mais en dehors d’eux, sauf en ce qui concerne un petit groupe spiritualiste, intimiste, peintres de l’âme, parmi lesquels Péladan n’est pas sûr de reconnaître les siens. En 1904, l’approximation moderne la plus haute est morte : Gustave Moreau14. C’est, on l’a dit à propos de la Joconde, cela revient ici à propos du saint Jean, de l’irrémédiable vide de tout objet réel actuel que se constitue l’évidence esthétique et la promotion d’un “plus beau tableau du monde”.
69La valorisation du saint Jean est liée à l’androgynat en tant qu’il ne s’agit pas d’une hésitation et moins encore d’une ambiguïté perverse mais d’une synthèse supérieure. L’androgyne du Vice suprême revient mais converti, délivré du regard corrupteur de la Décadence, il est signe du monde supérieur où se concilient les contraires du monde humain dans une transmutation dont l’Alchimie est une autre figure. Vinci réalise dans la plastique le Grand Œuvre, il accomplit son travail de Peintre suprême, ou plus exactement peut-être, l’Œuvre s’accomplit à travers lui, mystère de grâce dans l’indignité du pécheur qu’est Léonard. La figure représentant ce qui préexiste de toute éternité, ce qui est à l’origine mais aussi ce qui est la Pin, l’alpha et l’omega, échappe à la contingence historique de l’homme qui se marque dans son désir profane de connaissance expérimentale.
70L’affirmation platonisante ne se justifie pas par une étude historique du contexte idéologique de la production vincienne, tout au contraire, l’historien n’est cité à comparaître que dans la mesure où sa démarche à l’égard de l’Art lui fait manquer la vérité supérieure et donc méconnaître la vérité de l’Androgyne. Le saint Jean suppose une réfutation moins esthétique que morale de Taine, là encore sous les coups du dogme toute hésitation, toute erreur, est censée se dissiper :
Si on déclare pervers le sourire de la Joconde, la perversité serait alors seulement la complexité ou encore l’hésitation expressive. Etymologiquement, la perversité consiste à détourner une chose de sa Norme, à rebrousser le sens harmonique. Or ceci ne s’applique pas au Précurseur. Si la perversité réside dans la forme, elle devient relative aux notions du spectateur. Ces incultivés considéreront l’Androgyne comme une déviation à la différenciation du sexe ; ce qui équivaut à dire que l’unité est une déformation du binaire.
(L’Art idéaliste et mystique, Paris, Chamuel, 1894, pp. 233-234)
71Le lecteur est censé frémir d’une telle aberration !
72Il est clair que l’opération de hiérarchisation œuvre ici. La Joconde demeure un travail sur la déception de l’expression mais la résistance de la représentation picturale au langage n’atteint pas au fondement même de celui-ci qui est l’altérité sexuelle, défaire le babil expressif n’est qu’un stade préliminaire, l’éveil du désir d’une affirmation ultime. La Joconde prépare saint Jean, Annonciatrice de celui viendra accomplir ce qu’elle promet, l’Annonciateur lui-même devenant l’Image même de l’Un.
73Prisonnier de la relativité historique, “l’incultivé” ignore les Fins dernières, ignore le Sens. Il est voué à l’illusion que Péladan peut nommer incapacité, imbécillité ou lubricité. Taine, pourtant épargné comme auteur des Origines de la France contemporaine et référence des idéologies réactionnaires, rejoint sur ce point l’homme de Médan. L’étude qui précède La dernière leçon désigne Taine comme le Méphistophélès du second Faust soupçonnant les Anges de séduire indifféremment les hommes et les femmes — on songe au Sarluis entrevu chez Jean Lorrain —. Au regard de ce “cuistre infernal”, tout est immonde “omnia immunda immundis ; munda mundis”15. La même accusation se retrouve, au compte du “vieux diable prussien” qui “ne voit que les reins des cohortes célestes : c’est sa façon de sentir l’immatérialité... En art, ce cuistre est homosexuel et son œil déforme la pure vision en image lascive, conception diabolique et vile”16. Défense contre l’imminence de l’attaque, renvoi contre le moraliste lui-même de son soupçon, l’Androgyne doit être pensé pur et cela ne se peut dans le contexte de la fin du XIXe siècle envahi par la perversité comme critère identificatoire de l’œuvre jouissive, sans parler de l’affichage provocateur de l’homosexualité parmi les esthètes les plus en vogue. L’androgynat n’avait à l’époque de Jean Lorrain et d’Oscar Wilde qu’une pureté problématique. Homme d’ordre et de haute vertu théorique, Péladan doit récuser la fantasmatique décadente qui l’assiège, là encore le dogmatisme est catégorique à la mesure même de son incrédibilité. Léon Bloy, qui a quelque raison de ne pas aimer le Sâr et peut être aussi quelque besoin personnel d’attaquer, raille dans La femme pauvre les recherches d’un Zéphyrin Delumière qui est un double assez reconnaissable de Péladan. L’androgynat redevient tainien mais en plus cru : “l’esthétique de pissotières”, “des cochonneries”, “le troisième sexe, le monde angélique, ni mâle ni femelle, pas même châtré”, “un filon d’ordures qui va certainement enrichir quelques crapoussins de lettres”17.
74Une plus indirecte profanation de la théorie péladane se trouverait dans le Une femme m’apparut... de Renée Vivien, cela du fait même que c’est une femme qui est nommée allégoriquement San Giovanni : “pareille à l’équivoque San Giovanni de Leonardo, à l’Androgyne dont le sourire italien éclaire si étrangement la galerie du Louvre”. Saphique en ses amours, San Giovanni est paradoxale en ses efforts esthétiques, reprenant de loin le maître de ces provocations subtiles, Oscar Wilde :
“L’imitateur est presque toujours mieux doué que le créateur”, disait Vally, sous les regards approbatifs de San Giovanni. “Ainsi, le reflet est plus beau que la couleur et l’écho plus doux que le son...”
(Une femme m’apparut..., Paris, Lemerre, 1904, p. 18).
75Aberrations évidentes dans l’esthétique de Péladan, comme cette affirmation :
Les adolescents ne sont beaux que parce qu’ils ressemblent à la Femme... encore sont-ils inférieurs à la Femme dont ils n’ont ni la grâce d’attitude ni les harmonieux contours.
(Op. cit., p. 23).
76La hiérarchie de Péladan a pour loi de méconnaître ces perversités, elle est, quelles qu’en soient les déterminations personnelles ou ésotériques, foncièrement traditionnelle en tant qu’énonçant la supériorité indubitable de l’Homme sur la Femme, en tant que faisant de l’Homme l’incarnation de l’Intellectualité quand la Femme n’est que celle de l’animalité. Certes, ces répartitions communes se trouvent ensuite perturbées dans la mesure où Péladan assimile le Beau à l’intelligibilité suprême, la figure incarnant le beau ne peut, en conséquence de la distribution première des caractères, se manifester comme dans la tradition sensualiste sous les aspects de la Femme. Le Beau étant aussi la puissance suprême de comprendre le monde en ses fins ne peut avoir que l’apparence masculine. Cela même devant s’entendre alors que le signe de l’Unité est l’Androgyne... L’androgynat, selon Péladan, gardera trace de la hiérarchie initiale des contraires, l’Un se manifestera selon ce que programme le mot même d’Androgyne, un homme féminisé. Si “la gynandre” est une figure de la Décadence latine, elle n’est pas une figure vincienne.
77La nature sensuelle et inférieure de la femme n’est pas la base de l’opération de transmutation, si le sexe double apparaît, ce ne peut être qu’à l’initiative de l’Intelligence, en cela encore Péladan est infiniment moins “pervers” que Walter Pater. L’influence féminine ne produit que des fécondations contre-nature et des œuvres mauvaises, on l’a vu à propos du Vice suprême, on le verrait de même dans L’initiation sentimentale (1886) où l’Eros basileus du sculpteur Antar est une dérivation perverse et quasi monstrueuse du modèle vincien, un contre-saint Jean produit sous l’influence dominante de la femme.
78Hormis l’exception vincienne, le passé perdu, la métamorphose finale devient dans l’œuvre de Pédalan radicalement impossible dans le présent. Ce que Nebo, le scupteur de L’Initiation sentimentale, ne parvient pas à réaliser dans le domaine de l’Art, il parvient moins encore à le réaliser dans l’ordre humain. A cœur perdu (1888) figure l’impossible et dangereuse tentative de réaliser dans l’expérience amoureuse l’Androgyne ; l’échec est sagement prophétisé à ce nouveau couple d’artiste et de princesse :
“tu as rencontré les traits du Précurseur du Louvre, ce chef-d’œuvre de l’art entier, et tu veux faire éclore dans cette copie vivante, l’âme que ton imagination attribue à l’original : ceci n’est pas de l’esprit, il faut que la princesse n’existe qu’à mi-corps, comme le saint Jean de Léonard. Eh bien, frère, pour que le cœur ne batte jamais audessous du nombril, il faut qu’il ait saigné, et que la vie l’ait tordu et déchargé de sa charnalité. Et tu prends une vierge, cette vierge tu la rends amoureuse et tu veux qu’elle ait aux lèvres, au lieu du baiser, le sourire de l’Archange !”
(A cœur perdu, Paris, G. Edinger, 1888, p. 17).
79La chute est inéluctable, la chair se vainc pourtant en un instant parfait mais dont l’échec immédiat se marque par le déchaînement zolien d’un rut à la Rubens, une kermesse flamande d’“humanité bestiante”, revanche du réel contre l’insoutenable apparu “le divin sourire de l’intelligence qui plissa leur bouche”. La féminité revient, une “rugissante ardeur” bestialise la princesse. La terre, publiée en 1887, trouble les sublimités vinciennes d’une récurrence irrépressible. Le cycle romanesque tend ainsi à confirmer que l’esthétique est aussi suprême que désespérée, en dépit des efforts pratiques que Péladan déploie conformément à sa mission régénératrice.
80Péladan ne cesse de remettre en scène la menace féminine, cet inférieur toujours rebelle. La femme, si elle n’est pas susceptible de figurer l’œuvre suprême, sinon comme manifestée “dans” l’ordre masculin même, est non moins incapable d’apprécier l’art. Elle y projette sa sensualité et corrompt l’idéal intelligible :
on n’a jamais vu une femme aimer pour elle toute seule un art où elle ne prépare pas de succès d’amour-propre. Jamais, depuis que le Louvre existe, on n’y a vu une élégante femme toute seule, venir flirter avec le saint Jean ou apprendre à sourire devant la sainte Anne. L’impression artistique n’a lieu chez cet être inférieur que par autrui, l’autrui passionnel.
(Un cœur en peine, Paris, Dentu, 1890, p. 133).
81La femme tend à ramener l’Art vers un degré inférieur de compréhension qui est défini par l’Amphithéâtre des sciences mortes, elle est du côté du réalisme sensualiste, à l’antipode donc de Léonard dont l’œuvre constitue un “test” des approches possibles de l’Art.
82La plus grossière est celle de “l’homme de Médan”, sous ce regard impur la Joconde devient “une femme bien en chair” et le saint Jean “un garçon grassouillet qui s’est déguisé en petit saint et qui grimace”18. Ce que peut comprendre un Zola, c’est l’Etal de Rembrandt ou la Kermesse de Rubens, tout ce que l’esthétique de la Rose-Croix exclut : “toute représentation de la vie contemporaine ou privée ou publique, toute scène rustique, tout paysage, tout animal domestique...”, tout ce qui constitue le répertoire des “sujets” du naturalisme impressionniste comme du naturalisme hollandais et flamand. Au demeurant, ces exclusions se retrouveraient à l’identique ou quasiment chez Ruskin.
83La seconde lecture de l’œuvre suprême est celle du poète, dégagé de l’animalité vulgaire :
il sentira une attraction curieuse et un peu angoissée devant le sourire de la Monna Lisa, et il rêvera, cherchant à restituer de quelle vie, de quelles amours ce sourire est le total mystérieux.
84L’émoi est de “sentiment”, suscité par la “triple hésitation” du sexe, de la couleur et de l’expression”. Lecture dominée par la déception d’une approche attendue, fondée sur l’identification, c’est-à-dire, foncièrement, d’une réduction finale de la peinture à un effet de texte. Cependant, l’émoi demeure incapable de dépasser son propre trouble, tout au plus peut-il y avoir “expression” de l’effet de ce qui n’agit que de résister à l’expression.
85Péladan propose enfin la lecture supérieure, seule adéquate. C’est ’’un jeune métaphysicien” qui sait la produire, la restituer plus exactement, témoignant de la profondeur et de “l’amour de pensée” qui est le message de la Joconde : “elle nie aimer, sinon de pensée” Quant au saint Jean, il enseigne “la volupté des esprits” qui n’est accessible qu’au petit nombre et qui se réalise dans la connaissance de Dieu.
86Il apparaît nécessaire devant ces propositions de relativiser l’interrogation sur l’ancrage personnel chez Péladan de la fantasmatique androgyne. Il est certain qu’il se montre plus que tout autre “sensible” aux effets d’incertitude sexuelle manifeste dans les figures de Léonard, du moins dans deux d’entre elles, le saint Jean et le Bacchus. Il est non moins évident que la réputation d’homosexualité, qui est à la fois présente et censurée dans le discours sur Léonard, vient corroborer la perception d’une équivoque sexuelle des figures et justifier une valorisation esthète “anti-bourgeoise”. Que l’œuvre de Léonard ait pu servir, directement ou indirectement, à l’affirmation de ce que la morale bourgeoise ne pense que sous le mode de la transgression à sanctionner est probable ; Léonard s’inscrit dans un courant complexe d’expression plus ou moins provocatrice de l’homosexualité. Cependant, les protestations de Péladan n’ont pas pour seul but de rejeter un soupçon insistant, l’Androgyne a bien sa fonction théorique dans un système esthétique que ne détermine pas, ou pas seulement, une sexualité “marginale”. Il s’agit bien selon un code “traditionnel” d’interpréter, de réduire et de justifier une perception traumatisante de l’altérité des pratiques picturales par rapport au discours. En cela l’Androgyne de Péladan apparaît comme une pièce parfaitement motivée par le champ des recherches symbolistes où elle s’inscrit, même si on y reconnaît comme la version la plus “néo-académiste”, la voie plus foncièrement stérile et stérilisante d’interprétation du dépassement de la fonction expressive du pictural.
87Alors que la couleur et le clair-obscur se définissent comme des auxilliaires de la représentation des figures peintes et donc des moyens strictement contrôlés par la forme qu’ils ne possèdent pas eux-mêmes, le vincisme permet de restituer contre la loi de lisibilité de la toile, une hésitation, une évidence non d’un rapport simple du figurai au texte mais d’un rapport toujours au bord de sa subversion. Le travail dialectique de pénétration de l’ombre et de la lumière dans le clair-obscur devient le signe visible d’une résistance au langage en tant qu’il est réglé par un système d’oppositions entre des unités discrètes. Contre les limites qui répartissent l’espace pictural, et donnent à voir l’universalité du pouvoir signifiant du système langagier, les tableaux de Léonard sont “revus” en fonction non de leur conformité mais de leur résistance discrète. L’esthétique vincienne apparaît ainsi une voie de salut, illusoire, qui tient compte de la modernité tout en en récusant les effets novateurs. On peut dire que l’esthétique de l’Androgyne a certes des relations avec une “tradition” ésotérique, de même qu’elle a en Gustave Moreau une éventuelle justification partielle, mais bien plus que par des effets de continuité avec des modèles traditionnels, elle apparaît déterminée par la vue à ras de la toile que suscite à la fois la destructuration du musée classique et la production moderniste. C’est dans la mesure où l’on passe d’une représentation idéale régie par la ligne à une représentation infiniment plus problématique qui dégage les processus à l’œuvre “sous” l’illusion représentative, et la produisant, que l’Androgyne prend sens. Autrement dit, l’Androgyne n’est qu’une formulation autre, dans un autre code, de ce que nous avons vu formulé en termes de musique. Les jeux du signifiant pictural constituent un accès à la représentation textuelle du “matérialisme” de la peinture, cette saisie d’un réel présent depuis l’origine mais méconnu par le discours, se formule contradictoirement par des débauches variées d’idéalisme. Aux côtés du langage/non langage de la Musique, Péladan pose un signe non signe qui est l’Androgyne, cette synthèse qui ne laisse par d’écart à régler par le symbole.
88Péladan wagnérise d’ailleurs et plus encore que Wyzewa lui-même, mais plus qu’à des analogies musicales, sa théorie esthétique fait appel à un dépassement de l’ordre du langage dans ce qu’il nomme “l’indéfini”.
89L’indéfini est une leçon fondamentale donnée par l’œuvre vincienne, il s’agit de l’effet d’une cœxistence à la fois conflictuelle et paisible des contraires, ayant pour effet le suspens de l’identification et la possibilité conséquente de percevoir le mystère. L’indéfini implique que soit récusées les pratiques assignant à la peintre la tutelle du texte, il faut détruire la “scène”, imposer du moins au figuré le suspens du jeu. Le geste codable et décodable, la “grimace des passions”, doit céder au repos comme le visage doit voir s’effacer les signes codés des sentiments, l’attente vulgaire de l’expressivité des figures doit être déçue. Ainsi on retrouvera le terme qui maîtrise l’idéal de l’art pictural et musical, l’harmonie : “l’art du peintre a voulu et réalisé le caractère propre à l’harmonie : l’indéfini”.
90Le texte de La dernière leçon de Léonard de Vinci, est, passée l’introduction, une longue prosopopée de Léonard qui permet à Péladan d’attribuer au peintre lui-même ses propres conceptions esthétiques. La parole que Péladan chasse des figures peintes revient en force sous le mode d’un message quasi sacré. Cette Dernière leçon s’autorise à l’évidence, mais perversement, des dernières paroles du Christ à ses disciples, c’est le message final, la Vérité, la Révélation, dans un bricolage hybride restituant la scène, le drame, autour d’un pseudo-Léonard orateur et maître d’école. Le Vinci enseigne l’indéfini vincien :
Pour opérer ce reflet d’indéfini dans un visage, il faut rejeter les accents passionnels et former un masque grave et souriant à la fois, qui attire et qui domine, comme une chimère qui ne serait pas cruelle, ou une sirène qui ne voudrait qu’éprouver le nautonnier, ou un ange un peu ironique.
(Dernière leçon, p. 54).
91Péladan investit des ambiguités hégeliennes romantiques les figures de la féminité décadente, chimère, sirène, ange, soustraites à leur simplicité mauvaise, la relation aux textes du XIXe siècle est évidente. Elle est beaucoup plus problématique quant aux textes de Léonard lui-même, comme si la glose qui se justifie de ce qui désormais est perçu des œuvres peintes venait s’inscrire a contrario de l’œuvre théorique supposée. Comme si se rejouait la contradiction, que peut réduire le travail du temps, entre la fraîcheur naturaliste prêtée par Vasari à la Joconde et l’indécision moderne symboliste, la théorie proprement vincienne se perd. Le Traité de la peinture énonce :
647. – En peinture, les figures peintes doivent être faites de telle sorte que les contemplateurs puissent facilement connaître d’après leurs attitudes, le concept de leur âme...
(Traité de la peinture, traduit intégralement pour la première fois en français sur le codex vaticanus... par Péladan,
Paris, Delagrave, 1910, voir les pages 163 à 166).
92Péladan, éditeur et traducteur, mais aussi théoricien pour son propre compte, se voit dans l’obligation d’annoter, de commenter dans le sens d’une contradiction entre l’œuvre et la théorisation, celle-ci tendant à s’intégrer à cette économie peccamineuse de l’ensemble de l’œuvre de recherche :
le peintre de la Bataille, qui songeait à représenter le Déluge, et qui en tout précéda et annonça le sentiment moderne, quoiqu’il ne nous ait laissé que des œuvres spirituelles et calmes, vantait surtout les drames à la Delacroix. Il eut vivement admiré le Radeau de la Méduse. Eh bien ! après beaucoup de réflexion, il faut avouer que la représentation pathétique n’est peut-être pas le vrai de l’art. La beauté pure l’emporte sur la beauté expressive, en dignité, en difficulté, en action morale. Eternellement rayonnantes sont les œuvres qui n’ont pour sujet que leur beauté.19
93Autre façon, en quelque sorte, de manifester le caractère médiumnique du peintre suprême et de redire que le vincisme est perdu jusque dans la conscience de celui qui permit son accomplissement. Cela n’implique pas qu’il n’y ait quelque ambiguïté chez Péladan lui-même qui célébra Delacroix et fit de la Bibliothèque du Sénat le lieu d’un pélerinage annuel des Rose-Croix, tendit même à faire de Moreau un disciple de Delacroix, filiation qui réduisant l’individualité ne peut être favorable dans le système de Péladan.
94Les figures seules attestent du “vrai” Léonard et du Mystère, l’art témoigne de ce que l’homme cache, en dépit de l’importance accordée à Léonard de Vinci lui-même, Péladan ne cesse de creuser l’écart entre les œuvres et le “créateur”.
95La peinture, délivrée du drame comme de la morale en tant que discursive, réalise l’indéfini dont Péladan tend à définir la “nature” à partir de l’effet sur le spectateur. La “réception” éclaire une fois encore le processus producteur de l’œuvre :
La beauté complexe résulte d’ambiguïtés, presque de contradictions. Il faut [que le spectateur] doute de sa compréhension afin que son esprit surexcité abonde en commentaires. L’homme n’aime profondément que l’insondable et n’allume son désir qu’au choc de la contradiction [...] le noble amour de la science prend sa source dans cette tendance invincible de notre nature vers l’inexplicable [...] La recherche nous passionne, elle exerce nos facultés, augmente en nous la vie supérieure, la découverte nous déçoit.
(Dernière leçon, pp. 66-67).
96D’abord, on serait tenté de retrouver Valéry, ne rien “reconnaître”, résister à l’évidence d’une compréhensibilité qu’offrirait la “reconnaissance” des illusions figuratives. Résister aussi à la sensation, au plaisir de l’impression colorée. Péladan adopte une position intellectualiste dont le premier effet est de récuser l’Impressionnisme qui environne sa théorie, on y reconnaît ce qui en rien ne donne à penser, on y éprouve un plaisir sensuel immédiat20. En revanche, Péladan cultive l’analogie avec la Science, plus exactement avec la recherche, moins en tant que comme chez Valéry elle permettrait de constituer des variations, des analogies paradoxales et mobiles, que comme démarche qui dans la perte d’une clôture donne à figurer dans le processus scientifique quelque chose du désir de l’Infini. Dieu tend à s’identifier dans le désir toujours relancé, dans la “passion” du sujet pour ce qui lui échappe. Péladan, ce faisant, récrit le vers célèbre de Léonard : “Piansi già ch’io volsi, poi ch’io l’ebbi”. La science en question n’est cependant pas la science expérimentale dont la visée est la connaissance du monde et l’action transformatrice, ce que vise Péladan est une science métaphysique, orientée vers l’au-delà des apparences, si “la découverte nous déçoit”, cela ne doit pas être pensé en relation avec la connaissance scientifique mais avec les modes archaïques du discours sur le monde, dans la rencontre entre “connaissance” et expérience mystique.
97Quelques années auparavant, Francis Poictevin disait de même ce creusement de l’apparence sensible de la toile par une perte qui n’était pas figurée et neutralisée par l’illusionnisme perspectif inauguré par la Renaissance. Le “point de fuite” n’est pas ce qui organise l’illusion représentative quand on célèbre Léonard. Poictevin parlait de la suprême rareté “des physionomies au sourire d’une suprasensible fuyance !” L’expression n’indique pas la “montée” d’une intériorité psychologique vers le corps devenu “écran” sur lequel se projette l’âme. La formule d’obédience hégelienne d’un travail de l’intérieur vers l’apparence extérieure se renverse ou plutôt se complète, l’apparence doit renvoyer à ce qui l’a produite, elle est une présence “profonde”. Ce qui se montre indique la fuite, la perte paradoxalement productive de l’image. La Joconde est présente comme “pacifiée”, mais, écrit Poictevin :
elle ne laisse pas de faire entendre, en je ne sais quelle murmuration vague, que les choses en vérité ne valent que hors de prise. Il semble impossible non seulement de s’en expliquer, mais de s’entendre, même entre intimes ; ce qu’on rend par la parole n’a déjà plus sa fleur.
(Francis Poictevin, Double, Paris, Lemerre, 1899, p. 7).
98Le langage est comme plus opaque que la figure peinte, la communication s’impose comme à l’excès ; en revanche le silence pictural permet l’écoute du sous-jacent et l’expérience de l’infini du désir.
99L’expérience vincienne de l’indéfini expressif se rejoue dans le discours pictural qui consacre l’œuvre de Gustave Moreau. Ary Renan souligne que l’illustration mythologique, si évidente dans l’œuvre, n’est qu’une illusion secondaire et que la “vérité” de l’œuvre de Gustave Moreau est bien davantage dans le suspens de l’histoire par “la belle inertie”. Renan commente dans le même sens que Péladan “le calme dieu qui ne sait que sourire”, l’absence de geste expressif, l’élision des signes de l’âge, du sentiment, du Sens. Ce saint Jean-Baptiste “qui est peut-être un Bacchus [...] que nous montre-t-il du doigt ? C’est un enchantement de l’œuvre que nous ne le sachions jamais”21. Prudemment, Renan évite de constater l’ambiguïté du sexe, peu soucieux de compromettre Moreau ou seulement de cultiver une réputation marginale, à cette fin il récuse de même l’occultisme et même le symbolisme “d’une petite école parasite” qui se réclame abusivement du Maître. Il ne doit s’imposer entre Léonard de Vinci et Gustave Moreau que le même sens du mystère, le même refus de l’illustration “de faits connus, d’épisodes touchants”. Significativement, Ary Renan signale dans les figures de Léonard ce détail : “les mains n’agissent pas”. Art pur donc de la souillure du travail, pur de la relation au monde matériel.
100Revenant tardivement sur une école qui eut sa plus grande vogue dix ans auparavant, Raymond Laurent écrit des Préraphaélites un commentaire qui retrouve le suspens expressif du vincisme comme de l’art de Moreau. Ce sont de même, “des gestes rares”, “des attitudes muettes”, une mort à la modernité, à l’apparence du monde qui détourne du mystère essentiel :
A cet arrêt de mort de notre vie motrice, l’énergie de notre spiritualité s’accroît. Ruskin le dit lui-même expressément : “With the idea of purity comes that of spirituality, for the essential characteristic of matter is its inertia, whence, by adding to its purity of energy, we may in some measure spiritualize even matter itself.
(Raymond Laurent, “Introduction à l’étude du pré-raphaélisme anglais, in L’ermitage, vol. XXXIV, juin 1906, p. 370)22.
101On ne peut mieux signifier que l’on perçoit la modernité sous le mode du mouvement, de la transformation. La célébration de l’inertie vincienne, pré-raphaélite ou symboliste implique la récusation foncière des figures du vincisme valérien, “l’arrêt” est de mort. On croirait entendre “vive la mort”, alors qu’au terme de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, l’image suprême des conjonctions vinciennes, des prodigieuses transpositions était celle de l’avion. Comme l’indique le titre même de la Somme péladane, ce dont il s’agit c’est de “sciences mortes”. Ce n’est qu’en faisant passer par la mort que la banalité figurative peut retrouver une valeur spirituelle, cela est à la fois une esthétique et en même temps une réflexion sur la science et la modernité, or, si l’esthétique peut tenir d’assez semblables discours, voire permettre des interférences entre des systèmes différant foncièrement, comme ceux de Péladan, de Ruskin et de Valéry, les retombées en marge de l’esthétique restituent les clivages, diversifient les modes de penser et de justifier l’écart entre “le réel” et la culture.
102La théorisation de l’indéfini, la critique connexe du personnage historique de Léonard, permettent de donner sa portée au roman de 1902, intitulé Modestie et Vanité.
103Ce texte représente sans doute la tentative la plus complexe de Péladan dans le domaine de la narration, en même temps il s’agit d’une des réussites les plus sûres du cycle de la Décadence latine. Peut-être y-a-t-il quelque injustice dans une telle valorisation puisqu’elle se fonde sur l’effacement de ce qui caractérise nombre de romans antérieurs : le jargon, les pantins mystiques et les rêveries rosicruciennes, un pittoresque momentané et une durable inanité. D’emblée, Modestie et Vanité a été reçu comme un texte de retour à la sagesse. Rachilde semble constater avec satisfaction dans le Mercure de France qu’“il n’y a plus de sâr” et son jugement favorable fait contraste avec d’assez habituels quolibets. Camille Mauclair, qui préfaça la réédition du roman en 1926, souligna de même la distance prise :
Ici c’est la simplicité même. Peu ou point d’action. Dans le noble décor d’un palais dominant le lac de Côme, quelques personnages sont réunis pour une année. Il n’arrive à peu près rien. Toute la tragédie résulte de l’entente ou de la mésentente des âmes de ces créatures supérieures et différentes.
(Modestie et Vanité, Paris, Edition du monde moderne, 1926, préface de Camille Mauclair, p. V.).
104Bref, c’est le triomphe du “bon goût” sur les fantaisies de naguère, le mot de “tragédie” n’est certainement pas prononcé en vain, d’un romantisme échevelé, Péladan parvient au classicisme. Pour un peu Mauclair découvrirait un nouveau Racine et une nouvelle Bérénice.
105Indubitablement, et sans vouloir se louer a priori d’un effort classicisant, il semble bien qu’il y ait dans Modestie et Vanité une recherche qui, délaissant les effets pittoresques caractéristiques de la dénonciation de la Décadence et des efforts pour y remédier, s’applique à la “belle Inertie”.
106Le travail de Péladan est d’écrire un roman à l’encontre de ce que le “genre” programme : le rejet de l’inertie au profit de l’aventure, le rejet corrélatif de l’indéfini intellectualiste au profit de la production dans l’imagination d’images immédiatement “intéressantes”. Modestie et Vanité, si on considère le texte sous le jour de l’esthétique vincienne telle qu’elle se définit à rebours de la Décadence, est une gageure d’écriture, un essai parmi ceux qui dans le sillage du symbolisme poétique tente de réaliser dans le roman même un résistance au dire.
107Le titre n’impose que chez un petit nombre de lecteurs la référence picturale, celle-ci n’est que secondaire par rapport à une contradiction qui n’a d’abord guère d’ambiguïté, c’est bien davantage l’opposition inerte de deux allégories moralisantes qui interdisent bien plus qu’elles ne sollicitent “l’indéfini”. A supposer qu’on pressente un dispositif figuratif, pictural ou autre, c’est d’abord une représentation médiévale au “symbolisme grossier”, comme l’écrivait Pater de la Mélancolie, qu’on imagine, un codage mécaniste qui loin de disperser la signification l’assigne, et si ce n’est pas le Moyen-âge, ce peut être pire : la prolifération décorative baroque où il y a bien dispersion mais certainement pas au sens où l’entend Péladan. Un texte s’annonce comme “montrant” sous la fiction un discours moral exemplaire, redisant les vertus de la Modestie de même que le vice de la Vanité.
108D’autres figures se proposent, soit qu’on connaisse l’autre dénomination du tableau, soit qu’on soit familier de la superposition quasi codée, celle de Marthe et Marie, langage oppositionnel tout chargé de morale mais aussi peut-être de “mystère”, car la voie active et la voie contemplative qui se représentent à travers l’épisode évangélique donnent à penser à des connaissances plus hermétiques. Taine lui-même, selon les modes “profanes” qui sont les siens oriente vers le dépassement des banalités allégoriques chrétiennes. Le Voyage en Italie anticipe bien des ironies supérieures barrésiennes :
Vanité sourit étrangement, tristement, de ce sourire propre à Vinci, avec la plus singulière supériorité mélancolique et railleuse : une reine une femme adorée, une déesse qui aurait tout et trouverait que c’est bien peu.
(Taine, Voyage en Italie, tome I, p. 258)23.
109Souvenir de Taine barré par celui des discussions “vaines” du Vice suprême, “elle a eu tout et trop !” Le mystère était déjà cerné par le bavardage.
110La résistance à l’allégorie simpliste est d’autant plus difficile que le tableau ne passe plus en 1902 pour un Vinci, le Cicerone de Burckhardt, que Péladan ne pouvait ignorer, attribuait depuis longtemps l’œuvre à Luini. Péladan, contre ce savoir d’érudit, ce savoir “allemand”, restitue l’identification vincienne, conférant à Luini, en signe d’une détermination polémique, la fonction de référence d’un personnage secondaire, une jeune fille d’origine “plébéienne”, qui n’est “un vivant Luini” que parce qu’elle est “un Vinci sans subtilité”, autrement dit une caricature, un faux-semblant produit par un épigone chez qui le vincisme est “simplifié” jusqu’à ne plus signifier qu’un sourire tendre”24.
111Le paradoxe est donc sciemment cultivé, thématisé dans la fiction narrative selon un code quasi tragique, aux “grands personnages” la référence vincienne, aux comparses celle de Luini. La référence se diversifie en code social. Cette fonction de la peinture qui pourrait, indirectement, assigner à Luini d’être la Modestie d’un Vinci qui serait la Vanité, compte moins que le travail à rebours des glissements organisés par la Décadence. Alors que le “goût” et le texte vont vers les marges et valorisent le douteux, Péladan semble d’abord restituer les valeurs, récuser les jugements de la science historique des connaisseurs qui est le revers dans le domaine du savoir, revers au négatif, de la délectation décadente pour les apocryphes. En fait, et compte tenu de ce qui est le texte “modeste” de Luini, le titre et sa référence à un tableau qui demeure problématique, quoi que Péladan veuille y faire, inaugurent des incertitudes et des fragilités qui sont à l’œuvre dans l’apparition classicisante et/ou allégorique.
112Faire de Modestie et Vanité un tableau de Vinci, c’est instaurer au centre même d’un dispositif académiste un effet de dénégation, un “je sais bien mais quand même” qui fait trembler la sûreté affichée de la représentation. Il est très frappant de constater à quel point l’apparence néo-classique du texte cherche un fondement qui indique mieux un travail pulsionnel.
113Le tableau n’est d’abord qu’un programme annoncé par le titre : des contraires en attente de personnages et, peut-être, d’une transmutation, pas de tableau référé au delà de cette nomination première. Un double du peintre suprême est, en revanche, posé : Lionardo, reflet dans une Italie moderne et archaïque à la fois de l’auteur supposé du tableau ; puis, deux princesses, élite oblige, deux sœurs opposées, l’une mondaine, l’autre religieuse camaldule, vanité et modestie. Du peintre aux deux femmes, l’intrigue romanesque doit être suspendue, le roman doit récuser le roman et défaire la trajectoire amoureuse dont le dispositif est posé. Pas d’amour donc entre Lionardo et les princesses, une relation spirituelle qui a pour caricature la cour passionnée qu’un peintre lombard, arriviste cynique et qui plus est admirateur de Manet, fait à la princesse Vanité. L’amour entre l’artiste et le modèle n’est que la façon dont peut se formuler la vulgarité moderniste. Quant à Lionardo, il s’irrite de ce qu’on puisse “faire un roman d’un fait divers et un tableau d’un jardinier appuyé sur sa bèche”, banalité d’une Madame Bovary ou d’une Madame de Rénal, la femme et l’amour sont aussi peu artistique que le réel populaire le plus trivial... Le symbole censure narration amoureuse et représentation réaliste. Les relations qui lient les princesses à Lionardo doivent demeurer indénommées, admiration, amitié, attachement presque tendre, estime, fascination se conjuguent.
114S’il n’y a pas d’amour, il n’y a pas non plus d’œuvre au sens matériel du moins. Lionardo n’est ni peintre ni poète, il n’est pas “créateur”, mais pur “métaphysicien”. Lionardo reconnaît la beauté comme l’amateur supérieur de l’Amphithéâtre des sciences mortes, c’est dire qu’il suscite la perception de la relation des choses au divin, il “comprend” si “comprendre, c’est le reflet de créer”. Formule ambiguë qui n’est qu’en apparence proche des formules anglaises sur le critique comme artiste. L’activité de Lionardo est de type socratique, il accouche les âmes comme si Péladan modifiait une fois encore son portrait idéal et donnait une figure purement spirituelle à l’ancien Sâr de l’époque rosicrucienne25.
115Cette activité supérieure est menacée par la curiosité scientifique, ce passif de Léonard venant omber la figure imaginaire de Lionardo. Comme le Maître initial, le double moderne s’est égaré dans la modernité technique et scientifique. Lionardo a été un savant doublant sa connaissance hermétique d’un savoir moderne. Attiré par un Américain de Baltimore, il part là-bas poursuivre des recherches profanes qui l’amènent à découvrir un redoutable explosif, il refuse d’en divulguer la formule et est congédié par le Mécène. Expérience douloureuse de la modernité scientifique orientée vers le profit y compris à travers la guerre. Chassé d’Amérique, Lionardo vit en déraciné, s’adonnant à des recherches stériles et multiformes consignées dans ses carnets. Eminemment conscient de la vanité de ces recherches, Lionardo redit les regrets amers qui caractérisent les écrits de Péladan et posent un clivage nécessaire entre les deux visages du Vinci lui-même :
Ils sont une bande de modernes à faire des exclamations sur les cahiers où le plus grand génie de la Renaissance accuse le gaspillage sacrilège de son génie : ils admirent des théorèmes d’hydraulique et de poliorcétique sans intérêt, tandis qu’en marge de ces vaines recherches, rayonne vraiment divin, un croquis que nul homme au monde ne refera jamais. Le Vinci fut un effrayant pécheur : il éparpilla en niaiseries une application inestimable. Ah ! je puis le juger et le blâmer, moi qui m’appelle Lionardo et qui représente sa caricature, une ombre grotesque de ce divin coupable.
(Modestie et Vanité, p. 100).
116Caricature, le mot suffit à signifier une fois encore la Décadence, saisie non dans la féminité et la perversion de la sensualité mais dans l’homme et la perversion de l’intelligence. Ce n’est pas cependant à proprement parler une caricature qui vient constituer la référence picturale qui superpose à l’effet représentatif du texte (le personnage) la mémoire d’un visible effectif. Lionardo “ressemble” à la sanguine célèbre de la bibliothèque de Turin, portrait supposé de Léonard qui est en train de devenir la représentation dominante du Vinci, se substituant à celle du génie apollinien de naguère :
messer Lionardo avait vieilli, de l’expression autant que du cheveu : son séjour à Baltimore, loin des monuments de sa race, parmi des mœurs sans tradition, l’avait assombri. Sa barbe plus longue, luisante de fils d’argent, ne cachait plus une crispation navrée de la bouche et les yeux clairs lançaient un regard dur et inquiet.
117En 1887, un historien d’art, Eugène Müntz, alimentait le mythe en écrivant : “Quand on parle de Léonard de Vinci, l’idée de jeunesse est si étroitement liée à celle de ce radieux génie qu’elle semble s’étendre à toutes les parties de sa longue carrière”26. Une image tout autre s’impose désormais, marquée de dissociations mortelles comme si le mythe s’épuisait en vieillisant l’image qui le diffuse. A l’image de l’Ange rayonnant et fascinant de puissance succède celle d’un père moribond, discuté, critiqué, canonisé mais neutralisé. L’Indéfini vient s’inscrire dans une phase intermédiaire où subsistent les certitudes mais comme vieillies.
118Lionardo est double, accoucheur d’âme et pécheur, pur intellect mais comme tel incapable de réaliser l’œuvre suprême. Péladan est manifestement lecteur de Valéry quand il fait de son personnage un esprit “central”, capable d’une diversité indéfinie de productions : “aussi enclin à un Discours sur la Méthode qu’à une Divine Comédie, à une symphonie qu’à une fresque ou un monument”27. Cependant alors que les œuvres ne sont chez Valéry que des retombées quasi contingentes du mouvement idéal de l’esprit, des figements momentanés, la carence d’œuvres effectives demeure envisagée par Péladan selon une perspective plus ambiguë, certes l’Initié est celui qui cherche plus que celui qui trouve mais l’artiste en un certain sens trouve, lègue le témoignage permanent du vrai et cela constitue sa nécessité propre.
119Lionardo n’est que celui qui permet le passage des âmes à la vérité par une éducation subtile, plus un rayonnement qu’un enseignement, il agit plus qu’il ne dit. Il fait accèder ce qui l’entoure à la Beauté, c’est-à-dire au sens de l’indéfini, sa maiëutique n’est pas accès à une vérité claire mais accès à la complexité suspendue du sens. Une conversation avec la princesse Modestie explicite la relation du personnage et de la fiction elle-même à l’esthétique vincienne et au tableau qui en est l’emblème (problématique) :
L’Idéal de la formule et de l’œuvre consiste à réunir le plus grand nombre de rapports.
Par exemple : “Tout verbe créé ce qu’il affirme”, ou bien “chaque être ne se constitue que de son vide”, forment un faisceau prodigieux de relativités.
Esthétiquement, Modestie et Vanité échappe à la définition par la multiplicité des aspects évocatifs.
Au contraire, la phrase d’Œdipe : “Attendez la dernière heure d’une vie pour la dire heureuse” et le tableau pittoresque à la Salvator sont immédiatement compris.
(Modestie et Vanité, p. 183).
120La proximité avec Valéry s’impose à nouveau dans ce travail, du vide, et au-delà de Valéry la tentation de projeter ici quelque chose du discours psychanalytique sur la castration et le symbole. L’important est cependant qu’il n’y ait pas discours élucidant ces arcanes, Péladan laisse s’opérer la recherche du sens, la proposition indéfinie qui dans sa fragilité contrastera avec la sécurité des axiomes de la morale classique et de son bon sens pseudoprofond. Ce travail du vide ne conduit pas à une théorisation quelconque mais peut-être à s’interroger sur le choix du tableau référé. Si Péladan l’impose ainsi dans le corpus vincien n’est-ce pas que le vide y travaille ? L’écart qui sépare les deux figures de Modestie et de Vanité défait la présence massive du portrait, sa polarisation par l’unique personne et l’unique de la personne, le tableau est structurée par le vide central séparant les deux pôles, comme si contre toute l’esthétique académiste qui règne chez Péladan et la figure fortement centrée de l’art de Raphaël, s’imposait l’ellipse baroque et ses deux foyers. Le clivage de la figure centrale devient le signe visible de l’indéfini mais cela requiert contre l’histoire et le savoir vulgaire que Modestie et Vanité ne soit pas un Luini, l’effet d’un épigone, mais bien un chef-d’œuvre absolu.
121La toile “vincisée” pose le double centre, le centre clivé comme effet dans le visible pictural de l’indéfini intellectuel, corrélativement le dédoublement de l’héorïne romanesque suppose le vide de l’amour et la tension indéfinie de l’intellect. Le rôle de Lionardo est si l’on peut dire d’organiser l’écart entre les deux princesses, de produire à partir de leurs histoires éludées, une figure qui soit pertinente et énigmatique. Plus exactement, Lionardo ne produit pas, il suscite la production par les deux femmes elles-mêmes de la figure visible de leur vérité ; elles vont élever leur apparence singulière jusqu’à l’emblème pictural, représenter Modestie et Vanité.
122Les deux princesses Visconti sont ainsi censées détruire une économie habituelle de la référence picturale. L’effet descriptif est généralement mis au compte du narrateur ou d’un personnage ayant une fonction ponctuelle de descripteur, par ailleurs, et contradictoirement à l’économie du vraisemblable, la référence produit des effets de décalages partiels de l’objet décrit : lorsque Proust mime le procédé dans Un amour de Swann, c’est par le nez que M. de Palancy représente Ghirlandajo et ceci pour Swann. Péladan renverse ces effets qu’il a cultivé, fût-ce de façon relativement complexe, dans Le vice suprême. La référence picturale ne représente pas un jeu culturel mais une assomption animique des princesses sous l’influence de Lionardo, elles s’élèvent en un moment privilégié et fugace, elles ne “posent” pas comme la princesse d’Este “d’après” Modestie et Vanité, elles se transfigurent. Elles portent au sublime le déguisement, du moins Péladan vise-t-il par l’apparat classicisant de l’ensemble du texte à écarter toute mondanité de “tableau vivant”, divertissement de société qui eut sa vogue, au profit d’une interprétation élevée. C’est en quelque sorte toute la fonction de l’homme par rapport à la femme qui s’accomplit là telle que l’Amphithéâtre des sciences mortes l’énonçait dix ans auparavant. Quelles que soient les modifications de la rhétorique et les reculs de l’ambition des constantes demeurent. Ainsi Lionardo est toujours ce qu’était Joséphin Péladan dans Comment on devient mage, “Mérodack”, “Jupiter, moi rayonnant”, “l’Ordre, la Force, l’Intelligence, le Cœur pur”... qui doit subordonner la femme lunaire, en faire “sa sosie zélée et enthousiaste”, capable de tout par l’Amour d’un Maître, “la femme n’aime que son maître”, comme la plèbe28. Jusqu’à l’obsession maniaque, Péladan ressasse le problème de “sa” relation idéale à la femme en en faisant le thème fondamental de son interprétation du personnage de Léonard. Modestie et Vanité représente une sorte de niveau supérieur de l’expérience érotique, un niveau plus libéré des tentations sensuelles. L’apparition d’un décor néo-classique marque, esthétiquement, le progrès du refoulement, un retour par delà les exaspérations décadentes qu’il a fallu “montrer” à une économie traditionnelle.
123La relation de Lionardo et des deux femmes s’accomplit donc comme réalisation d’une œuvre picturale par la spiritualisation du vécu dans l’Amour idéal :
Une après-midi, il remontait lentement les rampes en se récitant :
Se donna facetene donagione
De verde cosa bella che t’agenza
E poi di sua camiscia vestigione...
lorsqu’en levant la tête, il vit une telle chose qu’il cria d’admiration. La beauté et l’imprévu du spectacle le frappèrent à l’égal d’un miracle. Il joignit les deux mains et contempla avec une joie fébrile et bal butiante.
Entre deux colonnes du portique, apparaissait vivant, le fameux tableau du palais Sciarra maintenant perdu.
C’était bien cette allégorie subtile où la vie contemplative et la vie passionnelle sont figurées d’une manière intense sans accessoires : le clame de l’expression donne à cette peinture la grandeur d’un basrelief ancien quoique la complexité de la Renaissance y rayonne.
(Modestie et Vanité, p. 149-151).
124Le commentaire fait abonder les analogies : Eros et Anteros, la vierge folle et la vierge sage, Marthe et Marie, “les deux faces de la vie et les deux voix de la gnose”. Les contradictoires s’affrontent et cœxistent, faisant l’œuvre de leur tension, se liant par “l’emmêlement des mains” des deux femmes.
125Le roman culmine dans cette apparition “miracle” qui dissipe pour un instant sublime les incertitudes initiales et finales. Placée au centre du livre, la métamorphose s’apprécie par rapport au début et à la fin, ceci tout particulièrement en ce qui regarde la princesse Isabella Visconti, c’est-à-dire vanité, la mondaine, dont le “roman” est évidemment plus insistant, plus facile, que celui de Bianca la camaldule.
126Isabella semble d’abord une retombée romanesque de la Gorgone de Gabriele d’Annunzio, c’est la dame du lac, vivant dans un palais antique, fascinante, éternellement jeune, damnée sans doute pour qui les jeunes hommes mourraient heureux. Ce fantasme décadent aux connotations vinciennes insistantes s’efface l’instant de la transfiguration puis se réinvestit sous des modes qui marquent non plus la Décadence mais une déchéance, une retombée. Isabella Visconti devient une beauté lombarde dont le modèle serait dans l’œuvre de Boccacino, autrement dit un peintre obscur dont le nom ne semble s’imposer que parce que s’y inscrit le souvenir de Boccace, symbole pour Péladan de la futilité luxurieuse d’un “anti-Pétrarque”. Sous ce jour pictural de l’épigone, la princesse vieillissante devient une Madame de Warens vaguement nymphomane, revers pervers de la maternité qui symétrise la jeunesse jocondienne.
127Bianca retourne à son couvent, Lionardo reste seul, lui même déchu après l’expérience suprême, redevenu la caricature de Léonard, au point que la Giovanna, le “Luini” du roman, constate finalement :
Vous êtes Vanité selon l’esprit, comme la Diva Isabella incarne Vanité selon le cœur.
(Modestie et Vanité, p. 354).
128Le roman s’achève dans l’omnia Vanitas, Lionardo n’est qu’un apocryphe de plus, l’illusion d’un Symbole, le retour définitif des dissociations contre le moment privilégié qui donna à voir la conjonction des contradictions. Si Modestie et Vanité est selon Péladan un “vrai” Vinci, c’est aussi un tableau perdu et cela se dit au moment suprême de la métamorphose comme si la connaissance profane venait miner la mythisation au moment de son accomplissement ; quant au véritable Léonard il appartient à un passé perdu dont la modernité ne peut produire que des doubles décevants, des copies qui présentent la perte.
129Le mérite du texte de Péladan est sans doute dans ce travail mélancolique qui vient ombrer la parade néo-classique, lui imposer le vacillement que colonnes, palais, princesses et mages nient.
130Le vincisme semble donc être l’impossible du XIXe siècle, son réel perdu, Péladan qui plus qu’un autre cultiva le modèle rayonnant n’échappe pas à cette part d’ombre qui tend à envahir la scène où se représenta la peinture et la culture de la Renaissance.
Notes de bas de page
1 On recourra à Serge Panine de Georges Ohnet pour constater l’organisation d’une fascination du public populaire par l’étalage descriptif d’un intérieur bourgeois à triple référence : l’artiste du passé, la richesse établie, le prix payé : “L’hôtel de la rue Saint Dominique est certes l’un des plus beaux qu’il soit possible de voir. Les souverains ont seuls des palais plus somptueux [...] Cette rampe [de l’escalier], œuvre splendide de Ghirlandajo, a été apportée de Florence par Sommervieux, le grand marchand de curiosités. Le baron de Rothschild n’a voulu en donner que cent mille francs : Mme Desvarennes l’a achetée. Sur les larges panneaux de l’escalier sont tendues d’admirables tapisseries des Gobelins, d’après Boucher, etc., etc...”
2 Cf. Marcel Proust, “L’affaire Lemoine. Dans un roman de Balzac”, in Contre Sainte-Beuve, Gallimard, Pléiade, p. 10. Le texte fut publié dans le Figaro en 1908.
3 Ces références proliférantes et parcellaires semblent rejouer, parodiquement, la démarche du connaisseur telle qu’elle se manifeste à la même époque. Le procès scientifique d’identification des œuvres se constitue comme analyse comparative qui réfère systématiquement le détail à un exemple du corpus considéré lui-même comme identifié. D’où des textes tels que celui que Berenson consacre à une Madone récemment entrée au Louvre : “les yeux ne sont pas aussi saillants que chez Piero, le nez est plus déliquat et plus aquilin, la bouche plus petite, les lèvres plus minces [...] Les mains, même lorsque le geste est semblable, sont d’une toute autre forme, moins plates, plus massives d’os et de chair...” in Gazette des Beaux-Arts, t. XX, 1898-2, p. 52.
4 La Bélit de La vertu suprême (1900) possède le corps d’une Sibylle de Michel-Ange, mais ses seins “lourds et ronds” sont ceux d’une Charité d’Andréa del Sarto, elle a cependant des petitesses et des joliesses qui sont d’un Fragonard, bref, elle tient d’un Carrache... ou plutôt de la Fortune du Guide à la Galerie Saint-Luc ! Allez-y voir c’est à Rome.
5 La situation de Péladan ne laisse pas de paraître étrange si Ton assimile la “droite” des années 80 aux représentations qu’on peut en avoir à l’heure actuelle. Péladan est anti-colonialiste et anti-militatiste, cette dernière caractéristique est d’ailleurs énoncée à l’occasion en référence directe avec l’aristocratisme esthétique dont le maître est Vinci : “Le service militaire me semble une forme non équivoque du servage [...] quand on pense que le Dante aurait dû balayer la caserne et Léonard bouchonner le cheval de Ramollot, on s’aperçoit que Balzac, l’homme d’Etat de l’individualisme, avait vu clair et qu’il faut se reconquérir contre le nombre”, ceci dans Comment on devient artiste, p. 285.
6 Cf. “Les sciences naturelles, que Taine connaissait beaucoup moins que Ruskin, s’occupent de l’espèce et non de l’individu. En art l’individu seul existe. On ne peut pas dire qu’on connaît une famille Léonardine ou Rapheline, ou Michelangelesque. Trois personnes sont apparues que tous ignoraient quand elles se manifestèrent, et qui disparurent pour toujours. [...] La science offre véritablement une suite additionnelle qui met le dernier venu en possession de tout l’acquêt des devanciers [...J l’Art, au contraire, s’incarne, vit et meurt dans chaque génie, in L’Art idéaliste et mystique, p. 85 de l’édition de 1911 chez Sansot, la première version date de 1894.
7 Péladan ne cesse de ménager Ruskin et les idéalistes anglais, la note qui précède en témoigne. Néanmoins, il est évident que la couleur qui tient par sa violence une place qui révolte Taine lors de son voyage en Angleterre comme elle occupe une place déterminante dans les classements esthétiques de Ruskin, n’occupe en revanche chez Péladan qu’une place relative, voire allusive. Ainsi, “Il faut apprendre le dessin chez Léonard ; la rhétorique des formes chez Raphaël ; le clair-obscur, chez Rembrandt ; la peinture technique chez Velasquez ; la grâce masculine, chez Mantegna ; la féminine, chez Botticelli et Melozzo da Forli ; l’androgyne chez Signorelli”. (L’Art idéaliste et mystique, p. 253). Il doit falloir entendre par “peinture technique”, entre autres, la couleur...,,
8 The Sphinx without a Secret fut publié dans Lord Arthur Savile s crime and other stories, la traduction française fut publiée en revanche dans un recueil paru chez Stock en 1906 sous le titre Le portrait de Monsieur W.H. Dans sa thèse sur Oscar Wilde, R. Merle paraît considérer comme une faiblesse un titre qui dévoile d’emblée l’énigme, il semble au contraire du travail même de l’humoiur qu’on n’attende qu’un jeu et non un véritable intérêt romanesque.
9 J. Péladan, La vertu suprême, Paris, Flammarion, 1900, pp. 223-224. On trouvera dans Le livre du Sceptre, tome IV de l’Amphithéâtre des Sciences mortes, 1895, une “Politique” inspirée d’Aristote qui est une “somme” anti-démocratique ; à l’occasion Tolstoï y est considéré comme un “saint devenu fou” pour avoir méconnu les droits de l’Intellectuel.
10 Cf. l’article de Péladan, “Le Vinci et les sciences occultes”, in Revue universelle, 1/12/1902. C’est Péladan lui-même qui est traité de “mage de camelote” et de “bilboquet du midi” par le Durtal de Là-bas.
11 Cf. La philosophie de Léonard de Vinci d’après ses manuscrits, Paris, F. Alcan, 1910, p. 97.
12 Cf. l’article de Péladan intitulé “Gustave Moreau” dans L’ermitage de Janvier 1895 (pp. 29-34), Péladan dénonce la prolifération des épigones de Moreau et de Burne-Jones, tout en soulignant que Moreau lui-même ne vient qu’après Delacroix le plus grand’Maître de l’Ecole française”. Ces perspectives relativistes et historiques ne servent qu’à souligner les individualités authentiques dont le surgissement vient d’ailleurs contrarier les chronologies génétistes : “Signorelli antérieur de quarante-trois ans à Michel-Ange, nous frappe d’une admiration qu’il n’obtiendrait pas comme contemporain de ce Maître”.
13 Cf. la préface à l’étude de Marguerite Albana, Le Corrège, sa vie, son œuvre, Paris, Perrin, 1900, p. LXXI.
14 L’article signalé à la note 12 rappelle en épigraphe le salon de 1882 dans lequel Péladan saluait “l’absent” Moreau de cette invocation “à l’élève de Lionardo de Vinci le grand, au peintre hermétique en ce temps hypetre ! Les réticences n en existent pas moins en 1895, Péladan supporte mal que Moreau accepte des fonctions et des honneurs officiels alors qu’il se dérobe aux insistances du Sâr. Celui-ci, faute de connaître véritablement une œuvre qui demeure secrète pour l’essentiel, tend à faire de Moreau “un Delacroix en petit” qui aurait le dessin héroïque mais “poncif”, “ses têtes semblent imitées d’un timbre-poste idéal...”.
15 Cf. La dernière leçon de Léonard de Vinci à son Académie de Milan, precedee d’une étude sur le Maître, Paris, Sansot, 1904, p. 2. Le texte fut d’abord publié en octobre 1903 dans la Revue bleue.
16 De l’androgyne, Paris, Sansot, 1910, p. 72.
17 Cf. Léon Bloy, La femme pauvre, in Œuvres, tome VII, Paris, Mercure de Prance 1972, p. 55.
18 Cf. Comment on devient Artiste, pp. 152-155. La noce de Gcrvaise s’arrête devant la Joconde, Coupeau lui “trouva une ressemblance avec une de ses tantes”.
19 Ces réflexions permettent de distinguer le courant “quattrocentiste qui existe autour de Péladan et qui se manifeste dans L’ermitage par exemple, du courant ruskinien. Armand Point, qui fut très lié à Péladan et même mis en chantier en 1896 un “Eros” dont Elémir Bourges attend qu’il y poursuive “le mystère caché au fond des Vinci”, qui fonda un atelier d’artistes sur le modèle pré-raphaélite, s’écarte du ruskinisme en célébrant à la fois l’aristocratie individuelle et en rejetant le moralisme prédicant du médiévalisme anglais. Le rejet du contenu didactique moral nourrit une esthétique formalisante, renouvelant la théorie esthète de l’art pour l’art, on en trouve l’écho dans la note citée de Péladan, comme dans les ouvrages fort différents, ceux d’Alphonse Germain par exemple.
20 Le travail de Moreau en ce qu’il se réalise à partir des “mythes et des héros” s’oppose, et c’est la gloire de Moreau, au travail de Manet qui “mettait à la mode les caboulots et les voyous”. On retrouve la supériorité académiste des grands genres traditionnels qui, illustrant les grands textes, donnent à penser et sont d’un mérite supérieur au genre tout court qui ne devrait viser qu’à la distraction et à la consommation facile.
21 Cf. Ary Renan, “Gustave Moreau”, in Gazette des beaux-arts, t. XXI, 1899 p. 202.
22 La citation de Ruskin est extraite du chapitre IX (Of Purity) (IIIè partie, volume II, parag. 9) des Modem Painters. Comme l’indique la fin de la citation, l’inertie ruskinienne est capable de sublimiser des choses très humbles dont la signification spirituelle demeure foncièrement évangélique et moralisante, autant de directions qui s’écartent notoirement de Moreau et de Péladan. Ce qui est visé est moins la concordance parfaite que la manifestation d’un “feuilleté” de l’idéologie.
23 Dans une note, Taine signale l’attribution à Luini, ajoutant toutefois : “Mais la puissance de l’expression et des ombres sont dignes de [Léonard], et je crois le tableau de sa main”. Le Cicérone de J. Burckhardt est, en revanche, formel dans l’attribution à Luini.
24 Il est difficile d’ouvrir ici un dossier Luini. Le peintre est une découverte dont se targue Ruskin. En 1896, Paul Flat le reconnaît comme le véritable inventeur de l’Androgyne pictural, plus ambigu que l’androgyne vincien et d’une plus troublante équivoque” (cf. Figures de rêve, pp. 98-102). Gauthiez publie en 1905 une brève monographie qui est une apologie. En revanche, Berenson l’enveloppe dans le mépris qu’il éprouve pour toute l’école lombarde post-vincienne. Quant à Barrès, il dédaigne : “ce sont de petites gens, d’une pensée trop pauvre” (cf. Amori et dolori sacrum).
25 On peut lire dans Pérégrin et Peregrine, publié en 1904 au Mercure de France, ceci : “Les dernières pensées de Léonard, crois-tu qu’elles concernaient la peinture ? Il a vu ce qu’il aurait pu faire et il a trouvé son œuvre petite. Il est un idéal qui ne tient pas dans un livre ou dans une fresque et que l’Evangile nous a révélé : c’est d’écrire dans les cœurs les poèmes de consolation, c’est de peindre dans les esprits des visions de Paradis, c’est de créer des âmes avec son âme et d’engendrer des êtres par le rayonnement de son verbe”. “L’apôtre !” dit Nergal”. Tentation d’une sainteté qui n’est pas le terme des médiations vinciennes de Péladan mais un avatar possible.
26 Cf. Eugène Muntz, in Revue des deux mondes, 1/10/1887, p. 687.
27 Modestie et Vanité, p. 52.
28 Cf. Amphithéâtre des sciences mortes - Comment on devient Mage - Ethique, Paris, Chamuel, 1892, particulièrement ce qui constitue le chapitre VI “De l’amour” du Livre premier, ce chapitre a pour “planète” Mérodack, c’est-à-dire selon “l’astrologie kaldéenne”, Jupiter. Cependant, si par l’introduction de Mérodack dans sa désignation de Sâr (l’Ampithéâtre a pour auteur le Sâr Mérodack Péladan), le scripteur s’assimile à ce modèle jupitérien dont les types dans l’héritage pictural sont Rubens et Titien, on constate aisément que le jupitérien aux fonctions sociales, né pour “la pontification en toutes choses”, s’assimile tout autant au “solarien” Samas dont le type pictural est Léonard, type infiniment plus actif dans la production péladane que le Flamand et le Vénitien.
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