Chapitre IV. Séduction de la terreur
p. 93-121
Texte intégral
1Léonard de Vinci occupe une place spécifique dans le contexte français, il est, on l’a dit, celui dont l’œuvre constitue le signe éclatant de la transmission culturelle de l’Italie vers la France sous l’égide du Prince. Il est aussi celui dont l’essentiel de l’œuvre peint se trouve dans les musées français. Nulle surprise donc à constater que c’est en France que se développe, dans le contexte d’un essor global de la critique d’art à la fin du XIXe siècle, le texte glosant l’œuvre. Effet d’un état historique objectif, le texte confirme la particularité du cas Vinci en France.
2A ne considérer que l’œuvre peint, qui importa d’abord quasi exclusivement, l’Italie paraît dépossédée : la Cène n’est plus qu’une ombre, les portraits de l’Ambrosienne douteux, c’est au point que le vol de 1911 put, avoir la signification d’une restitution de patrimoine national. L’Allemagne n’a guère de tableaux qu’elles puisse attribuer à Léonard ; la Dame à l’hermine de Cracovie est bien isolée, les tableaux de Saint Petersbourg bien lointains. Quant à l’Angleterre dont les collections italiennes sont fabuleuses pour leur nombre, leur qualité et aussi, ce fut essentiel pour l’essor du ruskinisme, leur diversité, elle ne conserve avant 1880 que bien peu de chose dans les collections publiques, ce n’est qu’à cette date que la National Gallery acquiert la Vierge aux rochers, quant au fameux carton de la Sainte Anne, il est détenu par la Royal Academy mais ne sera exposé au public qu’à partir de 1896. L’œuvre des disciples, Luini, Beltraffio, Cesare da Cesto et autres, est au contraire très abondante, sans compter les innombrables Jocondes anglaises dont on s’efforce régulièrement, et jusqu’à nos jours, de démontrer que c’est parmi elles et non au Louvre qu’il faut chercher l’original du Vinci.
3Terre des “pré-raphaélites”, qu’il s’agisse, comme l’écrivait Gustave Kahn, de ceux d’avant Raphaël ou de ceux d’après Madox Brown, l’Angleterre a, par rapport à la France sa propre spécificité muséale. La National Gallery est infiniment moins dominée que le Louvre, et ce pour d’évidentes raisons historiques — elle n’hérité d’aucune collection historique-, par les valeurs centrales de l’académisme. Le plaisir du musée de Londres est à la couleur vénitienne, flamande, hollandaise ou à l’étrangeté “primitive”. Moins soumis que les Français à la tyrannie de modèles culturels classicisants, les collectionneurs anglais, outre les admirables toiles accumulées au XVIIe siècle, ont su rapporter des voyages sur le continent une profusion d’œuvres “excentriques”. On peut dire, sans trop d’arbitraire, que le voyageur anglais lui-même, est infiniment plus curieux que le français, les guides et récits de voyage tendant à montrer que tout est intéressant : l’économie, l’ethnographie, le folklore, la politique... et qu’il faut aller vers les villages isolés, les régions reculées, les marges provinciales quasi inconnues du voyageur français. A Venise, la curiosité de Ruskin est exemplaire, non qu’il découvre Carpaccio comme il le prétend, Charles Blanc ou Gustave Moreau connaissent San Giorgio degli Schiavoni sans avoir lu Ruskin, mais il découvre la promenade à pied, l’investissement de la ville par l’errance systématique. A voir les Crivelli de la National Gallery, on comprend que l’évasion hors du monument obligé est bien plus un comportement anglais que français !
4Pourquoi souligner cela ? Parce que, dans une mesure relative mais certaine, cela rend le cas Vinci moins intéressant en Angleterre qu’en France. Il semble, en tout cas, très arbitraire, de penser que si l’Angleterre ne connaît pas l’inflation critique qui caractérise le vincisme français, c’est un effet du béotianisme culturel de la bourgeoisie victorienne. Les pré-raphaélites faisaient encore hurler la critique française alors que les membres de la confrérie faisaient déjà partie de l’establishment pictural anglais ! La fonction critique de Léonard est largement suscitée par les représentations académistes françaises, par la structuration très rigide de l’héritage pictural. On l’a dit à plusieurs reprises, ce que Léonard permet c’est un glissement marginal mais au centre même du dispositif. En 1880, cela faisait déjà près de quarante ans que l’étiquette “pré-raphaélite” énonçait un déplacement radical de la référenciation des pratiques dans le musée italien.
5Peut-être est-il vrai aussi que l’exigence moralisante, partout présente dans la théorisation ruskinienne, n’avait-elle rien qui puisse être satisfait par l’œuvre vincien, encore serait-ce supposer que celui-ci soit “objectivement” pervers, ce dont on peut douter : après tout Ruskin a bien moralisé Botticelli alors que les Français y découvrirent des turpitudes “évidentes”. En contre-point des élucubrations françaises, on serait tenté d’opposer d’abord, le solide prosaïsme d’un Dickens au risque de nourrir ce qui a été récusé, c’est-à-dire un béotianisme pictural irrémissible. A Milan, Dickens constate la ruine de la Cène, l’altération complète des figures, aussi ironise-t-il sur tel visiteur qui en dépit de cette triste et indéniable réalité s’extasie et fait tous ses efforts pour entrer en ce que Dickens nomme de “suaves convulsions”1.
6Ruskin ne peut être soupçonné ni d’incompétence ni de froideur, s’il moralise, c’est dans l’enthousiasme, voire la passion, s’il juge c’est dans la violence. En dépit des contradictions qui organisent, en conséquence même de ce qui vient d’être dit, le texte de Ruskin, une constante se perçoit en ce qui concerne Léonard. Le jugement est d’estime mais réservée, la “modernité” même de la démarche vincienne suffit à expliquer la réticence du théoricien médiévaliste alors qu’elle constitue la base des gloses françaises contemporaines. Quand la France découvre l’industrialisation et est en mal de redéploiement idéologique, l’Angleterre est déjà sur le reflux, l’évidence des problèmes sociaux liés à l’essor capitaliste a déjà produit l’effet moralisant et régressif que la France connut finalement à l’extrême fin du siècle sous l’égide, d’ailleurs, du ruskinisme pour ce qui est de l’art.
7Tout ce qui trouble et donc dynamise les représentations établies et comme tel intéresse l’idéologie culturelle française dans l’œuvre de Léonard de Vinci n’apparaît, en contexte anglais, qu’au négatif. Le peu d’œuvre, le souci scientifique analytique, l’intellectualisme, la conception scientiste du clair-obscur et de son rôle illusionniste, la place secondaire accordée à la couleur, le scepticisme religieux ou l’humanisme critique paganisant, l’hermétisme, bref, tout cela qui mêlé, contradictoire, naïf, fait du vincisme un réaménagement ambigu des valeurs culturelles françaises, tout est en conflit ouvert avec les valeurs ruskiniennes. Non que celles-ci soient en conséquence toutes également “réactionnaires” alors que les essais français seraient globalement “progressistes”, ce que Ruskin énonce de la couleur, par exemple, ouvre infiniment mieux, même si c’est contradictoirement par rapport à l’usage ruskinien, que le clair-obscur vincien sur l’avenir coloriste de la peinture française. Quelques détails seuls satisfont Ruskin dans une œuvre qui fait de Léonard le type d’une classe d’artistes que n’aime pas Ruskin, ceux qui peignent laborieusement et sont dépourvus du génie de la couleur, ceux qui s’épanouissent en Hollande et sont les antithèses flagrantes de ce que peut aimer Ruskin à Venise : Tintoret2. Ce jugement est suffisamment caractéristique pour que le “guide” que Cook rédigea à l’usage du grand public de la National Gallery le reprenne.
8L’illusionnisme réaliste du clair-obscur, en tant que Léonard lui-même put écrire qu’il permettait de réaliser le relief dans la peinture, est, selon Ruskin, quelque chose de “très noble” mais en même temps d’aberrant3. Quant à la science anatomique, elle n’engendre que laideur, son principe spirituel est l’orgueil analytique, la présomption de l’esprit humain alors que seule l’humilité émerveillée, la description minutieuse et “fidèle” peut fonder un bon et très indispensable réalisme. L’œuvre de Léonard est marquée, polluée d’orgueil, elle en reçut un châtiment immédiat : le peintre fut incapable de finir ses toiles ou incapable de les préserver de la destruction4.
9.Un tel discours n’aurait guère de pertinence en France, on en a décrit très précisément le renversement symétrique. Il existe, cependant, dans les milieux catholiques français les plus strictement réactionnaires, voire les plus hostiles à tout ce qui pourrait émaner d’un protestant, une dénonciation ancienne de la Renaissance qui n’est pas sans nécessaire parenté avec l’idéologie ruskinienne. Récuser le modèle de l’historiographie dominante faisant du XVIe siècle l’avènement de la modernité, c’est exalter les temps médiévaux comme ceux de la simplicité, de l’obéissance, de la tradition, de la foi, de la Nature aussi. Cela existe mais n’est qu’une pierre d’attente du renversement idéologique à venir. Le décalage des systèmes dominants est à cet égard flagrant.
10Reste malgré tout l’éloge qui, pour être cerné de telles critiques, eût pu n’en être pas moins hyperbolique, que toute la démarche de Ruskin est dans les écarts et dans la saisie d’un presque rien sur lequel un monde est reconstruit. L’important est de susciter une “différence” la plus intense possible dans l’espace le plus réduit possible. En fait, rien de spectaculaire ne se produit à propos de Léonard lui-même, Ruskin lui concède un grand art dans la représentation des petites agates et des cailloux qu’on découvre sous les pieds de la Sainte Anne du Louvre, au reste, il déteste les rochers ! L’essentiel est dans le déplacement que produit Ruskin, le contre-investissement en quelque sorte de la célébration censurée, vers l’œuvre et la personne de Luini. Fade et ennuyeux au gré du plus grand nombre, le Lombard devient la chose de Ruskin, une de ses créatures propres, dotée de toutes les perfections dont l’autre est privé. Tant il est vrai que l’écriture de Ruskin anticipe les déplacements impérieux qui caractérisent la critique décadente comme aussi ses saisies passionnées de ce qui était rejeté.
11Ce parcours sommaire était nécessaire à l’appréciation d’une singularité provocante. L’essai de Walter Pater, publié en 1869, s’il a ses motivations dans le contexte français, constitue une extraordinaire exception dans son milieu d’origine. Aussi le texte de Pater resta-t-il prisonnier de sa singularité, objet d’un culte mais non origine d’une “école”. Ce qui est ici visé n’est pas la réception anglaise mais le cas exemplaire d’une retombée dans le domaine anglais de textes français et le retour final du texte dans le domaine français. D’où des chiasmes chronologiques : la production de l’essai en 1869 témoigne de l’existence d’une bibliothèque française vincienne qui s’est formée à l’époque même où Ruskin proférait ses condamnations et où nous avons constaté qu’il n’y avait pas un intérêt foncier à développer en Angleterre la glose vincienne ; en revanche, la traduction de l’essai de Pater se produit en 1899, c’est-à-dire à une époque où le texte vincien va précisément connaître ses limites et reculer devant le ruskinisme français. La traduction réintroduit comme trop tard un texte qui constituait l’effet le plus abouti de la glose des années du Second Empire ; Pater n’eut que des lecteurs français rares, remarquables parfois puisque, dès les années 80, Paul Bourget, et après 1914, Charles du Bos, furent de ceux-là. Pater, si limitée que fût son audience, n’en constitue pas moins l’autre voie exemplaire, bordant le ruskinisme, selon laquelle l’élite culturelle tente de résister au réel du monde industriel. Voie plus étroite, plus désespérée puisqu’elle n’a de recours que dans l’hédonisme esthète alors que précisément le ruskinisme fut sollicité d’apporter quelques “calmants” sociaux, quelques narcotiques socialisants à usage collectif.
12Pater est d’abord, à l’époque où il écrit, le témoin d’une fascination exercée par les représentations mythologiques de la Renaissance produite en France sous l’égide de Michelet et de Taine. C’est le clair-obscur de ces figures mythiques qui agit et c’est sa structure contradictoire qui est réinterprêtée dans l’essai de Pater ; systématiquement, si l’on peut dire, l’essai de Pater fascina le petit groupe des esthètes anglais jusqu’à la réalisation effective de la récitation litanique de la glose. Quelques lignes représentent l’essai, en violant l’économie d’ensemble, produisant un effet extraordinaire de fétichisme substitutif. A défaut de la Joconde, l’Angleterre esthète cultive son double textuel, le voile de mots tient lieu du tableau, le dire efface le peint, Richard Le Gallienne l’atteste : “Nous allions tous citant la célèbre description, ou plutôt recréation, de la Mona Lisa [...] nous exhortant à brûler de cette flamme, semblable à celle d’une gemme et à maintenir cette extase, qui est le véritable succès de la vie”5. Quand Daniel Halévy se souvient des soirées d’Ebury street, c’est d’abord de George Moore “récitant des phrases de Walter Pater ou de Théophile Gautier”6. Inscription en retour de la récitation fétiche, Yeats place le texte de Pater, disposé en vers libres, comme porche d’entrée de l’Oxford book of modem verse. Sir Kenneth Klark confesse enfin l’effet strérilisant du modèle : “le critique anglais est d’autant plus embarrassé que l’immortel passage de Pater qui tinte à ses oreilles lui rappelle que tout ce qu’il pourra écrire sera pauvre et vide en comparaison”7. Rayonnement décadent d’un soleil stérile...8.
13L’essai de Walter Pater ne se distingue pas d’emblée d’une tradition ancienne du discours sur la peinture et/ou les peintres. Il n’est qu’une “vie” de Léonard de Vinci, un cheminement de récit mimant le parcours chronologique de la biographie, s’arrêtant de temps à autre à telle œuvre de plus de relief qui vient s’accrocher selon l’effet de pièce rapportée et décorative d’une toile sur une cimaise. Avec cela, des analyses d’âmes et beaucoup de mystère. La traduction française pourrait avoir en 1899 d’imprévues significations anti-valériennes, elle apparaît en tout cas comme un texte antérieur aux effets suscités dans le texte critique par la facture fragmentaire et visible de l’Impressionnisme. Pas de matières chez Pater, ou plutôt une seule matière à déconstruire : le texte biographique établi, celui qui vient de Vasari et dont on vient de dire qu’il semble d’abord repris et suivi.
14Vasari est à la fois cité et critiqué, mimé et déjoué par l’essai. Le Florentin, au gré de Pater, banalise Léonard, corrigeant au besoin la première version de sa vie de Léonard dans un sens plus conformiste, gommant tant que faire se peut la solitude, la singularité du créateur. Contre la platitude vulgaire, Pater rejoue le stéréotype romantique du “génie”, l’essai s’ouvre et se clot sur le signe même de l’œuvre en procès : rejettant d’abord le monde et ses textes, abolissant l’urgence commune des religions, des sciences, des pouvoirs, tous les discours sus en quelque sorte venant d’abord échouer devant la nécessité de la production propre du génie. La biographie, devient sous ce signe inaugural et final, la description la plus anti-historique qui puisse être si l’histoire de l’art consiste à établir les multiples adhérences existant entre le producteur et l’espace pour lequel il produit. La vie est l’élaboration d’une île, ou plutôt la description d’un système, d’une structure close sur elle-même et développant sa puissance dans le monde de cette clôture. La vie solitaire est un objet à produire, pas de différence entre l’œuvre picturale et la cimaise biographique.
15Poser d’abord la clôture du système homme/œuvre comme différant du monde banal, c’est impliquer que cette altérité est agissante de son refus fondateur même, elle attire ou repousse ce qui par son propre être-là se trouve comme “altérisé”. Si l’œuvre et l’homme se ferment sur des lois propres, je leur suis autre, mais réciproquement l’œuvre m’est autre, perdue et désirable. La tâche du critique n’est pas dans la production non problématique d’un bavardage lisse qui supposerait d’abord qu’il y ait adéquation entre le discours commun et la production artistique. Ce que Pater analyse, sous le jour d’une interrogation de l’attitude narrative de Vasari et de ses épigones, est l’altérité des pratiques esthétiques par rapport à l’économie de communication du langage. Supposer le mythe romantique de la solitude de l’artiste ne conduit pas à une réflexion sur la place de l’art dans la société philistine du XIXe siècle mais introduit sous la figure biographique l’exigence de penser que l’art de peindre, mais aussi en conséquence l’art de dire la peinture, ne relèvent pas d’une économie d’échange. Pater, posant l’altérité des pratiques du peintre, pose corrélativement l’impuissance du discours narratif et la nécessité d’une écriture qui soit l’effet analogique de la clôture signifiante du tableau. Quelques années plus tard, ce changement de régime de l’écriture critique, son basculement vers l’art même de la littérarité, trouva son théoricien, plein d’humour au demeurant, avec Oscar Wilde. Si le critique subsiste, c’est comme “artiste”, disant le “mystère” de l’art par l’art même, recevant l’effet de clôture posant l’œuvre à dire en constituant dans le langage un objet qui ait lui-aussi ses propres lois constitutives, sa propre suffisance dans son ordre de pratiques. La critique, à rebours, de l’illusion qu’elle entretient de communiquer aux autres l’œuvre première, suscite à son tour, et comme indéfiniment, un objet autre pour le lecteur, un objet de texte qui est d’abord perceptible comme refusant le régime de la parole. A son tour, le texte critique doit tendre non à un effet de pure médiation de contenus mais de présence opaque et résistante. Mais ces mots ne conviennent pas, car si tableau et/ou texte imposent leur altérité, ce doit être, selon Pater, en tant que “subtil et gracieux mystère”, de cela même Vinci donne l’exemple visible.
16Pater dépose le pouvoir “naturel” d’appropriation du tableau par le discours et le critique, la distance existant entre l’œuvre peinte et l’écriture ne s’abolit pas et sa relation s’inverse. Pater reprend à Michelet et au vincisme français, le mot inlassablement répété qui signale la perturbation profonde de ce que semblait impliquer l’appareil perspectif de la représentation picturale occidentale depuis la Renaissance. On ne “voit” pas le tableau, c’est lui qui vous voit et vous “fascine”. L’objet n’est pas maîtrisé par ce qui apparaît au service du spectateur, il n’est pas pour l’œil une scène contemplée de façon désintéressée. L’extérieur agit, trouble, égare, défait le réglement perspectif vraisemblable, le change en piège qui lie le spectateur. Celui qui ainsi se fait prendre par l’image n’en reconnaît pas la fonction illustrative, il jouit d’être pris, on pense au punctum que Barthes éprouve dans la photographie. Jouir de se perdre implique qu’il y ait désir et crainte de l’objet, pas de plaisir simple qu’on prend et qu’on laisse, pas d’immédiateté avouable et connaissable de ce qui saisit. Le spectateur subit l’œuvre, il éprouve des “impressions” mais c’est au sens où quelque chose s’imprime en lui et où il se trouve sous l’action de ce qu’il voit, jouissant de recevoir. S’il y a texte, c’est, à lire l’essai de Pater, qu’il y a eu fécondation de l’amateur-amant(e) par l’œuvre. Là encore, il y a inversion délibérée des représentations, ce n’est pas moi qui déchiffre l’œuvre, la violant pour en restituer le dire secret, l’initiative n’est pas de mon côté, je ne connais qu’en étant moi-même “connu” par l’œuvre. Toute scientificité, toute “objectivité” du discours critique s’en trouve structurellement rejetée, je n’investis pas, je reçois et ça produit.
17Détournant le récit biographique, excluant l’historicisme tainien, l’expérience esthétique selon Pater n’a ni prudence érudite ni scrupule de connaisseur. La légende comme l’œuvre suspecte sont bienvenues pourvu qu’elles contribuent à “l’impression”, à la fascination de l’amateur ; sur ce point, le seul peut-être, Pater et Ruskin se rejoignent. C’est quasi exclusivement de l’artiste que Pater s’occupe, trait qui dénonce encore en 1899 un “archaïsme” relatif, l’activité scientifique de Léonard ne “l’impressionne” pas, il la connaît mais de façon floue, alimentant les fantasmes plus que le savoir. Ce qui importe, ce sont “les âmes étranges” dont les tableaux constituent l’apparition sensible.
18Ce qui se voit n’est actif que par le processus dont la solitude de l’artiste constitue le signe social. La description de la constitution de l’œuvre se produit dans l’essai de Pater comme objet même de la critique, en cela Valéry se retrouve, c’est-à-dire l’établissement d’une méthode critique qui s’exerce sur ce qui précède les apparences finales. Cependant là où la critique symboliste voyait des jeux de matérialités mises en œuvres qui ne produisaient que finalement et métaphoriquement des effets représentatifs, Pater ne suppose que des principes “spirituels”, des “idées” dont les conflits et les ambivalences constituent le processus producteur.
19Léonard est représenté, en deçà de ce qu’énonce l’anecdotisme biographique qui n’est que l’effet représentatif simpliste du sousjacent, comme constitué par le couple en tension permanente de “la curiosité et du désir de beauté”. Telles sont les forces premières et spécifiques du génie, forces qui forment “couple”, l’effet vincien dit ce couple de forces en tension, le créateur “engendre dans l’union des deux forces une grâce d’un type particulier, subtil et curieux”. L’activité polymorphe de Léonard est représentée, dans l’essai de Pater, sous le mode de la “curiosité”, il s’agit d’un principe de mouvement actif et dispersant qui doit féconder le “désir de beauté” qui est quant à lui orienté vers la stabilité harmonieuse. C’est Eros et Thanatos, c’est aussi dans le champ de l’esthétique traditionnelle la contradiction entre la nécessité “naturaliste” et l’exigence idéaliste. Pater ne cherche pas cependant dans un postulation d’un “génie” transcendant les contradictions une solution aux apories esthétiques, pas plus qu’il ne propose, comme Ruskin, un naturalisme néochrétien supposant au “réel” l’immédiateté d’une qualité esthético-morale. Le mystère ne s’identifie ni ne se dissipe chez Pater, il se formule comme dynamisme constitutif, dialectique irrésolue qui s’énonce comme relation sexuelle et/ou grand œuvre alchimique de conjonction des contraires. L’œuvre demeure le signe de la contradiction organisatrice l’engendrant, son unité et sa beauté ne vont pas sans la dissociation et la curiosité. Finie, achevée, elle demeure indice du processus, elle est “subtile et étrange”, elle voile mais montre, l’amateur ne se trouve pas devant un objet mais devant un effet dénégateur visible comme tel. L’arrêt du processus en tant qu’il existe puisqu’il y a une œuvre se nie dans l’existence de l’effet de fascination qui se produit par la persistance active des contradictions. Sous une rhétorique autre et sans l’exemple des développements impressionnistes de la peinture, Pater tend à faire varier la “focale” du regard comme y contraint l’Impressionnisme. Le contact avec l’œuvre est dans la possibilité comme simultanée de “voir” la Beauté et d’en “sentir” la contradiction primaire. A propos d’un corpus à la fois classique et problématique, Pater construit une esthétique fondée sur le retour de ce que l’esthétique classique refoule, la part de mort, d’ombre travaillant dans la production esthétique.
20Si un processus génératif, dont le modèle est sexuel, constitue le “latent” de la représentation finale, cela peut impliquer, selon ce qui sera la visée symboliste même, une relation métonymique entre l’œuvre picturale et le Monde, ce qu’enferme le tableau comme structure opérante est “a scheme of the world”, la loi universelle et la clôture de l’œuvre au monde n’était que pour en atteindre la “vérité”. Corrélativement, l’expérience de la réception telle que la constitue Pater est elle-même une expérience de l’ordre universel qui serait un “pan-sexualisme”. Il y a donc une portée “initiatique” de l’expérience esthétique qu’il s’agisse de la production ou de la réception, ensemble elles constituent une connaissance ésotérique, c’est-à-dire une connaissance par l’intérieur de l’âme du monde. On l’a dit, le mystère constitutif en tant qu’il est opposition et rencontre de l’altérité des sexes a son analogue dans le “grand œuvre” alchimique, ce que Pater explicite en écrivant que la création artistique représente, comme l’alchimie, une voie de spiritualisation de la matière. La copulation n’est donc pas seulement générative, elle est édifiante.
21Le couple posé, “curiosité et désir de beauté”, se double d’un discours traduisant l’effet des œuvres. Pater y éprouve la fusion, plus exactement “l’interfusion” d’extrêmes de beauté et de terreur, ceci non seulement dans les œuvres de jeunesse qui par leur “sujet” donneraient à lire cette ambiguïté comme la rondache ou la Méduse, œuvres à vrai dire perdues, c’est toute œuvre, en fait, qui est susceptible de produire cette nouvelle contradiction. Un couple oppositionnel vient encore s’adjoindre aux précédents, interpréter selon un nouveau code le processus créateur : ce dont les œuvres vinciennes sont l’effet peut s’énoncer, aussi, comme conflit entre la raison/les idées et les sens/le désir de beauté.
22La multiplication des formules conflictuelles se produit sans qu’il y ait recherche par Pater d’une systématisation stricte, ce flottement relatif suscite l’activité du lecteur à la recherche d’une rationalisation. A céder à ce désir, il est possible de produire d’étranges superpositions de figures. Car, si l’on tient que le désir de beauté représente un principe de réception harmonieuse, il faut alors que le principe actif se formule alternativement comme raison/idée et comme curiosité mais aussi comme terreur. L’intervention de “l’idée” dans le texte de Pater impose un souvenir hégelien, cependant il n’y a pas apparition sensible, l’idée est située dans le processus créateur comme principe sexué, elle est imposée aux parties sensuelles de la création, elle est “frappée”, sticken, dans la couleur et les représentations imagées. C’est de cette pénétration violente, non d’un effet harmonique global, que naît le “bien-être” et l’effet “plein de brume et de raffinement”. Pas de sérénité sans conflit sous-jacent, l’idée est contradictoire à la beauté en tant que celle-ci est sensuelle et quasiment matérielle.
23Ce que Pater nomme “idées” est en fait extrêmement précis et différent de ce qu’on pourrait attendre. Les idées majeures qui contribuent à produire l’œuvre de Léonard sont énoncées non sous le mode conceptuel abstrait mais déjà sous celui de signes visibles qui en constituent le langage symbolique indécodé et peut-être indécodable. Les “idées” de Léonard sont en effet “le sourire des femmes” et “le mouvement des eaux”, comprenons que ce ne sont pas dans le texte de l’essai des rêves, des souvenirs, des fantasmes, ce sont des “idées” en quelque sorte déjà “sensibles”. Ce nouveau couple s’identifie aisément comme représentation dédoublée de la féminité qui dans le champ du principe spirituel actif, celui de la raison et des idées, va précisément s’organiser contradictoirement et justifier la terreur. Le sourire implique la présence contradictoire dans le domaine de l’idée/terreur d’une douceur positive, d’un bonheur amoureux et/ou maternel, alors que le mouvement des eaux laisse supposer tempête et destruction, royale, mort. Les plis s’échangent, plis du visage de la femme et plis de la surface de la mer, invite périlleuse de la séductrice, bercement maternel de l’eau mauvaise... le texte de Pater laisse opérer des imaginaires qu’une doctrine ne règle pas. L’essentiel du texte n’est pas savoir mais convocation de figures dont les connotations sexuelles sont discrètement perverties d’ambivalences, voire d’inversions.
24La Méduse est l’œuvre privilégiée des échanges entre les principes constitutifs, la beauté et la mort. L’alchimie picturale a là son tableau exemplaire et aussi largement imaginaire puisque l’œuvre de Florence n’a rien d’un Léonard et que cela commençait à être notoire à l’époque où Pater écrivait. Le tableau perdu, ou pire occulté par un apocryphe, se trouve idéalement restitué comme pur effet référentiel du texte, pur possible sommant du souvenir son pouvoir vague, contre trop de précision, trop de “présence” d’un réel. De cet “objet de pensée”, on peut écrire :
ce qu’on peut appeler la fascination de la corruption pénètre en chaque touche sa beauté exquisement achevée.
25Acte d’amour, copulation mais aussi travail de mort, corruption nécessaire selon encore une loi alchimique qui indique moins un souci d’hermétisme que l’utilisation d’une figure d’ensemble permettant d’expliciter des contradictions maintenues quand le discours esthétique ne pense qu’à les présenter résolues, voire inexistantes. La beauté serait cela même qui donne à voir son autre, l’horreur dissociative fait et défait la beauté même. La Méduse est un “vrai” cadavre, seul Léonard a su la concevoir telle affirme Pater, mais elle est aussi “grande roche calme contre laquelle se brise la vague des serpents”. Le visible, en fait le procès descriptif textuel, mime le processus d’engendrement, l’inscrit dans un thématisme éventuellement figurai, en quelques mots la description de l’imaginaire et/ou du tableau réel des Offices achève le parcours de Pater dans un dispositif métaphorique restituant l’écueil et le mouvement des eaux, la beauté nécessaire et non moins cet au-delà d’horreur mortelle qui suscite la fascination. Dialogue de la mer et du rocher, la Méduse donne à voir symboliquement le processus vital du monde, elle est “comme” une clavicule alchimique décryptée par le texte.
26Une brève séquence suscitée par les biographèmes obligés fait revenir de la Méduse à Léonard, ceci avant que Pater ne commente l’œuvre suprême, consummation ultime de tout ce qui a été dit.
27Léonard lui-même fascine, pas d’altérité entre l’homme et l’œuvre, le système des analogies saisit au premier chef le producteur des œuvres. Il est beau, la légende l’impose et Pater ne s’y dérobe pas, mieux il est “enfant de l’amour”, dispositif docile de l’anecdote. Le peintre est lui-même effet d’une conjonction et donc signe d’une disjonction première et présente. Le portrait imaginaire du peintre doit “fasciner”, c’est-à-dire se constituer comme battement maintenu des pulsions contradictoires, le voile de beauté n’étant là encore que l’effet subtil qui permet de maintenir présente l’horreur latente des dissociations.
28Comme Valéry, plus tard si l’on envisage la date d’écriture, ou plus tôt si l’on pense à la réception française, Pater feuillette imaginairement les Carnets pour figurer les pouvoirs du peintre et ses désirs : “pénétrer au cœur des choses”, s’enfoncer dans les parties les plus reculées, les plus interdites de la nature, sonder les grottes est, on le sait, la figure de l’initiation alchimique, la première phase de la réalisation de l’Œuvre, elle est aussi ce qui se donne à voir environnant la Vierge des rochers. Pénétrer mais aussi rêver de transpositions et d’alliances spectaculaires des contraires dans une dynamique technique fabuleuse : soulever le baptistère Saint-Jean dans les airs. A ces figurations de la donnée constitutive de la personnalité dans la “nature” objective, Pater associe la plongée introspective, la curiosité est aussi du profond humain. La bâtardise, boitement social des lois établies, devient une sorte de principe d’analyse “psycho-critique” de l’ensemble du phénomène Léonard, l’incertitude de la naissance, toute relative, supporte les jeux de l’œuvre en tant qu’ils sont une recherche de l’énigme du creux féminin et affirmation du pouvoir masculin. Rien, cpendant et c’est essentiel, n’est systématisé sous le mode théorique. Pater ne vise pas et n’a sans doute aucun moyen de viser à la proposition d’un modèle interprétatif d’ensemble qui anticiperait sur la psychanalyse. Il dissémine, organise des superpositions et des glissements, produit des récurrences, des répétitions quasi obsédantes, perturbe le fil narratif de la biographie par l’exercice inlassable de variations sur l’effet de “fascination”. Plus qu’à une connaissance didactique, il atteint à une imprégnation complexe, là où il pourrait s’agir d’interpréter, de mettre au clair, Pater écrit et entretient “le délicat mystère”.
29C’est la bâtardise et “le déshonneur de l’illégitimité” qui conduit le père de Léonard à une compensation affective, Léonard est “élevé avec un soin délicat parmi les vrais enfants de la maison”. C’est alors que se forment les “idées” maîtresses, effets des événements qui atteignent l’enfant dans sa formation et qui agissent tout au long de la vie, constituant les couches profondes de la personnalité. Ces idées, on l’a dit et Pater procède par répétitions systématiques, sont le sourire des femmes et le mouvement des grandes eaux. On retrouve aisément le dispositif biographique qu’interroge Freud sans cependant qu’y soit indiqué l’essentiel de l’interprétation du psychanalyste dans la mesure où le père est supposé aimant et présent. Tout au plus y-a-t-il présence insistante de la mère, des mères. Arsène Houssaye est quasiment plus proche de la “vérité” construite par Freud quand il écrit dans son Histoire de Léonard de Vinci :
Il fut le fils des trois femmes, comme le fils de l’absente. Sans doute celui qui a trouvé dans sa peinture le plus adorable et le plus pénétrant sourire de vierge, de déesse et de courtisane, avait dans son enfance, le charme tout féminin qui chez l’enfant séduit la femme.
Léonard n’a pu garder qu’un doux et mélancolique sourire de ces trois mères, peut-être mortes à la peine, je veux dire à l’amour des enfants. Qui sait ? les adorables figures de sainte Anne et de sainte Marie, lui rappelaient peut-être ces trois femmes qui furent sa mère visible.
(Histoire de Léonard de Vinci, Paris, Didier, 1869, p. 20)
30Tout ceci constitue pour Houssaye un “roman” où tout est mystérieux. Il est vrai que le cercle de ces trois femmes masquant et désignant la place de la mère réelle morte trouble la sécurité des récits biographiques sans pour autant que s’explicite une relation au soupçon d’homosexualité. Pater travaille ces mêmes données mais dans un sens infiniment plus elliptique encore, pas de “roman”, pas de systématique, ce n’est que l’intuition de rapports énigmatiques qui se trouve imposée, agissant ni de sa vraisemblance ni de sa vérité interprétative mais de sa présence simple :
Deux représentations étaient fixées en lui avec une force particulière, ainsi que les reflets de certaines impressions qui l’eussent frappé dans son enfance au-delà de la mesure ordinaire : les sourires des femmes et le mouvement des grandes eaux.
31L’écriture s’efforce de défaire la compacité romanesque comme l’abstraction didactique par des effets de présences insistantes, récurrences et anacoluthes imposant des jeux de suspens qui préfigurent ceux qui feront et déferont les biographies dans les Portraits imaginaires, qu’il s’agisse du “portrait” de Watteau ou de celui de Sebastian van Storck9.
32La Joconde vient tard, signe de la maturité et de l’exil, rencontre dans un modèle vivant du modèle intime poursuivi jusqu’alors. Historiquement, elle incarne le relâchement des mœurs qui suivit à Florence l’échec de Savonarole, Mona Lisa, comme Ginevra da Benci, suppose des frivolités, voire des licences. Cependant, Pater n’est pas Taine et ce n’est pas le milieu et le moment qui importent pour dire l’œuvre. La brève séquence sur le contexte historique est comme le souvenir discrètement parodique des possibles écartés. De même que les représentations religieuses ne sont que des occasions de manifestation symbolique des intentions propres à Léonard, le portrait ne saurait être document. L’apparence réaliste célébrée par Vasari n’est pas davantage l’essentiel de la peinture. Le portrait est “langage secret”, cryptic, l’apparence cache, le visage est la beauté d’une “grotte” secrète où se jouent des imaginations propres à Léonard. L’intérêt vulgaire, exotérique, d’un Vasari ou d’un Taine, doit être d’abord récusé. Le mieux, disait Valéry, est de ne rien y reconnaître d’abord. Pater ne voit d’abord aucune Florentine mais de “ces femmes languides” portées “au septième ciel de l’expression symbolique”. Travail culminant qui attire en quelque sorte le travail du critique vers le dépassement de la “prose”, vers le poème qui peut seul assumer la subversion du dire représentatif. Il faut mimer le mystère, constituer la critique à rebours de sa fonction médiatrice, de sa loi propre d’effacement quant à l’écriture, le texte doit être “but a cryptic language”.
33Pater reprend ce qui est partout, les discours de la tribu : le divertissement de la Joconde pendant les séances de pose d’abord, reprise mais comme lasse :
Que cette peinture soit de la nature d’un portrait, le fait est attesté par la légende qui veut qu’on ait eu recours aux moyens artificiels, à la présence de mimes et de joueurs de flûte pour prolonger sur le visage cette expression subtile. De plus, est-ce en quatre ans et par un travail qui ne fut jamais achevé, ou en quatre mois et comme par magie que cette image fut fixée ? on ne saurait le dire.
34Ces lignes qui terminent un paragraphe renvoient à celles qui le commencent et qui opposent au travail de Léonard celui de Dürer dans sa Mélancolie. Le bavardage anecdotique semble renvoyer à celui de l’allégorisme bricoleur qui caractérise l’œuvre allemande et constitue un “symbolisme grossier”. Pas de “moyens” pour entretenir le sourire ; pas de labeur pour constituer l’apparence réaliste du portrait. L’artifice s’exclut de la pratique vincienne dont l’effet est celui d’un “mystère subtil et gracieux”, autrement dit l’important est dans le “sourire insondable, toujours accompagné de quelque chose de sinistre” qui indique la présence d’une Nature que toute anecdote manque. De biais, la gravure de Dürer rappelée seulement et brièvement au lecteur, impose un travail allégorique du représenté, autrement dit la présence d’objets à décoder, c’est-à-dire encore la figuration d’un langage monovalent, pas de fuite dans le sablier, le chien, le rabot, l’échelle qui entourent l’Ange, on serait tenté de dire en fonction du contexte symboliste ultérieur mais aussi de l’essai de Pater lui-même sur Giorgione, pas de “musique” chez Dürer. Tout cela s’évoque sans se dire, mais tout cela a aussi une contradictoire discrète déjà posée par l’essai. Telle séquence antérieure du texte semble ici à rappeler, effet de superposition dans le fil de la lecture qui vient contrarier le simplisme de chacun des énoncés. Pater a traduit Gœthe quelques pages auparavant et repris au compte de son propre texte ceci : “il y a une touche d’Allemagne dans ce génie, qui comme l’a dit Gœthe, s’était pensé lui-même las”. Léonard est lui-même l’Ange-Mélancolie “pauvre colosse découragé [...] près du cadavre qui lui a révélé les secrets de la vie” pour reprendre une fois encore Houssaye qui, lui aussi, inscrit la comparaison Léonard/Dürer. Pas de contamination cependant chez Houssaye, Léonard demeure l’anti-Dürer, “l’ange combattant qui va reprendre possession de l’Univers”10. Pater est plus proche des “dieux malades” de Michelet, l’analogie n’a cependant d’autre fondement que le système même de superpositions contradictoires discrètes qui mine les énoncés de l’essai. Léonard ne peut avoir de beauté fascinante sans qu’une corruption profonde ne s’y montre, le propre de Léonard est d’intégrer des contradictoires repérables alors que s’est néanmoins opérée ce que Pater, toujours “alchimisant” nomme la “transmutation” totale. L’esprit germanique est simpliste, à la fois par l’allégorie et par le pessimisme. Contre le souvenir de l’Ange, célébré par tout le Romantisme, Pater impose un premier rappel de la Joconde :
Nous connaissons tous le visage et les mains de ce personnage, cette femme assise sur son siège de marbre, dans ce cercle de rochers fantastiques, comme dans une lumière atténuée de profondeur marine.
35Ne se souvenir que des rochers et de la mer, Méduse retrouvée en ce qu’elle n’est pas hormis dans l’essai ; conflit irréduit de la pierre et de la vague, île asile et/ou écueil, mer rêverie et/ou mort. Un blanc manifeste du texte, une présence absente évidente : le sourire, l’autre de la mer quand elle est noyade. Sommer la mémoire mais l’organiser, lui imposer les jeux du texte par ce qu’on dit et par ce qu’on omet, présence du manque, fuite habile du dire encore le fameux sourire et dire du sourire qu’il n’a d’autre vérité que l’absence11.
36Tout cela prélude, exercice sinueux de rappels des discours environnants et d’annonce du poème en prose qui dit la “présence” péremptoire du symbole :
The presence that rose thus so strangely beside the waters, is expressive of what in the ways of a thousand years men had come to desire. Hers is the head upon which all “the ends of the world are come”, and the eyelids are a little weary. It is a beauty wrought out from within upon the flesh, the deposit, little cell by cell, of strange thoughts and fantastic reveries and exquisite passions. Set it for a moment beside one of those white Greek goddesses or beautiful women of antiquity, and how would they be troubled by this beauty, into which the soul with all its maladies has passed ! All the thoughts and experience of the world have etched and moulded there, in that which they have of power to refine and make expressive the outward form, the animalism of Greece, the lust of Rome, the mysticism of the middle age with its spiritual ambition and imaginative loves, the return of the Pagan world, the sins of the Borgias. She is older than the rocks among which she sits ; like the vampire, she has been dead many times, and learned the secrets of the grave ; and has been a diver in deep seas, and keeps their fallen day about her ; and trafficked for strange webs with Eastern merchants ; and, as Leda, was the mother of Helen of Troy, and, as Saint Anne, the mother of Mary ; and all this has been to her but as the sound of lyres and flutes, and lives only in the delicacy with which it has moulded the changing lineaments, and tinged the eyelids and the hands. The fancy of a perpetual life, sweeping together ten thousand experiences, is an old one ; and modern philosophy has conceived the idea of humanity as wrought upon by, and summing up in itself, all modes of thought and life. Certainly Lady Lisa might stand as the embodiment of the old fancy, the symbol of the modern idea.
(The Renaissance, studies in Art and Pœtry, London, Mac Millan, 1914, pp. 125-126)
37Paragraphe massif, compact même, chargé jusqu’à l’excès de culture, glose qu’on pourrait dire “baroque” de laquelle Yeats extraira la séquence centrale : “She is older...”, la disposant en vers libres comme pour l’aérer tout en consacrant le caractère litanique par l’appel à la récitation pieuse12.
38Ni florentine, ni même femme, la Joconde est “présence”, elle se tient dans l’imaginaire d’une culture en y représentant tout ce que précisément cette culture “absente” : la permanence erratique du désir. La Joconde se constitue de ce qui défait les représentations chrétiennes, celles-ci à leur tour viennent d’une absence défaite hanter le texte de Pater. La Joconde est présente comme le Dieu des origines planant sur les eaux primordiales, ces eaux que Pater ne cesse de dire alors qu’elles sont quasiment invisibles dans le “réel” du tableau mais nécessaires puisque le sourire, lui, est impératif. La Joconde est comme ce “faux dieu de tous les temps” qui obsède Charles Clément mais un faux dieu qui serait devenu la figure du “vrai de Dieu”, infini du désir accédant à l’image par la perte de l’enfant. Pater, certes, ne dit pas que ce qui peut poser la Joconde en tableau emblématique d’un Occident post-chrétien est qu’elle se voit comme une “contre-Madone” mais tout le texte le répète symboliquement. A l’icône qui règle son compte à la castration en imposant la Vierge à l’enfant, la Renaissance substitue la femme plus que nue, devenue plus évidemment et irrépressiblement castrée et castratrice de se donner à voir seule et souriante, “présence” surgissant sur le champ du manque et ne le comblant pas. La présence vient “de l’intérieur”, elle n’a aucun visible préalable, elle n’est pas, on l’a dit, portrait, elle naît de l’angoisse et du désir investissant l’espace pictural où la Vierge s’est effacée, amour et mort sont l’expérience initiale œuvrant l’image cryptique. Léonard est comme le nouvel “envoyé” de cet au-delà intime. Nouveau messie son tableau fait “apparaître” l’attente millénaire, il est “ce qu’au cours d’un millier d’années, les hommes ont pu désirer”, contre-avénement, contre-incarnation suscitée par mille ans de christianisme occidental. La Joconde réalise dans la peinture la “résurrection des Dieux”, mythe romantique ici réinvesti, en “mystère subtil” éludé alors qu’il s’explicite dans le “Denys l’Auxerrois” des Portraits imaginaires.
39Pas d’apaisement dans cette figure qui elle-même n’a pas de plénitude, par une nouvelle récurrence et un transfert, comme Léonard/Mélancolie, elle est “un peu lasse”, minée par le désir même, non rayonnante d’être l’objet assigné du désir. Pater retrouve l’opposition constitutive du texte de Taine, l’origine idéologique de son soupçon, nulle arrière-pensée dans la déesse grecque, nue et nue d’enfant pourtant elle aussi. Si “l’âme a passé dans cette beauté avec toutes ses maladies”, c’est bien l’âme chrétienne et ses refoulements qui constitue cette œuvre “romantique” selon Hégel, présent lui aussi dans ce débat. C’est à travers la textualité chrétienne même que la ruine secrète s’établit. “Sa tête, dit la traduction du Mercure de France, où toutes les extrémités du monde se rejoignent...”, cette curieuse géographie perd un effet citationnel précis, c’est l’épître aux Corinthiens que le texte cite et pervertit. L’Apôtre pensait aux “fins dernières”, à l’accomplissement de la Révélation dans la destruction du monde terrestre et l’établissement du Royaume. Dans l’essai, la Joconde marque bien davantage la fin de la croyance au Christ, elle rassemble sur elle “toutes les fins du mondes” que la Révélation n’a pas accomplies. Plus précisément, pourquoi n’y pas penser à propos d’un tel effet, l’annonce de la fin des temps justifiait chez l’Apôtre la renonciation aux désirs, aux “convoitises mauvaises” auxquelles s’abandonnèrent les Juifs pendant l’Exode ; la Joconde inverse, parodie l’Écriture, exhibe la convoitise refoulée mais non tuée, irrépressiblement sapant le régime chrétien des images13.
40Pater retrace l’exode du désir à travers les cultures qui font l’homme de la Renaissance et celui du XIXe siècle. Le texte est chargé de références culturelles dont Germain d’Hangest explicite les “sources”. On ne valorisera pas le chatoiement décoratif, même si cet effet est inévitablement produit par un tel texte. La perversion des figures est, peut-être, relativement cohérente et n’est pas délectation gratuite aux hybridations décadentes des cultures ou aux synchrétismes mythologiques. Il n’est pas certain qu’il y ait dans La tentation de Saint Antoine, pas plus que dans l’œuvre de Gustave Moreau, de simples effests brillants, pas davantage chez Pater, d’autant moins que si des significations s’organisent entre les fragments prélevés c’est à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’essai lui-même.
41Sommant “les pensées et l’expérience du monde”, le peintre en féconde la forme, la beauté, or ces “pensées” apparaissent comme autant de figures à rebours des représentations dominantes des civilisations qui les opposent. La Joconde est faite de la “part maudite” de tout ce qui est “valeur” dans l’humanisme occidental moderne : “le sensualisme de la Grèce, la concupiscence de Rome, la rêverie du moyen âge avec son ambition spirituelle et ses amours d’imagination, le retour du monde païen, les péchés des Borgias”. Elle est une somme de “contre-culture” ne cessant de renvoyer les textes à une fonction de censure et de méconnaissance. Quant à faire du mysticisme le refoulé du moyenâge chrétien, c’est aussi attaquer de front ce que Ruskin célèbre à la même époque, non le mysticisme bien sûr, mais la “religion”, la morale médiévale, la société et l’art du millénaire chrétien érigés en valeurs absolues. Le mysticisme est le trouble social, l’excès qui dérange les cultes établis et les morales, dérangeant très précisément l’image de la Vierge à l’enfant d’une lyrique érotique qui a d’immédiates interférences avec les “mystiques” courtoises et leurs très singuliers paroxysmes. Quant à la Renaissance, elle est paganisme et crime, mort et inceste au lieu même du sacré chrétien : Alexandre VI et Lucrèce Borgia.
42Le texte convoque et élude les textes scandaleux, établissant comme une permanence évidente des signes de la frustration et de ses effets destructeurs des valeurs établies, le désir et son aberration propre surgit partout contre autant de sétéréotypes dominateurs : l’Homme, la Loi, la Vertu, la Foi... la Renaissance. La Joconde se pose comme image monstrueuse et provoquante si l’on songe que tout ceci s’écrit à l’époque victorienne, inquiétante d’immoralité esthète et de discrets blasphèmes.
43Au terme, enfin, “la phrase”. Distraite de son contexte, elle ne peut que briller des séductions alambiquées du décadentisme, un effet moins baroque que maniéré, divertissement vieux et un peu laborieux. A chaque moment on peut trouver des sources, éclaircir des origines, soupçonner des bibliothèques entassées en cet espace réduit. L’effet, on le répète, est inévitable mais l’hétérogénéité n’est que l’apparence, séduisante ou irritante, d’une systématique.
44Les deux “idées” fondamentales organisent la phrase, le sourire et les eaux : on va des eaux au sourire, de la Méduse à la Mère aux mains vides, baignées d’ombres. Les principes constitutifs, qui sont aussi bien dissociatifs, rencontrent l’imagerie vincienne, la présente et la dissipent, produisant la “description” non comme ce qui suscite l’image mentale mais comme ce qui “impressionne” le lecteur, fait naître en lui d’étrange rêves concernant son désir propre. Rocher à nouveau, minéralisée plus encore que les marbres et les rocs explicites, la Joconde est à nouveau Méduse mais encore tout ce qui, de l’eau au roc, fait souvenir de la mort : tombe et noyade, images antagoniques et rassemblées, le vampire et le plongeur, ce qui visite l’eau ou la tombe. Aguichante et quelque peu joyeuse, la veuve de Gautier retrouve le mythe chrétien et anti-chrétien du vampire et de son immortalité par la communion au sang “réel” déjouant les répartitions vie/mort/vie éternelle qui réglent le vrai du christianisme. Ame mauvaise du monde, elle ne visite pas les tombes comme le Christ ressuscité de l’iconographie byzantine, contre-verbe elle apporte non la lumière mais le clair-obscur, ce jour “tombé” des profondeurs dont elle rayonne paradoxalement.
45Une légende biographique, une de plus ici accueillie complaisamment, veut que Léonard se soit rendu en Orient, à Constantinople, qu’il y ait été initié aux secrets des mages chaldéens... Pater métamorphose la légende en une affirmation quasi énigmatique. Que sont “ces étranges commerces avec des marchands orientaux” ? Peut-être ce qui vient d’être dit, une figure vulgaire du commerce ésotérique ; peut-être aussi fait-il lire avec le rappel, ironique, de ce que fut aussi la Renaissance des historiens, c’est-à-dire une intensification des échanges avec l’Orient14 — un trafic vampirique, ces “webs”, toiles à “vrai” dire, sont aussi trames de vie et encore pièges d’araignée... Mais Freud rappelerait que le tissage (weben) fut inventé par la femme pour voiler qu’elle n’a rien à cacher... Les réseaux de lecture sont multiples et interfèrent.
46Nourrie de morts, la Joconde de Pater connaît une fécondité étrange dont la culture fournit encore d’ambivalentes images. Elle fut mère, elle présente donc bien la maternité mais sous le jour de l’enfant absent, peut être réintégré par la mère, dévoré. Reinach, archives à l’appui, démontra que le sourire de la Joconde est celui d’une femme qui vient de perdre sa fille... Comme la “vraie”, la Joconde de Pater engendre des filles, Hélène dont on oublie les frères et qui pervertit Marie de sa propre légende mauvaise, on y revient. Hélène est sans visage ou presque dans l’art occidental, part oubliée, infigurable de Marie dont la “bonne” maternité domine l’héritage et organise la réception de la peinture. Marie montre obscurément Hélène, elle est son visage comme l’autre est sa vérité, toutes deux objet de culte et enjeu de morts. La Joconde en ses avatars antérieurs déjoue la maternité chrétienne en enfantant ces porteuses de mort, jouissant d’exaspérer le désir. Hélène trouve avec le Décadentisme son peintre avec Gustave Moreau et son poète avec Laforgue :
Frêle sous ses bijoux, à pas lents, et sans voir
Tous ces beaux héros, dont pleurent les fiancées,
Devant l’horizon vaste ainsi que ses pensées,
Hélène vient songer dans la douceur du soir.
47L’écriture déjoue les cloisonnements, brouille et hybride religions et légendes, Pater interroge la croyance chrétienne mais non moins celle de Michelet, du moins cette part positive de sa croyance qui lui fait affirmer que Léonard est aussi la Nature et que Léda est une figure de réconciliation. Nature certes, mais en cela qu’elle ne cesse de se dévorer elle-même dans sa fécondité, vie certes mais à condition que l’on pense que la mort en est le moteur.
48La Joconde est seule, “déserte” enfin comme l’Hérodiade de Mallarmé. Etrange effet du fantasme vampirique, on l’évoquait, un historien s’employa à découvrir la vérité de l’énigme, son mot ultime. En analysant le Libro dei Morti, Reinach put “démontrer” que Mona Lisa, à la date supposée où le portrait fut exécuté, était en deuil d’une petite fille. Les voiles funèbres que Gautier voyait dans la carbonisation des couleurs se justifient de ce deuil, comme cette absence de bijoux qui surprenait Wölfflin. Le “sourire dans les larmes” hégélien trouvait une légitimité historique...15.
49Pater dédaignait de telles recherches, sa logique est celle d’un imaginaire ambigu, pervers, dans lequel il est nécessaire que les figures de fécondité se retournent en figures de mort et réciproquement.
50Le détail, déjà rappelé, du divertissement musical pendant la pose, se retrouve mais comme l’analogie même du mystère profond et léger de cette interpénétration des contraires. La musique est la résultante, au delà du langage inapte de par la logique structurelle de la signification à rendre cette cœxistence de contraires. La musique est aussi la mort, aussi bien que ce mode de vie suprêmement mystérieux du symbole, mort puisque toute semblable à l’ombre qui modèle la beauté, pénètre des paupières et les mains comme une matière brute à spiritualiser. Ce qui constitue le clair-obscur n’est pas une technique illusionniste destinée à faire paraître le relief là où il n’y en a pas, c’est la marque même du travail dissociatif, c’est ce qui dans le visible donne à voir la perte musicale à laquelle tend ce visible même en sa spécifique beauté. Le clair-obscur annonce que le visible ne vaut non seulement que de l’indicible mais que de l’irreprésentable. Comme Pater l’affirmera ultérieurement dans l’essai sur Giorgione, la fin de tous les arts est dans la musique, ce qui implique bien qu’il appartient à la peinture de donner à désirer son effacement, ce que signe le clair-obscur vincien.
51Du heurt des mythologies perverties s’élève une esthétique générale à laquelle tout concourt même si c’est par des voies indécises, certaines obscures et perdues pour le profane, qui dit que Pater ne songeait pas au rôle initiatique de Sainte Anne dans l’hermétisme ? Texte à la fois réglé en son désordre brillant et demeurant excessif par rapport à ce que le réglement même finit par énoncer. L’excès garantit bien que, contre la doctrine, le lecteur éprouvera un plaisir, ou une répulsion. Le texte, comme la Joconde, vaut plus par ce qu’il convoque et rebrasse dans l’espace qui ainsi s’élabore que des matériaux mêmes, élucider les allusions et les références ne vaut qu’à mieux saisir comment les données sont perverties par l’écriture de l’essai. Dans l’amas fabuleux, un vide organisateur, déjà présent, celui que laisse le fameux sourire désigné d’une façon quasi mallarméenne de sa seule absence. Seules les métaphores du sourire le “présentent”, les eaux et leurs mouvements.
52Au-delà de cette séquence qui assigne à l’essai la vocation d’être poème, le texte semble retomber, voire tout aussitôt connaître le régime d’une discrète ironie quand Pater implique qu’en tout cela rien n’est bien nouveau et donne à la figure que théoriquement réfère le tableau la dénomination inattendue de “Lady Lisa”, traduction saugrenue de l’éternel “Mona Lisa” !
53L’essai s’achève par le rappel de quelques points requis par la tradition : la rivalité avec Michel-Ange, l’exil et la mort à Amboise. La fin de Léonard se dérobe en histoires pieuses, Pater les récuse légèrement comme de peu de signification. Le génie n’est ni dans la relation à Dieu ni dans la relation au Prince, solitude finale et initiale, curiosité et désir de beauté seulement. La chambre où Léonard se clôt est l’analogue de la chambre aux écritures de Pater : un lieu de transmutations et d’avénement de l’objet poétique.
54Nous n’insisterons pas sur le décryptage des sources, ceci a été fait ailleurs et ce qui compte semble être davantage l’alchimie transformatrice que l’inventaire d’une bibliothèque dont les composantes s’exhibent dans l’essai même. Il reste que l’analyse du vincisme français requiert quelques précisions quant aux jeux d’échos qui se produisent dans le texte même et autour de lui.
55Une “source” traditionnellement mentionnée doit être d’abord signalée, ceci d’autant plus qu’elle ne s’impose sans doute pas au lecteur français. Il s’agit d’un poème de Shelley, suscité par la Méduse attribuée alors à Léonard. Il y a là proximité évidente et différence essentielle. Le poème de Shelley s’isole et isole la Méduse de la production et de la vie de Léonard. Le poème offre un dispositif interprétatif limité à un tableau dont le représenté peut justifier le principe ; il revient à l’écriture de Pater d’avoir pu constituer une proposition esthétique à portée générale et d’avoir, ce qui ici paraît essentiel, fait basculer la glose “poétique” dans la prose de l’essai critique. Il faut accorder à ce “simple” changement d’espace une importance capitale puisque le poème n’a pas vocation d’explication, de fonction de vérité alors que l’essai, précisément, l’a. Ce qui paraît capital est la “régression” vers la prose dans la mesure où celle-ci a une vocation de connaissance qui va se trouver assumée paradoxalement par sa poétisation, poétisation accomplie selon la contradiction proposée par Shelley dans un poème daté de 1819 :
Its horror and its beauty are divine.
Upon its lips and eyelids seem to lie
Loveliness like a shadow, from which shine,
Fiery and lurid, struggling underneath,
The agonies of anguish and of the death.
***
Tis the tempestuous loveliness of terror ;
For from the serpents gleams a brazen glare
Kindled by that inextricable error,
Which makes a thrilling vapour of the air
Become a ( ) and ever-shifting mirror
Of all the beauty and the terror there -
A woman’s countenance, with serpents locks,
Gazing in death on heaven from those wet rocks.
56Beauté de la terreur, avec cette “nuance mélodieuse de beauté jetée sur l’obscurité et l’éclat de la douleur”. Dispositif en attente depuis cinquante ans comme cette assimilation de la tête et de sa chevelure de vipères à un rocher que l’eau vient battre.
57Le texte de Shelley est connu en France avant que l’essai de Pater soit traduit, voire écrit. Il est assez singulier que ce soit chez un critique connu pour son hostilité au romantisme, Gustave Planche, qu’on puisse soupçonner la retombée du texte de Shelley. Planche, excellent connaisseur de la littérature anglaise, rédige en 1850 un essai sur Léonard qui présente une curieuse prédilection shelleyenne pour la Méduse. Au point qu’alors que le reste du texte s’estompe dans une grisaille prudente de louanges stéréotypées, la Méduse suscite la polémique d’abord — Planche déclare le tableau authentique contre “tous les écrivains allemands”, ajoutons contre toute vraisemblance — et l’essor de la glose :
Léonard [...] a réuni le sentiment de l’épouvante et le sentiment de la beauté... C’est pour la réunion, pour le développement simultané de ces deux sentiments qui ne peuvent se séparer dans l’âme du spectateur, que j’admire la Méduse [...]. Il y a donc dans ce visage demi-viril, demi-féminin, un aspect de vengeance et de passion qui fascine, qui enchaîne l’attention [...]. Quelle prodigieuse élégance dans la forme des lèvres ! Quelle terreur dans la profondeur des orbites, dans l’enchassement des yeux, dans l’immobilité du regard ! [...]. Quant à moi, je le confesse, parmi les œuvres de Léonard, il en est bien peu qui m’aient enseigné aussi clairement, je ne dis pas le secret de son génie, mais le secret du charme qui s’attache à toutes les manifestations de la pensée...
(Portraits d’artistes-Peintres et Sculpteurs, Paris, M. Lévy, 1853, pp. 97-98. Le texte fut publié en 1850 dans la Revue des Deux-Mondes)
58La thématique que travaille Pater se trouve ainsi diffusée en France, bien avant la traduction de l’essai, par la plus convenable, la plus anti-baudelairienne des revues françaises. Preuve, s’il en est besoin, que la recherche des analogies thématiques est de peu de sens puisqu’elle n’aboutit qu’à rejeter tout texte vers la banalité des idées reçues, voire des idées éternelles, ce qui d’ailleurs est à peu près la même chose. L’humour ici se mêle à ce sillage de terreur, puisque “la femme Sand” reprit le commentaire de Planche mais d’un mot en décala l’objet, déclarant la Joconde “aussi effrayante que la Méduse”16.
59Un vincisme français travaille sur les données anglaises sans cependant aboutir à des textes qui s’imposent comme des références obligées, les sources qu’avoue Pater ne comptent pas plus Planche que George Sand, mais Michelet, Clément, Rio, Gautier, Taine. Ceci n’impliquent pas, on l’a souligné à l’occasion, qu’il y ait obligatoirement concordance entre texte lu et texte qui s’écrit. Au-delà de la date d’écriture de l’essai, sa “fortune” propre se combine avec la réception du poème de Shelley. Celui-ci est traduit par Rabbe avec l’ensemble des œuvres poétiques, traduction dont la publication commence en 1883, c’est-à-dire en pleine période d’élaboration des pratiques décadentes. On retrouve la strophe citée plus haut, rendue inerte par un prosaïsme radical, pire peut-être que le lyrisme stéréotypé des élans de Gustave Planche :
C’est l’orageuse beauté de la terreur : car des serpents rayonne une lueur de cuivre, qui s’allume dans leurs inextricables replis, et fait de la vapeur de l’air un miroir toujours changeant de toute la beauté, de toute la terreur réunie là, dans ce visage de femme aux boucles de serpents, et, de ces rochers humides, au sein de la mort regardant le ciel.
(Œuvres poétiques complètes de Shelley, t. III, Paris, Stock, 1909, p. 244)
60Une fois encore une thématique et rien du mystère subtil des transmutations et des fécondations qui font le texte de Pater. Il reste que Shelley est une des références essentielles qu’affichent le décadentisme et l’anglomanie du moment. Paul Bourget célèbre aussi bien Pater dont il connut directement le succès dans les milieux d’Oxford qu’il visita en 1884 que l’œuvre de Shelley emblématique du sadisme romantique anglais17.
61En 1895, la traduction de Il piacere de d’Annunzio tissa d’autres entrelacs entre le souvenir de Pater, le vincisme français et l’esthétisme italien. Il s’agit de peu de chose à vrai dire, une simple référence descriptive d’un de ces “monstres” féminins, que d’Annunzio, un peu tardivement, s’obstine à mettre en scène. Il est vrai que les perversités usagées se regaillardisent d’énergie nationale en d’inattendues hybridations, habiles somme toute puisque le public en redemanda et que George Hérelle traduisit inlassablement son auteur jusqu’à la guerre de 1914. Ces traductions, publiées d’abord en feuilleton dans la Revue de Paris pour la plupart, attestant des fluctuations du vincisme que l’éclectisme avide de d’Annunzio enregistrait.
62L’hybridation des lectures vinciennes anglaises et françaises engendre la fatale beauté à laquelle succombe André Sperelli, effet de citation masquée d’abord qui s’incarnera en une duchesse ensuite :
Idéalement, ce qui l’attirait, c’était une de ces courtisanes du XVIe siècle qui semblent porter sur le visage une sorte de voile magique, une espèce de masque transparent et enchanteur, un obscur charme nocturne, la divine horreur de la Nuit.
(L’enfant de volupté, traduction de Il piacere, p. 47 de l’édition publiée en 1971 chez Calmann-Lévy, remaniement de la traduction de Georges Hérelle)
63Le texte cite ou plagie, selon le régime suivant lequel on définit l’écriture ; dans l’espace décadent qu’il vise d’Annunzio pratique délibérement l’appropriation, le collage citationnel, il exhibe, masquée ou découverte, une culture préalable qui pervertit toute “création” en même temps que se ressasse l’évidence que la culture ne peut plus que se redire dans des jeux narcissiques et masochistes. D’Annunzio emprunte un étonnant croquis daté du 1 1 mars 1860, quelques lignes des Goncourt qui anticipent bien des gloses décadentes, celles de Huysmans ou de Poictevin sur la Florentine de Francfort entre autres :
on sort de table... Femme au délicat profil, au joli nez droit, à la bouche d’une découpure si spirituelle, à la coiffure de bacchante donnant aujourd’hui à sa physionomie une grâce mutine et affolée, femme aux yeux étranges, qui semble rire quand sa parole est sérieuse. Toutes les femmes sont des énigmes, mais celle-ci est la plus indéchiffrable de toutes [...]. Son âme, son humeur, le battement de son cœur a quelque chose de précipité et de fuyant, comme le pouls de la Folie. On croirait voir en elle une Violante, une de ces courtisanes du XVIe siècle, un de ces êtres instinctifs et déréglés qui portent comme un masque d’enchantement, le sourire plein de nuit de la Joconde.
(Journal d’Edmond et Jules de Goncourt, Paris, Charpentier, 1887, t. I, p. 317)
64D’Annunzio élude la référence à Vinci et développe la transparence du masque, esquisse ce travail du voile qui est l’une des jouissances de la statuaire baroque mais qui dans le contexte vincien fait aussi souvenir de Walter Pater puisque la beauté n’est que ce qui permet de jouir de l’horreur sous-jacente, étrange récriture en fait du texte “plein” des Goncourt.
65Ecartée d’abord, la référence vincienne revient lorsque l’idéal s’incarne en personnage, celui d’Elena Muti, duchesse de Scerni, somme tardive de tout ce que le décadentisme impose. La duchesse est un bricolage prestigieux, mêlant Gustave Moreau à O-Kou-Saï et à la Pompadour, cet arrière-goût Watteau nécessaire aux exotismes. La duchesse est fatale, socialement son veuvage l’indique, plastiquement elle est boticellienne, d’expression elle est “méduséenne”, c’est-à-dire vincienne.
66Dialogues de bouches : celle d’André Sperelli qui est d’après le pseudo César Borgia de la Galerie Borghèse ; celle d’Elena :
humaine fleur de l’âme rendue divine par le feu de la passion et par l’angoisse de la mort.
67De l’une à l’autre, la fascination :
le rayon de son regard semblait aller à la bouche d’Andrea comme à une douce proie.
68Quant au sourire, il dit le travail venu de l’intérieur, l’apparition sensible de l’âme telle qu’en Hegel, mais d’une âme qu’aurait interprétée la littérature vincienne :
Elle lui sourit d’un sourire si fin, si immatériel, qu’il parut résulter, non d’un mouvement des lèvres, mais d’une irradiation de l’âme sur les lèvres, tandis que les yeux, toujours tristes, restaient comme perdus dans le lointain d’un rêve intérieur. Ainsi enveloppés d’ombre, ils étaient vraiment les yeux de la Nuit, tels que Léonard de Vinci les eût sans doute imaginés pour une figure allégorique, après avoir vu à Milan Lucrezia Crivelli... [...]. Sa tête [...] avait dans les yeux et dans la bouche un singulier contraste d’expression ; cette expression passionnée, ambiguë, surhumaine que seuls quelques maftres imbus de toute la profonde corruption de l’art ont su donner à d’immortels types de femme comme Monna Lisa et Nelly O’Brien.
(L’enfant de volupté, successivement, p. 53, p. 54 et p. 64)18.
69La traduction des textes de d’Annunzio en français, brouillant la chronologie de la production, donna à lire peu après L’enfant de volupté, les Poésies dont une au moins, “Gorgone”, témoigne, de même que le roman, d’une lecture de l’essai de Pater et particulièrement de sa séquence culminante. La traduction de Georges Hérelle fit ainsi revenir en 1912 la Joconde décadente et marine d’un texte désormais vieux de près de cinquante ans :
Sa bouche était le sourire indéfinissable et cruel que le divin Léonard poursuivit dans ses toiles.
Ce sourire contrastait tristement avec la douceur des longs yeux et donnait un charme surhumain à la beauté
Des têtes féminines qu’aimait le grand Vinci.
***
Des temples, des portiques, des obélisques apparaissaient créés
Par l’imagier Vesper ; et ces légères architectures, suspendues à fleur d’eau, se mouvaient avec lenteur ; de longues figures émergeaient
Tout à coup d’entre leurs colonnes : monstres humains ou bestiaux ; et les édifices s’abîmaient dans les froides eaux natales.
Elle seule sur la terrasse, toute enveloppée des prestiges du couchant dans une attitude d’indolence, tenait ses yeux gris
Presque mi-clos
(“Gorgone”, in Poésies 1878-1893, traduction de Georges Hérelle, Calmann-Lévy, pp. 151-155)
70Poème du clair-obscur indéfiniment récrit, métamorphosant le procédé représentatif en un effet du travail de mort constituant l’art même. Le soir, la Nuit des Goncourt, se mêle aux eaux primordiales de Pater dans un décor baroquisé par l’ombre et le songe.
71On peut préférer ces jeux ornementaux à la lourde machine allégorique du drame qui affiche la référence vincienne : La Gioconda. Le succès en fut cependant immédiat et la hâte des traducteurs exceptionnelle puisque Georges Hérelle en France et Arthur Symons en Angleterre produisirent leurs textes dans les années qui suivirent la publication de l’original. Dans un contexte qui sera précisé ultérieurement, il s’agit pour d’Annunzio de réaffirmer les prestiges de l’Art et de l’Artiste contre les tentations nouvelles de l’Intimité et de la Nature. Vinci sert encore à ce plaidoyer déjà désuet qui ne témoigne guère aujourd’hui que d’une chose : en dépit de Valéry, le succès est toujours grand des métaphysiques les plus creuses, cela donne toujours à penser. Au demeurant, Léonard et son œuvre sont peu concernés par le texte du drame d’annunzien19.
72Le drame dédouble autour de l’artiste la Femme. L’une est l’épouse, aux mains douces et patientes, belles mais comme celles de la Femme aux bouquets de Verrochio, c’est-à-dire du maître que Léonard tua, artistiquement parlant, si du moins on en croit la légende. L’autre est la sphinge, maîtresse et inspiratrice, semeuse de mort quand l’autre apaise et soigne, semeuse de mort mais aussi d’Art. Alors même qu’on voit se développer dans le cadre de ce que Décaudin nomma “la crise des valeurs symbolistes”, une lyrique des vertus “naturelles” et une récusation de plus en plus nette de l’esthétisme et du vincisme, d’Annunzio célèbre la sphinge. La Gioconda est “rêve d’oubli, de liberté, d’art et de joie” quand la femme légitime n’est que “le fardeau insupportable de la beauté qui s’impose”. La femme-épouse est comme une hantise réaliste, celle d’une beauté objective qu’un travail sans péril reproduirait, en fait, elle tue l’artiste, elle sauve l’homme mais le stérilise pour l’Art. Un combat symbolique entre les deux femmes se termine par l’échec de l’épouse dont les mains, belles mais serviles, sont écrasées par la chute d’une statue de Sphinge qui est le portrait idéal et maléfique de Gioconda Dianti. Le sculpteur n’en obéira pas moins à sa vocation supérieure et suivra sa muse fascinante.
73La Gioconda reproduit une thématique devenue quasi classique, obligée plus exactement, elle est la beauté et la mort. Être de nuit dans la lumière du jour, elle est “un monstre lourd et sans aile imaginé par des creuseurs de fosses, par des embaumeurs de cadavres”, en revanche elle est la nuit “calme, auguste et bleue comme la nuit, presque douce”... On demeure quelque peu sceptique quant à la portée réelle de tels conflits, perdant l’écriture dans un allégorisme stéréotypé. Il reste qu’en dépit de contre-courants extrêmement divergents par rapport à la signification finale du drame, ce guignol métaphysique sous le signe du conflit de l’Art et de la Vie connut le succès. L’âge de l’ornement insistant et léger du décadentisme était passé, le drame signe un “sérieux” dont, hélas, il faudra constater les ravages, c’est du moins le contenu idéologique spécifique de la pièce qui en fit le succès que la notoriété préalable de d’Annunzio et le fait que comme forme même le drame allégorique correspondait à un reflux des pratiques décadentes.
74La Gioconda éloigne du vincisme de Pater, il n’y a guère de mystère subtil chez d’Annunzio dramaturge... Il faut du texte venir à la peinture pour retrouver dans la production picturale du temps d’autres “retombées” du texte anglais.
75En 1883, Burne-Jones présente en remerciement de son élection à la Royal Academy en tant que membre associé, un tableau qui est un hommage au vincisme anglais tel qu’il se constitue dans l’essai de Pater, un vincisme marin si l’on peut dire... L’œuvre est intitulée The Depths of the Sea, une sirène au mystérieux sourire vincien entraîne au fond des eaux un malheureux amant. Le tableau fut de ceux qui représentèrent l’œuvre de BurneJones à l’exposition parisienne de 1893 qui fut comme le point culminant de la vogue pré-raphaélite en France.
76Ce qui reste relativement exceptionnel dans l’œuvre de BurneJones apparaît au contraire comme fondamental dans la production du français Lévy-Dhurmer, quasiment une sorte de tic identificatoire. En 1896, une sanguine à pour titre Ricordo di Leonardo da Vinci ; l’Allégorie de Florence a le sourire de la Joconde ; la Méduse, dite aussi significativement la Vague furieuse, un pastel de 1897, et plus encore la Circé exposée en 1899 témoignent également d’un travail pictural articulé sur le texte littéraire du vincisme, ceci d’ailleurs à un moment où le vincisme semble, quant à son interprétation décadente et symboliste, entrer en désuétude20. La récurrence du souvenir de Léonard agace d’ailleurs les critiques plus qu’elle ne les séduit, qu’il s’agisse d’André Fontainas ou d’Henri Ghéon. L’assaut tardif des “peintres de l’âme” apparaît discrédité par ces “resucées des Vinci”. D’autres il est vrai célèbrent l’hybridation, ainsi Soulier dans Art et décoration :
cette nouvelle Joconde est bien née trois siècle après l’autre ; il y a une acuité différente dans le sourire ; une autre langueur dans les yeux mi-clos ; ce n’est plus Boccace qui l’a renseignée, ce serait bien plutôt M. Gabriel d’Annunzio.
(Art et décoration, t. 3, 1898, p. 2)21.
77D’Annunzio, sans doute, mais avant “Gorgone”, Pater et l’investissement de l’œuvre de Léonard par la beauté de l’horreur. Tout ceci dans le sillage aussi de Joséphin Péladan et de l’insistance dans son œuvre tant romanesque qu’esthétique du modèle vincien, encore faut-il observer que le vincisme de Lévy-Dhurmer ne s’imposa pas dans le cadre des salons de la Rose Croix.
Notes de bas de page
1 Cf. Ch. Dickens, Pictures from Italy, London, Chapman and Hall, s.d., p. 220. La première édition fut publiée en 1846.
2 Cf. Ruskin, Ariadne Florentina (1872-1873), Lecture I, parag. 21. Selon Ruskin, seuls les “coloristes” sont les vrais peintres. A condition toutefois qu’on prenne garde de distinguer les “vrais” coloristes, ceux qui travaillent la couleur et non le ton. Pour avoir ignoré cette différence, Taine s’est imaginé que les Hollandais étaient des coloristes, Ruskin l’en tance vertement au parag. 25 de la même conférence. Les réticences de Ruskin à l’égard de Léonard sont reprises dans l’ouvrage de Cook : Popular Hand-book to the National Gallery, London, Mac Millan, 1888, p. 24.
3 Cf. Modern Painters, part V, ch. III.
4 Cf. Stones of Venice, second period, ch. VI, “The Nature of Gothic”, parag. XXIV, ou encore l’appendice IV d’Ariadne Fiorentina : “Pollajuolo, Castagno, Mantegna, Leonardo da Vinci, and Michel-Angelo, polluted their works with the science of the sepulchre”. La science moderne est du côté de l’anatomie, c’est-à-dire du cadavre violé, analysé, disséqué, au contraire la science médiévale est toute d’observation respectueuse, non interventionniste, elle contemple le vivant dans sa spécificité, sa particularité propre, son irrégularité irréductible, tout ce qui est “vie” selon Ruskin.
5 Cité par Farmer, Le mouvement esthétique et décadent en Angleterre, p. 267, d’après le texte de Le Gallienne, The romantic nineties.
6 Cf. Lettres de Degas, avec un appendice de D. Halévy, Paris, Grasset, 1945, p. 264.
7 Cf. Kenneth Clark, Léonard de Vinci, Livre de Poche, 1967, p. 217. De même André Chastel recourt régulièrement au souvenir de Pater, en particulier, il cite une partie de la glose de la Joconde dans Tout l’œuvre peint de Léonard de Vinci ; il évoque d’ailleurs dans l’Introduction de ce volume d’une collection importante de vulgarisation “l’inoubliable rêverie de Walter Pater sur la perversité fascinante de Monna Lisa”. Il faut encore rappeler que l’essai fait partie de la bibliothèque vincienne de Freud, Freud retient du texte de Pater en particulier la relation qu’établit l’essai entre la récurrence du sourire dans les œuvres peintes et une “impression” initiale datant de l’enfance ; cf. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, chapitre IV.
8 L’essai de Pater fut publié dans The Forthightly Review, vol. 60, nov. 1869, pp. 494-508 sous le titre Notes on Leonardo da Vinci. L’essai fut repris dans le volume Studies in the History of the Renaissance en 1873. Une première traduction fut publié par le Mercure de France en septembre 1890, signée par R. Irvine Best et R. Darles. Ce ne fut qu’en 1917 que fut traduit l’ensemble des Studies sous le titre La Renaissance, le traducteur était cette fois F. Roger-Cornaz. On trouvera dans la thèse de M.G. d’Hangest, Walter Pater, l’homme et l’œuvre, Paris, Didier, 1961, une étude complète d’un ensemble dont on isole ici l’essai sur Léonard.
9 Imagery portraits fut publié en 1887. A Prince of Court painters fut publié d’abord dans Macmillan’s Magazine en 1883 et Sebatian van Storck dans la même revue en 1886, de même que Denys l’Auxerrois auquel il est fait allusion plus loin. L’ensemble des Portraits imaginaires fut traduit par Georges Khnopff et publié au Mercure de France en 1899, la même année que l’essai sur Vinci.
10 Cf. A. Houssaye, Histoire de Léonard de Vinci, p. 323.
11 Voici la traduction telle qu’elle fut donnée par le Mercure de France : “La figure, qui s’élève ainsi étrangement auprès des eaux, exprime tout ce que l’homme a pu désirer à travers un millier d’années. Cette tête est celle où toutes “les extrémités du monde se rejoignent”. Les paupières sont un peu fatiguées. C’est une beauté qui semble façonnée de l’intérieur, c’est comme le dépôt, cellule à cellule, des étranges pensées, des rêveries fantasques et des passions exquises. Mettez-la pour un instant auprès d’une de ces blanches déesses grecques ou de ces belles femmes antiques : comme elles seraient troublées par cette beauté, dans laquelle l’âme a passé avec toutes ses maladies ! Toutes les pensées et toutes les expériences du monde y ont gravé et moulé toutes leurs puissances de raffinement et d’expression, le sensualisme de la Grèce, la concupiscence de Rome, la rêverie du moyen-âge avec son ambition spirituelle et ses amours imaginatives, le retour du monde paien, les péchés des Borgias. Elle est plus vieille que les rochers parmi lesquels elle s’assied ; comme le vampire elle est morte maintes fois et elle sait les secrets du tombeau, elle a visité les mers profondes, et elle en garde autour d’elle la lumière affaiblie ; elle a acheté d’étranges tissus aux marchands venus d’Orient : comme Léda elle fut la mère d’Hélène la Troyenne, et, comme sainte Anne, la mère de Marie ; et, tout cela n’a été pour elle que comme des sons de lyres et de flûtes, et n’existe que dans la délicatesse des lignes changeantes et colorées des paupières et des mains. La représentation d’une vie éternelle ramassant en elle-même dix mille expériences n’est pas neuve ; et la pensée moderne a conçu l’idée de l’humanité comme le résultat et le résumé de toutes les forces de la pensée et de la vie. Or, Monna Lisa pourrait être présentée comme la personnification de l’idée moderne”. (loc. cit., pp. 603-604).
12 Yeats écrit dans l’Introduction à l’Oxford book of modem verse (p. VIII) : “the new generation was in revolt. But one writer, almost unknown to the general public [...] has its entire uncritical admiration, Walter Pater. That is why I begin this book with the famous passage from his essay on Leonardo da Vinci, only by printing it in vers libre can one show its revolutionnary importance”.
13 Cf. Première épître aux Corinthiens, ch. X, v. 11. La Bible de Jérusalem traduit “in quos fines saeculorum devenerunt” par “en nous en qui adviendront les fins des siècles”.
14 Cf. pour l’agrément de l’illustration et l’intérêt du texte : “L’Italie et le monde”, in Renaissance méridionale, par André Chastel, col. L’Univers des formes, Gallimard, 1965, pp. 1-25.
15 Cf. Salomon Reinach, “La tristesse de Monna Lisa”, in Bulletin des musées de France, 1909, p. 17.
16 Cf. George Sand, in Autour de la table, Calmann-Lévy, 1882, l’article de décembre 1853 consacré à la gravure par Calamatta du tableau de Léonard. Mis à part le rappel du texte de Planche, le commentaire est extraordinairement banal.
17 Bourget dans la “Lettre de Londres”, publiée en 1884 par le Journal des débats, reprise dans Etudes et portraits, publiés en 1906, présente Pater comme “le plus délicat des prosateurs actuels, dont le livre sur la Renaissance contient les vingt plus belles pages qui aient jamais été consacrées à Léonard de Vinci. Oui donc a mieux parlé du sourire des Jocondes et des Hériodiades, ce “sourire”, dit-il, “où l’âme avec toutes ses maladies passé”.
18 Le rapprochement, apparemment surprenant, de la Joconde avec le portrait de Nelly O’Brien par Reynolds est sans doute une citation masquée de plus. On peut en effet le retrouver dans l’étude, alors fort connue, d’Ernest Chesneau sur La peinture anglaise, publiée en 1882. On y lit : “Nelly est comme la Monna lisa de Léonard de Vinci [...] la création du peintre anglais est aussi énigmatique, aussi troublante que celle du plus profond des maîtres italiens. Nelly O’Brien n’a de la Monna Lisa que son sourire de sphinge, sourire indéchiffrable, doucement railleur, d’une séduction irrésistible...”
19 La traduction française de La Gioconda fut publiée en mai 1902 dans la Revue de Paris, puis en volume sous le titre Les victoires mutilées, Trois tragédies, La Gioconda, La ville morte, La gloire, chez Calmann-Lévy en 1903.
20 On consultera le catalogue de l’exposition Autour de Lévy-Dhurmer-Visionnaires et Intimistes en 1900, Paris, Grand Palais, 1973.
21 Cf. également l’article de Jean Vignaud dans le numéro de novembre 1902 de la même revue. Contre ce vincisme moderne, on peut, entre autres, lire l’article de Fontainas dans le Mercure de France en 1900, la “Lettre à Angèle” d’Henri Ghéon dans l’Ermitage de juin 1899, l’article de Boylesve de la livraison de mai 1896 de la même revue. André Fontainas parle de “cette manière abstraite et pleine de prétention plus que de profonde réticence, commune à tous les artistes préoccupés de l’effet de la Joconde” ; Ghéon traite Lévy-Dhurmer “d’exécrable peintre”, quant à Boylesve il prévient que M. Lévy Dhurmer est “un peintre de l’âme” et que “ça coûte très cher” !
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