Chapitre III. Fragments défigurés
p. 73-91
Texte intégral
1Le vincisme décadent n’est pas celui des essais de synthèse, il est en quelque sorte “logique” que ce ne soit pas l’essai qui le prenne en charge mais bien davantage le texte institutionnellement orné, poétique. Le vincisme apparaît alors moins comme un modèle de compréhension du Tout que comme un ornement, une pièce rapportée suscitant en tant que tel un plaisir parcellaire dans le jeu complexe de textes qui se produisent comme mosaïque citationnelle et comme représentation paroxystique de la “crise”. Si encore une fois, et en remettant à plus tard la justification, on laisse de côté Péladan, le décadentisme vincien se constitue comme “collection”, musée de fragments, convocation d’ornements dispersés et répétitifs. Une énumération serait peut-être la forme convenable du discours...
2Une observation préalable s’impose, dangereuse puisqu’il s’agit d’interpréter une lacune, un manque, logique encore puisqu’elle suscite en somme une économie ouvertement décadente du texte critique : discourir pour pallier le manque.
3Voici donc : Léonard est absent ou quasiment des textes de Huysmans, absent tout spécialement du musée imaginaire de Des Esseintes, si sensible est ce manque qu’il semble que Jean Lorrain exemplairement le comble en reprenant le catalogue d’A rebours, Goya, Redon, les Quattrocentistes, Moreau, mais y ajoutant Léonard. Question de sensibilité personnelle ? Il se peut, mais combien ont dû contribuer au vincisme qui n’avouèrent jamais que la Joconde les ennuyait profondément..., au contraire sensibilité trop personnelle, trop “intime”, conjecture...
4Huysmans ne rejette nullement la thématique de la féminité mauvaise qui vient s’investir dans l’héritage pictural par divers modèles dont celui du vincisme. Ce qu’il semble rejeter, en revanche, à s’en tenir aux quelques lignes qui concernent Léonard ça et là, c’est la compétence du corpus vincien à justifier cet investissement. D’une manière générale, il semble qu’il y ait chez Huysmans une attitude de refus - snob ? - des références trop usitées, ce que ses textes produisent quand ils concernent l’héritage, c’est un effet de “décentrage” violent, forcené presque, des représentations. Quand Huysmans identifie le mysticisme d’un tableau, il s’agit d’un acte décisoire, à peine motivé, comparable en cela à nombre des “jugements” de Ruskin, sans appel et sans raison. Ce rôle, dans le champ du vincisme, Péladan le tient, il reste à Huysmans, en pleine logique décadente d’ailleurs, à investir contre Léonard des lieux plus secrets que le texte promeut quasi arbitrairement à l’exemplarité suprême, d’où l’obscur et fade Bianchi devenant supérieur en décadentisme expressif à tout Léonard :
Sans rémission, les amateurs louent le chancelant sourire de la Joconde, mais combien plus mystérieuses, plus dominatrices, sont ces lèvres closes, augustes et navrées, douces et mauvaises, vives et mortes ; combien les yeux attendris, sûrs du Vinci sont vides, si on les compare à ces prunelles en eau de roche ou en eau de rivière qui frappée par la foudre, s’épuise après l’orage.
(“Bianchi”, in Certains, Paris, 10/18, 1975, p. 439)
5Opération évidente de déplacement mécanique d’une thématique interprétative de son lieu obligé vers un autre presque inconnu. De même, bien davantage que Botticelli, au demeurant pauvrement représenté à Francfort, c’est la perverse et anonyme Florentine qui se voit investie des langueurs vicieuses et délectables ordinairement déchiffrées dans les regards et les courbes de Sandro. De même encore, alors que la critique du temps souligne dans la pratique hyper-référenciée de Gustave Moreau, la relation des paysages servant de “fond” aux scènes mythologiques avec ceux de Léonard, montagnes imaginaires noyées de bleu ou extrême précision naturaliste du détail botanique ou zoologique, A rebours ne concède que de “confuses hantises du Vinci”. Ces dépréciations ou ces valorisations constituent comme le signe de la violence du désir du scripteur redistribuant l’héritage, destructurant le musée, comme il peut bouleverser par l’écriture l’économie représentative d’un tableau particulier en donnant à voir, comme hors de toute “proportion” objective, tels chrysantèmes impossibles japonisant le froc de saint Antoine dans le Couronnement de la Vierge peint par l’Angelico.
6Le snobisme identifiable dans le rejet du vincisme n’est rien en dehors de ce qu’il représente de violence d’investissement comme nouveau principe de critique, imposition d’une “objectivité” autre qui défait le corpus établi. En un sens, ce que la lacune vincienne chez Huysmans énonce est l’insuffisance de l’opération décadente quand elle se borne à rejouer les vieilles cartes, fussent-elles biseautées, de l’académisme. Huysmans, pour s’en tenir à l’explicite des quelques lignes de Certains, s’écarte d’une répétition mécanique, d’une usure déjà manifeste, d’un lieu commun déjà récréé : le “sourire” de la Joconde et son énigme.
7La thématique tend, en effet, à changer d’objet selon que l’on considère les représentations intellectualistes symbolistes et les représentations décadentes. On passe de l’artiste à l’œuvre, de l’homme à la femme, on s’y attendait, encore que l’énigme puisse se renforcer d’une perversité très spéciale lorsque l’évidence de l’intellectualité subsiste alors que c’est d’une femme qu’on discourt. Rien de plus dangereusement transgressif qu’une féminité où l’intelligence se soupçonne. Si l’esprit est organisateur de conjonctions inouïes, repéré dans une figure féminine il devient symétriquement opérateur de dissociations mortelles et/ou de conjonctions monstrueuses, l’esprit chez la femme étant bien ce qui contrarie son identification comme essentiellement organique, foncièrement génératrice. On peut dire que le principe de l’interprétation décadente a très précisément cette base en marge même de ce qu’elle vise le plus communément. C’est en fonction de l’intellectualité même du peintre et de certaines de ses figures (le Christ de la Cène) que le soupçon le plus agressif peut investir ses portraits féminins.
8La Joconde est investie du pouvoir de représenter tout ce qui existe, épars, dans la littérature de la fin du XIXe siècle et qui charge le discours sur la féminité de ce qui se méconnaît sous le nom de “crise”. La réaction aux transformations du réel socioéconomique sous le mode pessimiste de la crise n’est pas liée mécaniquement ni à la défaite de 1870 en soi, ni à telle ou telle crise de conjoncture qui dans tel ou tel secteur vient perturber le développement. On a déjà tenté de dire que ce qui se trouve globalement interrogé est la capacité de la culture au sens traditionnel du terme à organiser la réception et la neutralisation des phénomènes du réel. La crise devient structurelle des représentations de la culture dans la mesure où celle-ci est foncièrement un système de référence passéiste qui est précisément mis en impuissance par l’irrépressible “modernité” de la civilisation industrielle et scientifique. Bref, ce qui se perçoit sous le mode de la crise est l’impuissance de la bourgeoisie française à se donner les moyens culturels qui légitimeraient son présent et inventeraient son avenir. La bourgeoisie française va cultiver elle-même la contradiction entre sa consommation et sa production culturelle, référées foncièrement à un héritage impuissant, et ses pratiques propres de production de valeurs. La culture se trouve ainsi comme confinée, elle subit ce contre quoi on vient de voir le symbolisme se définir, la division du travail et des compétences, elle n’a plus de signification qu’en elle-même et/ou comme mauvaise conscience anodine du système, son léger clair-obscur. Un régime dont on peut se demander si nous sommes sortis ?
9Il est très caractéristique de constater à quel point dans les années 1870-1880, la culture française “manque” l’industrialisation. On s’indigne ou on s’émerveille des gares de Monet quand on devrait bien plutôt s’étonner que, bien plus qu’en Belgique par exemple, ces prestigieux brouillards masquent toute “réalité” industrielle. Est-ce hasard si c’est le transport, la relation qui comme référent donne occasion au travail pictural et non la production même. Pour secondaires que soient sans doute les problèmes du “sujet”, le bruit que précisément firent ceux des sujets réalistes indique a contrario une barre strictement maintenue dans le domaine français : le travail industriel n’est pas un objet pour l’art visuel. Au moment même où se déploie la prolixité décadente sur la féminité mauvaise, les artistes belges, Constantin Meunier, Xavier Mellery, Rassenfosse, mais aussi et c’est encore plus singulier par rapport à l’espace français, Cécile Douard, font apparaître dans la représentation picturale les mines du Borinage, les usines, pire le travail des femmes, les hercheuses et les chercheuses d’escarbilles, celles que Van Gogh dessinait bien avant Germinal1. Où était la féminité “réelle” en 1880, peut-être y-a-t-il là une dimension du problème plus urgente que celle, réelle certes, créée par le traumatisme de l’échec en 1870. La Belgique est susceptible de produire des peintures ayant pour “sujet” l’industrialisation et/ou l’ouvrière, la France semble s’en tenir au Beau et érige l’icône de la Féminité, cela dit sans pour autant oublier que les courants décadentistes et symbolistes existent en Belgique, mieux il existe d’impensables interférences !
10Les mirages qui troublaient les prophètes de Michelet deviennent les lacs d’une féminité angoissante, labyrinthe mortel et protecteur qui permet à la culture de se répéter, de dénoncer le présent tout en préservant sa propre structure. Ce qui châtre s’identifie à la femme constituée comme thème privilégié du ressassement de l’impuissance culturelle ; la culture se vérifie dans la crise même qu’elle dénonce et cultive en réactivant une figure qui appartient à la tradition la plus notoire de l’héritage occidental et chrétien. Ce serait superficiel, si, bien entendu, ce travail ne trouvait dans l’inconscient ses étais. En un sens, on peut dire que là encore la littérature de la fin du siècle traverse les figures qu’elle propose et manifeste que l’altérité sexuelle constitue une structure profonde de toutes les pratiques symboliques. Cette “vérité” du décadentisme ne doit pas pour autant masquer sa fonction de méconnaissance du réel que constitue la position extrême d’une culture qui depuis des siècles se définit par un écart nécessaire par rapport aux données socio-économiques historiques.
11L’icône féminine va redire névrotiquement l’Art alors que l’écart atteint une sorte de seuil de rupture dans un pays saisi par l’industrialisation qui n’a pas de modèle interprétatif positif, par le développement de phénomènes de transformation sociale qui rendent comme incompréhensible le monde du travail en tant que prolétariat urbain engagé dans la lutte contre la bourgeoisie dominante. Le “fonds” français rural, envisagé paisiblement par une culture qui s’organise dans l’ombre parisienne du pouvoir, disparaît dans les perturbations modernes, le décadentisme épuisé, il est destiné à revenir comme ressourcement nécessaire, comme nouveau paradis des valeurs. En cela, il y a bien crise, c’est-à-dire restructuration d’un dispositif interprétatif justifiant en fonction de perturbations venues du réel. Restructuration mais non effrondrement, pas de déroute mais une attente de la consolidation finale. Au delà de la féminité mauvaise du décadentisme et dans une continuité contradictoire, la “crise” trouve sa fin dans la culture des “bonnes” féminités de la fin du siècle : la Terre, la Patrie, la Race, parfois la Famille, souvent l’Intime, l’Ame et encore la Foi. La culture provisoire de la crise nourrit le retour doucement offensif des affirmations anciennes.
12Au cœur des ambiguïtés du décadentisme gît un humour qu’on oublie trop, une distance corrélative non d’une expression pathétique mais de la recherche du plaisir sous le jour de la délectation morose. L’exhibition de la Décadence est un art de vivre et d’écrire provisoirement, Les névroses ne sont pas la névrose mais la culture d’ornements et de variations décoratives. Tout est plein d’art et d’artifice et le comble est que les effets des jeux sont parfois de faire prendre la parodie, évidente aujourd’hui, au sérieux. Un moment, Les déliquescences d’Adoré Floupette purent passer pour “authentiquement” décadentes, ce qui revient bien à dire que le décadentisme est tenté par le bricolage à s’y perdre. Quant à la continuité contradictoire des représentations, Huysmans suffit à la démontrer, l’humour énorme d’A rebours n’eut effectivement pas d’issue dans le coup de pistolet mais dans les pires retours du sérieux affirmatif. La Joconde entre dans ces effets spectaculaires d’une fausse critique ou du moins d’une critique idéologique de l’idéologie, elle rencontre d’autres jeux non moins cultes qui pervertissent à plaisir les figures de l’héritage : Hérodiade, Hélène, leurs textes s’échangeraient ou peu s’en faut à la différence près de la notoriété préalable de la figure picturale. La Joconde garde en propre d’être aussi un tableau réel et ancien et donc de conserver dans l’opération de mythisation une ambiguïté transitionnelle.
13Que la récurrence du fameux sourire soit indéniable ne doit pas masquer qu’il reste cependant possible de feuilleter de nombreux recueils et revues du temps sans que le vinciste maniaque y trouve pâture... Le décadent d’Anatole Baju est, à cet égard, probant. Ce qui est plus fréquent encore que la référence est l’idée de sa fréquence, on affirme, sans preuve autre que d’évidence, qu’il existe d’innombrables poèmes consacrés à la Joconde, d’où peut-être un effet contraire de la croyance : on évite un lieu aussi dépourvu d’originalité. D’où encore une possibilité contraire, celle de produire par prétérition comme c’est le cas dans Mensonges de Paul Bourget, roman publié en 1887. Le héros nommé René Vincy récite à une mondaine retorse qu’il prend pour une madone son dernier poème intitulé “Les yeux de la Joconde” qui, commente le narrateur, est un “long morceau, à demi métaphysique, à demi descriptif dans lequel l’écrivain s’était cru original en rédigeant en vers sonores, les lieux communs que notre âge multiple autour de ce chef-d’œuvre”2. Si bien que lorsque Bourget lui-même se fait poète la parodie se soupçonne et, selon nous, le décadentisme s’avère dans son paradoxe propre. Dans Les aveux (1892) un poème intitulé “Sur portrait” cultive l’énigme dont le modèle est dans la Joconde, chimère et sphinx ; quant à “Portrait de femme” du même recueil, l’objet en est si trompeur que “pour mieux se moquer du monde” on “la” soupçonne d’être brune et blonde à la fois3. O Laforgue...
14Si la recherche des matériaux marginaux peut caractériser les déplacements décadents, on peut dire que l’exhibition de l’usé peut constituer une sorte de paradoxe producteur dans les perspectives d’une invention” “à rebours”. De la poésie juvénile inavouable au travail sur le stéréotype, la Joconde peut venir hanter les productions de l’époque.
15Quelle que soit l’importance de l’intersexualité baudelairienne dans Les névroses de Rollinat, le vincisme ne s’y inscrit pas selon le modèle des “Phares”. Dans la suite poétique des “Spectres”, la Joconde de Rollinat est une retombée, une de plus, du texte de Michelet, ne serait-ce que dans le renversement de la relation suscitant le poème : le couple artiste/modèle étant récusé au profit du couple figure/spectateur, la réception biffant la production. Alors que Gilbert Lascault relève que dans le discours commun la femme est perçue comme la “récompense de l’artiste”, ce qui importe ici est que le spectateur soit la proie de l’image4. Représentation antagonique du procès de création conforme, peut-être, à la stérilité des temps de décadence. On ne crée plus, on subit, artiste ou spectateur, la pression des archétypes ; l’œuvre n’est plus qu’occasion d’apparition, en cela on retrouverait la strophe de Baudelaire. Effacement du travail représentatif qu’au contraire la perspective symboliste dévoile, les effractions de la figuration que suscite l’œil au ras des matérialités picturales sont ignorées ou plutôt ne se figurent que dans des effets d’aliénation du spectateur. Tandis que des textes s’attachent à sublimer ce qu’ils découvrent du jeu propre au signifiant, les textes décadents assignent l’angoisse à l’effet représentatif même, en renouvelant la glose littéraire d’une rhétorique de la fascination, ils dissimulent très précisément la perception traumatisante du signifiant. Cependant, dans cette fascination dont les figures peintes sont chargées, quelque-chose demeure changé qui a son importance : la place de l’œil et du regard. L’interrogation habituelle de la relation de l’artiste et du modèle implique un travail sur le dispositif optique d’un œil assujettissant à son regard une “scène” ; ce qui est vu, un portrait de femme, est intégré à ce qui “fut” et qui serait de même visible par le spectateur/voyeur : une scène d’amour qui serait la “vérité” symbolisée par une scène de pose elle-même apparaissant sous le mode métonymique du portrait. Un emboitage de scènes à voir donc par la fenêtre du cadre. La fascination suppose que soit déposé ce pouvoir et ce désir de voir, ce qui est “vu”, c’est le spectateur lui-même. Paradoxalement, le renversement décadentiste quand il ressasse la relation de fascination dit, pour rappeler Lacan, que les choses me voient, que la peinture m’assujettit.
16Alors même que Rollinat exécute ses variations brillantes sur le “mystère infini de la beauté mauvaise” et ne dit là-dessus rien que ce qu’on ne sache de longue date, son sonnet fait apparaître un regard incertain, déposé, désarmé. La peinture ne me donne plus la possiblité d’organiser le monde en quelques centimètres carrés, elle m’empêche de voir ou plutôt me renvoie à moi-même comme dépossédé, je ne vois que ma perte et la position qu’y tient l’objet peint :
...mon regard y flotte et s’y suspend
Comme un brouillard peureux au-dessus de l’abîme5.
17Le Vinci de Valéry, en songeant à quelque abîme qui effraierait Pascal, médite un pont ; au contraire de ces conjonctions vertigineuses, la rhétorique décadente instaure le plaisir des castrations, des béances irréductibles et des fétiches sus. Le réalisme symbolique s’efface ici au profit d’un système qui vient donner ancrage à la fantasmatique sado-masochiste perçue d’abord dans sa fonction ornementale.
18La Joconde de Rollinat est le “mal”, le vampire, la femme-serpent devant qui il convient de transir et brûler. Du portrait effectif ne subsiste que le récit de la fascination, le témoignage du sujet dépossédé par la peinture. C’est la confidence d’une expérience masochiste qu’on retrouve, dérobant encore ce qui serait “visible” comme peinture, dans Les griseries de Jean Lorrain. S’y ajoute cependant le piment assez fort de l’ornement nécrophilique qui est comme le revers romanesque du passéisme culturel. La visite au musée est visite (d’amour) au cimetière, à la rencontre, dans les coins écartés, des “vieux portraits”. Ce ne sont pas des Vinci authentiques mais des apocryphes, plus délectables de cette bâtardise qui dissipe le génie et son sfumato délicat au profit de violences expressionnistes inattendues, si du moins on ne garde pas mémoire de la Monaca de Taine.
19Les “souffrances d’art” se cherchent en ces mauvais lieux de l’héritage, ces bas-fonds où l’on peut rencontrer :
...saignant de fard Ces bouches du Vinci férocement royales
(“Récurrence”, in Les griseries6).
20Une crudité de couleur vient transfigurer le répertoire vincien, le remodeler selon des figures de Dante Gabriel Rossetti que glose Swinburne. Le sang féminin devient couleur violant l’usure et la subtilité vincienne. Les Hérodiades, belles et suaves chez Stendhal, deviennent des créatures préraphaélites qu’on les attribue selon la tradition à Léonard ou selon la vérité ( ?) à Luini. Jean Lorrain retravaille le texte des Griseries dans le texte de dix ans postérieur de son roman Monsieur de Bougrelon. Le personnage confesse son admiration pour deux portraits des Offices, de l’un on ne saura rien si ce n’est qu’il s’agit d’un “Lionardo”, l’autre est un Luini longuement décrit : une courtisane rousse, des rubis et des perles tressés avec la chevelure, portant sur un plateau de vermeil une tête décapitée. Le roman précise ainsi le fantasme sado-masochiste comme il précise l’effet. A rebours d’une esthétique qui exclut d’une œuvre d’art digne de ce nom l’effet érotique7, Lorrain exhibe fantasme et jouissance. Le tableau fait jouir à la castration, il est une pornographie autorisée comme le texte est une provocation du lecteur, à cet égard c’est autant le texte même qui renseignerait sur la sexualité de Jean Lorrain que ce qu’il narre et commente. Cependant, comment ignorer que dans l’outrance vulgaire de la provocation il puisse y avoir la possibilité de l’humour :
elle portait et avec quel geste ! une tête sanglante sur un plat de vermeil, et si hideuse que fût cette tête, pâleur séreuse et prunelles révulsées, j’aurais voulu que cette tête fût mienne, et, décollé pour décollé, j’y eusse consenti, pour être ainsi triomphalement porté par cette femme triomphante. Cette Hérodiade avait un arc de sourcil et un arc de bouche, les sourcils si noirs et la bouche si royalement fardée, que le coup de foudre était triple [...]. C’était la triple détente et la triple atteinte aussi, au cerveau d’abord, droit au cœur ensuite et le dernier... vous savez bien où.
(Monsieur de Bougrelon, Paris, Borel, 1897, pp. 58-60)
21Un peu plus avant encore, c’est à nouveau la célébration des sourires : “Quel poème de férocité perverse et royale, des baisers de ventouse où s’engouffraient nos âmes. Moi, la Mona Lisa m’aspirait tout”. Tout est trop dire puisqu’il “en” restait un peu pour de réelle marquises et un peu encore pour les femmes de Botticelli qui s’échangent, quant à leurs caractéristiques et aux jouissances qu’elles procurent, avec celles de Léonard.
22D’un recueil poétique à un roman, d’un récit à un autre comme d’un sonnet à un autre, Jean Lorrain ne cessa d’exécuter des variations sur un dispositif interprétatif qui associe les fantasmes de la castration à ceux, discrets, de l’impuissance politique, ces mortes pourquoi ont-elles des bouches systématiquement “royales” ? Ne cessant de se citer lui-même que pour faire apparaître ses lectures vinciennes comme dans l’une des Princesses d’ambre et d’Italie où la prétendue Marquise de Spolète se rencontre moins au musée qu’à la bibliothèque :
C’était une petite tête courte, impérieuse, obstinée, une petite tête de volonté qui serait presque mauvaise sans la langueur des yeux [...] une tête d’une jeunesse et d’une ardeur effrayante dans leur intensité [...]. Cette figure obsède, elle inquiète et vous poursuit à travers les autres tableaux du catalogue.
(La marquise de Spolète, in Princesse d’ivoire et d’ivresse, Paris, Ollendorff, 1902, pp. 143-144)
23La loi de répétition qui caractérise la critique littéraire de l’art est ici assumée, non pas subie mais mise en œuvre par un seul scripteur qui rend lisible en clair ce que pratiquent autour de lui les compilateurs honteux que sont les Louis Gillet ou les Elie Faure. De ressassement en ressassement, l’interprétation décadente impose comme une évidence “l’étrange beauté” des personnages vinciens. L’œuvre de Léonard semble permettre par nature de localiser dans un domaine spécifique et notoire de l’héritage la charge d’“inquiétante étrangeté” que peut avoir le pictural8. Le commentaire glisse cependant de Léonard à Botticelli, on l’a dit à propos de Monsieur de Bougrelon, sans quitter Lorrain on peut encore le redire à propos de Buveurs d’âmes.
24Une nouvelle figure s’impose, portrait de femme qui redit les autres, “comme une Joconde pénétrée d’Ophélie”, Joconde florale, cueilleuse des herbes qui ornent les robes botticelliennes, Joconde noyée shakespearienne autant que florentine, comme un déplacement du “sourire” sur un tableau de Millais. Comme fréquemment chez Jean Lorrain, le portrait suscite le poème, celui de Buveurs d’âmes fait souvenir aussi bien de “Récurrence” des Griseries que de “Primavera” de La forêt bleue :
Au fond d’un vieux palais toscan enseveli
C’est un portrait sinistre à force d’être étrange,
Tête idéale et folle aux yeux de mauvais ange,
Visage ovale et fin d’adolescent pâli.
25Le modéle jocondien se trouve ainsi chargé des immaturités et des déliquescences également délectables qui constituent le charme propre au Botticelli des Décadents, interprétation des effets perturbants de l’arabesque, de l’excès du dessin en termes de morbidité attisant le plaisir. La féminité mauvaise se change en cette adolescence perverse en son androgynat que Taine redoutait d’aimer dans les Vinci de Milan9.
26Exsangue et/ou buveuse de sang, la Joconde décadente semble chercher à triompher de la bonne santé naturelle que Vasari découvrait naguère dans le portrait, ce portrait si fidèle à la nature même qu’on y voyait, semblait-il, “battre l’artère”. C’est ce souvenir des Vies que l’on croit retrouver quand on lit dans une nouvelle de Louis Tréderne, ce portrait d’une femme nommée, comme il se doit, Hélène :
Cette esquisse était énervante à force d’éclat et de chaleur [...]. La tête, miracle de vie, donnait l’impression d’une chair réelle, dans laquelle frémirait un sang jeune et vermeil. Les lèvres saignaient en la transparence lactée de l’épiderne ; ce léger incarnat du teint s’animait vers les yeux d’une mouvante rougeur, et ces yeux sombres éteincelaient comme tous les tons auxquels était allié cet admirable carmin.
(“Le portrait”, in La jeune Belgique, 1890, tome IX, pp. 309-315)
27La vie énerve en régime décadent, elle ne sert qu’à renvoyer plus sûrement à la culture, aux mortes du musée et au malaise qu’elles autorisent. Le portrait qui est celui d’une jeune morte aimée par le narrateur suscite l’autre révélateur, identificateur :
pourquoi cette ironie à la Vinci, des lèvres qui sourient et d’une bouche qui gémit ; et dans des yeux sans larmes, un regard plus angoissé que par la vie.
28La Joconde indique un travail transgressif, interdit, la vie qui apparaissait d’abord comme illusion est “réelle”, Hélène est éternellement souffrante dans un portrait peint avec son sang. Incapable de “tuer” le portrait, le narrateur est dévoré par une passion “maladive et déréglée” qui le conduit enfin au suicide.
29Ce qui importe ici, au-delà du recours au thème fantastique du portrait maudit, est l’insertion de la référence vincienne dans des systèmes qui en constituent comme des motivations vraisemblables. Vinci vient s’intégrer à une tradition du fantastique, il y prend place comme “naturellement”, comme une pièce qui n’est pas rapportée mais fait partie d’un légendaire noir dont dispose le scripteur comme il dispose du portrait fantastique, comme chez Lorrain il dispose d’une Ophélie botticellienne. Notoriété de la marginalité si l’on peut dire, exhibition naturelle d’une contre-culture dont les effets dépassent évidemment la référenciation explicite. Rémy de Gourmont peut juger le sourire de la Joconde “bête”, on y reviendra, quand il écrit :
la Dame sourit, énigmatique et ironique dans le cadre des blonds serpents que déterminent ses cheveux ; l’air doucement et sûrement dominateur, l’air d’être une Reine,-et d’être là, parce qu’il lui plaît de se faire voir, Vénus au repos et Vénus perverse, celle qu’on désire et que l’on craint, déité décevante et douloureuse...
(“Le livret de Imagier”, in Mercure de France, tome 5, juillet 1892, pp. 257-259)
30il donne à lire avec la thématique multiforme de la féminité décadente, la glose plus particulière qui, dans le domaine pictural, identifie la Joconde. Le texte opère ainsi de façon diffuse, laissant ouverte, même quand une référence autre s’avancerait dans le texte même, la possiblité indécise de l’évocation vincienne, celle-ci ayant pour (et contre) elle la certitude de l’image mentale, la Joconde fait partie de ce qu’on ne peut ignorer.
31Le texte décadent n’existe que par la répétition, la citation fragmentaire, la mémoire culturelle ; n’ayant rien à dire du réel moderne, la culture se clot sur ses jeux narcissiques dont les faisceaux de rapports coupent l’horizon symboliste. Le texte décadent ne constitue d’autre totalité que celle produite par une accumulation de fragments référés. Nul souci possible, dans une telle pratique, pour l’œuvre scientifique de Léonard, le mythe se simplifie en dépit des dehors étranges, le déplacement noté vers la réception aboutit inévitablement à une déperdition du texte concernant la complexité propre du producteur, celui-ci, on l’a dit, enregistre des figures anciennes comme autonomes par rapport à sa pratique particulière. En cela, le décadentisme contribue à mettre en crise les représentations du “génie”, du “créateur”. Les œuvres isolées, dissociées, répétitives, hybridées d’autres proches ou lointaines, entrent dans une errance nouvelle que n’entrave plus la personnalité tutrice du Maître. De là l’insistance caractéristique sur l’apocryphe, l’obscur, le perdu, le tableau sans maître et sans lieu qui fait rayonner dans la référence la beauté mortifère de la culture même.
32Les fugaces références à Léonard, à ses dessins de violettes par exemple, ou à tel “air de Joconde”, tel “mystère fin de Joconde”10, n’imposent pas l’arrêt aux œuvres de Robert de Montesquiou, l’invraisemblable bricolage rhétorique, l’assomption paradoxale de la platitude déjouent d’ailleurs le désir de l’analyse. Plus fugaces encore mais qui arrêtent, les références vinciennes qu’on lit dans les poèmes de Jules Laforgue accomplissent les données de la position décadente telle que nous l’avons construite.
33Certes, à feuilleter l’Imitation de Notre-Dame la Lune, on pourrait reconstituer d’abord un catalogue purement énumératif des représentations décadentes greffées sur la Joconde. A commencer par cet isolement de la figure délibérément mythisée, inscrite moins dans un œuvre peint que dans le panthéon ou le musée imaginaire de la féminité mauvaise. Lubrique et froide, aguicheuse et décevante, la Joconde de Laforgue est d’abord un avatar de la femme éternelle, Eve et Dalila l’accompagnent dans “Locutions des Pierrots”, elle est Sphinx dans les “Litanies des derniers quartiers de la Lune”, son voile est un “Zaimph”, elle est Isis, Astarté, Tanit dans “Pierrots (on a des principes)”. Avatar de la Lune, elle est le signe d’une permanence de la vérité d’une mythologie qui échappe à un âge particulier, à une culture archaïque, elle est la “modernité” d’une éternité tout comme chez Gautier dont on a vu que lui aussi s’interrogeait sur l’identité secrète de la Joconde, soupçonnant sous l’anecdote et l’identification historique du personnage, la nature d’un Dieu revenu, une “Isis d’une religion cryptique” ouvrant son voile. Le texte de Laforgue apparaît comme une variation sur le retour des mythes venant s’écrire selon la règle décadente de l’allusion fragmentaire et ornementale.
34Cependant, le plaisir propre qu’on peut prendre aux textes de Laforgue n’est guère dans un “sérieux” de ces effets mythisants. Le plus caractéristique de l’écriture est dans la permanence des traces de l’opération de mythisation, l’inscription récurrente et humoristique de l’écart entre la rhétorique mythique et la modernité. Alors que les jeux décadents tendent à se suffire dans leur clôture propre dont, en conséquence, la marque s’efface, Laforgue dédouble la pratique décadente, la met elle-même en perspective, exhibe sa propre clôture en laissant subsister à ses côtés des séquelles agressives du réel que le texte décadent ravale. Les figures mythiques sont ainsi exposées à une trivialité ostentatoire, celle, souvent, du langage “parlé” venant s’articu1er au plus près de la nomination mythologique.
35La Joconde est Sphinx ou Tanit mais la mythologie “fait le trottoir” ou “court les rues” comme l’Art chez Whistler que traduit Mallarmé, elle fascine ou racole. Cela même si le “sens” du texte en marque bien l’impossibilité :
Ah ! madame, ce n’est vraiment pas bien,
Quand on n’est pas la Joconde
D’en adopter le maintien
Pour induire en spleen tout bleu le pauv’monde.
(“XVI Locutions des Pierrots”)
36Elisions parlées, apostrophes, structure syntaxique viennent signifier Tailleurs des références exhibées, musée ou Baudelaire, qui constituent le réseau proprement “poétique” récusant l’autre trivial. Hybridation savoureuse des pratiques mimétiques se renvoyant Tune à l’autre.
37La trilogie des “Femmes fatales” d’un Occident antique et moderne, chrétien et post-chrétien, “Eve, Joconde et Dalila” renvoie à l’univers du livre mais aussi à celui de la rue et des “commerces” qui s’y font :
Vends-moi donc une bonne fois
La raison d’être de Ton Sexe.
38Quant au “zaïmph”, qui introduit aux formulations les plus précieusement ésotériques, les plus chères aussi au Romantisme, “Pierrots (on a des principes)” en donne une rude traduction dont la juxtaposition marque la forclusion de la culture et ce qu’elle permet de cela même : “Vers le Zaïmph de la Joconde, vers la Jupe !” L’énigme culturelle du monde devient l’énigme de la cœxistence de deux langages incompatibles et cependant équivalents quant à ce qu’ils désignent.
39Terminons par un dernier “Pierrot” :
Bouche qui va du trou sans bonde
Glacialement désopilé
Au transcendant en-allé
Du souris vain de la Joconde...
40Pierrot attire sa propre littérature, abondante et diverse ; il est Gilles de Watteau depuis qu’on “verlainise”, mais Péladan comme Jean Lorrain reconnaissent moins en Watteau le peintre des Fêtes galantes que l’extraordinaire “Pierrot gamin” de Parallèlement. L’inquiétant androgyne traîne une dégaine ambiguë loin des bergeries et des grands parcs, c’est un Pierrot de la ville moderne, voire des bas-fonds. Huysmans le redécouvre en pâtissier, hantant “le boulevard des anciennes banlieues”, rejouant là Watteau et son Gilles “goguenard dont le blanc visage s’allume de prunelles inquiètes et se troue d’une bouche ouverte arrondie comme un O rouge dans l’ovale laiteux des chairs”11. Dans “Le geindre”, les bouches sanglantes des portraits de Jean Lorrain s’anticipent mais c’est aussi le texte de Taine, sa Monaca de Florence qui revient. Une différence cependant : une fois encore l’Art est à la rue et la figure de musée voit son aristocratisme intrinsèque déjoué par le fantasme d’un “peuple” interdit et fascinant, lieu nouveau d’investissement du désir.
41Le texte de Laforgue se fait de même de ces rencontres et de ces échos demeurant elliptiques, immotivés en apparence. C’est l’arbitraire de la rime, un jeu réglé du signifiant, qui motive d’abord que Joconde et bonde entretiennent de paradoxaux rapports. L’évidence d’une exclusion nécessaire des pratiques langagières par l’arbitraire sonore de l’écho se voit contre-carré de blasphématoires possibilités de transpositions, d’équivalences soudain irrépressibles. Le sourire le plus raffiné, le plus voilé de textes propitiatoires, se redit comme “trou sans bonde”. Autrement dit, dans le jeu des langages, le réel et la culture apparaissent, les figures mythisantes s’employant à dire sous le voile l’évidence de la castration et de l’angoisse qu’elle suscite. Accroché au texte du mythe, le lecteur ne perçoit pas que le mythe est lui-même vide, vain, plein de textes seulement. Ce que la vulgarité quotidienne permet à Laforgue est la désignation de cette position des jeux cultes.
42L’écriture témoigne du clivage désespérément perceptible entre la culture et la rue. Inutilement, Laforgue énoncera l’indéniable supériorité de séduction de la grisette de Paris sur “la Diane chasseresse, l’Antiope, la Joconde”. Les figures du musée auront raison de sa modernité, la vérité de la rue ne prévaudra pas sur les illusions ludiques de la culture. La mise en représentation dans le texte de Laforgue de la béance constitue une sorte d’accomplissement de l’entreprise décadente se retournant en quelque sorte contre elle-même. Cependant, ces litanies blasphématoires des fausses madones et l’affirmation de la “beauté” moderne de la rue, cette opération qu’on pourrait dire de “vérité”, nourrit la nostalgie régressive des grands fétiches d’autrefois. Les fausses déesses vides de Laforgue ouvrent moins le temps des grisettes réelles que celui du retour de la croyance. La perception du clivage prépare le retour du voile, des vraies déesses, rajeunies de la crise même et retrouvant place dans le désir de cela qu’elles sont affirmation, simplicité, vérité. On l’a dit, le Décadentisme en ses jeux superflus laisse voir quelque chose non du réel mais de la nécessité d’en masquer l’irrémissible perte.
43Très vite, simultanément ou presque, la dérision s’attacha au vincisme et s’efforça d’en borner la signification à la superficialité d’une affectation d’intellectualité profonde et/ou de perversité. Les textes de la fin du siècle organisent la croyance en une surabondance de gloses poétiques, ils diffusent aussi l’illusion d’une intelligentsia mondaine appliquée à singer Léonard et Botticelli. Si bien qu’en marge des références positives qui visent à qualifier un “maître” par le modèle vincien, on peut avoir la même référence fonctionnant a contrario. Ainsi cette note du Journal de Jules Renard : “Rebell, dont les lèvres s’appliquent à rendre le sourire de la Joconde. Vinci, dit-on, y travailla quatre ans. Rebell y travaille toute sa vie”. Tristan Bernard et Pierre Veber, pour un “salon des Champs-Elysées imaginaire et satirique”, proposent “un tableau d’histoire de M. Bergerot, visiblement inspiré du Vinci : Alphonse Allais chez la pythonisse. Le visage curieusement composé du personnage principal exprime à la fois la plus poignante anxiété et la plus absolue insouciance”, dérision manifeste de l’ambiguité vincienne en pleine période où elle exerçait ses séductions, 189312.
44Jean Lorrain est plus ambigu quand, lors du banquet Verhaeren, son œil interessé s’attarde sur un jeune peintre hollandais nommé Léonard Sarluis qui a “le sourire d’un Vinci, les yeux de Donna Ligeia, le cou de la Béatrice de Gabriel Dante Rossetti [sic]” Sourire qui pourrait être celui de l’intelligence pure s’il ne contribuait à des effets plus troubles. Sarluis, en effet, “tel un Eros antique, trouble incantatoirement les hommes et les femmes”13. C’était au temps de la Rose-Croix péladane et de l’androgynat esthétique... Paul Adam s’en tient dans Les Images sentimentales à des effets d’hétérogénéité par rapport à l’espace vraisemblable réglant le reste du récit et à des effets de saturation de la vraisemblance mondaine substitutive qui, réunis, permettent la lecture d’une ironie discrète. C’est une société de très haute et très snob intellectualité qui se groupe autour du narrateur, il y a là un peintre anglais W. (Whistler ?), un musicien F. (Fauré ?), ce qui se doit en ces époques de synthèse des arts. Or, cette synthèse se produit lors “d’assez hautaines métaphysiques” évoquées un soir. Figuration sensible de la suprême élévation et, sans doute réalisation des synthèses, une créature toute de pensée surgit, mystère qu’élucide-vaguement-le souvenir des expériences, très à la mode alors, de William Crooks14. Nous sommes au carrefour du symbolisme et de l’occultisme, situation déjà rencontrée chez Paul Adam mais dont la “culture” systématique ici touche à la parodie, l’être sensible est “très mode”, satisfaisant aux stéréotypes du moment si bien qu’on doute de la fonction du texte quand on lit :
La jeune fille avait été rêvée, quant au sourire et au regard, par Léonard de Vinci alors qu’il peignait la Joconde et le Saint Jean Baptiste. Pour l’allure du corps, la sveltesse des gestes hiératiques, elle exprimait aussi la verve de Sandro Botticelli ; un peu pareille à la vierge au dernier plan qui court, au Louvre, dans la fresque de gauche.
(Les images sentimentales, Paris, Ollendorf, 1893, p. 237)
45Ce qu’on fait de plus chic dans le genre suprasensible ! Achèvement du réel, la figure est nommée “Amen”, ce qui au passage intègre l’acceptation barrésienne. Le texte, cependant, abonde moins dans le sens des synthèses qu’on attendrait que dans celui des litanies décadentes. En correspondance frappante, ici annonciatrice, des textes de Walter Pater ou de Joséphine Péladan, la signification symboliste s’entrelace aux nominations invocatoires dans le texte-poème qui salue l’apparition :
Les voluptes de vos cheveux-celle aussi des eaux-ondent vers notre âme tentée.
L’eau comme la force mène ou efface
Les crêtes de vos mains-celle aussi des écueils-luisent à notre cœur téméraire.
L’écueil, comme la lutte, se surmonte ou écrase.
Les lanières de vos regards-celles aussi de la bise-cinglent notre prudence démantelée.
***
Et vous
L’Elle-même Beauté,
Pareille à l’Aphrodite d’Hellas,
Vous êtes le Signe Double.
Avec cette face qu’on nomme Ourania
Miroir des mondes intelligibles
Et cette autre Face
Par quoi la Déesse
Troubla la Mer.
Ah ! serons-nous jamais ces dieux
Dont les bras d’Empyrée
Embrassèrent votre Double Forme
Univers de l’Univers ?
Ou
Nous faudra-t-il aussi
Périr devant le Péril de votre Beauté
Exhalant notre vie-désir,
Les bras ouverts
Comme des ailes d’oiseaux tués ?
***
46Variations brillantes sur un répertoire thématique, une réussite ambiguë mais indéniable. Au terme du poème, derrière un nuage d’infini, les yeux luisent “comme des dieux”.
47Pourquoi soupçonner le décalage du pastiche alors même que deux ans plus tard la “Lettre sur l’émotion de pensée” semble attester de la permanence d’une référence vincienne organisatrice de l’explicitation esthétique ? Peut-être à cause de la Gisèle du Vice filial, toute faite et défaite des mêmes références dont la culture par le personnage devient clairement affectation ridicule, effort mimétique dérisoire. Le roman semble délibérement mettre à distance un répertoire en constituant ce personnage snob :
Gisèle [...] s’astreignait à paraître une fiction d’artiste. Ses opinions dépendaient des littératures à la mode, ses sentiments d’Hegel et de Schopenhauer, ses attitudes des primitifs italiens [...] Physiquement, elle s’efforçait de paraître Androgyne. Le front penché, les sourcils joints, le menton dans le col, de façon à maintenir le visage tout ombré, elle rappelait alors, par l’éclat de l’œil et le rendu du sourire, le Saint Jean Baptiste du Vinci.
(Le vice filial, Paris, Borel, 1898, pp. 92-93)
48Elle est, évidemment, aussi bien le Printemps de Botticelli que la Lady Campbell de Whistler, “elle contait avec la manière de Pœ à travers le style d’Hervieu...”, enfin, elle cultive la Douleur et jouit infiniment de soi ! Or ce texte fut publié d’abord chez Ollendorf en 1892, il est donc antérieur aux Images sentimentales dont, de l’extérieur, il contribue à faire trembler la vraisemblance.
49Les caricatures de Willy, dans Maitresse d’Esthètes, sont plus simples. Son héroïne, nommée Ysolde, s’efforce au pessimisme wagnérien et lit Le Sphinx aux yeux mauves, ouvrage du Grand Maître du Graal d’Or Sotaukrack. Inutile de préciser que tout lecteur doit y reconnaître le Sâr Péladan. Dans son éducation de demi-mondaine intellectualo-esthète, Ysolde découvre les références-clefs qui identifient l’Elite, elle s’initie à la nécessité de “revigorer sans cesse ses sentiments idéalistes à l’aide de citations empruntées aux penseurs les plus conséquents : Mosché, Sandro Botticelli, Dante Aligheri, Leonardo da Vinci, Nijni Novgorod, etc...”. Buvard, son amant qui wagnérise une Pentalogie, lui fait découvrir la culture, Dante et Béatrice, “une blonde qui jouait du Wagner, tandis que le Vinci, qui s’occupait aussi d’architecture, faisait d’après elle un portrait (quatre ans sur le chevalet ! on le sait ! on le sait !) qui s’appelait la Joconde”. Quand enfin coiffée en bandeaux, affublée d’une robe de popeline verte botticelienne, elle sent son éducation achevée, elle “se proclama intérieurement perverse” et peut conclure qu’elle “en était de l’Elite, elle en était en plein, et, telle la Joconde, elle avait le sourire”15.
50Ces facéties, un peu faciles, travaillent en fait dans le sens même des pratiques culturelles décadentistes, elles se bornent à faire du kaléidoscope culturel une pratique articielle et non “naturelle” à l’époque des décadences et/ou des synthèses. Que penser, enfin, de l’insertion des parodies les plus vulgaires cotoyant les plus altières références ? Il faut à ces caricatures une charge frénétique d’anti-féminisme comme encore dans cet hommage posthume à Mallarmé dont la représentation mythique s’élabore à partir du Saint Jean-Baptiste. Charles-Henry Hirsch dénonce la mondanisation des pratiques du Maître par l’analogie avec un vincisme imbécile qui est celui des femmes, irrémédiablement profanes et basses comme cette dame “oh ! très au courant, très esthète, amie des peintres, qui disait, pour vanter ses perfections physiques : “Ma chère, j’ai les fesses en poire, comme la Joconde !”. Soyez bénie, Madame, de nous procurer ce document inestimable”16. On le sent, il est à la féminité mauvaise de multiples et diverses déterminations dans le réel du moment. Ce qui est dénoncé dans le snobisme vincien caricatural est trop fréquemment lié non à la féminité mais à la femme pour qu’on ne perçoive pas la pression d’un problème devenu sensible, celui de la participation des femmes à la culture. Gustave Kahn nota, positivement mais non sans ambiguïté, comment grâce aux femmes l’Art tomba dans la rue en libérant la couleur, cette dangereuse féminité de la peinture17. Ce n’est certainement pas hasard si, aux côtés de la Française pseudo-vincienne et pseudowagnérienne, on trouve l’Anglaise caricaturant le ruskinisme.
51Dans la vraisemblance de l’anglaise bas-bleu, le vincisme semble beaucoup plus occasionnel que le pré-raphaélisme ruskinien. Anatole France, qui n’aime guère Ruskin et son médiévalisme pieux, suscite pour son Lys rouge une Anglaise à Florence, passionnée par la signification folklorique du Printemps de Botticelli, mais dessinant aussi “des montres imités de Léonard” qui lui suggèrent pour de poétiques essais des “idées rares” en “rythmes bizarres”, on croirait à une caricature du travail d’un Odilon Redon ! Quelques années plus tard, René Boylesve, dans Le parfum des îles Borromées, rassemble au bord du Lac Majeur une société snob en mal de primitifs lombards et ruskiniens, le poète, une fonction nécessaire, est nommé Dante-Léonard-William Lee, ce qui de Rossetti à Vernon Lee en passant par le Vinci donne à penser à ces singulières rencontres observées naguère chez Lorrain entre l’expression vincienne et la violence coloriste des Anglais. Le poète de Boyslève réalise mondainement et littérairement la hantise des Jocondes rousses !
52Bien que les interférences effectives de l’anglomanie et du vincisme ne soient pas fréquemment explicites, la simultanéité de la mode botticellienne et du vincisme permet, à l’occasion, de voir là une affectation globalement exotique. Quelque temps avant qu’enfin on ne traduise en français l’essai de Walter Pater, quelque temps aussi avant que le vincisme ne s’épuise et recule devant le ruskinisme, Raymond Bouyer note dans L’ermitage cette inexorable saisie de l’aristocratisme culturel par la mode :
l’ère est à la dévotion ; hâtons-nous de savourer [le] parfum dantesque [de Botticelli] avant qu’il ne devienne trivial par l’hypocrisie des snobs ! le parfum vient de Florence en passant par Londres [...] Idée ou vêtement, la mode est fatale, elle s’empare de toute une époque, sans distinction de races ; l’anglais Walter Pater a célébré le sourire de Léonard ; la Vivian Bell du Lys rouge est une créature céleste. Eclose en l’atmosphère salie par la fumée des steamers, la fleur idéale est importée sur le continent [...]. Les amis du Vrai protestent, discrètement ou tapageusement, loyalement ou partialement, selon les cœurs, contre les nai’fs attraits britanno-florentins de la Demoiselleélue...
(“Les sympathies dans l’art actuel”, in L’ermitage, t. XI, décembre 1895, p. 280)
53Que la mode pré-raphaélite et plus encore l’idéologie ruskinienne soient des effets évidents des productions artistiques et littéraires anglaises n’est que trop évident, le vincisme, en revanche, est bien davantage un phénomène français. La preuve en est dans le texte que réfère Bouyer, l’essai de Walter Pater, connu en France avant sa traduction, sans aucun doute, mais effet lui-même de lectures vinciennes qui sont, pour l’essentiel, françaises. Ce sont ces échanges qu’il faut maintenant constater, la dimension européenne du vincisme français.
Notes de bas de page
1 On consultera les deux catalogues publiés à l’occasion des expositions tenues simultanément à Mons “Van Gogh en Belgique” et à Charleroi “Art et société en Belgique 1848-1914” en octobre-novembre 1980.
2 Paul Bourget, Mensonges, Paris, Fayard, 1948, p. 143.
3 Cf. Les aveux, Paris, Lemerre, 1892, pp. 185 et 155.
4 Cf. Gilbert Lascault, Figurées, défigurées, Paris, 10/18, 1977. Inlassablement on soupçonne le mystère clos – relativement – de l’atelier d’être celui d’une scène d’amour, ceci sous des modes et à travers des censures variées. C’est sur une telle énigme – l’expression et... la réputation de Léonard y invitent – que pudiquement Pierre de Bouchaud s’arrête, ne sachant si ce “cœur énigmatique” fut ou non “à tout jamais fermé”. On verra comment cette question se trouve réinvestie dans la littérature vincienne post-décadente. On trouvera “Devant un portrait de la Joconde” de P. de Bouchaud dans Rythmes et Nombres, Paris, Lemerre, 1895, p. 28.
5 Maurice Rollinat, Les névroses, Paris, Charpentier, 1883, p. 315.
6 Jean Lorrain multiplia les “réemplois”, “Récurrence” fut publié dans le recueil des Griseries, en 1887, puis repris dans L’ombre ardente en 1897, avec des variantes importantes.
7 Cf. Gaultier, Le sens de l’art, Paris, Hachette, 1907, p. 150 : “Il ne faut avoir aucun sentiment de l’art, ou s’en dépouiller [...] pour avoir envie, comme Diderot le confesse, de relever la robe de la Madeleine du Corrège afin de voir “si les formes sont aussi belles là-dessous qu’elles se dessinent au dehors”.
8 On pourrait ainsi relever les “lieux” où s’impose l’évidence de l’étrange beauté vincienne, c’est-à-dire où le commentaire décadentiste est présenté comme “vérité” objective du tableau vincien. C’est le cas, en particulier, du très sérieux ouvrage de Gabriel Séailles, un universitaire, publié chez Perrin en 1891, réédité en 1906 et considéré comme une référence d’étude : Essai de biographie psychologique de Léonard de Vinci.
9 Le texte d’“Ophélius” fut publié en 1893 dans Buveurs d’âme. Il figure dans les Contes d’un buveur d’éther, Venders, Marabout, 1975. Le portrait fait partie du musée imaginaire que Claudius constitue. Un album, en forme de missel, recueille les reproductions photographiques des œuvres emblématiques, des tableaux de Moreau, Watteau, Walter Crane, Burne-Jones, Vinci...
10 Parmi quelques jeux de petite rhétorique vincienne ceci : “Je respire la fleur de violette noire/De la Monna Lisa.../Et je dis mon amour aux fleurettes de gloire/Que l’art du Milanais à Lise égalisa !” (Cf. Le chef des odeurs suaves, Paris, Richard, 1893, p. 491). On trouverait quelques autres exercices analogues dans Les chauvesouris, dans “Flamme-Fleur”, “Bifide”, “Nœmenis” ; dans Les hortensias bleus, dans “Jucunda Joconda”.
11 Cf. J.K. Huysmans, “Le geindre”, in Croquis parisien, Paris, 10/18, 1976, pp. 377-379. Le texte fut publié dans La cravache en 1876.
12 Successivement : Jules Renard, Journal, Paris, Gallimard, 1935, p. 346 ; Tristan Bernard et Pierre Veber, “Salon des Champs-Elysées imaginaire et satirique – Le chasseur de chevelures – Moniteur du possible”, in La revue blanche, avril 1893, p. 308.
13 Cf. l’article de Jean Lorrain, signé du pseudonyme Raitif de la Bretonne, dans Le journal du 2 avril 1896. Sarluys est un Rose-Croix hollandais responsable de la tête décapitée de Zola qui figure dans l’affiche du salon de la Rose-Croix de 1896 dessinée par Armand Point.
14 Rappelons que, selon Huysmans et Là-bas, William Crooks est “le seul dans ce siècle qui, sans être alors un saint ou un diabolique, ait pénétré dans le mystère”. L’article de Péladan “Le radium et l’hyperphysique”, publié dans le Mercure de France en 1904 donnerait d’autres aperçus d’une utilisation par un “vincien” notoire des expériences de Crooks, Rœtgen et Curie au profit de l’hermétisme idéaliste.
15 Willy (Henry Gauthier-Villars), Maîtresse d’esthètes, Henri Simonis Empis Paris, 1897, pp. 51-54.
16 Cf. Ch.-H. Hirsch, “Sur la mort de Mallarmé”, in Mercure de France, décembre 1898, p. 775.
17 Cf. Gustave Kahn, L’esthétique de la rue : “quand on retrouva les Préraphaélites, les anciens d’avant Raphaël et les nouveaux d’après Madox Brown, les femmes se firent rapidement une idée nette du moyen âge... De la coiffure à la couleur de la robe, elles furent toujours, autant que leur face s’y pouvait prêter selon la mode, l’incarnation d’une époque, d’une anecdote d’époque. La science et la critique d’art sont venues leur donner la main, et il faudra enregistrer dans l’histoire du féminisme, dans sa période de formation, qu’il y eût une victoire des femmes luttant pour la couleur”.
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