Chapitre II. Variations symbolistes
p. 35-72
Texte intégral
1Le dispositif thématique mis en place entre 1850 et 1870 n’est pas strictement lié à cette période chronologique, il ne vaut même dans une large mesure que par ce qu’il produit soit ailleurs, on pense à l’Angleterre et Walter Pater, soit plus tard dans les dernières décennies du siècle. Les années 1870-1880 constituent comme une période de latence caractérisée par des rééditions, des reprises, des réinsertions de textes déjà produits dans de nouveaux ensembles, on vient de signaler le cas particulièrement exemplaire de Gautier. Ce n’est qu’à partir des années 80 qu’on peut constater une sorte d’accélération de la production consacrée directement ou indirectement à Léonard et la constitution d’un phénomène que par commodité on appelera le “vincisme” tout en demeurant plus soucieux des contradictions et des disparités que de l’identification d’un mouvement cohérent. Il y eut un moment de mode exploitant des données déjà vieilles de plus de vingt ans, comme il y eut une mode de ruskinisme à partir de 1895 après l’échec, trente ans et plus auparavant, d’un premier essai de diffusion de la doctrine ruskinienne en France. Mode en cela que ce qui apparaît d’abord est un effet de ressassement superficiel qui fait que les recueils poétiques qui prétendent à un certain caractère de culture semblent devoir comporter nécessairement un poème consacré à la Joconde, que les romans s’écartent de la vulgarité banale en dotant leurs héroïnes de sourires à la Lise, qu’il y a en conséquence une production contradictoire qui nourrit le snobisme en le dénonçant. Le jeu fait dégénérer la capacité mythique des figures en simple possibilité décorative, en cliché culte. Cependant, ces mêmes années sont aussi celles où l’on repère des essais dont les ambitions sont autres que celles assignées par la mondanité même si, de fait, les textes produits trouvent dans la mode leur occasion et quelque chose de leur succès. Barrès et Valéry interrogent le mythe vincien, ce sont là des “valeurs” désormais consacrées qui imposent sur la scène de la “littérature” l’objet ici analysé. Il est d’autres textes moins connus, parfois il ne s’agit que de repérer une présence ponctuelle dans des textes de visée autre, il s’agit rarement d’une présence insignifiante. Enfin en marge des notoriétés établies, le vincisme impose qu’on s’intéresse un peu longuement à Joséphin Péladan, il n’est pas dit qu’entre un oubli condescendant et un retour suspect dans les catalogues d’éditeurs qui placent résolument le présent dans le passé du second rayon, il n’y ait pas place pour une lecture attentive même si celle-ci prend des allures de pondération universitaire là où l’on aimerait préserver des efflorescences soufrées. L’importance des textes de Péladan concernant le Vinci est, de fait, telle qu’il faudra lui réserver une place particulière qu’on a choisi quasi finale au détriment de l’illusion chronologique. D’ici là le décadentisme et le symbolisme serviront d’arbitraires de classement de la production proprement française, c’est-à-dire produite dans la langue française, avant que Tailleurs proche du domaine anglais vienne par la traduction d’un essai de Pater nous faire revenir au temps où s’élaboraient les “sources” pour ce qui est de la production du texte tout en nous maintenant quasiment au terme de la période vincienne pour ce qui est de la traduction française.
2Le vincisme est d’abord un jeu de référence détruisant le paradoxe de la modernité assignée au génie contre sa position chronologique effective. Ecrire qu’un sourire est vincien, c’est opérer une comparaison qui est dans la plus stricte conformité avec le modèle de fonctionnement définissant la “culture”. Il ne s’agit que de vérifier ponctuellement une loi générale qui attribue à toute valeur une nécessaire conformité à un modèle passé. L’héritage est mesure de toute chose et Léonard est d’abord une “valeur” de référence au sein de l’héritage occidental. La culture a charge de donner contradictoirement consistance et fragilité à tout objet de la modernité en le transformant en signe présentifiant la perte irrémédiable du passé. Le jeu est vieux comme notre culture et l’écriture qui use de la référence aux modèles picturaux n’a plus guère d’activité. La référence est une ornementation quasi inerte du texte et Swann qui s’adonne à ces jeux ne représente qu’une voie aberrante de recherche de la fonction de l’art. Swann cependant, même si ce ne peut-être que dans l’écriture de la Recherche qu’il prenne sens, indique un snobisme de la fin du siècle. Caractéristique de l’écriture balzacienne comme de celle de Stendhal, la référence culte fait retour dans l’écriture de la fin du siècle qu’il s’agisse d’une référence à Léonard ou d’une référence à l’un des personnages représentés par ses œuvres.
3Un clivage existe, au moins relativement, qui dissocie et oppose Léonard et la Joconde, l’un assume la représentation exemplaire de l’intellectualité, l’autre celle de la féminité. Certes il peut y avoir interférence mais non sans perception proche d’une transgressivité, le sourire peut être celui de l’intelligence mais alors ce ne sera qu’exceptionnellement celui de la Joconde. Là encore la dissociation n’est pas neuve qui identifie les sexes et les hiérarchise en assignant l’esprit à l’homme et l’animalité à la femme, une animalité dangereuse en perpétuel essai de subversion de l’autorité légitime. Le couple constitué par l’homme et l’œuvre n’est pas ici un couple romanesque supposant d’abord l’amour entre le peintre et son modèle, ni un couple filial, l’œuvre de Léonard n’apparaît nulle part comme créature enfantée et aimée. Si la référence tend à se dédoubler c’est d’abord parce qu’il y a représentation conflictuelle, au moins latente, entre le peintre et ses figures peintes. D’un côté l’opération spirituelle, de l’autre l’opacité d’une nature à la fois malléable et dangereuse. Un réseau cultive la figure positive, héroïque de l’homme, l’autre celle négative, fascinante de la matière Femme et/ou Nature, mais l’une ne va pas sans l’autre, l’une est la hantise qui habite l’autre.
4Manipuler la référence vincienne est un jeu mondain mais un jeu qui peut être significatif si le couple antagonique qui structure la référence permet de représenter métaphoriquement autre chose que ce qui est référé. Les jeux de Swann sont à peu près bornés à des similitudes anecdotiques qui épuisent dans un simple constat l’opération métaphorique si l’on s’en tient du moins à l’approche première lorsque l’on dit que le cocher Rémi ressemble à un doge peint par Rizzo. Ce n’est là cependant qu’un indice dans l’apprentissage des signes et qu’un doge soit le modèle idéal d’un cocher introduit à des jeux d’écriture qui, en fait, Deleuze l’a montré dans Proust et les signes, permettent d’interroger tout le projet proustien. Ce que la référence vincienne permet pourrait ainsi prendre sens du contexte d’écriture dans laquelle elle s’insère : si on l’envisage globalement, on pourrait le faire aussi à propos des jeux de Swann, elle renvoie à des enjeux concernant le tissu des représentations et les problèmes qui peuvent être posés à l’idéologie à ce même moment.
5Le couple de Léonard et de ses figures peintes, s’il peut s’identifier métaphoriquement à celui de l’intelligence et de la nature, renvoie, par une métaphore plus large et qui doit demeurer comme exclue du jeu culturel comme étant précisément ce qui est déplacé et neutralisé par la “littérature”, à un conflit qui serait celui de la culture même et de la modernité à définir celle-ci comme dominée par les sciences de la nature.
6Le jeu référentiel alors même qu’il semble s’épuiser dans la vanité mondaine ne cesse de faire persister le fonctionnement de la structure culturelle traditionnelle dont on a dit qu’elle consistait à manifester que le passé est mesure de toute chose. On constate, pour s’en tenir au domaine pictural, que le travail d’écriture des Salons se dépense dans une très large mesure à démontrer la persistance de la capacité des modèles constituant l’héritage. On constate également que des peintres qui furent un temps si oubliés qu’on put penser qu’ils appartenaient eux aussi aux “poètes maudits” alors qu’ils furent effectivement des gloires de la République ou de l’Angleterre victorienne, sont caractérisés par l’affichage de la référence. Qu’il s’agisse de Gustave Moreau ou de Puvis de Chavannes, de ceux qu’on nomma les Idéalistes français comme de ceux qui affichèrent, ce doit être une quasi exception dans l’histoire de la peinture, la référence en s’intitulant “pré-raphaélites”, il existe un courant notoire et très apprécié de novation picturale dont on peut, à tort sans doute, croire qu’il est d’abord défini par une relation positive à l’héritage1. Ceci d’autant mieux qu’il est non moins aisé, et sans doute non moins erroné, de tenir des pratiques exactement contemporaines pour des pratiques de rejet des modèles ou de choix provocateur des mauvais modèles. L’inculture apparaît comme l’accusation la plus facile qu’on puisse porter contre l’impressionnisme, la célébration de l’étude directe “sur le motif” accrédite d’ailleurs l’injure. Le développement, fût-il mondain, de la référence se produit alors que dans le champ des pratiques picturales celle-ci est un moyen d’identifier et de trier, bref de juger ; plus précisément encore, si nous considérons les années 80-90, ce sont celles qui voient l’introduction et le succès de la peinture anglaise, BurneJones associé aux Français pour faire pièce au matérialisme impressionniste. Certes, Vinci n’intervient guère dans les polémiques les plus directement liées à l’actualité, moins qu’à l’époque ultérieure des novations désuètes d’un Lévy-Dhurmer, ce n’est pas qu’on puisse trouver dans les paysages qui servent de “fond” aux tableaux de Moreau de manifestes souvenirs vinciens, ni que les notes d’un Odilon Redon n’attestent une réflexion sur le clairobscur. L’enjeu de la référence à Léonard dépasse en fait largement les problèmes strictement picturaux. La relation de la peinture au musée n’est qu’un aspect partiel de ce qui paraît être le problème de la modernité en tant que scientifique dans son rapport avec la culture telle qu’elle persiste à s’identifier. Que peut le répertoire des textes, des peintures... quand il semble se créer un pouvoir de plus en plus évidemment efficace de pratiques qui ne sont nullement informées par l’héritage. Ce qui est en cause est un clivage non pas nouveau, il est structurel, mais perceptible de façon aiguë entre les assises de la civilisation et les modèles de la culture. L’essor industriel, quelles que soient les continuités, semble avoir passé un seuil, le quantitatif aboutit à une interrogation qualitative irrécusable sur les capacités de la culture à rendre compte des phénomènes. La modernité ne se suffit plus d’être ridiculisée, selon la tradition intellectualiste française, sous les traits vulgaires et stupides du bourgeois. Le bourgeois s’impose et crée de sa présence irrécusable comme pouvoir y compris culturel un problème idéologique qui précède celui qui verra l’échec final du vincisme et qui sera produit par la perception dans les milieux préservés des intellectuels des effets sociaux du pouvoir bourgeois. Nous n’en sommes qu’aux problèmes culturels et à la nécessité de produire des représentations exemplaires du problème de la scientificité moderne. Léonard de Vinci permet avec son œuvre y compris ses échecs d’inscrire dans l’héritage, c’est là l’essentiel, une problématique dont ainsi on enregistre en même temps qu’on la neutralise l’agressivité.
7A cet égard, le développement d’un snobisme vincien a évidemment des implications plus complexes que celui qui signala M. Carassus dans son étude portant sur ces mêmes années. Le snobisme le plus manifeste est celui qui se saisit de Botticelli. La langueur et la perversité maladive des femmes croisait certes bien des aspects de la féminité vincienne décadente, Botticelli n’est cependant pas que le modèle idéal de l’Odette de Swann, qui n’aime pas d’abord sa maigreur lasse. Swann offre à Odette, pour parfaire la capacité référentielle, une écharpe qui est celle même de la Vierge du Magnificat. La place de Botticelli est là précisément. Dans le décoratif. Ou plus précisément dans l’art décoratif qui est cette part considérable de la production industrielle qui est aussi un enjeu idéologique important mais plus aisé puisqu’on put introduire des tissus, des meubles, des bijoux qui portèrent dans l’industrie même le signe culturel de la référence au passé et/ou à la nature. A l’écharpe d’Odette correspondent, ailleurs, les robes vénitiennes de Fortuny que le narrateur offre à Albertine, autre élément du réel effectif qui “objective” le jeu des références.
8Berenson put dans ses Peintres italiens de la Renaissance souligner l’extraordinaire virtuosité de l’arabesque chez Botticelli. C’était dépasser la glose de l’expression dont la tradition se maintenait à travers les séductions exotiques des langueurs et des morbidesses et cela au profit d’une appréhension essentiellement décorative d’une peinture occidentale significativement rapprochée des pratiques orientales. Botticelli, au moment même de l’essor du vincisme, capte la fonction exemplaire du domaine “appliqué” de l’art dont l’intérêt s’impose en France peut-être pour des motifs idéologiques mais surtout sous l’effet de la concurrence anglaise dans ce domaine. Ce qui était excès d’un dessin comme ivre de lui-même et délié, en conséquence, de la fonction tutrice de la représentation picturale, se trouve ainsi réhabilité, revalorisé, consacrant ainsi les pouvoirs indéfinis de l’héritage à représenter en valeur la modernité.
9La revalorisation de l’arabesque contamine le champ pictural ancien au point que c’est en fonction de la puissance décorative que Louis Gillet put entreprendre, à contre-courant d’une désaffection profonde, une réhabilitation de Raphaël2. Il est clair cependant que dans ces perspectives mêmes, le dessin n’assume plus cette fonction tutrice dont on vient de parler, c’est-à-dire qu’il n’a plus en charge la résorption de la picturalité dans l’intelligible. Le dessin décoratif se trouve à la fois consacré et délié de l’intellectualité supérieure qui s’attachait à sa pratique3. Cette intellectualité se trouve réinvestie dans l’exemple vincien, c’est-à-dire là encore dans un dispositif complexe, “impur”, puisque le dessin de Léonard ne va pas sans l’évidence du clair-obscur et d’un déplacement consécutif des signes de l’intelligibilité. A la ligne qui sépare les unités représentatives signifiantes tout en assurant par l’arabesque, présente nécessairement mais domestiquée, la syntaxe des formes dans l’espace de la toile, se substitue une dissimilation paradoxale puisqu’elle est essentiellement passage continu, interpénétration, glissement progressif de ce qui n’a pas de forme propre : l’ombre et la lumière. Le vincisme constitue une relance de la capacité référentielle de l’héritage dans le domaine de l’intellectualité mais selon un modèle extrêmement problématique, inscrivant à l’encontre des modèles d’autorité péremptoire du passé une dialectique incertaine. La rationalité ne s’impose plus comme structure préalable de la matérialité picturale dangereuse, elle apparaît contradictoirement, elle est en procès dans la représentation même comme, en quelque sorte, elle apparaît aussi dans les Carnets. Le conflit de l’ombre et de la lumière se substituant à la ligne raphaélite impose comme la visibilité de l’élaboration de la signification. L’intelligible n’est plus un donné d’évidence, manifesté par le moyen de la peinture, il est en effet contradictoire de ce qu’il y a de plus informel dans le processus représentatif de la peinture occidentale.
10De ces problèmes naissent à la fois la fragilité relative de l’image vincienne et sa capacité représentative contradictoire ; l’image ne peut être simple, c’est là peut-être le fondement de la prolifération littéraire qui singularise radicalement Léonard de Vinci. Vinci peut avoir une représentation qui s’appuie sur la démarche expérimentale, la présence de l’enquête scientifique dans toutes ses productions y compris et surtout artistiques, il apparaît alors comme manifestant la possibilité exemplaire d’une rencontre des pratiques culturelles dont la fin du XIXe siècle subit l’évident clivage : méthode scientifique, production technique/pratiques artistiques. Qu’on insiste, en revanche, sur les données du clair-obscur et sur le symbolisme qui s’attache irrépressiblement à ces moyens nouveaux de l’intellectualité, il s’élabore, au revers de l’image précédente, un vincisme critique à l’égard de la positivité scientiste, un intellectualisme supérieur qui permet de maintenir des représentations positives en marge du modèle central.
11Il semble que l’intérêt propre de la figure vincienne soit ainsi de pouvoir servir à des opérations idéologiques qui tantôt démontrent la concordance entre l’intellectualité et la modernité positiviste, techniciste et socialement orientée vers le développement de l’économie capitaliste, tantôt préservent le secteur clos sur sa supériorité d’une intellectualité pure des compromissions avec les processus socio-économiques du réel moderne. Les errances de Léonard, ses services et ses ruptures, ses réalisations et ses recherches, permettent d’alimenter contradictoirement le système, de fournir comme cautions du “réel” des interprétations foncièrement divergentes. Léonard permet un jeu de l’idéologie culturelle liée aux appareils du pouvoir effectif comme il permet la subsistance corrélative du repli critique des intellectuels. La science de Léonard est ainsi alternativement selon la loi du clairobscur soit celle du positivisme “officiel”, soit celle d’un hermétisme supérieur.
12Si le vincisme officiel est affaire des manuels et des discours, le vincisme supérieur est affaire des littéraires. En s’écartant de l’apologie de la modernité industrielle et de ses rapports assez évidents avec le développement des sciences expérimentales, les textes vont ombrer de tradition la crudité des lumières scientistes, “frère italien de Faust” comme l’écrivait Michelet, Léonard apprivoise une scientificité supérieure d’être archaïque et comme sans effet dans le réel. L’intellectuel littéraire se retrouve plus aisément du côté de l’alchimie ou de la magie que du côté de la modernité, le discours a dans l’archaïsme un pouvoir qu’il n’a pas ailleurs puisqu’il peut entretenir la croyance, alors qu’il connaîtrait ailleurs a mise en échec ou au moins en crise. Vinci, situé comme on ne cessa de le répéter à l’aurore des temps modernes, tient aussi aux vieux âges dont on peut, en lui, réhabiliter l’intellectualité à usage des non-scientifiques et avec la complicité de quelques scientifiques effectifs.
13La correspondance de Proust atteste cette fonction representattive de l’intellectualité supérieure à usage sécurisant des milieux littéraires. Il s’agit certes de séquences qui doivent imposer le souvenir de ce que Norpois disait du “narrateur” : qu’il était un “flatteur à moitié hystérique”, ceci pour soupçonner que l’écriture épistolaire pour intime qu’elle soit est encore de l’écriture de Proust et comme telle à entendre à côté de ce qu’elle dit, à penser comme structurée par la parodie et le pastiche. Sincérité ou jeu de texte peu importe ici foncièrement à prendre quelques lignes comme “témoignages”. Ainsi une lettre à Robert de Montesquiou le remerciant pour l’envoi du Chef des odeurs suaves et glosant un vers d’une rare platitude : “A ce degré, l’art ne porte plus avec lui-même sa propre explication. Certaines phrases de Wagner ont cette douceur et certains regards de Vinci...”4. Discours donc où échoue l’analyse discursive donnant à la musicalité et à la picturalité, mais celle de Wagner et celle de Vinci, la fonction supérieure de connaissance analogique. Plus tard, c’est Anna de Noailles qui se voit attribuer une capacité de connaissance supérieure pour son roman L’ombre du jour. Est-ce l’implication clair-obscuriste du titre qui, avec le souvenir de la caverne platonicienne, suscite la célébration d’un texte qui “va à tout instant aussi loin dans les secrets de la création et le cœur caché de la réalité que Léonard de Vinci, Porphyre ou Plotin”5 ?
14Quant à Willie Heath, dédicataire des Plaisirs et Jours, élégant comme un seigneur qu’aurait peint Van Dyck et comme il convient au stéréotype de l’aristocrate anglais, c’est aussi un Vinci pour l’esprit et la pose : “le doigt levé, les yeux impénétrables et souriants face à l’énigme que vous taisiez, vous m’êtes apparu comme le saint Jean-Baptiste de Léonard”. Rappelons que dans le questionnaire de l’album d’Antoinette Faure, les peintres favoris de Proust sont Léonard et Rembrandt, quelques années plus tôt c’était Meissonnier ! Le monde apprend quels sont les bons signes culturels ! La rectification signe moins une évolution que la mutation d’un répertoire référentiel, le dépassement des valeurs bourgoises et l’accès à la mondanité intellectuelle.
15Au-delà de Proust et des jeux éventuellement ambigus de son écriture, la représentation intellectualiste du “littéraire” selon le modèle vincien trouva en Mallarmé un point d’ancrage privilégié. En dépit de réticences ultérieures dont témoigne le Voyage du condottière, le jeune Suarès fait de Vinci le modèle antérieur de son “unique poète, Mallarmé” pour “l’harmonie impeccable des lignes”, ce qui symptomatiquement replace l’intellectualisme du côté du dessin6. Avec Vinci, il existe il est vrai d’autres “intercesseurs” : Wagner mais aussi Rubens et l’Angelico. L’association dominante s’établit entre Wagner, Vinci et Mallarmé, le réseau de références pouvant servir à identifier dans la fiction le modèle vriasemblable du “jeune intellectuel métaphysicien” ; c’est en telle compagnie que Joachim Gasquet isole son Narcisse : “Je n’ai point d’amis... Et je n’aime plus, parmi les êtres semblables à moi, qu’un Vinci mystérieux, une tête mallarméenne, que copia pour moi un compagnon oublié, chéri jadis”7. La mort du poète en 1898 stimula l’association valorisante comme ornement funéraire des tombeaux littéraires, la référence peut d’ailleurs n’être qu’indirecte étant suffisamment plausible. Ainsi quand Albert Mockel évoque “le beau regard [...] finement sourieur mais profond, et où il y avait parfois une mystérieuse solennité”8. Le contexte référentiel du temps impose le modèle vincien tout comme lorsque Paul et Victor Margueritte suscitent le souvenir virtuel du saint Jean en rappelant la pose du poète disparu : “il n’achevait pas... Un sourire, un doigt levé [...] Et cette façon à lui [...] à des minutes d’adieu d’abaisser ses paupières sur ses yeux profonds”. Près de quarante ans plus tard, V.E. Michelet suscite encore le modèle dans l’évocation des “soirées” où “s’érigeait l’index énigmatique [...] Toujours gracieux, Mallarmé soufflait en souriant l’essor de sa parole égale et discrète, à peine caressée d’un léger clairobscur”9.
16La marque de l’intellectualité du poète symboliste par excellence consiste donc en une apparition qui est constituée et valorisée selon le vincisme du temps. Il n’y a pas là l’effet du réel même ou pas seulement. Que Mallarmé soit réellement apparu dans la pose qui lui est assignée par les disciples est possible, il est plus important que la singularité personnelle et anecdotique ait été portée à la fonction symbolique par la médiation du modèle pictural. Ce faisant, des convergences trouvaient dans la biographie des appuis “objectifs”, des preuves visibles, alors qu’elles-mêmes s’établissaient sur un dépassement des pratiques représentatives. Ce que dit l’icône mallarméenne par la médiation vincienne est que l’intellectualité ne se constitue que de la récusation d’un codage du visible qui permette en retour au spectateur un énoncé simple à propos de l’objet. Mallarmé “vincisé” énonce le suspens du dire.
17Ce n’est sans doute pas hasard si la célébration mallarméenne se fait par un branchement sur le vincisme alors même que Valéry produit son essai sur Léonard de Vinci qui est dominé par le double dépassement de la représentation biographique et de la visibilité représentative. Ce qui se tente dans l’essai, on le perçoit également mais sans doute avec un succès moindre dans l’écriture romanesque : les personnages de Péladan constituent dans les perspectives de la fiction le corrélat du travail que nous constatons ici. La référence, loin donc d’assigner à un détail vraisemblable un modèle de référence qui fixe l’indéterminé du référent et permet au texte de faire voir la chose selon la culture, tend à appeler une dissipation analogique des lignes garantissant les énoncés.
18L’assimilation Mallarmé/Vinci que nous constatons se produit moins comme la marque d’un accroissement des pouvoirs interprétatifs du vincisme que comme un aboutissement à un moment où déjà d’autres figures tendent à s’imposer et à frapper de caducité la tentative intellectualiste vincienne. A la date de la mort de Mallarmé, nous sommes, en fait, déjà engagés dans un processus de diffusion et de succès d’idéologies anti-intellectualistes. A s’en tenir dans les zones ambiguës qui sont ici privilégiées, la mort de Mallarmé se situe alors même que commence à s’imposer dans le domaine esthétique la doctrine ruskinienne qui est, entre autres, un anti-vincisme. A partir de 1895, on peut considérer comme une “vérité” que la Science moderne et l’Art sont des inconciliables, qu’un ressourcement est nécessaire non dans les abstractions intellectuelles de quelque nature qu’elles puissent être mais dans l’intériorité. On est, en ces dernières années du XIXe siècle, entré dans le monde de l’Ame et de l’intériorité dont les figures picturales sont cherchées dans les productions “primitives”, celles de Rembrandt et celles du Greco ; les modèles suprêmes désertant pour les marges ce centre des valeurs picturales auquel appartient, malgré tout, Léonard de Vinci.
19Ce n’est pas cependant, il faut y revenir, que l’intellectualité des littéraires ait été tournée vers la modernité scientifique. Lorsque Proust associe Anna de Noailles à Léonard pour la pénétration des “secrets de la création”, c’est à un Léonard métaphysicien platonicien qu’il pense, preuve en est les références antérieures qu’il assigne de fait à Léonard lui-même en citant Porphyre et Plotin. Non que cela implique une connaissance approfondie de tels philosophes mais bien plutôt l’assignation d’un type de connaissance antérieur à la science moderne et à la rationalité expérimentale, une connaissance qui tient à la Tradition en incluant dans ce mot ses connotations hermétistes et occultistes.
20Il est assez caractéristique à cet égard de constater que s’il se produisit en ces années le développement d’une idéologie du postimpressionnisme qui très précisément impose contre l’immédiateté sensitive, dont on fait alternativement le signe de l’infériorité ou de la qualité impressionniste, un travail de type scientifique. Le post-impressionnisme constitue parallèlement à la production de Seurat, Signac et autres, un corpus théorique dont la singularité est bien dans l’articulation quasi provocatrice de propositions esthétiques sur des théories scientifiques modernes. L’opération théorique du naturalisme littéraire se réinvestit en quelque sorte dans le champ pictural. Or, l’un de ceux qui furent les protagonistes de la théorisation picturale post-impressionniste, Charles Henry, se réfère à l’exemple vincien dans une formulation caractéristique de l’ambiguïté de la “science” qui étaie la spéculation intellectualiste. Le principe, selon Henry, de la fascination qu’exerce Léonard de Vinci est dans la recherche de “l’analogie” des Grecs comme principe d’une “science des proportions générales”. Léonard serait ainsi, avec le musicien Rameau, “l’artiste qui a poussé le plus loin l’esthétique scientifique. Ses magnifiques entrelacs, ses caractères typographiques dessinés pour la Divina proportione de son ami Paccioli, mainte remarque et maint croquis disséminés dans ses manuscrits le prouvent”10. La réconciliation de l’esthétique et de la science exclut le naturalisme descriptif anecdotique, le “matérialisme” “bas de plafond” des impressionnistes au profit d’une visée métaphysique tendant à produire une interprétation globale du monde. Il s’agit de réduire le Tout à un principe qui puisse être à la fois scientifique et esthétique. L’analogie, plus encore que la proportion qui peut jouer le même rôle, fait apparaître le caractère foncièrement régressif de la scientificité globale proposée par rapport à la science positive et expérimentale. La théorisation du post-impressionnisme trouve bien un appui initial dans les expériences de Chevreul ou Helmholtz mais ce qui importe plus encore est bien le dépassement de la particularité de la science dans la proposition d’une théorie universelle. Cela, que la science n’accomplissait pas encore, Fénéon en salue la réalisation possible grâce aux théories de Charles Henry et à son “rapporteur esthétique”11. Rétroactivement, en quelque sorte, il se produisit un investissement idéaliste de l’Impressionnisme même, devenant, comme l’œuvre de l’anglais Turner, une représentation de la réalité énergétique du monde, Roger Marx est à même par de telles propositions de faire considérablement avancer l’intégration de la nouvelle peinture française dans l’héritage en restituant au “réalisme” une nécessaire dimension idéaliste, condition de la “valeur”12. Bien avant le Salon de 1 895 dans lequel Marx propose cette nouvelle représentation de Monet et de Turner, Paul Adam avait affirmé dans une livraison de La Vogue de 1887 que la fixation de la variation lumineuse “sous laquelle se manifeste toute action vitale, toute attitude cosmique” était chose “fort ésotérique” de même que la réduction de l’humanité à “un jeu de courbes, à une complexité d’entrelacs” qui est la tâche de Pissarro, Degas, Seurat, Signac et Monet13. L’arabesque qui est décorative dans le cas d’un Botticelli se change dans le contexte vincien en “entrelacs” dont le décoratisme apparent renvoie en fait à un dépassement du figuratif réaliste vers un “symbole” linéaire, abstrait, de la “réalité” supérieure du cosmos. Les artistes sous l’égide de Léonard sont donc constitués en témoins de la vérité même des choses au delà de leur contingence. D’art du moment, l’Impressionnisme devient art de l’éternel, de même que la scientificité de Léonard devient “connaissance” du secret du monde.
21Ce travail de production de figures qui tentent d’intégrer la scientificaté dans un dispositif idéaliste qui assure une fonction suprême à l’Art dans le champ même de la connaissance, s’opère dans les années qui virent se développer les moyens d’une interrogation précise des textes de Léonard. C’est dans les dernières décennies du siècle que sont publiés les Carnets de Léonard, les “Codes” conservés dans les grandes bibliothèques européennes et dont l’existence même plus que la lecture avait soutenu la figure de Léonard comme savant polymorphe. Entre 1881 et 1891 sont publiés les manuscrits de l’Institut de France, en 1891 le code Trivulziano, en 1893 le Sul volo degli uccelli de Turin, en 1894 le fameur Atlantico de l’Ambrosienne, enfin en 1898, on publie à Paris, qui s’affirme par là même comme le centre européen de la connaissance vincienne, les manuscrits de la Bibliothèque de Windsor. Ces éditions représentent un gigantesque travail scientifique qui transforme radicalement l’équilibre du corpus vincien, l’œuvre peint n’est plus à partir de ces années la clef de la connaissance vincienne. Cependant, si la publication des écrits de Léonard suscitent des recherches épistémologiques comme celles de Pierre Duhem tournées vers la compréhension historique du phénomène, il est aisé de constater que les Carnets alimentent bien plus qu’ils ne détruisent le mythe d’une “inventeur” qui aurait déjà tout conçu de ce que la science moderne venait de “redécouvrir”. Le mythe résiste et on ne s’interroge guère sur l’écart qu’il y a entre des spéculations et des projets réalisables. Qu’aucune “invention” effective ne soit à mettre au compte de Léonard, qu’il n’ait nullement “produit” et n’ait en rien changé ni les connaissances ni les techniques de son temps ne troubla pas les représentations simplistes et dominantes. La figure vulgarisée de l’inventeur à toutes mains nourrit cependant mais a contrario les textes que l’on vient de signaler, on aura l’occasion d’y revenir tant à propos de Paul Valéry qu’à propos de Péladan. L’intellectualité pure du vincienne symboliste dut en effet s’établir contre le présupposé d’anticipation moderniste, explicitement l’Introduction à la méthode rejette l’anachronisme vulgaire, plus sommairement et plus radicalement Péladan déplore l’existence des Carnets !
22L’intellectualité vincienne est d’abord une conversion du réalisme qu’il s’agisse de celui de la représentation ou de celui de la technique, c’est-à-dire de la retombée dans la réalité de la connaissance. Il autorise une double dénégation de la modernité en tant qu’elle put s’identifier précisément dans le domaine de l’art par la rencontre sur le plan des “sujets” de la visée esthétique et des réalisations techniques contemporaines. Il s’agit de convertir en âme du monde les fumées de locomotives de Monet. Il s’agit non moins de convertir en système abstrait de relations et d’écarts les pâtes et les taches de l’Impressionnisme qui furent d’abord perçues comme l’exhibition agressive et dérisoire d’une technique qu’aucun génie ne transcendait.
23Dans ces perspectives, l’opération qui concerne la peinture n’est qu’un aspect particulier de l’édification d’une contre-représentation du cosmos dont la connaissance serait assurée et figurée par l’ensemble des pratiques esthétiques. La présence de Rameau aux côtés de Léonard dans le texte de Charles Henry, la corrélation entre la proportion de l’harmonie, l’universalité de l’analogie, tout concourt à situer la peinture dans les perspectives d’une correspondance des arts ayant valeur de connaissance universelle. Plus important à coup sûr que Rameau est, dans ces perspectives, Wagner dont le nom est fréquemment associé à celui de Léonard. Là encore, il y a un phénomène de mode, de rencontre de deux snobismes mondains aisément caricaturés par quelques textes du moment. Là encore il faudrait dire que le Wagner dont il est question est une élaboration spécifiquement française sans grand rapport avec le Wagner effectif. Certes, les signes mondains et les falsifications idéologiques se rencontrent mais on aurait tort de croire cela exceptionnel et plus encore de croire que cela est insignifiant. Que Proust associe Wagner et Vinci dans un compliment snob est l’indice anecdotique d’une recherche fondamentale de l’esthétique symboliste du temps.
24Théodore de Wyzewa est, on le sait, l’un de ceux qui contribua le plus efficacement à la déformation française de Wagner, à l’élaboration d’un “wagnérisme”. L’article consacré à la peinture dans la Revue wagnérienne de mai 1886 distingue une peinture fondée sur la motivation des signes picturaux dans la pratique représentative et une peinture qu’on pourrait nommer “wagnérienne”. Cette peinture se tiendrait en quelque sorte en avant de l’illusion représentative dans la relation que les signes picturaux entretiennent entre eux et non plus dans celle, en quelque sorte finale, qu’ils entretiennent avec des objets réels. En-deçà de la motivation qui constitue l’illusion réaliste ou plus exactement que constitue le spectateur qui regarde la peinture selon le désir de représentation réaliste. Il s’agit de refuser de reconnaître, ce qui est en conséquence refuser de nommer. Wyzewa découvre ainsi “un pur agencement symphonique, insoucieux d’un objet visuel à peindre directement”14. La musicalité latente à la production figurative fait évidemment apparaître, cotoyant les notes de Wyzewa, la recherche mallarméenne dans le domaine de l’écriture. Rompant avec la tutelle du discours, la peinture wagnérienne suscite une “impression globale comparable à celle d’une symphonie”, complexité, harmonie, polyphonie déjouant l’emprise du dire. Or, cette peinture n’existe pas seulement comme programme d’une modernité à venir, elle est déjà réalisée à la fois dans l’héritage et l’actualité, Wyzewa assigne à la peinture wagnérienne un catalogue qui semble celui même des “Phares” de Baudelaire : Léonard, Rubens, Rembrandt, Watteau, Delacroix, il ajoute cependant, et c’est essentiel, Renoir. Par une autre voie, la “conversion” de l’Impressionnisme s’opère. Chez Wyzewa, théoricien occasionnel de la peinture et propagandiste effréné du wagnérisme, un principe s’énonce qui est destiné à échapper à la superficialité des jeux mondains du moment, il s’agit du rejet, au moins provisoire de l’illusion représentative et donc d’une volonté d’assigner l’effet musical non plus à une subtilité particulière de l’expression des figures ou à une harmonie d’ensemble de la composition mais aux processus représentatifs eux-mêmes. C’est le travail sur la matérialité picturale dans son “insignifiance” première qui est musique, l’œil écoute mais au ras de la toile, tout près de la chose qui ne se voit pas quand les figures s’imposent et le discours. Le symbole se constitue de la matière dont se fait le tableau, court-circuitant l’ordre du discours le spirituel s’élève du travail que le discours faisait ignorer. La fonction médiatrice du langage s’efface, ce sont des jeux de matières, des dispositifs de proximités et d’écarts de taches et d’empâtements qui sont l’analogie de l’ordre du monde dans la peinture. La spiritualisation de la matérialité demeure le propre de l’Art mais elle se fait selon le monde matériel qui est à la fois perte de la parole et évidence d’harmonie, syntaxe pure de discours.
25Le texte de Wyzewa témoigne du basculement de l’approche théorique vers des réalités que tout peintre connaît depuis qu’il existe une pratique picturale mais que le discours esthétique s’employait à ne manifester que comme la part matérielle nécessaire, n’emportant en elle-même aucune capacité spirituelle : un métier. Le métier censuré par le texte traditionnel tend à se trouver paradoxalement le lieu de production du “spirituel dans l’art” pour paraphraser le titre du manifeste de l’art abstrait. On penserait à une retombée inattendue dans la théorisation symboliste et/ou wagnérienne du développement considérable des arts appliqués, inattendue si l’on oublie l’intérêt que l’époque attache à ce problème et dont témoignent, par exemple, les pages consacrées par Mallarmé à l’exposition internationale de Londres de 1871. Plus généralement, ce peut-être une revalorisation du travail artisanal qui vient s’inscrire dans ce “wagnérisme” pictural, c’est-à-dire une possiblité ambiguë de célébration des matérialités subtilement travaillées au moment où s’imposent les procédés industriels de production en série. Dans le domaine strict de la réflexion esthétique les formulations de Wyzewa ont des corrélats et parfois bien connus. On songe aux aphorismes de Maurice Denis énoncés dans une perspective discrètement anti-impressionniste au demeurant puisqu’il s’agit de célébrer les fortes structurations des peintres “classiques” : “Un tableau — avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote — est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées”. A ne retenir que l’apparence prophétie d’un art abstrait dont Maurice Denis est bien loin, on oublie en général l’apologie néo-classique qui suit et le paragraphe final qui permet de retrouver le vincisme wagnérien ou le wagnérisme vincien :
Je revois la Joconde ; ô volupté de cette si heureuse convention qui a chassé la vie, la vie factice et agaçante de figure de cire, qu’ils cherchent les autres ! Et l’éclairage ! Et l’air ! Les arabesques bleues, du fond prestigieux accompagnent d’un rythme envahissant et caresseur, du motif orangé, comme la séduction des violons dans l’ouverture de Tannhaüser...
(Définition du Néo-traditionnisme, publié dans Art et Critique d’août 1890, repris dans M. Denis, Théories, Paris, Hermann, 1964, successivement p. 33 et p. 46).
26On “reconnaît” dans le motif orangé... la Joconde. Le portrait n’est plus qu’un élément dans un jeu, dans une combinatoire conventionnelle, ne trouvant sa motivation dans la fonction représentatvie que secondairement.
27Il serait vain en ces problèmes de trop généraliser ; on l’a dit, les idées trop générales sont des banalités usuelles. Il faut néanmoins constater ce qui a été dit d’abord en référence à la mode botticellienne : qu’il y a une appréhension de plus en plus fréquemment explicitée de la peinture comme espace décoré et une aspiration corrélative de réintégration des pratiques picturales dans l’espace architectonique. Ruskin a péremptoirement énoncé qu’il n’y avait pas de bonne peinture qui ne puisse d’abord donner à l’œil le plaisir que lui procurerait un beau tapis, non moins péremptoirement il a lutté contre la peinture du chevalet et célébré la fresque en ce qu’elle s’intègre à un espace global qu’elle décore. Tout cela constitue des “vérités” qui sont à la fin du siècle devenues bonnes à dire, il est néanmoins vrai qu’elles n’ouvrent qu’indirectement, voire contradictoirement, la voie à l’art abstrait. Il y a un saut entre Maurice Denis et Kandinsky.
28La diffusion du wagnérisme français nous fait percevoir un peu plus l’entrelacs des dispositifs des années 80-90. Isabelle de Wyzewa rappelle, en effet, dans l’étude qu’elle publia sur la Revue Wagnérienne, que le jeune Barrés participa à l’entreprise.
29Un article publié en octobre 1885 par la revue Nieuwe Gides d’Amsterdam atteste l’intérêt porté par Barrés à la revue de Wyzewa. Sous le titre, “Le pessimisme de Richard Wagner”, Barrés reprend les représentations de Wyzewa et particulièrement celle du Mage, personnage qui a quelque importance sur la scène idéologique du temps et dont la fortune croise inévitablement celle de Léonard de Vinci. Au mage rédempteur par la souffrance qu’incarnerait Parsifal, Wyzewa oppose le Mage créateur idéal par l’art d’une “région où vivre” qu’incarneraient Beethoven, Racine, Tolstoï, Wagner et Vinci. Tous auraient en commun la sublimation dans l’œuvre des pulsions destructrices dont ils ont fait l’expérience en eux-mêmes, “tout pénétrés d’un indicible contentement à la vue de leur puissance, souriant à l’Illusion qu’ils créent, reprenant pour se jouer avec elle toute la Douleur de l’Etre”.
30La glose de l’expression, telle qu’elle apparaît dans ces lignes d’esthétique générale, est spécialement pertinente dans le contexte du vincisme dont on peut constater qu’elle observe la structure constitutive la plus élémentaire qui est celle d’une contradiction générant un suspens final de l’interprétation. Wyzewa prélude très immédiatement au vincisme barrésien mais Barrés comme lui-même travaille un texte antérieur dont la proximité s’impose : celui de l’Esthétique de Hégel.
31Ce sont des dispositifs hégéliens que nous retrouvons en effet dans la recherche d’un wagnérisme généralisé, à commencer peut-être, mais Valéry y fera revenir, par la perception de la peinture comme à la fois hautement spirituelle en sa signification et purement matérielle en ses moyens. Une phrase de Hégel spécifie la peinture en tant qu’elle concentre le sentiment intérieur au moyen d’une réduction de la spatialisation ; des trois dimensions de la sculpture, deux seulement subsistent, contraignant à ce que la forme, la profondeur, l’expression ne soient plus que l’effet des taches colorées sur la toile. Cet arbitraire n’étant pas appauvrissement mais démarche vers l’intériorité pure dont la musique est l’expression, on trouve chez Hégel une position de la pratique picturale dont la “retombée” se réalise, lointainement, dans la théorisation wagnériste15.
32L’implication de l’Esthétique dans le vincisme de la fin du siècle est plus immédiate quand on analyse le problème de l’expression vincienne dans la perspective de la cœxistence d’une expérience intime et intense de la Douleur et d’un indiscible contentement. Barrès appliqua ces données, générales chez Wizewa, au commentaire du Christ de la Cène, ce faisant il assignait aussi aux généralités de l’Esthétique un modèle précis de réalisation. On peut dire que le Christ de la Cène va devenir le modèle de l’art romantique tel que Hégel le définit, quant à l’expression, par rapport à l’art classique :
Dans l’art romantique, il est vrai, les déchirements intérieurs et le désaccord des puissances de l’âme, sont poussés plus loin. En général, les oppositions y sont plus profondes, la division se prononce et se maintient plus fortement. Néanmoins, bien que la douleur pénètre plus avant dans l’âme que chez les anciens, une joie intime et profonde dans le sacrifice, une certaine félicité dans la souffrance, les délices de la douleur, une sorte de volupté même dans le martyre, peuvent être représentées16.
33C’est là dit encore Hégel “le signe de la beauté qui se contient et reste libre dans les plus cruelles douleurs”, l’exemple donné par l’Esthétique étant celui, littéraire, de Chimène dans le Romancero du Cid, “belle dans les larmes”. Il s’agit donc d’intégrer un texte notoire de l’esthétique romantique dans la trame du vincisme ; ce qu’esquisse Wyzewa, Barrès le réalise. Même si Hégel n’est pas mentionné, on sait que Hégel fait partie des “pères intellectuels”17.
Vincisme de Barrès
34Le vincisme de Maurice Barrès est d’abord un effet de lectures, une bibliothèque préside aux textes donnés comme effet d’émotions. Si le voyage règle la production des textes qui constituent l’apport de Barrès à l’élaboration du vincisme, le voyageur ne découvre pas le monde sans livre. L’Italie s’éprouve à travers des modèles, positifs ou négatifs peu importe, Stendhal et Gautier, Michelet et Taine, Paul Bourget organisent une représentation littéraire avec et contre laquelle le texte de Barrès se produit. Exhibant l’intertextualité, l’écriture récuse la pure fiction qui effacerait ses “sources” ; le vincisme circule entre des pratiques qui s’étaient de leur diversité corrélée. Le narrateur “fictif” d’Un homme libre se change en essayiste dans L’évolution de l’individu dans les musées de Toscane, entre la fiction didactique et l’essai, les Trois stations jouent la médiation et la permissivité des Marginalia.
35Au contraire d’un vincisme qui se justifierait de la présence à Paris de l’essentiel de l’œuvre peint, le vincisme de Barrés est lié à l’exotisme italien, il est parmi les effets de ce qu’on rencontre dans le voyage, que celui-ci organise la fiction narrative ou qu’il soit pris en charge par le scripteur lui-même. Ce faisant, Barrés mime quelques prédécesseurs, Stendhal d’abord qui ne conçoit guère d’art italien hors d’Italie dans un dialogue permanent entre la vie passionnée et le musée, Taine dont le parcours touristique autorise des émotions qu’interdirait une “philosophie de l’art” tout en demeurant sévèrement démonstratif d’une esthétique... Barrès récrit ses textes et ceux des autres et cultive, voire théorise, la médiation, l’intercession. La bibliothèque de voyage a des allures dévotes dans ces “stations” qui sont celles du moderne chemin de fer mais aussi celles que la liturgie fait à Rome de basilique en église tout au long de l’année et encore celles d’une Passion. La modernité ferroviaire du voyage se nie d’une culture livresque et pieuse, elle se fait “culte” dans un dandysme amusant et irritant d’agnostique philosophe en mal de chapelle, d’idéologue en peine de chaire. Modernité truquée donc, minée comme peut l’être le vincisme même de la récurrence nostalgique du christianisme.
36Léonard est le nouveau saint d’une liturgie esthète dont les écritures sont profanes ; il est intercesseur comme naguère il en était qui guérissaient les humbles qui avaient foi en eux, la santé cependant n’est plus celle des corps meurtris mais celle des âmes, les “stations” sont de “psychothérapie”, barbarisme agressivement moderniste qui assigne contre la croyance le postulat d’une connaissance scientifique. Le musée, les musées de Toscane, deviennent des temples où l’émotion s’achève en leçon, on y apprend, selon une anglomanie discrètement distinguée très dans le vent du moment, l’évolution, comme chez Spencer. Léonard se trouve être ainsi à la fois la réalisation d’un héros qui se substitue aux saints de l’ancien culte, il est “l’individu parfait” qui réalise la race en tant qu’elle est “fragment même de Dieu”, mais, savant lui-même, expérimentateur méthodique, il garantit que tout cela n’est pas rêverie ou littérature. Léonard doit permettre l’illustration tutélaire des ambiguïtés idéologiques de Barrès lui-même en tant qu’il tente une opération de réinvestissement de la sensibilité religieuse et artistique dans le discours moderniste de la science et spécialement d’une science de l’homme.
37Aussi convient-il de ne pas se tromper de station ! Barrés, à l’encontre d’un Taine ou d’un Pater, semble peu soucieux des mauvais objets qui suscitent les bons fantasmes littéraires. Un souci scientiste de “connaisseur” vient se manifester là où, compte-tenu de ce qui fait produire l’écriture dans le contexte du temps, on ne l’attendrait pas : dans la fiction d’Un homme libre. Entre le rhume feint d’un gardien et un narrateur occupé à interroger son âme, la fiction intercale une âme simple. Une âme qui se contente de l’ouï-dire et s’adresse aux œuvres du musée comme naguère aux saints intercesseurs, sans examiner la légitimité de l’investissement du désir dans l’objet. D’admirables élans apparaissent dans ces dévotions naïves. En tant que passionnés ces élans sont désirables mais il faudrait conserver ce beau mouvement en l’éclairant quant à son objet. Ce n’était à l’Ambrosienne qu’un portrait de “jeune fille gracieuse, avec une âme un peu ironique et de petite race”, une œuvre qui n’ouvre donc pas sur la vérité de la race et qui donc n’est pas de Léonard. Les Trois stations manifestent la visée de ce souci d’identification sûre de l’œuvre de Léonard, il s’agit de pouvoir assigner aux épigones les soupçons exprimés par Taine. Le scientisme du connaisseur est au service de l’organisation de la croyance barrésienne chez le lecteur. Barrés distingue les Marco d’Oggione, les Cesare da Sesto, les Luini, des Vinci comme autant de chutes d’une intellectualité supérieure dans la facilité des médiocres. Les ambiguïtés vinciennes deviennent des polissonneries dans des créatures mal défendues contre “les exigences du désir”. D’où un étonnement qu’on retrouvera chez Péladan avec plus de scandale et d’agressivité : “M. Taine ne le voit-il pas ? chez Léonard, comme chez Gœthe, ces dangereuses aspirations demeurent intellectuelles”18. Il s’agit de préserver un champ pur où l’on pourra vérifier, sous l’autorité du texte de Barrés, que “les exigences d’un Léonard de Vinci se satisfont dans le domaine de la pensée, sans se tourner vers les réalisations voluptueuses”. On saisit à quel point le discours sur l’ambiguïté de l’expression est, de fait, hanté par les fantasmes de la transgressivité érotique. La pétition d’une intellectualité supérieure apparaît fortement et peut-être foncièrement liée à une censure des explicitations érotiques perverses et transgressives. La perception d’une déliaison du figurai et du textuel ne s’innocente que par la pétition insistante d’un idéalisme supérieur. Barrés n’affecte pas le purisme au nom du seul souci de la vérité historique mais comme possibilité de localiser, d’enfermer l’inavouable en des lieux marginaux et inférieurs. Charger les disciples innocente le Maître, garantit son altérité et sa transcendance. Barrés qui épargne le peintre-intercesseur, n’épargne pas en revanche l’auteur du Voyage en Italie qui, se détournant de Léonard, aurait suivi “le développement de sa propre pensée”...
38Vinci s’isole. Il faut du sublime à l’expérience, il se prouve par l’impuissance de ce qui vient après, mais aussi ce qui précède. La réfutation ou plus exactement le déplacement du commentaire de Taine s’accompagne chez Barrès de la mise à distance de l’idéologie ruskinienne valorisant les primitifs. Directement ou de biais, Ruskin reçoit son lot de sarcasmes. L’étape de Padoue s’imposait dès lors que Giotto pouvait apparaître non pas seulement comme la première esquisse d’une Renaissance à venir mais comme un Maître ayant sa perfection, voire une perfection bien supérieure à celle des artistes ultérieurs. Barrès s’arrête mais bâille, l’Arena n’est pas une station pour lui. Quant à Botticelli, autre idole ruskinienne, le parcours de l’évolution passe certes par ses tentations, par “le sourire dédaigneux” de ses femmes, toute une allégresse neuve mêlée de sentiments tristes, mais c’est là une illusion fallacieuse. Barrès s’en délivre d’une phrase : “c’est quelque chose qui ne passe guère en qualité intellectuelle l’impression que je puis avoir d’une olive qui se ride”19. Dans ce domaine antérieur, l’attaque se complète d’un mépris affiché pour les Flamands. Marie Bashkirtseff a dû sentir l’insuffisance des Memling de Bruges20, ces Memling dont Les deux femmes du bourgeois de Bruges allégorisent la médiocrité d’âme : “quand tout le monde loue les misérables primitifs, tous les Memling et toutes les vertus assoupies, je magnifie la splendeur italienne, [la] passion qui ne sommeille pas”21. Dédain tout stendhalien des tempéraments du Nord et permanence d’un goût foncièrement académique se combinent dans les choix barrésiens que justifie une “énergie” en quelque sorte indémontrable. Passionné, le critique impose, célèbre, récuse, dédaigne, n’ayant d’autre loi que son désir et la volonté de ne pas avoir à le justifier. Constat d’une critique qui ne tient que par sa violence, ce n’est pas la seule.
39Le Léonard de Barrès est appolinien d’abord. C’est “un magnifique cavalier”, un homme de la Renaissance tels qu’on les aime alors, mais c’est aussi et surtout un intellectuel figuré en position de pouvoir juste. Il est complexe mais non compliqué, il est subtil mais n’est pas trouble. Il s’isole et domine. Barrès est à la fois guindé dans l’essai de son propre système de valeurs morales et fasciné par cette autorité pure qu’il érige. Pour jouer au Maître, il s’en donne un. Laïque et moderne puisqu’il s’agit de Léonard, mais modelé selon l’image primitive, celle du Christ, le Maître ancien dont le commentaire “modernise” l’image. Barrès, toujours soumis, lit et récrit Stendhal ou Gautier. La fresque de Milan est la figuration exemplaire du Christ nouveau, portrait du moraliste supérieur, de Léonard lui-même et de Barrés tel qu’il se rêve. Seul, en position médiane, immobile au centre d’un espace qui s’organise pour lui, l’agitation expressionniste des apôtres l’entoure comme la tourbe des épigones qui singeront le Maître sans le comprendre : “ce haut intellectuel est entouré de sots, de braves gens et de canailles”. Barrés tente de réactiver le vieux cliché de l’intellectuel prophétique et incompris qui fit les beaux jours du romantisme. Son Christ est cependant moins un Poète qui “voit” qu’une intelligence qui “sait”. Inutile de souligner l’intérêt d’une telle figure à une époque où la crainte de la démocratie fit basculer de lucides élites vers un général Boulanger...
40Le Christ est seul de ce qu’il “sait le secret des choses”, il est plus un “mage”, un “initié” que le maître évangélique. La miséricorde s’est changée dans le système de Barrés en une sagesse supérieure qui est bien plus stoïcienne que chrétienne et dont l’origine est encore dans Hégel. Barrés réinvestit dans la complexité du héros romantique ce que l’Esthétique énonçait d’abord comme caractéristique du héros tragique “classique”, perdant la vie mais non la liberté, replié en lui-même et trouvant l’indépendance surprême dans la possibilité d’accepter ce qui est, de dire : “Il devait en être ainsi”. A la suite de l’Esthétique, le Christ de Barrés devient celui qui a connaissance de la nécessité de tout et qui en conséquence accepte : “la figure que son crayon traça a le sourire qui pardonne à tous les Judas de la vie, elle a les yeux qui reconnaissent dans les actions les plus obscures la direction raisonnable de Dieu”21. Pas de perversion donc, pas de déviation, pas même d’hésitation, la complexité suprême est un effet de l’ordre, du mystère supérieur de la sagesse qui intègre à la vie du Moi la nécessité qui règle l’ordre du Tout. Le mot suprême et mystérieux est “l’acceptation”.
41Il est assez aisé là encore de manifester l’ironie historique d’une telle “sagesse” de la tour d’ivoire intellectualiste, l’ironie est certes facile elle est néanmoins nécessaire, il serait pénible de prendre ces hauteurs pour autre chose que des fuites. Il n’est pas jusqu’à la préoccupation “sociale” qui ne vienne discrètement se marquer dans cette figure sous le mode d’une récurrence onctueuse et chrétienne, la “compréhension complète” suppose en effet la “bonté”. Nous avons frôlé Nietzsche...
42Retournons à la bibliothèque, car, on l’a dit, les assertions sont péremptoires mais n’en sont pas moins l’effet d’un bricolage textuel. La Cène est relativement négligée par l’écriture au mo¬ ment où Barrès écrit, il se singularise d’un tel choix mais sous le mode d’un retour à des préférences anciennes. Avec les belles Hérodiades (apocryphes), c’est la Cène qui retient l’écriture de Stendhal-Beyle, la fresque que n’environne pas encore le mythe lombard qu’élaborèrent ultérieurement les textes romanesques occupe une place centrale dans l’Histoire de la peinture en Italie. Beyle trouvait là une sorte de démonstration figurée de ses propositions esthétiques. Les apôtres constituent un répertoire de “têtes d’expression”, le Christ ayant dit “En vérité, je vous le dis, l’un de vous doit me trahir”, le peintre rend visibles les effets de cet événement dans l’âme ou plus exactement dans les tempéraments différents de douze personnages. Au centre de cette prestigieuse variation psychologique, le Christ ne représente pas un état sentimental mais bien le reflux de l’extériorité sentimentale vers l’intériorité passionnée, il s’oppose à la particularité des apôtres par la sérénité supérieure. Le Christ, en conséquence, est selon Beyle, incompréhensible aux âmes vulgaires que figurent les apôtres, ceux-ci à l’annonce de la trahison attendraient la fuite ou la vengeance, ils ne constatent qu’une paradoxale “douceur”, une “céleste mélancolie”. Autour du Christ, Léonard a disposé un paysage d’une “tranquillité silencieuse” qui repose et fait rayonner une “tristesse profonde”. Ce commentaire, Beyle n’a garde de le donner pour une évidence, bien au contraire, il ne peut être destiné qu’au petit nombre, les autres admireront “le travail exquis des plis de la nappe”22.
43La Cène est selon Beyle l’exemple d’une sublimation héroïque des passions dans une âme supérieure, c’est l’acceptation jusqu’à la mort de la bassesse des “autres”, l’affirmation aristocratique d’une différence. Cette “lecture” de la fresque, Gautier la réinvestit dans son propre voyage en Italie qui, à la différence de celui de Taine peu soucieux de la Cène, organise la première “station” italienne autour de la visite de sainte Marie des Grâces. Gautier découvre dans le Christ de Léonard l’essentiel du texte stendhalien :
la douceur de la victime volontaire [...] les souffrances de la croix intérieure portée avec une résignation convaincue. Il accepte résolument son sort, et ne se détourne point de l’éponge de fiel dans ce dernier et libre repas. On sent un héros tout moral et dont l’âme fait la force, dans cette figure d’une incomparable suavité : le port de la tête, la finesse de la peau, les attaches délicatement robustes, le jet pur des doigts, tout dénote une nature aristocratique au milieu des faces plébéiennes de ses compagnons.
(Voyage en Italie, Paris, Charpentier, 1876, p. 59).
44La morale vincienne selon Barrès est donc un effet de tradition interprétative de la fresque de Milan. Gautier et Stendhal sont récrits par Barrès à travers le filtre de l’hégélianisme.
45La glose moralisante ne se confond pas avec ce qui demeure l’identification première du Christ. Beyle ne voulait y voir qu’un “jeune philosophe”, la fin du siècle y voit, on le souligne ici à satiété, un intellectuel. Cela implique dans les Trois stations une capacité que nous retrouverons chez Valéry et qui pourrait être d’une synthèse entre ces esprits que Pascal distingue, le Christ est d’une âme “habile tout à la fois à la science et à la séduction”. Plus encore cependant qu’à cette définition qui conjoint l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, Barrès s’attache à donner de l’intellectualité supérieure une portée totalisante qui réactualise une fois encore le mythe d’un savoir initial qui serait à la fois scientifique et cependant autre que celui dela scientificité moderne. Le personnage vincien n’est pas tourné vers l’extérieur qui serait objet de la connaissance, terrain de l’expérience et de la vérification de l’hypothèse comme d’application de la loi. Comme le voulait la logique de Hégel dans son Esthétique, la peinture représente un stade plus avancé d’intériorisation, la connaissance n’est pas tournée vers l’espace du dehors quand elle se figure sur la surface picturale. Privée de la profondeur effective, la peinture symbolise l’intériorisation de cette dimension en profondeur intime. Cependant, cette plongée intérieure, le stoïcisme de l’acceptation disait déjà qu’elle était intégration de la Loi universelle et nécessaire, l’intime n’est en conséquence connu que comme reflet du Tout. Les personnages de Léonard figurent l’expérience intime et totale, ils ont l’intuition en eux-mêmes du cosmos. Foncièrement étrangers aux vanités du monde des apparences, les personnages ont exemplairement les paupières baissées “avec une gravité presque ironique”. Barrés déchiffre l’indicible de l’expression vincienne en signe traditionnel d’initiation. On songe à l’huile peinte par Odilon Redon en 1890 et intitulée Les yeux clos. C’est l’époque où Barrés participe, au moins distraitement, à la vogue de l’ésotérisme dont le succès mondain redit la même angoisse de l’intellectuel devant la réalité moderne du savoir.
46Barrés demeure très discret quant à une véritable dimension hermétique de l’interprétation des œuvres de Léonard, il ne s’agit que de faire trembler l’image moderne du scientifique par cette ombre d’un savoir autre dont on suppose plus les prestiges qu’on ne les connaît. Plus importante demeure la perception de cette initiation comme la marque d’une supériorité aristocratique ; il faut que dans les personnages de Léonard, le savoir soit porté à un pouvoir distinctif alors même qu’il apparaît comme la part assignée à tous par l’idéologie scolaire démocratique. L’initiation concourt avec la récurrence du platonisme vague qui a été signalé précédemment dans les commentaires de Gautier à la supposition floue d’une connaissance absolue et purement intérieure, c’est-à-dire sans effet. Léonard tient en quelque sorte la place d’un quelconque “gourou” de notre propre théâtre décadent.
47Autour de Barrés, on peut être plus explicite, plus prolixe. Ainsi Paul Adam qui interprête longuement un Salvator Mundi du musée de Nancy qu’on attribuait un peu facilement à Léonard :
Deux doigts levés en geste d’initiation, ce Christ à longue figure d’ascète, les yeux vers la splendeur de l’univers animé par son essence, indique du geste comment les harmonies rythmiques gouvernent les apparences du monde. Les yeux du Christ sont tout dans ce tableau par l’expression d’au-delà qu’ils conservent, évoquant la multitude des oracles et des lois et les merveilles des raisons morales. Car il ne faut point omettre que le Vinci fut initié de bonne heure aux secrets des sciences occultes, à la philosophie cosmique, transmise par les traditions chaldéennes jusque chez les hommes de son temps, et que ses toiles retracent, soit des pentacles, c’est-à-dire des groupements de personnages symbolisant l’alliance ou l’antagonisme des forces naturelles, soit des portraits d’extatiques, dans lesquels il a voulu rendre la béatitude de la volonté contemplant les beautés de sa création mentale.
(Paul Adam, “Les primitifs en Lorraine”, in La vogue, IIIe série, no 10, janvier 1887, p. 265).
48Si l’on résiste aux affirmations péremptoires qu’aucune preuve historique n’étaie, il faut constater que les “pentacles” de Paul Adam permettent de manifester qu’au-delà de la mode comme de la “croyance”, il existe bien une interférence entre le vincisme et les données hermétistes qui est dans la figuration symbolique de conflits entre contradictoires. Dans une perspective qui tient davantage à distance les mystères de l’occultisme, Paul Adam put retrouver dans une définition théorique de l’entreprise symboliste les données contradictoires présentes dans l’analyse barrésienne de l’expression du Christ de Léonard. L’empreinte du vincisme d’Un homme libre ou des Trois stations se déchiffre dans l’Epître à Félicien Champsaur sur l’émotion de pensée. L’Androgyne, alliance des sexes opposés que célébrait Péladan au même moment, se trouve doté par Adam d’une expression toute barrésienne, au sens où l’on persiste bien à entendre dans le commentaire de Barrès lui-même le murmure insistant des gloses préalables, celle de Gautier tout spécialement :
Il semble que le personnage se moque avec des raisons divines et inconnaissables, sûres pourtant, de notre humaine foi. Jamais je ne quittai le voisinage de cette figure sans être plus résigné à la douceur de la mort, curieux, en outre, de ce qui peut la suivre. Et cependant, on ne saurait dire qu’une telle inquiétude sur les fins de l’action donne de la douleur. Ou si elle en donne, c’est un rare plaisir de la savoir en soi, de l’analyser, de lui offrir des motifs de recrudescence, de l’amoindrir aussi par le sourire intérieur et la résignation qui nous en libère.
(Epître à Félicien Champsaur sur l’émotion de pensée, préface au Mystère des Foules, Paris, Ollendorf, 1895, pp. VII-IX).
49A partir de l’expérience du saint Jean-Baptiste de Léonard, Paul Adam construit une esthétique qu’on pourrait dire, non moins qu’à propos de Barrès, “néo-hégelienne” mais identifiée très significativement par Retté, qui dans Le symbolisme (1903) cite cette page, comme le modèle d’une définition théorique du symbolisme. Selon le modèle du “rire dans les larmes” de Hégel, les contradictoires de l’expérience commune s’associent : “la douleur et le plaisir, plutôt l’inquiétude et le calme s’unissent en une harmonie du même instant pour nous contraindre à panteler. C’est la contemplation d’un équilibre survenu entre l’apparence négative (peine) et l’apparence affirmative (joie) qui nous enivre de contentement”. L’œuvre place au-delà des contradictoires dans ce qu’Adam nomme “un phénomène pur”, pur aussi de texte, pur d’être au-delà du langage, “entrevu” mais “sans pouvoir être jamais décrit objectivement”. Le texte de Barrès est lui-même entré dans la bibliothèque vincienne et le jeu des réécritures, d’autres textes interfèrent, ceux de Péladan à coup sûr, d’autres textes qui ne doivent rien à Barrès développent aussi bien un mystère discrètement initiatique dont le signe dans le visible des figures est l’ambiguïté de l’expression, on pense au texte de Pater.
50Dans l’opération qui retourne vers l’intériorité et accessoirement vers l’initiation la démarche vincienne, ce qui apparaît comme l’apport le plus spécifique de Barrès est sans doute l’intériorisation de la “méthode”. On l’a dit, le Vinci de la tradition angoissait par le spectacle d’une dispersion prodigieuse ; contre cette activité multiforme et avec elle, on put valoriser une démarche de connaissance qui organisait la curiosité et la montrait productive selon le modèle de la démarche expérimentale de la scientificité moderne. Barrès intervient dans ces représentations pour manifester son égotisme comme une “méthode”, autrement dit pour organiser la réconciliation fictive de l’expérience du Moi avec la science moderne. Avant d’être un mot du freudisme, “l’analyse” est un mot caractéristique du vincisme selon Barrès. Si les figures connaissent, c’est dans la mesure où elles se connaissent, s’expérimentent avec méthode, elles témoignent que “c’est un plaisir, parfait que d’être perpétuellement curieux avec méthode”. Une curiosité, entendons bien, qui n’est pas dirigée vers l’extérieur mais vers le Moi. D’où une restitution du conflit sous un tout autre mode que celui constitué par la relation du Moi aux autres. Ce qui apparaît dans l’analyse, c’est que je puis être, je suis, à moi-même un autre. L’âme d’élite est celle qui se connaît comme “clivée”, si l’on peut dire. La curiosité qui était exclue en tant qu’elle pouvait impliquer d’étranges errances morales, se retrouve productrice d’ombres, le plaisir pur de la connaissance s’ourle d’une délectation délétère inattendue que Paul Adam semble précisément avoir plus censurée qu’accueillie. Vinci suscite à nouveau l’évidence d’une étrangeté où la mort travaille :
Pourquoi donc, le quittant, suis-je saisi de tristesse ? Rien ne nous comprime plus que de suivre le travail secret d’un analyste ; on voit que sa vie est un malaise, un frémissement perpétuel. Les grands peintres de Venise furent heureux, qui peignaient d’abondance, sans disputer avec eux-mêmes. Mais quelle angoisse, celle de l’artiste divisé en deux hommes, dont l’un crée, tandis que l’autre, pour la juger, se penche sur l’œuvre en train de naître !”
(Trois stations de psychothérapie, pp. 104-105).
51C’est l’innocence esthétique qui est perdue mais avec elle l’unité qui apparaît comme le principe nécessaire de l’unité harmonieuse de l’œuvre telle que les représentations dominantes la conçoivent. Brutalement, le texte, le tableau n’apparaît plus comme “expression” du Moi, mais comme l’expérience de son clivage. L’intercesseur n’existait que par des œuvres qui soient à lui, or ces œuvres mêmes témoignent qu’il est hors de lui dans l’intime même.
52L’essai s’achève cependant sur le quasi oubli de ce qui est ainsi apparu. L’ombre n’est plus que celle du mépris aristocratique du héros à l’égard de la foule, ce mépris que la “bonté” et l’acceptation bifferont à leur tour dans les pages “finales” d’Un homme libre. Curieux trajet que celui des publications, les Trois stations représentent, selon Barrès lui-même qui publie Une visite à Léonard de Vinci avec la date de mai 1888, les essais qui préludèrent au roman ; pour ce qui est du Vinci c’est comme la manifestation finale de ce qui a d’abord été censuré par “l’œuvre”, les marginalia conviennent en quelque sorte au vincisme obscur qui ne s’avoue que sous le mode affiché de la censure préalable.
53Vinci n’est qu’une étape, une “station” du voyage sur la ligne qui mène Philippe vers Venise et l’achèvement de l’éducation par l’assimilation à Tiepolo et le triomphe du baroque. Par une ultime dénégation, la “fin de race” devint l’aboutissement de la race, la mort de Venise son affirmation puissante et lumineuse. Sous la couverture de la célébration lyrique de la force et de la conscience, refoulant l’interprétation décadentiste, Barrès peut en fait jouir des plaisirs ambigus des lassitudes, des parodies et des dissociations ; l’énergie des Vénitiens n’est pas celle d’un Léonard !
54Plus tard, au temps de La mort de Venise ou de la réponse à la dédicace de La Nichina, l’exemple de Tiepolo aura à son tour perdu de ses fascinations. La délectation baroque, le délétère jouissif trouva un dernier investissement pictural dans l’écriture de Greco ou le secret de Tolède, dernière station d’importance dans le musée imaginaire. Tout cela qui intéresse Barrès entrainerait trop loin de Léonard tout en montrant que Barrès ne cessa en quelque sorte d’épouser des modes en tentant parfois, ce fut le cas du Greco, de donner à croire qu’il les lançait, vieille tentation des hommes de lettres qui croient toujours qu’on attend leurs textes pour voir, acheter et vendre des tableaux !
55De Léonard au Greco, une constante cependant se repère et peut sommairement s’énoncer : il n’y a de plaisir qu’aux dissociations. C’est cela même que les représentations intellectualistes disent et biffent dans le champ du vincisme, c’est cela que les représentations nationalistes disent et censurent dans le champ de la peinture espagnole. Si Tiepolo peut être un intercesseur, c’est qu’on peut ressasser son identité, il est la “race” en plénitude, il donne à voir un achèvement, une représentation totalisante. Cependant ce que Barrès repère dans la peinture de Tiepolo relève d’une pratique qu’on dirait citationnelle, voire parodique, séduction baroque de la marquetterie qui vient interroger le postulat idéologique de l’unité. La jouissance du regard défait le spectacle édifiant du système :
Ces plafonds de Venise qui nous montrent l’âme de Gianbattista Tiepolo, quel tapage éclatant et mélancolique ! Il s’y souvient du Titien, du Tintoret, du Véronèse ; il en fait ostentation [...] Tout le peuple des créateurs de jadis, il le répète à satiété, l’embrouille, lui donne la fièvre, le met en lambeaux à force de frissons ! mais l’inonde de lumière. C’est là son œuvre, débordante de souvenirs fragmentaires, pêle-mêle de toutes les écoles, heurtée, sans frein ni convenance, dites-vous, mais où l’harmonie naît d’une incomparable vibration lumineuse”.
(Un homme libre, in L’œuvre de Maurice Barrès, Paris, Club de l’honnête homme, 1965, tome 1, p. 243).
56Quel plaisir manifeste après la contention du vincisme ! Et s’il y a finalement unité, elle est vibratoire.
57Quant au Greco, on le sait, c’est l’Espagne mystique de Philippe II, la quintessence de l’hispanité, un cristal aboslu d’identité. Mais qu’est-ce que Tolède sinon la rencontre, le mixte des races espagnoles, romaines, arabes, juives, l’hybridation et l’hérésie gisant sous “l’épais vernis catholique”. Quant à la peinture de Tolède, c’est la couleur blafarde, la ligne trop allongée, la perte du “beau”, l’excès ou le manque partout visibles. La cathédrale devient un espace de jouissances à la fois puissantes et furtives, délivrées d’ailleurs de la peinture et de son discours obligé, ce sont des marbres niellés d’or, des caprices de métaux précieux, de jaspes multicolores, de bois sculptés, un délire accumulatif et fragmentaire, un travail jusqu’à la torture... et la censure. Tout cela “nous tonifie, nous remplit de santé...” Léonard a moins de séduction, il est bien comme ce dernier recours à l’héritage italien “classique” dont on use avant l’abandon aux excentricités marginales des baroques. Il demeure, on l’a vu, que dans les marges, précisément, le principe d’une délectation s’est énoncé contre la figure unitaire et exemplaire. Barrés témoigne de la pression d’un mode d’approche de la peinture qui s’impose sous la censure des “valeurs” requises par le dispositif idéologique qui assigne à l’art la fonction d’avoir “valeur”. Barrès fait apparaître l’impératif idéologique comme tel, ce qui doit imposer l’évidence des cohérences explicatives et justificatives contre Terratisme du plaisir de celui qui voit la peinture. Il eut ce mérite de demeurer contradictoire au plus fort de sa contribution au bouclage des doctrines les plus redoutablement closes.
Vincisme de Valéry
58Le mystère supérieur de l’intelligence domine l’interprétation barrésienne des figures vinciennes. Cependant, cette intellectualité demeure, en dépit des apparences insistantes d’une rhétorique, foncièrement traditionnelle. Ce ne sont pas les Carnets qui viennent susciter la glose intellectualiste mais l’analyse de l’expression, l’intelligence déchiffrée dans les signes visibles n’est qu’une version particulière d’un procès archaïque dont les arbitraires sont précisément mis en cause de toutes parts au moment où Barrès écrit. Produite par une critique qu’on pourrait dire “néo-académiste”, l’intelligence des figures vinciennes est elle-même conçue selon des modes archaïques qui la destinent à faire pièce à la scientificité moderne. L’analyse ne paraît dans le système barrésien que dans le lieu traditionnel d’un discours qui pense l’analogie du monde et du moi. Il est enfin caractéristique que des suggestions de la théorie wagnérienne, Barrès retienne le dolorisme mais non les “régressions” vers les processus sous-jacents aux effets figuratifs. Barrès corrige Taine mais demeure sous sa loi, n’accordant comme le fait Taine aux jouissances suscitées par le non-figuratif que la position d’être ce que le discours didactique censure, domine, déplace, rectifie. L’intervention de Valéry dans le domaine du vincisme prend figure par rapport à celle de Barrés.
59Certes, dès 1895 et plus encore dans la Note et digression de 1919 comme dans des marginalia ultérieures, Léonard de Vinci n’est posé que comme un prétexte, une occasion d’exercice, un arbitraire parmi ceux que requiert la réflexion, mais rien de plus. Léonard est une figure instrumentale utile pour son pouvoir démonstratif de ce que Valéry nomme “le pouvoir de l’esprit”. L’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci est tout environnée de ces dénégations du scripteur, soucieux qu’on sache bien qu’il ne parle pas de ce qu’on pourrait croire.
60Il y a là d’abord une belle agressivité juvénile, un souci à la fois de s’emparer d’un objet que tout le monde se dispute et de singulariser sa propre démarche. Au terme de son texte, Valéry rejoint une attitude de scripteur quasi stendhalienne en indiquant que la déception du grand nombre est comme requise par un texte tel que le sien, l’Introduction doit frustrer ce que le titre organise d’attente : une connaissance singulière de Léonard de Vinci. Ces dénégations ont leur importance comme il est important de constater que l’exercice ne se produit pas aléatoirement, Léonard ne fût-il qu’un objet occasionnel, déterminé, comme bien d’autres dans l’écriture valérienne, par une commande, Valéry l’accepta et avec lui tout un environnement d’écritures, voire une mythologie.
61Il est vrai que l’essai constitue un dispositif dont les effets se produisent très au-delà du vincisme à proprement parler, celui-ci n’étant cependant pas autre chose qu’une sorte de particularité exemplaire de ce que Valéry veut atteindre, une manière de comble. La critique d’art des “impressions et des sensations” en tant qu’elle manipule des notions et des mots “extraordinairement obscurs” comme le beau, la vie, le mystère trouve bien, au moment où écrit Valéry, un objet privilégié en Vinci. On a tenté jusqu’ici de montrer que très exactement Vinci constituait un objet de réinvestissement du mystère contre les mises à nu dans les pratiques comme dans les discours caractéristiques du même moment. La critique de la critique d’art, à supposer qu’on l’entreprenne, devait en 1895 à peu près inévitablement rencontrer l’objet Léonard de Vinci. C’est au point qu’il peut en conséquence apparaître comme une loi de cette critique de la critique d’être d’abord dénégatrice du vincisme ambiant... Il fallait choisir en quelque sorte le mauvais objet selon une loi de la critique qui n’est d’ailleurs pas particulière à Valéry mais peut-être structurelle, on le vérifierait chez Ruskin par exemple.
62La critique de la critique d’art renvoie à une problématique d’ensemble qui concerne le statut même du discours en tant qu’il a pour loi constitutive de perdre en la formulant la particularité de la perception individuelle sans pour autant parvenir, dans le cas de l’art, à un plan où l’objet visé et manqué par le discours se figurerait dans une systématique supérieure. La critique est comme tout enlisée dans l’opération de méconnaissance qui règle la fonction usuelle du langage, elle n’a en conséquence aucune valeur proprement “esthétique”, à restituer au mot son ancrage dans les sensations du spectateur, ni aucune valeur de connaissance scientifique. On pourrait dire que ce que vise Valéry serait comme la dimension romanesque de la critique d’art, plus précisément l’organisation d’une “vraisemblance” de la fiction qu’elle entretient. Le discours critique fait écran, dérobe mais en montrant, il se doit ainsi d’être relativement conforme à la fonction représentative instrumentale du discours usuel de communication, il doit tendre à se donner à lire comme “vérité” d’un objet établie par un texte qui ressemble au discours qui ressemble au réel. Autrement dit, la critique d’art ne se soucie que de former des “personnages” vraisemblables, constitués conformément aux représentations communes (idéologiques) de l’homme, des caractères, de l’art, de l’artiste, de la peinture... D’où la manifestation de l’emprise romanesque dans la tradition des biographies d’artistes, d’où peut-être un nouvel aspect du recours au vincisme en ce que Léonard est précisément celui qui ne fait abonder la critique d’art traditionnelle que sur son échec même. Les textes abondent, on l’a dit, de ce que Léonard est insaisissable, trop ondoyant et contradictoire pour être constitué en “personnage” stable et sûr, trop particulier pour ne pas faire basculer les garde-fous du vraisemblable. Disons plutôt que ceci ne constitue pas une “vérité” de Léonard mais sa place même dans le système de représentation, il est constitué en point de fuite. En conséquence de la fonction même qu’il remplit, Léonard est l’impensable de la critique traditionnelle qui ne peut à son égard qu’osciller entre l’admiration vide et le soupçon. Valéry trouve en Léonard à cet égard une sorte de cas limite du système qu’il critique.
63Cependant, sur la base de ces contradictions premières, Valéry en suscite d’autres, explicitant un nouveau décalage symétrique du précédent. Alors que le Vinci de la tradition se pose comme interrogation de l’unité par le divers, l’unité demeurant la mesure de la “valeur”, Valéry constate que la division des pratiques scientifiques et techniques en spécialités de plus plus closes fait que l’énigme vincienne se retourne dans l’idéologie moderne du fait que celle-ci ne pe peut plus concevoir la vraisemblance d’une unité et réclame la spécialisation, non plus l’unité d’ensemble d’un “honnête homme” mais l’unité particulière dans un domaine donné. Dans la valorisation sociale de la compétence restreinte, Vinci n’en demeure pas moins incompréhensible mais autrement. C’est cette substitution de la particularisation du savoir à la qualification morale globale de l’homme qui relance le mythe vincien dans un essai qui pourtant a dénié toute particularité vincienne.
64Valéry se saisit, en effet, de la diversité qui fait partie de la traditionnelle représentation de Léonard, il l’était de la publication récente des Carnets et la dynamise des problèmes devenus flagrants dans le réel social de son temps où “l’homme moderne [...] est détourné dès l’adolescence, dans une spécialité où l’on croit qu’il doit devenir supérieur parce qu’il y est enfermé”. L’échec de l’interprétation suscite l’essai mais un essai qui dénie une fois encore sa relation avec un besoin de représentation mythique en se posant comme construction d’un modèle permettant non de résoudre une énigme mais un problème. Léonard n’est plus que l’occasion de réfléchir sur les conditions modernes de penser à rebours des discours dominants, la nécessité de la diversité. Dans le domaine de la réflexion esthétique d’où Valéry s’écarte mais où, fatalement, le texte retombera, le problème est pertinent puisque s’y rejoue la recherche des synthèses des pratiques particulières qui est la hantise unitaire de la théorisation symboliste.
65Il faut pour Valéry conjoindre au désir de l’unité finale l’exigence d’un agencement des particularités de la diversité en processus producteur, ainsi seulement la critique offrira non une connaissance spécifique d’un objet mais une démarche, une “méthode” de connaissance. En conséquence, l’unité comme donnée dans l’évidence de la réception des œuvres picturales, cette immédiateté qu’on suppose au regard, doit-elle être d’abord récusée, c’est sur elle que repose l’ornement littéraire qu’est la critique traditionnelle. Il faut régresser en-deçà de ce qui se voit selon le désir du figuratif à la fois dans la représentation de l’artiste én personnage et du tableau en scène. Défaire les scènes selon lesquelles le voir s’ordonne à l’occasion de la peinture et du peintre. Défaire au besoin les scènes que le peintre organise lui-même à propos de sa pratique dans la mesure où il est lui-même trop spécialisé pour pratiquer une suspicion efficace des discours, “incapable de se rendre compte lui-même des chemins suivis et qu’il est détenteur d’un pouvoir dont il ignore les ressorts”. On le constate, Valéry, n’ignore pas la puissance du désir qui organise la méconnaissance et la diversité des possibilités de résistance de celle-ci.
66L’artiste de Valéry est celui qui est capable de produire et de réfléchir sur sa production, il est double comme celui qu’à propos de Léonard Barrés lui-aussi invente mais pour le drame. Le couple artiste/œuvre ne se formule plus selon des métaphores de procréation ou d’amour mais comme dispositif dialectique de production et de critique. Ecrire à propos d’un peintre et d’un tableau ne devrait être, en conséquence, que reconstruire la vraisemblance de ce conflit. Il faut déconstruire ce qui se donne à la vue, aussi :
la méthode la plus sûre pour juger une peinture, c’est de n’y rien reconnaître d’abord et de faire pas à pas la série d’inductions que nécessite la présence simultanée de taches colorées sur un champ limité, pour s’élever de métaphores en métaphores, de suppositions en suppositions à l’intelligence du sujet, parfois à la simple conscience du plaisir qu’on n’a pas toujours eu d’avance.
(Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Idées Gallimard, 1968, p. 46).
67La Joconde doit être délivrée par une telle approche de “l’amas de vocables suscité par le fameux sourire qui commencent à le déclarer troublant et finissent à une description d’âme assez vague”. Valéry commence comme le fait Maurice Denis dans sa “Définition du Néo-traditionnisme”, publiée en 1890, par un matérialisme radical qui peut aussi bien faire figure d’abstraction première : des jeux d’espaces. Les taches colorées dans l’espace défini de la toile, organisation qui est comme la “réalité” même dont l’effet final est l’image et les analogies représentatives qui permettent de l’identifier. Plaisir de l’esprit, peut être aussi des sens puisque dans les jeux de l’espace c’est mon corps qui s’engage à la suite de celui du peintre, plus que la danse c’est cependant l’esprit qui dans la Méthode intéresse Valéry, mais la danse n’est-ce pas aussi bien le corps en ce qu’il produit des “relations” ? C’est par la pensée des rapports que s’établit la possibilité du saut qui de la particularité d’une pratique manifeste une règle générale. La “création” qu’elle soit scientifique ou artistique, qu’elle soit l’œuvre de l’homme ou qu’elle soit la nature apparaît comme “relations” que l’esprit saisit et organise. Les identifications sont des réifications qui figent la dynamique qui est constituée par la théorie valérienne comme “vérité” du Tout. Le mot ne va pas sans la syntaxe, le lexique n’est rien sans la mobilité indéfinie des relations qui le mettent en œuvre.
68A nouveau hanté par le fantasme unitaire, le vincisme se nourrit cette fois non plus de la peinture mais des Carnets d’où, d’ailleurs on le sait, la peinture n’est pas absente. Les pages sont autant d’essais de “relations” pour Valéry, là où la une pensée identificatrice et classificatrice tendrait à ne voir que désordre, disparate, fût-il supposé finalement génial, Valéry voit exercice de relation. Il s’agit pour Léonard de “reconnaître” des “choses distinctes” mais “pour les arranger de mille manières”. Proposer des syntaxes inouïes, hasarder des rapports, pratiquer des transgressions là où il y a exclusion réglée des termes. Jouer tout particulièrement contre une économie pauvre du langage qui n’autorise que quelques dispositifs. Un gaspillage certes, mais surtout une puissance souple, celle de ce que Valéry nomme “esprit symbolique” :
Il est le maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait de quoi se fait un sourire ; il peut le mettre sur la face d’une maison, aux plis d’un jardin ; il échevèle et frise les filaments des eaux, les langues des feux.
69L’écriture, on le lit, mime analogiquement les glissements, supposant une face à la maison et des filaments aux eaux. L’art du critique s’initie à la productivité non des énoncés mais des figures dans l’art de dire l’art. Deux pages de l’Introduction miment la circulation ludique et intelligente du scripteur parmi les feuillets des Carnets. Alternent des conjonctions constructives qui sont celles de corps humains ou celles d’édifices, de paysages avec les disjonctions qui ne sont que la production spectaculaire d’autres aménagements : la guerre, “les batailles, les tempêtes, le déluge”. Dans cette perspective globale, la catastrophe n’est qu’une “variation” accélérée, d’un intérêt foncièrement “rythmique”. Le feuillettement écrit des Carnets multiplie les “il”, le sujet à nouveau mythisé d’innombrables activités, étant l’homme mais aussi la nature, jouant sur des multiples scènes la vie et la mort, sujet d’innombrables actions, si proliférantes qu’elles finissent pas effacer leur sujet dans l’engorgement de spectacles imaginaires minuscules et grandioses :
Il jouit des choses distribuées dans les dimensions de l’espace ; des voussures, des charpentes, des dômes tendus ; des galeries et des loges alignées ; des masses que retient en l’air leur poids dans les arcs ; des ricochets, des ponts ; des profondeurs de la verdure des arbres s’éloignant dans une atmosphère où elle boit ; de la structure des vols migrateurs, dont les triangles aigus vers le sud montrent une combinaison rationnelle d’êtres vivants.
70La jouissance est boulimique, la transition semble finir par adhérer de partout, l’omniprésence du mouvement produit l’immobile. Le texte des glissements a, en fait, déjà trouvé sa clôture : l’esprit. L’unité prévaut sur la dérive, le “il” enfoui sous ses œuvres réapparaît et triomphe. La “variation” suppose que l’identité soit initiale et éventuellement, si nécessaire, finale. L’esprit est ordre. Le Vinci de Valéry est comme celui de Barrès “curieux avec méthode”, curieux d’investir un champ clos pour en revenir à la peinture où, on l’a dit, si la tache compte c’est dans le règlement du cadre. “Toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier sous le rapport ornemental”, écrit Valéry, ce qui est, en s’appuyant sur les travaux de Léonard dans les cours italiennes et leurs fêtes, dissiper le discours humaniste. Mais qu’est-ce qu’un ornement sinon “des portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations”. Pas de terrain vague donc, éventuellement des cellules, nécessairement même des cellules puisqu’il faut transgresser. C’est dans l’espace clos de la toile que la peinture peut se percevoir comme jeux de matières, relations de taches, comment y aurait-il relation s’il n’y avait pas clôture ? D’ailleurs les variations elles-mêmes, si elles ne sont pas assujetties d’abord à l’effet final représentatif n’en demeurent pas moins dans ce qu’écrit Valéry foncièrement un “moyen” :
Le peintre dispose sur un plan des pâtes colorées dont les lignes de séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts doivent lui servir à s’exprimer.
71Le visible renvoie donc foncièrement à la manifestation du sujet qui chassé de la critique biographique revient finalement garantir le travail, Hégel avait déjà écrit :
Ici finit une couleur, là une autre commence. Par ce seul moyen, la forme, la distance, le jeu des traits du visage, l’expression, ce qu’il y a de plus sensible et de plus spirituel, tout est là sous vos yeux.
(Esthétique, Tome III, IIIe p., ch. I, 1, p. 352 dans l’édition Joubert,
Paris, 1848 de la traduction de Ch. Bénard).
72Texte à deux faces, l’une disant le ras de la toile et le travail qui s’y repère, l’autre disant la transcendance du sujet à l’œuvre, l’une les matérialités, l’autre la signification. Court-circuitant le discours romanesque, le discours symboliste est dans cet écart, le plus grand possible, dans ce pont jeté dont l’œuvre de Léonard permet de constituer le modèle. Ce pont idéal qui fait souvenir d’un dieu créant à son image à partir du limon de la terre on le retrouverait, tout proche encore du vincisme, dans quelques lignes d’Odilon Redon :
Je voudrais vous convaincre que tout ne sera qu’un peu de liquide noir huileux, transmis par le corps gras et la pierre sur un papier blanc, à seule fin de produire chez le spectateur une sorte d’attirance diffuse et dominatrice dans le monde obscur de l’indéterminé et prédisposant à la pensée [...] Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé.
(Odilon Redon, A soi-même, cité par Ch. Chassé, Le mouvement symboliste dans l’Art, p. 53).
73Une fois encore, on le constate, l’œuvre de la peinture est de porter la plus humble des matières à l’état des musiques suprêmes. Ce qui peut aussi impliquer que selon une représentation archaïsante l’œuvre du peintre consiste à produire des objets qui portent, mystérieux mais visibles, les signes de l’ordre du monde. La peinture dans sa lecture symbolise tend à relever de l’art des signatures, autrement dit encore, la récurrence des modèles archaïques est obstinée et une esthétique moderne une entreprise désespérée.
74Au delà des taches mêmes, l’esprit est là qui pense leur relation. Apollon triomphe dans l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Apollon, c’est sous ce nom que Léonard est désigné dans Note et digression en signe d’achèvement de la recherche dans l’unité même du monde, dans son ordre qui est aussi celui de l’esprit. Le mythe peut ainsi changer de nom, emprunter au Panthéon classique comme à celui, moderne, des génies de la peinture, on l’a dit Léonard n’est pas une “station”, c’est un instrument. Pourtant c’est bien d’une dénégation qu’il s’agit et qui sous le masque du nom changé avoue sa nécessité :
Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus séduisant qu’un dieu qui repousse le mystère.
(Note et digression, Paris, Idées-Gallimard, 1968, p. 63).
75Etre ravi par un dieu, le fantasme semble ce contre quoi le texte s’écrit. La transition comme opération de l’esprit répète le rapt de Ganymède dont la correspondance cultive le fantasme.
76Les lettres que Valéry écrit et n’envoie pas à André Gide témoignent d’un ancrage du montage purement spéculatif dans la biographie du scripteur, du moins dans la représentation que le scripteur donne de sa propre vie dans une écriture “privée”, à la fois “confidence” dans son propos, il écrit à Gide, et strictement narcissique dans sa pratique effective, il n’envoie pas les lettres, du moins pas toutes. L’essai devient comme la part lumineuse d’un travail qui a aussi ses ombres, effet, un de plus, de clairobscur vincien.
77En avril 1892, Valery pose pour son correspondant en intellectuel. Il a autour de lui les signes convenables de l’intellectualité de “ces temps-ci” : Mozart voisine avec Wagner, Plotin avec Ruysbrœck l’admirable, saint Bernard avec Renouvier, Stendhal avec Léonard et il n’y manque même pas “l’inouï cerveau de Wronski”. Un peu plus tard, Valéry pratique à Milan la “station” requise, avec tièdeur et néanmoins forfanterie, confessant, tel un nouveau Beyle, qu’il a passé “quatre heures” avec Lèonard devant la Cène, et ceci “sans profit” ! La lettre du 2 décembre n’a peut-être pas moins de pose mais cette fois la délectation narcissique est suffisamment “honteuse” pour que la lettre ne soit pas envoyée, elle est comme l’inavouable ombre intime de l’essai alors que celui-ci pose, quant à lui, à la plus sévère récusation de la subjectivité dans la critique. Les lettres constituent le terroir censuré qui permet ailleurs l’essor de la pureté, le vol non plus le pont.
78Le moi de la lettre de décembre est moins puissance de transition que souffrance de division, pendant 1/4 du temps “je suis très conscient”, le reste du temps “je ne vaux pas un sou”. La conscience et aussi la valeur se manifestent selon les modes de l’esprit symbolique, une puissance qui serait à la fois indéfinie et cantonnée. 1/4 du temps Valéry est Léonard, se livrant à “mille essais”, don Juan de l’esprit on attendrait mille et trois : arts, sciences, techniques. Pour le reste, le temps où il ne “vaut” pas, la conscience demeure mais comme conscience de l’inversion de la puissance relationnelle de l’esprit, conscience au contraire d’un investissement subi, énigmatique et pervers, le désir des conjonctions se retourne en fantasmes de destructions. Ce “coin étrange, inexplicable” ne s’avoue que dans ces pseudolettres, Léonard y suscite au revers du mythe apollinien une jouissance à la destruction que le sujet perçoit et représente comme foncière dans son histoire. Léonard vient confirmer l’enfance, lui assigner un modèle paradoxal, étayant de culture sans le neutraliser le fantasme ancien :
Ce sont des visions de guerres, terre et mer. Je m’y abandonne follement à certaines minutes. J’ignore leur provenance. Je sais seulement que de toute enfance elles ont existé. Leur régularité et leur force m’étonne [sic].
(Lettre du 2 décembre 1894, in Correspondance André Gide-Paul Valéry. 1890-1942. Paris, Gallimard, 1955, p. 225).
79La balistique et la poliorcétique ne sont pas converties comme elles le sont dans le texte de l’essai, elles ne sont pas accélération, intensification de la relation, redistribution violente. Il s’agit de fantasmes qui suscitent une jouissance quasi hallucinatoire : “Je sens le poids, la forme fine, l’énergie du canon et le coup”.
80Ultérieurement, une autre lettre vient encore doubler l’écriture de l’essai. La pose est encore une fois celle d’un sujet masochiste, scripteur morose détruisant son objet dans une écriture “sans soleil et sans envie”. “Nausée” d’écrire sur “ce pauvre Vinci”. Léonard cependant hante, moins Icare que Soleil : “Que de fois je l’ai vu du Peyrou traverser la mer”. Et Valéry lui-même chevauché par le dieu-oiseau-phallus retourne à l’écriture et à ses deux bords :
Il faisait ses expériences — dans l’air sur une machine devenue inséparable - mais en réalité sur moi. Etait-ce m’apprendre à lire ? Quel alphabet ! Une chose que, si elle s’envase, c’est dans les sommités des arbres. Adieu. Je replonge dans le magma des mots morts, des peaux d’idées de graisse de rhétorique.
(Lettre du 3 janvier 1895, in op. cit., p. 229)
81Illisiblement la fin de l’essai se repliait donc sur le fantasme alors qu’était évoquée l’épiphanie de l’esprit pur, le vol humain en étant le signe visible et moderne, possibilité de réaliser le grand œuvre de la conjonction des contraires.
82L’aéroplane représente au terme du texte une prodigieuse “transposition” du vol des oiseaux, il est un effet moins de techniques que du pouvoir spécifique de la pensée de s’arracher aux déterminismes des “évidences” sensibles, tel il est doublé dans l’écriture privée d’une figure représentant la décharge fantasmatique de ce qui ne se satisfait pas de la sublimation intellectualiste. Le vol se change en rapt, Ganymède revient transporté par le Maître mythisé, expérience si interdite, si culpabilisée qu’elle est payée d’une retombée putride, une chute d’Icare mais dans la souillure des chairs mortes. L’idéalité de l’essai a ainsi des revers “baroques” par lesquels le scripteur met en scène l’imaginaire censuré et ses effets masochistes.
83L’essai de Valéry constitue une sorte de témoignage des effets suscités par la récusation des codes critiques et des modèles d’investissement du désir qu’ils proposaient. Refuser les personnages, dans la critique comme dans la peinture, livre à l’alternative douloureuse et jouissive du vol et de la chute, de l’esprit et de la chair, de la musique et de la matière. La critique traditionnelle préservait de l’écart qui se constitue entre les deux écritures de Valéry. Délivrant de la narration vraisemblable et de l’assignation du plaisir à des scènes répétitives, le “symbolisme” ouvre sur des espaces fortement érotisés, d’autant plus que l’un de ces espaces ne cesse de se constituer par la pensée de “relations” qui se veulent “pures”. La retombée homosexuelle et sado-masochiste n’en est que plus nécessaire.
84Ce qui se constate chez Valéry selon une répartition entre texte “public” et texte “privé” semble s’opérer au-delà de la singularité même d’un scripteur dans le régime des textes critiques de l’époque. L’intellectualité du vincisme apparaît, on s’est efforcé de le lire chez Barrès et chez Valéry, frangée d’ombre, pas de lumière sans effet de clair-obscur, mais elle est surtout corrélative de textes qui prennent en charge, assument quasi institutionnellement la “mauvaise part”. Le symbolisme et le décadentisme font couple dans le contexte des vingt dernières années du XIXe siècle. Les noirceurs sado-masochistes ne sont que le revers des lumières symbolistes, la part d’ombre qu’il y faut, ce couple ayant lui-même une relation fonctionnelle à toutes les opérations qui dans les pratiques tendent à défaire les illusions représentatives — qu’il s’agisse de peinture ou de littérature — pour faire apparaître le refoulé du travail, du matériau, du signifiant. Contre les lois régissant l’esthétique comme discours sur le Beau et donc comme discours sur l’Homme, il se perçoit, selon des modes variés mais complémentaires, des dispositifs sous-jacents fonctionnant selon des lois qui ne sont pas celles des valeurs humanistes. Dramatiquement, l’Homme se perçoit comme l’effet d’un mécanisme, il est donc nécessaire que le texte se dépense dans la dénégation, la fuite la plus haute ou la représentation déplacée de l’angoisse, les puretés sublimes de l’esprit ou les délectations provocatrices de la Décadence.
Notes de bas de page
1 Cf. “Une des formes les plus imprévues de ce mouvement de réaction contre le courant naturaliste [...] a été un retour à la tradition. Pendant longtemps les peintres avaient déserté le Salon Carré ou la salle des Sept Mètres pour les guinguettes de Chatou ou de Bougival. La mode était passée d’aller au Louvre. La nature devait payer cher cet engouement passager. Au cri de combat des réalistes, des impressionnistes, des “pleinairistes” : la Nature ! de nouveaux venus opposèrent le mot d’ordre : les Maîtres ! C’est en leur nom qu’on protesta contre l’étroitesse et la banalité du point de vue documentaire et près d’eux qu’on voulut goûter à des conventions plus élevées, apprendre à donner l’expression entière de notre vie, dans la complexité de ses aspirations et de ses rêves”, Léonce Bénédicte, “les Salons de 1898”, in Gazette des Beaux-Arts, t. XX, 1898-2, pp. 70-71.
2 Cf. Louis Gillet, Raphaël, Librairie de l’Art ancien et moderne, Paris, 1907. C’est sans doute l’ouvrage de Wölfflin, Die klassische Kunst, traduit en français en 1911 sous le titre L’Art classique. Inatiation au génie de la Renaissance Italienne, qui contribua le plus à la réinterprétation des œuvres de Raphaël sous le jour de la puissance décorative. En contre-point, on pourrait se souvenir des efforts désespérés d’une Marie Bashkirtseff : “ce pauvre Raphaël” (p. 56) ; “j’ai été au Louvre ce matin pour voir Raphaël, à la suite d’une lecture de Stendhal. Eh bien ! quoi que je fasse, d’après ce que je vois ici, je ne puis l’aimer. [...] Divin, divin !... est-il divin ?” (p. 688 du Journal, Paris, Mazarine, 1980).
3 Paul Janet résumait les principes esthétiques de Lamennais en soulignant la place qu’il accordait au dessin “comme tous les grands idéalistes”. La couleur est la matière, le dessin est l’esprit donc “plus l’art tend à se spiritualiser, plus il attache d’importance au dessin, et réciproquement. Le coloris doit donc être subordonné au dessin, autrement l’art s’abaisse”. Cf. “Lamennais métaphysicien et esthéticien”, in Revue des Deux Mondes, 1889-2, pp. 376-411. Les exemples de réaction morale aux pratiques coloristes sont innombrables, Nordau voit dans les effets de lumière à la Rembrandt qui caractérisent les appartements modernes de dangereux excitants. Quant à Paul Desjardins, son souci de regénération lui fait célébrer la ligne “une pointe exacte ne peut être maniée que par un homme de plus de muscles que de nerfs, et là où vous voyez de belles formes cernées, voire un peu roides et sèches, vous pouvez conjecturer presque sûrement que vous avez affaire à des races, à des âges, à des hommes très volontaires”. Cf. P. Desjardins, “les Salons de 1899”, in Gazette des Beaux-Arts, t. XXI, 1899l, p. 443.
4 Correspondance de Marcel Proust, lettres à R. de Montesquiou, Paris, La palatine, 1930, lette VI, p. 7.
5 Correspondance de Marcel Proust, lettres à A. de Noailles, p. 41.
6 Cf. lettre d’André Suarès à Romain Rolland du 15 octobre 1889, in Cette âme ardente, Paris, Albin Michel, 1954, p. 180.
7 Joachim Gasquet, Narcisse, Paris, Librairie de France, 1931, p. 266. Le texte de La mort du grave et voluptueux Narcisse, dédié à André Gide, fut publié dans la Revue naturiste en 1897.
8 Albert Mockel, “Un héros”, in Mercure de France, 1898, novembre, p. 291. La livraison d’octobre de la même revue recense les articles parus à l’occasion de la mort du poète et cite, parmi d’autres, l’article de Paul et Victor Margueritte, neveux de Mallarmé, publié le 17 septembre 1898 dans l’Echo de Paris.
9 V.E. Michelet, Les compagnons de la Hiérophanie, cité par A. Mercier, in Les sources ésotétiques et occultes de la poésie symboliste, Paris, Nizet, 1969, tome 1, p. 134.
10 Charles Henry, “L’esthétique scientifique”, in La revue contemporaine, II, 4.25 août 1885, p. 443.
11 Cf. Félix fénéon, “Une esthétique scientifique”, article publié dans La cravache le 18 mai 1889, repris dans Au-delà de l’impressionnisme-Fénéon, Paris, Hermann, 1966, pp. 141-146.
12 Cf. Roger Marx, “Les Salons de 1895”, in Gazette des Beaux-Arts, t. XIII 1895-1, p. 444.
13 Cf. La vogue, 3è série, no 10, janvier 1887.
14 Cf. Th. de Wyzewa, “L’Art wagnérien, II, la peinture”, article publié en mai 1886 dans la Revue wagnérienne, repris dans Nos maîtres, Paris, Perrin, 1895, pp. 11 à 26. Outre la citation faite, ces lignes : “les couleurs et les lignes, dans un tableau, ne sont pas la reproduction des couleurs et des lignes, tout autres, qui sont dans la réalité ; elles ne sont que des signes conventionnels devenus adéquats à ce qu’ils signifient par le résultat d’une association entre les images, mais aussi différents en somme, des couleurs et des lignes réelles, qu’un mot diffère d’une notion ou un son musical de l’émotion qu’il suggère”. Ces lignes furent publiées peu avant que la traduction du Laocoon de Lessing ne redonne activité dans le contexte français à un texte qui s’efforce de penser une différence entre signes picturaux et littéraires tout en maintenant comme donnée de base la fonction imitative des uns et des autres. La proposition de Wyzewa, symétrique de celle de Lessing, est d’une rare clarté pour l’époque.
15 Cf. Cours d’Esthétique par W.F. Hegel, traduit par Ch. Bénard, Paris, Joubert, 1848, tome III, IIIè partie, ch. 1er, “De la peinture”, pp. 351-353.
16 Cours d’Esthétique, tome I, p. 141.
17 Cf. Maurice Davanture, La jeunesse de Maurice Barrès, 1862-1888, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1975, t. 2, p. 640.
18 Maurice Barrès, “Une visite à Léonard de Vinci”, in Trois stations de psychothérapie, Paris, Emile-Paul, 1913, p. 100. Le texte fut d’abord publié dans le supplément littéraire du Figaro du 29 juin 1889, puis publié en volume en 1891.
19 Du sang, de la volupté et de la mort, “L’évolution de l’individu dans les musées de Toscane”, Paris, Plon-Nourrit, 1921, p. 251.
20 Trois stations, “La légende d’une cosmopolite”, p. 151.
21 Du sang, de la volupté et de la mort, “Les deux femmes du bourgeois de Bruges”, Paris, Plon-Nourrit, 1921, p. 83.
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