Chapitre I. Précurseurs
p. 17-34
Texte intégral
1Il ne s’agit pas de remonter aux “sources”. Qu’il y ait eu une tradition continue qui depuis Vasari célèbre Léonard de Vinci est certain ; pour ce qui est de son œuvre peint et spécialement de la Joconde il en va, on l’a dit, autrement. Plus que la peinture même en effet ce qui organise la représentation positive de Léonard est la diversité de ses capacités, une réputation d’universalité. Architecture, sculpture, musique, décoration, fortification, armement, on sait l’homme “complet” et pas seulement peintre même si on connaît de fait mal son œuvre et quasiment rien de ses Carnets. Pour ce qui est de la peinture, elle tend à travers le texte de Vasari et spécialement celui qui décrit le portrait de la Joconde à passer pour essentiellement naturaliste, un exemple d’extraordinaire fidélité au réel. Tout cela est dit et redit et tout cela se trouve aussi bien occasion de la louange que motif de la réserve quant au peintre du moins.
2Ce qui fait le prix d’une œuvre est qu’elle soit faite et parfaite, singulière et environnée d’une production nombreuse et sûre, c’est aussi que son rapport aux textes soit exemplaire, que le visible y apparaisse comme apprivoisé avant même le travail du critique par la tutelle préalable d’une noble et intéressante histoire... Léonard est en défaut quant à ces exigences. Le corpus de ses œuvres, même enflé d’illusions que récusa ensuite la critique du connaisseur, est mince, constitué non seulement de peu d’œuvres mais d’œuvres qui semblent peser peu à la balance du texte. Il ne subsiste rien qui relève des grands genres, la fameuse bataille d’Anghiari est un souvenir d’échec grave, celui causé par le métier même. Détruite avant son achèvement, la fresque témoigne d’un orgueil qu’on comprend mal, d’une invention là où au contraire la tradition est tout et la recherche une entrave à l’activité supérieure du génie qui est dans la conception de l’œuvre bien davantage que dans sa technique. Même déception pour ce qui est de la Cène, plus aigüe peut-être de ce que l’échec est cette fois constatable de visu. Léonard apparaît comme dénué de la facilité du génie qu’on admire tant chez Raphaël, il est peu fécond et laborieux, encombré de problèmes qui relèvent de l’artisanat plus que de l’Art et que de surcroît il traite mal.
3Il n’est pas jusqu’à la diversité des capacités qui pour louée qu’elle soit ne puisse apparaître sous le jour négatif de l’instabilité, de la dispersion. La morale qui guide l’esthétique ne peut valoriser la curiosité, caractère féminin bien plus que masculin, le mouvement vaut moins que le repos et le multiple moins que l’unité. On flaire partout une étrange féminisation du génie, un malaise qui assigne de fait à Léonard une place spécifique même et surtout si cette spécificité demeure discrète, jamais affirmée mais toujours sous-jacente à l’éloge. Si Léonard n’offre pas ce caractère de santé classique qui caractérise le discours sur Raphaël, il n’en reste pas moins préservé des restrictions ouvertes qui s’exprimeraient à propos d’un Rembrandt par exemple. Le domaine italien est quasiment globalement préservé de la singularité excessive qui, en revanche, devient le caractère dominant du texte concernant les génies subalternes de l’héritage non-italien.
4Il reste que Léonard possède un mérite propre, irréductible, unique : sa mort au Clos-Lucé. L’événement est si nécessaire, si utile, qu’on ne se presse guère d’en supputer le caractère légendaire. La mort près d’Amboise et du Roi permet de réaliser sous le mode du récit exemplaire une sorte de translatio studii qui associe la France à l’héritage des Anciens par la médiation de l’Italie. Le voyage cesse alors d’être la marque d’une instabilité de caractère que regrette le moraliste puisqu’il permet de confirmer de “réel” une représentation politico-culturelle inculquée dès le règne même de François 1er. La France est mère des Arts et des artistes et ses princes eurent pour souci quasi primordial de permettre l’épanouissement de cette heureuse donnée naturelle.
5La fonction de Léonard est donc de venir mourir en France, doublement pieux il reçoit sur son lit de mort d’abord son Dieu puis “son Roi”. C’est à François 1er que revient le rôle final d’une réversion exemplaire de la pietas :
Le roi se leva, et lui tint la tête pour alléger son mal ; mais comme si ce divin artiste eût senti qu’il ne pouvait espérer un plus grand honneur sur cette terre, il expira dans les bras du souverain.
(F. Valentin, Les peintres célèbres, Bibliothèque de l’Enfance chrétienne, Tours, Mame, 1841, p. 50)
6Seul Italien parmi les ombres maléfiques des Concini, Mazarini, Lulli, seul peintre aussi, Léonard s’intègre à la légende monarchique. Le livre éducatif, la vignette édifiante, le tableau d’histoire reproduise à l’envi le couple du Prince et de l’Artiste, étreinte édifiante qui récuse des aventures moins pieuses et du Prince et de l’Artiste, étreinte qui fait vivre la légende et dont on oublie qu’en somme l’Artiste en est mort. Léonard côtoie ainsi tout ce “qui fit la France”, étranger modèle en ce que son altérité trouve son achèvement ultime dans le sein de la France, artiste modèle en ce que sa marginalité errante trouve son terme dans les bras du pouvoir.
7Cette légende utile à bien des égards, le Second Empire cherche moins à la ruiner qu’à lui trouver des cautions par les voies de l’archéologie. Arsène Houssaye, homme de lettres curieux de tout ce qui touche au grand Florentin, se chargea de proclamer l’intérêt des fouilles entreprises à Amboise pour retrouver un tombeau qui pourrait donner une caution scientifique moderne à l’histoire légendaire, l’Empire et l’Empereur sont, on le sait, très avides de ces témoignages du sol français. Ces fouilles et leur relation qui fut publiée en appendice de l’Histoire de Léonard de Vinci importent cependant moins ici que l’activité d’écriture d’Arsène Houssaye lui-même.
8Le texte publié en 1869, comme les chapitres concernant Léonard qui figurent dans Les Dianes et les Vénus de 1875, témoigne de la constitution dans les années qui précèdent d’une bibliothèque vincienne, d’un corpus de références et de citations que vont inlassablement récrire les textes ultérieurs. En 1869, la même année donc que celle où Arsène Houssaye publie son Histoire, l’essai sur Léonard de Vinci de Walter Pater témoigne de même de l’existence d’une “littérature” constituant l’intertextualité avouée de l’écriture. Il y a là plus que concomitance dans la mesure même où l’on peut constater que ce sont les même textes, ou peu s’en faut, qui en France comme en Angleterre interviennent dans l’écriture.
9Certes, il s’agit de textes parfois relativement anciens comme ceux de Stendhal et de Gautier mais des textes plus proches et ne se référant à Léonard que très ponctuellement sont aussi référés, on pense à Taine et à Michelet. Textes d’amateurs, textes alimentaires, textes de non-spécialistes, textes qui plus qu’un savoir érudit annoncent une glose littéraire, une écriture assignant à quelques lignes ou quelques paragraphes une fonction de révélation. Ecrire sur Léonard ne consiste donc plus à recourir d’abord à Vasari, les effets textuels d’une écriture du XIXe siècle désormais s’imposent.
10L’existence d’une présence “moderne” de Léonard de Vinci n’est cependant que l’indice d’un processus qui atteint la représentation elle-même. Il n’y a dans ces textes de la nouvelle bibliothèque vincienne d’actualité de Léonard que dans la mesure où le peintre, échappant à son historicité objective, est constitué comme lui-même “moderne”. Qu’il s’agisse du texte de compilateur rédigé par Houssaye ou des textes de Taine, de Michelet et de Gautier, une même évidence s’impose qui est, au sein même de textes historiques quant à leur propos d’ensemble, une dénégation de l’historicité. Il ne s’agit pas d’une nostalgie régressive qui méconnaissant la modernité ferait du passé la “région où vivre”, tout au contraire il s’agit d’un objet que le discours situe d’abord dans un passé relativement lointain qui se trouve soustrait à la perte même du passé et posé comme appartenant en vérité à l’âge moderne. Avant toute élucidation de ce qui s’entend dans la “modernité” de Léonard, ce qui s’impose est cette opération spécifique sur le temps. Léonard de Vinci se voit rejeté du passé hagiographique dont la représentation était significativement centrée sur la mort, sa mort, pour être introduit dans l’incertitude même du présent. Il est l’occasion d’une violence extrêmement agressive contre la représentation, violence d’autant plus exemplaire que parmi ceux qui l’organisent il est des historiens. L’anachronisme devient vérité avec la caution du nom et des œuvres de Taine et de Michelet. Au moment même où l’histoire apparaît sur la scène de la connaissance scientifique moderne, une figure est investie à rebours de l’objectivité. Plus qu’un objet du discours historique, Léonard apparaît comme un objet du désir susceptible de trouer d’une présence le récit de l’absence. Du conte moralisant du Prince et de l’Artiste, on passe soudainement à l’ébauche d’une figure mythique, celle d’un vainqueur du temps.
11Léonard est de notre temps et non du sien ; il annonce moins qu’il ne réalise déjà pleinement, Houssaye n’en fait pas un prophète mais un mystère en écrivant qu’il “a trouvé du premier coup l’homme moderne”. De même, Taine assure dans le Voyage en Italie : “par les principaux traits de son génie, il est moderne”. Cette modernité est tantôt attestée par une représentation de l’activité de Léonard comme peintre, tantôt par une représentation de l’activité du savant. Michelet dans l’Histoire de France au XVIe siècle cite Edgar Quinet : “il a découvert la machine à vapeur, le mortier à bombe, le thermomètre, le baromètre, précédé Cuvier dans la science des fossiles, Geoffroy Saint-Hilaire dans la théorie de l’unité”. Il réalise donc la science moderne, il ne soupçonne pas la machine à vapeur il la découvre et nul ne semble s’étonner qu’il ne la réalise pas en effet. L’image dont on est encore à l’heure actuelle mal délivré s’élabore et le désir à l’œuvre dans une telle représentation est assez fort pour que l’interrogation épistémologique soit désarmée. Il ne s’agit pas de connaître Léonard et à son propos d’identifier la science et les techniques du XVIe siècle, il ne s’agit même peut-être pas foncièrement de valoriser Léonard, ce qui est à l’œuvre c’est bien la “modernité” en tant que celle-ci semble en mal d’une structure mythique qui l’autorise. L’opération tente moins comme il apparaissait d’abord de soustraire Léonard à son contexte que de prendre appui sur cet anachronisme pour représenter la modernité sous le jour d’un achèvement antérieur. Non plus donc s’opposant au passé par le danger même de l’ouverture vers l’avenir mais ayant déjà comme les structures du passé une clôture repérable, une expérience faite. La hantise de la modernité est de se présenter comme réalisée, ce que permet la diversité de Léonard et sa réputation d’investigateur infatigable, c’est de constituer une histoire moderne déjà accomplie. La modernité tente ainsi de faire fonctionner à son profit une structure para-mythique qui lui permette de se présenter non dans la nudité d’une rupture novatrice mais dans la perspective de la répétition qui est celle qui organise les représentations culturelles culturelles dominantes. S’il n’y a bien de valeur commune que dans la répétition de ce qui a été primitivement accompli, la fiction du Vinci moderne permet de poser la modernité comme valeur et/ou comme culture.
12Le paradoxe organisateur de la représentation est donc de devoir lutter contre l’idéologie chrétienne, réactionnaire, passéiste en reproduisant mais décalée la structuration de ses processus de légitimation, l’idéologie moderniste est en mal de référence. Le Léonard du XIXe siècle s’élabore de ce manque, il n’est moderne que du désir d’une idéologie d’intégrer et de convertir ce à quoi elle s’oppose. Léonard de Vinci est d’abord un contremythe, un contre-Christ, posé ainsi par les textes du milieu du siècle, il le demeura jusqu’à la fin et au delà. C’est en tant qu’il réalise dans le passé la modernité même que Léonard va s’intégrer dans le discours scolaire de l’école laïque, modèle de l’esprit qui analyse et critique, rejette la croyance et pratique l’expérience. La pietà d’Amboise subsiste mais désormais concurrencée par la statue du Précurseur, monument laïque parmi tous ceux dont la République orna les villes, faisant de la rue et des places le Temple où s’honorent les intercesseurs et protecteurs. Léonard participe non plus à l’hagiographie monarchique mais à celle de l’esprit moderne, il est avec Copernic et Galilée, Giordano Bruno et Rabelais, écrivains et médecins, clercs en rupture de vœux, esprits libres condamnant les vieux mythes et de cela même mythisés à leur tour.
13Rien ne serait plus fallacieux cependant que d’assigner la responsabilité d’une imagerie à ceux qui en quelques lignes ou quelques pages ont établi la modernité de Léonard. Il s’en faut de beaucoup que Taine ou Michelet aient fait œuvre édifiante.
14Ce qui définit l’âme moderne peut être foncièrement différent dans les textes de Michelet et de Taine, il reste que dans les deux cas s’observent des contradictions qui sont comme la marque même de la contre-mythisation, c’est là non moins que se trouve déjoué le simplisme didactique et ouvert un champ de récritures. Michelet et Taine constituent en effet une référence constante et souvent conjointe de l’essentiel du vincisme de la fin du siècle.
15L’âme moderne ne pose sa nouveauté radicale qu’à travers le répertoire fantasmatique dont elle proclame la caducité. Les mythes chrétiens habitent cette “âme” alors même qu’ils sont rejetés dans les ténèbres antérieures des âges médiévaux. Ceux-ci, pour négatifs qu’ils soient, constituent néanmoins un âge d’avant la faute, un moment d’innocence dont la nostalgie vient habiter le nouvel âge qui est celui de la connaissance. Comme invinciblement le récit biblique fait retour et l’association entre la connaissance et la culpabilité semble constituer une structure indépassable qui interdit la constitution désirée d’une culture moderne. Le clivage des temps est radical mais il répète celui qui organise le temps biblique, l’affimation positive est dès lors inévitablement ombrée d’une nostalgie contradictoire. L’homme nouveau qu’est Léonard, les personnages modernes qu’il donne à voir, conservent une certaine “misère” ontologique qui naît de la séparation d’avec les âges de la foi. Avant la modernité existe un reploiement qui est à la fois brimant et protecteur, après s’ouvre le temps de la solitude qui est celui de l’aventure, du possible exaltant et terrifiant. La Renaissance est une mise au monde, inéluctablement le Moyen-Age et ses ténèbres préalables sont craintes et désirées, la régression hante les prophètes et constitue leur profondeur propre. Michelet cite les Révolutions d’Italie de Quinet, longuement, mais c’est pour en corriger la radicalité apollinienne. Bacchus et saint Jean ont, selon Quinet, “un regard éblouissant qui porte la lumière”. Ce regard d’ange “lucifer”, Michelet le voile, l’habite du désir et des fantasmes :
Nous n’en sommes point à la victoire. Galilée est loin encore. Le Bacchus et le saint Jean, ces âpres prophètes de l’esprit nouveau, en souffrent, en sont consumés. Vous le voyez à leurs regards. Un désert les en sépare, avec cent mirages incertains. Une étrange île d’Alcine est dans les yeux de la Joconde, gracieux et souriant fantôme.
(Préface au volume Renaissance de l’Histoire de France au XVIe siècle, Paris, Chamerot, 1855, p. XCI)
16Le regard impose l’évidence du clivage et nullement celle de la sécurité attendue des héros fondateurs. L’histoire se réinvestit contre l’imagerie pieuse des gloires laïques mais c’est encore sous le mode des représentations chrétiennes et médiévales. La “tentation” subsiste dans ce nouveau désert habité d’un désir qui n’est en quelque sorte pas moins mystique que l’autre. Quant à l’enchanteresse nouvelle, elle ne promet que les illusions d’une littérature qui très précisément se pose à travers le texte chevaleresque. Cependant, l’opposition de ces figures peintes par Léonard à celles qui témoignent de l’esprit médiéval est péremptoire, démonstrative. Michelet guide son lecteur au Louvre et “montre” le vis-à-vis constitué entre les Vinci et les “défaillantes figures du frère Angelico de Fiesole, restées aux pieds de la Vierge du Moyen-Age”.
17Le “vieux mysticisme”, la prostration débile de l’homme sous la Mère épouse de Dieu ; mais la Renaissance n’est pas moins mystique si l’on suppose au mot la possibilité de se définir comme position des sexes.
18En un premier moment l’homme est libéré de la Mère, il s’affirme d’abord, on l’a dit, à travers la citation de Quinet, rayonnant. Il affronte la Femme, non plus Marie mais la Nature. Mobilité et audace non pas doute dans ce Vinci qui est “le génie de la Renaissance en sa plus âpre inquiétude, en son plus perçant aiguillon”. Mais connaissant la Femme/Nature, la virilité en fait se confond avec son opposé. La représentation vincienne se trouve investie par une fantasmatique androgyne dont Roland Barthes dans son Michelet par lui-même a souligné l’importance. La possession rayonnante produit l’assimilation par l’homme de la féminité. Léonard réalise une fusion parfaite des principes, il est une sorte de Grand Œuvre vivant dans ces lignes enfièvrées :
Ce Vinci, fils de l’amour et lui-même le plus beau des hommes, sent qu’il est aussi la Nature ; il n’en a pas peur. Toute la nature est comme sienne, aimée de lui.
19Nouveau Dieu, le bâtard du notaire florentin, fils de l’amour charnel, est en fait un nouveau Christ. Si Vinci représente en Léda “l’hymen des deux natures”, si en son œuvre et en lui c’est “toute la création retrouvée parente de l’homme”, ces noces mystiques répètent celles qui dans le Christ unissent les deux natures et annoncent la réconciliation finale. Le Vinci de Michelet devient non pas tant le prophète que celui qui comme le Christ accomplit déjà les prophéties, manifeste déjà dans l’histoire les fins dernières. Léonard apparaît bien comme une figure mythique substitutive permettant de rejouer en les décalant les mythes chrétiens des origines et des fins. Michelet objective ainsi sa propre utopie de l’unité finale des sexes réconciliés.
20Quelle que puisse être la force de cette eschatologie moderne, l’androgynat vincien n’existe pas sans son contraire. Là encore, l’image de la perfection peut être à la fois donnée comme réalisée et à venir et dans cette double visée peut se restaurer l’errance. L’essentiel est que ce soit une même figure ou au moins la production du même artiste qui puisse témoigner de ce battement incertain entre la perfection unitaire et les dissociations douloureuses. La féminité se reconstitue en altérité fascinante et dangeureuse, ce n’est plus l’homme, le principe mâle qui réalise l’intégration parfaite de la femme/nature ; l’initiative est féminine et, en conséquence, tradition chrétienne exige, pervertissante. La Joconde trouble le spectateur, Michelet se met en scène lui-même dans ce risque mortel suscité par la représentation féminine moderne :
Cette toile m’attire, m’appelle, m’envahit, m’absorbe ; je vais à elle malgré moi, comme l’oiseau au serpent.
21La féminité que n’exorcise plus le mythe chrétien n’en demeure que plus mythique. La Joconde dévore l’homme ; la peinture moderne suscite l’exhibition d’une panique devant une figure castratrice. Le héros lui-même dont l’anecdote biographique narre la perpétuelle difficulté à achever toute œuvre et spécialement ce portrait succombe comme Roger aux pièges d’Alcine :
La Joconde, gracieux et souriant fantôme. Vous la croyez attentive aux récits de Boccace. Prenez garde, Vinci lui-même, le grand-maître de l’illusion, fut pris à son piège ; longues années il resta là, sans pouvoir sortir jamais de ce labyrinthe mobile, fluide et changeant, qu’il a peint au fond du dangereux tableau”.
22Moins que le paysage de rochers et d’eau qui se voit derrière le portrait, Michelet désigne l’invisible image matricielle que l’inconscient du peintre a “figuré” dans son tableau, celle du moins que le spectateur Michelet désire. En dépit ou peut-être à cause de la violente personnalisation qui caractérise paradoxalement le texte de l’historien, la représentation constituée par Michelet va lui échapper pour devenir, on l’a dit, la référence obligée de la glose ultérieure. Cette page concerne indubitablement Michelet lui-même et les problèmes de cet “ultra-sexe” dont parle Barthes mais loin de la singularité du scripteur elle se constitue comme l’extrême concentration de dispositifs interprétatifs qu’on pourra répartir et opposer. L’œuvre de Léonard figure à la fois la quête des synthèses qui fait de l’Androgynat une figure pertinente du réseau des textes que l’on qualifiera de “symbolistes”, elle figure non moins les dissociations mortelles associées à l’interprétation décadente. Globalement, ce dont témoigne ce texte publié en 1855 est l’appréhension de la peinture à rebours de l’esthétique qui en règle l’expérience convenable. Un étagement complexe de conflits dit l’engagement du sexe dans le regard, le Beau y trouve en quelque sorte sa perte en ce qu’il lui appartenait d’être foncièrement l’occasion d’une jouissance “désintéressée”. Au delà de la peinture, c’est la représentation même du monde et de l’homme, l’idéologie, qui se voit assigner comme principe l’altérité sexuelle.
23La capacité interprétative du texte de Taine est sans doute plus restreinte, il n’en reste pas moins que comme dans le cas de Michelet, ce n’est pas une étude consacrée à Vinci qui agit sur l’imaginaire de la fin du siècle mais quelques paragraphes suscités, comme fortuitement, par l’étape milanaise du voyage en Italie. Comme la préface de la Renaissance, le texte du Voyage appartient chronologiquement au milieu du XIXe siècle mais dans les deux cas des rééditions nombreuses permettent une lecture permanente dans les décennies qui suivent, en même temps qu’elles témoignent de l’intérêt soutenu porté à la lecture.
24Le récit de l’étape milanaise est dominé par la glose de la Cène du réfectoire de Sainte Marie des Grâces et par le commentaire des portraits plus ou moins apocryphes du musée de Brera. Le texte de Taine est produit comme réception des figures et plus spécialement de visages dont l’expression est analysée conformément à un procès critique qui n’a, à l’époque où écrit Taine, nul besoin d’être rapporté à une influence théorique précise. On ne saurait dire s’il y a hégélianisme banal dans cette recherche interprétative des altérations de la forme idéale selon un code psychologique, certes c’est bien là la manifestation de l’essence “romantique”, au sens hégélien du terme, de la peinture mais cette interrogation des signes picturaux est elle-même bien antérieure à son inscription dans l’Esthétique. La Cène, on aura l’occasion d’y revenir, est perçue tout particulièrement comme une représentation analytique des passions de l’âme excitées par un événement d’importance spirituelle suprême, elle occupe en tant que telle une place privilégiée dans l’Histoire de la peinture de Stendhal. Cependant, et cela alors même que la fesque ou les panneaux de Milan s’y prêtent mal, Léonard de Vinci n’est pas qu’un analyste des passions, son apport à l’héritage pictural européen est proprement pictural, il a, on le sait, inventé le clair-obscur.
25Le jeu des ombres et des lumières peut être conçu d’abord comme un artifice représentatif au service de la fonction imitative du réel qui est assignée à la peinture, il est en cela la manifestation même de la démarche scientifique de Léonard appliqué à la représentation illusionniste du relief dans l’espace bidimensionnel de la peinture. Cependant, contre ce matérialisme nu, la lecture symbolique travaille, seule capable d’assigner une “valeur” dans l’ordre idéal de la spiritualité. Le travail sur l’ombre et la lumière devient non pas seulement un moyen de représentation mais un moyen d’expression, il est signe d’un conflit intérieur, marque dans la visibilité picturale de cette âme “romantique” caractéristique de la peinture en tant qu’art de l’âge moderne. Charles Blanc, dans l’Histoire des peintres de toutes les écoles, fait du clair-obscur la partie proprement expressive de la peinture, permettant de représenter à la fois “tous les reliefs du corps et toutes les émotions de l’âme”1. Or ces émotions sont d’abord conçues comme celle d’un homme situé dans l’histoire, d’un homme de la Renaissance et donc la structure fondamentale des émotions de l’âme est constituée par le conflit représenté par le texte de Michelet entre l’ombre médiévale et la lumière moderne qui n’est elle-même que la résurgence de la lumière antique. La modernité filtre ainsi à travers les “voiles sombres du Moyen-Age” mais ce conflit des âges se lit encore comme celui de l’intelligence et de “toutes les ombres du cœur”, cette part maternelle qui est désir et hantise du nouvel homme. Ces “ombres” attirent non moins Taine que Charles Blanc mais la particularité propre au texte de Taine est de s’établir délibérément sur ce revers de l’apollinisme renaissant.
26Les portraits de Milan ne donnent pas à voir des dieux mais des êtres auxquels un nom, fût-il conjectural ou légendaire, assigne une individualité “moderne”. Taine, en conséquence, s’oriente moins vers le mythe que vers le roman en épiant les signes d’une histoire passionnées, peut-être stendhalienne. Les formes sont minées par le passage de l’âme, “le frémissement de la vie intérieure a creusé légèrement les joues et battu les yeux”2. L’altération spécifie la place de Léonard par rapport à l’esthétique de la Renaissance telle que Taine l’identifie selon le canon raphaélite, le repoussoir n’est pas médiéval mais trouvé dans la récurrence classicisante. La nudité athlétique, très extérieure, quasi purement formelle, constitue la “véritable” Renaissance dont Léonard précisément se distingue par une complexité que Taine déchiffre comme la marque d’un avenir et non comme celle du passé. A la différence de Michelet ou de Charles Blanc, il n’est pas d’avenir rayonnant, les beaux corps purs et vides de la Renaissance constituent une sorte d’ilôt tout investi de nostalgie, perdu en fait à jamais et de cette perte même autorisant la formulation d’un désir homosexuel à peine voilé. La frustration de ce désir des athlètes vigoureux génère en contre-point l’agressivité accusatrice qui caractérise le développement de la glose tainienne des figures vinciennes. Des rives pures de la bonne santé où officiellement il campe, Taine dénonce les maladies romantiques comme autant de perversions. Le roman secret des êtres du Musée de Brera n’est pas celui que les Chroniques italiennes pouvaient laissez attendre, ces âmes sont trop complexes et trop lasses pour être véritablement stendhaliennes.
27Alors même que Stendhal, en récusant la lisibilité mécaniste des passions qui était comme l’abrégé des exigences de l’esthétique académiste française, préconisait une représentation qui impose l’évidence globale et forte d’une “âme passionnée” et déçoive la prolixité psychologisante par cette unité même, Taine fait de la déception de l’analyse le principe de sa suspicion critique. Ces âmes ne sont pas médiocres, loin de là, elles sont excessives mais dans la complexité, l’analyste est un échec et son texte n’est plus que l’exhibition redondante d’une fascination culpabilisée. Ce qu’il voit est tout “en trop”, il faudrait enlever, rectifier, réintégrer, le sentiment est “trop peu délié, trop compliqué, trop en dehors et au-delà du commun, insondable, inexplicable”. Agression d’une présence, visibilité soupçonnée d’un interdit, les figures cachent quelque chose, “un monde intime et secret”, “une délicate végétation inconnue”, l’amateur de nudité est pris à contre-pied. Brutalement donc des figures féminines, il faut revenir aux autres mais pour en dénoncer les turpitudes morales, Vinci semble impardonné d’avoir interrogé l’interrogateur. Reprenant des soupçons qui datent de la vie même de Léonard, Taine suggère, insinue et jouit discrètement :
Quelque fois parmi de jeunes athlètes fiers comme des dieux grecs, on trouve un bel adolescent ambigu, au corps de femme, svelte et tordu avec une coquetterie voluptueuse, pareil aux androgynes de l’époque impériale, et qui semble, comme eux, annoncer un art plus avancé, moins sain, presque maladif, tellement avide de perfection et insatiable de bonheur qu’il ne se contente plus de mettre la force dans l’homme et la délicatesse dans la femme, mais confondant et multipliant par un singulier mélange la beauté des deux sexes, il se perd dans les rêveries et les recherches des âges de décadence et d’immoralité.
28A se vouloir chez Phidias on se retrouve chez Pétrone ou Jean Lorrain. En 1866, Taine inaugure par ces lignes une littérature.
29L’utopie fusionnelle et rédemptrice de Michelet devient dans le vincisme du Voyage en Italie une turpitude décadente, l’oméga du désir n’est plus qu’une perversion que la morale réprouve. La fièvre mystique, l’expérience du désert, la jouissance baroque des êtres de Michelet n’est plus qu’un interdit sexuel. Il est vrai que comme tel, l’interdit garde sa charge de séduction...
30L’âme double et trouble, le corps ambigu et défait, la modernité de Taine s’inaugure dès les premières années de la Renaissance comme “dégénérescence” pour reprendre le titre sous lequel Nordau fut connu en France, Nordau qui tenait d’ailleurs Léonard pour un esprit foncièrement sain et très étranger aux perversités décadentes3. En quelques lignes Taine institue la lecture décadente de Léonard et produit le portrait idéal d’un Des Esseintes qui serait sans l’humour et le paradoxe :
On distingue dans les orbites enfoncées, dans les paupières fatiguées, dans les plis imperceptibles de la joue, les exigences infinies et la souffrance sourde de la créature trop fine, trop nerveuse et trop comblée, l’alanguissement des félicités usées et la lassitude du désir inassouvi.
31Encore et toujours beaucoup de choses en trop. L’excès s’interprète en déperdition, la mort mine la représentation moderne. Pas de beauté, peut-on déjà deviner, qui ne soit désormais la figuration d’un travail de mort dans l’image. Cela retombe finalement en mythe, la Religieuse de la Galerie Pitti est un vampire blafard dont les lèvres semblent “une fleur de pourpre éclose sur un sépulcre...”.
32Vinci occupe dans ces écritures une place singulière. Manifestement il fait s’égarer le discours esthétique, il en constitue l’échec mais un échec qui est comme recherché au profit de l’écriture. Il est par excellence le peintre qui fait écrire “à côté”, sa fonction semble de permettre la déviance dans l’espace canonique que constitue cependant le corpus de la peinture italienne de la Renaissance. Il est au centre même du dispositif de représentation de l’héritage, il est l’un des dieux de la peinture mais chargé d’organiser comme un point de perte du système des valeurs. Constatons donc plus exactement que la position initiale de Léonard dans le répertoire des valeurs était suffisamment problématique pour que cette pièce du dispositif soit investie par un discours qui rompt avec le code reçu. Cela ne signifie pas qu’on découvre Léonard, qu’on adopte enfin de sa vérité, qu’est-ce que cette vérité dont plus de trois siècles se seraient passé, cela ne signifie pas davantage qu’il n’y ait là qu’extravagance et fantaisie personnelle de quelques critiques. Il y a rencontre entre des données du discours régissant la représentation de l’héritage pictural et d’éléments “objectivables” du corpus pictural vincien avec un nouveau désir de formulation de la relation de la peinture, voire de la culture, au sujet. La multitude d’activités du personnage historique, le soupçon d’homosexualité qui pèse sur lui, la rareté de l’œuvre, l’inachèvement ou la ruine de presque tout ce qui fut entrepris, le travail même du clair-obscur en ce qu’il fait intervenir le jeu incertain des lignes et des couleurs, le travail sur la déception de l’expression et la rétention du mouvement, tout cela constitue un faisceau qui est disponible depuis l’origine mais qui est neutralisé par et dans le discours, comme inerte et présent. Ce qu’on constate est que ces données “intéressent” le milieu du XIXe siècle, ce qui est est “activité” quasi soudainement et devient point d’ancrage de l’écriture. Hasard ? sans doute pas, détermination mais sans doute complexe et dans laquelle jouent à coup sûr et surtout initialement les singularités individuelles des scripteurs quand ceux-ci se nomment Michelet et Taine, c’est-à-dire lorsqu’un ensemble de textes et de pratiques extrêmement diversifiées et éloignées de l’objet ici pris en compte viennent en fait organiser la réception de quelques pages. La particularité de l’expérience est recouverte par la notoriété d’ensemble des textes des scripteurs, cette illustration n’est cependant elle-même importante que dans la mesure où des dissociations et des déséquilibres, des désuétudes et plus encore des incapacités à rendre compte des pratiques nouvelles apparaissent dans le tissu des représentations notoires en imposant la pertinence de formules et d’images de rechange. L’ébranlement individuel fait alors cristalliser le désir latent et une nouvelle rhétorique s’inaugure. Ce qui s’amorce avec les textes du Second Empire témoigne d’une perturbation des représentations, de la proposition de représentations satisfaisant relativement à l’attente ; ce qui suivit peut alors s’identifier comme “la culture” de ces représentations, leur développement, leur “amplification” au sens de l’ancienne rhétorique, cela jusqu’à ce qu’à nouveau, selon le destin même des idéologies, il y ait perception de l’impuissance du système à rendre compte des pratiques.
33Les textes de Michelet et de Taine font apparaître l’essentielle “impureté” du problème vincien sur laquelle repose son exceptionnelle fécondité. Entendons que la peinture de Vinci, plus sans doute que toute autre à la même époque, constitue une remarquable occasion pour que s’engouffre dans l’expérience esthétique à proprement parler un faisceau de préoccupations témoignant de l’interrogation globale du système culturel. A cela correspond une donnée objective et légendaire à la fois : l’universalité de Léonard et tout particulièrement la cœxistence de pratiques picturales et littéraires avec des pratiques scientifiques et techniques. La saisie de Léonard par l’idéologie de la fin du siècle n’est en cela nullement contingente, faut-il encore insister sur ce que cette congruence de la figure avec l’un des problèmes clefs de la culture du moment n’échappe à un simple figement hagiographique que dans la mesure où persiste une transgressivité comme irréductible du personnage et cette mobilité même qui le caractérise insinue un soupçon permanent de sa sexualité. Vinci est utile de par l’ombre d’anormalité qui l’environne, il devint néanmoins caduc dans la fonction mythique quand se développent des interrogations impérieuses concernant l’économique, le social et l’intériorité qui est le revers intime compensatoire, champs sur lesquels la figure vincienne, déjà ressassée, apparaît sans emprise. L’impureté de mythe pictural autorise une possiblité de représentation dépassant largement le seul domaine pictural, il n’en reste pas moins que sa compréhension n’est nullement indéfinie, la difficulté n’en est que plus grande quand il s’agit de saisir ce qui du “réel” stimule le développement d’une littérature vincienne ou ce qui finalement la stérilise, au moins pour un temps.
34Ce qu’il faut constater, pour en finir avec cette phase de mise en place des éléments fondamentaux des représentations ultérieures, c’est la diffusion autour des textes d’abord référés d’une connivence. Léonard agit sur sur les textes de critique picturale dans le sens énoncé précédemment, il pervertit, il est occasion d’aveu dont l’objet n’est pas l’esthétique mais le sujet lui-même. Même un Rio marque la pente, ne serait-ce que par le refus d’y succomber4. Charles Clément, qui foncièrement n’apprécie guère Léonard qu’il souhaiterait plus simple, plus religeux et plus lyrique, confesse le passage de la peinture au fantasme obsessionnel. A son premier voyage à Rome, il approche de la Ville obsédé par la figure ambiguë du saint Jean : “elle flottait devant moi sur la vaste plaine, je voyais ses lèvres folles et souriantes, ses yeux énivrés, ses abondants cheveux d’or, et j’entrais dans la ville éternelle, l’esprit hanté par le fantôme du faux dieu de tous les temps”5. Une bacchante, un Satan, double hésitation sexuelle et morale puisqu’il s’agit bien, aussi, du “saint” ; paysage déjà symboliste, d’un Jean Delville peut-être, figurant le trouble juvénile à l’irruption de l’indéfini du désir dans une condensation immotivée et d’autant plus obsédante de Rome et de la peinture de Léonard la plus strictement étrangère à la Ville.
35Gautier, dans un texte plus pittoresque, plus lâché, que ceux de Michelet et Taine, a déjà dit cette capacité des œuvres de Léonard à représenter moins la “peinture” que ce qui n’a pas de nom légitime chez le sujet : “les désirs réprimés, les espérances qui désespéraient s’agitent douloureusement dans une ombre mêlée de rayons”6. Il s’agit en quelque sorte toujours de la levée d’une censure et de l’expérience d’un point de fuite dans la nappe des représentations dominantes. Lorsque l’analyse de l’œuvre de Léonard tend à se déployer dans le sens prédominant de l’impossibilité du dire, de la déception de l’écriture, il faut lire comme une restitution de la jouissance dans l’espace banalisé par la critique. Certes, l’écriture prolifère quand il s’agit de “dire” sa propre impuissance mais, ce faisant, elle se pose elle-même comme bavardage rhétorique compensatoire et non comme “vérité” et corrélativement “pouvoir” sur le plaisir du lecteur/spectateur. Léonard fait apparaître contre l’impérialisme du langage un point spécifique de résistance ; il joue contradictoirement la clôture rénovée du texte culturel en permettant l’inscription de pratiques diversifiées mais non moins l’échec de la capacité du texte. Il tend à être constitué comme le lieu où la “vérité” vient à manquer et où, en conséquence, il y a possibilité d’énoncer par figures le désir et les fantasmes. Ceci, le texte de Gautier le manifeste, est lié à la puissance du clair-obscur en tant qu’hésitation, incertitude, échec du discours de la ligne mais Charles Clément et les autres complètent et déplacent, l’incertitude du visible de la technique représentative renvoie à l’interrogation sur la différence sexuelle.
36Il faut encore constater que Gautier déploie en texte la déception du discours critique dans l’expérience du vincisme par l’intervention nervalienne de la musicalité et de la réminiscence :
Sous la forme exprimée, on sent une pensée vague, infinie, inexprimable comme une idée musicale ; on est troublé, ému ; des images déjà vues vous passent devant les yeux, des voix dont on croit reconnaître le timbre vous chuchotent à l’oreille de langoureuses confidences [...]”7.
(Vie de quelques peintres, Paris, Charpentier, 1882, p. 223)
37Le texte échappe certes trop à l’indéfini musical, Gautier écoute le murmure “sous la forme” mais pour y percevoir bien moins une inscription de l’inconscient qu’une galanterie qui cherche le secret. Une superficialisation qui a des pesanteurs pénibles prend à revers la mythisation du dépassement du langage, l’ange de la Vierge aux Rochers est “un page de grande naissance” quand le spectateur de la Joconde est “intimidé comme un écolier devant une duchesse”. Un aristocratisme d’une balourdise balzacienne ! Il demeure que la récurrence du recours à la musique ne fut sans doute pas inopérant dans la mesure même où cela permettait d’inscrire le vincisme ultérieur dans une recherche très diversifiée d’un au-delà ou d’un au-deça du langage. Il n’y a pas qu’un écho du charme des héroïnes stendhaliennes dans le commentaire de la Joconde quand Gautier écrit que “le souvenir de cette adorable figure vous poursuit comme un de ces motifs de Mozart que l’âme chante tout bas pour se consoler d’un malheur inconnu”. La possibilité de lecture selon une thématique romantique d’une telle glose ne devrait pas en faire disparaître la signification quant à la relation ainsi écrite de la peinture, du langage et des processus inconscients. La peinture de Léonard tend à manifester une possiblité de dépassement de l’écran langagier, elle autorise une levée relative de censure, ce qu’écrit, peut-être, aussi la strophe des “Phares” qui situe les “apparitions” figuratives contre une clôture, celle “Des glaciers et des pins qui ferment leur pays”.
38La recherche d’une valorisation de l’altérité picturale par rapport au discours se formule par la musicalité mais celle-ci peut elle-même renvoyer à une pratique discursive qui est posée comme différente de la connaissance banale. La réminiscence est l’indice d’un platonisme de Léonard qui en fait un “Initié”, le peintre ne livre qu’en langage mystérieux et impénétrable à l’intelligibilité commune une connaissance secrète. L’énigme vincienne n’est que la réception “mondaine” d’une connaissance supérieure de type initiatique :
Les personnages vous regardent avec une pénétration si intime, des sourires si pleins de réticences et si prodigieusement spirituels, des yeux si rayonnants de pensées contenues, qu’on s’arrête devant eux tout interdit ! Vierges, Enfants Jésus, anges, saints, paraissent venir d’une sphère où Ton fait beaucoup de choses qu’ils ne veulent pas dire, et ont l’air joyeusement cruel et hypocritement doucereux de sphinx qui ont des énigmes indéchiffrables à proposer.
(Tableaux à la plume, “Le musée ancien”, p. 26)
39Le sphinx n’est cependant pas que la représentation d’une pénétration du peintre dans le domaine clos de la connaissance, Gautier ne s’en tenant pas à déployer en texte les harmoniques du silence vincien. La Joconde est l’occasion de pratiques associées qui devinrent ultérieurement quasiment caractéristiques de la critique décadente : Gautier procède par répétition con variazioni et par accumulation de références mythologiques.
40La glose du tableau s’inaugure dans un article d’occasion, le compte-rendu dans Le Moniteur d’une médiocre comédie représentée en novembre 1856 ; onze ans plus tard, le texte réapparaît dans le chapitre “Le musée du Louvre” rédigé pour Paris-Guide, chapitre qui à son tour fut repris dans le Guide de l’amateur au musée du Louvre en 1882. La reprise, à peine variée, d’une glose tisse la continuité des temps et témoigne de la résistance de l’interprétation jusqu’aux abords-mêmes de l’époque dite décadente. La Joconde de Gautier avait quelque raison de plaire, elle est dès 1856 la Femme c’est-à-dire l’énigme fascinante, le Sphinx même.
41La carbonisation des couleurs change les voiles en crêpe, la Femme promet le plaisir mais aussi bien la Mort ; dangereuse et interdite, séductrice et “surhumaine”, elle cache “des secrets interdits aux profanes”. Elle est le dévoilement de ce qui doit resté caché :
Ne dirait-on pas que la Joconde est l’Isis d’une religion cryptique qui, se croyant seule, entr’ouvre les plis de son voile, dût l’imprudent qui la surprendrait devenir fou et mourir.
(Guide de l’amateur au musée du Louvre, Paris, Charpentier, 1882, pp. 26-28)
42La Nature donc, féconde et dévorante, la Femme insupportablement mise à nu. La réminiscence nervalienne de la hantise de la grande Isis est promise à un durable succès thématique. En revanche, la supposition par le texte de Gautier d’un Don Juan qui, s’il avait rencontré Mona Lisa, aurait vu les ailes de son désir “fondues et déplumées au soleil noir de ces prunelles”, n’eut pas de suite. Léonard aurait pu cependant lui-même être Don Juan, un Don Juan moderne s’entend, moins soucieux d’épouses que de curiosité, investissant la mobilité fascinante du héros dans le champ de la connaissance. Entre les désignations mythologiques hétéroclites et l’apparition fugitive de Don Juan, on hésite à entendre les échos ultérieurs, les litanies de Laforgue ou la construction théorique de Valéry...
43Il n’est pas jusqu’à l’androgynat qui n’ait sa place dans les textes de Gautier, un androgynat proche quant à sa fonction de celui de Michelet, un dépassement harmonieux, tel celui de l’Ange de la Vierge aux rochers “tenant de la jeune fille et du jeune homme, mais supérieur à tous les deux par son idéale beauté” (op. cit., p. 67). Quant au Saint Jean, Gautier y perçoit un travail sur l’ambiguïté qui en fait un portrait dont la fonction symbolique dépasse celui de la Joconde, position respective des deux œuvres qu’on retrouvera chez Péladan. La figure du saint constitue un portrait “plus idéal, plus mystérieux et plus étrange que l’autre, un portrait dégagé de la ressemblance littérale et peignant l’âme à travers le voile du corps”.
44En vrac et avec de singulières chutes8, Gautier de texte en texte, de reprise en reprise, tisse l’essentiel de la thématique interprétative. Tout est dit, pourrait-on constater à se fier à la recherche d’un répertoire de “sources”, non seulement tout est dit mais la répétition est déjà à l’œuvre... Il reste donc non pas tant à compléter un dispositif quant à ses thèmes essentiels mais à observer des mises en œuvre particulières par des écritures qui inlassablement vont travailler le corpus critique produit à l’époque du Second Empire.
Notes de bas de page
1 Cf. Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles, Paris, Renouard, 1876, p. 36 : “après les longues tristesses du christianisme, l’humanité devait se réveiller un jour avec des sentiments inconnus à l’antiquité, la mélancolie, la tendresse, l’inquiétude, toutes les ombres du cœur. Lorsque la Grèce ressuscita en Italie, lorsqu’Athènes s’appella Florence, la lumière antique reparut, mais à travers les voiles sombres du moyen-âge. C’est ainsi que le premier des grands génies modernes apporta dans les arts une lueur nouvelle, ce clair-obscur par lequel nous pouvons exprimer aujourd’hui les profondeurs de la réalité comme celles de la rêverie, tous les reliefs du corps et toutes les émotions de l’âme”.
2 H. Taine, Voyage en Italie, Paris, Hachette, 1897, tome 2, pp. 407-410.
3 Cf. Max Nordau, Dégénérescence, traduit de l’allemand par A. Dietrich, Paris, Alcan, 1894, tome I, p. 347.
4 Rio cite dans L’art chrétien un vers attribué à Léonard : Piansigià ch’io volsi, poi ch’io l’ebbi, ce serait, écrit-il “la voie d’études psychologiques bien curieuses, si elles n’étaient conjecturales”. Cf. L’art chrétien, Paris, Hachette, 1861, tome 3, p. 81. Pense-t-il à Schopenhauer ?
5 Ch. Clément, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, Paris, M. Lévy, 1866, pp. 224-225.
6 Th. Gautier, Vie de quelques peintres-Léonard de Vinci, Paris, Charpentier, 1882, p. 22. Le texte fut publié d’abord en feuilleton en 1850, repris en volume en 1863, publié enfin à la suite du Guide de l’amateur au musée du Louvre.
7 Même insistance d’une intertextualité nervalienne dans ces lignes des mêmes pages : “on les a déjà vues, mais ce n’est pas sur cette terre ; dans quelque existence antérieure, peut-être dont elles vous font souvenir vaguement”.
8 Il y a comme une récurrence obstinée de la vulgarité dans les textes de Gautier concernant Lèonard, comme si la tension mythologisante devait avoir ce revers “naturel”. L’androgynat du saint Jean suscite une analyse du dessin qui contraste avec la visée symbolique assignée : “le renflement des pectoraux, nécessité par la compression qu’exerce le bras sur la chair, simule avec ambiguité la rondeur commençante d’une gorge féminine, et la peau d’agneau cache le reste”. Est-ce vulgarité ou marque de l’inavouable ?
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