Le plus beau tableau du monde
p. 7-16
Texte intégral
1Naguère rythmant le long tunnel de la Grande Galerie, aujourd’hui encombrant la salle des Etats, l’engorgement. Halte de tribus diverses convoquées ici par “le plus beau tableau du monde” qui, à lui seul, “vaut le voyage”, dit-on.
2Derrière la vitre blindée et le groupe serré des touristes, la Joconde s’efface. Il convenait sans doute au plus beau tableau du monde d’être cette chose insignifiante qui n’a pour elle, suivez le guide, que le mystère d’une attraction foraine : si vous vous déplacez, elle vous suivra des yeux. On se déplace de fort loin pour ce petit déplacement semi-circulaire qui semble répéter la déambulation ancestrale des pélerins autour de la relique. Il convient donc de venir des confins du monde et de s’en repartir après avoir subi ce regard et, ce faisant, avoir soumis l’objet à la seule vérification qu’on puisse exercer, encore faut-il que la technique du “mystère” demeure hors de prise. Peindre un visage de trois-quarts avec un regard de face porte à soi seul les prestiges de PART même, concentre le plaisir qu’il convient d’y prendre, permet qu’on puisse ne pas avouer la déception, autorise de sa petite illusion la subsistance pour le plus grand nombre de la croyance.
3Comme il en est de la relique, l’objet même est sans prestige. La Joconde n’exerce guère de séduction effective, elle ne s’impose nullement d’elle-même et ce petit panneau gouverne si peu l’espace qui l’environne qu’on pourrait bien supposer, si cela n’était absurde, que le regard pourrait passer là dans un discret ennui, ignorant même le piège qui pourrait l’assujettir. Qu’on pense à la Ronde de nuit ou à l’Enterrement du comte d’Orgaz dont on entendit affirmer, in situ, qu’il était, après la Joconde et la Ronde, le troisième plus beau tableau du monde... Rembrandt, le Greco occupent l’espace, imposent une présence, attirent par l’étrangeté d’un effet de lumière, d’une composition, d’un regard tourné vers le spectateur, d’une fillette blafarde portant un coq blanc pendu par les pattes, une stridence de couleurs, une déformation anatomique. La représentation agresse le spectateur et rompt parfois sa déambulation triste. Rien de tel avec la Joconde. La merveille serait invisible si, comme la relique, elle ne dérobait sa nudité. De même que l’âme de bois de la sainte Foy de Conques ne signale sa vertu que par l’éclat des feuilles d’or et par les joyaux incrustés, la beauté souveraine de la Joconde se fait du bruissement multiple des dires qui à tout moment entretiennent la croyance, plus que tout autre, le chef-d’œuvre de la peinture occidentale est fait aussi de mots. Alors que l’or visible attestait de la nature mystique du bois devenu par l’or même invisible, l’image reste à nu, son pouvoir ne s’atteste que dans l’invisible même, pouvoir suprême du discours qui n’a plus besoin des symboles visibles pour enraciner le divin de l’Art dans la déception même du visible.
4Ce travail du texte qui saisit un objet qui puisse donner à croire que l’Art existe en dépit même des apparences comme existe Dieu n’est pas un travail lointain. S’il appartient au rite de donner à croire qu’il est établi de toute éternité, si rien n’est plus “naturel” que de croire en l’évidence permanente du chef-d’œuvre, rien n’est plus aisé non plus que d’aller “y voir”, ce qui signifie d’aller y lire. Ce qui est tenté ici. Non que soit cherchée la vérité du tableau, sa valeur réelle, ni même sa signification. Simplement, il s’agit d’interroger le murmure de la croyance, d’en restituer les systèmes, d’en montrer les opérations puisqu’il faut bien l’avouer initialement nous ne sommes nullement persuadé qu’il y ait une“valeur” en-soi d’une chose d’art, même s’il s’agit de la Joconde. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de valeur du tout mais seulement qu’il n’y a valeur que dans des dispositifs analysables même si nous nous déclarons prêt pour notre usage personnel et notre plaisir éventuel à intégrer tel de ces dispositifs, à le méconnaître au moment voulu, c’est à dire fortuit. Pas d’histoire de l’art, pas de recherche sur l’identité de Léonard, pas d’analyse esthétique de la Joconde, un déplacement vers les textes qui voilent et révèlent les images. Ceci à un moment qui nous semble doublement pertinent et pour le texte et pour la peinture : la fin du XIXe siècle, âge “positif” où la croyance s’élabore.
5Au commencement est le Musée, non l’œuvre même. L’opération de sacralisation ne commence, en ce qui concerne la Joconde, qu’avec le temps des musées. Avant l’installation au Louvre, les amateurs d’énigmes, les détecteurs aveugles d’impostures secrètes ont beau jeu de s’inquiéter du parcours obscur de la Joconde, tableau errant, quasi perdu, échouant même, un temps, au garde-meuble ; histoire à tel point sans gloire qu’elle parait autoriser le doute sur l’authenticité de ce qui soudainement s’impose comme l’absolu pictural. On voudrait plus de continuité, une célébration universelle et traditionnelle, un culte dont l’ancienneté garantirait la légitimité. Bref, on voudrait masquer l’origine, croire qu’il n’y en a pas, qu’elle n’est pas liée à un moment des pratiques culturelles et de leurs institutions. On souhaiterait que le XIXe siècle ne soit pas le temps véritable de la Joconde, on va donc jusqu’à soupçonner que ce qui se voit à l’heure actuelle soit bien ce qui fut peint jadis par Léonard. On renforcerait volontiers le mythe de ce qui lui est de fait nécessaire : qu’il parle de ce qui est perdu, d’une autre Joconde plus évidemment sublime peut-être, inaccessible en tout cas, dérobée par le temps et non produite par lui tout récemment ou presque... Une gloire éternelle qui de fait n’a guère que cent cinquante ans choque et introduit au doute. Mieux vaut censurer, oublier le problème, n’avons-nous, quant à nous, pas toujours connu les musées, ne sommes-nous pas plus avides d’en ouvrir d’autres que soucieux de nous interroger sur la fonction qu’ils assument dans notre propre univers culturel ?
6La Joconde est un effet du temps des musées même si, en retour, elle a pour fonction de prouver la nécessité d’institutions qui nous permettent de préserver de la destruction des objets aussi précieux. Le plus beau tableau du monde est lié à l’existence d’une structure d’exposition permanente et publique des objets qui sont tenus pour les références nécessaires de la production culturelle. Le musée est l’encaisse-or qui permet en régime capitaliste de garantir la valeur de ce qui circule commercialement et qui cependant est proclamé d’un autre ordre que mercantile : Art, peinture, tableau...
7Autrefois, le Musée était d’abord un Salon. Salon carré au Louvre, octogone à Florence, peu importait la figure pourvu qu’elle soit centrée, c’est-à-dire que soit réalisé un dispositif panoptique qui permette à l’amateur placé au centre de contrôler le Beau en ses modèles suprêmes. Suprêmes mais aussi partiels. Chaque œuvre du Salon carré présentait un cas particulier de la perfection qu’il n’appartenait à personne de connaître simultanément. Aucun artiste qui réalise à lui seul l’harmonie de toutes les perfections nécessaires, nul œil, en conséquence, qui, même placé au centre du dispositif puisse voir la Beauté même. Rejouant le plan parfait du temple circulaire de la Renaissance, le Salon du Musée dit, en fait, la divinité perdue ; alors que dans l’église à plan central tout devait idéalement converger vers le fétiche divin, dans le Salon c’est le divin qui est comme projeté sur les parois en éclats sublimes et décevants. Placé au centre, le spectateur ne voit jamais qu’une perfection spéciale, celle du dessin ou de l’invention s’il se trouve face à un Raphaël, celle de la couleur s’il se tourne vers un Vénitien, celle du clair-obscur si un Vinci l’arrête. Le Temple est centré mais le catalogue est sa loi.
8Bien vite, le Salon dialogue avec la Galerie, une structure complémentaire et tout autre. A la position fixe qui est celle de l’amateur au Salon s’oppose la déambulation dans l’espace indéfiniment étiré de la Galerie. On parcourt les écoles, les siècles, les genres, les réussites secondaires, les modèles plus courants. On s’efforça tout au long du XIXe siècle de rationaliser par l’histoire la promenade, on parcourut les efforts de l’humanité pour retrouver le Beau, on put suivre des progrès ou des rechutes, la Galerie racontait des drames, des germinations et des décadences. Le fil du récit s’étirait au Louvre le long du fleuve mais les œuvres les plus hautes étaient soustraites au mouvement, la perfection veut le repos. Les œuvres peints sont soumis à la structure double, on n’hésite pas à dissocier et donc à juger, à organiser l’espace du musée en figure d’un texte préalable. La Joconde est parmi les œuvres du sanctuaire, le Saint Jean, au grand dam de Péladan, n’est que dans la Galerie.
9D’emblée donc “le” tableau de Léonard est consacré. Certes, mais, on l’a dit, les perfections ne sont pas la perfection et en conséquence elles se hiérarchisent. Or, sans nul doute, les perfections dont témoignent les œuvres de Léonard ne sont pas les plus hautes. Lorsque, selon la logique d’une visée foncièrement hiérarchisante des particularités distinctives, on constitue, comme Delacroix ou Gustave Planche, une “heptarchie” des peintres ou seulement une triade, jamais Léonard n’est cité le premier. Ce n’est pas lui mais Raphaël qui est qualifié de Divin soit qu’on soutienne qu’il est le plus savant et le plus correct, soit plutôt qu’on affirme que c’est par le tempérament de toutes les qualités qu’il passe tous les autres, à savoir Léonard, Titien, Michel-Ange, Corrège. Par rapport à Raphaël qui est celui qui s’approche au plus près de l’harmonie impossible de toutes les perfections picturales, Léonard n’a que des mérites relatifs, même si, bien sûr, en tant qu’italien, mieux, Florentin, il domine de loin la tourbe vulgaire des perfections inférieures qu’on trouverait chez les Hollandais, voire chez quelques Espagnols. Au catalogue que dresse Frédéric Villot du Musée impérial du Louvre, la Joconde figure non seulement comme tableau exposé mais comme texte descriptif traduit des Vies de Vasari. “On voit battre l’artère”, c’est-à-dire que s’attache au portrait visible la réputation naturaliste que lui assigne, peut-être fallacieusement et malignement, Vasari. Perfection de l’illusionnisme représentatif fondé sur l’étude anatomique, perfection aussi du “clair-obscur”, c’est-à-dire encore d’un artifice représentatif On admire mais il semble bien qu’on ne sente pas “l’âme”. D’ailleurs, on ne peut guère attendre l’émotion la plus sublime d’un portrait. Quelle que soit l’importance des portraits dans les collections du Louvre, on ne peut oublier qu’il s’agit au gré de l’esthétique la plus banalement reçue d’un genre particulier, individuel, et qui, en conséquence, ne saurait égaler en dignité les grands genres qui illustrent les textes de valeur universelle de l’Antiquité ou de la Révélation chrétienne. Naturalisme, clair-obscur, portrait, tout concourt à faire que la Joconde ne s’impose pas d’emblée comme œuvre suprême. Le Musée est une condition première mais non suffisante.
10Il fallut pour que l’hommage universel fût requis que l’héritage fût entièrement réorganisé, qu’en particulier Raphaël cédât la place. On le sait, les premiers Primitifs du Louvre entrèrent en France avec les campagnes de Bonaparte, il fallut que de l’intérêt historique qu’on leur portait on en vînt à une fonction modèle dont on peut dire qu’en nuisant à Raphaël elle profita à Léonard. La mode des primitifs eut d’abord un effet critique sur le ressassement mécanique des perfections modérées du raphaélisme. A la célébration de l’harmonie répond agressivement le désir des particularités, des incomplétudes, des inachèvements, des outrances du dessin, de la couleur, du clair-obscur. Les Anglais visèrent explicitement le modèle suprême et stérilisant d’un art “équilibré”, les Français firent de même en privilégiant contre les fadeurs usées les verdeurs et les ténèbres du Musée espagnol de Louis-Philippe. De cet affrontement entre une esthétique didactique stérile et une recherche passionnément diversifiée, il semble que tout ce qui n’est pas Raphaël et ses suites bolonaises sorte comme revalorisé dans sa particularité même. Eclectisme triomphant contre l’éclectisme étroitement borné à l’école romaine, mais dans cet âge du “carnaval éclectique”, ainsi que le nomme Nietzche, le fait que s’impose “le plus beau tableau du monde” est une contradiction puisqu’il pourrait sembler qu’il n’y ait eu qu’une permutation de personnages dans une structure préservée. En fait, il ne cesse de cœxister des contradictoires et ce que nous venons de rappeler de la critique du raphaélisme ne devrait pas donner à penser qu’on relégua les œuvres du “divin Sanzio” en quelque galerie obscure, pas davantage que la prévalence de l’éclectisme toujours plus diversifié ne ruine le modèle hiérarchisant. On peut seulement se demander si la persistance de modèles ne s’accompagne pas d’une déperdition radicale de contenu au point que c’est la structure vide qui finit par signifier comme telle et non ce qui vient s’y inscrire. La proposition de l’existence “réelle” du “plus beau tableau du monde” suppose moins l’existence d’une représentation de type pyramidal réglant l’ensemble de l’héritage pictural et permettant d’assigner une place d’autorité et de subordination à chaque œuvre particulier que celle d’une représentation de toutes les activités humaines sous le mode du record. Léonard de Vinci représente non le dieu de la peinture mais son record.
11L’éclectisme même nourrit cette verticalité d’assigner à tout le passé une position possible, fragmentaire et éphémère, de modèle. Chaque œuvre peut prétendre à une actualisation mais jamais à une fonction tutrice stable. Qu’on se remémore l’œuvre de Manet et la diversité des jeux citationnels qui peuvent s’y repérer. Le travail du peintre convoque l’Espagne, la Hollande, les Vénitiens, le Japon mais aussi Raphaël. L’héritage est un champ immense dont persistent les distributions mais que la peinture parcourt en tout sens afin d’y opérer les rencontres les plus exclues. L’héritage n’autorise plus, il propose. C’est de cette déperdition même de la position tutrice de l’héritage que semble naître l’exigence contradictoire d’une émergence radicale. Contre la production moderne qui consacre la désuétude des discours académistes, le ’’plus beau tableau du monde” tend à rétablir dans l’arbitraire absolu la croyance qui semble nécessaire en l’unité. Il reste de la fonction hiérarchisante une transcendance vide qui autorise la croyance en l’Art même. Peu importe que de l’œuvre suprême il n’y ait plus rien ni à dire ni à faire, la stérilité vaut mieux que les ambiguités des pratiques “inter-picturales”, à cet égard le choix de Léonard est exemplaire, c’est une peinture vacante si l’on peut dire à la fin du XIXe siècle, l’une des moins interrogées par la production contemporaine. Alors que le XIXe siècle venait de vivre l’âpre contestation des modèles académistes italiens et particulièrement romains, on constate que nul ne saurait véritablement se poser par l’attaque d’un inexistant vincisme pictural. Certes, les surréalistes surent pourvoir la Joconde de quelques attributs incongrus ou la sous-titrer d’initiales désobligeantes mais était-ce bien le tableau qui était en cause ou plus exactement la fonction qu’il occupe dans les représentations culturelles dominantes ?
12Il est nécessaire de considérer qu’il existe des conditions particulières de pertinence de l’énoncé le plus banalement reçu et qui désigne la Joconde comme “le plus beau tableau du monde”. Il faut pour qu’une telle assertion soit formulée une restructuration globale de la représentation des pratiques picturales qui transforme le jeu compétitif établi entre les peintres et les œuvres. Que la peinture même soit hypostasiée sous le mode d’un tableau unique implique un processus contradictoire dont le moteur est la diversification même des pratiques picturales à la fin du XIXe siècle. La multiplication anarchisante de mouvements avant gardistes caractérise depuis lors la production picturale ne laissant subsister une fois encore que des concepts vides, celui d’école par exemple, impuissants à opérer les réductions qui traditionnellement organisaient l’appropriation de l’Art. Il apparaît une déroute de plus en plus flagrante du discours esthétique incapable d’assumer la tâche d’une idéologie totalisante permettant de rendre compte aussi bien de la production moderne que d’un héritage diversifié à l’extrême. Contre l’échec du discours, il subsiste la possibilité d’ériger l’icône dont l’exhibition péremptoire masquera l’opération dénégratice qui la produit. Comble indicible de la peinture, il suffit que la Joconde fonctionne tautologiquement, la Joconde se suffit d’être la Joconde et il est sans doute nécessaire qu’il en soit ainsi.
13Il est cependant facile de repérer le travail de dénégation dans le choix qui fut fait de la Joconde pour remplir la fonction de plus beau tableau du monde. La Joconde, indépendamment du plaisir qu’on peut y prendre, n’a d’évidence qu’en fonction même des contradictions que constituent ses particularités “objectives” dans le contexte même où sa “promotion” est pertinente. On peut dire qu’elle n’est assignable dans la simplicité d’une suprême beauté que précisément par la présentation éludée de problèmes irrésolus. Les pages qui suivent n’ayant d’autre objet que de repérer dans les textes l’élaboration prolixe du mutisme final, on peut ici se borner à signaler les tensions principales organisatrices du simplisme exemplaire.
14L’objet pictural retenu est exemplaire de la Renaissance en un temps où la production de la modernité de plus en plus étrangère à l’économie mythique du récit historique qui pose comme concept organisateur non seulement du discours lui-même mais des objets esthétiques la pertinence d’une Renaissance. Tableau qui signifie la Renaissance, la Joconde s’impose une fois encore sur le vide même.
15Produite par un artiste italien, la Joconde a pour caractéristique propre d’être perceptible comme une propriété française. En plein essor des idéologies nationalistes et des mythes de l’enracinement, des terroirs et des germinations naturelles des produits culturels, l’icône de l’Art est quant à elle hybride. Active de par cette hybridation même. Constamment exhibée par la France comme signe en quelque sorte indubitable de la “francité” culturelle, ceci non pas seulement à la fin du XIXe siècle mais, on le sait, il y a peu, en des “tournées” dérisoires qui semblaient confirmer avec le record une vocation de monstre de foire. La Joconde est universelle d’être italienne et assimilée par la France.
16Portrait, au moins supposé tel, la Joconde appartenait à un genre intermédiaire de la hiérarchie passéiste des pratiques représentatives. Consacrée chef-d’œuvre suprême, le portrait domine un monde pictural qui délaisse au moment même de la consécration les problèmes de la figuration naturaliste, de la ressemblance réaliste et de l’analyse psychologique qui précisément “qualifiaient” l’art du portrait. La Joconde s’érige ainsi comme une protestation nostalgique de la figure humaine comme objet nécessaire de l’Art.
17Portrait de femme, perçu tel quoi qu’on dise, la Joconde consacre contre tous les féminismes, la relation “naturelle” qui existerait entre la beauté et la féminité. Mais surtout en tant que représentation d’une femme, la Joconde récuse l’icône de la Vierge à l’enfant par laquelle la culture occidentale figurait neutralisée la fantasmatique liée à la féminité et à la picturalité même. Anti-Vierge à l’enfant, la Joconde est l’exhibition d’une présence toute faite d’un manque. De ce vide organisateur naît le regard qui n’a plus d’autre objet que le spectateur même. Celui-ci n’est plus le centre d’un dispositif muséologique qui lui permet de faire tourner autour de son propre regard les chefs-d’œuvre de l’Art et parmi eux la Joconde, c’est lui qui désormais, fasciné par l’exigence du regard, tourne autour du plus beau tableau du monde.
18Entre un temps qui serait celui de la réserve et un autre qui serait celui du culte, ce qui ici est visé est le temps du babil, une période qui des années 60 du XIXe siècle s’étend jusqu’aux approches de la première guerre mondiale. C’est dans cette moitié de siècle que prolifèrent les textes concernant Léonard de Vinci et ceci tout spécialement en France où l’essentiel de l’œuvre peint se trouve conservé depuis la Renaissance et où en conséquence se cultive l’appropriation du génie italien. L’objet n’est donc pas la peinture même mais ce qu’on en dit, ce qui en fait est une façon déterminante de la faire voir.
19L’étude d’une réception est foncièrement vaine si on y traque la vérité, elle irrite par l’accumulation à la fois répétitive et contradictoire de textes insipides. Qu’est-ce qu’un tableau ? une occasion de dire n’importe quoi et son contraire. Sur ce point au moins, indubitablement on peut vérifier que la Joconde est bien le plus beau tableau du monde puisqu’on en a tout dit et qu’on ne peut presque rien en dire, pas même qu’il s’agisse d’un portrait de de femme peint à l’époque de la Renaissance par Léonard de Vinci. Rien de ce qui a été ici même accepté qui n’ait été récusé. Le constat sollicite le scepticisme auquel il faut tenter de résister.
20Il est bien vrai que le tableau et particulièrement le tableau ancien ne constitue pas un objet qui puisse résister au discours qui nie son mutisme. La critique est un exercice quasiment libre de l’écriture qu’aucun réel ne vient sanctionner. Le seul effet perceptible des textes a peut-être été le vol du tableau en 1912 qui, avec le déferlement des foules, a eu pour effet de rendre à peu près définitivement invisible le tableau ! Il existe cependant des degrés divers de pertinence des essais auxquels se livre la critique mais ceux-ci ne sont pas conditionnés par l’objet même du discours, sa résistance ou sa docilité à l’expérimentation, ce qui serait le cas d’une hypothèse scientifique. La pertinence d’une critique tient davantage aux branchements qu’elle autorise entre ce qu’elle énonce à propos de l’œuvre et comme de l’œuvre même, avec ce qui environne l’énoncé. Ce qui est tenté n’est donc pas une simple recension de ce qui a pu s’écrire au sujet de Léonard de Vinci pendant un demi-siècle mais la proposition de réseaux de signification. On espère manifester que Léonard de Vinci constitue bien un exemple privilégié précisément par la multiplicité des rapports qui constituent ses diverses représentations concurrentes. C’est par cette intertextualité que l’aléatoire des critiques se résorbe, quitte à ce qu’à la place de la tentation sceptique s’érige celle de l’histoire.
21Contre le chaos que rythment à peine des ressassements et quelques événements, il est en effet tentant de faire jouer une représentation schématique de l’histoire. On dessinerait des périodes, chacune fortement caractérisée par une représentation qui pourrait même être mise en relation avec telle ou telle phase caractéristique du contexte historico-social global. Il est certain que l’ordre même qui est suivi ici va dans ce sens, le cours de la lecture mimera plus ou moins celui de la chronologie et ce qui est décrit est bien annoncé comme un processus de transformation. Cependant, dans la mesure même où il vient d’être dit que le discours critique est relativement libre par rapport à son objet, qu’il est de peu d’implication dans le réel, il est impossible de faire prévaloir radicalement une logique évolutionniste comme de constater systématiquement un déterminisme historique. La simultanéité des contradictoires, la récurrence obstinée, sont certainement au moins aussi flagrantes qu’une successivité articulée. Les textes se produisent dans un foisonnement que l’exposé inévitablement ignore, chaque identification n’est en conséquence qu’un essai, chaque succession qu’une commodité. Interférences et glissements brouillent toute trame proposée, contre la linéarité de l’histoire il faut restituer partout des épaisseurs.
22Comme l’amateur de vérités, celui de textes risque à l’inventaire d’une production critique d’être déçu. Les textes critiques sont des médiateurs, ils transmettent des connaissances, conseillent des visites, édictent des jugements, ils n’ont quant à eux pas de corps ou presque. L’analyse est donc dominée par l’idéologie et les représentations transmises platement par le plus grand nombre des textes. Néanmoins, et alors même que le plus souvent les textes qui affichent l’inscription de l’objet pictural dans la littérarité consacrée, tel poème consacré à la Joconde ou tel drame à Léonard déçoivent, ce qui caractérise fortement l’époque que nous considérons est la tendance au basculement de la critique vers l’écriture. Oscar Wilde appelle à penser et à lire le critique comme artiste, Léonard de Vinci est une occasion privilégiée pour en constater la pratique. On tentera ainsi de manifester comment une écriture peut se chercher à rebours de la loi “naturelle” du champ où elle se produit.
23L’horizon final est donc bien la littérature, on ne s’étonnera pas en conséquence de ne pas trouver ici une mise au point sur la connaissance scientifique et historique qui s’élabore en ces années au sujet de Léonard de Vinci. C’est là une autre perspective même si des interférences existent entre la recherche et son propre imaginaire et le critique. On ne trouvera pas davantage et pour des raisons voisines une analyse d’Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, la tâche a été menée par ailleurs et copieusement. Au demeurant, un champ a été constitué qui exclut le texte de Freud. Ce qui est pris en compte ne se constitue en effet que des textes lisibles en français, c’est-à-dire le plus aisément, au moment envisagé. Il paraît prudent de ne proposer qu’une représentation structurée d’un seul domaine linguistico-culturel même si, en conséquence, il est nécessaire de tenir compte des apports étrangers les plus notoires.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythologies et mythes individuels
À partir de l'art brut
Anne Boissière, Christophe Boulanger et Savine Faupin (dir.)
2014
Au service d'une biologie de l’art. Tomes I et II
Recherches sur les arts de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est
Jean Naudou, Claudine Picron et Philippe Stern
1978
Les fils d’un entrelacs sans fin
La danse dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker
Philippe Guisgand
2008
Tombeau de Léonard De Vinci
Le peintre et ses tableaux dans l’écriture symboliste et décadente
Jean-Pierre Guillerm
1981