I. Gaston Bachelard et la musique des éléments1
p. 29-45
Texte intégral
« Il y a toujours un silence extraordinaire… On entendrait dormir l’eau »
(Debussy, Pelléas et Mélisande, Acte I)
1Les deux faces de l’œuvre de Gaston Bachelard, la création poétique et la recherche scientifique, reflètent deux approches du monde différentes et a-priori antagonistes : contrairement à la recherche scientifique qui agrandit la distance entre l’homme et les choses, dans la création poétique, l’écrivain ne s’oppose pas à la nature. Il y participe2 et se fait parent des éléments, des animaux et des arbres, de la terre et des astres qui ont aussi leur âme. L’homme y apparaît comme un vivant parmi les autres bien qu’occupant une place centrale car il est doté d’un don divin, celui de la parole qui lui permet de communiquer avec tous ces êtres : « Tout parle dans l’univers, nous dit GB, mais c’est l’homme le grand parlant, qui dit les premiers mots »3. Cette attitude est celle de l’homme primitif et de l’in-fans qui, avant de parler a beaucoup écouté ; de même, la création poétique de Gaston Bachelard s’écoute autant qu’elle se lit, ne prenant tous son sens que dans sa diction. La parole acquiert ainsi chez Gaston Bachelard une puissance comparable à celle des sociétés de tradition orale où la langue est parfois assimilée à la musique4.
2De ce point de vue, sa création peut être envisagée comme la matérialisation d’un phénomène vibratoire, comme dans ces sociétés où la parole est considérée comme la substance des choses et des êtres. Nous allons retrouver ce « temps vibré » au principe de la création scientifique et poétique de Gaston Bachelard. Peut-être pouvons-nous saisir là le point de jonction entre les deux domaines antagonistes de la science et de la poésie, Gaston Bachelard ayant trouvé, dans la notion de Rythmanalyse qui est au fondement de sa création (poétique et scientifique), le moyen de les faire parvenir à s’infiltrer l’une dans l’autre. Le philosophe a exposé sa théorie dans le dernier chapitre de La dialectique de la durée5 où il montre, en s’appuyant sur la Physique contemporaine, « comment la vibration peut prendre des aspects matériels »6. Il en déduit qu’il n’y a pas la moindre différence entre le rythme et la matière7, hypothèse qui nous oriente vers une conception musicale du monde, commune aux poètes et aux musiciens de son époque8.
« Si la critique littéraire manque à comprendre tant de poèmes de notre génération, c’est parce-qu’elle les juge comme un monde des formes alors qu’ils sont un monde du mouvement, un devenir poétique »9.
3Au sein de cette évocation générale du mouvement dans la nature par les artistes, l’eau est un thème privilégié et nombreux sont les musiciens qui au début XXe ont imaginé une transmutation sonore de ces mouvements de l’eau, retrouvant par là-même l’intuition de Léonard de Vinci écrivant que « les ondes du son et de la lumière sont régis par les mêmes lois que celles de l’eau »10. L’eau fut aussi l’élément auquel G. Bachelard avait voué son imagination de poète11 et nous essaierons de montrer que l’imaginaire de G. Bachelard est un imaginaire sonore issu de son expérience de la contemplation de l’eau.
4Gaston Bachelard a reproduit dans son écriture l’univers et ses rythmes en laissant des traces sonores de ses liens avec le monde. Imprégné par cette image de l’eau qui coule, le poète a conçu toute sa poésie comme un mouvement ondulatoire12, infléchissant par là-même son imaginaire vers un imaginaire musical. Ce mouvement apparaît en effet à tous les niveaux de son écriture, donnant à sa poésie son rythme singulier.
L’onde acoustique
5La poésie bachelardienne progresse en faisant retour, en un rythme spécifique appris de la nature dont il est la respiration. Mouvement d’énergie, ce rythme ondulant, qui modèle le geste d’écriture de G. Bachelard, est l’image même de la force, mobile, se frayant un chemin dans l’espace13. Mouvement fondamental, l’onde représentait pour G. Bachelard une métaphore du temps qui s’écoule menant l’homme à la mort : liée à un mouvement temporel, plus qu’à une forme fixe, cette symbolique de l’eau rejoint l’essence de la musique : art du temps, la musique y échappe, tout en représentant notre rapport au monde inscrit dans le temps. Et l’on va retrouver dans ces mouvements périodiques internes créés par les va-et-vient incessants des gestes vocaux mis en œuvre dans son écriture, le profil général de la vibration et de l’onde acoustique qui sont à la racine de son imaginaire14. En plaçant son imagination sous le signe de cet élément, GB a résumé toutes les allures fondamentales du dynamisme prosodique avec sa continuité, ses ondulations, ses accents subits. Cette musique bachelardienne forme un contrepoint musical à sa prose poétique qui semble s’adapter « aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience »15. On peut aussi percevoir dans cette écriture les lois biologiques, du changeant et de l’identique induisant un rythme et un temps « ondulants » qui commandent son imaginaire et nous installe dans un temps musical, à la fois orienté vers un but et soumis à l’Eternel Retour.
Les chants de l’eau
6Dans l’univers poétique de G. Bachelard, le son de l’eau est un son fondamental.
7Ainsi, lorsque G. Bachelard explique dans l’eau et les rêves, les raisons de sa fidélité à cet élément, l’on entend à la fois le mouvement ondulant et la musique de l’eau qui coule dans les liquides, omniprésentes dans le texte :
« Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières… dans le Vallage ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons… La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières… mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs »16
8L’ouvrage tout entier développe cette idée (qui constitue un axiome de sa poétique), d’une continuité entre la parole humaine et celle de l’eau : « La liquidité est d’après nous, le désir même du langage. Le langage veut couler. Il coule naturellement »17. « Si l’on pouvait grouper, nous dit le poète, tous les mots à phonèmes liquides, on obtiendrait tout naturellement un paysage aquatique… Le son, le son natif, le son naturel… place les choses à leur rang »18. G. Bachelard veut prouver dans ce livre « que les voix de l’eau sont à peine métaphoriques, que le langage des eaux est une réalité poétique directe… que les eaux bruissantes apprennent aux oiseaux et aux hommes à chanter, à parler, à redire… »19.
9Cette liquidité est commune à l’eau et à l’air ; et l’on peut entendre vibrer la musique bachelardienne issu de l’isomorphisme des images de l’eau et de la lumière dans L’air et les songes, où domine cette « trilogie du sonore, du diaphane et du mobile » :
« Au temps où j’écoutais mûrir les mirabelles, je voyais le soleil caresser tous les fruits, dorer toutes les rondeurs, polir toutes les richesses. Le vert ruisseau, dans sa légère cascade, ébranlaient les cloches de l’ancolie. Un son bleu s’envolait. La grappe des fleurs lançait sans fin des trilles dans le ciel bleu. Je comprenais Shelley »20.
10Le mouvement continu des « liquides » (/l/et/r/) et des fricatives créatrices de vibrations dans l’espace, créent une musique qualifiée de « murmure liquide » par le poète.
Les chants de la terre
11Si l’écriture de G. Bachelard, a un profil général « ondulant » comme l’onde sonore et aquatique dont elle est issue, la tonalité de chaque ouvrage change en fonction de la matière à décrire : dominés par les liquides et les sons vocaliques, les livres sur l’air et l’eau s’opposent aux deux livres sur la terre, suggérant à tout moment une matière solide dans les consonnes, largement dominantes.
12Le contraste sonore est saisissant lorsqu’on passe de cette « trilogie du sonore, du diaphane et du mobile »21, à la dureté sonore des deux livres sur la terre, qui figurent la lutte de l’homme avec la matière solide qui lui résiste :
« Pour être sabotier il faut être en colère […] à la main vigoureuse se lie la mâchoire contractée… un type de travail manuel est lié à une contraction particulière du visage. Le faciès du limeur de métal est si différent du forgeron ! »22.
13Ici, les lèvres et les dents sont sollicitées pour produire un « paysage » conçu « avec les poings et les mâchoires »23. Dans ce texte, que l’on prononce les dents et les mâchoires serrées, ce sont les cris de la matière que l’on entend à travers les sifflantes et les sons stridents (le/s/et le/i/notamment) :
« Soupirs d’un travailleur malhabile las au seuil même d’une tâche un peu rude. Il est des spectateurs qui ne peuvent supporter le bruit grinçant de la lime sur le fer. Ils croient volontiers que c’est un des supplices infligés au serrurier… Quand le rémouleur aiguise ciseaux et rasoirs… il se fait un affreux petit bruit, véritable serpent de l’acoustique et une des pires violences faites à l’oreille humaine »24
14Le poète imite par le son, dur et grinçant, la lutte de l’homme avec la matière, ses combats menés avec soi-même, les poings serrés et la mâchoire contractée :
« Il suffit d’être acteur, de prendre soi-même la lime à la main, de grincer soi-même des dents comme il convient dans la colère travailleuse, dans la colère active, pour ne plus être blessé par les grincements de la matière dure. Le travail est un inverseur d’hostilité. Le bruit qui blessait excite. L’ouvrier multiplie les coups de lime, il a conscience que c’est lui qui fait grincer la matière… »
15Davantage qu’une « imitation », ce que G. Bachelard révèle dans son écriture, c’est une énergie.
16On sait que G. Bachelard se définissait comme « un rêveur de mots »25. Rêver, c’était aussi pour G. Bachelard travailler le son en le creusant pour en écouter les résonances et les rythmes. En n’utilisant que quelques mots-sons sur lesquels il fait sans cesse retour, G. Bachelard produit une énergie. Cette énergie émane principalement des formules incantatoires, répétitives, présentées en ostinato, qui forment la trame de son écriture26.
17Par exemple, dans le premier livre sur la terre G. Bachelard écrit :
« … Le lent imaginé veut aussi son excès. Le lent est imaginé dans une exagération de la lenteur, l’être imaginant jouit non pas de la lenteur, mais de l’exagération du ralentissement. Voyez comme ces yeux brillent, lisez sur son visage la joie fulgurante d’imaginer la lenteur, la joie de ralentir le temps, d’imposer au temps un avenir de douceur, de silence, de quiétude. Le lent reçoit ainsi à sa façon les signes du trop, le sceau même de l’imaginaire. Il suffit de trouver la pâte qui substantialise cette lenteur voulue, cette lenteur rêvée, cette lenteur exagérée »27.
18Ce travail dans la texture du son produit des changements de timbres et de mouvements qui transforment progressivement la matière et le sens du texte : c’est en creusant ainsi la matière à partir d’un son fondamental (« le lent imaginé ») que le poète développe son mot-cellule dont le point d’arrivée est finalement très proche de celui d’origine.
19Il parvient ainsi à prolonger l’impact d’un mot-son par des oscillations ou variations autour de points fixes (« lent » et « imaginé ») sur lesquels il fait sans cesse retour.
20Par là-même il nous montre que les éléments sont de véritables Forces avec lesquelles tout homme doit composer28 :
« La poésie est un art mimique » dit Shelley. Il faut entendre par là qu’elle imite ce qu’on ne voit pas : la vie humaine profonde. Elle mime la force plus que le mouvement »29
21Dans ces perspectives, le poème exerce une véritable action sur l’auditeur, révélée par le contrepoint musical qui en émane. Évocatrice et incantatoire, l’écriture de G. Bachelard a pour fonction d’exprimer ce rapport mystérieux de l’homme avec les Forces. C’est pourquoi la voix demeure souveraine dans l’univers de G. Bachelard qui a toujours affirmé « la primauté du vocal sur le sonore »30. Cette conception est celle des cultures de traditions orales, et persiste encore aujourd’hui où l’on peut « parler en musique » dans certaines langues (comme la langue bantoue ou chez les Maoris), la hauteur y assumant une fonction sémantique.
22Guidé par son écoute des voix du monde qui lui répondent en des « échos ontologiques », G. Bachelard perçoit de même toute parole comme une musique. Cette série de gestes vocaux immanents au phénomène sonore représente pour lui la source intime d’où naît l’expression poétique et musicale.
Voix poétique et voix du monde
Les voix indirectes de l’eau
23G. Bachelard a décrit l’activité poétique comme un « réflexe conditionné » en trois étapes, initiées par les « impressions vocales » qui donnent lieu à des « impressions visuelles » : le poète nous invite par là-même à « juger la poésie non pas dans son résultat, mais dans son élan, au moment où elle est volonté poétique »31.
« Si le philosophe voulait bien remettre les mots dans la bouche au lieu d’en faire trop tôt des pensées, il découvrirait qu’un mot prononcé ou même simplement un mot dont on imagine la prononciation est une actualisation de tout l’être »32.
24Se donnant pour tâche de fixer la musique de l’univers et ses rythmes dans sa création poétique, impose l’oreille comme source de l’écriture. Car l’écriture, si elle permet de créer un monde cohérent, n’est finalement qu’un artifice en regard de la spontanéité du geste vocal, qui mime du dedans le mouvement de la vie. Cela revient à envisager la création poétique comme un acte d’écoute où l’écriture est entièrement soumise à l’emprise de l’oreille :
« Dans la rêverie cosmique, rien n’est inerte […] tout vit d’une vie secrète, donc tout parle sincèrement. Le poète écoute et répète. La voix du poète est une voix du monde »33.
25Si la nature a des voix, directes ou indirectes, c’est encore l’eau, qui, de tous les éléments, est le plus fidèle « miroir des voix » :
« … Si l’eau ne redonnait pas les accents du merle chanteur, il semble que nous ne pourrions pas entendre poétiquement les voix naturelles. L’art a besoin de s’instruire sur des reflets, la musique a besoin de s’instruire sur des échos. C’est en imitant qu’on invente. On croit suivre le réel et on le traduit humainement »34.
26Tout en affirmant ici l’impossibilité pour l’homme de toute création ex-nihilo, G. Bachelard redit son intérêt pour la musique imitative dont la valeur et la portée ont rarement été appréciées, sauf par les sociétés traditionnelles où s’affirme cette primauté du vocal sur le sonore que le poète revendique dans son écriture.
De l’imitation à la création
27Cette conception est celle des civilisations non-européennes, dans laquelle la voix est considérée comme supérieure au son instrumental en tant que réceptacle directe de la Force originelle et créatrice de l’univers. Dans ces traditions, le surnaturel est constamment accessible à l’homme par la voix, considérée comme un véritable don divin.
28Pour G. Bachelard, les voix du monde sont des « voix oraculaires » : « Comment les voix écoutées avec une sympathie si fondamentale ne seraient-elles pas des voix prophétiques ? Pour rendre aux choses une valeur oraculaire, faut-il les écouter de près ou de loin ? »35, se demande G. Bachelard, qui perçoit dans les voix de la terre en particulier, de toutes les plus confuses, la marque de cette qualité prophétique :
« Les voix de la terre sont des consonnes. Aux autres éléments les voyelles, à l’air surtout le souffle d’une bouche heureuse, doucement entr’ouverte. La parole d’énergie et de colère a besoin du tremblement du son, de l’écho du rocher, des roulements caverneux… c’est parce-que les voix de l’abîme sont confuses qu’elles sont prophétiques »36
29Cependant, ces voix n’ont pas de sens musical immédiat chez le primitif qui doit d’abord les interpréter pour préserver sa survie. Car les éléments sont aussi pour lui des Forces redoutables qu’il cherche à conjurer dans ses créations : par exemple, la voix du tonnerre est la voix de l’ancêtre divinisé qui mime les éléments (l’orage déchaîné, le zigzag de l’éclair, le murmure des rivières, les vagues de l’océan). Ainsi, « Le ruisseau, la rivière, la cascade ont donc un parler que comprennent naturellement les hommes… une musique d’humanité »37. C’est par la musique qui est pour lui imitation (de ces voix) que le primitif se rend maître de la nature et des forces supra-naturelles qui vivent en lui. Elles se manifestent en particulier dans ses rêves en lui donnant un pouvoir d’action sur le monde ; ainsi, la musique vient du rêve chez les primitifs.
30Dans la Poétique de la rêverie, on peut trouver des résonances de cette conception mythique de la voix, inspirée chez Bachelard, des vieux textes védiques de l’Inde (les Upanishads), où le monde, conçu comme un corps humain a été engendré par un rêve divin (« Dans les rêveries cosmiques, le monde est corps humain, regard humain, souffle humain, voix humaine »)38.
31De même que les sons de la musique originelle de l’univers sont devenus des formes, les rêves sont remplis de représentations acoustiques qui précèdent toujours les images chez le primitif. Dans ces perspectives, la musique peut devenir un substrat de ces images rêvées.
32Or, c’est précisément ce qui a lieu dans la poétique de G. Bachelard, qui s’inscrit dans cette tradition magique de l’art où les images sont de la musique, comme les êtres vivants (humains, végétaux ou animaux) qui apparaissent en rêve, sous formes de mélodies ou de rythmes ou de chaos sonore. Car pour G. Bachelard comme pour les primitifs, la musique vient du rêve, c’est-à-dire, de l’imagination39.
33Ainsi, « On entend plus par l’imagination que par la perception… »40, affirme G. Bachelard, qui fait de la perception une voie d’accès à l’accomplissement de soi.
34Dans ce rapport entre l’écriture et l’écoute et son prolongement dans « l’espace du dedans », existe aussi celui de la musique et du silence : un silence ouvert, un « silence qui respire »41 ; autrement dit, un silence musical.
Gaston Bachelard et l’imaginaire sonore
L’imagination musicale ou la perception par l’imagination
35À la fin de L’air et les songes, GB consacre un chapitre à la perception musicale qu’il a prise pour modèle dans sa rêverie de poète, sollicitant cette lecture « silencieuse » qui est l’apanage du musicien.
« Il est des poètes silencieux, silenciaires, qui font taire d’abord un univers trop bruyant et tous les fracas de la tonitruance. Ils entendent, eux aussi, ce qu’ils écrivent dans le temps même qu’ils écrivent, dans la lente mesure d’une langue écrite »42.
36À l’instar de Shelley qui affirme : « Tout l’espace vibre… Pas d’espace sans musique parce qu’il n’y a pas d’expansion sans espace »43, il nous invite à écouter « les êtres de l’espace infini » et à mettre au silence les bruits de la terre pour entendre la musique se « transformer en substance ».
37Devenu art de l’espace, la musique oriente le rêveur vers une rêverie d’essor (préconisée par G. Bachelard dans La poétique de la rêverie) qui le mène à la découverte du soi. Cette attitude contemplative est au fondement de la création poétique d’après Bachelard et dans ce cheminement, les images de l’eau et de la lumière sont fondamentales, lui faisant éprouver la sensation d’une clarté et d’une intensité plus vive à mesure que le son se déploie dans l’espace. En écoutant ainsi les leçons de l’imagination aérienne, G. Bachelard a fait de la musique l’instrument privilégié de la contemplation. Et il montre dans L’air et les songes comment un être jadis lourd et confus peut devenir léger clair et vibrant.
38On trouvera dans la rêverie des Scènes d’enfant de Schumann, l’exacte transposition musicale de cette sensation de dilatation et d’accroissement d’être, provoquées par la contemplation.
39En creusant l’espace autour de deux notes (do-fa), Schumann aboutit au même résultat : une dé-temporalisation bénéfique pour le sujet de la rêverie qui atteint une stabilité durable et profonde. Nous retrouvons semblable conception chez Debussy qui conseillait à tout musicien de retrouver une certaine solitude de l’être communiant avec la nature, ce que nous connaissons sous le nom de contemplation :
« On n’écoute pas autour de soi les mille bruits de la nature, on ne guette pas assez cette musique si variée qu’elle nous offre avec tant d’abondance. Nous avons vécu au milieu d’elle sans nous en apercevoir. Voilà selon moi la voie nouvelle »44.
40Debussy rêvait à « la collaboration mystérieuse de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs avec la musique ; celle-ci réunirait tous ces éléments dans une entente si naturelle qu’elle semblerait participer de chacun d’eux… Puis, enfin, on pourrait vérifier que la musique et la poésie sont les deux seuls arts qui se meuvent dans l’espace… Je puis me tromper, mais il me semble qu’il y a, dans cette idée, du rêve pour les générations futures »45.
41Mais, si l’écriture permet de lire silencieusement et d’en comprendre le sens même sans se remémorer son apparence acoustique, celle-ci ne suffit pas pour G. Bachelard. Car avec une lecture silencieuse, la musique comme la poésie restent une abstraction46. Et le poète nous invite à recréer cette « respiration blanche dans une déclamation muette » afin de redonner aux mots « leur être poétique ». Tels sont pour lui les mots-sons « vie-âme »47 qui représentent à ses yeux la matérialisation sonore du souffle humain et cosmique, la « respiration universelle ». Ainsi, « la vie est un mot qui aspire, l’âme est un mot qui expire »48 écrit-il.
42En respirant ainsi ces deux mots, on fait naître un souffle à partir d’un silence qui devient musical49.
La poésie : un silence
43Située aux confins du silence, sa poésie est semblable à la sonorité de l’eau dormante, que G. Bachelard présente comme « un modèle de calme et de silence »50 et dans laquelle il a puisé toute son imagination de poète. Ainsi, « Pas de grande poésie sans silence »51 affirme G. Bachelard qui trouve dans Pelléas et Mélisande (1902) de Debussy et Maeterlinck, la métaphore qui commande tout son imaginaire : « Il y a toujours un silence extraordinaire. On entendrait dormir l’eau »52 remarque Pelléas au premier acte. L’image résonne chez ce poète pour qui l’eau était l’image même du « silence matérialisé »53.
44Tout comme la musique, la poésie est pour G. Bachelard, « le premier phénomène du silence »54.
« Il semble que pour bien comprendre le silence, notre âme ait besoin de voir quelque chose qui se taise… elle a besoin de sentir près d’elle un grand être qui dorme »55
45Cette « musique à mi-voix » qui « suggère plus qu’elle n’affirme », a été perçue par André Gide dans la musique de Chopin, aux « chemins non tracés d’avance et où le paysage ne se découvre que peu à peu »56. Telle est la « musique des éléments » qui affleure dans la poésie bachelardienne, située « au minimum du silence », et qui, à l’image de la musique de Debussy ou d’Éric Satie, amène le lecteur-auditeur à s’impliquer dans son écoute ; ce face à face avec lui-même lui permettant d’entrer en résonance avec son espace intérieur et avec les énergies du monde. Seule cette attitude contemplative de l’être en union intime avec la nature, lui permet d’en déchiffrer les mystères d’après Bachelard qui rejoint là le musicien Claude Debussy, enclin à y déceler les origines sacrées de l’art57.
« Quand le dieu pan assembla les sept tuyaux de la syrinx, il n’imita d’abord que la longue note mélancolique du crapaud se plaignant aux rayons de la lune. Plus tard, il lutta avec le chant des oiseaux. C’est probablement depuis ce temps que les oiseaux enrichirent leur répertoire. Ce sont là des origines suffisamment sacrées d’où la musique peut prendre quelque fierté et conserver une part du mystère… »58.
46Pour lui, les sons avaient des secrets qu’il fallait préserver à tout prix si l’on voulait conserver cette part du mystère lié à la création59, qui a essentiellement pour fonction de renvoyer l’auditeur à son espace intérieur. En ce sens, la poésie et la musique qui lui est intimement rattachée pour G. Bachelard comme pour Debussy, a essentiellement une fonction d’éveil.
47À travers les résonances qu’elle suscite, chacun de nous peut lui donner son sens, jamais fixé définitivement. À cet égard, la poésie joue un rôle comparable à celui du mythe qui tout en proposant un cadre collectif, n’a de valeur que réinterprété.
48C’est pourquoi G. Bachelard se défendait d’être poète60. Se disant, en outre, « ignorant en linguistique »61, il préférait se définir comme un « rêveur de mots » pour laisser au lecteur le soin de se réapproprier sa création, et de rêver à son tour sur la musique des éléments, qui porte en elle-même la mémoire du monde où il a puisé son inspiration.
49Cette dialectique du son et du silence qui est au fondement de toute musique oriente l’expérience poétique vers une expérience d’ordre « spirituel » :
« Elle laisse vivant, sous les images, le silence attentif. Elle construit le poème sur le temps silencieux, sur un temps que rien ne martèle, que rien ne presse, que rien ne commande, sur un temps prêt à toutes les spiritualités… »62
50Passionné de littérature, G. Bachelard n’a pas souvent parlé de musique dans ses écrits. Quand il en parle il ne parle pas technique mais sensation. Ainsi, dans l’une de ses causeries radiophoniques, il évoque la nécessité d’une « double lecture », intellectuelle et sensorielle, celle-ci étant la seule capable de rendre compte de ce savoir viscéral inscrit en nous et auquel nous renvoie la musique, celle de la langue en particulier, qui conserve le souvenir d’un langage ancestral, antérieur aux mots, dans lequel la musique n’était pas séparée de la langue. De cette oralité ancienne et idéalisée, l’in-fans et le primitif sont les gardiens d’après Bachelard qui y retrouve la seule attitude possible devant la création.
51En sollicitant ainsi la mémoire sensorielle du lecteur qui, à la lecture de ses livres, se reconstruit autour d’un noyau mémoriel, le noyau de l’enfance, G. Bachelard se trouve proche d’un écrivain comme Proust qui a lui aussi exalté la mémoire des sens dans son écriture. À l’instar de cet écrivain affirmant à la fin du Temps Retrouvé que son livre est un moyen fourni aux lecteurs pour lire en eux-mêmes, Bachelard apparaît comme un écrivain ayant su communiquer « l’essence de la musique avec les mots »63.
Notes de bas de page
1 Ce texte a été publié dans les Actes du colloque « Gaston Bachelard et l’écriture », in Cahiers Gaston Bachelard, numéro spécial publié sous la dir. de Jean Libis, Maryvonne Perrot et Jean-Jacques Wunenburger, Université de Bourgogne, 2004, p. 40-52.
2 « Un véritable théorème qui doit nous convaincre de lier le rêveur et son monde », affirme GB dans PR, p. 161.
3 in AS, p. 116.
4 La notion de « musique » a en effet une signification différente selon les cultures. Ce que nous entendons par « son musical » c’est avant tout un spectre sonore constitué d’oscillations périodiques et dont nous avons tendance à exclure les bruits (et donc les phonèmes). Or, dans certaines cultures, non seulement ces bruits sont admis mais la langue elle-même est considérée comme de la musique.
5 G. Bachelard, in DD, chap. VIII, pp. 129-150.
6 « Il est impossible de concevoir l’existence d’un élément de matière sans adjoindre à cet élément une fréquence déterminée… et il conclut : « le temps primitif est le temps vibré. La matière existe dans un temps vibré… Au repos même elle a de l’énergie »., in op. cit. p. 132.
7 In op. cit. p. 131.
8 Cette façon de concevoir tout un univers à partir d’une vibration est chère aux musiciens du XXe et en particulier à Claude Debussy qui a fait souvent dériver une œuvre entière d’un son primordial (cf. La Soirée dans Grenade, 1905). L’idée avait déjà été exposée par Wagner dans le prélude de l’Or du Rhin (1869), formé d’un seul son, (le mi bémol) qui occupe les 146 mesures du prélude. Manuel de Falla pense harmoniquement de cette façon et en donne un exemple magistral dans Le Concerto, (1926).
9 G. Bachelard, in TRV p. 26.
10 Cité par Fernand Ouelette, in Edgar Varèse, Paris : Christian Bourgois 1989, p. 37.
11 « En rêvant près des rivières, j’ai voué mon imagination à l’eau » in L’eau et les rêves (1942), Paris : éd. José Corti, 1983, p. 12.
12 In AS. pp. 217-218.
13 Voir à ce sujet la thèse du critique musical Édouard Hanslick (1825-1904) développée dans son livre Du beau dans la musique, (1864), Paris : Ch. Bourgois éd., 1986, selon laquelle l’arabesque plastique, en tant que symbole de la durée était analogue à la musique : « la manière dont la musique peut nous offrir de belles formes… trouve une analogie et une démonstration frappante dans une branche de la sculpture d’ornement, l’arabesque. Là, on voit des lignes qui paraissent vibrer, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant et se relevant d’un bond hardi, se quittant, se retrouvant, se correspondant dans de grands et petits arcs, infinis à ce qu’il semble, mais toujours parfaitement coordonnés… » in op. cit., pp. 20-21.
14 Dans ER, G. Bachelard a mis à jour les liens établis, dans l’imaginaire poétique, entre l’eau, le temps, la mort et la femme dont la chevelure a de tout temps été assimilée au mouvement aquatique « L’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la littérature, elle est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste ». In L’eau et les rêves, op. cit. pp. 112-13. C’est ainsi qu’il décèle, dans l’imaginaire des poètes (chez Edgar Poe notamment), l’existence d’un « complexe d’Ophélie » qui se manifeste également chez le peintre Léonard de Vinci, un artiste ayant témoigné dans sa correspondance de cet isomorphisme des images : « Note comme le mouvement de la surface de l’eau ressemble à celui d’une chevelure, écrit-il. Le mouvement de la chevelure est à deux temps […] Ainsi l’eau a ses tours et ses détours, tantôt elle obéit au mouvement de son cours, tantôt au mouvement incident et irréfléchi » L. de Vinci, cité par René Huygues, in Formes et forces, Paris : Flammarion, 1971, p. 249.
15 Baudelaire cité par Bachelard, in AS. pp. 282-83.
16 In op. cit. p. 10.
17 In op. cit. p. 251.
18 In ER, p. 255.
19 In ibid.
20 Bachelard, in AS, p. 74.
21 In ibid.
22 In TRV, p. 58.
23 « lèvres et dents produisent des spectacles différents. Il est des paysages qui se conçoivent avec des poings et des mâchoires… Il est des paysages labiées, si doux, si bons, si faciles à prononcer » In ER. p. 254.
24 In TRV. p. 59.
25 In PR. p. 15.
26 L’on y retrouve certaines formes mélodico-rythmiques archaïques encore en vigueur dans certaines musiques de traditions orales dont le processus consiste à développer un mot-cellule à partir d’un motif initial qui se dévoile peu à peu au gré de ses circonvolutions dans l’espace.
27 TRV, p. 26. Si l’on se met à écouter ce passage en faisant abstraction de son sens, l’on percevra, dans ce texte dominé par les nasales, une prolifération de sons qui eux-mêmes exigent une certaine lenteur dans leur émission à cause des résonances induites par leur articulation. À partir des mots-cellules « le lent imaginé », G. Bachelard fait résonner toute une série d’harmoniques (« la lenteur », « le ralentissement », « ralentir le temps », « silence » « temps », « substantialise », d’un côté puis « imaginé », imaginant, imaginaire, mais aussi « exagéré », « exagération, de l’autre. Cette amplification a pour conséquence de rapprocher finalement les deux termes aux sonorités opposés (grave/aigu formulés au début : « le lent imaginé ») en un son fondamental qui après ce travail dans l’intimité de la matière, devient : « lenteur exagérée ».
28 Au début du premier livre sur la terre, il écrit : « Nous montrerons que le langage poétique quand il traduit des images matérielles est une véritable incantation d’énergie » In op. cit., p. 8.
29 In AS, p. 52.
30 In op. cit. p. 276. Pour Bachelard, le monde parle et le poète n’a plus qu’à écouter ces voix du monde et à les transcrire dans leur élan premier après les avoir éprouvées dans son corps.
31 In op. cit. p. 277.
32 In op. cit. p. 68.
33 Bachelard, G., PR, p. 161.
34 In ER, p. 258.
35 In ibid.
36 In TRR, p. 197.
37 In ER, p. 260.
38 « Oui, avant la culture, le monde a beaucoup rêvé. Les mythes sortaient de terre, ouvraient la terre pour qu’avec l’œil de ses lacs elle regarde le ciel. Un destin de hauteur montait des abîmes. Les mythes trouvaient ainsi tout de suite des voix d’homme, la voix de l’homme rêvant de ses rêves. L’homme exprimait la terre, le ciel, les eaux. L’homme était la parole de ce macro-anthropos qu’est le corps monstrueux de la terre… » In PR, p. 161.
39 « Les rêves, chez les primitifs, paraissent remplis de représentations acoustiques… L’idée que le rêve est la véritable source de l’inspiration musicale est un lieu commun des civilisations primitives » affirme Marius Schneider dans son article « L’esprit de la musique et l’origine du symbole », in Diogène, revue philosophique no 27, 1959, p. 70. Ainsi, cet état idéal dans lequel l’esprit fut absorbé dans la matière dans les mythes de création, perceptible dans les rêves, ne s’est conservé sur la terre que dans la voix humaine et dans les instruments de musique d’après ces cosmogonies. C’est pourquoi « la musique est le véritable domaine du culte dans lequel l’esprit et la matière ou le ciel et la terre se recoupent… d’une façon nettement perceptible » in ibid.
40 TRR, p. 196.
41 In AS, p. 274.
42 In op. cit. p. 282.
43 in AS, p. 62.
44 Debussy, « La musique d’aujourd’hui et celle de demain » (1909), in Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1971, p. 281.
45 Debussy, « La musique en plein air », in op. cit. p. 46.
46 Debussy, in op. cit. p. 83.
47 Dans les livres consacrés aux éléments, il donne d’autres exemples à l’appui de sa théorie : par exemple, dans le verbe « clignoter » dont l’action ne produit aucun bruit réel mais qui rappelle les actions de la même espèce accompagnées d’un bruit. G. Bachelard voit « une sorte d’onomatopée qu’il faut projeter pour entendre » et qui « donne une voix à une paupière qui tremble ». De même, « la gargouille a été un son avant d’être une image » in ER, p. 257.
48 L’audition ne suffit pas : « elle ne permet pas de rêver les images en profondeur » affirme G. Bachelard ; elle doit s’accompagner nécessairement du geste vocal. : « L’imagination en nous parle, nos rêves parlent, nos pensées parlent. Tout activité humaine désire parler » in AS, p. 283.
49 « … dans le rythme vie-âme ainsi respiré les lèvres peuvent rester immobiles. C’est alors vraiment le souffle qui parle, c’est le souffle qui est le premier phénomène du silence de l’être. À écouter ce souffle silencieux, à peine parlant, on comprend combien il est différent du silence taciturne aux lèvres pincées… Alors commence le silence qui respire. Alors commence le règne infini du « silence ouvert… ». In AS, pp. 273-74.
50 In ibid.
51 Bachelard, in ER, p. 258.
52 in ibid.
53 in ibid.
54 Bachelard, G. in AS, op. cit. p. 274.
55 in ibid.
56 A. Gide, Notes sur Chopin, Paris, L’Arche, 1949, p. 20.
57 Soutenons que la beauté d’une œuvre d’art restera toujours mystérieuse… ». In Debussy, op. cit., p. 224.
58 Debussy « Du goût » in Monsieur Croche et autres écrits, op. cit. p. 224.
59 « Au nom de tous les dieux, n’essayons pas plus de l’en débarrasser que de l’expliquer. Ornons-le de cette délicate observance de goût. Et qu’il soit le gardien du Secret ». In ibid.
60 « Pour nous qui ne sommes pas poète » in PR, op. cit. p. 137. Cette affirmation est à prendre au pied de la lettre selon Jean Libis au sens où G. Bachelard n’écrit pas de « poésie ». Si son œuvre est poétique c’est à un autre niveau.
61 « Je suis, ai-je besoin de le dire, un ignorant en linguistique » in op. cit. p. 16.
62 In AS, p. 282.
63 M. Ohana in Entretien avec M. Ohana par Marie-Rose Clouzot, Formation de l’Amateur de concerts, Concert du 18 novembre 1967, p. 108.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mythologies et mythes individuels
À partir de l'art brut
Anne Boissière, Christophe Boulanger et Savine Faupin (dir.)
2014
Au service d'une biologie de l’art. Tomes I et II
Recherches sur les arts de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est
Jean Naudou, Claudine Picron et Philippe Stern
1978
Les fils d’un entrelacs sans fin
La danse dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker
Philippe Guisgand
2008
Tombeau de Léonard De Vinci
Le peintre et ses tableaux dans l’écriture symboliste et décadente
Jean-Pierre Guillerm
1981