Coup d’archet
p. 13-28
Texte intégral
« Écrire c’est entendre… »1
«… Je crie donc je suis… »2
«… on entend par l’imagination plus que par la perception… »3
« Le poète doit créer son lecteur »4
« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »5
(L. Wittgenstein)
De la musique et du silence
1L’objectif de ce livre n’est pas tant de reconnaître en Bachelard l’existence d’un authentique musicien6, que d’étudier les enjeux d’une philosophie fondée sur le sens de l’ouïe chez ce « rêveur de mots »7 qui pensait le monde en l’écoutant.
2Non reconnue par la postérité, la qualité musicale de son œuvre lui aura fait découvrir une autre forme d’imagination, une « imagination de la vie »8 activant l’imagination spatiale et motrice (d’où le nom d’« imagination activiste »9).
3Nous nous sommes appuyés sur ces notions pour étudier les fondements d’une phénoménologie de l’écoute chez ce musicien doué d’une oreille fine qui lui a permis de concevoir cette activité en termes d’images évocatrices de mouvements : de l’oiseau invisible (l’alouette) à l’oiseau imaginaire (le phénix), toute une gamme de notions (le « silenciaire », « la musique du ciel », le « retentissement », la harpe éolienne, l’orchestre invisible…) se déploient, suggérant un idéal musical proche de celui de Debussy, inventeur d’un art sonore dynamique, à la mesure des éléments.
4Nous voudrions montrer que l’univers bachelardien est un univers musical et actif dans lequel « la vie doit vouloir la pensée »10. À condition toutefois de reconnaître comme telle une autre forme de pensée, une « pensée avec la peau »11 dont le mode actif est venu concurrencer chez lui le mode réflexif.
5Issue de sa propre expérience du sonore et du musical, l’imagination dynamique bachelardienne a sa source dans la lecture, littéraire autant que musicale. En ce domaine, le poète Novalis fut pour lui une référence majeure notamment pour sa définition de l’artiste comme activité. À partir de cette conception, Bachelard a posé les bases d’une nouvelle esthétique, une « esthétique concrète »12 dont l’expérience est accessible non seulement aux artistes mais à toute personne capable de déployer le mode actif de la conscience que possèdent naturellement les enfants, et dont les bienfaits retentissent sur la santé du corps et de l’esprit. Seule cette activité est garante de l’expérience artistique qui nécessite un effort de la part du récepteur, appelé à se mobiliser tout entier pour exercer cette « imagination de la vie ».
6C’est à partir du Lautréamont que Bachelard va poser cette question fondamentale qui apparaîtra en filigrane de son œuvre : « faut-il rompre avec la vie ou continuer la vie ? »13.
7En vertu de l’adage aristotélicien selon lequel « c’est par le repos et l’arrêt que la raison sait et pense »14, doit-on anéantir en soi la vie pour avoir la pensée ?
8Ces questions qui le hantent en appellent une autre : qu’est-ce que connaître ? La connaissance serait-elle incompatible avec la vie ? Pour le dire encore autrement : faut-il cesser de philosopher pour vivre et revenir à l’expérience ?
9Tels sont les questionnements qui surgissent à la lecture de G. Bachelard et qui sont communs à la problématique musicale dans la mesure où la musique ne connaît pas le repos. Si ce n’est un repos agissant dans les silences qui la constituent.
10À travers son écoute de la vie des silences et des timbres Bachelard montre que « l’art de musique » est irréductible aux théories et aux concepts (et à la logique discursive). Néanmoins, l’on perçoit dans son œuvre poétique l’action secrète de la musique dans les silences actifs, créateurs d’images : « Si nous voulons étudier cette intégration du silence au poème, il ne faut pas en faire la simple dialectique linéaire des pauses et des éclats le long d’une récitation. Il faut comprendre que le principe du silence en poésie est une pensée cachée, une pensée secrète »15, affirme-t-il.
11C’est donc à la recherche de cette pensée « cachée sous les sédiments expressifs d’une « géologie du silence » que je me suis livrée afin de découvrir le rapport singulier qu’entretenait Bachelard avec la musique. Ma thèse est que cet art fut le véritable fantôme de son imagination, le « clair-obscur »16 de son être, sa partie vibrante. Mais qu’est-ce que la musique pour ce poète ? Comment écrire ce pur mouvement de la vie ?
12À propos de l’écriture de la rêverie (dont les traits sont identiques à la musique comme nous le montrerons bientôt) il fait à la fin de sa vie cet aveu d’échec : « En fait c’est un problème qui me tourmente depuis vingt ans que j’écris des livres sur la Rêverie. Je ne sais pas mieux l’exprimer… »17. Bachelard a trouvé dans les images de l’eau et du feu le moyen d’en évoquer la musique et les rythmes ; mais la musique commençait déjà pour lui dans la langue, dans les silences et les timbres, indispensables à la compréhension des humains entre eux :
« … Nous sentons bien qu’il faudrait un signe moyen entre ? et ! Nous sentons bien que du ? au ! il y a place pour toute une psychologie qui tonaliserait toutes les paroles, qui saurait interpréter les silences et les timbres, les vivacités et les lenteurs, toutes les résonances et tous les arpèges de la sympathie »18.
13Reconnaissant chez Bachelard les qualités d’un musicien qui sait entendre entre les mots et les sons, la vie des silences et des timbres, nous faisons ici l’hypothèse que son écriture ne passe pas tant par le langage que par la musique et le silence qui la constituent.
14Un autre philosophe musicien, L. Wittgenstein, s’est heurté à la même aporie que G. Bachelard et s’est bien gardé de faire des discours sur la musique, considérant que : « Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage »19. Dans son Tractatuslogico-philosophicus, il applique une méthode rationnelle, l’apophatisme (du grec apophasis, négation), pour approcher à travers des propositions négatives ce mystère qu’est la musique selon lui. Ayant tenté d’exprimer dans ce traité l’échec du langage et de la description quand il s’agit de rendre compte de l’indicible et du mystère de l’existence, il affirme que celui-ci « se montre » précisément dans la musique qui n’est que geste : « La phrase musicale est pour moi un geste, elle s’insinue dans ma vie. Je me l’approprie »20. Loin de représenter quelque chose, cette phrase est avant tout un mouvement, une activité silencieuse, qu’un pas de danse saura mieux rendre que tous les discours.
15En suivant jusqu’au bout la méthode apophatique, nous invitons le lecteur à faire silence afin de pouvoir capter la sonorité et les mouvements de cet indicible qui se montre chez G. Bachelard sous les traits de la harpe éolienne par laquelle « la pensée humaine chante »21 ou du vol de l’oiseau invisible (l’alouette) ou imaginaire (le phénix), autant de signes confirmant la thèse d’une « ontologie de l’invisible et de l’inaudible »22 exposée dans La poétique de la rêverie.
16Mais pourquoi entreprendre d’écrire un livre entier sur Bachelard musicien s’il n’y a plus qu’à se taire devant l’énigme de la musique et du mystère de l’existence23 qu’elle révèle ? Il semble que cette notion d’activité qui qualifie la poésie et la musique dans leurs finalités créatrices selon Bachelard, n’ait pas encore été explorée à ce jour. Ce « devenir-art » de l’activité fait du lecteur un véritable interprète, dans la pratique de la « double-lecture » qui est un art selon Bachelard, ayant pour principal objectif de « créer son lecteur »24.
Après une lecture de Bachelard25…
17Ni poète26, ni linguiste27 ni philosophe28 ni même « scientifique »29, G. Bachelard ne se reconnaissait qu’une seule compétence : la lecture : « Nous ne sommes qu’un lecteur, qu’un liseur »30. Mais qu’est-ce que lire pour G. Bachelard ?
18Cela ne consistait pas seulement à déchiffrer un code utile à la compréhension du sens des mots. Lire était pour lui une activité nécessitant un effort et un apprentissage31.
19Ainsi, chaque mot constituait à lui seul un petit univers, un monde en soi, de nature sonore et gestuelle : « Tous les mots cachent un verbe. La phrase est une action, mieux, une allure… Revivons donc les allures que nous suggèrent les poètes »32. Lire, c’était donc engager tout le corps sentant dans une activité double, sollicitant tout particulièrement le sens de l’ouïe, comme il le révèle en 1952, aux auditeurs d’une émission radiophonique :
« Permettez-moi, chers auditeurs, une confidence personnelle. Jadis, j’ai beaucoup lu, mais j’ai fort mal lu. J’ai lu pour m’instruire. J’ai lu pour connaître. J’ai lu pour accumuler des idées et des faits. Et puis un jour, j’ai reconnu que les images littéraires avaient leur vie propre ; que les images s’assemblaient dans une vie autonome. Et dès cette époque, j’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture. Qu’il fallait les lire tour à tour avec un esprit clair et une imagination sensible. Seule une double lecture nous donne la complétude des valeurs esthétiques… »33
20Déjà en 1944, il proposait d’appliquer aux Aventures de Gordon Pym d’Edgar Poe, les principes d’une double lecture correspondant aux deux types de consciences : la « conscience réflexive » « qui doit suivre la ligne des faits » et la « conscience créante » (ou le mode actif du sentir) « qui doit suivre la ligne des rêveries »34. Nous percevons dans cette écoute harmonique des mots l’une des sources musicales de sa poétique dont les retentissements se font sentir jusque dans sa pensée philosophique. Mais ce n’est pas tout.
21Cette lecture harmonique est indissociable d’une écriture musicale ayant, pour cette raison même, un effet créateur sur le lecteur, qui se sent harmonisé par les sons et les rythmes perçus. Les mots suscitent en lui des mouvements corporels le conduisant à toujours tendre l’oreille, de plus en plus finement, pour écouter les échos de ses propres voix intérieures.
22Bachelard n’a jamais cessé d’attirer l’attention sur les bienfaits, pour l’homme, d’une telle pratique, devenue chez lui un art, capable de révéler au lecteur l’action secrète de la musique qui précède l’image. C’est cet « espèce d’accord musical » justement senti que Bachelard fait « retentir dans l’âme de son lecteur »35
23Je partirai donc de cette réalité créatrice de la lecture et de l’écriture bachelardienne pour étudier l’hypothèse de la musique comme modèle de tous les arts par l’activité qu’elle met en œuvre pour nous faire éprouver la vie. On m’objectera que lire n’a rien à voir avec la pratique musicale désignée du même nom. Pourtant, dans Le droit de rêver, G. Bachelard affirme que l’« on entend dans les mots plus qu’on ne voit dans les choses » et qu’en méditant sur un mot, on peut trouver tout un système philosophique « à condition de se mettre à l’écouter » vraiment ; et il a cette phrase étrange que seul un musicien (qu’il était, violoniste à ses heures) peut énoncer : « Écrire c’est entendre… »36.
24Pourtant, l’idée d’un Bachelard musicien, n’a jamais été pris au sérieux par les musicologues comme on peut le lire encore aujourd’hui dans un ouvrage récent : « Bachelard s’occupe uniquement de la « rêverie » qui donne naissance à des œuvres littéraires et néglige les arts plastiques, la danse et la musique. Même s’il commente un tableau, il se réfère à un poème, il ne le vit pas de façon directe »37. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les travaux sur « Gaston Bachelard et la musique » sont rares pour ne pas dire inexistants. Si l’on trouve çà et là des allusions à la musicalité de son écriture « incantatoire, musicale »38, ou des exemples d’application à la musique de sa démarche poétique39, aucune étude approfondie n’a été consacrée jusqu’ici à la question d’un Bachelard musicien. Mais qu’est-ce qu’un musicien pour ce philosophe ? C’est avant tout un « grand écoutant », capable de percevoir des sons en-deçà du seuil normal de l’audition. Ainsi, ce n’est pas parce qu’on sait lire la musique que l’on est musicien. L’exemple de Baudelaire (cité par Bachelard) prouve qu’un « non-musicien » peut même se placer au-dessus de l’engeance des musicologues : l’expérience d’écoute que le poète décrit dans sa fameuse lettre à Richard Wagner40, est là pour témoigner de la subtilité de son oreille qui a su détecter immédiatement la nouveauté du Tannhaüser, alors que l’œuvre de Wagner s’est heurtée à l’incompréhension des critiques lors de sa création à Paris.
25C’est pourquoi, contrairement à la vision communément admise d’un Bachelard philosophe, « uniquement occupé de « rêverie » et incapable de « vivre » un tableau ou une musique de façon directe », nous affirmons au contraire que celui-ci possédait des dons exceptionnels de musicien qu’il a su mettre à profit dans son écriture au style inimitable. Mais si la musique occupe une place privilégiée dans son œuvre, comment se fait-il qu’il n’en ait jamais parlé ?
26Nous proposons de poser autrement le problème en nous plaçant sur le plan du phénomène et de l’expérience pour essayer de comprendre le rôle de la musique chez Bachelard et le sens de sa présence-absence dans sa vie comme dans son œuvre.
27Pour nous, l’absence de discours sur la musique, ne prouve rien car sa présence est effective dans son écriture et sa pensée, même s’il ne s’y réfère pas directement ou ne l’étudie pas en tant qu’objet spécifique. Le philosophe était habité par cette pensée musicale, tellement intégrée à son discours, qu’elle fut pour lui comme une seconde peau.
28En musique, il s’agit avant tout d’entendre. Et cela ne va pas de soi. Il faut apprendre à écouter car c’est ainsi que l’on apprend à voir et à sentir selon Bachelard.
29Dans son œuvre, une phrase revient comme un leitmotiv, que seul un musicien aurait pu écrire : « On entend par l’imagination plus que par la perception »41 : comment comprendre cela ?
30Une telle expérience, généralement réservée au compositeur ou à l’interprète de musique, ne se prouve pas. Elle se vit. Tel est précisément ce qui caractérise la musique qui était pour Bachelard de l’ordre de l’expérience immédiate comme pour Nietzsche et n’existait qu’en tant que phénomène. Pour lui, le trait foudroyant d’une musique ou d’une image dynamique comme le vol de l’oiseau était d’une beauté supérieure échappant « à toutes les polémiques des philosophes »42.
Pour une phénoménologie du verbe « écouter »
31En suivant la méthode phénoménologique, Bachelard veut « mettre en lumière la prise de conscience d’un sujet émerveillé par les images poétiques »43. Mais pourquoi appliquer cette méthode aux images ? La phénoménologie à distance des « phénomènes », quand elle est menée par les philosophes, ne permet pas selon lui de se situer en ce point qui précède la séparation entre le sujet et l’objet, auquel Bachelard veut nous amener. « Tout serait plus simple, nous dit-il, si nous suivions les bonnes méthodes du psychologue qui voit naître l’imagination chez les enfants sans jamais examiner comment elle meurt chez les hommes »44.
32Il choisit de se mettre à l’école de cette naïveté réveillée par une image première pour étudier la « phénoménologie de l’image » qui demande « d’activer la participation du lecteur ». Car il n’y a pas pour lui de phénoménologie de la passivité. « Au-delà du contresens fait, rappelons que la phénoménologie n’est pas une description empirique des phénomènes ».45
33Dans un premier temps, il a recours à la poétique qui nous fait descendre encore plus bas, à l’origine du mouvement naissant des phénomènes, déclenché selon lui par une sorte de « gymnastique centrale »46 indispensable à la vie des images. Puis, il va s’acheminer vers une autre sorte de phénoménologie poétique pré-humaine qu’il appelle « la phénoménologie du verbe écouter »47 laquelle est au fondement de la pratique des arts.
34Mais quel est le lien entre cette méthode « au lourd appareil philosophique » et « la conscience musculaire qui entraîne le corps tout entier »48 dans la musique ?
35Il faudra se demander d’abord : qu’est-ce que la musique (chapitre II) pour Bachelard et pour l’époque dans laquelle il a vécu. Si celle-ci peut se définir comme l’ensemble des sons et des silences qui la constituent, peut-on parler d’une « musique de gestes » chez ce philosophe comme on en a parlé au début du XXe siècle avec la naissance de l’abstraction ? (chapitre VI).
36En suivant la méthode de G. Bachelard, nous avons décelé dans sa poétique l’existence d’un en deçà, de nature musicale, jamais pris en compte dans les analyses littéraires, et sur lequel nous nous appuierons pour démontrer que ce n’est pas l’image qui est le point de départ de la rêverie mais le son et avant cela, le rythme.
37Sa conception musicale de la rêverie a façonné son approche cinétique de la poésie, qu’il considérait avant tout comme un art dynamique, se référant à des matières et à des forces en mouvement : « Si la poésie s’anime vraiment aux origines du verbe, dit-il à propos des Chants de Maldoror, si elle est contemporaine d’une excitation psychique élémentaire, les mouvements fondamentaux comme la nage, le vol, la marche, le bond, doivent alerter des poésies spéciales »49. Dès le début de sa recherche, Bachelard a perçu, dans la poésie ducassienne, l’existence d’un « cogito sonore et énergétique »50, semblable à celui de l’enfant qui, dans ses « jeux linguistiques… joue aux murmures, aux gazouillis, à la voix mouillée, aux timbres des fines clochettes qui sonnent sans résonner (légers cristaux qu’un souffle brise) ! Le jeu linguistique cesse quand le cri revient avec ses puissances initiales, avec sa rage gratuite, clair comme un cogito sonore et énergétique »51. Et Bachelard d’affirmer, contre le cogito cartésien uniquement centré sur la pensée : « je crie donc je suis une énergie » (en précisant toutefois que chez Lautréamont, « le cri est dans la gorge avant d’être dans l’oreille. Il n’imite rien… il est la personne criée… »)52. Ce serait d’après lui perdre toute la poésie des Chants de Maldoror que d’y mettre à la base une idée, alors que la tonalité profonde de cette œuvre est le cri53 : « Nous trouvons une preuve nouvelle de la primitivité de la poésie ducassienne dans l’importance donnée au cri… le cri est essentiellement direct. Le cri n’appelle pas. Il exulte. Le cri est aussi l’antithèse du langage… C’est un univers actif, un univers crié… »54.
38C’est dans cette poésie induite, produite et non pas reproduite, que Bachelard a découvert le secret de l’activité poétique, d’origine musicale, qui doit créer son lecteur et le vivifier. De fait, après une lecture de Gaston Bachelard, l’effet éprouvé est comparable à celui qui anime l’auditeur à la sortie d’un concert ou à l’écoute d’un disque qui l’a é-mu55 : on se sent plus vif, plus actif et on a la même impression d’entrer dans un monde de mouvements et de forces. De là cette magie de l’écriture bachelardienne qui est le résultat d’une activité intense, transmise au lecteur par l’intermédiaire du texte et de sa musicalité.
39En tant que son et mouvement, l’eau fut pour lui une image prégnante qu’il avait complètement intégrée à son écriture. Mais cette image en appelle une autre, à partir de laquelle elle se comprend : il s’agit de l’image du feu, symbole de l’intensité d’être, obtenue dans la rêverie où « notre être onirique est un »56 et qui lui est apparue comme vitale à la fin de sa vie.
40C’est dans cette tension entre l’eau et le feu que se situe la pensée dialectique de Bachelard, issue de son écoute harmonique du monde et fondatrice de sa conception du temps. La « dialectique de ce qui coule et de ce qui jaillit »57 est chez lui une autre manière de désigner ce qui unit la pensée et le rêve, correspondant aux deux types de consciences, « active » et « réflexive » évoquées plus haut.
41Chez Bachelard, « l’excès de vie »58 perçu dans les images provient de son expérience de musicien qu’il partage en commun avec Nietzsche, enclin lui aussi à reconnaître l’existence d’une communication directe59 issue d’un savoir corporel commun à tous les hommes chez qui, toujours, « l’expression dépasse la pensée »60. Loin de suivre la pensée nihiliste de ce philosophe, Bachelard a conservé dans sa poésie cet arrière-plan musical qui le caractérise. De là l’idée bachelardienne de fonder, sur cette base musicale, une « esthétique du langage » autonome, libéré du sens, et capable de fonder une « esthétique générale » déterminant les « liens avec l’esthétique des peintres, des sculpteurs, des musiciens »61. Réunis sous la bannière de la musique, comprise comme « un jeu de forces » (et non de formes), tous les arts communiquent chez Bachelard comme nous le verrons bientôt.
42En répertoriant tous les noms de musiciens, musicologues et chanteurs cités dans ses livres, nous avons trouvé des révélations sur sa manière d’entendre. Cela nous a permis de vérifier l’existence d’une sensibilité musicale plutôt moderne chez ce philosophe, en phase avec les recherches ethnomusicologiques de ses contemporains dont il a su apprécier la valeur et la nouveauté (chapitre II).
43Il nous est apparu ainsi que la discontinuité qui est au fondement de la pensée bachelardienne rejoignait une notion centrale dans la musique du début XXe siècle, elle-même liée aux nouvelles conceptions du temps élaborées par les micro-physiciens. Loin de se soumettre à une continuité supérieure, d’essence mélodique, (comme le pensait H. Bergson) le temps y est toujours jaillissant et non donné d’avance. En musique, cela correspond au rythme qui surgit de cet ensemble constitué par les sons et les silences.
44Nous verrons que cette notion de rythme, centrale dans la problématique bachelardienne, est l’expression d’une éthique faisant de l’homme un être discontinu, à l’image d’un temps senti comme « essentiellement affectif »62 : « Le temps n’est rien s’il ne s’y passe rien » car « Le Temps est essentiellement affectif » affirme Bachelard pour qui la poésie doit être polyphonique et verticale, comme la musique et l’homme63.
45Ce travail préalable nous a orienté vers une lecture « polyphonique » de son œuvre que nous avons mise en résonance avec celle d’autres penseurs, poètes et compositeurs contemporains ayant comme lui une perception phénoménologique du temps et de la musique silencieuse (chap. III).
L’universalité de l’expérience esthétique bachelardienne
46Cet intérêt pour la qualité musicale des silences « pleins de sonorité », est révélateur d’une conception de la musique qui eut un avenir fécond en France au XXe siècle sous l’impulsion des musiques extra-européennes dans lesquelles s’offraient de nouvelles perspectives. Ainsi, par exemple, dans la civilisation chinoise (dont Bachelard a pu avoir connaissance à travers sa lecture de l’œuvre de Marcel Granet), l’art n’a pas un but esthétique mais éthique. Conçu comme une technique de perfectionnement de soi, il n’est pas achevé sur la toile ou sur la portée musicale mais ne se forme que dans le corps-esprit-cœur du lecteur-auditeur, à partir des silences et des ombres qui le transportent vers un au-delà du son et du geste, faisant appel à son imagination. Parmi les contemporains de Bachelard, Claude Debussy nous est apparu le plus proche en tant que créateur d’une nouvelle manière d’écouter la musique au XXe siècle.
47Par ailleurs, une notion musicale comme « la musique du ciel » propre à la civilisation chinoise, nous a semblé pouvoir être rapprochée de celle, bachelardienne, de « retentissement » qui tient dans son œuvre une place de choix.
48L’esthétique bachelardienne et l’esthétique sino-japonaise partagent une même conception du monde fondée sur les éléments de la Nature dans laquelle tout est signe pour l’homme, appelé à en déchiffrer les mystères. En tant qu’imaginaire commun à l’humanité, la Nature et ses mouvements, fut aussi le point de départ de la musique de Debussy (fervent admirateur des estampes japonaises) et de la poésie bachelardienne, dont le caractère d’universalité a été mis à jour par le professeur Hyung-Joon64. Les études se sont multipliées au Japon et en Corée, à partir de 1969, autour de G. Bachelard qui a fasciné plus d’un auteur à cause de « l’universalité de l’expérience esthétique » qu’il a mise en œuvre. Dans un article intitulé « la poétique de G. Bachelard et l’imagination matérielle », le Professeur Uk Song écrit que « sa poétique philosophique possède une force étonnante pour stimuler… la créativité poétique » et il propose d’appliquer la méthodologie universelle de Bachelard à la poésie coréenne et chinoise classique. Nous aurons à préciser, tout au long de ce livre, en quoi consiste l’universalité de son « esthétique concrète » et ce que signifie d’autre part, l’expression de « conscience créante » en regard de la notion d’activité issue de son expérience musicale, créatrice d’une poétique conçue comme une « philosophie de l’acte »65 ou « philosophie de vie en action »66. La manière propre aux textes chinois, d’aborder des questions existentielles à travers des notions musicales ainsi qu’une même attention portée à l’instant, qui est, comme on le sait, au fondement de la théorie bachelardienne du temps, rapproche les deux univers dans lesquels l’art est une manière de vivre : « L’attention à l’instant étant conforme à la sensibilité japonaise qui aime le précaire et l’imprévisible et même à certain principe bouddhiste qui… compare volontiers le destin de la vie humaine avec un verre d’eau jeté dans la mer »67.
49G. Bachelard s’inscrit donc pour nous dans cette lignée de philosophes-musiciens ayant tenté de penser autrement le monde, par le sens de l’ouïe et non par celui de la vue sur laquelle repose toute la pensée et la philosophie occidentales depuis l’Antiquité (chapitre VIII).
50C’est à cette source musicale que Bachelard revient toujours, en sollicitant la mémoire sensorielle du lecteur qui, au contact de ses livres, se reconstruit en apprenant à bien respirer68 (ou à chanter…). Ce faisant, il a ouvert une voie nouvelle à la pensée et a suivi d’autres chemins que les voies théoriques ou esthétiques. En concevant la musique comme une phénoménologie liée à une expérience humaine, il s’est intéressé à ce qui est au fondement de la relation entre les êtres et les choses (ce que la philosophie a tendance à oublier ou à rejeter en la jugeant indigne d’être pensé). La musique, telle qu’elle est envisagée par Bachelard à travers sa pratique d’écoute, n’est pas un domaine réservé aux seuls spécialistes et musicologues. Elle fait partie de la vie, comme dans les civilisations extra-européennes auxquelles il s’est particulièrement intéressé. Elle est chez lui à l’origine d’une ontologie ou d’une « poétique de la relation » pouvant permettre à l’homme de mieux habiter le monde, à condition de se faire lui-même instrument, « harpe éolienne », à l’écoute des sonorités des êtres et des choses.
51Dans le souci de demeurer au plus près des intuitions bachelardiennes et de suivre « l’effet de vie »69 que ces intuitions produisaient sur lui-même et sur le lecteur, nous lui avons donné largement la parole70. Loin de nous limiter à l’œuvre poétique et aux livres sur les éléments, nous avons utilisé ici un large corpus d’œuvres, parmi lesquelles les nombreuses préfaces (dont certaines sont souvent moins connues) ainsi que les livres et articles scientifiques et philosophiques, domaines qu’il a su rendre complémentaires de sa vision poétique du monde.
52Dans mon premier texte sur « Gaston Bachelard musicien » qui a servi ici de base à la réflexion, j’observais la dimension éthique de cette œuvre : « les livres de G. Bachelard constituent autant de moyens fournis aux lecteurs pour lire en eux-mêmes »71. Il m’apparaissait à l’époque comme un écrivain qui, tout comme Proust, avait su communiquer « l’essence de la musique avec les mots »72. Je confirme plus que jamais aujourd’hui ces propos et invite le lecteur à écouter cette action secrète de la musique sous les mots et à les vivre comme le recommandait G. Bachelard afin de mieux s’éprouver lui-même.
Notes de bas de page
1 DR, p. 184.
2 L, p. 110.
3 TRR, p. 196.
4 L, p. 79.
5 Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-philosophicus, traduction, préambule et notes de Gilles Gaston Granger, collection Tel, Gallimard, 1993 [1922], p. 112.
6 Parmi les gens qui l’ont connu, Jean-Claude Pariente et sa femme confirment que le philosophe pratiquait le violon et qu’il avait l’oreille absolue. Quant à Suzanne Bachelard, sa fille, elle était une musicienne avertie, jouant assidûment du piano et se rendant au moins trois fois par semaine au concert (dont elle conservait tous les programmes).
7 « Je suis un rêveur de mots » affirmait G. Bachelard dans PR p. 15. Dans FC (p. 26), il se qualifie de « philosophe de l’expression littéraire » ou encore de « chercheur d’images » (p. 34).
8 AS, p. 297.
9 TRV, p. 1.
10 L, p. 155.
11 TRR, p. 247.
12 FC, p. 5 : « … une esthétique concrète, une esthétique qui ne serait pas travaillée par des polémiques de philosophe, une esthétique qui ne serait pas rationalisée par de faciles idées générales ».
13 L, p. 155.
14 Aristote, Physique, VII, 3, 247 b.
15 AS, p. 285.
16 Expression employée par G. Bachelard in FC, p. 7.
17 FC, p. 9.
18 G. Bachelard, préface au livre de Martin Buber, Je et Tu, Paris, Aubier Montaigne, 1938.
19 L. Wittgenstein, Tractatus Logico-philosophicus, proposition 4, p. 121.
20 L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, Suhrkamp, Francfort, 1977, [1939], p. 139.
21 « Ne semble-t-il pas que les nombreux commentaires qui ont été faits sur les « correspondances baudelairiennes » aient oublié ce sixième sens qui travaille à modeler et à moduler la voix. Car c’est un sixième sens, venu après les autres, au-dessus des autres, que cette petite harpe éolienne… Par elle, la pensée humaine chante », PE, p. 180.
22 PE, p. 166.
23 C. Lévi-Strauss, « « La musique est le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent, et qui garde la clé de leur progrès », in Le cru et le cuit, (Mythologiques I), Paris, Plon, 1964, p. 26.
24 L., p. 79.
25 On reconnaîtra dans ce titre la présence de Liszt pour qui la poésie était indissociable de la musique. Il est l’auteur d’une pièce pour piano intitulée : « Après une lecture de Dante » (Fantasia quasi sonata, composée en 1849 et publiée en 1856. Insérée dans le second volume des Années de Pèlerinage, cette pièce a été inspirée au compositeur par sa lecture de La Divine Comédie de Dante.
26 « Pour nous qui ne sommes pas poète » dit-il dans PR p. 137.
27 « Je suis, ai-je besoin de le dire, un ignorant en linguistique » Bachelard, in PR, p. 16.
28 « Flocon me classe parmi les philosophes et non pas au rang des hommes qui s’en vont en rêvant », DR, p. 111. « Je suis un philosophe de l’expression littéraire » affirme-t-il dans FC, p. 26.
29 « Pour nous qui faisons de la physique de non-analyse » Bachelard, in EEPC, p. 47.
30 TRV, p. 6.
31 « Les gens ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort pour apprendre à lire. Il m’a fallu quatre vingt ans pour cela et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi » observait déjà Goethe, Entretiens avec Eckermann, 25 janvier 1830, traduct. et notes de J. Chezeville, nouvelle édition revue et présentée par C. Roëls, Paris, 1988.
32 AS, p. 75.
33 G. Bachelard, « La poésie et les éléments », in Causeries diffusées dans le cadre de l’URI (Université radiophonique internationale) fin 1952. Réalisation : Jean Wilfrid Garrett. Archives sonores de l’INA.
34 Introduction aux aventures de Gordon Pym, Paris, Stock, 1944, p. 7.
35 PE, p. 100.
36 « Une psychologie du langage littéraire », in DR p. 184. Les deux citations précédentes sont issues de cette même page.
37 Francesco Spampinato in Les métamorphoses du son, l’Harmattan, juin 2008, p. 110. C’est moi qui souligne.
38 Voir à ce sujet la communication de Simone Vierne « Bonheur de rêver, bonheur d’écrire », parue dans les Cahiers internationaux de Symbolisme, 1986, no 52-54, Université de Mons, Ciéphum, transcrite dans « Gaston Bachelard, l’homme du poème et du théorème », colloque du centenaire, Dijon, EUD, 1984, pp. 23-37).
39 cf. les travaux de Michel Guiomar, Le Masque et le Fantasme, l’Imagination de la matière sonore dans la pensée musicale de Berlioz, Paris, José Corti, 1970.
40 Cette expérience sera commentée dans le chapitre 7.
41 TRR, p. 196.
42 AS, p. 79.
43 PR, p. 1.
44 PR, p. 2.
45 PR, p. 4.
46 L, p. 79 : « Quand on a éprouvé le caractère allégeant d’un entraînement physique interne qui cherche la pureté de l’impulsion, on arrive à constituer une sorte de gymnastique centrale qui nous débarrasse du souci d’exécuter les mouvements musculaires… ».
47 Par commodité, nous la désignerons parfois par l’expression « phénoménologie de l’écoute » en voulant cependant induire le même sens actif présent dans le verbe « écouter ».
48 Ibid.
49 L, p. 52.
50 L, p. 110.
51 Ibid.
52 Ibid.
53 « Mettre à la base de la violence une idée serait perdre son ivresse immédiate… son cri. Alors, le verbe perdrait cette valeur qui donne aux Chants de Maldoror sa tonalité profonde… Cette violence immédiatement réalisée du geste animalisé, tel est donc, d’après nous, le secret de la poésie active » (L, p. 15).
54 Ibid.
55 On entendra ici ce mot au double sens de « mis en mouvement » et de « pris par l’émotion ».
56 AS, p. 31.
57 AS, p. 152. « ce qui commande tout, c’est la dialectique de ce qui coule et de ce qui jaillit ».
58 « Si nous pouvions faire sentir que dans l’image poétique brûlent un excès de vie… », FPF, p. 40.
59 « Par la rêverie seule on peut communiquer des images singulières. L’intelligence est malhabile quand il faut analyser des rêveries d’ignorant », FC, p. 22.
60 FPF, p. 36.
61 In ibid.
62 II, p. 39.
63 AS, p. 283. Voir aussi, II, p. 224.
64 Cf. l’article consacré à « l’influence de G. Bachelard dans la littérature et l’épistémologie en Corée Bachelard dans le monde sous la dir. de Jean Gayon et J-J Wunenburger, PUF, 2000, p. 39-47.
65 II, Stock, Paris, 1931, p. 21.
66 François Cheng, Vide et plein, Paris, Seuil, 1991, p. 48.
67 Osamu Kanamori, « Réception de Gaston Bachelard au Japon », in Bachelard dans le monde, op. cit. p. 52.
68 « Nous sommes faits pour bien respirer… et c’est en cela que la poésie est bienfaisante » écrit Gaston Bachelard, dans PR, p. 22.
69 Concept inventé par Marc Mathieu Münch et développé notamment dans son livre L’effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Champion, 2004.
70 Le lecteur trouvera au début de ce livre une liste des abréviations utilisées dans les citations.
71 « Gaston Bachelard et la musique des éléments », Actes du colloque international Bachelard et l’écriture, Dijon, 24-26 octobre 2002, Cahiers Gaston Bachelard no spécial Bachelard et l’écriture (Ed. par J. Libis et M. Perrot, J-J Wunenburger, Dijon, Centre G. Bachelard), mars 2004.
72 M. Ohana, à propos de M. Proust, Entretien avec M. Ohana par Marie-Rose Clouzot, Formation de l’Amateur de concerts, Concert du 18 novembre 1967, p. 108.
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