14. Heurs et malheurs de la prosopographie1
p. 323-339
Résumés
Après une étude du terme « prosopographie », sont présentés les réussites et les échecs de cette discipline, en mettant l’accent sur l’identification des personnages et sur les destinées des familles de notables.
Following a study of the term «prosopography», one presents the successes and failures of this discipline, with special attention to the identification of the characters and to the future of the families of notables.
Texte intégral
1Dans le domaine des recherches historiques, il est assez répandu, de nos jours, de parler de prosopographie, quelle que soit l’époque étudiée. Le mot surprend parfois, puisqu’il relève d’un vocabulaire très spécialisé. Il est inutile d’en chercher une définition adéquate dans les dictionnaires usuels, ou ces encyclopédies qui fleurissent sur internet. En revanche, il connaît un grand succès chez les historiens et son usage est devenu commun. Il faut aussi dire que le concept même, tel qu’il avait été élaboré à l’origine, a été transformé : ainsi je citerai un jeune historien de l’Antiquité déclarant que « de manière générale, la prosopographie se propose d’étudier un groupe particulier durant une période donnée ». Cette définition marque l’évolution de la conception initiale.
2Il est donc temps d’éclaircir les définitions et de retourner aux sources. Le néologisme de prosopographie n’est pas si vieux que cela, puisqu’il a été, sinon inventé, du moins revendiqué par l’Académie de Berlin vers la fin du xixe s. Il faut lier cette entreprise à l’éclosion de très grands projets scientifiques qui avaient déjà été initiés par la science allemande, comme le Corpus Inscriptionum Latinarum, projet d’abord français, récupéré par l’Académie Prussienne et surtout par Th. Mommsen, qui réussit à le mettre en œuvre et imposa sa rédaction en faisant travailler obligatoirement aux volumes du recueil des générations de futurs grands maîtres allemands, tels O. Hirschfeld, ou H. Dessau, etc. L’entreprise fut périlleuse, et frappée par des deuils, mais elle réussit en donnant à l’épigraphie latine un instrument de travail inégalable. Les grands projets pour l’épigraphie grecque n’avancèrent pas aussi vite. On remarquera d’ailleurs que, dans ce domaine, les conflits internes à l’Europe de cette époque se reflétèrent dans les publications : on pense, par exemple, aux voyages épigraphiques entrepris, avant 1914, dans l’empire ottoman, aussi bien par les membres de l’École Française d’Athènes, que par leurs concurrents allemands et autrichiens, même si les modes de publication différaient : pour les uns, le Bulletin de Correspondance Hellénique, avec sa moisson épigraphique annuelle ; pour les autres, les gros mémoires accueillis dans les journaux savants. On citera ici, en exemple, les recueils particuliers cités par les épigraphistes comme Erste, Zweite ou Dritte Reise, rédigés par J. Keil et A. von Premerstein et publiés en 1908, 1911 et 19141.
3De la même manière, furent conçues, toujours en Allemagne, de grandes entreprises, de taille encyclopédique, qui visaient à rassembler, sous un même format, toutes les données possédées sur les réalités du monde classique ; certes, il y avait eu auparavant le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Ch. Daremberg et Ed. Saglio2, mais il n’embrassait pas tous les domaines de l’Antiquité. Ainsi fut remise sur pied l’entreprise de la Real-Encyclopädie der klassischen Welt, dont le premier volume fut publié en 1894 ; l’entreprise, fondée par Auguste Friedrich Pauly (1756-1845), un philologue, fut ensuite dirigée par G. Wissowa (1859-1931), le grand historien de la religion romaine, dont le volume sur la Römische Religiongeschichte, dans sa deuxième édition de 1912, fait toujours autorité. Cette entreprise était issue à la fois de l’encyplopédisme de l’époque des Lumières et de la constitution de disciplines vraiment scientifiques du xixe s ; et c’est là qu’intervient notre Prosopographie. Dans le nouvel instrument de travail, étaient prévues des notices individuelles pour des individus marquants : mais il ne s’agissait pas seulement des souverains, rois, empereurs, dictateurs et autres tyrans, et de leurs familles, mais des membres connus des aristocraties du monde antique classique ; nous n’oublierons pas que dans les premiers volumes de la Real-Encyclopädie, il y avait même des notices pour les simples officiers équestres. Mais l’entreprise était à très longue échéance : le dernier volume3 de la Real-Encyclopädie der klassischen Welt parut en 1980 : il avait donc fallu 86 ans pour mener l’entreprise éditoriale à son terme. Un instrument récent, Der Neue Pauly4, issu directement de la grande encyclopédie, mis à jour, mais moins exhaustif, fut achevé plus rapidement.
4Cette entreprise encyclopédique était donc de longue haleine ; mais la nécessité de disposer d’instruments de travail plus performants, plus adaptés à leur objet, plus spécialisés et faisant plus de part à la discussion qu’une simple entrée dans une encyclopédie, se fit aussi sentir. Et c’est dans ce but que fut lancée la Prosopographia Imperii Romani, editio prior. Le premier volume de la série comporte une introduction de l’auteur principal, E. Klebs, datée de décembre 1896, et surtout un praemonitum, un avertissement non signé de l’Académie prussienne des Sciences et comportant le paragraphe suivant, rédigé naturellement en latin5 : Prosopographia haec quam appellauimus uocabulo non optimo, sed recepto, ut pendet ex parte magna ab inscriptionum corporibus nostris, ita inprimis diuersarum terrarum monumenta in illis secundum linguas regionesque dispersa exhibet composita ; deinde cum titulis coniuncta sunt quae similis argumentai tam auctores quam nummi papyrique praebuerunt. Comme on le voit, l’entreprise était fondée avant tout sur l’exploitation des données épigraphiques, avec l’addition éventuelle d’autres documentations. Le choix préférentiel de l’épigraphie imposait aussi un choix chronologique, l’Empire, car, pour la République, les érudits disposaient avant tout de sources littéraires, à l’époque.
5La Prosopographia Imperii Romani fut publiée en trois tomes en deux années, de 1897 à 1898. Elle s’était fixée comme but de traiter des « hommes (et des femmes) illustres : il ressort très clairement de ce choix que les initiateurs du projet de la Prosopographia Imperii Romani se plaçaient sous un patronage illustre, celui de Plutarque. Par ces homines notabiles il faut entendre les souverains romains et leur famille, les membres des aristocraties romaines, les personnages connus, réels ou fictifs, par les écrivains, quelle que soit leur spécialité, et enfin les membres importants de l’administration impériale. L’ordre adopté fut le simple ordre alphabétique, le plus adapté à un répertoire de style encyclopédique. En effet, il ne faut pas oublier que les notices, sous une forme allégée, devaient entrer à plus ou moins long terme dans la Real-Encyclopädie.
6D’après les définitions de ses promoteurs, une prosopographie est composée de biographies, rassemblant tout ce que l’on peut savoir sur tel ou tel personnage : son lignage, sa famille, sa naissance, sa formation, sa carrière, son mode de vie, ses alliances, sa postérité, sa fortune, ses amis et ses ennemis, ses réseaux, etc. Mais, dans le grand naufrage de l’Antiquité, trop peu de données biographiques ont survécu ; il faut donc au prosopographe une grande culture documentaire, puisqu’il recourt à tous les types de sources, une excellente connaissance du monde antique, une grande curiosité, le sens de la combinaison d’éléments divers, et je dirai un facteur supplémentaire : un intérêt profond pour les personnes qu’il étudie, et une grande proximité avec eux, et même une forme d’affection. Cette proximité avec le sujet d’études est l’un des charmes de la prosopographie. On comprend ainsi que celle-ci est d’abord la spécialité des historiens de l’Antiquité. C’est, comme je l’ai dit, par abus, que ce nom a séduit, bien malgré lui, les spécialistes d’autres périodes, qui ont, dans un certain sens, trahi l’esprit même de la recherche. Un prosopographe véritable s’occupe d’abord de personnes dont la biographie reste lacunaire. À cet égard, seuls les spécialistes de l’Antiquité et du Moyen-Âge peuvent être considérés comme de véritables prosopographes. Plus on s’avance dans l’époque moderne et contemporaine, moins le « prosopographe » a l’occasion d’exercer sa sagacité en reliant entre eux des membra disiecta, avec l’avalanche de documents qui se déverse sur lui. Par ailleurs, un prosopographe ne peut s’occuper valablement que de défunts, dont le sort est scellé : il n’est pas un devin. On s’étonne ainsi de voir certains de nos contemporains assurer faire des recherches prosopographiques, en étudiant une couche sociale, ou une série de personnages bien vivants, comme par exemple les membres des corps politiques, ou les hauts fonctionnaires des démocraties européennes : pour ceux-ci, il faudra se contenter du Who’s who, avec ses réticences, ses dissimulations et parfois ses mensonges, et des allégations de la presse. Par ailleurs, qui dit prosopographie introduit aussi un critère de sélection sociale : les groupes étudiés font toujours partie de couches, de cercles, d’ensembles que l’on peut définir relativement aisément ; j’en reparlerai. Mais on peut se demander, par exemple, si on peut vraiment parler de prosopographie pour des individus qualifiés par une seule caractéristique, et connus par une simple mention de leur rang ou de leur statut. Je pense en particulier aux ouvrages sur l’armée romaine : il existe une « Prosopographie des soldats romains d’Égypte »6, publiée par R. Cavenaile et rectifiée par N. Criniti : ce vaste répertoire ne nous livre que des noms, pâles restes des hommes qui les portaient, et des dates, souvent incertaines. La mention de ces centaines de soldats ne peut, au mieux, et sauf exception, que nous permettre de connaître les unités dans lesquelles ils servaient, parfois leur patrie, et des éléments sur leur vie privée.
7L’une des difficultés de la prosopographie antique découle des caractéristiques de l’histoire de la période : en effet, dans ce domaine – et c’est là l’un de ses grands intérêts, et je dirai même son extrême modernité – notre savoir n’est pas figé. Il est étroitement lié, non seulement à de nouvelles interprétations de données connues depuis longtemps, mais surtout à de nouvelles découvertes de documents : et il n’en manque pas. Par exemple, entre la lecture de nouveaux papyrus – et je rappelle qu’il en existe des dizaines de milliers non lus dans les collections savantes –, et l’apparition de nouvelles inscriptions, nous devons remettre l’ouvrage sur le métier, intégrer les nouvelles connaissances, corriger des erreurs que nous avions commises mais qui étaient dues à l’ignorance involontaire. Donc un perpétuel renouvellement.
8Ceci explique que les grands recueils prosopographiques ne sont, en réalité, jamais terminés. J’ai parlé tout à l’heure de la Prosopographia Imperii Romani editio prior ; publiée en 1897 et terminée en 1898, elle était notoirement insuffisante. Aussi, après la Première Guerre mondiale, il fut décidé par l’Académie de Berlin, de préparer une seconde édition, la Prosopographia Imperii Romani, editio altera, confiée à deux grands savants, l’un spécialiste des sénateurs, l’autre des chevaliers, E. Groag et A. Stein. Le premier tome, A, parut en1933 ; à ce jour, l’ouvrage n’est pas fini ; il en est arrivé à la lettre T, parue en 2009, et sera achevé dans les prochaines années. Malheureusement, il n’y aura pas de troisième édition.
9Il ne faut pas passer sous silence les difficultés auxquelles doit s’attendre le prosopographe. Tout d’abord – et ceci est valable pour toute l’histoire de Rome –, il se trouve confronté à un monde bilingue, qui s’exprime aussi bien en latin qu’en grec, même au niveau de l’administration. Il est absolument nécessaire de connaître l’un et l’autre langage, avec pour chacun ses idiosyncrasies et sa perception du monde qui n’est pas la même. Par ailleurs, en ce qui concerne les documents eux-mêmes, le prosopographe se trouve confronté à des sources différentes, pour lesquelles les techniques d’exploitation ne sont pas les mêmes : les unes relèvent de techniques purement philologiques, les autres exigent plus de pratiques historiques. En gros, on se trouve face à des témoignages émanant de documents contemporains, c’est-à-dire les inscriptions, les papyrus, les monnaies, qui doivent être exploités en premier, quand on a la chance d’en posséder. Et ici se pose la question du degré de confiance que l’on peut avoir dans ces textes : inscriptions publiques et privées, documents administratifs, ou privés, comme c’est le cas de la documentation papyrologique, légendes des monnaies. De ces documents, au fond, les plus fiables sont constitués par les monnaies : comme on le sait, les monnaies sont sacrées, émanant du pouvoir régalien de l’État, quelle que soit la forme du régime ; on comprend bien qu’à Rome, l’Empire ait fini par créer une direction de la monnaie, tout à fait semblable à nos propres Monnaies et Médailles, après que durant des siècles, le soin de la fabrication de la monnaie a été confiée à des magistrats du peuple romain. On peut faire des remarques identiques pour les documents papyrologiques dont nous nous servons : ce sont d’abord des pièces officielles, provenant des bureaux et de la chancellerie provinciale, et à ce titre ils établissent la vérité administrative. Ils sont donc des reflets fidèles, non seulement des pratiques administratives, mais, au-delà, aussi des demandes et des aspirations des habitants de l’Empire. J’en prendrai un exemple avec la publication de ce qu’on nous appelons les P. Euphrates, édités par D. Feissel et J. Gascou7. Ces deux savants ont publié un dossier, comportant 21 documents8, écrits en grec ou dans la langue vernaculaire de la région, le syriaque9, et concernant une région du Moyen Euphrate, celle d’Appadana, et plus spécialement un village du nom de Beth Fouraia ; ces documents sont, de plus, datés d’entre 245 et 252. Ils ne mentionnent pas seulement les officiels de la province qui ont été sollicités, et leurs décisions, mais aussi des affaires touchant la vie quotidienne : un propriétaire, occupant des terres en litige, demande à être protégé contre une usurpation de force par ceux qui contestent son titre (1) ; usurpation d’une vigne, voies de fait perpétrées contre un villageois et dont l’auteur ne veut pas aller en justice, plainte d’une femme dont le frère a été assassiné et qui, privée de son héritage, s’adresse au centurion de police, etc. C’est une plongée dans la vie quotidienne des villageois.
10Quant aux inscriptions, elles posent plusieurs problèmes au spécialiste. Tout d’abord, il n’est jamais innocent de faire graver une inscription, qui est destinée à la lecture, ou du moins à l’usage de ceux qui savent lire10. En effet, érigés dans les lieux publics, ou dans des nécropoles, ces textes sont chargés d’enseigner une vérité partielle et partiale. Je prendrai un exemple simple en vous rappelant que les épitaphes, par exemple, ne font que louer le ou les défunts, en leur reconnaissant toutes les qualités possibles : de mortuis nihil nisi bonum ; de là parfois, les crises de colère que pouvaient prendre les lecteurs des épitaphes : Pline le Jeune11, ayant l’occasion de lire celle de Pallas, l’affranchi de Claude et ministre des finances de Néron, s’étouffe de rage en parcourant les honneurs attribués par le Sénat à celui qu’il ne cesse de considérer comme un être malfaisant. Cet exemple est peut-être extrême, mais il nous apprend à nous méfier. On fera les mêmes réflexions en ce qui concerne les hommages publics, et les inscriptions honorifiques qui nous rapportent la carrière de tel ou tel. En effet, d’une part leur véracité est à peu près sûre : il est difficile de tromper le lecteur qui est aussi un compatriote, d’autant plus qu’on se trouve dans une société où les usurpations de rang et de titre sont sévèrement réprimées. Mais, en même temps, il ne faut pas oublier non plus qu’il s’agit d’une véracité très contrôlée par le bénéficiaire de l’hommage : nous savons, de la manière la plus formelle, que les textes d’inscriptions étaient relus par les personnes honorées, et qu’il arrivait aussi qu’on leur demandât quelle inscription devait être gravée12. Donc, l’esprit critique doit toujours être en éveil.
11Je n’ai parlé ici que de documents contemporains des personnages dont traite la prosopographie. Il ne faut pas oublier que nous avons à notre disposition les restes – j’allais presque dire les reliques – de l’immense littérature bilingue, disparue en grande partie dans le naufrage de l’Antiquité. Ici, le prosopographe se trouve confronté non seulement à des œuvres littéraires au sens large, puisque le domaine de l’histoire ressortit pleinement aux genres purement littéraires (bien définis mais avec leurs défauts, comme celui de la biographie), mais aussi à toutes sortes d’écrits qui viennent des géographes, des encyclopédistes, des astrologues/astronomes, etc. On retrouve ici le même problème que j’évoquais à propos des inscriptions : il faut toujours faire la part de l’intervention de la personne, de ses goûts, de ses préférences, de ses haines. Pour prendre un exemple facile, je rappellerai ici que l’œuvre historique à proprement parler de Tacite procède aussi des partis pris de l’auteur, et même de sa situation d’homo nouus, devant incarner toutes les vertus romaines, et défendant le vertueux sénat contre les entreprises des mauvais empereurs. Mais si nous avons la chance d’avoir conservé une bonne part de la littérature latine du ier s. av. J.-C. et du ier s. ap. J.-C. (entendu au sens large, car il faut y englober Pline le Jeune, Tacite et Suétone), à partir du iie s., la situation se complique. D’autre part, l’utilisation de certains textes demande un grand doigté. En conséquence, le prosopographe doit bien connaître l’univers culturel de l’Antiquité.
12Mais tous ces témoignages sont soumis à deux contraintes : tout d’abord, celle de l’esprit critique qui doit toujours les examiner avec le plus grand soin. Cela explique les travaux nombreux publiés par les spécialistes : en effet, la compréhension des données antiques n’est pas toujours aisée et peut varier en fonction des méthodes. Pour prendre un exemple, je renverrai à sir Ronald Syme, l’un des plus grands historiens du xxe s, dont l’une des œuvres maîtresses est constituée par The Roman Revolution, publié en 1939, et s’intéressant à l’une des périodes les plus connues qui a donné lieu à d’innombrables publications de l’histoire romaine, ce ier s. avant J.-C., qui vit la fin de la République et les commencements du Principat. Si cette période cruciale avait été scrutée sur les plans institutionnels, politiques, etc., R. Syme introduisit une dimension nouvelle pour la compréhension de ce moment si particulier de l’histoire romaine : étudier l’évolution en prosopographe, c’est-à-dire en analysant le destin des hommes qui avaient fait cette histoire. À cela – mais ceci relève des études historiographiques – s’ajoute l’influence de l’expérience que l’Europe était en train de vivre : l’installation et la prépotence des dictatures, et R. Syme a eu tendance à considérer qu’Auguste était le digne ancêtre de Mussolini : il suffit de lire, dans l’ouvrage, les titres des chapitres qui se succèdent à partir de la mort de César. Ceci dit, il faut bien poser les limites de la prosopographie : elle nous permet de comprendre le monde antique.
13Ensuite, l’interprétation des données peut être transformée par l’apparition de nouveaux documents qui bouleversent complètement ce que nous croyions savoir. Cela veut dire que, d’une part, le prosopographe doit être à l’affût de nouvelles découvertes et que, d’autre part, la curiosité, contrairement à ce que l’on prétend, étant sa principale qualité, il doit aussi se préoccuper d’autres domaines, comme celui de l’archéologie, par exemple : le dégagement de nouveaux sites va de pair souvent avec celui de nouveaux monumenta. On pourrait citer ici l’exemple du dégagement, en 1999, en Espagne, sur le territoire de l’actuelle cité d’Osuna, par des archéologues, d’un atelier de fonderie du xviiie s., où l’on a trouvé des tables de bronze prêtes à être fondues, donc à disparaître. L’une13 d’entre elles conservait des chapitres d’une loi municipale bien connue en Espagne, la loi d’Urso, lex Vrsonensis14, dite aussi lex coloniae Genetiuae Iuliae ; mais ces épaves comportaient des chapitres totalement inconnus (XIII à XX) de cette loi. Ceci intéresse non seulement le droit, mais aussi la prosopographie : la colonie d’Urso était répartie en curies, et ces curies portent des noms de personnages, tantôt mythiques, comme celui de la curia Ersilia, Ersilia étant le nom de la seule femme mariée Sabine enlevée par les Romains, qui, alors, contracta à Rome une autre union, avec le grand-père du roi Tullus Hostilius, tantôt bien réels et participant aux événements agités de ce temps, comme la curia Antonia, nom venant directement de Marc Antoine, le triumvir. On pourrait aussi rappeler, pour rester dans le domaine espagnol, qu’une inscription trouvée par hasard, à l’occasion d’une fouille menée par des spécialistes de la République, dans les environs de Rome, à Lavinium, mentionne la carrière de C. Seruilius Diodorus, un serviteur de l’État, originaire de Djerba, titulaire d’un brillant cursus équestre, qui se termine par le gouvernement d’une province jusque-là inconnue, sous Caracalla (211/2-217) la prouincia Hispania superior, qui n’eut vraisemblablement qu’une existence limitée (AE, 2000, 656).
14Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, la prosopographie de l’Antiquité est, en quelque sorte, inépuisable, même quand nous avons affaire à des anonymes, et elle se renouvelle constamment ; elle apparaît ainsi comme l’un des domaines où l’on peut toujours s’attendre à la satisfaction intellectuelle de la découverte. Dans la pensée de ses initiateurs, la prosopographie de l’Antiquité ne privilégie que les élites ; il suffit à cet égard de parcourir les tomes de la Real-Encyclopädie, où les acteurs reconnus de l’histoire romaine sont répertoriés, dans des catégories bien définies : souverains et leur maison, sénateurs, chevaliers entrés dans le service de l’État – je rappelle que si, au départ, les officiers équestres avaient droit à une notice, cette habitude fut vite abandonnée –, notables locaux de très haut vol apparentés aux deux aristocraties, affranchis impériaux qui assurent la continuité de l’administration, et personnages connus par les sources littéraires. Les femmes n’apparaissent que comme princesses, épouses de sénateurs, parfois de procurateurs équestres, ou objets sexuels, en tant que maîtresses impériales. La société romaine est, faut-il le rappeler, profondément inégalitaire et sexiste, dans la mesure où les femmes ne peuvent officiellement jouer quelque rôle politique que ce soit.
15On s’est d’abord plus particulièrement intéressé à l’administration, en voulant recomposer des réseaux gouvernementaux : il faut bien dire que ce sont les plus faciles à reconstituer. Il y avait là deux voies à explorer et l’une et l’autre ont été largement fréquentées. D’une part, reprenant l’habitude romaine de tout classifier, et de tenir le plus grand compte de la chronologie, on a publié des ouvrages très érudits, tentant de fournir des listes de responsables administratifs et de dignitaires. La ville de Rome elle-même offrait un terrain particulièrement propice, ne serait-ce qu’avec la présence des consuls ; le dernier ouvrage exhaustif est celui d’Attilio Degrassi15. Pour l’Empire, toutes les provinces ont été scrutées, analysées, mises en série, et cela déjà dès avant la Première Guerre Mondiale. Je songe ici à l’Égypte16 ; ces études se développèrent entre les deux guerres comme pour la Thrace17 ou l’Achaïe de Groag18, ou les provinces de l’Afrique, dont les gouverneurs avaient été étudiés en 1960 par B. Thomasson19, qui a eu le courage de refaire ce livre en 1996, sous un autre titre20. Dans le domaine des répertoires prosopographiques ciblés, il faut citer aussi la grande œuvre du savant suédois, consacrée à tous les gouverneurs de toutes les provinces de l’Empire, jusqu’à l’avènement de Dioclétien21. La deuxième voie consiste à élaborer des synthèses reposant sur une prosopographie limitée, comme R. Syme le fit pour la société décrite dans la Roman Revolution. On mentionnera ici un livre toujours cité et utile, dans sa seconde édition de 1905, Kaiserliche Verwaltungsbeamten d’O. Hirschfeld. Le glissement de l’analyse minutieuse à la synthèse, ou à la volonté de synthèse, apparaît très clairement dans une partie de l’œuvre d’A. Birley : en 1981, celui-ci publie The Fasti of Roman Britain ; la réédition de ce volume entraîne un changement de titre : The Government of Romain Britain, paru en 2005. On voit bien comment on passe d’une analyse très précise concernant des individualités, à celle d’un système de gouvernement.
16Si, quelquefois, les considérations et les propositions des prosopographes peuvent apparaître comme des jeux de l’esprit, en tout cas, ils prouvent l’ingéniosité et la capacité de combinaison de ceux-ci. Passons donc à des exemples concrets, illustrant le domaine administratif et pris dans la documentation récente, en rappelant qu’une seule ligne d’un papyrus peut parfois amener à modifier le texte d’une œuvre de Sénèque, comme j’avais tenté de le montrer ailleurs22.
17On pourrait ainsi évoquer une inscription, trouvée par hasard, à l’occasion d’une fouille, à Lavinium, qui mentionne la carrière de C. Seruilius Diodorus23. En réalité, il s’agit d’un dossier complet, celui d’une fondation offerte par ce personnage à la cité de Lavinium, et comportant trois lettres pour mettre en place cette fondation, un décret de la cité cooptant Diodorus et son épouse, Egnatia Saluiana, comme patrons de la cité, et le remerciement du nouveau patron pour la réception de la table de patronat. Ce qui nous retiendra ici, c’est le cursus de notre personnage :
18Après les trois milices réglementaires, le chevalier fut successivement procurateur sexagénaire de la ratio priuata, puis procurateur centenaire de la Mésie inférieure et du Norique, enfin procurateur ducénaire des provinces d’Espagne citérieure et d’Espagne supérieure, la prouincia Hispania superior n’ayant vraisemblablement eu qu’une existence limitée. Mais durant sa brève existence, elle constitua un gouvernement équestre, et non sénatorial.
19Toutefois, si la documentation récente reste une source inégalée de découvertes, et de remises en perspectives, elle contraint aussi à des révisions déchirantes et met en exergue les erreurs involontaires des chercheurs – et parfois aussi leurs pressentiments, sinon leur flair. Il arrive aussi que la multiplication des données ne permette pas de résoudre tel ou tel problème ; il faut parler ici d’échec, tout provisoire qu’il soit. On en prendra un exemple avec la liste des préfets de la flotte de Misène24 sous Hadrien. Certains d’entre eux sont très connus, comme M. Calpurnius Seneca Fabius Turbo Sentinianus25 ou M. Gauius Maximus26. On ajoutera à ces hauts fonctionnaires deux préfets anonymes : le premier en fonction entre 117 et 13827, le second entre 118 et 13828, qui peuvent peut-être aussi s’assimiler à l’un ou l’autre des amiraux connus. Mais un cas n’était pas encore résolu.
20Dans les Fastes des Carrières Procuratoriennes équestres, H.-G. Pflaum29 signalait les deux préfets suivants :
… … o – Entre le 10-XII-118 et le 9-XII-119 (CIL, XVI, 66).
Iulius Fronto – 18-II-129 (CIL,XVI, 74).
21Le texte repris par le diplôme militaire (CIL, XVI, 66) était lacunaire et ne conservait qu’un misérable reste du surnom du préfet de la flotte, [---]ONE, pour lequel H. Nesselhauf proposait, à titre de conjecture, la restitution de [Iulio Front]ONE30, en se fondant sur un autre diplôme, du 18 février 12931 portant la nomenclature IVLIO FRONTONE en toutes lettres. Cette proposition a été rejetée par H.-G. Pflaum, comme on vient de le voir, qui a préféré ne pas identifier les deux amiraux ; mais celui-ci n’avait pas explicité ses raisons, puisqu’il n’avait pas consacré de notices à ces deux personnages. En fait, il lui semblait qu’un maintien pendant dix ans, au même poste important, ne s’inscrivait pas dans le schéma normal de la carrière procuratorienne, avec ses mutations au bout de deux, trois ou quatre ans, conduisant à la direction des bureaux palatins. En revanche, les éditeurs de la PIR2 adoptèrent le point de vue d’H. Nesselhauf, en le nuançant d’hésitation.
22La prolifération des découvertes des diplômes militaires depuis une trentaine d’années a étendu largement nos connaissances sur l’armée romaine, et le personnel des flottes n’y a pas échappé. Des séries de diplomata conservent la nomenclature d’un préfet de la flotte de Misène, appelé Iulius Fronto ; je reviendrai plus bas sur le problème du prénom.
23On commencera par la série la plus ancienne, celle des années 118-119. Pour la période envisagée, sont apparus les diplômes militaires suivants, dans l’ordre de publication ; on n’a reporté que la nomenclature du préfet, étant donné que la formule complète est toujours la même, iis qui militauerunt in classe praetoria Misenensi quae est sub…
1) 10-XII-118/9-XII-119 | [---]ONE | CIL, XVI, 66 |
2) (25 décembre) 119 | L. IVL[IO FRONTONE] | RGZM, 25, cf. RMD, V, p. 701 |
3) 25-XII-119 | [L. IVLIO FRONTONE] | RMD, 352 |
4) 25-XII-119 | L. IVLIO FRON[TONE] | RMD, 353 |
5) 25-XII-119 | L. IVLIO FRONTONE | Arch. Bulg., 9, 2005, 39-51 (AE, 2005, 1738) |
24C’est le dernier diplôme publié32 qui a emporté la conviction sur l’état-civil de Iulius Fronto. Le prénom du préfet qui n’était pas connu dans le premier document a été révélé par les diplômes militaires publiés depuis ; il s’appelait L (ucius)33. Un rapprochement et même une identification a été faite avec le [Iulius ?] Fronto34 qui était le gouverneur équestre de la Rhétie en 11635. L’avancement de cette procuratèle à l’amirauté de Misène est tout à fait conforme à la hiérarchie procuratorienne ; on acceptera donc cette assimilation.
25Passons au préfet de la flotte connu en 129 :
1) 23-II-129 | SVB IVLIO FRONTONE | CIL, XVI, 74 |
2) 18-II-129 | SVB IVLIO FRONTONE | Gallia, 62, 2005, p. 279-290 (AE, 2005, 691) |
26Ces deux diplômes omettent le prénom du préfet de la flotte, pratique qui se met en place dans les années 120-12236. Dans ces conditions, convient-il d’identifier les deux personnages ? Comme nous l’avons dit plus haut, des prosopographes ont sauté le pas en considérant cette identification comme acquise. L. Iulius Fronto aurait donc commandé la flotte de Misène de 119 à 129, soit une dizaine d’années. Mais quelques objections peuvent être présentées, tout en sachant qu’elles ne sont pas dirimantes. Tout d’abord, la formule onomastique « Iulius Fronto » est fréquente ; par ailleurs, même dans les listes de chevaliers que l’on peut constituer, on rencontre de nombreux homonymes37, surtout pour les porteurs de gentilices impériaux et de surnoms assez répandus. Par ailleurs, comment expliquer la durée extraordinaire des fonctions de Iulius Fronto ? J’ai déjà évoqué ce point plus haut, en présentant le jugement de H.-G. Pflaum. On ajoutera que le maintien si longtemps dans un poste important du cursus opérait, en quelque sorte, un blocage dans le déroulement de toutes les carrières supérieures des fonctionnaires équestres, en les privant d’une promotion importante, conduisant à la direction des bureaux palatins. Mais il a aussi été remarqué qu’à l’époque d’Hadrien, on connaissait un autre cas de maintien dans la préfecture d’une flotte italienne, celle de Ravenne. L. Numerius Albanus38, praefectus classis praetoriae Rauennatis, entre le 10 décembre 121 et le 9 décembre 12239, commandait encore cette flotte le 11 octobre 12740. H.-G. Pflaum avait noté la rapidité de la carrière, puisqu’en 113, Numerius Albanus était tribun d’une cohorte de vigiles. Cette rapidité, avec la découverte du diplôme de 121/122, s’avère encore bien plus grande : le procurateur était, sans aucun doute, bien en cour auprès d’Hadrien. Cependant, même cet exemple ne nous permet pas d’adopter une position définitive sur le cas de Iulius Fronto ; pour le moment, le prosopographe doit admettre un échec dans sa recherche, puisqu’il ne peut trancher sur l’identification ou la différenciation du préfet de la flotte de Misène.
27Ce serait un truisme que d’affirmer le caractère spécifique que prend la prosopographie dans les études d’histoire sociale ; elle permet de mieux décrire et de mieux appréhender les fonctionnements et les ressorts de la société antique. Mais il ne faudrait pas confondre ici la généalogie et la prosopographie. Tous les prosopographes sérieux dressent des arbres généalogiques ; mais ils essaient aussi de comprendre comment se constitue et se développe une famille, avec ses différents rameaux ; dans ce but, une attention particulière va être prêtée aux mariages, aux adoptions, et donc aux réseaux sociaux. D’ailleurs, la manière dont sont étudiées les familles est très intéressante, car elles reflètent parfois les partis pris, les inhibitions, et même les prises de position personnelles des spécialistes. Dans l’Europe des xixe et xxe s., on n’est pas surpris de constater que ce sont d’abord les élites romaines qui ont suscité le plus de travaux, et ce choix n’est pas seulement dû à la nature de la documentation qui privilégie les aristocraties. De même, la floraison des études sur l’esclavage, au xxe s., ne s’explique pas seulement par un intérêt scientifique nouveau, mais par des choix idéologiques et politiques contemporains.
28Cependant, la recherche prosopographique a fait depuis trente ans au moins un immense progrès : elle a réussi à mettre en valeur le fait que bien des positions personnelles élevées, bien des ascensions, pour l’individu ou pour la famille, venaient d’une union avec une femme issue d’une famille de rang beaucoup plus élevé que celui de l’époux. J’en prendrai un exemple avec la famille des Carminii d’Attuda et d’Aphrodisias, une très grande famille d’Asie, entrée dans le Sénat. Le premier notable de la famille, M. Vlpius Carminius Claudianus, avait été grand-prêtre de la province d’Asie et ses petits-fils et petites-filles étaient entrés dans l’ordre sénatorial. Il a fallu attendre la relecture d’une inscription d’Aphrodisias41, pour comprendre que les Carminii ne seraient jamais sortis de l’ambiance provinciale, si M. Vlpius Carminius Claudianus n’avait pas eu l’heureuse idée d’épouser la sœur d’un sénateur, donc une clarissime. Ceux-ci étaient eux-mêmes issus d’un procurateur impérial, dont l’admission dans la citoyenneté romaine remontait aux Flaviens, sans doute à Vespasien. Il serait intéressant de savoir les motifs exacts qui ont provoqué cette union : on peut penser à tout :
Arbre généalogique simplifié des Sallustii, des Flauii et des Carminii d’Aphrodisias

d’après J. Reynods (1999), 329
29histoire d’amour, nécessité pour le procurateur d’assurer un riche mariage à sa fille, la plus grande part du patrimoine étant passé au fils sénateur, ou bien les familles ont-elles voulu étendre même leur assise dans la société provinciale. À considérer l’arbre généalogique, les Carminii42 y sont parvenus.
30D’autres ascensions ont été encore plus rapides, mais posent d’autres problèmes, comme le montre la famille du procurateur C. Annius Flauianus43, haut fonctionnaire de l’ordre équestre, connu entre 176 et 190. Par divers témoignages, et surtout un hommage public rendu par le concilium de la province d’Afrique, nous connaissons son beau-père, Annius ? Arminius Donatus, flamine perpétuel à Timgad, son épouse, Arminia Paulina, c(larissima) (femina), et son fils, C. Annius Arminius Donatus, c(larissimus) p(uer), donc appartenant à l’ordre sénatorial. Comment Arminia Paulina, épouse d’un chevalier dont elle suit, en principe, le statut, a-t-elle pu conserver son titre sénatorial ? En fait, l’on se trouve avant la réforme opérée par Septime Sévère, et Arminia Paulina a conservé son statut, supérieur à celui de son mari44. Ce privilège restait acquis à une clarissima femina, remariée à un chevalier45 : il s’ensuit qu’Arminia Paulina a contracté un second mariage46, et sa nouvelle famille a profité de sa dignité. On regrettera à cet égard d’avoir si peu d’éléments documentaires sur les remariages, dès qu’on quitte la sphère des sénateurs ; et pourtant, ils devaient être nombreux.
31Pour reconstituer les liens de famille et mieux cerner les rapports complexes des différents réseaux qui façonnent la société, le prosopographe fait feu de tout bois ; mais il faut aussi mettre en garde contre les apparentements terribles, et ne pas trop se fonder sur les rapprochements onomastiques, qui ont été pratiqués avec fureur par certains grands historiens ; je pense ici à R. Syme et à E. Birley. Dans un stock de noms qui ne sont pas si nombreux, on doit prendre garde aux homonymies. Ainsi, pour illustrer mon propos, je mentionnerai une première inscription d’Athènes47 qui a conservé, avec un formulaire très concis du ier s. av. J.-C. et du ier s. ap. J.-C., un hommage public à un certain C. Iulius Aquila. Un autre texte épigraphique, en provenance de la même cité48, expose le même énoncé, toujours en l’honneur d’un C. Iulius Aquila. Les rédacteurs des IG, qui pensaient identifier l’un d’eux au préfet d’Égypte augustéen, dont nous avons parlé plus haut49, ont conclu à l’existence de deux personnes distinctes, pour lesquelles ils ont présenté deux identités différentes. Il a fallu attendre l’année 1968 pour qu’A. Kapetano-poulos50 constate que les deux incriptions n’en faisaient en réalité qu’une seule ; donc, il n’y avait plus deux homonymes, sans qu’on soit plus avancé sur l’identification réelle du seul C. Iulius Aquila d’Athènes.
32Ainsi, il existe, à l’époque d’Auguste, un déclamateur célèbre du nom de Licinius Nepos51, et dont Sénèque le Père parle à plusieurs reprises dans les Controverses et les Suasoires. Cependant, cette nomenclature n’est pas unique ; on la retrouve chez Licinius Nepos52, préteur en 105, peut-être un descendant du déclamateur, comme le dit prudemment la PIR2 ; un M. Licinius Nepos53, consul suffect en 127, et frère Arvale en 13954. Non pas le fils, mais le petit-fils du consul de 127 est connu comme Arvale en 193, et il s’appelle Q. Licinius Nepos55, et a obtenu, sous le règne de Septime Sévère, le proconsulat d’Asie, peut-être vers 206. Nous avons là des hypothèses, mais vraisemblables ; cela nous permettrait, par exemple, de déterminer le temps qu’il a fallu à une famille honorable pour parvenir au rang sénatorial, à peu près un siècle dans l’état actuel de la documentation. Mais là où le bât blesse, c’est une supposition présentée par la PIR2, à propos du consul de 127 : « cum eo fortasse parentela coniunctus M. Licinius M. f. Poll. Nepos, titulus sepulchralis CIL, VI, 9659 »56. Mais justement, le devoir du prosopographe est de contrôler toutes les données. En fait, les premiers vers de cette épitaphe versifiée57 montrent que M. Licinius a voulu faire fortune en négociant mais qu’il a échoué lamentablement, et qu’il ne lui restait que les moyens de faire édifier un petit tombeau pour lui et son frère Caius. Comment peut-on trouver un véritable lien familial entre un M. Licinius Nepos, de famille sénatoriale, consul et un malheureux qui a échoué dans ses entreprises ? Là encore, l’esprit critique est nécessaire, et la méfiance devant de trop belles mariées.
33Il ne faut jamais oublier, dans les sociétés antiques, l’affirmation publique du rang personnel, du rang de la famille, des parentés flatteuses et des brillantes alliances, sans compter les appuis plus ou moins prestigieux, dans un système social fondé sur la dépendance, où tout un chacun est lié par des relations d’interdépendance. Et le chercheur doit être particulièrement attentif aux formulations exaltant, pour un homme comme pour une femme, l’éclat des familles58.
34Pour terminer, et je vous surprendrai sans doute, je voudrais mettre en garde ceux d’entre vous qui seraient tentés par une carrière de pur prosopographe. La pratique de cette technique de recherche n’a d’intérêt que si elle s’intègre ou sert de fondement à une étude historique. La prosopographie doit nous permettre de comprendre les fonctionnements ; elle ne peut être une fin en soi. Elle est certes attirante, car elle a un aspect de jeu intellectuel extrêmement stimulant ; mais, comme dans tous les jeux de construction, s’il y manque une pièce, le château de cartes s’effondre. Il y faut donc de la hardiesse et de la prudence ; de la sagacité, mais aussi de la simplicité et du bon sens. On a fait des rapprochements entre le prosopographe et le policier dont les méthodes sont fort proches, puisqu’il faut collectionner des indices, rapprocher des faits, tenter d’établir la vérité ; mais le premier n’a pas comme but de faire régner la loi et l’ordre, il sait que la vérité est multiforme. Et surtout, son travail lui permet d’atteindre, comme le disait sir Ronald Syme « une réalité tangible ».
Notes de bas de page
1 J. Keil et A. von Premerstein, Bericht über einer Reise in Lydien und der südlichen Aiolis, 1908 ; Bericht über einer zweiten Reise in Lydien, 1911 ; Bericht über einer zweiten Reise in Lydien und den angremzenden Gebiete Ioniens, 1914.
2 Ch. Daremberg et Ch. Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, Paris, 1873-1912.
3 Non compris les indices ; l’index général est paru en 1998.
4 Der neue Pauly, Enzyklopädie der Antike, H. Cancik et H. Schneider (éd.), Stuttgart, 1996-2005.
5 PIR, p. VI.
6 R. Cavenaile, « Prosopographie de l’armée d’Égypte d’Auguste à Dioclétien », Aegyptus, 50, 1970, p. 212-320 ; N. Criniti, « Supplemento alla prosopografia dell’esercito romano d’Egitto da Augusto a Diocleziano », Aegyptus, 53, 1973, p. 93-158.
7 D. Feissel et J. Gascou, « Documents d’archives romains inédits du Moyen Euphrate », Part. I, JS, 1995, p. 65-119, no 1-5 (SB, 22, 15496-15500) ; id., Part. II, JS, 1997, p. 3-57, no 6-10 (SB, 24, 16167–16171) ; id., Part. III, JS, 2000, p. 157-208, no 11-17.
8 Deux d’entre eux n’étaient pas publiables.
9 De cette série, deux textes en syriaque ont été publiés par J. Teixidor, « Deux documents syriaques du iiie siècle après J.–C. provenant du Moyen Euphrate », CRAI, 1990, p. 144-163 ; id., « Un document syriaque de fermage de 242 après J.–C. », Semitica, 41/42, 1991/1992, p. 195-208.
10 Je n’entrerai pas ici dans le débat sur l’alphabétisation de la population romaine.
11 Ep., VII, 29.
12 CIL, XI, 6123 : le texte est la copie d’une lettre de la curie qui, ayant dû supporter le refus d’une statue par son patron et bienfaiteur, lui force la main en l’informant qu’une nouvelle statue a été votée et commandée, et qu’il s’agit maintenant de choisir le texte de l’inscription qui sera gravée sur le monument.
13 Voir la publication de cet extraordinaire document par A. Caballos Rufino, El nuevo bronze de Osuna y la politica colonizadora romana, Séville, 2006.
14 La cité antique d’Urso se trouvait sur le territoire de l’actuelle Osuna.
15 A. Degrassi, I Fasti consolari dell’impero romano, Rome, 1952.
16 A. Stein, Untersuchungen zur Geschichte und Verwaltung Ägyptens unter römischer Herrschaft, Stuttgart, 1915.
17 A. Stein, Römische Reichsbeamten der Provinz Thracia, Sarajevo, 1920.
18 E. Groag, Die römischen Beamten von Achaia bis auf Diokletian, Budapest, 1939.
19 B. E. Thomasson, Die Statthalter der römischen Provinzen Nordafrikas von Augustus bis Diokletian, Lund, 1960-1961.
20 B. E. Thomasson, Fasti Africani, Lund, 1996.
21 B. E. Thomasson, Laterculi praesidum, Göteborg, 1984-1990. Pour les corrections et compléments publiés par B. E. Thomasson, depuis 1990, il convient de s’adresser à l’auteur à l’adresse suivante : thomasson@radius.nu.
22 D’ailleurs, il arrive que la publication d’un papyrus amène à corriger un texte littéraire : voir ainsi comment un papyrus d’Oxyrhynchos contraint à modifier la leçon d’un manuscrit de Sénèque. Cf. S. Demougin, « Nouveaux représentants du prince en Égypte » CCG, 18, 2007, p. 83-92.
23 AE, 2000, 656.
24 Une première liste des préfets de Misène avait été établie par H.-G. Pflaum, CP, p. 1 ; elle a été révisée par W. Eck et H. Lieb, « Ein Diplom für die classis Ravennas », ZPE, 96, 1993, p. 75-88. Depuis, l’abondance des diplômes militaires publiés en quatorze ans exige une réfection complète de cette liste.
25 PIR2, C 318 ; CP, 107 ; son passage dans la flotte est connu par CIL, XVI, 79.
26 PIR2, G 104 ; CP, 105 bis et 211 ; B. Dobson, PP, 118.
27 RMD, V, 383.
28 RMD, IV, 257.
29 CP, p. 1042.
30 CIL, XVI, sub numero.
31 CIL, XVI, 74.
32 B. Pferdehirt, RGZM, p. 76, a signalé la première l’existence de ce témoignage définitif sur l’état-civil de Iulius Fronto. Il a été publié par E. I. Paunov, Arch. Bulg., 9, 2005, p. 39 et s. (AE, 2005, 1738).
33 On ne comprend pas bien pourquoi l’AE a signalé que L. Iulius Fronto était connu aussi par CIL, VI, 2060 ; cette inscription fait partie des procès-verbaux conservés des Arvales, et ne mentionne aucun Iulius Fronto.
34 W. Eck, D. Mc Donald, A. Pangerl, « Neue Militärdiplome für Truppen in Italien », ZPE, 139, 2002, p. 198-200.
35 RMD, III, 155.
36 Voir en dernier lieu les remarques de P. Holder, RMD, V, p. 701.
37 Je me bornerai à deux exemples : premièrement, C. Iulius Aquila, PIR2, I 165, préfet d’Égypte en 10/11 et C. Iulius Aquila, PIR2, I 166, procurateur de Bithynie sous Claude ; deuxièmement, C. Iulius Philippus, procurateur originaire de Tralles, PIR2, I 459, et père d’un sénateur homonyme, consulaire, PIR2, I 458 ; C. Iulius Philippus, eques Romanus, connu en 195, comme patron d’un collège à Ostie et consul, PIR2, I 458 ; C. Iulius Philippus, connu en 195 comme patron d’un collège à Ostie, CIL, XIV, 168 ; C. Iulius Philippus, ίππέως ‘Ρωμαίων , de Méthone, IG, V, 1, 1417.
38 PIR2, N 200 ; CP, 102 ; B. Dobson, PP, 109. Voir aussi les commentaires de R. Sablayrolles, Vigiles, p. 151, no 13.
39 RGZM, 21.
40 CIL, XVI, 72.
41 CIG, 2782 = MAMA, 8, 517 melius J. Reynolds, « The first Known Aphrodisian to hold a procuratorship », Steine und Wege, Fest. Knibbe, Vienne, 1996, p. 327-334 (AE, 1999, 1606).
42 Les Carminii ont suscité une littérature abondante, car, en dehors du rameau sénatorial, des problèmes d’identification et donc de datation se posent pour deux générations de grands notables provinciaux non-sénatoriaux ; hors l’article de J. Reynolds signalé note précédente, on consultera, du même auteur, « Epigraphic Evidence for the construction of the theater, 1st c. B. C. to mid 3rd c. A. D. », Aphrodisian Papers, 2, Londres, 1989 [1991] (JRA, Supp. 2), p. 15-29 ; M. D. Campanile, I sacerdoti del koinon d’Asia (I. Sec. a. C. – III. Sec. d. C.), Pise, 1993, p. 69, no 53 ; C. Slavich, « Carminius Claudianus Asiarca », Studi Ellenistici, 19, 2006, p. 585-598.
43 CP, 202.
44 Voir en dernier lieu A. Chastagnol, « Aspects du statut des sénateurs et de leurs familles », Le Sénat romain à l’époque impériale, Paris, 1992, p. 169-199 (= Statut des sénateurs).
45 A. Chastagnol, Statut des sénateurs, p. 177-178.
46 Voir aussi W. Eck, RE, Suppl. XIV, 1974, s. v., no 4.
47 IG, II/III2, 4150.
48 IG, II/III2, 4150.
49 Cf. plus haut, note 37, pour les hauts fonctionnaires équestres homonymes.
50 « Attic inscriptions. Notes », Arch. Ephem., 1968, p. 177-227.
51 PIR², L 221.
52 PIR², L 220.
53 PIR², L 222.
54 Pour les Arvales, on se reportera à la somme de J. Scheid, Le collège des Frères Arvales. Étude prosopographique du recrutement (69-304), Rome, 1990.
55 PIR², L 223.
56 Voir note 53.
57 CIL, VI, 9659 = 33814 (ILS, 7519) = CLE, 1583 : L(ucius) Licinius / M(arci) f(ilius) Pol(lia) Nepos, cuius de uita merito / pote nemo queri, / qui negotiando locupletem / se sperauit esse futurum, / spe deceptus erat et a mult/is bene meritus amicis/.
58 CIL, VIII, 9616 (cf. p. 2028), Manliana (Mauretania Caesariensis) : Manliae L(uci) fil(iae) / Secundillae, / sorori fra/trum et au(u)nculor(um) e(gregiorum) u(irorum) et / eq(uitum) Romanor(um), / Q(uintus) Herennius Rufus, / mari/tus, eq(ues) R(omanus), et / Seuera filia / eorum posuer(unt).
Notes de fin
1 Ma profonde gratitude va à S. Benoist qui, par l’organisation de cet intéressant séminaire, me donne l’occasion de revenir sur le thème important de la prosopographie. Mes vifs remerciements vont aussi à X. Loriot, pour nos discussions sur les amiraux des flottes de Ravenne et de Misène.
Les notes ont été volontairement allégées et les abréviations suivantes employées :
CP = H.-G. Pflaum, Les carrières procuratoriennes équestres sous le Haut Empire romain, Paris, 1960-1961.
B. Dobson, PP = B. Dobson, Die Primipilares : Entwicklung und Bedeutung, Laufbahnen und Persönlichkeiten eines römischen Offiziersranges (Beihefte der Bonner Jahrbücher), Cologne, Bonn, 1978.
RMD = M. M. Roxan, Roman Military Diplomas, I-III, Londres, 1978-1993, puis IV (avec P. Holder), 2003 et V, P. Holder, 2006.
R. Sablayrolles, Vigiles = R. Sablayrolles, Libertinus miles : les cohortes de vigiles, Rome, 1996.
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